Jean-Marie VINCENT - Flexibilité du travail et plasticité humaine

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JEAN-MARIE VINCENT – FLEXIBILITÉ DU TRAVAIL… 1/7 Flexibilité du travail et plasticité humaine Jean-Marie VINCENT (Extrait de La crise du travail de Jacques Bidet et Jacques Texier (dir.), pp. 155-164, PUF, 1995. L’ouvrage, épuisé, rassemble les Actes du colloque organisé par la revue Actuel Marx (PUF, CNRS, Paris-X) au Collège International de Philosophie, 28-29 janvier 1994.) Dans La volonté de savoir, Michel Foucault montre que l'apparition de dispositifs disciplinaires modernes présuppose une modification sensible sinon majeure des relations patriarcales caractérisées, entre autres, par le droit de vie et de mort du père de famille sur les enfants, les femmes et les esclaves. Ce droit, en principe absolu, est peu à peu remplacé au cours de processus historiques complexes par un droit largement dépersonnalisé et exercé par des mécanismes de pouvoir pour gérer la vie. Le pouvoir ne fonctionne plus pour prélever tribut ou pour piller les richesses des autres, mais pour faire servir la vie des individus à une majoration des biens et des richesses. Il s'agit de bien gérer la vie et les corps, leur utilisation et leur reproduction, afin de les rendre disponibles pour la production et non pour la destruction. Il n'y a pas disparition du droit à donner la mort, mais il est désormais lié à des conditions d'exercice bien précises et on l'interprète comme un moyen de protéger la vie. Le pouvoir de dominer ne se manifeste plus, pour l'essentiel, par des rites et rituels de soumission devant les autorités sacralisées par la tradition, mais bien dans la captation grâce à des agencements disciplinaires, du pouvoir agir des individus. Le pouvoir de dominer se disperse et se diffuse dans l'espace social comme un biopouvoir, c'est à dire comme un pouvoir qui dresse les corps et sanctionne les manquements aux règles disciplinaires instaurées pour assurer de bonnes gestions des vies humaines. Ces analyses de Foucault, comme celles de Surveiller et punir sur la micro-physique du pouvoir, ont une très grande importance, parce qu'elles font comprendre que les phénomènes de pouvoir ne se réduisent pas à l'étatique, mais sont présentes dans tous les rouages de la société et réglementent les conduites les plus quotidiennes. Cette considération vaut en particulier pour les relations et pratiques économiques telles que Marx a tenté de les démonter dans son entreprise de critique de l'économie politique. Marx n'ignore pas qu'il y a du pouvoir dans les relations économiques et dans les relations de travail comme en font foi les développements qu'il consacre aux conditions de la vente de la force de travail et au despotisme d'entreprise, mais il ne place pas les relations de pouvoir au centre de sa conception de la valorisation. De prime abord ce reproche peut paraître injustifié dans la mesure où les analyses sur la subsomption formelle et la subsomption réelle des travailleurs sous le commandement du Capital ont à voir avec le processus de création de valeurs. Il faut bien voir, toutefois, que Marx ne cherche pas explicitement à cerner le rôle des phénomènes de pouvoir dans les opérations sociales qui donnent la forme valeur aux produits du travail. Or, pour que le travail humain produise de la valeur, il faut qu'une grande partie de l'agir des hommes soit captif, c'est à dire échappe à ceux qui agissent. Le travail producteur de valeur est effectivement du travail capté grâce à de multiples effets de pouvoir : il est conditionné pour être une activité dépendante tant dans ses finalités que dans ses modalités d'exercice. Il ne s'agit, certes, pas d'une activité serve dans la mesure où le prestataire de travail ne consent l'usage de sa force de travail que pour une période de temps limitée dans la journée et peut rompre ses attaches avec l'entreprise qui l'emploie. Mais cette liberté relative

