Jean Frere Philosophie Des Emotions

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    RE

    Vivre sereinement ses motions :la voie des philosophes

    O situer la joie de vivre? Comment donner un sens plus juste nos mille motions, dsirs, passions?Pour avancer sur ce chemin, laissez-vous emporter par le tourbillon des turpitudes a ectives mis en scne par les hros tragiques puis analys par les philosophes de lAntiquit. Partez sur les traces de la colre dAchille, de la douleur dAntigone, du dsespoir de Mde, de lesprance dUlysse. Plongez dans ce fouillis grandiose et redoutable des passions, apprenez les utiliser et faites-en votre force. Inspirez-vous ensuite des sages et des philosophes : Dmocrite, Hsiode, Platon, Aristote, picure et les Stociens. En suivant leurs conseils pour endiguer les dsirs trop violents et les passions trop fortes, apprivoisez les motions qui vous envahissent et ne laissez plus les chances de bonheur passer!

    Jean Frre a t professeur de philosophie luniversit de Strasbourg et participe aux travaux du centre Robin (Paris-IV Sorbonne). Spcialiste de la pense grecque, il est reconnu internationalement.

    135 x 210 10,5 mm

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    : G54

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    ISBN

    : 97

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    Philosophiedes motions

    Mieux vivre avec la philosophie

    Les sages nous aident en faire bon usage

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  • Philo

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    RE

    Vivre sereinement ses motions :la voie des philosophes

    O situer la joie de vivre? Comment donner un sens plus juste nos mille motions, dsirs, passions?Pour avancer sur ce chemin, laissez-vous emporter par le tourbillon des turpitudes a ectives mis en scne par les hros tragiques puis analys par les philosophes de lAntiquit. Partez sur les traces de la colre dAchille, de la douleur dAntigone, du dsespoir de Mde, de lesprance dUlysse. Plongez dans ce fouillis grandiose et redoutable des passions, apprenez les utiliser et faites-en votre force. Inspirez-vous ensuite des sages et des philosophes : Dmocrite, Hsiode, Platon, Aristote, picure et les Stociens. En suivant leurs conseils pour endiguer les dsirs trop violents et les passions trop fortes, apprivoisez les motions qui vous envahissent et ne laissez plus les chances de bonheur passer!

    Jean Frre a t professeur de philosophie luniversit de Strasbourg et participe aux travaux du centre Robin (Paris-IV Sorbonne). Spcialiste de la pense grecque, il est reconnu internationalement.

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    : 97

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    J e a n F r r e

    Philosophiedes motions

    Mieux vivre avec la philosophie

    Les sages nous aident en faire bon usage

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  • Philosophiedes motions

    Les sages nous aident en faire bon usage

  • Groupe Eyrolles61, bd Saint-Germain75240 Paris Cedex 05

    www.editions-eyrolles.com

    Le Code de la proprit intellectuelle du 1

    er

    juillet 1992interdit en effet expressment la photocopie usage col-lectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratiquesest gnralise notamment dans lenseignement, provo-quant une baisse brutale des achats de livres, au pointque la possibilit mme pour les auteurs de crer desuvres nouvelles et de les faire diter correctement est

    aujourdhui menace. En application de la loi du 11 mars 1957, il est inter-dit de reproduire intgralement ou partiellement le prsent ouvrage, surquelque support que ce soit, sans autorisation de lditeur ou du CentreFranais dExploitation du Droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins,75006 Paris.

    Groupe Eyrolles, 2009ISBN : 978-2-212-54439-8

    Chez le mme diteur :

    Balthasar Thomass,

    tre heureux avec Spinoza

    ric Hamraoui,

    La philo sort de la bouche des enfants

    Eugnie Vegleris,

    Vivre libre avec les existentialistes

    Eugnie Vegleris,

    Des philosophes pour bien vivre

    Gilles Prodhomme,

    Sexercer au bonheur, la voie des stociens

    Xavier Pavie,

    LApprentissage de soi

  • Jean Frre

    Philosophiedes motions

    Les sages nous aident en faire bon usage

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    Sommaire

    A

    VANT

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    PROPOS

    ...................................................................1

    I

    NTRODUCTION

    :

    Petite grammaire des motions

    ..........3Les motions................................................................3Le dsir.........................................................................6La passion ....................................................................7Le sentiment.................................................................7

    Dun moraliste moderne aux penseurs anciens

    .............8

    Ce que sages et philosophes nous disentdes motions

    ......................................................................10

    Lmotion dramatique ...............................................11Lmotion que lon peut dominer.............................12Lmotion conserver ...............................................12

    P

    REMIRE

    PARTIE

    motions, dsirs, passionschez le hros tragique

    La colre tragique chez Homre

    ....................................17

    Les colres dAchille..................................................17

    La tristesse tragique chez Eschyle

    ..................................23

    Tristesse et anantissement des Perses ....................23

    Le chagrin tragique chez Sophocle

    ................................27

    La douleur dAntigone...............................................27

    Lamour tragique chez Euripide

    .....................................32

    Le dsespoir de Mde .............................................32

  • Philosophie des motions

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    Lespoir surhumain chez Homre

    ..................................37

    La folle esprance dUlysse.......................................37Lmotion tragique.....................................................44

    D

    EUXIME

    PARTIE

    motions, dsirs, passionschez lhomme du quotidien

    Petit rpertoire des motions quotidiennes

    ..................47

    Les motions et passions violentes ..........................47Les dsirs inaboutis ou cachs .................................48Les pesantes inerties..................................................49

    Vers une vie apaise : le rle des sages

    ........................50

    Lexistence des sages.................................................50Imiter le sage .............................................................51

    Les motions vues par un sage : Thophraste

    .............52

    Lambitieux.................................................................52Lorgueilleux ..............................................................53Le vantard ..................................................................54Le peureux.................................................................55

    Prceptes et tmoignages de quelques sages

    ...............56

    Solon et lharmonie ...................................................57Thals, savoir et sagesse ...........................................59Hsiode, travail et justice ..........................................62

    Entre sagesse et philosophie

    ...........................................66

    Dmocrite, lallgresse du cur...............................66

    Les sagesses

    .......................................................................74

    T

    ROISIME

    PARTIE

    Les systmes philosophiques grecs et latins :une invitation vivre sereinement

    Ardeur et dsirs chez Platon

    ...........................................81

    Le Gorgias : le dsir effrn dacqurir ...............82

  • Sommaire

    VII

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    Le Phdon : le dsir et la guerre..........................86 Le Banquet : le dsir daimer ...............................87 La Rpublique (I VII) : de la structurede lme lharmonie dans les cits ........................90 La Rpublique (VIII X) : le dsir avideau cur des cits mal gres ...................................96Le Philbe , les plaisirs du corps et le plaisirde savoir ..................................................................105Le Phdon , langoisse de la mort.......................107

    Lthique des motions chez Aristote

    .......................... 110

    Les trois catgories de biens chez Aristote ............111Les deux parties de lme .......................................113

    Hdonisme et matrialisme chez picureet Lucrce

    ......................................................................... 125

    picure, le plaisir entre sant et ataraxie ...............125Lucrce, la critique des vanits...............................133

    Fermet et grandeur dme chez les Stociens

    .......... 138

    Les passions .............................................................138Les bonnes affections ..............................................141La colre...................................................................141La jalousie ................................................................144La tristesse dautrui ..................................................145La tristesse sur soi....................................................145La vertu et les vertus ...............................................146Comme un promontoire .........................................146Un thtre ................................................................147Les grands systmes ................................................147

    C

    ONCLUSION

    ..................................................................149

    B

    IBLIOGRAPHIE

    ...............................................................151

    I

    NDEX

    DES

    NOTIONS

    .......................................................155

    I

    NDEX DES NOMS PROPRES .............................................159

    TABLE DES MATIRES ......................................................163

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    Avant-propos

    Nous sommes des tres dmotion, de dsir, de pas-sion. Il existe assurment des motions douces, desdsirs utiles pour vivre. Mais la plupart du temps, nosmotions, nos dsirs, nos passions nous troublent aupoint de nous mettre mal laise ou de nous rendreferms lgard des autres. Nous sommes aussi sanscesse en train de subir les motions, les passions et lesdsirs des autres. Esclaves de nos motions et victimesde celles des autres, nous souffrons pendant que lavie, avec ses chances de bonheur, passe

    Depuis toujours et dans tous les coins du monde, lespotes dcrivent les dsastres causs par nos motionset passions excessives et ils nous disent comment lesapprivoiser. Fortement soumis aux turpitudes affecti-ves, les peuples grec et romain furent jadis le terreauremarquablement fertile dune multiplicit foisonnanteduvres potiques dcrivant colres, terreurs, amours,humiliations, enthousiasmes. Les uvres philosophi-ques, quant elles, envisagrent plus systmatique-ment la fois une analyse de lme humaine et unerflexion sur les moyens de nous librer de ce qui nousasservit ou nous rend nuisibles.

    lorigine de la place que nous accordons chaque jouraux motions et aux passions, il savre utile, voireindispensable, de remonter au rle que les Anciensleur attriburent. Nous allons donc entreprendre en cet

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    ouvrage un voyage travers les faons dont les Grecset les Latins vivaient, combattaient, utilisaient leursmotions et leurs passions. Dans ce parcours, nousrencontrerons ce quont de colossal la colre dAchille,le dsespoir de Mde, la nostalgie dUlysse. Nous ren-contrerons aussi les rflexions des sages, puis la mdi-tation de Platon sur lardeur, dpicure sur le plaisir, deSnque sur la colre.

    Chemin faisant, grce ce retour sur les Anciens, nouscomprendrons combien la rgulation de lnergieaffective est, aujourdhui comme jadis, lune des con-ditions du bien-tre personnel et des relations fertilesavec autrui.

