Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise...

34
L’AVENIR DE LA HAINE TEMPS D’ARRÊT LECTURES Jean-Pierre Lebrun Fruit de la collaboration entre plusieurs administrations (Administration générale de l’enseignement et de la recherche scientifique, Direction générale de l’aide à la jeunesse, Direction générale de la santé et ONE), la collection Temps d’Arrêt est éditée par la Coordination de l’Aide aux Victimes de Maltraitance. Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance Secrétariat général Ministère de la Communauté française Bd Léopold II, 44 – 1080 Bruxelles [email protected] Temps d’Arrêt: Une collection de textes courts dans le domaine de la petite enfance. Une invitation à marquer une pause dans la course du quotidien, à parta- ger des lectures en équipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes… www.yapaka.be

Transcript of Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise...

Page 1: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

L’AVENIR DE LA HAINE

TE

MP

S D

’AR

TL

EC

TU

RE

S Jean-Pierre Lebrun

Fruit de la collaboration entre plusieurs administrations (Administration générale

de l’enseignement et de la recherche scientifique, Direction générale de l’aide à

la jeunesse, Direction générale de la santé et ONE), la collection Temps d’Arrêt

est éditée par la Coordination de l’Aide aux Victimes de Maltraitance.

Coordination de l’aide aux victimes de maltraitanceSecrétariat général

Ministère de la Communauté françaiseBd Léopold II, 44 – 1080 Bruxelles

[email protected]

Temps d’Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine de la petite enfance.

Une invitation à marquer une pause dans la course du quotidien, à parta-

ger des lectures en équipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes…

www.yapaka.be

Page 2: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

L’avenir de la haine Jean-Pierre Lebrun

Page 3: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

Ce qui nous irait bien, c’est que la haine ne noushabite pas, qu’elle ne soit pas en nous, qu’elle nenous ait pas construite. Qu’il arrive qu’elle nousconcerne oui, éventuellement dans la mesure oùnous pouvons en être l’objet ou la victime. Quenous devions reconnaître qu’elle existe, oui mal-heureusement, nous ne pouvons l’empêcherd’exister. Mais qu’elle soit ailleurs, chez l’autre, letout proche ou le très lointain, peu importe, maispas à l’intérieur de nos propres remparts, pasdans notre propre cité, pas logée dans notrepropre corps!

Nous aurons pourtant beau faire, beau dire, elleest là, la haine, dans notre vie au quotidien, dansnos colères, dans notre violence, dans notreagressivité bien sûr, mais aussi dans nos ruses,dans nos dérangements aussi bien que dans nosarrangements, dans la façon dont parfois nousregardons, dans le ton de notre voix, dans notrevœu de maîtrise, dans notre voracité, dans lamanière dont nous nous adressons à l’autre oudont nous évitons de lui répondre, dans le commesi nous ne l’avions pas vu, dans le suspens oùnous le tenons ou dans le sur-le-champ avec

– 2 – – 3 –

Temps d’Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine de lapetite enfance. Une invitation à marquer une pausedans la course du quotidien, à partager des lectures enéquipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes…

Cette publication reprend l’intervention de Jean-Pierre Lebrunprésentée lors de la conférence qui s’est tenue le 22 novembre2005 au centre culturel de Theux à Polleur-Theux.

Cette conférence s’est réalisée dans le cadre d’un partenariatentre le Service de l’aide à la jeunesse de Verviers, Section dePrévention Générale et la Coordination de l’aide aux victimesde maltraitance du Ministère de la Communauté française, encollaboration avec le Centre Culturel de Theux.

Fruit de la collaboration entre plusieurs administrations(Administration générale de l’enseignement et de la recherchescientifique, Direction générale de l’aide à la jeunesse, Directiongénérale de la santé et ONE), la collection Temps d’Arrêt est édi-tée par la Coordination de l’Aide aux Victimes de Maltraitance.Chaque livret est édité à 10.000 exemplaires et diffusé gratuite-ment auprès des institutions de la Communauté française activesdans le domaine de l’enfance et de la jeunesse. Les textes sontégalement disponibles sur le site Internet www.yapaka.be

Comité de pilotage :Jacqueline Bourdouxhe, Nathalie Ferrard, Gérard Hansen,Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine VanderLinden, Nicole Vanopdenbosch, Laetitia Lambot, DominiqueWerbrouck.

Coordination : Vincent Magos assisté de Diane Huppert, Philippe Jadin etClaire-Anne Sevrin.

Avec le soutien de la Ministre de la Santé, del’Enfance et de l’Aide à la jeunesse de la Commu-nauté française.

Éditeur responsable: Henry Ingberg – Ministère de la Communauté fran-çaise – 44, boulevard Léopold II – 1080 Bruxelles. Mars 2006

Page 4: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 4 – – 5 –

arrive de ressentir de la haine hors sa présence.C’est plutôt du fait d’avoir reconnu une place à cetautre, même virtuellement, sans que celle-ci seréalise effectivement. Tout se passe comme siquelque chose en nous avait gardé la trace de ce que l’autre a pu s’imposer à nous ; nouscontraindre, fût-ce une seule fois, en tout cas faireque nous devions compter avec lui. La haine, c’estdonc aussi la trace de ce qu’autrui nous a atteint,au moins une fois.

Mais alors, qui est cet autre concret qui nousaurait atteint fût-ce une seule fois? Bien sûr, onpeut penser qu’il s’agit ici des premiers autres quenous avons rencontrés, autrement dit des parents,du père et de la mère que nous avons eus sansdoute. Mais, à y réfléchir un tant soit peu, la ques-tion se pose de savoir s’ils ont été là comme despremiers autres qui se sont imposés à nous pourleur propre compte en quelque sorte ou, s’ils n’ontété là que comme des agents d’une altérité quinous concerne tous, comme des représentants,des délégués, des témoins de la façon de faire saplace à de l’autre, et ainsi nous permettre de nousreconnaître de la même famille dans l’ensembledes espèces. Autrement dit, nos premiers autresn’ont-ils pas été là comme ceux qui nous ont ini-tiés au langage, à cette aptitude qui nous spécifiecomme êtres humains?

Si nous souscrivons un tant soit peu à ce qui pré-cède, nous devons aussitôt réaliser que la haineconcerne d’abord le langage, que notre haine aune adresse au-delà des premiers autres en chair

lequel nous lui donnons la réplique, dans le ridi-cule où nous le poussons, dans la boue où il nousarrive de le traîner, dans nos soi-disant gen-tillesses ou nos fausses amabilités… ou mêmedans nos silences. Enfin, à y regarder d’un peuplus près, il faut bien accepter ce constat: la hainem’habite. Elle est dans ma vie, dès son début sansdoute et avant même que je m’en souvienne. Maisalors se pose d’autant plus la question: qui est-elle ou, encore, d’où vient-elle?

L’histoire du mot en français ou son étymologienous éclairent peu, seulement sa parenté avecl’ennui : ennuyer vient de inodiare, formé sur lalocution latine in odio esse, être dans la haine,manière donc, d’entendre que la haine se logedans l’ennui, manière de prendre en compte jus-qu’où elle peut se dissimuler, mais toujours rien dece qu’elle est vraiment, ni d’où elle vient.

Avançons ce que nous y entendons, au risqued’imposer ici au lecteur un long détour. Nous luidemandons donc de consentir à nous suivre dansnotre développement pour pouvoir répondre à nosquestions. Ne pouvons-nous dire que de la hainenous prend chaque fois que nous sommescontraints de tenir compte de ce qui vientd’ailleurs? Qu’elle survient dès que l’autre inter-fère. A tel point que nous pouvons toujours nousdemander si nous ne pourrions pas nous débar-rasser de notre haine en même temps que de l’altérité de l’autre. Mais il ne faut pas penser pourautant que c’est la présence effective de l’autrequi est à l’origine de notre haine puisqu’il nous

Page 5: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

Mais qu’implique donc le fait de parler, qui susci-terait, qui ainsi rendrait compte de notre haine?C’est que parler suppose le vide. Parler supposeun recul, implique de ne plus être rivé aux choses,de pouvoir nous en distancer, de ne plus être seu-lement dans l’immédiat, dans l’urgence. Mais dece fait, parler exige un dessaisissement, une dési-dération, parler contraint à un détour obligé, à laperte de l’immédiat. Parler nous fait perdre l’adé-quation au monde, nous rend toujours inadapté,inadéquat; ainsi, nous pouvons nous réjouir de ceque le langage nous permet mais nous pouvonstout autant nous lamenter de ce que le langagenous a fait perdre.

Cette perte a d’ailleurs inscrit en nous un fond dedépression permanente, d’insatisfaction irréduc-tible. Bien sûr, à force de pratiquer le langage auquotidien, ce détour s’oublie. Qui donc, en par-lant, pense que de ce fait, il est déjà toujourscomme en exil, toujours déjà un peu ailleurs?

C’est pourtant en cela que parler spécifie l’espècehumaine, le parlêtre disait Lacan. Entendons-nousbien, il ne s’agit pas ici d’exclure les sourds-muets. La capacité de parole ne dépend pas de laseule intégrité des organes phonatoires, elle tientà la mise en oeuvre de la faculté de langage –appelons-la comme cela mais, aujourd’hui, on diraplutôt de la compétence linguistique – c’est-à-direde la capacité à user de ce système dans lequelnous avons tous la possibilité d’entrer, en principe,sauf avatar de notre neurophysiologie, et qui faitque nous relevons de la même famille, de la famille

– 7 –

et en os qui se sont occupés de moi. Même si c’esttoujours par eux qu’elle transite, la haine noushabite du fait que nous parlons. Et pire encore, ellenous habite ainsi, irréductiblement, aussi intime-ment inscrite dans ce que nous sommes, qu’il suf-fit que nous y regardions d’un peu plus près pourne plus pouvoir nous contenter de nous en décla-rer l’objet ou la victime, parce que nous l’avonslogée en chacun de nous dans le mouvementmême de nous reconnaître capable de parole. Carparler, c’est aussi déposer l’autre en soi, l’y recon-naître, le révéler comme inscrit au cœur de notreêtre. Autrement dit, du fait que nous parlons, nousne pouvons qu’avoir la haine ! Cette expressionque les jeunes utilisent aujourd’hui souvent, « avoirla haine », dit bien qu’il ne s’agit pas tant d’avoir de la haine pour quelqu’un que d’avoir cette hainequi vous habite comme un parasite, comme unchancre.

Nous avons la haine du fait que nous parlons, carnous ne parlons jamais qu’avec des mots qui nousviennent des autres, nous sommes donc chacun,d’abord et avant tout, des intrusés, des contraintspar la langue qui vient toujours de l’autre, des alié-nés donc, des obligés des mots, des serfs du lan-gage. Ainsi, pour le dire de manière abrupte, c’estparler qui induit la haine. Celle-ci est de ce faitautre chose que l’agressivité qui habite l’animal etdont nous savons pertinemment bien au traversde l’Histoire, qu’elle n’atteint pas ce que la haineest susceptible de produire chez les humains. Lahaine qui nous habite est donc d’abord haine dece qu’implique la parole.

– 6 –

Page 6: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

met, elle le paye aussi d’un prix et ce prix, c’estque nous habite le vide, le négatif, l’absence.C’est une condition pour la possibilité de la paro-le comme dans le jeu de taquin ou de pousse-pousse où il faut une case vide pour que leschiffres puissent coulisser et s’intervertir.

De ce fait, la condition humaine n’est pas seule-ment constituée par le positif que permet la parolemais aussi par le négatif autour duquel ce positifs’organise. C’est cet évidement qui apparaîtcomme le cœur du langage, cette absence creu-sée dans la présence, ce trou fait dans le réel, dela même façon que le geste du potier façonne sapoterie en tournant autour d’un vide central. C’estdans le même mouvement qu’il fait son vase etentoure un vide. C’est ici que la haine s’origine. Laraison de ma haine, c’est ce vide qui m’habite,auquel je suis contraint de faire sa place du faitque je parle. Voilà pourquoi Freud mettait la haine– et non l’amour – au départ de l’humain. En tantqu’êtres parlants, nous avons, d’une manière oud’une autre, dû payer un tribut au négatif. Nousavons inscrit en nous cette part de négativité.Cette contrainte au vide qu’implique le langage,cette entame qu’ainsi il véhicule, cette négativité à laquelle nous ne pouvons nous soustraire, quepeut-elle faire d’autre que susciter notre haine?