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Dans La volonté de savoir, Michel Foucault montre que l'apparition de dispositifs disciplinaires modernes présuppose une modification sensible sinon majeure des relations patriarcales caractérisées, entre autres, par le droit de vie et de mort du père de famille sur les enfants, les femmes et les esclaves. Ce droit, en principe absolu, est peu à peu remplacé au cours de processus historiques complexes par un droit largement dépersonnalisé et exercé par des mécanismes de pouvoir pour gérer la vie. Le pouvoir ne fonctionne plus pour prélever tribut ou pour piller les richesses des autres, mais pour faire servir la vie des individus à une majoration des biens et des richesses. Il s'agit de bien gérer la vie et les corps, leur utilisation et leur reproduction, afin de les rendre disponibles pour la production et non pour la destruction...

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    Flexibilit du travail et plasticit humaine

    Jean-Marie VINCENT

    (Extrait de La crise du travail de Jacques Bidet et Jacques Texier (dir.), pp. 155-164, PUF, 1995. Louvrage, puis, rassemble les Actes du colloque organis par la revue Actuel Marx (PUF, CNRS, Paris-X) au Collge International de Philosophie, 28-29 janvier 1994.)

    Dans La volont de savoir, Michel Foucault montre que l'apparition de dispositifs disciplinaires modernes prsuppose une modification sensible sinon majeure des relations patriarcales caractrises, entre autres, par le droit de vie et de mort du pre de famille sur les enfants, les femmes et les esclaves. Ce droit, en principe absolu, est peu peu remplac au cours de processus historiques complexes par un droit largement dpersonnalis et exerc par des mcanismes de pouvoir pour grer la vie. Le pouvoir ne fonctionne plus pour prlever tribut ou pour piller les richesses des autres, mais pour faire servir la vie des individus une majoration des biens et des richesses. Il s'agit de bien grer la vie et les corps, leur utilisation et leur reproduction, afin de les rendre disponibles pour la production et non pour la destruction. Il n'y a pas disparition du droit donner la mort, mais il est dsormais li des conditions d'exercice bien prcises et on l'interprte comme un moyen de protger la vie. Le pouvoir de dominer ne se manifeste plus, pour l'essentiel, par des rites et rituels de soumission devant les autorits sacralises par la tradition, mais bien dans la captation grce des agencements disciplinaires, du pouvoir agir des individus. Le pouvoir de dominer se disperse et se diffuse dans l'espace social comme un biopouvoir, c'est dire comme un pouvoir qui dresse les corps et sanctionne les manquements aux rgles disciplinaires instaures pour assurer de bonnes gestions des vies humaines.

    Ces analyses de Foucault, comme celles de Surveiller et punir sur la micro-physique du pouvoir, ont une trs grande importance, parce qu'elles font comprendre que les phnomnes de pouvoir ne se rduisent pas l'tatique, mais sont prsentes dans tous les rouages de la socit et rglementent les conduites les plus quotidiennes. Cette considration vaut en particulier pour les relations et pratiques conomiques telles que Marx a tent de les dmonter dans son entreprise de critique de l'conomie politique. Marx n'ignore pas qu'il y a du pouvoir dans les relations conomiques et dans les relations de travail comme en font foi les dveloppements qu'il consacre aux conditions de la vente de la force de travail et au despotisme d'entreprise, mais il ne place pas les relations de pouvoir au centre de sa conception de la valorisation. De prime abord ce reproche peut paratre injustifi dans la mesure o les analyses sur la subsomption formelle et la subsomption relle des travailleurs sous le commandement du Capital ont voir avec le processus de cration de valeurs.