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    Introduction

    Petite grammaire des motions

    Une part considrable de notre conscience est consti-tue par ce que nous appelons laffectivit ou encorela sensibilit. Entre la spontanit fruste des instinctset des besoins et lnergie lumineuse de lintellect etde la volont, la conscience comporte le vaste entourdes motions, des dsirs, des sentiments et des pas-sions. Ces actes ou ces ractions de la conscience,sous la dpendance du plaisir ou de la douleur, sont lhorizon des grandes joies ou des profondes tristessesde lhomme. Mais il convient avant tout de se mettredaccord sur une terminologie commune.

    Les motions

    Lmotion est trouble de la conscience, tantt positif ettantt ngatif. Il sagit dun trouble brusque et plus oumoins momentan accompagn de manifestationsphysiques. Ainsi nous plissons de peur et nous rou-gissons de honte, nous sommes surexcits de joie

    Les motions pnibles et nfastes

    Les motions de la colre, de la peur, de la tristesse etde la honte occupent une place centrale dans notre

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    conscience. Nous les ressentons comme une diminu-tion de notre tre et une menace pour notre quilibre.Elles peuvent perturber nos relations avec les autres etporter atteinte notre lien avec la socit. Ce sont desmotions lourdes vivre, autant pour soi que pour lesautres.

    La colre

    La colre est un violent mcontentement accompagndagressivit. La colre en ses multiples facettes cour-roux, emportement, exaspration, fureur, haine, irrita-tion, rage est une motion pnible supporter. Dansla colre sanguine, on grince des dents, on crie, onhurle ; dans la colre froide, on montre les gros yeux, laparole se fait monocorde. Dans lirritation, on exprimedsaccord, impatience, menaces. Dans la haine, lirri-tation sajoute le souhait du malheur de lautre

    La peur

    La peur est la prise de conscience dun danger rel ouimaginaire. La peur en ses divers versants angoisse,crainte, effroi, pouvante, frayeur, terreur, panique,phobie, rpulsion est une motion galement trspnible supporter. Nous tremblons de peur, noustouffons dangoisse, nous sommes ptrifis dpou-vante. Nous sommes blancs de frayeur, transis deffroi.Dans la panique, la peur sajoute laffolement quicontamine les autres

    La tristesse

    La tristesse est une insatisfaction et un malaise diffusqui envahissent la conscience. Cette motion calme etdurable, en ses multiples aspects peine, chagrin,abattement, dception, affliction, nostalgie est aussi

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    particulirement pnible supporter. On a le curserr de peine ou de chagrin, labattement moussenotre nergie, la dception nous replie sur nous-mmes. Dans laffliction, la tristesse atteint un tel degrque nous voici immobiliss

    La honte

    La honte est la perception dune mise en dfaut per-sonnelle. Cette motion, en ses diffrents versants latimidit, la pudeur, lhumiliation , nous met particuli-rement mal laise. Il nous arrive de nous sentir mourirde honte, en tout cas nous dsirons tout bonnementdisparatre. Par timidit, nous nosons pas entreprendrecela mme que nous souhaitons, la pudeur est cettegne qui nous pousse nous cacher. Dans lhumilia-tion, notre honte est davoir t rabaisss

    Les motions heureuses

    Plus attentifs nos motions pnibles, nous vivonscependant bon nombre dmotions positives avec desversants heureux. La joie de la russite, ladmirationdevant la beaut, lenthousiasme des grandes entre-prises et lespoir sont souvent le soutien dune exis-tence bien mene. Au demeurant, quand certainesmotions pnibles sont au service de causes valables,elles contribuent notre quilibre et notre bien-tre.Ainsi, il existe une colre clairante, des craintes bienfondes, une honte qui fait avancer.

    La joie

    La joie est une vive satisfaction de lme faisant suite un vnement heureux, attendu ou imprvu. Cettemotion saccompagne souvent de manifestations

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    physiques. Nous bondissons ou pleurons de joie,notre cur palpite, nos poumons se dilatent. La joieextrme nous enivre

    Ladmiration

    Ladmiration est une intense satisfaction face quel-que chose que nous ressentons comme grandiose,quil sagisse dun exploit, de la beaut dune ralit oudune uvre, de la force dune pense ou dun carac-tre. Cette motion peut saccompagner dune sortedimmobilisation, car nous sommes stupfaits de noustrouver face une dimension suprieure. Ladmirationextrme nous laisse sans voix

    Lenthousiasme

    Lenthousiasme est une exaltation de lme face unesituation qui dpasse nos esprances. Cette motion,dont le nom signifie tre possd par un dieu , noustransporte hors de nous en nous inspirant le dsir denous dpasser. Dans lenthousiasme extrme, noussommes comme hors de nous-mmes, aspirs parquelque chose de plus grand.

    Le dsir

    Le dsir est la tendance consciente tourne vers ceque lon aimerait possder et que nous prouvons lafois comme un manque et une tension. En lui-mme,le dsir nest ni bon ni mauvais, il prend sa valeur enfonction de la fin vise. Dsirer se venger, voler, tuerconstitue une des orientations possibles et fort rpan-dues du dsir. Dsirer aider son prochain est assur-ment aspiration plus satisfaisante moralement. Le dsirest le substrat de la plupart de nos motions. Tantt

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    dsir frustr, suscitant la haine ou la tristesse. Tanttdsir satisfait, suscitant plaisir, joie, enthousiasme.chappent cette relation avec le dsir les motionssurgissant face limprvu : par exemple, dans la peur( la guerre ; dans un incendie) ou dans lmerveille-ment esthtique (merveillement face une peinture,une uvre potique, une musique).

    La passion

    Les passions sont des dsirs qui entranent une rupturedquilibre dans notre conscience. Lavare ne songequ son argent, le joueur ne sintresse qu son jeu,lamoureux ne pense qu ltre quil aime, le jaloux estobsd par ceux quil envie. Tout ce qui nest paslobjet de sa passion semble indiffrent au passionn.Ce qui lui rappelle lobjet de sa passion fait surgir enlui de multiples et fortes motions. Les passions agitentlventail des motions ; avec les passions, les mo-tions senveniment. Peur, colre, abattement, enthou-siasme accompagnent le tumulte des passions.

    Le sentiment

    Le sentiment est un tat psychique durable. Aprslexplosion dans linstant quest lmotion, aprs la fi-vre quest la passion, le sentiment est lexpression dundsir qui dure dans le temps. Avec le sentiment, lindi-vidu passe un autre registre de laffectivit, un regis-tre moins tumultueux. Ainsi, lmotion de colre semue en forte antipathie, labattement se fait chagrin,lamour fou devient amour tendresse.

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    Dun moraliste moderneaux penseurs anciens

    Chez un certain nombre dcrivains modernes, duXVIIe au XXe sicle, on trouve prsentes de subtiles tu-des de ces diffrents aspects de laffectivit en tantquils suscitent le blme. Cest ainsi que, dans le sillagede Thophraste1 qui dcrivit avec finesse la diversitdes caractres humains, La Bruyre, au XVIIe sicle, asu manier la satire contre les multiples formes dedsirs excessifs. Sa critique alerte et dsabuse porte, travers ses contemporains quil attaque, sur lhommede tous les temps. Donnons un rapide florilge.

    Voici lavide forcen dargent.

    Il est un La Bruyre acerbe : Fuyez, retirez-vous : vousntes pas assez loin. Je suis, dites-vous, sous lautretropique. Passez sous le ple et dans lautre hmis-phre, montez aux toiles, si vous le pouvez. My voil. Fort bien, vous tes en sret. Je dcouvre sur la terreun homme avide, insatiable, inexorable, qui veut, auxdpens de tout ce qui se trouvera sur son chemin et sarencontre, et quoi quil en puisse coter aux autres,pourvoir, lui seul, grossir sa fortune et regorger debiens.

    Il est un La Bruyre mordant : Un bon financier nepleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfants.

    1. Disciple dAristote, IVe-IIIe sicle avant J.-C.

  • Dun moraliste moderne aux penseurs anciens

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    Voici lhomme avide de slever et son gocentrismedmesur.

    Il est un La Bruyre caustique : Les passions tyranni-sent lhomme et lambition suspend en lui les autrespassions et lui donnent pour un temps les apparencesde toutes les vertus. Ce Tryphon qui a tous les vices, jelai cru sobre, chaste, libral, humble et mme dvot :je le croirais encore sil neut enfin fait sa fortune.

    Il est un La Bruyre percutant : Du mme fondsdorgueil dont on slve firement au-dessus de sesinfrieurs, lon rampe vilement devant ceux qui sontau-dessus de soi. Cest le propre de ce vice qui nestfond ni sur le mrite personnel ni sur la vertu, maissur les richesses, les postes, le crdit, de nous porter ga-lement mpriser ceux qui sont moins que nous decette espce de bien et estimer trop ceux qui en ontune mesure qui excde la ntre.

    Donner voir de faon image et moqueuse le scan-dale de tel ou tel dsir excessif et, de ce fait, blmableest une esquisse de perspectives sages. Mais ce nestquesquisse. Bien mieux quun La Bruyre en ses rapi-des portraits bigarrs, les Grecs et, dans leur sillage,les Latins ont su, avec profondeur, discerner tout ceque comportait dhorreur mais aussi de grandiose cedomaine ambigu quest celui de la conscience dsiranteet passionne, ou celui des grandes motions, avantden venir montrer comment il est possible de jugulerce qui est excs nfaste ou dencourager les motionset dsirs de valeur. Cest sans doute ce que nous signifieMarguerite Yourcenar quand elle crit : Presque toutce que les hommes ont dit de mieux a t dit en grec1.

    1. Mmoires dHadrien.

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    Ce que sages et philosophes nous disent des motions

    Les Anciens nen restaient pas la simple satire veni-meuse et pittoresque des dsirs excessifs ou lvoca-tion des troubles graves quapportent bien des motions la manire dauteurs tels que La Bruyre. Les Ancienstudirent avec extrme attention comment ordonner,grouper, classer et juger la multiplicit considrablequtait celle des dsirs, des passions, des motions.Potes, dramaturges, philosophes, par-del le triomphede la raison, se sont penchs avec beaucoup de pn-tration sur ce fouillis grandiose et redoutable des pas-sions. Le dsir excessif de richesse ou les pniblesdbordements de la colre nen sont quun aspect parmibien dautres.