Mais ne confondons pas pour autant l’adresse decette haine. La méprise est en effet possible. Lahaine peut s’adresser à ceux qui transmettent lescontraintes de la parole, à ces premiers autres quinous ont entouré, eux-mêmes déjà marqués par

– 9 –

des êtres humains, des trumains comme les appe-lait encore Lacan.

Citer ici Lacan, c’est rendre à César ce qui luiappartient. Si c’est à Freud que nous devons lanaissance de la psychanalyse, c’est à Lacan quenous devons la reconnaissance de ce que le lan-gage n’est pas qu’un simple outil, mais qu’il est cequi subvertit la biologie de l’humain et faitdépendre notre désir de la langue.

Il convient de continuer à nous en étonner: notreexistence – notre condition humaine – est entière-ment marquée des conséquences de cette prisedans le langage. C’est cette condition d’être par-lant dont il s’agit de prendre la mesure, qu’il fautexplorer, qu’il faut mettre au travail. Bien sûr, on nes’en étonne plus comme on ne se souvient pasqu’en respirant c’est de l’oxygène que l’on intro-duit dans son organisme. On n’a même nul besoinde le savoir pour que cela fonctionne. Et c’estpourquoi nous l’oublions. Mais cela ne devrait pasnous empêcher de continuer de nous en étonner.Nous sommes les seuls animaux qui échangeonspar des mots, qui organisons nos échanges auquotidien avec du bla-bla-bla. Nous sommes deséternels bavards, des incessants paroliers, desbaraguineurs, des jaspineurs qui graillonnent, quicrient, qui gueulent, qui murmurent, qui nasillent,qui radotent, qui profèrent… La liste est longue dece à quoi nous autorise notre aptitude au langageet, comme le disait déjà Esope, c’est pour lemeilleur autant que pour le pire, et vice-versa.Mais ce que permet cette capacité de parole per-

– 8 –

Page 7: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

en un mot de ceux qui se chargent de son éduca-tion et plus généralement encore de la générationqui le précède. Mais partiellement aussi de lui-même, puisqu’il devra consentir à prendre la parole,consentir à s’impliquer dans son apprentissaged’abord, à se l’approprier ensuite. Viendra donc lemoment où il pourra et devra lui aussi soutenir saparole, donc se soutenir de son propre chef, assu-mer la responsabilité de son dire; c’est ce qu’onappelle la subjectivation, ou plus banalementdevenir adulte et que l’on suppose réalisé lorsquele sujet atteint l’âge de la majorité légale.

Parler suppose en effet de pouvoir s’énoncer,d’être à même de s’engager dans sa parole, d’enassumer la responsabilité. Ceci n’est pas exigé àchaque fois que l’on parle. La plupart du tempslorsque nous parlons, nous circulons comme surdes autoroutes sans nous soucier à chaquemoment de la destination. Mais il arrive que lachose nous est rappelée comme du dehors. Parexemple, lorsque ce que nous avons dit a blessé,a compté, a été un mot de trop. Que nous l’ayonsvoulu ou pas n’y change rien. Nous étions dansnos mots sans le savoir ou sans vouloir le savoir.Parfois au contraire, nous retenons notre soufflepour parler, nous nous questionnons, nous dou-tons avant de dire, nous savons que nous nesommes pas certains de ce que nous allonsavancer, mais nous disons quand même. Parfoisencore, nous disons un Oui, ou un Non, sans enconnaître toutes les conséquences. Il n’empêche.Chacun de nous est contraint d’assumer l’incon-nu, de soutenir ce qu’il faut alors appeler un acte,

– 11 –

cette négativité que nous venons d’évoquer, donctruffés d’une absence et cause de l’irréductibleinsatisfaction; mais il ne faut pas oublier quel’adresse première, originelle, c’est toujours cevide qu’implique la parole, et non pas ceux qui ontla charge de nous transmettre notre conditiond’homme ou de femme.

Osons une comparaison pour faire entendre lepoids de notre thèse et disons que pour le psy-chanalyste, la loi du langage est à l’humain ce que,pour le physicien, la gravitation est à la masse.Pas une seule masse, aussi petite soit-elle,n’échappe à la gravitation. Pas une seule partd’humain n’échappe à être contrainte par la Loi dulangage. Dès que j’ai la potentialité de parler,même si je ne parle pas encore, du seul fait de cettepotentialité inscrite dans mon patrimoine géné-tique, j’ai à me confronter à un monde toujours déjàorganisé par le langage, donc par la négativité. Carce qui caractérise un tel monde, c’est que touteprésence y est truffée de l’absence. De ce fait, lemot peut réjouir mais dans le même temps déçoit.Car le mot – tout comme le vase du potier – ne peutse défaire du vide dont il est habité.

Mais la potentialité de langage que nous avonstous dès la naissance, en principe tout au moins, negarantit pas pour autant de pouvoir parler. Tout untravail semble en effet nécessaire pour que l’enfant,cet in-fans – du verbe latin fari, parler – ce non-parlant, s’approprie l’usage de la parole. Travail quirelève partiellement des premiers autres qui l’en-tourent, ses parents, sa famille, ses enseignants,

– 10 –

Page 8: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

d’inventer. Les cas de figure sont nombreux oùdire est presque impossible.

Néanmoins, le jour où « je» pose l’acte de parler,sans tout à fait savoir, mais en assumant autant ceque je sais que ce que je sais pas, ce jour-là, lesjustifications s’évanouissent, les raisons disparais-sent. Ne reste alors que l’angoisse légitime d’avoirà parler et de soutenir l’acte de dire.

Mais pourquoi la haine?

Mais alors pourquoi la haine? Disons qu’elle sur-vient à chaque fois que le subterfuge est démas-qué, chaque fois que nous apparaît que c’est levide qui habite le plein, le trou qui est au cœur duvase, chaque fois que se refait entendre à nosoreilles ce que nous croyions consistant et solide,n’est en fait que fragile et précaire. Mieux même,la haine émerge chaque fois que nous ne recon-naissons pas que l’autre n’est qu’un autre autrecomme nous, lui aussi truffé de partout, avec seu-lement un semblant de consistance et de solidité,et que cela ne nous empêche pas d’avoir à dire,mais que notre dire n’est jamais qu’une moitié dedire, qu’un mi-dire comme disait Lacan, qu’un direqui accepte qu’il ne dit pas tout, ni tout à fait. Etque pourtant, c’est en disant ainsi, dans l’impossi-bilité de pouvoir tout dire, avec cette évidence-làchevillée au corps, que ce dire nous fait sujet, qu’ilfait que nous sommes quelqu’un pour un autre etqu’à notre tour nous pouvons faire que cet autresoit quelqu’un pour nous.

– 13 –

l’acte de dire. Cette fois-là, c’est comme franchirun seuil. Exemple souvent cité: César franchissantle Rubicon. Plein de gens franchissent, ont franchiet franchiront encore le Rubicon, ce petit ruisseaudu nord de l’Italie, mais ce n’est pas pour autantun acte. Mais pour le consul, c’en était manifeste-ment un, car en franchissant le Rubicon, il savaitqu’il se mettait en guerre avec Rome sans pourautant savoir l’issue de cette guerre mais en assu-mant par avance toutes les conséquences de sa décision. C’est en cela que la traversée duRubicon par Jules César reste pour nous, lemodèle d’un acte.

Ce moment de l’acte est le seul où nous pouvonspercevoir et même éprouver combien le vide estinclus dans la parole, que c’est donc bien à partirde ce vide que nous parlons. Ceci ne va d’ailleurspas sans angoisse. Une angoisse légitime en l’oc-currence et tout ce que nous avons appris jusquelà dans notre existence ne sert finalement qu’ànous aider à traverser ce moment d’angoisse, àsoutenir cette confrontation au vide, à supporterl’absence de véritable point d’appui, à dire pourque ça compte, même si rien n’est sûr. C’estcomme si chacune de nos histoires singulièresnous avait amené là, à pouvoir nous engager parune toute petite porte, toujours à ce moment-làtrop étroite. Dans le meilleur des cas, notre passénous vient en aide à ce moment-là, pour nousautoriser au possible d’une parole qui compte.Mais il arrive aussi que le passé nous en empêche,qu’il nous contraigne à ne rien pouvoir dire deneuf, à ne pouvoir que répéter, à nous interdire

– 12 –

Page 9: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

car du fait d’habiter la parole, c’est comme si notrerapport à la réalité restait affecté de cette distanceà laquelle le langage nous a autorisé et condamnédans le même mouvement. D’où d’ailleurs qu’au-cun objet ne nous satisfait vraiment, qu’aucunechose ne peut saturer notre désir. Henry Michauxdans ses Poteaux d’angle évoquait ceci très bien:Seigneur Tigre, c’est un coup de trompette en toutson être quand il aperçoit sa proie (…). Qui, osecomparer ses secondes à celles-là ? Qui , en toutesa vie eut seulement dix secondes tigre ? Contrai-rement à l’animal, lorsque nous nous précipitonssur l’objet, quel qu’il soit, nous emportons avecnous cette distance, ce recul, cette absence. Si lemot peut nous rendre la chose présente même enson absence, il ne peut que manquer la présencepleine de la chose du fait de l’absence qu’il y intro-duit. À cet égard, impossible d’avoir le beurre etl’argent du beurre. À cet endroit précis, il faut choi-sir. Perdre ou pas, mais si nous refusons de perdre,c’est rien, c’est pas de parole possible. C’est donc,de plus, un choix forcé: la parole ou rien!

Pourquoi nous étendre sur tout cela pour parler dela haine? D’abord parce qu’il est peut-être utile desavoir pourquoi elle nous habite, pourquoi ellepeut surgir en nous à chaque instant, pourquoi ellenous suit comme notre ombre; ceci nous dispen-sera de vouloir en faire l’économie, de travailler àl’éradiquer, de penser pouvoir nous en débarras-ser. Ensuite et surtout, parce qu’il faut identifierses destins possibles, ce qu’on peut espérer pourson avenir, peut-être même repérer qu’il y a debonnes et de moins bonnes manières de faire

– 15 –

Mais à chaque fois que ces données-là s’estom-pent, que nous croyons avoir vaincu cette absen-ce de certitude, que nous pensons avoir réussi à ysubstituer de l’assurance, ce qui est alors ainsidéjà programmé, qui resurgit comme le phénix deses cendres, c’est ce vide; de le voir ainsi réappa-raître alors que nous avions pensé en être venu àbout, cela suscite notre haine.

À mettre ainsi la haine au cœur de la parole, il fautconvenir que cela ne nous laisse aucune chancepour nous en débarrasser vraiment. À mettre ainsil’autre au cœur de nous-même, il faut convenirque cela ne nous donne aucune chance de noustrouver bien chacun avec son seul moi-même –son seul « moi-m’aime » faudrait-il peut-être écrire.À mettre ainsi le vide au centre du plein, il fautconvenir que cela rend d’emblée suspecte touteconsistance qui se donne comme sans faille.

C’est pourtant bien ce subterfuge qui fait que laforce de la parole est extravagante: parler permetd’évoquer ce qui n’est pas là. Que ce soit l’élé-phant d’Afrique ou les pyramides du Caire ouencore les chutes du Niagara. Cette aptitude à lalangue est au fondement même de tout ce que leshommes ont pu réaliser. Inutile d’en faire ici lecatalogue, une bibliothèque entière n’y suffiraitpas. En revanche, comme nous l’avons déjà faitentendre, elle se paye aussi d’un prix fort, d’unprix nécessaire à l’humanisation. Nous l’appelle-rons volontiers la nécessité d’une perte, d’unesoustraction, autrement dit un moins-de-jouir.Impossible en effet d’être dans la présence pleine,

– 14 –

Page 10: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

de l’autre, c’est le bout du chemin qui est très –trop – vite rencontré. Encore faut-il consentir àprendre cela en compte?

Pour preuve aussi, ce qu’avait mis en évidence le linguiste Jakobson1: dans toutes les langues du monde, en langage-bébé, papa se dit avec des labiales, et maman se dit avec des formes enm-m, émission phonique seule compatible avec lasuccion. Autrement dit, dire maman peut se dire labouche pleine, mais pour dire papa, il faut ouvrir labouche, autrement dit, il faut du vide. Conditionqui, sans être suffisante, est toujours nécessairepour que la différenciation signifiante soit possiblepuisqu’elle est le préalable toujours à maintenirpour que parler advienne.