    Il faut bien voir, toutefois, que Marx ne cherche pas explicitement cerner le rle des phnomnes de pouvoir dans les oprations sociales qui donnent la forme valeur aux produits du travail. Or, pour que le travail humain produise de la valeur, il faut qu'une grande partie de l'agir des hommes soit captif, c'est dire chappe ceux qui agissent. Le travail producteur de valeur est effectivement du travail capt grce de multiples effets de pouvoir : il est conditionn pour tre une activit dpendante tant dans ses finalits que dans ses modalits d'exercice. Il ne s'agit, certes, pas d'une activit serve dans la mesure o le prestataire de travail ne consent l'usage de sa force de travail que pour une priode de temps limite dans la journe et peut rompre ses attaches avec l'entreprise qui l'emploie. Mais cette libert relative

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    (pour vivre il faut bien travailler) est accompagne de contraintes lourdes dans la vie de tous ceux qui sont des travailleurs dpendants. En concdant l'usage de sa force de travail, le salari abandonne en fait la matrise d'une partie essentielle de son temps, ce qui rejaillit sur le temps qui lui reste, qu'il soit temps de rcupration ou temps de loisir. La temporalit sociale est de fait domine par le dcoupage abstrait du temps de travail, c'est dire par le travail socialement ncessaire comme activit directrice des autres activits. Les individus, qu'ils le veuillent ou non, sont obligs d'insrer leurs propres rythmes vitaux, en leur faisant violence au besoin, dans les dispositifs temporels qui scandent les processus du devenir abstrait du travail (les horaires de travail et de transport, la fixation de la dure du travail, le pointage et le chronomtrage, la dure du sommeil, la dure des congs etc.).

    Cette domination du travail abstrait et de sa temporalit linaire abstraite se retrouve dans des dispositifs disciplinaires aussi essentiels que l'Ecole comme prparation au travail et que la prison (pour ceux qui refusent les contraintes du salariat). Elle se fait galement sentir dans la famille o l'activit de la mre, principalement tourne vers l'levage et la reproduction de la force de travail, se prsente comme un travail domestique harassant qui laisse peu de place pour des initiatives propres, surtout lorsque cette mre travaille de surcrot professionnellement. En d'autres termes, une partie capitale de la socit, dfavorise ds le dpart par des rapports sociaux de sexe encore marqus par le patriarcat est condamne un travail, ni en tant que tel et qui lui enlve en mme temps toute reconnaissance sociale vritable. Les femmes, enfermes dans le dispositif matriel et symbolique du foyer apportent en fait une triple contribution la production du travail abstrait : elles procrent et lvent la future force de travail, elles dchargent les hommes de beaucoup de tches ce qui les rend plus disponibles pour le travail salari , elles occupent enfin les emplois les plus subordonns et les moins bien rmunrs dans les usines, les bureaux et les administrations. L'abstraction sociale du travail pse de tout son poids sur elles.

    Cette scansion linaire abstraite du temps produit videmment beaucoup d'effets en dehors du domaine strict de la temporalit. L'espace, en particulier, est structur, bien des gards, par la production de la valeur et donc par le travail abstrait. Les flux de la valeur s'impriment dans l'espace comme zones d'habitation, zones de production, lieux de loisirs, mais aussi comme circulation des marchandises, des hommes, des informations. D'une certaine faon l'espace devient lui-mme abstrait et captif de la production de la valeur, et cela mme quand il est espace de loisir ou de repos (les loisirs ne sont pas souvent gratuits). Il est jalonn de signaux et de signes qui orientent, invitent faire ou ne pas faire, affirment la puissance du Capital sur le travail, fournissent des points de repre pour s'adapter aux flux mmes de la valeur. L'utilisation de l'espace est largement l'utilisation d'un espace mort, rserv des activits codes et estampilles. Il est cloisonn, fragment alors mme qu'il se donne pour illimit : il est champ d'action restrictif, parsem de barrires et d'impasses pour la plupart des humains. Il est aussi un espace risques : accidents du travail, accidents de la circulation, expulsions de l'espace habit, dgradation de l'environnement, pollution etc. L'espace en ce sens n'est pas seulement dploiement, il est enfermement vital dans de nombreuses circonstances.