    Abordons leur suite la place quil faut accorder auxmotions dans une vie heureuse. Les Grecs donnrentle branle. Les Latins suivirent. En Grce, Homre, lespotes tragiques Eschyle, Sophocle, Euripide ouvri-rent la route par la mise en scne de passions terriblesen leur dchanement violent (la colre, la tristesse,lamour). Puis surgirent dadmirables sages qui cher-chaient comment, avec et par-del les motions, parve-nir la srnit : Solon, Hsiode, Socrate, Dmocrite.Vinrent ensuite les grands philosophes : Platon, Aris-tote, picure, les Stociens. Rome, les philosophes,inspirs des Grecs, poursuivirent la tche : Cicron,Lucrce, Snque. Ils nous disent comment utiliser lesmotions et les passions dans la recherche du bonheur.

  • Ce que sages et philosophes nous disent des motions

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    Lmotion dramatique

    En leur souci de juste mesure pour eux-mmes etpour tous , les Grecs sinsurgrent dabord contre lesdsirs meurtriers et les motions invincibles caract-risant la monstruosit de leurs hros piques et tragi-ques. Premier groupe dmotions et dsirs : ceux quirestent sans remde. On retiendra la colre furieusedAchille dans lIliade dHomre, la haine meurtrire deClytemnestre contre son poux dans les trois tragdiesdEschyle1. On songera laccablement extrme deTlmaque tout lattente sans grand espoir du retourtant souhait de son pre2. On voquera la dceptionattriste face lchec de leurs projets dans la vie mal-heureuse de Promthe, dans celle dAntigone et dansla dfaite des Perses. Accablements totalement irrm-diables, souvent meurtriers.

    ces motions radicalement insurmontables viennentsassocier les dsirs en leur versant le plus dlirant.Dsir dtre aime chez Mde ou chez Phdre, dsirde vengeance chez Oreste et lectre, dsir danantis-sement de Troie chez les Grecs victorieux.

    Ces motions, ces dsirs et ces passions, qui caractri-sent les tempraments hroques de lpope et de latragdie et leurs dramatiques excs, sont sans remde.Aucun conseil sage nest accept ni Thtys danslIliade, ni les personnages du chur dans les trag-dies. Ces motions et ces dsirs explosent et meurtris-sent. Le hros et son entourage sont anantis. Le rcitou la reprsentation thtrale suscite chez lauditeur oule spectateur leffroi devant la dmesure monstrueuse.

    1. Agamemnon, Chophores, Eumnides.2. Homre, lOdysse.

  • Philosophie des motions

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    Lmotion que lon peut dominer

    Mais ct de ces motions et de ces dsirs dramati-ques qui faisaient frmir dhorreur lauditeur ou le spec-tateur, les Grecs se penchrent avec une impitoyablelucidit sur ce qui, en lhomme, constitue, dans sa viequotidienne, des dsirs excessifs que lon peut combat-tre, des motions que lon peut apprendre rduireou supporter. Limprialisme plus ou moins dlirantde bien des dsirs, la tempte inquitante de bien desmotions ne pouvaient que heurter, en leurs hautesexigences, les penseurs grecs de la lucidit sereine : lessages dabord, les philosophes plus tard. Dans un soucide justice, de juste mesure, de libration du scandaledes excs, les penseurs grecs luttrent avec ardeurcontre la varit de mille formes davidit extrme.

    Il y a lhomme sans cesse avide de jouissance, lhommesans cesse avide de senrichir aux dpens dautrui,lhomme avide de vaine gloire, ltre humain droutpar un amour exclusif. Il y a lhomme colreux, lhommeesclave de la haine, celui que hante le mpris oulaffliction ou la peur. motions sans mesure, dsirssans mesure sont du venin pour lhomme. Ils sontles signes dun radical gocentrisme et dune abusivevolont de domination. Lhomme y est malheureuxmme sil lignore. Lhomme rend autrui malheureux.Aussi les hommes devront-ils limiter progressivementces dsirs et ces motions. Ils auront sinspirer dumodle des sages, quils sefforceront dimiter.

    Lmotion conserver

    Les Grecs accordent place un troisime groupedmotions et de dsirs. motions incontestablementpositives, dsirs sans conteste lgitimes. Ici, la tche

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    du sage nest plus aucunement tche critique, maistche dencouragement. Viser satisfaire la sant ducorps, viser raliser le droulement pratique de lexis-tence quotidienne labeur bien men, possessions conserver, loisirs quilibrs , viser satisfaire laspira-tion au savoir ou le got artistique, rendre aises la viefamiliale et celle de citoyen. Reconnatre enfin limpor-tance dmotions pesantes lorsquelles sont utiles colre justifie, crainte fonde. Ici le sage rejoint lepote. Chanter le got du travail bien fait, chanter lescharmes de lamour tendre et de lamiti fidle, chanterla douceur de vivre.

    *****

    En leur radical et total paroxysme, motions, dsirs etpassions des hros piques et tragiques dferlent sansremde : Homre et les auteurs tragiques ont su endcrire la violence souvent meurtrire. Il en est autre-ment dans la vie quotidienne. Certes, ici aussi, mo-tions dsirs et passions extrmes sment trs souventmalaise et malheur par leurs excs affligeants, maisloriginalit des penseurs grecs est davoir cherch yapporter certains remdes la porte des hommes.Sages et philosophes ont contribu aider autrui ence lent chemin vers lme sereine.

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    Premire partie

    motions, dsirs, passions chez le hros tragique

    Les motions, les dsirs et les passions dstabilisantsque vivent les Grecs au quotidien nont pas de viru-lence nfaste et sont, de ce fait, canalisables. La phi-losophie joue ici un rle capital. Elle enseigne auxindividus comment vivre avec leurs motions en lesrgulant.

    En revanche, des motions terribles et terrifiantes,colossales et irrmdiables constituent lhorizon dela tragdie et de lpope grecques. Ces motionssont tantt cause de morts nombreuses et tanttsource de sombres souffrances.

    Dans la tragdie, motions, dsirs et passions sem-parent de lme du hros avec une force radicale-ment invincible. Entirement boulevers, propulshors de lui-mme, impuissant se contenir, dange-reux pour ses proches et pour lui-mme, le hrostragique nous laisse entrevoir ce que pourraientprovoquer nos propres motions si elles allaientjusqu cet extrme dchanement.

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    La colre tragiquechez Homre

    Les colres dAchille

    Nous puiserons dans lpope dHomre un exemplede colre sans remde, la colre dAchille. Au milieudes prouesses des grands guerriers qui saffrontent encette dernire phase de la guerre des Grecs contreTroie, Achille est lun des hros grecs les plus redouta-bles. Les Grecs ont absolument besoin de sa prsencepour pouvoir gagner et il le sait. Or Achille se trouvesoudain mis en difficult par une dcision totalementinjuste du chef suprme, Agamemnon. De l jaillit unelongue colre vindicative dAchille qui senferme danssa tente, refusant de combattre. Cette premire colrese trouvera dpasse par une seconde, une colre devengeance au lendemain de la mort de son meilleurami, Patrocle : colre combative contre les Troyens.

    La colre irrpressible

    Les Grecs sont dcims par la peste car Apollon et sonprtre ont t offenss. En effet, Agamemnon avaitimprieusement pris pour butin personnel de guerreChrysis, la fille du prtre. Pour apaiser le dieu Apollonet son prtre afflig, Achille propose de rendre celui-ci sa fille Chrysis. Cela plonge Agamemnon dans larage. Furieux de se savoir ainsi frustr, Agamemnon

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    dcide denlever Achille sa part lgitime de butin,la jolie Brisis. Une terrible colre sempare dAchille,colre de se voir injustement ravir le prix lgitime deses nombreuses victoires.

    Comme cest souvent le cas, la colre dAchille a pourorigine un chec. Achille est la fois frustr de sesbiens et atteint dans son honneur par la volont cruelleet dominatrice dAgamemnon.

    Une colre qui dure

    Si la colre dAchille nest assurment pas sans fonde-ment, ses consquences seront dramatiques. En effet,Achille abandonne soudain ses compagnons darmes.Cette attitude ne consiste pas seulement refuserdaider lautre en difficult, mais aussi elle rend possi-bles des dizaines de combats si souvent mortels pourde nobles chefs grecs et leurs troupes vaillantes. Maisaussi, cest une colre qui souvre sur lchec et la mortde bien des combattants.

    Le dsir de meurtre

    La colre se fait dabord implacable fureur : Le cha-grin prend le fils de Ple et, dans sa poitrine virile, soncur balance entre deux desseins. Tirera-t-il le glaiveaigu, pendu le long de sa cuisse ? Il tue alors lAtride.Ou calmera-t-il son dpit et domptera-t-il sa colre1 ?

    Hsitante coute des conseils de la desse sage

    La desse aux yeux pers, Athna, dsireuse de mettrefin la querelle, descend de lOlympe : Je suis venuedu ciel pour calmer ta fureur. Allons, clos ce dbat, et

    1. Homre, Iliade, I, 188-192.

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    que ta main ne tire pas lpe. Contente-toi de mots et,pour lhumilier, dis-lui ce qui lattend 1.

    Paroles venimeuses

    Achille, malgr Athna, laisse de nouveau aller sacolre, y joignant maintenant le mpris, et dit Agamemnon : il de chien et cur de cerf ! Jamaistu nas eu le courage de tarmer pour la guerre avec tesgens Certes, il est plus avantageux, sans sloignerdu vaste camp des Achens, darracher les prsentsquil a reus un guerrier eh bien, je te le dclare :un jour viendra o tous les fils des Achens sentironten eux le regret dAchille2.