La haine est toujours haine de l’Autre en soi

Remarquons que ce langage qui nous spécifie,dont nous tirons à juste titre notre superbe, nousvient des autres qui nous précèdent, de ceux de lagénération d’avant. Dès lors, nul parlêtre ne peuts’en prétendre propriétaire. Ses propres mots luiviennent, disons le en un mot, de l’Autre. Ce qu’ilpense être son autonomie n’en est donc que trèsrelative. Il conviendrait plutôt de parler d’aut(r)ono-mie. et mettre ainsi fin à toute idée d’autofonda-tion. L’humain est un aut(r)onome, un autonome à

– 17 –

avec elle et que, pour ce faire, il n’est pas inutile deprendre la mesure de comment depuis dessiècles, on s’est débrouillé avec elle, ce qui,d’ailleurs, nous permettra de nous demander sic’est toujours avec le même soin qu’on la prenden charge aujourd’hui pour la faire mûrir, pour larendre comestible et même digeste, autrement dit,la moins toxique possible. Enfin, parce que lors-qu’on s’occupe de maltraitance, cela pourrait êtreutile de connaître les différents visages qu’ellepeut prendre, les diverses évolutions qu’elle peutrencontrer, et de savoir si tout cela pèse du mêmepoids dans le risque que la haine fait courir à ceuxqui feront la génération de demain.

Sommairement d’abord, nous dirons que cetteperte, cet « il n’y a pas », ce vide de l’origine, cetimpossible de l’adéquation du mot à la chose quevéhicule le langage, c’est comme la contrainte que chaque sujet humain doit intérioriser pours’humaniser. Voyons un enfant, imaginons-le laissé entièrement à lui-même: sa parole n’émer-gera pas et sa durée de vie sera même très limi-tée. C’est d’ailleurs l’histoire des enfants-loups.Ou celle du sauvage d’Itard. Ou encore celle del’expérience de Frédéric II qui voulait savoir quelleétait la langue parlée à l’origine et qui, pour cefaire, confia à des nourrices une quarantaine denouveaux nés avec la consigne de ne jamais leurparler. Ainsi elles auraient pu observer quellelangue émergerait spontanément: le latin, le fran-çais, l’allemand. Aucun de ces enfants n’atteignitl’âge de huit ans et l’empereur n’eût pas de répon-se à sa question. Sans appel à la vie par la parole

– 16 –

1 R. JAKOBSON, Pourquoi “papa” et “maman”? in Langage enfantin etaphasie, Editions de Minuit, 1969.

Page 11: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 19 –

qu’ainsi il puisse se distancer de qui est dit de lui. Deux choses essentielles viennent en effet l’aiderà se séparer: bien sûr, cet autre que la mère,comme nous venons de le dire, mais d’abord lefait que la mère, le premier Autre de l’enfant estdans l’impossibilité de dire qui il est vraiment. Elleva parler de lui, lui laisser croire qu’elle sait qui ilest, c’est indispensable, car dans ce mouvement,elle fournit le matériau de l’Autre, elle dit les motsoù il va avoir à se dire ; mais en lui disant ce qu’ilest, elle le suppose capable de dire un jour à sontour; les mots qu’elle lui fournit, disant qui il est,sont donc déjà truffés de l’absence de pouvoir direqui il est, encore moins qui il sera. Autrement dit,elle le parle, mais en le parlant, elle lui fait aussidon de ce vide sur lequel il pourra – et devra –prendre appui pour dire à son tour. Car cettescène de l’Autre d’où vont être fournis au sujet lesmots qui vont le dire ne contient pas le seul motqui l’aurait vraiment intéressé, le mot qui aurait ditqui il était.

Pour son identité, il ne lui sera donné qu’un nomet un prénom, mais il ne s’agit que d’une coquillevide. Le patronyme, s’il indique la place dans lagénéalogie, ne livre aucun contenu, aucun pro-gramme; tout au plus des contraintes de cadre. Leprénom, juste une référence à un autre qui existedéjà et de quoi ne pas le confondre avec ses frèreset sœurs. Donc, l’Autre à l’endroit précis qui pour-rait dire qui est le sujet comme tel, ne le définitpas, ne lui dit rien, lui transmet seulement un vide,une place, un lieu d’où il pourra, quand son toursera venu, soutenir son existence.

partir des autres, à partir de l’Autre. L’homme nepeut se penser seulement autoréféré, ni revendi-quer être sa propre origine, car celle-ci lui échap-pe. Mieux encore, c’est parce qu’elle lui échappequ’il peut s’en prévaloir, se donner un ombilic, qu’ilpeut, par exemple, s’inventer ses mythes.

Le paradoxe n’en est que plus sidérant : aussi sin-guliers, aussi courageux puissions-nous être, celane change rien au fait que nous sommes d’abordfabriqués dans le matériau de l’Autre. Et la chancepour chacun de soutenir son être singulier passepar l’assomption de ce «d’abord fabriqué dans lematériau de l’Autre», de ce qu’il doit reconnaîtrecomme sa dette à l’Autre, ensuite comme un déta-chement d’avec cet Autre, une séparation néces-saire – qui suppose une coupure, l’ouverture d’unvide – à partir de laquelle seulement il peut inven-ter son propre trajet.

Cette séparation d’avec tout ce qui lui vient del’Autre, n’est donc que sa manière à lui de s’ap-proprier le vide qui habite la parole, de consentir àla Loi des trumains. C’est pour cela qu’il est exigéde chaque trumain qu’il quitte les premiers siens,qu’il « abandonne » ses père et mère, comme il estdit dans la Genèse; c’est aussi la raison de l’inter-dit de l’inceste: un dit doit s’interposer entre lamère et l’enfant, qui doit les séparer, tant l’enfant,de la mère que la mère, de l’enfant. C’est pourcela que l’enfant – le futur sujet – devrait pouvoircompter sur l’appui d’un autre que le premierAutre, sur un père, sur un autre que la mère, pourl’autoriser à se décoller, à prendre son envol et

– 18 –

Page 12: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 21 –– 20 –

Mais surtout, il nous faut ici introduire la différenceentre la haine et ce que nous appellerons la jouis-sance de la haine, autrement dit, la satisfactionque l’on peut tirer du fait de s’y autoriser, de luilaisser libre cours, et donc de jouir de haïr celui oucelle qui a la charge de me transmettre ce trait dema condition, plutôt que d’assumer que ma haines’adresse au vide. C’est le non discernement entreces deux lieux d’adresse qui engendre aussi bienle meurtre que la violence. Ce n’est donc pas lahaine comme telle qui doit être interdite, puisquede toutes façons, il est impossible de l’éradiquer,mais ce à quoi il faut renoncer, c’est à jouir de sahaine. C’est se maintenir dans la jouissance de lahaine qui est interdit.

Combien de fois, par exemple, ne sommes-nouspas en colère contre quelqu’un, contre un fonc-tionnement, contre une attitude; mais quel est l’effet de le dire à la personne concernée? Nonpas de le dire à quelqu’un d’autre que la personneconcernée, mais d’avoir le courage de le dire vrai-ment, sans faire appel à la violence pour assurerce dont en fait, on n’est jamais sûr qu’à moitié,sans masquer le différent qui nous oppose. Si vrai-ment la chose est dite au bon endroit, ce qu’il fautconstater, c’est qu’elle ne laisse pas la colèreindemne, elle l’entame, elle la déplace, elle la faitdevenir autre, du seul fait d’avoir été dite, sansmême qu’il y ait eu réponse en retour, sans mêmeque l’autre en ait pris acte.

Mais voyons ceci encore plus avant. Si, commenous le soutenons, notre aptitude au langage

Mais du fait de ces mots qui le tapissent à l’inté-rieur, qui l’habitent déjà troués, déjà truffés par levide, c’est le passager clandestin des mots qui estintroduit. Au cœur du sujet, en son lieu le plus intime se trouvent donc les mots de l’Autre, quisont d’abord pour lui des étrangers, des venantd’ailleurs, mais au cœur de ce cœur, au milieu del’Autre, un trou, un manque sur lequel paradoxa-lement le sujet devra prendre appui pour déclinersa propre singularité.

Voilà pourquoi la haine se niche au cœur de l’êtrede chacun. Non seulement elle naît du fait de laparole, non seulement elle s’adresse au vide quihabite la parole, mais le lieu de cette adresse estsitué à l’intérieur de l’être propre, pas chez l’autred’abord ; mais du fait que je suis fait dans le maté-riau de l’Autre, elle est adressée à l’Autre que jecontiens en moi-même, à l’Autre que d’abord jesuis.

Mais alors, si la haine est aussi originelle que nousle prétendons ici, quel trajet doit-elle suivre chezchaque individu pour ne pas la laisser purement etsimplement se satisfaire? Pourquoi ne pas nouscontenter de la laisser s’assouvir puisqu’elle est« réaction normale » à notre condition humaine?C’est que ce n’est pas la haine qui est en soi à discréditer, puisqu’elle est aussi la vie (il suffit depenser à ce qu’elle est bien acceptée en cas decas de légitime défense, par exemple). Êtrecapable de haine, c’est aussi assumer d’avoir à sedéfendre si l’on est effectivement menacé, avoirl’obligation de se préserver, d’assurer sa viabilité.

Page 13: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 23 –– 22 –

sait que l’adulte, face à lui, s’est abusivementapproprié la loi du langage pour se satisfaire lui,par exemple, de sa propre maîtrise, ou de la jouis-sance d’être obéi. Cette question mérite d’êtreposée à chaque tournant de ce qu’on appellel’éducation. De plus, elle mérite d’être posée enamont : pourquoi ce père ou cette mère cèdent-ilssur leur tâche qui est de transmettre la loi des trumains, au profit de jouir de leur propre pouvoir?Probablement parce qu’en eux-mêmes, le travailde discernement qui s’impose n’a pas été suffi-samment accompli. On pourrait penser que cecisuffit à les dédouaner de leur méprise mais il n’enest rien, car ce qui caractérise les humains, c’estque si le travail n’a pas été fait à la génération quinous précède, il n’y a d’autre issue que d’avoir àle faire soi-même sans pourtant y avoir été initié.Rien de moins que cela!

Dans l’autre cas de figure, lorsque les parentsrefusent de s’identifier à la loi des trumains, neconsentent pas à prêter leur corps à ce que setransmette les renoncements nécessaires, ne veulent pas engager leur subjectivité dans le faitde tenir cette place pour leurs enfants, il s’en suitque ces derniers ne sont alors aucunement aidésdans le travail de renoncement à la toute puissan-ce infantile, à l’exigence du tout-tout de suite. Ilsne rencontrent pas d’autres de la génération dudessus qui les aident à abandonner cette positionet à intérioriser ces renoncements pourtant incon-tournables; ils sont alors livrés à eux-mêmes pource qui est de leur tâche d’avoir à intégrer cettedonne. En un mot comme en cent, ils sont alors

engendre notre haine, car elle suppose, exigemême le renoncement à l’immédiat, à l’adéqua-tion, il va de soi que cette aptitude est d’abordvéhiculée par les premiers qui entourent l’enfant.Tout est donc fait, pourrait-on dire, pour que laconfusion soit entretenue entre ce qu’il faut payerau langage – charge que doivent transmettre lespremiers autres qui veillent au développement dufutur sujet – et les contraintes qu’exercent lesparents. Entre la soumission aux contraintes dulangage et la soumission aux contraintes paren-tales. Ajoutons d’ailleurs que c’est précisément letravail de l’éducation que d’arriver à maintenir àcet endroit un discernement. Il ne s’agit pas eneffet de se contenter d’exiger l’observance derituels ou l’ajustement des comportements, nid’obtenir l’obéissance, il faut faire entendre queceux-ci ne sont qu’au service d’une capacité dedistance que le futur sujet doit arriver à faire sien-ne. Pour que ce discernement puisse s’opérer, ilconvient que ceux qui éduquent ne s’identifientpas trop à la loi qu’ils servent, ni non plus qu’ilsrefusent de s’y identifier sous peine alors de nepas lui donner chair vivante. Dans ces deux cas,ils empêchent qu’émerge la distinction nécessaire.Ainsi, lorsqu’un parent jouit trop de mettre la limite à un enfant, en lui rendant présente cetteincontournable entame, il substitue à la tâche detransmettre la loi commune à tous, la satisfactiond’imposer sa seule loi propre et provoque, de cefait, le refus de l’enfant, plongé quant à lui dans laconfusion de ne pouvoir discerner la soumission àla loi de la soumission à celui qui l’impose. Lesexemples ne manquent pas où l’enfant perçoit,

Page 14: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 25 –– 24 –

témoignage de quelqu’un qui a déjà fait pour lui-même le travail ; il ne peut tolérer de ne se trouverqu’en écho avec la jouissance de la haine d’unautre.