    Ces dispositifs spatio-temporels de la production de valeur, qu'en reprenant la terminologie de Foucault, on pourrait appeler des biopouvoirs, n'atteignent toutefois leur pleine efficacit que grce aux processus et relations de pouvoir qui se cristallisent dans les processus technologiques. La technologie, en effet, ne doit pas tre saisie comme pure instrumentalit ou comme simple dmultiplication productive des efforts humains, elle est, surtout, activit multiforme du travail mort pour capter le travail vivant ou le nier dans sa concrtion. Elle est une sorte de mouvement permanent, de transformation processuelle qui dplace, faonne et refaonne le travail humain comme travail abstrait tout en dplaant ses propres frontires. Elle est pouvoir abstrait du Capital sur les hommes et la nature et se

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    constitue en univers ou milieu technique dont l'objectivit sociale tend son emprise sur l'objectivit naturelle en le transmuant. Elle peuple le monde et la socit d'objets anims, de systmes de machines dynamiques qui pntrent le quotidien et le monde vcu et exercent une vritable fascination sur les individus. Comme le dit Adorno un voile technologique semble masquer les mcanismes sociaux et les mcanismes de pouvoir. Les tres technologiques, qu'ils servent la production ou la consommation, fonctionnent trs souvent comme des substituts d'actions libres, non captes. Leur efficience pour supprimer partiellement la pnibilit du travail ou pour satisfaire certains besoins, leur permet de jouer un rle de compensation par rapport la relative impuissance du travail vivant capt.

    Le travailleur cern par tous ces dispositifs et agencements est bien sr, soumis des pressions constantes pour conduire sa vie selon la rationalit de la valorisation. Il lui faut chercher dvelopper et vendre dans les meilleures conditions possibles sa force de travail, s'il veut obtenir le droit de consommer les biens et services produits dans la socit et s'il veut jouir d'un minimum de reconnaissance sociale (et par l mme d'un minimum de protection sociale). Il doit donc exercer sur lui-mme des contraintes permanentes, s'opposer trs souvent a ses propres pulsions et rduire progressivement les attentes qu'il peut avoir par rapport la vie et par rapport la participation la socit. Il lui faut, en particulier, domestiquer ses propres souffrances en faisant passer son auto-affirmation par des sries successives d'auto-limitations et d'auto-ngations dans ses rapports avec autrui et dans sa recherche de sens. Le travailleur devient ainsi un dispositif de pouvoir sur lui-mme, un dispositif qui rtrcit la vision du monde et de la socit, produit et reproduit des orientations unilatrales dans de trs nombreux domaines. Dans ce cadre, il y a forcment restriction de l'exprience, comme l'ont bien vu Walter Benjamin et Theodor Adorno. La capacit dpasser le rptitif, dceler de la nouveaut derrire l'vnement, formuler des interrogations, ne peut en effet que s'tioler sous les coups que les individus s'infligent eux-mmes, en raison aussi d'une ccit impose pour se conformer la domination du travail abstrait. L'exprience ainsi rduite n'est plus gure qu'une succession de moments vcus qui ne donnent pas lieu une rorganisation des savoirs et des habitus . L'individu travailleur peut, bien entendu, se mettre la recherche de sensations nouvelles, de distractions qui dtournent de la monotonie quotidienne, il n'a que trs peu de moyens pour s'affranchir de la conduite rationnelle-obsessionnelle de la vie.

    La victoire du travail abstrait sur l'activit capte n'est toutefois jamais complte, parce que la captation ne peut jamais tre annihilation totale de la pluridimensionalit de l'activit humaine. Le travail abstrait est bien une instrumentation de la valeur qui absorbe de la force de travail, mais cette dernire n'est pas pure instrumentalit s'puisant dans de pures dpenses d'nergie physique et nerveuse. Sans doute, le travailleur aline-t-il pour un temps ses capacits d'agir, mais il ne s'en spare pas vraiment et il ne peut jamais les rendre tout fait conformes aux besoins du travail abstrait et du Capital. Dans le processus de production, il est, en fait, impliqu tout entier, parce qu'il ne peut agir sans mettre une dimension expressive dans ce qu'il fait, parce qu'il doit entretenir un dialogue avec sa propre activit et l'activit des autres, parce que sa confrontation avec les objets et les instruments de travail a des aspects cognitifs et affectifs qui dpassent les bornes de la situation de travail immdiate. Les contraintes qui psent sur l'activit de travail ne peuvent empcher que celle-ci fasse l'objet de multiples investissements ou contre-investissements contradictoires. Cela ne doit pas tonner puisque l'activit de travail relgue les autres formes d'activit dans le domaine du secondaire ou du contingent.