    Paroles menaantes

    Achille poursuit encore, insultant Agamemnon quiljuge incapable de pouvoir assurer la victoire : Tu nepourras plus leur tre utile quand, par centaines, ilstomberont mourants sous les coups dHector meurtrier.Alors, tu te dchireras le cur dans ton dpit davoirrefus tout gard au plus brave des Achens3.

    *****

    Ainsi, colre impossible dominer et faire cesser.Colre indirectement cause de mort et de malheurpour des milliers de guerriers courageux. Colre lgi-time, certes, mais subie. Colre qui reste l cris, puissilence sans piti, de trs longs mois durant.

    1. Ibid. 207-212.2. Ibid. 225-240.3. Ibid. 241-244.

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    La colre vengeresse

    Au lendemain de la mort tragique de son tendre amiPatrocle, tu par Hector, la colre dAchille se trans-forme en colre vengeresse. Il reprend alors le combat.Aprs la colre repli sur soi et abandon des autres,cest la colre lhorizon du courage et du soutien aucourage des autres. Colre qui est ici non plus indirec-tement, mais directement meurtrire. Les dieux lepressentent. Zeus dit : Si Achille, mme seul, entre enlutte avec les Troyens, pas un instant ils ne tiendront.Dj auparavant, ils se drobaient, pouvants savue. Aujourdhui que son cur, la pense de sonami, nourrit un terrible courroux, jai bien peur quilnarrive devancer le destin et enlever le rempart1. La longue colre tait destructrice de toute amiti, labrusque colre construit en commun la victoire : danstous ses versants, la colre est meurtre. Mais laban-don meurtrier des amis fait suite maintenant le meurtrecourageux, broyant mille ennemis.

    Colre cruelle et haine abominable

    Sous les remparts de Troie, un combat singulier sins-taure entre le grand hros troyen et le redoutablehros grec. Hector et Achille saffrontent. Soudain,Hector, bless mort, seffondre. Il supplie alors sonvainqueur de ne pas laisser son corps sur le champ debataille la merci des chiens sauvages. Sans le moin-dre sursaut de piti, du fond de sa colre haineuse,Achille refuse. Hector, dune voix dfaillante, dit : Jeten supplie, par ta vie, par tes parents, ne laisse pas leschiens me dvorer prs des nefs achennes ; acceptebronze et or ta suffisance ; accepte les prsents que

    1. Ibid. 26-30.

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    toffriront mon pre et ma mre, rends-leur mon corps ramener chez moi, afin que les Troyens et les femmesdes Troyens au mort que je serai donnent sa part defeu. Achille lve alors vers lui un il sombre et ditcruellement : Non, chien, ne me supplie ni par mesgenoux ni par mes parents. Aussi vrai que je voudraisvoir ma colre et mon cur minduire couper toncorps pour le dvorer tout cr, aprs ce que tu mas fait,nul ncartera les chiens de ta tte, quand mme onmamnerait ou me pserait ici dix ou vingt fois ta ran-on, en men promettant davantage encore ; [] lesoiseaux te dvoreront tout entier1.

    Lachvement dune immense colreou la gnrosit retrouve

    perdu de chagrin, le pre dHector, le vieux Priam,sur le conseil des dieux, dcide daller trouver Achillesous sa tente o repose le cadavre dHector et de luidemander de pouvoir ramener Troie la dpouille deson fils. Un dialogue plein de grandeur et de noblessesensuit. Priam dit : Achille, souviens-toi de ton pre.Il a mon ge, il est tout comme moi au seuil maudit dela vieillesse. Mon malheur moi est complet. Jai donnle jour des fils qui taient des braves. La plupart onteu les genoux rompus par lardent Ars. Le seul qui merestait tu me las tu hier. Cest pour lui que je viensaux nefs des Achens, pour te le racheter. Alorsensemble les deux hros pleurent, voquant leurssouvenirs. Aprs les pleurs, Achille, devenu dsormaisrassurant et serein, dit : Ne tirrite plus maintenant,vieillard, je songe moi-mme te rendre Hector2. Etles deux hros discutent du nombre de jours de trve

    1. Ibid. XXII, 328-354.2. Ibid. XXIV, 560.

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    quil convient de compter pour mener bien de dcen-tes funrailles.

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    Aprs la redoutable et passive colre du hros qui,atteint dans son honneur, se retire du combat, il y a lacolre combative et pleine dardeur sur le champ debataille. Quand lhonneur a t retrouv, quand lagloire a pu trouver satisfaction, aprs bien des momentsdouloureux, avec le temps, soudain, la paix intrieurerenat par elle-mme, sans laide de personne.

    Mais ce nest quune trve. Une fois les funraillesdHector accomplies, Achille retrouve son ardeur pourle combat. Son dsir de venger son ami alimenteencore et encore les prouesses par lesquelles il exter-mine des masses de Troyens. La colre colossale duhros tragique ne finit quavec sa mort.

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    La tristesse tragiquechez Eschyle

    Tristesse et anantissement des Perses

    Aujourdhui comme nagure, chez tous les treshumains, la mort dun tre cher est tragique pour ceuxqui laiment. Mais la tragdie grecque, par-del lmo-tion bouleverse de chacun, connat et dpeint unemotion dun autre ordre : la tristesse devant lanan-tissement accablant dune cit ou dun pays entier. Lamort dHector annonce le proche anantissement dela ville de Troie. Dans la pice dEschyle, la mort desguerriers perses sous les coups victorieux des Grecssignifie la disparition radicale du grandiose Empireperse. La tristesse telle que lenvisage la posie tragi-que est donc la fois tristesse des proches pour ltreaim qui vient de disparatre et tristesse pour la patriequi, par la mort de ses hros, va cesser dtre ou vaperdre irrversiblement sa grandeur.

    La pice dEschyle1 Les Perses se droule dans le palaisde Suse. Sy retrouvent alternativement la vieille reineAtossa, femme du dfunt roi perse Darios, son fils mal-heureux, le roi Xerxs, lun des rares guerriers avoirchapp au trpas, et le chur form des conseillersdu roi.

    1. 525-456 avant J.-C.

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    vocation afflige du pass

    Apprenant la dfaite des vaisseaux et de toutes lestroupes perses, le chur des conseillers fidles dugrand roi clame son infinie tristesse. Ce chur, avantden venir gmir sur la dfaite elle-mme, se retourneavec regret vers ses souvenirs des hauts moments de lagrandeur qui vient de sachever. La tristesse est dabordvocation rveuse du rgne particulirement brillantdu pre de Xerxs, Darios.

    LE CHUR : Ah, la grande, la belle vie faite nos bon-nes villes quand le vieux roi Darios rgnait sur cetteterre ! Nous montrions au monde des armes lagloire sans tche. Que de cits Darios a prises Il com-mandait mme les villes opulentes du domaine ionien,si peupl de Grecs. Mais nous subissons aujourdhuiun revirement et ployons sous les coups formidablesque la guerre nous a ports sur les eaux1.

    Premier moment de la tristesse gigantesque des Per-ses, lvocation par contraste du si brillant bonheurdantan, dont le pays vient de choir brusquement etbrutalement.

    vocation afflige du prsent

    Dans le dsastre gnral, lun des seuls qui aient purevenir au pays, cest le grand roi Xerxs. Il gmit encompagnie de ses conseillers sur le prsent en sonhorreur monstrueuse.

    XERXS : Hlas, infortun, quel sort dhorreur entretous imprvu ai-je donc rencontr ! De quel cur cruelle Destin sest abattu sur la race des Perses ! Misrable,

    1. Toutes les citations sont tires de la pice Les Perses.

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    que vais-je devenir, je sens se rompre la force de mesmembres. Que nai-je t, moi aussi, partageant le lotde mes guerriers morts, enseveli dans le trpas Cestdonc moi, hlas, moi, lamentable et misrable, quiaurai t le flau de ma race et de ma patrie !

    Le chur son tour gmit et pleure sur la patriedchue : Je donnerai cours des accents gmissantspour clbrer les coups inous qui tont frapp sur lamer ; je serai le pleureur dun pays, dune race.

    Dans la tristesse lie au dsastre gnral, aprs avoirvoqu un pass trs heureux et grandiose, les Persespleurent sur une terrifiante actualit o disparat lexis-tence de tant de milliers de guerriers rompus par lesGrecs. Cest tristesse norme face un prsent san-glant et dramatique. Le pays est vide de ses hommes,le pays nest plus.

    vocation afflige du futur

    Un cortge lugubre entre dans le palais. Ce ne sontplus que cris et sanglots sans espoirs.

    Gmis, en mlant tes chants mes chants, hlas, troisfois hlas !

    Je suis inond de pleurs, lamentablement.

    Frappe aussi ta poitrine.

    douleurs, douleurs !

    Pousse une clameur aigu !

    douleurs, douleurs !

    Sanglotez, languissant cortge.

    Hlas, terre de Perse, douloureuse nos pas.

    Dans ces sinistres conditions, lavenir de la Perse savrevou une totale incertitude. Une irrmdiablement

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    triste angoisse envahit la mre de Xerxs, la reineAtossa. Et des cauchemars terrifiants hantent les nuitsde la reine.

    Jai peur que, devenue trop grande, notre richesse nerenverse du pied et ne transforme en poudre sur le solldifice de bonheur quun dieu sans doute aidaDarios lever. Aussi une angoisse indicible arrte mapense sur un double pril : des trsors sans hommespour les dfendre nobtiennent de la foule ni hommageni respect, tout comme un homme sans trsors ne peutbriller de lclat que mriterait sa force.

    *****

    La tristesse dun peuple, jadis heureux, soudain anantiest tristesse particulirement sinistre. la souffrancejaillie du regret dun pass brillant qui vient de sache-ver succdent le chagrin prsent sur la mort de milliersdhommes et, enfin, langoisse sur lavenir dune nationdmantele. La tristesse tragique est colossale et irr-mdiable.