Résumons: de tout cela, je peux entendre pour-quoi ma haine est inextinguible, qu’il n’y a aucuneraison de penser que je puisse m’en débarrasser,la faire disparaître, puisqu’elle est un processusinhérent à la condition humaine; mais ce qui, enrevanche, doit bel et bien s’éponger, voire s’assé-cher, c’est la jouissance de la haine. La jouissancede la haine, c’est précisément le fait de laisser lahaine s’accomplir, se réaliser, comme si on oubliaitqu’elle n’est que notre réponse à ce que nous nemettons plus la main sur ce que la langue nous adéjà dérobé. Or, tout l’enjeu de l’éducation estbien de faire renoncer à son accomplissement,d’en montrer l’irréductible leurre, et de contraindreà la faire devenir autre chose, à utiliser sa forceautrement qu’en la réalisant. C’est ce que Freudappelait le travail de la culture, et que NathalieZaltzmann définit comme le processus incons-cient, moteur de l’évolution humaine qui a pourtâche de faire vivre les humains ensemble en lescontraignant à transformer individuellement et collectivement leurs tendances meurtrières aussiloin que faire se peut 2.

laissés comme sans mode d’emploi. Ici aussi, biensûr, la question se pose de savoir ce qui auraitmotivé ces parents à renoncer à leur tâche, àdémissionner de leur travail d’éducation. Et cesera la même réponse que dans le premier cas,même si les symptômes se présentent tout à faitautrement. Eux-mêmes n’ont pas fait le travail quis’impose et lorsque vient le moment où ils ont à letransmettre à d’autres, ils butent sur l’incapacitédans laquelle ils ont été laissés d’intégrer leurspropres renoncements.

Mais dans un cas comme dans l’autre, remar-quons que le travail de discernement n’est pasfait, et que c’est, dès lors, la confusion qui est auprogramme. Ce qui, en l’occurrence, signifie quede tels enfants ne seront pas en mesure de distin-guer intériorisation de la loi et soumission à sesreprésentants abusifs ou démissionnaires, tropdans la présence ou trop dans l’absence. Nous neserons en effet capable d’accepter que la hainenous habite et qu’elle ne s’adresse pas d’abord à celui ou celle qui nous impose la conditionhumaine que dans la mesure où l’autre n’est pasabusif. Mais paradoxalement, le démissionnaireobtiendra le même effet, car, faute de médiateurpour donner chair vivante à la loi, nous auronsspontanément tendance à trouver celle-ci insup-portable et traumatique plutôt qu’à accepter lanécessité de nous y soumettre.

Autrement dit, la haine de l’enfant a besoin de rencontrer chez un autre de la génération qui leprécède une façon de nouer le désir et la loi, le

2 N. ZALTZMAN, Le garant transcendant in Eugène Enriquez, Le gôut del’altérité, Desclée de Brouwer 1999, p.245.

Page 15: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 27 –– 26 –

Nous reprendrons pour aller plus loin, l’exemplerécent sur lequel nous avions avancé quelqueshypothèses, celui de ce jeune enfant, meurtrier àtrois ans et demi. 4

“«Tragédie incompréhensible » affirme-t-on tantdans le public que parmi les autorités concer-nées. Mercredi après-midi, une jeune mère,pensionnaire d’une maison d’accueil pourfemmes en difficulté confie la garde de sa fillede quatre semaines pour quelques minutes àune autre locataire du centre. Profitant sansdoute d’un moment d’absence de tout adulteauprès du nourrisson, un petit garçon de troisans et demi s’en est pris au bébé, l’a fait tom-ber de son landau et l’a frappé et violenté jus-qu’à ce que mort s’en suive. Les enquêteursont reconstitué la scène et il a même été pro-cédé à l’enregistrement audio-visuel de l’entre-tien. Le doute ne semble pas subsister: l’enfanta refait avec une très grande violence lesgestes meurtriers avec une poupée.

“Les questions fusent de toutes parts: unenfant de trois ans et demi peut-il être unmeurtrier? Comment s’explique cette flam-bée de violence ? Comment rendre compted’une telle méconnaissance? Mais aussi, demanière plus générale, pourquoi cette montéede la violence chez les enfants, des enfants

La haine est toujours affaire collective

C’est ici que se pose la question de l’avenir de lahaine ; nous ne pouvons en effet que nous interro-ger pour savoir si ce travail de la culture, ce travailde contraindre à transformer individuellement et collectivement les tendances meurtrières esttoujours suffisamment à l’œuvre aujourd’hui etplus précisément si les structures socialesactuelles se donnent toujours une telle tâchecomme programme. Ce n’est pas l’actualitérécente des banlieues en France ni le fait diverstragique3 de cette enseignante agressée au couteau par un de ses élèves qui viendra contre-dire la pertinence de la question.

Nous avons d’ailleurs quelques raisons, si pasd’en douter, à tout le moins de prendre la mesuredes difficultés dans lesquelles se trouvent aujour-d’hui de plus en plus de personnes à estimerspontanément devoir participer à ce travail, aussibien à titre individuel qu’à titre collectif. Nouspourrons, dans le même mouvement, nousdemander si la maltraitance aujourd’hui décriée et pour laquelle de plus en plus de structures psycho-médico-sociales semblent convoquées,n’est pas plutôt le signe d’un affaiblissement de cetravail de la culture. C’est donc dans le mêmemouvement que nous pourrions venir donner quel-ques indications sur l’actualité de la maltraitance.

3 Le Monde, 18 décembre 2005.

4 Nous reproduisons ici comme tel l’article qui a paru dans La libreBelgique du 25 février 2005 et qui a été repris dans pas moins d’unedizaine de revues et de sites Internet.

Page 16: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 29 –– 28 –

“L’enfant est un petit incestueux et meurtrier enpuissance – nous le savons depuis Freud maisnous sommes plus que jamais disposés à nerien vouloir en savoir. Ceci ne veut pas tantdire qu’il veut faire l’amour à maman, ni qu’ilveut tuer papa; ceci veut surtout dire qu’uneforce libidinale est à l’œuvre dès son plusjeune âge et que celle-ci le pousse à fusionneravec la mère en même temps qu’elle leconduit à vouloir faire disparaître quiconqueviendrait interrompre cette lune de miel. Salibido a dès lors besoin des premiers autresqui l’entourent pour se confronter à une forcecontraire et ainsi lui permettre de trouver uneautre issue que le renfermement sur cettedyade ou la destruction de toute altérité. C’esttout simplement la tâche de ce que depuisdes siècles, on appelle l’éducation. Celle-ciimplique donc, paradoxalement, de faire vio-lence à la violence de l’enfant car cette der-nière est à la hauteur de la force libidinale quil’habite et le petit d’homme a besoin de ren-contrer des adultes capables d’empêcher saviolence d’abord, de la lui interdire ensuite,autrement dit de lui transmettre les moyensgrâce auxquels ils ont eux-mêmes réglé cettequestion.

“Certes à trois ans et demi, on ne peut parlerd’un homicide délibéré, car à cet âge-là, l’en-fant n’a pas de représentation suffisante de lamort mais si le drame s’est réalisé, c’est parceque le vœu meurtrier à l’égard de l’intrus – fût-il un puîné ou tout simplement un nourrisson

tyrans à ceux qui vont jusqu’à frapper leursparents? Et surtout pourquoi se montrent-ilsviolents de plus en plus tôt?

“À l’heure où nous en sommes, nous nesavons évidemment encore que très peu dechoses de la singularité de la tragédie. Quiétait les parents, quelle fratrie, quelles condi-tions à son début d’existence? Quelle violenceà la génération du dessus? Aurait-il lui-mêmeété déjà la victime de violence? De quellesouffrance psychologique chez cet enfant,ces faits ont-ils été la traduction? Il ne s’agitpas ici de discréditer ces pistes pour com-prendre ce qui a eu lieu, bien au contraire,mais peut-être convient-il aussi d’embléed’identifier avec le plus de lucidité possible cedont cette tragédie pourrait être le symptôme,et cela au risque d’un “politiquement totale-ment incorrect”.

“Contrairement à ce qui circule dans l’opinionambiante, l’enfant n’est pas une oie blanchepas plus qu’il n’est cet ange qu’on voudraitépargné de nos vicissitudes d’adulte. Contrai-rement à ce qui circule, l’enfant n’est pasl’égal des parents, et les droits que nous luireconnaissons aujourd’hui ne rendent paspérimées les contraintes qu’il convient tou-jours de lui imposer. Contrairement à ce quicircule, un enfant est spontanément habitépar la violence pulsionnelle et il a besoin deson environnement pour l’aider à faire de cetteviolence autre chose que de la destruction.

Page 17: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 31 –– 30 –

“Nous nous laissons aujourd’hui croire quel’enfant n’a pas de travail psychique à accom-plir pour intégrer les paramètres qui lui per-mettront l’accès à une vie sociale ; ainsi, nousnous épargnons souvent de devoir l’éduqueret nous lui économisons d’avoir à réguler sespulsions. Moyennant quoi, nous le livrons àlui-même et le laissons devenir la proie de sapropre violence pulsionnelle.

“Nous en sommes même – comme à proposde notre jeune meurtrier – à ne plus pouvoirpenser qu’une violence pourrait survenirautrement que comme le résultat d’une vio-lence à laquelle il aurait déjà assisté ou qui luiaurait été faite. Peut-être en l’occurrence est-ce le cas, mais c’est faire fi de ce que permetpourtant la plus simple observation clinique, àsavoir que la première violence que l’enfantrencontre n’est autre que celle qui l’habiteintimement, celle qui résulte de ce conflitentre ses désirs incestueux et meurtriers et l’interdit qui s’y oppose. Et que dans ceconflit, les chances que ce soient le travail dela culture et l’élaboration psychique qui l’em-portent sont directement proportionnelles àl’aide qu’aura pu trouver l’enfant dans safamille ou dans son premier entourage.

“Mais où la famille va-t-elle trouver l’appui pourfaire ce travail si l’ensemble du discours socialdélégitime ceux et celles qui ont la possibilitéet le devoir de lui venir en aide pour construi-re ses premières régulations? Où un parentva-t-il trouver sa légitimité d’empêcher et inter-

– a rencontré la réalité et que rien n’est venuen empêcher l’accomplissement.

“Sans doute, nul n’a, en ce cas précis, rien à sereprocher, mais collectivement, nous laisserpenser que l’enfant est une oie blanche n’in-duirait-il pas de ne plus devoir prendre la justemesure de ses vœux incestueux et meur-triers? Ne nous autoriserait-il pas à nous dis-penser de faire violence à sa violence?

“Car voilà, en nos temps de mutation du liensocial, l’air ambiant est à l’égalitarisme, à lapermutabilité des places, à la symétrie desstatuts, à la réciprocité des droits, à la paren-talité hors différence des sexes, à la gardealternée… et dans ce contexte où tous lesrepères d’hier sont suspendus, trouver sonorientation est souvent difficile. Aujourd’hui,qui pour soutenir que cela relève encore dutravail de parent, d’éducateur, d’enseignant,de contraindre l’enfant, fût-ce même parfoispar corps, à intégrer une limite, à faire sienneune seule place, à accepter un cadre ? Et qui pour endosser la haine de l’enfant – sa vio-lence – qui ne pourra pourtant qu’émergerlorsqu’il devra prendre acte de cette entamequi lui vient de l’autre? Qui pour repérer quece qui est traumatique n’est pas la limite quilui est alors imposée mais bien plus le faitqu’en l’invitant à éviter l’interdit plutôt qu’àl’intégrer, on le laisse sans recours, abandon-né de qui pourrait lui indiquer le chemin desmoyens psychiques qui lui permettraient deconsentir à la limite?