    Il y a invitablement de la subjectivit dans le travail et la domination du travail abstrait doit donc trouver des accommodements avec elle ou des faons de la contenir. Dans la phase du machinisme et de la grande industrie, et surtout dans la priode d'apoge taylorienne, la subjectivit est apparemment nie ou neutralise. Elle est en ralit tolre et intgre sous une double forme, sous la forme de procs d'identification individuels au poste

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    de travail (pour ne pas se dvaloriser soi-mme), sous la forme de procs d'identification collectifs au travail comme producteur des richesses de la socit. Il y a l, un paradoxe ; les processus subjectifs l'oeuvre dans les activits de travail aboutissent une sorte de sacralisation du travail salari dpendant, c'est dire un ddouanement de la domination du travail abstrait. Le mouvement ouvrier sous sa forme classique (syndicats, partis socialistes, partis communistes) s'est lui-mme enlis dans ce pige. Il a, certes, par ses luttes, impos le compromis fordiste et l'Etat-Providence (celui de la protection sociale), mais il ne s'est pratiquement pas proccup des oprateurs de domination l'oeuvre dans les procs de travail. Il ne s'est pas beaucoup proccup non plus des effets de redoublement des bio-pouvoirs que pouvaient avoir ses propres structures, et des conceptions de la transformation sociale centres sur la promotion du travail salari dpendant et non sur la ds-abstraction et la libration des activits captes.

    Le rveil est aujourd'hui douloureux. La crise du mouvement ouvrier, de ses modes d'organisation et d'encadrement est profonde et irrversible. Le capital comme rvolution permanente est en train de bouleverser les relations de travail et les relations sociales en bousculant les quilibres auxquels on s'tait habitu. Depuis plus d'une dcennie le rapport salarial protg dans le cadre de l'Etat-Providence est en train de se dliter pour cder la place un rapport salarial marqu par l'intermittence et la prcarit, le rapport salarial flexible. Il faut pourtant se garder de ne voir que les effets destructeurs de cette offensive : l'activit capte et absorbe sous forme de travail abstrait est en voie de mutation profonde, de mme que les dispositifs et agencements du pouvoir qui contribuent sa captation. Si l'on essaye de cerner ce qu'il y a de nouveau aujourd'hui, on est conduit s'interroger sur les relations qui s'tablissent entre la subjectivit des travailleurs et leurs activits dans la production. Pour ceux qui travaillent dans des secteurs post-tayloriens, une premire constatation s'impose : on leur demande plus d'initiative et on leur accorde plus d'autonomie dans l'organisation du travail et de la production (participation aux micro-dcisions). En d'autres termes, il s'agit moins de capter des activits, des chanes d'actions rglementes, rpertories et homognises que djouer sur des activits mobiles, souvent htrognes dans le temps et dans l'espace, mais le plus souvent interdpendantes et complmentaires.