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    Le chagrin tragiquechez Sophocle

    La douleur dAntigone

    La posie tragique grecque a aussi su dpeindre, outrela tristesse colossale dun peuple face son anantis-sement, le chagrin personnel, irrmdiable, dun trecruellement meurtri dans son amour familial. Antigone,dans luvre de Sophocle1 qui porte son nom, estlhrone malheureuse victime de limplacable tyranniedu nouveau roi qui rgne dsormais sur Thbes,Cron. Les derniers moments de lexistence dAntigonene sont quune suite douloureuse de chagrins dramati-quement accablants.

    Aprs la mort ddipe, ses filles, Antigone et Ismne,rentres Thbes, leur patrie ont assist la lutte fra-tricide de leurs deux frres, tocle et Polynice. Dsi-rant lun comme lautre succder dipe, tocle etPolynice, en leur violence, se sont dramatiquementtus. Le pouvoir revient alors leur oncle, Cron.Celui-ci, souhaitant ramener lordre dans la cit,accorde des funrailles lun de ses neveux, tocle,mais refuse de faire enterrer Polynice quil considrecomme un prince rebelle. Dj clbre pour sa pitfiliale lgard de son pre devenu aveugle, Antigone,accable de chagrin, prend maintenant la dfense deson frre Polynice.

    1. 495-405 avant J.-C.

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    Chagrin pour son frre prfrpriv de spulture

    Le roi Cron vient dinterdire que des honneurs fun-bres soient rendus Polynice. Aux yeux des Grecs, pri-ver un mort de spulture, ctait le condamner errerpendant cent ans sur les bords du Styx, ctait violer lesdroits des divinits infernales lempire desquelles onlarrachait. ces prceptes religieux Cron opposeimpitoyablement lordre quil convient dsormais defaire rgler dans la cit : Polynice ne sera pas inhum.

    Cest alors que, folle de chagrin, Antigone, djouant lesgardiens mis par dcision du roi proximit du cada-vre de Polynice, sapproche de la dpouille de sonfrre. Profitant dune trombe de poussire que soule-vait un vent dorage, Antigone se penche sur le cada-vre. Du haut de leur poste dobservation, les gardiensla voient. Ainsi quils le diront un peu plus tard au roi : Elle est l, pousser les cris perants de loiseau qui sedsole la vue du nid vide o manquent ses petits. voir le cadavre ainsi dpouill, elle clate en gmisse-ments et lance des maldictions froces contre lesauteurs du mfait. Puis, sans tarder, de ses mains, elleapporte la fois de la poussire sche et une aiguire enbronze martel, quelle lve en lair, pour rpandre surle corps lhommage dune triple libation. Mais nousavons tout vu, nous nous prcipitons, nous nous saisis-sons delle1 Conduite auprs du roi Cron, Antigone,sans dtours, avoue son acte. Cest un insurmontablechagrin qui la mene : voir son frre demeurer sansspulture et sans doute entrevoir que, par-del ce htifgeste pieux, il resterait jamais livr aux ardeurs dusoleil et aux oiseaux de proie.

    1. Les citations sont tires de la pice Antigone.

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    Pour faire comprendre au roi limmensit de son cha-grin, Antigone voque alors les lois divines, plus fortesque les dcrets provisoires des humains. Ces lois sontternelles, certes non crites, mais immuables. Ceslois, pouvais-je par crainte de qui que ce ft, mexposer leur vengeance chez les dieux ? Que je dusse mourir,ne le savais-je pas ? Mais mourir avant lheure, jelaccepte. Lorsquon vit comme moi, au milieu de mal-heurs sans nombre, comment ne pas trouver de profit mourir ? Subir la mort, pour moi, nest pas une souf-france. Cen et t une, au contraire, si javais tolrque le corps dun fils de ma mre net pas, aprs samort, obtenu un tombeau. Plus loin, Antigone ajouteencore ces mots, invoquant en son pesant chagrin saprofonde pit filiale. Je suis de ceux qui aiment, nonde ceux qui hassent.

    Imperturbable, Cron condamne Antigone tre murevivante.

    Chagrin dabandonner son cher fianc

    Aprs le chagrin de voir son frre rester sans spulture,cest un nouveau chagrin qui assaille Antigone. Anti-gone a un fianc, et ce fianc nest autre que le fils deCron : Hmon. Hmon et Antigone nont lun pourlautre quamour et adoration. Il va donc falloir, autrecruel chagrin, abandonner Hmon. On assiste alors un fervent dialogue dans lequel Antigone et le churdes citoyens Thbains joignent leur lourde peine.

    ANTIGONE : Voyez-moi, citoyens du pays de mes pres,suivre ici mon dernier chemin. Voyez-moi donner undernier regard lclat du soleil. Puis tout sera fini.Hads, chez qui sen vont dormir tous les humains,memmne vivante aux bords de lAchron, sans que

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    jaie eu ma part des chants dhymne1 ; sans quaucunhymne ne mait salue devant la chambre nuptiale :lAchron seul mest promis pour poux.

    LE CORYPHE : Eh bien, cest dans la gloire, au milieudes louanges, que tu te diriges ainsi vers la retraiteouverte aux morts. Seule entre les mortels, cest de toi-mme et vivante que tu descends dans les enfers !

    Chagrin de quitter si jeune la vie

    Dsormais on entrane Antigone vers cette spulture quinen est pas vraiment une. Surgit en elle linsondablechagrin davoir quitter la vie et sa douceur. Voyez ceque je suis. Et voyez quelles lois me frappent lorsque, sanspleurs des miens, je vais vers le cachot o, sous la terredverse, souvre un tombeau dun nouveau genre. Pri-ve de pleurs de deuil, sans amis, sans mari, me voicimalheureuse, entrane sur la route qui souvre devantmoi ! Infortune, je naurai plus le droit de contemplerlclat du soleil, flambeau sacr. Et sur mon sort, pas unebouche amie pour pousser un gmissement. tombeau,chambre nuptiale, retraite souterraine, ma prison jamais ! Voil comment aujourdhui, pour avoir, Poly-nice, pris soin de ton cadavre, voil comment je suispaye ! Ces honneurs funbres pourtant, javais raisonde te les rendre. Sadressant aux vieillards de Thbes,Antigone ajoute : Voyez, fils des chefs de Thbes, laseule qui survive, voyez ce quelle souffre et pourquoi ?Pour avoir rendu hommage, pieuse, la pit.

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    1. Les chants du mariage.

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    Les derniers jours de lexistence dAntigone sont faitsdune suite de cruels et irrmdiables chagrins. Dcep-tion de ne pouvoir donner sinon trs provisoirement une spulture son frre Polynice, dception, unefois condamne mort, de devoir abandonner sondoux fianc Hmon, dception, enfin, davoir quittersi jeune les charmes de la vie.

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    Lamour tragiquechez Euripide

    Le dsespoir de Mde

    La triste lgende des amours de Mde avec Jason nousconduit successivement de Thessalie (Iolcos, montPlion) en Colchide ( lextrmit de la mer Noire) puisde nouveau en Thessalie, enfin Corinthe. Iolcos, enThessalie, rgnait loncle de Jason. Jason souhaitantrcuprer le pouvoir royal, son oncle le soumet unepreuve surhumaine : rapporter de Colchide la Toisondor. Cette divine toison dun buf merveilleux que lesrois de Colchide conservaient avec pit dans une fortconsacre Ars. La relique tait protge par unredoutable dragon. Jason avec ses compagnons, lesArgonautes, part sur le navire Arg. Aprs bien despreuves (temptes, pirateries), Jason parvient enColchide. Il y rencontre la fille du roi, Mde, quitombe perdument amoureuse de lui. Cest grce sesphiltres magiques que Jason parvient semparer de laToison dor. Cest alors que les deux amoureux, Jasonet Mde, quittent la Colchide et rejoignent la Thessalieo ils sjournent avec bonheur une dizaine dannesdurant. Puis, ils quittent la Thessalie pour venir vivre Corinthe avec leurs deux enfants. Mais soudain Jasonse lasse de Mde et devient amoureux de la fille duroi de Corinthe, Glauk. Mde, perdue de douleurface cette infidlit, ne va plus songer qu se vengercruellement de Jason.

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    La vengeance sera horrible. Mde, dabord, fait mourirpar le poison Glauk ainsi que son pre, le roi Cron,puis, se retournant vers les enfants quelle et de Jason,toute ptrie de tristesse, elle tue de sa propre main parle glaive ses deux jeunes fils. Aprs une dernire et dra-matique confrontation avec Jason, elle senfuit, aban-donnant Corinthe.

    Cest cette vengeance inhumainement sauvage et dunefrocit barbare que la pice dEuripide1 met en scne.Les personnages de la pice sont, dune part, un churde femmes corinthiennes, amies de Mde, compatis-sant son bouleversement. Dautre part, outre Mdeelle-mme, Jason et le roi de Corinthe Cron, il y aencore la fille de Cron, la princesse Glauk, et un amiathnien de Mde, ge, la nourrice et le pdagoguedes deux enfants de Jason et de Mde.

    La douleur de labandon

    Ds le dbut de la pice, on assiste au dchanementde la violence de Mde. La tentation du suicide sem-pare dabord delle, devant la nourrice pouvante.

    MDE : infortune que je suis, malheureuse, quel-les douleurs ! Hlas que ne puis-je mourir !

    LA NOURRICE aux enfants : Votre mre met son cur enmoi, en moi sa colre. Htez-vous dans la maison,vitez dapprocher son regard et de laborder, gardez-vous de son humeur sauvage2.

    1. 480-406, avant J.-C. 2. Les citations sont tires de la pice Mde.