Page 18: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 33 –– 32 –

«…Un mot rapide quand même pour te diremon étonnement… grandissant en te lisant:autant j’adhère à la première thèse (“l’enfantn’est pas une oie blanche”, c’est un petitincestueux et meurtrier en puissance, (…) cequi cadre assez bien, de fait, avec ce quepose Freud dans “Malaise dans la culture”),par contre, la deuxième thèse me paraît extrê-mement discutable, pour ne pas dire plus, entant qu’elle se fonde sur un cas particulier –dont on connaît mal les antécédents de surcroît – pour dénoncer un phénomène de“culture” soit, pour dire gros, le thème de la perversion du lien social qui te tient à cœur.L’induction que tu proposes présente, selonmoi, une incompatibilité logique entre lesdeux moments de ton argumentation: si,comme tu le laisses entendre, l’enfant eststructurellement capable du pire ou habitéd’un désir de mort eu égard au nourrisson“rival”, c’est de tout temps et de tous lieux etça n’a rien à voir avec les mutations du liensocial que tu dénonces. On pourrait dire quec’est bien au-delà. Et de fait, ce désir inces-tueux et meurtrier du petit enfant se retrouvedans tous les types de familles autant danscelles où les montages normatifs sont les plusclassiques que dans celles qui se sont recom-posées sur d’autres schémas; et sans douteaussi, trouverait-on sans trop de difficultésdes exemples de drames semblables àd’autres époques dominées par d’autresmodes plus verticaux de relations sociales.(...) Par rapport au drame qui s’est produit, on

dire si tout vient lui dire qu’il suffit d’aimer?Oserions-nous penser que le crime de notrejeune meurtrier ne serait que le symptôme dece à quoi nous ne voulons plus nous confron-ter ? Ne rien vouloir savoir de la violence quihabite un enfant ne nous aurait-il pas dédoua-né de la tâche d’avoir à y faire face ? Cela nenous permettrait-il pas de nous délester denotre propre violence? Allons-nous de ce faitnous satisfaire de comptabiliser les enfants-tyrans, de prendre acte du nombre croissantde violences dans les crèches, d’encoder lesstatistiques de parents battus ? La tragédiequi vient de survenir, la borne de l’âge qu’elledépasse outrageusement, ne serait-elle pas le prix que nous payons au fait de nous êtrecollectivement débarrassés de la nécessité de ce qui s’est appelé pendant des siècles,l’éducation ?»

De manière pour nous tout à fait inattendue, cetarticle a eu un “succès” d’audience. Ceci nous amême étonné car on peut se demander ce qui afait parmi nos collègues une telle unanimité.Heureusement, quelque lecteur particulièrementvigilant – rigoureux et amical – en l’occurrenceYves Cartuyvels5, nous écrivait en réponse à cetarticle d’une voix tout à fait dissonante. Le sérieuxde sa critique nous autorise - avec son accord - àla reproduire ici partiellement.

5 Yves Cartuyvels est juriste de formation. Il est professeur aux Facultés St Louis à Bruxelles.

Page 19: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 35 –– 34 –

En tout cas, la position est claire et nous l’avonsprise comme une invitation à expliciter davantagece que nous pensons pouvoir soutenir du côtéd’une interrogation sur l’avenir de la haine.

Yves Cartuyvels a entièrement raison d’évoquerl’éventualité d’un drame du « social»; il a raison depenser que l’environnement de cet enfant montraitdes carences et que c’est donc la pauvreté affec-tivo-sociale de l’entourage qui a laissé cette tragé-die se perpétrer. Un tel cas de figure est tout à faitplausible puisqu’il va de soi que, depuis longuedate, le travail moindre de symbolisation que l’onrencontre parfois dans les milieux défavorisésgénère des passages à l’acte et induit plus facile-ment des comportements psychopathiques.

Bien que cette interprétation soit entièrement légi-time, une autre lecture, certes moins optimiste,nous semble pourtant mériter toute l’attention.Pour la saisir au plus juste, nous devons d’abordpréciser ce que nous entendons dans le contextede mutation du lien social qui est le nôtre.

Une crise de la légitimité

Une précision d’abord: ce que Yves Cartuyvelsappelle notre deuxième thèse recouvre effective-ment notre lecture d’un changement inédit dansl’Histoire concernant la structure du lien social,mais notre thèse ne vise qu’à identifier avec préci-sion la confusion que ce changement risque d’en-traîner, auquel cas, mais auquel cas seulement, ce

peut à mon sens déduire du caractère struc-turel de la pulsion qu’il faut éduquer l’enfant,le surveiller en bas-âge et, en l’occurrence,que laisser seul un enfant de trois ans avec unnourrisson est un risque sérieux. Mais sansdoute, pas grand chose de plus. Et je ne com-prend pas – au sens logique du terme – com-ment, après avoir souligné cette dimension destructure, on peut faire de ce drame l’illustra-tion d’un phénomène culturel de “mutationdu lien social” marquée par l’avancée de lahaine ou de la perversion comme emblèmemontant de la structure sociale contemporaine(ta deuxième thèse) : si tout enfant est un“meurtrier en puissance”, quel rapport avec lagarde alternée – dont, je t’avoue par ailleurs,que la mise en accusation généralisée me laisse rêveur –, avec l’homoparentalité, l’enfant-tyran (on risque ici de très mal te compren-dre…), l’échange généralisé des places, etc.?A contrario, accepterais-tu, qu’à partir d’undrame semblable s’étant produit dans unefamille des plus “classiques”,on en vienne àdénoncer le rapport à la norme “étouffant”d’un lien social “disciplinaire” à l’œuvre dans“l’ordre des familles”? Comprenons-nousbien: je ne nie pas du tout la pertinence desquestions que tu poses, même si je ne partagepas toujours tes analyses. Mais je ne vois pasle lien avec le drame en question: pour mapart, je crois qu’on a surtout affaire ici à undrame du “social”… et je ne pense pas que cedrame soit très exemplaire d’une “mutation dulien social” dans son ensemble... »

Page 20: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 37 –– 36 –

plus loin – pas plus que comme déterminé par lacroissance explosive des sollicitations à laconsommation qu’exerce notre société, bien queces interprétations aient par ailleurs toute leur per-tinence. Nous lirons en revanche l’extension decette difficulté comme la conséquence d’une criseinédite de la légitimité. Il n’y a en effet pas detraces dans l’Histoire d’une génération de parentsqui ne se reconnaissent pas la légitimité de pou-voir – et même de devoir – interdire à leurs enfants.Aujourd’hui, comme nous le savons, beaucoup deparents se sentent plutôt obligés d’être en mesu-re de pourvoir, en même temps qu’impuissants dene pas laisser faire, à tel point qu’il nous a falluinventer le soutien à la parentalité. D’où vient cerenversement?

Il ne s’agit pas ici des conséquences d’une nou-velle crise de légitimité comme on en a vu se répé-ter dans l’Histoire, car ce qui est inédit, c’est quela crise que nous décrivons frappe jusqu’aux pre-miers autres qui ont en charge l’enfant – donc lefutur sujet – ce dont ils ont toujours été protégésau travers des crises de légitimité. Aujourd’hui, ils’agit donc bien plus d’une crise de la légitimité entant que telle.

Notons d’abord que cette crise de la légitimité estcongruente avec l’avancée de la modernité. Il n’ya donc pas lieu de s’en plaindre mais plutôt d’enprendre la mesure. Dans un ouvrage fort intéres-sant mais dont nous contesterions plusieursaspects, Jacques Rancière rappelle à sa manièrecombien c’est ce trait qui définit la démocratie, à

serait à une sorte de perversion généralisée quenous devrions faire face. Nous ne pouvons entéri-ner que de ces deux aspects, il ne soit fait qu’uneseule thèse, encore moins que leur conjonctionaille de soi, car c’est précisément parce que nousvoulons faire émerger cette difficulté à laquellenous sommes tous aujourd’hui confrontés que nousnous contraignons à ce travail de discernement.

Cela dit, la thèse que nous soutenons, en effet, estcelle d’une mutation inédite du lien social quiatteint nos sociétés techno-scientifiques avan-cées et dans laquelle nous sommes aujourd’huitous emportés, que nous le sachions ou pas. Lessujets y sont emportés à titre individuel, bien sûr,mais c’est aussi l’ensemble de nos institutions, ycompris la famille, qui s’y avère entraîné.

Pour soutenir cette thèse, nous partons d’un faitclinique apparemment anodin, mais très révéla-teur de ce que pourrait engendrer cette mutationdu lien social. Depuis une vingtaine d’années estapparu pour beaucoup de parents une difficulté àdire «Non! » à leurs enfants. L’argument qu’ilsfinissent parfois même par donner au clinicienpour justifier cette difficulté est que leur enfantrisque de ne plus les aimer.

Ce symptôme est devenu suffisamment fréquentpour être aujourd’hui identifié comme lié au fonc-tionnement du social, alors qu’il a toujours existécomme isolé. Nous ne l’interpréterons pas commelié à un délitement de l’autorité – ce qui ne feraitsimplement que repousser le problème un peu

Page 21: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 39 –– 38 –

deux places que ce vide constitutif continue às’appréhender au quotidien. Voilà pourquoi, hier,la plupart du temps, prendre la mesure du vide quihabite la parole se faisait par le biais de la ren-contre avec celui qui occupait la place du maître.Nous pouvons en conclure que cette perte dejouissance, cette prise en compte du vide, l’enfanty était donc d’abord contraint comme de l’exté-rieur, via ses premiers autres; et venait ensuite lemoment où il devait intérioriser cette contrainte dela condition humaine, autrement dit la subjectiver.Or jusqu’il y peu, le travail incombant aux parentsde faire accepter cette perte à l’enfant allait de soi parce qu’ils pouvaient se soutenir de ce quel’ensemble du social rendait cette nécessité per-ceptible à chacun. La place différente reconnuepar tous au chef, par exemple, signifiait bienqu’était identifiable la légitimité d’une entame à latoute-jouissance d’un chacun. À cet égard, lesocial organisé sur le modèle religieux, reconnais-sait comme allant de soi une place de transcen-dance et figurait cette nécessaire soustraction dejouissance via la place d’exception, celle de Dieu,du roi, du chef, du père, tous en mesure d’impo-ser légitimement des interdits à partir du bien-fondé d’une différence de places spontanémentreconnue par tous. Mais ce modèle a été progres-sivement ébranlé, autant par le discours de lascience, que par les avancées triomphantes de ladémocratie et est aujourd’hui déclaré obsolèteavec l’avènement du néo-libéralisme. Depuis peu,tout se passe comme si nous nous étions affran-chis non seulement de toute transcendance, maisdans le même mouvement de tout transcendantal.

savoir qu’elle est proprement cet ingouvernablesur quoi tout gouvernement doit en définitive sedécouvrir fondé 6.

Il nous faut donc prendre acte de ce que le pas dela modernité consiste bien à révéler que la légiti-mité d’hier, en l’occurrence la plupart du tempsréférée au religieux, n’était jamais qu’un semblantde légitimité, une fiction, et que ce qui est à regar-der en face, c’est le vide qui se cachait derrièreune telle légitimité. Celle-ci est dès lors entière-ment à réinventer.

Si des parents sont aujourd’hui en difficulté pourinterdire à leurs enfants, c’est pour une raisond’atteinte à la structure même de ce qui leurdonne leur place; c’est parce que le bien-fondé dela place différente sur laquelle ils pouvaient jusqu’àaujourd’hui spontanément s’appuyer pour assurerleur travail d’éducation, s’est estompé, n’a plus dereprésentation dans le social. En nous référant àce que Freud et Lacan nous ont enseigné, nouspouvons avancer, comme nous l’avons fait plushaut, que parler suppose toujours d’avoir consen-ti à une perte de jouissance, autrement dit, d’avoirfait sa place au vide. La mise en place de ce videgénère aussitôt deux places différentes: celle d’oùl’un parle et celle d’où l’autre écoute. Ecouter enfrançais courant peut aussi être synonyme d’obéir.Et prendre la parole n’est pas sans évoquer le faitde commander. C’est dès lors au travers de lafracture, de la dissymétrie irréductible entre ces

6 J. RANCIÈRE, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, p.57.

Page 22: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 40 – – 41 –

Mais cette libération n’engendre pas l’anomie parceque c’est désormais un autre régime symboliquequi organise le lien social. Pour faire saisir la struc-ture de cette mutation, il faut renvoyer aux para-doxes de Russell, dans la théorie des ensembles.En mettant en évidence « la classe des classes quine s’appartiennent pas elles-mêmes», l’auteurdes Principia Mathématica énonçait un principede limitation interne à l’organisation d’un systèmesymbolique. Il mettait en évidence une possibilitéde choix entre un système consistant et incom-plet, ou un système complet et inconsistant. Il fautentendre «consistance» dans le sens mathéma-tique, c’est-à-dire sans contradiction logique inter-ne. Ainsi en est-il, par exemple, de la phrase bienconnue selon laquelle «tous les crétois sont desmenteurs». Si nous prenons en compte qu’Epimé-nide qui la prononce est lui-même un crétois, ilfaut en tirer la conclusion qu’il est un menteur,mais alors, quelle valeur, quelle consistance aencore la phrase qu’il vient d’énoncer? En ce dernier cas, prendre en compte qu’Epiménide estcrétois amène à devoir déclarer la formule incon-sistante. Au contraire, en ne se posant pas cettequestion, en traitant Epiménide comme en placed’exception, la formulation devient consistante,sans contradiction logique interne. Autrement dit,ce que ce type de paradoxes a fait émerger, c’estque nous avions un choix à faire entre deuxrégimes symboliques, soit un ensemble consis-tant, mais qui supposait l’incomplétude, puisqu’unde ses éléments devait en être exclu, (Epiménidene peut être un menteur lorsqu’il prononce la for-mule), soit un ensemble complet mais alors frappé

Non seulement de toute place d’exception, mais,dans le même mouvement, de toute différence deplaces.