    Dans un contexte de progrs technique trs rapide, les rapports la technologie se modifient eux aussi en profondeur. Les systmes de production automatiss sont faits de travail mort de plus en plus complexe et contrlent de plus en plus d'oprations et d'enchanements d'oprations. Ils ne sont pas simplement des ensembles de machines, mais aussi des systmes volutifs, perfectibles en fonction des transformations de la demande et d'innovations programmes. Les systmes de production baignent en fait dans le monde de la techno-science, celui o la production des connaissances devient un lment essentiel de la production des biens et services. C'est pourquoi ils ont besoin d'avoir face eux des hommes aux qualifications volutives, des qualifications qui se dplacent rapidement. Les capacits des travailleurs largir leurs savoirs, qu'ils soient acquis sur le tas ou dans des systmes de formation, deviennent ainsi une caractristique dcisive de la capacit de travail en gnral. Il n'est pas exagr de dire que la force de travail se prsente de plus en plus comme force intelligente de raction des situations de production changeantes et l'affleurement de problmes inattendus. Peut-on en tirer la conclusion que l'autonomie des hommes au travail par rapport aux processus technologiques s'en trouve grandement majore ? Ce serait aller trop vite en besogne et cela pour plusieurs raisons. Dans les secteurs de pointe, la technologie se fait, sans doute moins prescriptive pour les travailleurs (gestes, rythmes), mais prdtermine largement comment il faut travailler en crant des conjonctures de travail o s'infiltrent en mme temps des considrations de march et de rentabilit financire. Elle produit donc toujours des effets de domination sur les individus au travail en prolongeant les processus disciplinaires qui n'ont pas disparu des entreprises et des sites de production. Il ne

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    faut pas oublier non plus qu'il y a toujours une division trs nette des tches dans la production (de biens et de services), division entre tches d'laboration des stratgies, de conception des programmes de production d'un ct, tches d'excution des orientations retenues par le management d'un autre ct. Cette division est d'ailleurs garantie par des dispositifs de domination spcifiques, monopolisation de certains flux informationnels, contrle de certains canaux de communication, cloisonnement des relations entre les travailleurs etc., qui constituent une vritable micro-technique cognitive-communicationnelle du pouvoir.

    Il est par suite impossible de parler aujourd'hui d'une mancipation, mme rampante de l'activit capte par rapport l'abstraction du travail. On a d'autant moins le droit de le faire que la flexibilisation actuelle du travail reprsente un extraordinaire oprateur de domination qui ramne sans cesse les activits de production dans des agencements de dpendance et de subordination. Il y a, bien sr, une flexibilisation qu'on pourrait qualifier d'ascendante, celle qui joue sur la formation et re-qualifie les salaris pour les envoyer dans de nouvelles occupations. Mais dans la plupart des pays occidentaux cette mobilit ascendante du travail ne concerne qu'une fraction minoritaire des salaris et la flexibilit qui est la plus pratique est celle de la prcarisation de l'emploi, des licenciements conomiques et du chmage. Le capital appuy sur la techno-science dtruit plus d'emplois qu'il n'en cre, il expulse et refoule de la production et du secteur des services des couches de plus en plus nombreuses. Il n'est gure de milieux qui soient pargns par cette menace du chmage, puisque mme cadres moyens et suprieurs sont atteints leur tour. Le chmage et l'emploi prcaire tendent ainsi s'inscrire dans le rapport social au mme titre que le travail : les priodes de prosprit conomique ne font que trs peu diminuer le nombre des chmeurs alors que les phases de rcession le font progresser trs rapidement.

    Cela dit, les consquences de cette constitution d'un salariat et d'une socit de rserve ne sont pas toutes favorables pour le Capital. En faisant du non-emploi une certaine forme de normalit, il dtruit beaucoup d'quilibres sociaux anciens sans qu'apparaissent simultanment des quilibres nouveaux. Le chmage massif d'hommes d'ge mr branle srieusement les dispositifs d'autorit dans la famille (rapports entre sexes, rapports entre gnrations), parce que les chmeurs peuvent difficilement assumer certains rles masculins traditionnels (pre de famille, donneur d'orientations). Cela signifie que certains comportements fminins autonomes et non conformes peuvent plus facilement jouer tant sur les hommes que sur les enfants. La famille nuclaire est sans doute toujours un refuge : elle est de moins en moins un facteur de stabilit et de cristallisation de rles bien dtermins. En son sein, la socialisation primaire devient largement dsordonne, et ne dispose plus de modles stables. Les relations interindividuelles et intersubjectives deviennent flottantes et droutantes pour beaucoup d'individus dans ce climat d'incertitude.