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    Linjustice de Jason

    Plus loin, devant le chur des femmes corinthiennes,Mde clame linjustice de ce Jason qui se montre infi-dle ses serments damour. Voyez ce que jendureaprs les serments solennels qui mavaient attach cetexcrable poux ! Puiss-je un jour, lui et son pouse,les voir mis en pices avec le palais, pour linjure quilsosent me faire ! mon pre, ma cit, loin de qui jeportai mon sjour !

    Lexil

    cette fureur dchane dpouse abandonne, le roiCron vient apporter une motivation nouvelle desinsurger contre Jason. Cron a dcid dexpulser deCorinthe Mde et ses enfants.

    CRON : Cest toi, sombre face, toi lpouse enfureur que je parle, Mde. Sors de cette terre avec tesdeux enfants et sans dlai ! Je suis l pour veiller cetordre et je ne regagnerai pas mon palais avant detavoir jete hors de mes frontires.

    La vengeance

    Ds lors, les dcisions les plus redoutables et inhumai-nes simposent Mde. Faire prir sans attendreCron, sa fille Glauk et Jason lui-mme.

    MDE : En ce jour, de trois de mes ennemis je feraides cadavres ; du pre, de la fille et de mon poux.Maintes voies meurtrires souvrent moi contre eux.Mettre le feu la demeure nuptiale ! Le glaive ! Lemieux est de les vaincre par le poison. Les voil morts !Mais quelle cit maccueillera ?

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    Le roi dAthnes, ge, venant passer par Corinthe etapprenant de Mde son sort si malheureux lui pro-pose, sa vengeance une fois consomme, de laccueillir Athnes. Rassure sur son avenir, Mde balaie enelle les hsitations la hantant concernant sa vengeance.

    Le meurtre de la rivale

    Cest dabord, par empoisonnement magique, le dou-ble meurtre cruel de sa jeune rivale Glauk, suivi decelui du roi Cron, son pre.

    MDE : Jenverrai mes enfants ayant en main descadeaux les porter Glauk. Si elle prend la parure eten revt son corps, elle prira misrablement et, avec lajeune femme, quiconque la touchera.

    Le meurtre des enfants

    Cest ensuite laffreuse dcision de tuer elle-mme sespropres enfants.

    MDE : Ici, je change de langage et je pleure sur cequil me faut accomplir. Mes enfants, je les tuerai. Et,aprs avoir ruin toute la maison de Jason, je sortiraidu pays, chasse par labominable forfait que jauraios.

    La rencontre avec Jason

    Avant son dpart de Corinthe et aprs avoir perptrles quatre meurtres de ses ennemis, Mde rencontreune dernire fois son poux Jason dont labandon estlorigine de cette vengeance inhumaine.

    JASON : Monstre ! De toutes les femmes la plus hae desdieux, de moi, de tout le genre humain ! Sur tes enfants,tu as os porter le glaive, aprs les avoir mis au monde,

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    et tu mas frapp mort en mtant mes fils. Et, aprs ceforfait, tu contemples le soleil et la terre, quand tu as oslaction la plus impie ! Mort toi, je me suis alli pourma perte une lionne, non une femme.

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    La tragdie dEuripide montre avec force combien unamour intense brusquement du peut se retourner,chez un hros tragique, en une haine inhumaine,meurtrire et sauvage. Mde, lamoureuse abandon-ne, devient aussi furieuse quune bte froce agres-se de toutes parts : une lionne. Tout conspire enMde briser ses sentiments humains. Faire souffrirJason linfidle, tuer la future pouse Glauk et sonintraitable pre Cron. Ds lors, la haine se retournemme contre ses propres enfants, dont le pre est ceJason maintenant dtest. Chez un hros tragique,lamour bris ne reste pas, comme chez le commundes mortels, enferm dans une solitude navre. Chezun hros tragique, la vengeance de lindividu bafou,se fait vengeance barbare.

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    Lespoir surhumainchez Homre

    La folle esprance dUlysse

    Avec le personnage dUlysse, la tragdie aborde unetout autre forme de passion dpassant celles, ordinai-res, des humains. Cest ici un espoir surhumain quianime le hros tragique. La passion de lespoir chezUlysse possde une force et une assurance dont jamaisne serait capable un simple mortel.

    Ulysse vient de quitter Troie, une fois la ville prise etravage. Il repart pour son le dIthaque avec ses com-pagnons de guerre sur leurs grands vaisseaux toutchargs de butin. Retrouver la terre natale au plusvite : tel est leur dessein, tous. Quant Ulysse, sespenses intimes lui font dj revoir les images de sesproches : son pouse Pnlope, son fils Tlmaque,son pre Larte.

    Mais la mer redoutable va sopposer un retour rapide.De tempte en tempte, dles accueillantes en lesinhospitalires, de dception en dception, Ulysse vavoguer longuement. Finira-t-il par retrouver Ithaque ?Une longue alternance daccalmies et de dsastrespourrait lui faire abandonner tout espoir de retour.Et pourtant Aprs bien des annes de terribles tour-ments, le voici parvenu dans une le assez prochedIthaque, la terre des Phaciens. Le roi, la reine luidemandent, lissue dun banquet, de conter seserrances.

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    Premires aventures

    Ulysse prend la parole : en partant de Troie, un heu-reux vent nous pousse, il nous porte dabord sur lesctes des Ciconiens. Nous pillons leurs demeures.Nous y trouvons de quoi augmenter souhait notrebutin de Troie, dj considrable. Jaurais voulu quitter,sans attendre, ces lieux. Mais mes marins senttent demeurer ; ils se livrent jusqu laube aux plaisirs dufestin. Pendant la nuit, les Ciconiens runissent leurstroupes. Lorsque surgit laurore, ils nous attaquent. Plu-sieurs de mes guerriers trouvent alors la mort. Nousfuyons vers nos vaisseaux, reprenons au plus vite lamer. Surgit alors un vent aux hurlements denfer. Mtsbriss. Avec peine gagnons-nous une plage. Brefrepos. Bientt nous repartons. De nouveau, le vent ter-rible et la mer en tumulte.

    Nous accostons chez les Lotophages. Leur nourritureest une plante fleurie qui, lorsquon labsorbe, fait toutoublier. Plusieurs de mes hommes y gotent ; ils per-dent la mmoire. Au plus vite, nous nous loignons deces terres dangereuses.

    Lle des Cyclopes

    Nouvelle le. Nous trouvons une grotte profonde,demeure dun Cyclope. Il est absent. Nous nous y ins-tallons en groupe attendant son retour. Voici le soir.Arrive un immense gant dot dun il unique : Poly-phme. Il fait rentrer ses troupeaux, puis il ferme lagrotte avec un roc norme. Nous voici enferms. Ilnous voit.

    POLYPHME : trangers, votre nom ? Do nous arri-vez-vous sur les routes des ondes ? Faites-vous ducommerce ? Ntes-vous que pirates allant piller les ctestrangres ?

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    ULYSSE : Nous sommes grecs. Nous revenions de Troie.Mais les vents nous ont fait errer. Nous esprons rece-voir ton hospitalit.

    POLYPHME : Les Cyclopes ne se soucient ni des dieuxni des htes. Nous sommes les plus forts. Je ne tpar-gnerai ni toi ni tes guerriers.

    Il sempare de deux de mes compagnons, il les romptcontre terre, il sen fait un souper. Ptrifis, ne pouvantsortir de la grotte ferme, nous attendons le jour. Poly-phme, alors, ouvre la grotte et sen va avec ses mou-tons. Dans le dessein daveugler Polyphme, je prparema vengeance. Je mempare dun olivier bien sec et lemets durcir dans du feu. Je le cache au fond de lacaverne. Vient le soir. Polyphme rentre. Je lui donne boire un vin gnreux, je lenivre tout en lui murmu-rant par fourberie mon nom : Personne. Il tombe sur ledos, je laveugle. Avec mes compagnons, nous enfon-ons le pieu dans lil de Polyphme. Il a un hurle-ment de fauve. Il appelle grands cris ses voisins lesCyclopes : Cest la ruse qui me tue, cest Personne. Pensant quil dlire, les Cyclopes sen vont. Vient lematin, Polyphme se place lore de la grotte et faitalors sortir un un ses moutons. Afin de pouvoir nous-mmes nous vader, mes compagnons et moi, nousnous tions attachs sous le ventre des moutons lesplus robustes. Puis nous fuyons vers la mer, nous ren-trons aux navires avec de longs dtours.

    Au royaume dole

    Nouvelle le, cest le royaume dole. Le dieu des Ventsse montre plein de piti face nos malheurs : Je suisle gardien des vents. Je vais emprisonner dans cettegrande outre tous les vents orageux et donneurs de

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    tempte. Je ne laisserai en libert que celui qui part delOccident. Il te mnera srement dans ta patrie. Nousreprenons la mer, emplis despoir. Or, ici, le dsastrevient de mes compagnons. Durant neuf jours et neufnuits, nous voguons sans relche. Voici que le diximeapparaissaient les champs de la patrie. Hlas un douxsommeil sest empar de moi. Mes compagnons pren-nent loutre, la croyant pleine dor et dargent. Allonsvite, il faut voir ce que sont ces cadeaux , disent-ils. Ilsdfont le nud de loutre. Tous les vents alors vien-nent schapper. Et soudain, la rafale, secouant mesvaisseaux, les entrane vers le large. Et le vent nousramne jusqu lle dole. Ami, secours-moi , dis-je ole. Celui-ci : Dcampe de mon le, le rebutdes tres. Nous reprenons la mer. Durant six jours,six nuits, nous voguons sans relche.

    Lestrygons

    Nous touchons, le septime jour, au pays lestrygon.Deux caps allongs en enserrent le port. On samarre,gaillards contre gaillards. La fille du roi, une femmegante, attire trois de mes hommes au palais de sonpre. Le roi broie lun de mes gens et en fait son dner.Les deux autres senfuient. Le roi donne lalarme. Desdizaines dindividus, moins hommes que gants, nousaccablent de rochers. quipages mourants et vais-seaux fracasss. Nous forons daviron, voici le large.La moiti de lescadre a pri. Nous reprenons la mer,lme navre, et pleurant les amis perdus.