Ce moment de libération dans lequel nous sommes depuis une ou deux dizaines d’années est particulièrement déterminant, car cette libertéacquise par chacun engendre la possibilité d’unegrande confusion: être libéré de la façon dont lacontrainte était présentifiée hier peut être pris pourêtre libéré de toute contrainte.

Rappelons ce qu’en disait Freud à cet égard:Quand une communauté humaine sent s’agiter enelle une poussée de liberté, cela peut répondre àun mouvement de révolte contre une injusticepatente, devenir ainsi favorable à un nouveau pro-grès culturel et demeure compatible avec lui. Maiscela peut être aussi l’effet de la persistance d’unreste de l’individualisme indompté et former alorsla base de tendances hostiles à la civilisation.7

De la même façon d’ailleurs, Hannah Arendt indi-quait : si l’on retire l’autorité de la vie politique etpublique, cela peut vouloir dire que désormais laresponsabilité de la marche du monde est deman-dée à chacun. Mais cela peut aussi vouloir direqu’on est en train de désavouer, consciemment ounon, les exigences du monde et son besoind’ordre; on est en train de rejeter toute responsa-bilité pour le monde: celle de donner des ordres,comme celle d’y obéir 8.

7 S. FREUD, Malaise dans la civilisation8.H. ARENDT, La crise de la culture, Folio-Gallimard, 1972

Page 23: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 43 –– 42 –

d’exception qui peut dès lors être déclarée péri-mée et, dans ce cas de figure, tous ceux qui ont àprescrire la soustraction de jouissance commedonne irréductible de la condition humaine nesavent plus ce qui les autorise à cette tâche. Etceci atteint aujourd’hui autant les enseignants oules politiques que les parents. Car, hors cette légi-timité, ces derniers ne disposent plus de ce quileur permettait de soutenir d’être l’adresse de lahaine de la génération suivante et se trouvent alorscontraints de s’assurer d’abord l’amour de leursenfants; ils ne peuvent plus accepter d’être cettebutée contre laquelle la vague doit venir régulière-ment se confronter pour progressivement s’étein-dre. En revanche, ils doivent par exemple recourirà la négociation ou même à la contractualisationpour obtenir la légitimité de la place qui restepourtant la leur.

Mais s’en suit d’une manière plus générale quel’institution familiale qui avait en charge la prépa-ration des enfants à prendre leur place dans la viesociale, et les moyens d’assurer cette tâche via lalégitimé de la différence des places génération-nelles, est devenue le lieu d’un amour réciproqueet symétrique qui n’aurait désormais plus riend’autre à fournir que le climat nécessaire à lamaturation de l’enfant perçue comme spontanéeet se devrait même de protéger celui-ci aussi long-temps que nécessaire des avatars et des trauma-tismes engendrés par la vie collective.

Pour la première fois donc, dans l’Histoire, s’estfracturée la solidarité entre le fonctionnement

d’inconsistance, autrement dit dans lequel desvérités peuvent se contredire radicalement (Epi-ménide est un menteur selon la formule, mais iln’est pas un menteur quand il l’énonce). Choixforcé, donc, entre incomplétude et consistanced’une part, ou complétude et inconsistance del’autre. À partir de ces présupposés logiques,nous pouvons soutenir qu’en nous libérant de latranscendance, tout se passait comme si nousétions passés à un régime symbolique du liensocial qui se présente dorénavant comme com-plet et inconsistant.

Mais la confusion peut alors se faire entre d’unepart, penser être désormais libéré de toute incom-plétude, de toute chefferie et, d’autre part, avoirseulement remplacé le semblant de la chefferie parle semblant de la complétude; en ce dernier cas,nous restons contraints à l’incomplétude, du fait denotre aptitude à la parole même si ce n’est pas à lamême incomplétude qu’hier. En revanche, si nousnous pensons comme libérés désormais de toutechefferie, de toute incomplétude, non seulement dela transcendance mais aussi du transcendental, iln’est pas difficile de saisir que ceux qui partagentcette illusion vont dans la foulée se croire affranchisde toute différence de places et donc aussi du videque cette différence laisse entrevoir. Alors qu’enfait, nous restons, bien que différemment, toujourstout autant confrontés au vide et à la haine que cedernier ne peut qu’engendrer.

Autrement dit, participer de cette confusion entraî-ne spontanément la délégitimation de la place

Page 24: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 45 –– 44 –

trouvant plus d’adresse à sa haine, le jeune ne seconfronte plus à un autre qui, avant lui, a déjà puy faire avec elle; de ce fait, il ne reçoit plus letémoignage de ce que transformer sa haine enautre chose est possible.

Et lorsqu’à la génération suivante, ce même jeunequi n’aura pas été amené à métaboliser sa hainesera confronté à celle de ses propres enfants, ilsera comme face à une tache aveugle, une zoneblanche, incapable à son tour de supporter d’enêtre l’adresse et ne trouvant d’autre issue quecelle de la dénier. Nous soutenons que c’est celui-là ou celle-là chez qui pourrait s’observer la dispa-rition de cette précaution jusque là pourtant évi-dente qui consiste à ne pas laisser un nouveau-néseul avec un autre enfant plus âgé.

Voilà pourquoi nous pouvons suivre parfaitementnotre interlocuteur lorsqu’il nous fait remarquerque c’est de tout temps que l’enfant est structu-rellement capable du pire ou habité d’un désir demort eu égard au nourrisson «rival», mais, contrai-rement à sa position, cela pourrait n’avoir pas rienà voir avec les mutations du lien social. Car c’estce que nous voulons faire remarquer avec notredéveloppement: contrairement à ce que nousavons toujours pensé jusqu’à présent, les raisonsd’histoire individuelle ne sont pas les seules enmesure de rendre compte de tels passages à l’acte. Ceci reste bien sûr vrai, mais il peut aussis’agir d’autre chose, à savoir des effets de ce quela structure du social qui, hier, légitimait lesparents à faire le travail de contraindre l’enfant à

social et celui de la famille qui préparait à y trouversa place: désormais la famille va protéger de lasociété. Moyennant quoi, une autre conséquenceapparaît : de n’être plus contraint à s’inscrire dansle social par ses premiers autres, l’enfant se trou-ve spontanément invité à récuser le travail de sub-jectivation qui l’enjoignait dans le même mouve-ment à renoncer à sa toute puissance infantile et àse séparer de ses premiers autres.

Le destin postmoderne de la haine

Et c’est là, dans ce qu’il est convenu d’appeler lapostmodernité, que nous risquons de nous pro-mettre un destin inattendu de la haine. Si celle-ciqui, comme nous l’avons indiqué, ne peut que«normalement » émerger lorsque les premiersautres de l’enfant viennent lui signifier qu’il doitconsentir à la perte de la toute-jouissance, ne rencontre pas un autre capable de supporter lechoc, elle ne peut pas évoluer, ni se transformer,elle est laissée à sa propre trajectoire de destruc-tion, abandonnée à sa seule jouissance.

Or, les parents, s’ils sont délégitimés, s’ils ont étéemportés dans la confusion que nous avonsdécrite, ne se sentent plus capables d’encaisser lechoc, tout à s’interroger sur le bien-fondé de cequ’ils ont – ou non – à soutenir. Moyennant ce flot-tement, ce “trop de jeu” dans le rouage, la ren-contre n’a le plus souvent pas lieu: le parentesquive la haine de l’enfant ou s’y soustrait en évi-tant systématiquement le conflit. Auquel cas, ne

Page 25: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 47 –– 46 –

Un détour par le cinéma: De battre mon cœur s’est arrêté

Disons simplement que tel pourrait bien être le lotcommun – à cet égard, moins enviable qu’il n’yparaît – du sujet contemporain, postmoderne, soi-disant autonome, débarrassé de toute hétéro-nomie. En le laissant croire à une autonomie d’em-blée acquise, en lui donnant l’illusion qu’il n’auraitplus à s’affranchir de contraintes par ailleurs irré-ductibles, en lui permettant de faire l’impasse surl’incontournable aliénation préalable à tout travailde séparation qu’exige l’autonomie, ce seraitcomme lui permettre de faire l’économie du traite-ment de sa haine. Charge alors pour lui de rectifierle tir, ce qu’il ne peut faire qu’avec le tribut payé àla loi du genre, à savoir une charge pour la sub-jectivation d’autant plus lourde qu’elle n’a pas étéeffectuée en temps utile et que le sujet va devoirprendre ce renoncement à son seul compte, sansalors l’aide des autres pour l’arrimer dans l’altérité. Un film récent de Jacques Audiard, De battre moncoeur s’est arrêté, situe bien la difficulté d’un telsujet en butte à devoir régler par lui-même la hainequi l’habite. Tom est dans l’immobilier, gérant debiens, administrateur d’expulsions musclées. Sonpère – joué admirablement par Niels Arestrup – estun père copain et voyou: il demande à son fils cequ’il pense de sa nouvelle conquête, il sait quecela ne se demande pas mais le lui demandequand même, il magouille de manière véreuse etentraîne son fils jusqu’à lui proposer de “régler”ses comptes, au sens propre du terme, c’est-à-direde cogner sur ceux qu’il ne peut plus soumettre,

faire sienne cette contrainte, ne rend aujourd’hui niperceptibles, ni dès lors encore prégnantes cesobligations. Ainsi les effets de la cette crise de lalégitimité que nous avons évoquée pourraientatteindre la construction de la subjectivité. Simple-ment parce que la légitimité d’hier n’a plus courset que nous ne nous sommes pas encore attelés àen reconstituer une qui donnerait une plus justeplace à la négativité qui nous constitue.

De ce fait, tout se passe comme si le « traitement»collectif de la haine n’était plus pris en charge parle discours social. Faute de pouvoir prendre appuisur un discours social qui les valide, ceux qui ontla tâche de prescrire une nécessaire perte dejouissance, ne trouvent plus de bien fondé à sou-tenir la place qu’ils doivent pourtant toujoursoccuper; il s’agit en ce cas, bien sûr, de leur inca-pacité propre, mais aussi et même surtout de laconséquence de l’abandon dans lequel ils sontlaissés par les modalités actuelles du lien social.Ce mécanisme vient ainsi induire un flottementdans le traitement collectif de la jouissance de lahaine, et a des effets sur le travail de civilisation:c’est cette entropie qui ouvre la voie – ce qui, à soiseul, est déjà une preuve de ce qui est ici avancé– à ce qu’il faille en appeler à une reparentalisa-tion. Celle-ci ne peut se faire avec justessequ’après avoir identifié d’où venait la déparentali-sation et ne peut se satisfaire d’un appel réitéréaux compétences parentales.

Page 26: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 49 –– 48 –

de renouer avec la lignée maternelle mais aussi dese mesurer à la contrainte, à la limite, celle de lapartition musicale. Là où la rencontre via le pèren’avait pas eu lieu, il va refaire l’essai par la voie dela mère, mais en se confrontant à la rigueur de laloi, via celle de la partition musicale. Nouvellechance pour le sujet de discerner entre soumis-sion à la contrainte pour désirer et soumission à lacontrainte pour faire jouir l’autre. Cela, grâce à saprofesseur de piano, une chinoise récemment arri-vée à Paris qui ne parle pas français, mais qui nes’empêchera pas de vitupérer en chinois lorsqueson élève voudra récuser les exigences de la par-tition qu’il s’était pourtant mises lui-même. Cettelangue étrangère n’est sans doute pas pour riendans la possibilité de cet échange. Ce qui n’a puavoir lieu dans la langue de Tom pourrait avoir lieudans la musique avec l’aide de quelqu’un qui nepeut échanger avec lui par les mots mais seule-ment par les gestes du corps et la référence auxexigences de l’écriture musicale. Gardons néan-moins présente à l’esprit cette rage qui l’animequand, face à ce piano qu’il a choisi, il semble nepas tolérer ce dont il s’est pourtant fait l’obligé.