    Dans beaucoup de secteurs sociaux, le monde vcu, pour reprendre le terme de la sociologie phnomnologique (Alfred Schtz), est en train de se fissurer. Les vidences quotidiennes, le monde familier des pratiques qui vont de soi, des comportements que l'on est en droit d'attendre, des savoirs qui rassurent, des sagesses qui disent ce qu'il convient de faire tel moment et en tel lieu, sont remis en question. Les points de repre qu'il fournit, perdent de leur apparente solidit et beaucoup se demandent s'ils peuvent se fier encore ce qu'ils croyaient tre des rfrences inbranlables. Le monde vcu se fait en partie menaant et se charge de mfiance. Il se fragmente, dstructure les temporalits quotidiennes, obscurcit l'avenir et s'assombrit fortement. Il s'ensuit qu'il n'est plus un arrire-plan scurisant pour des individus qui chercheraient se raliser. On peut au contraire penser que sa fissuration et les craintes qu'il vhicule, rendent l'ide mme de ralisation de soi-mme problmatique. Pour beaucoup de jeunes, pour les chmeurs, pour les travailleurs intermittents, il n'est videmment pas question de voir dans le travail un moyen de ralisation. Mais, en mme temps, il leur est

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    trs difficile de trouver une sphre de ralisation dans l'expressivit et dans les relations intersubjectives dans la mesure o ils n'ont pas souvent leur disposition les moyens culturels et les ressources subjectives pour articuler des projets de vie.

    Des fractions importantes de la socit se trouvent par l mises en dehors des formes dominantes de l'agir et des formes de vie lgitimes (se soumettre au monde merveilleux de la marchandise). Il peut en consquence y avoir des failles dans la clture idologico-culturelle du monde du travail abstrait. La socit capitaliste n'est plus ce mcanisme bien huil qui paraissait capable de tout intgrer et absorber au point de transformer les hommes en purs supports du travail et de la marchandise. Elle refoule, expulse, met au rebut plus qu'elle ne l'a jamais fait. Il n'est, en ce sens, pas impensable que des couches non ngligeables puissent tre amenes mettre en question les abstractions relles qui dominent la socit en essayant d'explorer et d'exprimenter autrement cette dernire. Il ne faut pourtant pas se dissimuler que la constitution d'une sphre authentique des expriences et des exprimentations sociales ne peut se faire seulement avec du ngatif. Il faut en fait que le ngatif puisse s'articuler du positif, des pratiques d'autonomie dans le travail, des relations solidaires dans les rapports interindividuels et de groupe, ce qui n'est pas donn l'avance.

    Il faut, plus prcisment, que des moments de l'activit, des squences d'action sortent au moins en partie des dispositifs de l'abstraction et permettent d'opposer l'activit capte des activits autres se situant dans des temporalits diffrentes. Dans le travail il faut retrouver tout ce qu'il peut y avoir d'activits contraries, de multi-dimensionnalit l'oeuvre derrire l'activit apparemment pleine et affirme qui se transforme en travail abstrait. Il faut, en bref, jouer sur les discontinuits de l'activit, sur tout ce qui ne se laisse pas enfermer dans les limites du rapport de travail et de sa dynamique monologique. Cela implique que la sphre du travail soit mise en relation avec les sphres du non-travail dans une perspective de r-appropriation de l'agir et de construction de liens sociaux nouveaux. La hirarchisation rigide des activits partir du travail rendu abstrait doit en fait, tre renverse pour laisser la place des priorits ouvertes des pondrations nouvelles. Il faut notamment que le non-travail dans sa diversit cesse d'tre subordonn au travail. Il faut aller vers un horizon o travail et non travail se fconderont rciproquement et feront apparatre une nouvelle notion de richesse sociale (richesse et complexit des changes humains) en lieu et place de l'accumulation de valeurs.