    Lle de Circ

    Nous abordons une le verdoyante. Mes compa-gnons restent inquiets, gmissant aprs laventure desLestrygons. Sourd leurs cris, je partage mes guerriers

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    en deux escadrons. Euryloque mnera lun, moi lautre.Euryloque part en reconnaissance. Son groupe atteintun palais magnifique. Ses hommes entrent. Euryloquereste dehors, il flairait quelque pige. Or aprs avoiravin mes guerriers, la desse Circ de sa baguettede magicienne les frappe et les transforme en porcs.Euryloque laperoit et revient la hte vers nous,refuse, terroris, de retourner vers ce palais hostile. Jedcide daller seul. Sur mon chemin, un beau jeunehomme marrte. O vas-tu malheureux, me dit-il,au long de ces coteaux. Tu nen reviendras pas, maisje veux te tirer du pril. Prends cette herbe de vie, Circaura beau jeter sa drogue dans ta coupe, le charme entombera. Au manoir de Circ, jentre. Elle accourt,fait un mlange dans une coupe dor. Je bois tout. Lecharme est sans effet. Jamais Circ navait vu un mortelrsister ce charme.

    CIRC : Montons sur mon lit

    ULYSSE : Quel homme le pourrait sans avoir vu dabordses amis dlivrs ? Circ les frotte dune drogue nou-velle, les voil redevenus des hommes, plus jeunes etplus beaux. Jusquau bout de lanne nous restons chezCirc, vivant dans les festins. Quand revient le prin-temps, mes braves compagnons viennent me supplierde rentrer au pays.

    CIRC : Partez, si vous le dsirez, mais il te faudra faireun premier voyage, chez Hads.

    Tirsias maccueille dans les Enfers : Pourquoi donc,malheureux, abandonner ainsi la clart du soleil ? Est-ce un retour trs doux que tu souhaites obtenir ? Nan-moins certaines preuves tattendent encore. Vientalors ma rencontre avec les morts. Peu peu les dfuntsretrouvent la parole. Dabord, jengage un dialogue

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    avec ma mre chrie. Puis japerois bien des ombresclbres. Je peux mentretenir avec Agamemnon, avecAchille qui me dit : Jaimerais mieux vivre en servicechez un pauvre fermier que rgner sur ces morts. Jeretourne aux vaisseaux, mes gens sautent bord etvont sasseoir aux bancs. Ensuite, au gr de la brise,nous allons. On se retrouve dans lle de Circ. Longue-ment nous restons au festin, puis Circ prdit la suitede mon voyage : mille cueils encore franchir.

    Nouvelles preuves

    Jvite les Sirnes, je parviens dpasser et Charybde etScylla. Vient alors le drame de lle au Soleil. Javais bienprvenu mes compagnons de ne pas agresser les vachesmagnifiques appartenant au terrible Soleil. Profitantdun moment o, cdant la fatigue, je mtais endormi,voici que mes gens gorgent, corchent, dvorent lessuperbes troupeaux. Durant six jours entiers ce ne futque banquets. Mais le septime jour, quand nous pre-nons le large, dnormes paquets de mer sabattent surnos vaisseaux, brisant les voiles, les mts, disloquant lespontons. Tous mes marins prissent.

    Calypso

    grand-peine jvite dtre englouti moi-mme parCharybde et Scylla. Pendant neuf jours je vais ladrive. la fin, je parviens une le inconnue, cest llede Calypso. Vie trs douce auprs de la nymphe. Peu peu, pourtant, je me lasse, hant par le souvenir dItha-que. Calypso maide alors faonner un robuste radeauet me dicte les chemins suivre. Dix-sept jours je vogue.Les monts de Phacie apparaissent lhorizon. Et sou-dain la mer se dchane en rafales, ensemble tous lesvents sabattent sur moi et mon radeau capote. grand-

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    peine je maccroche une poutre, je nage, et voiciqu demi mort, je mchoue aux sables dune plage.Ctait la Phacie. Ctait vous, mes htes si chers, roi Alkinoos, reine Art, princesse Nausicaa

    Peu aprs ces rcits de tourments et despoir, pronon-cs devant les Phaciens, Ulysse reprend la mer. Bien-tt le voici Ithaque. Il lui faudra pourtant encoremener un rude et lourd combat : tuer les Prtendantsqui, le croyant mort, staient empars de sa place deroi dIthaque.

    *****

    La passion des hros tragiques, si souvent cruelle,meurtrire, inhumaine peut aussi se montrer enthou-siasme surhumain. Telle est lesprance chez Ulysse. Lo tout mortel ordinaire aurait sombr dans un dses-poir accablant, la passion lui donne de faon incroya-ble une indomptable force pour supporter checs etcueils rpts dont laccumulation ne cesse de lacca-bler. Il y a, pour Ulysse, tour tour la cruaut du gantPolyphme, les envotements de la magicienne Circ,le ncessaire passage par le pays des Morts, les ventsdole, lenjleuse Calypso. tout moment, il y a lestemptes. Et, malgr ces mille dsesprants retards, cesembches rptes sopposant au retour Ithaque,Ulysse espre, Ulysse ne cesse desprer. L o leshumains ordinaires auraient abandonn de poursuivrela tche, la passion surhumaine et grandiose questlespoir chez le hros tragique lui permet de conserversans faillir le dsir profond de retrouver son le, sonIthaque si chre et les siens jamais oublis : son pousePnlope, son fils Tlmaque et son pre Larte.

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    Lmotion tragique

    Dans les premiers temps de la civilisation grecque, cesten son surgissement tragique que la passion et sonentour dmotions se manifeste nous. La passion, telleque nous la rencontrons dans bien des uvres majeures(passions dAchille, des Perses, de Mde), est la foispassion subie et passion torturante. Ayant dabord vcuune existence dune brillante grandeur, le hros pas-sionn soudain saffaisse dans un effondrement radica-lement insoutenable face un grave cueil imprvu.Totalement accable, lme sexprime alors en paroles eten gestes dmesurment frmissants : injures dAchille,gmissements des Perses, hurlements de Mde.

    Lorsque, dans quelques uvres, la passion du hrostragique, loin de demeurer enferme dans un accable-ment colossal, se manifeste au contraire comme com-bat nergique et grandiose, il nen subsiste pas moinsune alternance complexe entre moments deffondre-ment radical et moments de lumire. Cest ainsi que,fascin, on assiste lblouissante rsistance dUlysseface aux cueils rpts retardant son retour Ithaque.

    La passion et lmotion tragiques, celles qui rgnentaux poques trs anciennes de la Grce dantan, estpassion la fois et grandiose et terrible. Spectateur oulecteur, on ne peut que frmir et dhorreur et dadmi-ration devant ces preuves malheureuses qui suscit-rent la souffrance plus quhumaine de la passion et delmotion chez le hros tragique.

    motions et passions inhumaines, destructrices, res-tant sans remde, motions et passions surhumaines etsublimes forment, en leur grandeur, un horizon loin-tain, rarement accessible pour nous, de nos propresmotions et passions quotidiennes.

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    Deuxime partie

    motions, dsirs, passions chez lhomme du quotidien

    Aux yeux des Grecs lmotivit, si violemment pr-sente chez les hros tragiques et surhumains, estle lot redoutable de tous les mortels. Les excs desmotions et des passions sont pnibles et nuisibleschez tout un chacun. Toutefois, dans la foule deshumains, les excs et la violence des motionsnatteignent pas ce paroxysme si souvent anantis-sant et parfois sanglant quils prennent chez lehros tragique. Ici, lexcs plus ou moins pnible,il est possible dapporter des limites. Quant auxdsirs fastes, mais souvent trop faibles, ils sont encourager.

    Parce que les motions et les passions ont une placecentrale dans la vie quotidienne, les sages grecs, pr-curseurs des philosophes, cherchent transmettre lesmoyens par lesquels ils sont arrivs eux-mmes lesendiguer et les apaiser afin dviter les souffranceset les malheurs qui en dcoulent. En mme temps, lessages donnent des conseils quant la maniredencourager ou de canaliser les motions et les

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    dsirs constructifs. Nous allons suivre ces premiresdescriptions et recommandations ralises par lessages. Ceux-ci posent les fondations partir des-quelles des philosophes renomms comme Platon,Aristote, picure ou Snque vont mener une ana-lyse ordonne et systmatiquement approfondie desmotions et des sentiments avant de proposer auxhommes des moyens pour mener une vie harmo-nieuse.

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    Petit rpertoiredes motions quotidiennes

    Venons la vie quotidienne des Grecs, puis celle desRomains. Avec ses tches, ses mille dsirs et motionsqui ne cessent de les hanter, voire de donner sens leur existence.

    Tous les mtiers, toutes les activits se trouvent l,runis : lhomme politique, le riche propritaire, le jugeet lavocat, larchitecte, le banquier, le stratge, larma-teur, le pote, le peintre, le sculpteur, lartisan cordon-nier, lartisan tisserand, le marchand, lagriculteur. Or,en ces mille tches, lhomme grec se manifeste commeun tre de dsir, un tre dmotion, un tre de passion,plus encore quil nest un tre dou dintelligence, deruse et de raison. Le dsir, lmotion sont pour lui biensouvent moteurs de la raison.

    Cependant, deux groupes se distinguent ici totale-ment. Il y a les violents, et il y a les faibles : motionset dsirs farouches et forcens, motions et dsirsamnes et par trop fragiles.

    Les motions et passions violentes

    On constate avant tout motions et dsirs imposantleur violence plutt que leur vigueur. Cest dabordlhomme avide dargent, le cupide et lavare. Il souhaitesenrichir, mais, jamais satisfait, il accumule sans trve,

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    de faon goste, aux dpens dautrui, voire oublieuxdautrui. Chez lui on trouve lorgueil dtre riche, lempris du pauvre et laffection pour les riches. Cestensuite lhomme avide du pouvoir et des honneurs.Son dsir de dominer la foule, daliner sa libert decritique et dopposition, dappauvrir sous le prtexteque cest pour le bien collectif. Il y a encore lhommeavide de festins et de joyeuses orgies, sans cesseaffam de mets rares et sans cesse assoiff de boissonsenivrantes.