Refaire l’essai et cette fois le réussir, s’inscriredans la langue de l’autre, en accepter les règles etles contraintes, trouver de ce fait à sa haine unevoie de sortie, ne plus compter sur le père qui detoute façon n’est pas là, compter seulement sursoi-même pour faire le travail qui, jusque là, a tou-jours été évité, s’aider de qui veut bien prêter soninvite (le professeur de sa mère) et sa rigueur (laprofesseur de piano), mais quand même ne pou-

tout simplement parce que lui n’a plus la force decogner. En un mot comme en cent, ce père n’estpas un père parce que la différence des places et des générations qu’il a la charge de soutenir est estompée, annulée au profit d’une assistancemutuelle, d’une collaboration, d’une complicité,d’une suite d’arrangements. Tom obéit, il exécuteles contrats du père et ira jusqu’à demander à sanouvelle maîtresse (Emmanuelle Devos) qui entre-temps l’avait déjà quitté, de retourner, moyennantindemnités, au chevet de ce père pour le veiller etle surveiller. Ça suinte les arrangements en tousgenres, les combines maffieuses. Ce rendez-vousmanqué avec le père – mais aussi, de ce fait, avecl’altérité – plutôt même, cette absence (car il n’yavait ici manifestement pas d’abonné à l’adressepaternelle) Tom (l’acteur Romain Duris rend cela àmerveille) le paye d’un prix fort : la haine l’habite etil ne sait qu’en faire, et le fait de trouver un sem-blant de satisfaction dans des combines de tousgenres ne le soulage de rien, ne l’apaise pas, aucontraire cela l’encombre, l’embarrasse, lui pèse,l’entrave, l’empêtre, l’embrouille. C’est jusqu’à soncorps qui trinque, qui ne cesse d’être agité, sau-vage, ne tenant pas en place, secoué, commeinlassablement enfiévré.

Un jour, au hasard d’une de ses arnaques, il revoitle vieux professeur de sa défunte mère, jadis pia-niste célèbre. Celui-ci rappelle à Tom qu’il était unenfant doué pour l’instrument et l’invite à venirfaire une audition. Le héros du film rencontre unmaître – enfin, un lieu d’adresse – qui lui fait signe,qui l’appelle à une vocation ; il saute sur l’occasion

Page 27: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 51 –– 50 –

lit d’un fleuve, un travail titanesque qu’il va devoirrépéter au jour le jour pour que, progressivement ilsoutienne de renoncer à cette jouissance et qu’uneautre façon de jouir puisse se frayer une voie; et ilfaut encore savoir que même s’il y arrive, même s’illui est enfin possible d’inscrire son existence autre-ment, cette nouvelle construction restera fragile etn’aura jamais la stabilité d’une construction quiaurait été faite au moment opportun.

Cette fragilité sera le prix à payer pour le sujet quiveut se remettre en ordre sur le trop tard, devrait-on dire. Même si enfin, il arrive à se mettre enordre. Bien sûr, la haine de Tom aura trouvé dansce trajet via la musique une autre voie, elle se seraémoussée dans le consentement qu’il aura enfinaccordé à la limite et à la nécessité d’inscrire pourlui-même cette soustraction irréductible, bien sûrl’effet de sa confrontation à la loi des trumains viale piano et avec un autre – en l’occurrence, une –pour l’y aider aura l’effet de lui faire accepter cequ’il avait jusque là pu éviter. Néanmoins, les évé-nements de la vie – le meurtre de son père par unmalfrat russe que le fils avait identifié comme tropcostaud pour lui, et la rencontre fortuite, deux ansplus tard, avec le meurtrier de son père – le ferontaussitôt reglisser dans sa jouissance d’auparavantet le conduiront en ligne droite à accomplir la ven-geance et à jouir à nouveau de sa haine. Il est vraique cette fois, néanmoins il ne franchira pas l’in-terdit du meurtre, mais précisément après avoircogné sans limites, après avoir quasiment castréson adversaire, c’est pendant plusieurs secondesque Tom hésitera à presser sur la gâchette, son

voir compter que sur ses seules forces pour sehisser à la hauteur d’une inscription dans la loicommune à tous, et éponger de ce fait ces illégi-times jouissances maffieuses dans lesquelles ilnoyait ses journées: tel est l’enjeu. Le résultatopère, Tom y arrive, mais non sans perdre tousceux qui ne comprennent rien au trajet qu’il s’im-pose (ses copains et complices de rackett), nonsans avoir à s’imposer de rester en place, assissur sa chaise devant le piano, non sans seconfronter à ses démons rageurs, non sans faireviolence à la haine qui l’habite, la contraindre, laforcer, la faire rentrer dans ces rails que sont lestouches noires et blanches. Ce forçage du corps,c’est lui qui doit l’assurer, puisque personne n’avoulu le faire en son temps pour lui. D’ailleurs, ce n’est pas qu’un forçage, c’est aussi la seule manière qui lui reste d’apprivoiser sa haine, dedomestiquer sa violence pulsionnelle – de la d’hom-mestiquer aurait sans doute suggéré Lacan – del’amadouer, de l’adoucir, en un mot de la civiliser.

Mais il ne faut pas nous laisser éblouir par cetteépreuve de rattrapage : la tentative est certes heu-reuse mais la réussite n’est pas assurée pourautant. Son audition ne se passera pas comme ill’espère. La raison apparente en serait la nuit agi-tée qu’il vient de passer à cause de ses anciensadjoints aux arnaques, mais surtout, que le fraya-ge de la nouvelle voie est loin d’avoir été suffisam-ment accompli. Si pendant les premières trenteannées de son existence, la jouissance de Toms’est organisée selon la voie de la jouissance de lahaine, en changer le cours, c’est comme changer le

Page 28: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 53 –

paradoxe, puisque le propre de l’altérité, c’est bienqu’elle ne peut être dépendante du seul sujet.

Ce point mérite d’être largement souligné car il dità sa manière ce qu’écrivait déjà Kant dans sonTraité de pédagogie lorsqu’il avançait : La discipli-ne soumet l’homme aux lois de l’humanité, etcommence à lui faire sentir la contrainte des lois.Mais cela doit avoir lieu de bonne heure. Il n’y apersonne qui, ayant été négligé dans sa jeunesse,ne soit capable d’apercevoir dans l’âge mur, enquoi il a été négligé, soit dans la discipline, soitdans la culture (car on peut nommer ainsi l’instruc-tion). Celui qui n’est point cultivé est brut; celui quin’est pas discipliné est sauvage. Le manque dediscipline est un mal pire que le défaut de culture,car celui-ci peut encore se réparer plus tard, tan-dis qu’on ne peut plus chasser la sauvagerie etcorriger un défaut de discipline.9 Profitons de cerappel pour émettre notre objection. Si toute laculture ambiante laisse entendre que cette disci-pline n’est plus nécessaire, il est probable alors,que contrairement à ce que disait Kant, le sujet àl’âge mur ne soit même plus capable d’apercevoiren quoi il a été négligé. Nous soutenons que c’estexactement ce qui arrive au sujet de notre post-modernité.

Ce que l’histoire de Tom – exemple paradigma-tique – fait précisément bien entendre, c’est la dif-ficulté dans laquelle est laissé le sujet lorsqu’il n’ad’autre issue que d’avoir à se discipliner lui-même.

– 52 –

corps entier tremblant du travail psychique qu’ildevra accomplir pour ne pas céder à sa jouissan-ce de tuer le meurtrier de son père, mais aussi évi-demment, par déplacement, son père tout court.

Tout son gain psychique est certes là, dans cetinterdit du meurtre qu’il est désormais capable desoutenir ; c’est un gain, bien sûr, énorme, maisdont nous pouvons en même temps percevoir la faiblesse. Car il faut aussi estimer le coût del’opération, de la remise en ordre sur le trop tard.D’abord, remarquons qu’il n’est pas si fréquentque ce rattrapage puisse avoir lieu, car la plupartdu temps, quand un sujet s’est construit sansdevoir dès le premier âge faire sa place à l’altéritéen lui, il se constitue une immunité à l’égard detoute confrontation à l’Autrui. Cette immunité ris-quant surtout de le rendre capable de perpétuersans cesse l’évitement, et cela jusqu’à ce quemort s’en suive. Nous voulons dire que dans cecas de figure, au-delà des apparences, le sujetrisque bien de rencontrer la mort réelle avant l’al-térité. Ensuite, à supposer même qu’il tente, voireréussisse l’épreuve de rattrapage - autrement dit,dans le meilleurs des cas - ce travail exigera d’untel sujet un important travail de renoncement maisne garantira aucunement de ne pas redescendred’un seul coup, à l’occasion de tel ou tel événe-ment, presque tous les échelons qu’il était parve-nu à gravir. Car de ne pas avoir consenti à ce qued’autres – ses premiers autres s’entend – inscri-vent en temps utile, c’est-à-dire hors de sa portée,l’altérité en lui, ne lui laisse que l’issue d’avoir àl’inscrire lui-même, ce qui signe bien l’insoluble 9 KANT, Traité de pédagogie (1776), Hachette Paris 1981

Page 29: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

voie qu’il s’est choisie et, pour ce faire, d’avoir àrenoncer à celle qui jusque-là était la sienne. C’estce qu’il veut et ce que dans le même mouvement,il ne veut pas. Sa rage résulte de cet antagonismeen lui qu’il se donne maintenant l’obligation derésoudre, mais quoi qu’il soutienne comme choix,le prix est exorbitant, à la hauteur de commentjusque là il avait évité de le payer. Car le poids duclivage est maintenant entièrement sur sesépaules, et même si l’autre peut l’aider, il ne peutlui être d’aucun secours pour décider de l’issuequ’il lui donnera. C’est donc aussi la rage d’êtreabandonné à lui-même. Jusque là, il avait pu évi-ter de se séparer, il faut maintenant qu’il s’arrache!

Est-ce ainsi qu’il faut entendre l’expression aujour-d’hui courante chez certains jeunes pour dire qu’ilss’en vont, qu’ils quittent la soirée ou le groupe: « jem’arrache »? Prix de ce retournement que l’on voità l’œuvre, par exemple, dans le film 8 Mile, où lechanteur de rap, Eminem doit, pour se sortir de lafange, « s’arracher », où, dans son trajet, il doitfaire seul le travail de tenir à distance sa mère (parexemple, lorsqu’elle tente de prendre son fils pourconfident de sa difficulté à jouir avec son compa-gnon du moment). Est-ce ainsi qu’il faut entendrecette inversion inédite de la douleur de la sépara-tion lors de la première mise de l’enfant à l’écolematernelle, à savoir, comme l’avancent de nom-breux témoignages, qu’aujourd’hui, la nouveautéc’est que ce ne sont plus les enfants qui pleurentmais bien les parents?

– 55 –– 54 –

Le fait qu’il veuille y parvenir à trente ans, estcertes déterminant et doit être porté à son crédit,mais cette démarche tardive signe une absencequi est loin d’être sans conséquences. Car si l’al-térité est imposée à l’enfant pendant qu’il seconstruit, elle est et restera au centre de sa sub-jectivité en même temps qu’hors de sa portée,alors que si c’est à lui de l’intégrer plus tard, ellen’arrivera pas – dans le meilleur des cas – à ne pasdépendre de son bon vouloir. Tel est l’enjeu: dansle premier de cas de figure, l’intervention des pre-miers autres auprès de l’enfant lui retire des mainsla reconnaissance de l’altérité et le contraint àrenoncer à jouir de sa haine; l’effet de l’opérationainsi menée est cette inscription en lui de l’altéritéqui n’est plus tributaire de son bon vouloir préci-sément, mais bien arrimée à ceux qui ont fait letravail pour lui. Ceux-ci pourront dès lors dispa-raître parce que les marques et les traces de l’en-tame à laquelle ils ont contraint l’enfant lui reste-ront irréversiblement accessibles. Alors que dansle second cas de figure, cette opération pourratoujours prétendre à la réversibilité, au retour enarrière, à l’effacement, puisque l’inscription s’avè-re ici demeurée entièrement au pouvoir du sujet.