    Si l'on veut aller dans ce sens, il faudra procder ncessairement un renversement copernicien dans le domaine de l'action collective. Elle ne peut plus tre dirige par de grandes machines bureaucratiques imposant des mots d'ordre et des consignes d'en haut qui unifient en nivelant la diversit et alignent les actions communes sur la dfense quasi exclusive de la marchandise force de travail (sa valorisation contre la valorisation du Capital). L'action collective doit se faire synthse du multiple, intgrer de nombreuses dterminations de l'agir qui ne sont pas prises en charge par les seules revendications matrielles. L'action collective ne peut en effet ignorer les relations que les individus entretiennent avec leur environnement, les rseaux d'interaction dans lesquels ils sont insrs, les milieux et les formes de vie o ils dploient leurs activits. La formulation d'objectifs collectifs doit elle-mme tre le fruit d'laborations complexes, d'changes interindividuels et d'changes entre groupes pour permettre au plus grand nombre de se retrouver dans les mobilisations. Toutes proportions gardes, il faut que les inquitudes, les impasses, mais aussi les pousses de l'agir des uns et des autres puissent s'exprimer et se traduire en termes de transformation de l'activit et de dcrochage par rapport la valorisation et ses ftiches.

    Beaucoup de choses dpendront, bien sr, des effets des actions collectives sur les oprateurs de domination, de leur capacit crer des espaces o s'tablissent de nouvelles connexions au monde et la socit, o se construisent de nouveaux mondes vcus. La rflexion du dernier Foucault va dans ce sens qui postule que les procdures et dispositifs

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    disciplinaires d'assujettissement pourraient perdre de leur efficacit, laissant ainsi la porte ouverte des processus de subjectivation (formation d'individus moins domins). Il faut cependant faire attention que les procs dits aujourd'hui d'individualisation sont profondment ambivalents et qu'ils sont en particulier marqus par ce qu'on peut appeler des oprateurs d'isolement, dont le principal, celui de la valorisation individuelle pousse des formes monadiques et paranoaques d'auto-ralisation. Dans sa qute du sens et de l'identit l'individu fascin par les ftiches de la valeur refuse de voir que sens et identit ne sont pas de purs produits subjectifs, mais sont aussi des rapports et la rsultante d'changes complexes (intersubjectifs et sociaux). C'est pourquoi il est impossible de suivre Alain Touraine lorsqu'il discerne dans les processus actuels de subjectivation un vritable mouvement social. On serait au contraire tent de dire que les ambiguts de la subjectivation ne pourront tre dpasses que par des mouvements sociaux efficaces contre les oprateurs d'isolement et contre les abstractions relles .

    En effet les conditions dans lesquelles sont placs les individus et les conditions dans lesquelles peuvent se manifester leurs subjectivits ne sont gure propices des affirmations univoques de subjectivation. Pour reprendre un thme de Lo Lventhal, il y a beaucoup de mcanismes qui produisent de l'analyse rebours (au sens psychanalytique), par exemple, se mettre l'abri de l'autorit, s'identifier des chefs, s'agresser soi-mme parce que l'on se sent agress, refuser d'affronter les problmes essentiels. L'largissement du champ d'action des individus, leur autonomie croissante drangent beaucoup de dispositifs de pouvoirs, mais les rvoltes spontanes et les remises en question ne peuvent avoir des effets relativement durables que si les mcanismes rgressifs sont contre-battus par la dynamique mme de l'action dans les mouvements sociaux. En d'autres termes, les mouvements sociaux comme les organisations qui y participent doivent rompre avec les formes pathognes-paternalistes d'encadrement. Les individus ne peuvent librer de l'agir que s'ils se transforment dans et par l'action, que s'ils largissent leur horizon de vie et d-mercantilisent leurs changes.

    Ces quelques rflexions devraient faire mesurer quel point la flexibilit actuelle du travail est une atteinte la plasticit humaine, la polymorphie de l'agir en mme temps que la manifestation d'un capitalisme qui n'a plus de garde-fous et se dtache de ses propres prsuppositions. Le Capital produit en dtruisant de plus en plus et le moment de son triomphe sur le socialisme rel est maintenant suivi du moment o l'on voit toutes les pulsions de mort qui le travaillent.