La rage de Tom quand, devant son piano, ilsemble ne pas tolérer ce dont il s’est pourtant lui-même fait l’obligé, nous pouvons précisément l’in-terpréter comme ce qui résulte de l’antagonismeintérieur dans lequel il est pris: c’est le symptômede ce que la réversibilité est toujours possible. Cen’est plus la haine comme telle contre ce qui lecontraint, c’est la rage d’avoir à s’imposer cette

Page 30: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 56 – – 57 –

Retour sur la haine

Bien sûr, tout cela peut être nié et, statistiques àl’appui, il n’y aurait aucune difficulté à décrier ceque certains appelleront notre nostalgie ringarde.Nous n’entrerons pas ici dans ce débat, simple-ment parce qu’il nous faut constater qu’actuelle-ment aucun constat ne peut être avancé sansqu’immédiatement ne soit objecté le constatinverse. C’est dans l’air du temps que d’exiger lapluralité des avis, et tant mieux si la nécessité dese faire un jugement contraint désormais à tenircompte d’un ensemble d’opinions et d’avis d’ex-perts; mais en même temps, il faut bien constaterque la pluralité des manières de penser a fré-quemment comme effet d’entraîner la paralysie detout jugement qui pourrait avoir à tirer conséquen-ce. Or, c’est ce dernier, seul – un jugement qui tireconséquence – qui, au risque de se tromper, véhi-cule avec lui ce vide que nous avons évoqué, etc’est l’estompement, voire la disparition de cevide qui charrie d’emblée l’inconséquence dessavoirs qui, bien souvent, nous caractérise. Dèslors, nous soutenons plutôt de donner oreille auxpersonnes qui travaillent aux premières lignes etqui font part de leur désarroi devant la montée dela violence chez des enfants de plus en plusjeunes, de leur inquiétude, de leur impuissance àne pas vraiment disposer de ripostes à la hauteurdes enjeux. C’est un pari, c’est peut-être la limitede notre propos, mais nous le soutenons. Car ce lien social qui noue les sujets de la post-modernité, ce lien social où chacun peut et mêmedoit se penser autonome, libéré de toute dette à

l’égard du transcendantal, où la perte nécessairepour fonder le collectif n’est plus de mise, en toutcas n’est plus clairement visible, ce lien socialnous laisse croire – même sans délibérément levouloir – que serait enfin levé l’obstacle qui empê-chait l’accès à la satisfaction complète, à la jouis-sance de l’immédiat, au tout-tout de suite, au toutpossible. Une telle bascule et la confusion qui s’ensuit sont loin d’être sans conséquences.

Car ce vide irréductible qui habite chacune de nosparoles, cette absence qui truffe notre présence,s’en trouve comme devenus eux-mêmes obso-lètes. Ce qui désormais s’impose comme devantaller de soi, c’est, au contraire, la possibilité demettre la main sur la chose, la maîtrise complète,l’organisation totalement efficace. Paradoxalement,s’en suit une inversion de taille: ce qui devient alorsopprobre à notre autonomie en devenir, violence ànos possibles sans limite, blessure narcissique ànotre toute-puissance enfin révélée à nous-mêmes,c’est l’insatisfaction, l’échec, le ratage.

Faut-il dès lors nous étonner que, de ce fait, notrediscours social se révèle intolérant à l’égard de lafaille, l’hiatus, l’exception, l’interstice, la fente, lafêlure, la lézarde… Tous ces mots qui précisémentdésignent « ce qui ne colle pas », ce qui ne fait pasrapport, ce qui n’est pas réciproque, ce qui necommunique pas, ce qui résiste, ce qui échappe,ce que dans le miroir le sujet ne voit jamais de lui,ce qui dans l’image la déborde, ce qui est en deçà– ou au-delà – du symétrique, de la parité, del’égalité. Autrement dit, ce que Lacan a appelé le

Page 31: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

nicable, le vide qui nous fait parler (ce que le psy-chanalyste appelle le réel) n’ont plus de placedans le discours du collectif (ceci d’autant plusque le libéralisme débridé et la société dite demarché, font offre concrète de nous en distraire demieux en mieux) de quelle manière encore traitercollectivement la jouissance de la haine, commentnous imposer de lui trouver un autre destin que saréalisation ? Comment encore prescrire qu’au jeudu désir, il faut perdre pour pouvoir gagner?

Bien sûr, le propos pourra paraître excessif, lacontamination n’a pas atteint l’ensemble du dis-cours, il reste des lieux où l’on ne lésine pas sur lesdifférences et les asymétries et ce n’est pas parcequ’on appelle désormais le professeur un accom-pagnateur de savoir qu’il perd tout crédit aux yeuxde l’élève; bien sûr, il y a encore des parents quisont capables de dire «Non» à leurs enfants, quine pleurent pas quand ils mettent leur enfant pourla première fois à l’école; bien sûr que l’on ren-contre toujours des juges qui assument leurs res-ponsabilités… et fort heureusement, d’ailleurs… Iln’empêche qu’aujourd’hui la confusion est grandeet que s’il s’agit toujours de nous donner la tâchede transmettre d’une génération à l’autre ce quifait les traits de la condition humaine, il s’agit ausside prendre acte de ce que, dans un tel contexte,nous sommes plutôt invités à croire que l’enfantn’a pas de travail psychique à accomplir pour inté-grer ce qui lui permettra l’accès à une vie sociale.Ce faisant, nous entérinons la délégitimation quientraîne nombre de responsables à ne plus assu-mer d’être l’adresse de la haine de la génération

– 59 –

réel. Tout cela nous apparaît aujourd’hui commeincongru, offense à nos compétences, traumatis-me à éponger, blessure dont il faut guérir, maladiehonteuse, déficit à combler, vide à évider…

Du fait de cette bascule, de cette catastrophe,comme on le dit dans la théorie du même nom,tout ce qui a trait au manque inscrit dans la condi-tion humaine ne trouve plus sa place. Enrevanche, bien sûr, mais dans le même mouve-ment du nouveau politiquement correct, l’airambiant prescrit l’égalitarisme, la symétrie desplaces, la réciprocité des droits, la parentalité,autrement dit une parenté affranchie de la diffé-rence des sexes, l’alternance de la garde desenfants en cas de séparation ou divorce desparents, l’égalité des genres, l’équivalence desgénérations, etc.

Pour encore répondre à notre questionneur, il nefaut pas entendre ici que nous contre-indiquons lagarde alternée en soi, mais plutôt que noussommes opposé à sa prescription généralisée etd’office prévalente, car elle signe et entérine cechangement de norme. De ce fait, c’est aussi bienla possibilité de tenir compte du cas par cas pour-tant toujours nécessaire que celle de pouvoirrégler la question autrement que dans la parité etla symétrie qui se trouvent évacuées.

Ce mouvement qui littéralement nous emporte,même si beaucoup restent vigilants aux aberra-tions auxquelles il nous entraîne, il faut repérer cequ’il produit. En effet, si la dissymétrie, l’incommu-

– 58 –

Page 32: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

Bibliographie

- A. Badiou, Le siècle, Seuil, 2005.

- P. Chaillou, La violence des jeunes, Gallimard, 1996.

- M. Enriquez, Aux carrefours de la haine, EPI, 1984.

- A. Fine, F. Nayou, G. Pragier, La haine, haine de soi, haine

de l’autre, haine dans la culture, PUF, 2005.

- J.M Forget, L’adolescent face à ses actes… et aux autres,

Erès, 2005.

- M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Tel, Galli-

mard, 2002.

- M. Gauchet, La condition politique, Tel, Gallimard, 2005.

- J.P. Lebrun, Un monde sans limite, Erès, 1997.

- J.P. Lebrun, Incidences de la mutation du lien social sur

l’éducation, Le débat, novembre-décembre 2004, numéro

consacré à «L’enfant-problème», Gallimard.

- J.P. Lebrun et E. Volckrick, (sous la direction de) Avons-

nous encore besoin d’un tiers?, Erès, 2005.

- C. Melam, L’homme sans gravité, entretiens avec J.P.

Lebrun, Folio, 2005.

- J. Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique,

2005.

- N. Zaltzman, Le garant transcendant, in Le goût de l’alté-

rité, Desclée De Brouwer, 1999.

- … et bien sûr, l’ensemble des œuvres de S. FREUD et de

J. LACAN.

– 61 –

suivante. Moyennant quoi ne sera plus fait le tra-vail qui consiste à transformer individuellement etcollectivement les tendances meurtrières aussiloin que faire se peut.

C’est en ce cas, et en ce cas seulement, mais dontplusieurs signes indiquent l’actualité que nousnous autorisons à interroger: quel avenir pour lahaine?

– 60 –

Page 33: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 62 – – 63 –

Prenons le temps de travailler ensemble.La prévention de la maltraitance est essentiellement menée auquotidien par les intervenants. En appui, la Cellule de coordina-tion de l’aide aux victimes de maltraitance a pour mission desoutenir ce travail à deux niveaux. D’une part, un programme àl’attention des professionnels propose des publications (livretsTemps d’arrêt), conférences, formations pluridisciplinaires etmise à disposition d’outils (magazine Yapaka). D’autre part, desactions de sensibilisation visent le grand public (campagneYapaka: spots tv et radio, magazine, autocollants, carte postale,livre pour enfant…).

L’ensemble de ce programme de prévention de la maltraitanceest le fruit de la collaboration entre plusieurs administrations(Administration générale de l’enseignement et de la recherchescientifique, Direction Générale de l’Aide à la jeunesse, Directiongénérale de la santé et ONE). Diverses associations (Ligue desfamilles, services de santé mentale, planning familiaux…) y par-ticipent également pour l’un ou l’autre aspect.

Se refusant aux messages d’exclusion, toute la ligne du pro-gramme veut envisager la maltraitance comme issue de situa-tions de souffrance et de difficulté plutôt que de malveillance oude perversion… Dès lors, elle poursuit comme objectifs deredonner confiance aux parents, les encourager, les inviter às’appuyer sur la famille, les amis… et leur rappeler que, si néces-saire, des professionnels sont à leur disposition pour les écouter,les aider dans leur rôle de parents.

Les parents sont également invités à appréhender le décalagequ’il peut exister entre leur monde et celui de leurs enfants. Enprendre conscience, marquer un temps d’arrêt, trouver desmanières de prendre du recul et de partager ses questions estdéjà une première étape pour éviter de basculer vers une situa-tion de maltraitance.

La thématique est à chaque fois reprise dans son contexte et s’ap-puie sur la confiance dans les intervenants et dans les adulteschargés du bien-être de l’enfant. Plutôt que de se focaliser sur lamaltraitance, il s’agit de promouvoir la « bienveillance », laconstruction du lien au sein de la famille et dans l’espace social :tissage permanent où chacun – parent, professionnel ou citoyen –a un rôle à jouer.

Ce livret ainsi que tous les documents du programme sont dis-ponibles sur le site Internet :

www.yapaka.be

Page 34: Jean-Pierre Lebrun LECTURES - Yapaka · 2007. 7. 24. · LECTURES Jean-Pierre Lebrun ... Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo, Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch,

– 64 –

Temps d’Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine de lapetite enfance. Une invitation à marquer une pausedans la course du quotidien, à partager des lectures enéquipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes…

Déjà paru- L’aide aux enfants victimes de maltraitance – Guide à l’usage des

intervenants auprès des enfants et adolescents. Collectif.- Avatars et désarrois de l’enfant-roi. Laurence Gavarini, Jean-

Pierre Lebrun et Françoise Petitot.*- Confidentialité et secret professionnel: enjeux pour une société

démocratique. Edwige Barthélemi, Claire Meersseman et Jean-François Servais.*

- Prévenir les troubles de la relation autour de la naissance. ReineVander Linden et Luc Roegiers.*

- Procès Dutroux; Penser l’émotion. Vincent Magos (dir).- Handicap et maltraitance. Nadine Clerebaut, Véronique Poncelet

et Violaine Van Cutsem.*- Malaise dans la protection de l’enfance: La violence des interve-

nants. Catherine Marneffe.*- Maltraitance et cultures. Ali Aouattah, Georges Devereux,

Christian Dubois, Kouakou Kouassi, Patrick Lurquin, VincentMagos, Marie-Rose Moro.

- Le délinquant sexuel – enjeux cliniques et sociétaux. FrancisMartens, André Ciavaldini, Roland Coutanceau, Loïc Wacqant.

- Ces désirs qui nous font honte. Désirer, souhaiter, agir : le risquede la confusion. Serge Tisseron. *

- Engagement, décision et acte dans le travail avec les familles.Yves Cartuyvels, Françoise Collin, Jean-Pierre Lebrun, Jean DeMunck, Jean-Paul Mugnier, Marie-Jean Sauret.

- Le professionnel, les parents et l'enfant face au remue-ménagede la séparation conjugale.Geneviève Monnoye avec la participa-tion de Bénédicte Gennart, Philippe Kinoo Patricia Laloire,Françoise Mulkay, Gaëlle Renault. *

- L’enfant face aux médias. Quelle responsabilité sociale et familiale?Dominique Ottavi, Dany-Robert Dufour.*

- Voyage à travers la honte. Serge Tisseron.

*Épuisés mais disponibles sur www.yapaka.be