    On observe aussi toutes sortes de passions douloureu-ses et nocives. Il y a lamant jaloux, le colreux en per-manence, lorgueilleux continuellement hant par lahaine ou le mpris, le vantard, lhomme sans cessecraintif, lhomme perptuellement attrist.

    En ces versants multiples de laffectivit, lhommesimagine heureux. Mais, au regard du sage et du phi-losophe, sa vie, toujours inquite, est une vie malheu-reuse et suscitant le malheur. Sans relche avide,lindividu nest jamais satisfait. goste forcen, il semontre irritant et souvent ngligent pour autrui. Danssa qute polarise, il oublie la douceur de vivre. Lebesoin dune vigilance critique semble ici simposer.

    Les dsirs inaboutis ou cachs

    Face au dbordement intempestif de tant de dsirs etdmotions plus ou moins nuisibles, un tout autre ver-sant de laffectivit savre tre le moteur essentieldune foule dindividus en leur vie quotidienne. Aprsle trop, le pas assez. Ce sont les dsirs louables maismal raliss, et qui restent souvent ltat de dsirsenfouis. Ce sont les motions qui demeurent plus oumoins caches.

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    Trop dexcellents dsirs et motions connexes restent ltat de faible esquisse ou peine satisfaits. Ainsi,dsirer satisfaire la sant du corps. Dsirer satisfaire sesbesoins essentiels (nourriture, sexe, vtement, mai-son). Dsirer satisfaire le droulement de lexistencequotidienne (loisirs et labeurs multiples). Dsirer satis-faire le got de savoir, les gots esthtiques. Dsirersatisfaire les aspirations des tres proches. Se sentircitoyen du monde.

    Il serait bon dprouver aussi, plus ou moins enfouiesen soi, des motions fugaces et solitaires : colres jus-tifies, craintes fondes, tristesses devant la perte deltre aim.

    Tels dsirs plus ou moins enfouis, telles motionscaches en leur faiblesse et leur fragilit demandentsans conteste tre secourues.

    Les pesantes inerties

    Prendre du recul par rapport ce que lon fait ne vapas de soi. Le dsir est fort, lmotion simpose. Cha-cun vit sa vie sans sinterroger sur sa valeur. Quest-ilbesoin de changer son tre, de se limiter dans ses pr-tentions, de souvrir ainsi lampleur du monde ? Pourles uns, rien de plus justifi que de consacrer avecpassion sa vie lamour de largent : faire fructifierlentreprise pour laquelle on travaille, mais aussi par lmme faire grandir sans limites ses propres biens per-sonnels. Pour les autres, rien de blmable dans lapoursuite rpte de mille aventures amoureuses. Pourdautres, comment juger immoral le souhait de sleversans cesse des postes de plus en plus influents dansla vie politique ? Les questions sur soi-mme demeu-rent questions futiles.

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    Vers une vie apaise :le rle des sages

    Face au drame des dsirs jamais assouvis et au surgisse-ment dmotions extrmes, un certain nombre de Grecsnous montrent la voie. Par des chemins divers, mlantjoie de vivre, joie de droitement agir, joie de sentraider,nignorant pas le charme de linstant quapportent plai-sirs du corps et ceux de lesprit, refusant lexcs, uncertain nombre de Grecs ont su tourner les dsirs versdes voies constructives : la sant du corps, le calme delme, lentente avec lautre.

    Or ce nest point par la raison discursive, ce nest pointpar lintellect intuitif que certains Grecs parviennent se dgager de la pesanteur accablante des motionstrop fortes. Le seul raisonnement, les Grecs le savent,reste faible remde. Cest le dsir constructif qui per-met de se dgager des dsirs destructeurs, cest le plai-sir constructif qui permet de se dfaire des plaisirsdestructeurs. Le plaisir se transforme alors en joie, puisde joies frquemment vcues en bonheur.

    Lexistence des sages

    Par lui-mme, et selon son type de mode dexistence,chacun resterait semblable lui-mme : goste redou-table. Mais, de la foule des humains, mergent de-cide-l quelques individus la pense et la vie para-doxales : les sages, ces hommes lme tranquille.

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    Le sage prend recul par rapport aux passions et auxdsirs de la foule. Il ne participe pas la course largent, aux honneurs, aux plaisirs phmres ducorps. Le sage vit modestement dans labsence desdsirs de linstant. Or sa pense ne reste pas pense desolitaire. Les desseins du sage sont sans cesse tendusvers ce que pourrait aussi tre une vie quilibre pourchacun, une vie non agressive lgard du prochain,une vie o le labeur quotidien nempcherait paslouverture sur lacceptation dune meilleure compr-hension de la justice et de lamiti, sur une ouvertureau savoir et la beaut. Le sage vit lme sans troubleet il songe faire participer chacun, autant que possi-ble, un meilleur quilibre et de lme et du corps. Lesage connat et propose la douceur de vivre.

    Le sage est un contemplatif, un juge, un rformateur.Il prne une meilleure justice, une grande honntet,une douce amiti. quoi bon lcouter ? quoi bonaider lautre se transformer ? Chacun assume sontre et sa situation. Il sy trouve, croit-il, satisfait. Maisest-il vritablement satisfait ? Au sage de lclairer.

    Imiter le sage

    Comment accepter de se plier des rgles de vierduisant la part troublante et dplaisante des dsirs,motions ou passions de chacun. Le sage nimposerien, mais il critique lexcs, il propose des conseils.Acceptons de nous inspirer de sa parole et de sonstyle de vie. Persuads par ses propos, essayons autantque nous pourrons de les imiter le mieux. Mais quelssont ces penseurs sages ? Il nest pas inutile den cou-ter plusieurs plutt que de se focaliser sur les diresdun seul.

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    Les motions vuespar un sage : Thophraste

    Sage dpoque tardive, mais que ne renieraient pas dessages anciens plus laconiques, Thophraste1 est unpenseur qui dpeint des caractres. Un caractre estun ensemble de traits saillants. Un tel est ambitieux, telautre est peureux, un troisime est avide dargent.Dans chaque cas, cest un dsir particulier qui met enmouvement lventail des motions et dveloppe unepassion excessive. Pour le sage, cette passion extrmeest une faiblesse, une dficience, un dfaut. Cest pour-quoi, dans sa description, le sage est critique et ironi-que. Voici quelques exemples.

    Lambitieux

    La plus grande passion de ceux qui ont les premiresplaces dans un tat, cest une impatience de sagran-dir et de fonder une souveraine puissance sur le peu-ple. Lambitieux napprouve pas la domination deplusieurs, et, de tous les vers dHomre, il na retenuque celui-ci : Les peuples sont heureux quand un seulles gouverne. Son langage le plus ordinaire est tel :Retirons-nous de cette multitude qui nous environne ;tenons ensemble un conseil particulier o le peuple nesoit pas admis. On le voit se promener sur le milieu dujour, avec les ongles propres, la barbe et les cheveux en

    1. 372-287 avant J.-C., disciple dAristote.

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    bon ordre, repousser firement ceux qui se trouventsur ses pas, dire avec chagrin aux premiers quil ren-contre que la ville est un lieu o il ny a plus moyen devivre, quil ne peut plus supporter plus longtemps lesmensonges des avocats, quil commence avoir hontede se trouver assis dans une assemble publique, prsdun homme mal habill1

    Derrire lambitieux dcrit par Thophraste se profile lafigure du dominateur. Celui-ci se rencontre dans tousles domaines : en politique, au travail, en famille Sondsir le porte vouloir tout diriger, en srigeant enjuge de tout, en se prtendant le plus honnte de tous.En mme temps, il est fort soucieux de son apparence,proccup de se trouver dans un entourage qui le meten valeur.

    Lorgueilleux

    Il faut dfinir lorgueil comme une passion o, de toutce qui est au monde, on nestime que soi. Un hommefier et superbe ncoute pas celui qui laborde pour luiparler de quelque affaire ; mais, sans sarrter et se fai-sant suivre quelque temps, il lui dit enfin quon peutvenir le voir aprs son souper. Si lon a reu de lui lemoindre bienfait, il ne veut pas quon en perde jamaisle souvenir. Il voquera lui-mme le bienfait la vue detout le monde. Nattendez pas de lui quen quelqueendroit quil vous rencontre il sapproche de vous etquil vous parle le premier. Vous le voyez marcher dansles rues de la ville indiffrent, sans daigner parler personne de ceux qui vont et qui viennent. Il ne saitpoint crire dans une lettre : Je vous prie de me faire

    1. Les citations sont tires de louvrage Les Caractres.

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    ce plaisir ou de me rendre ce service mais : Jentendsque cela soit ainsi.

    Lorgueilleux dcrit par Thophraste est un individurempli damour pour lui-mme. Indiffrent aux autres,il ne leur accorde quelque grce que pour en tirer lui-mme loge ou parti. Centr sur lui-mme et dsireuxde se mettre en valeur, il ne prend gure dgardsenvers autrui et nhsite pas imposer ses volonts auxautres. On rencontre lorgueilleux partout, en politi-que, en socit, en famille, au travail

    Le vantard

    Cest dans lhomme une passion de faire montre dunbien ou dun avantage quil na pas. Le vantardsarrte au Pire1 l o les commerants talent leursmarchandises et o se trouvent un grand nombredtrangers, il se met causer avec eux et leur dit quila beaucoup dargent sur la mer. Il discourt avec euxdes avantages de son propre commerce, des gainsimmenses quil y a esprer pour ceux qui y entrent et,surtout, des profits que lui-mme a faits. Il aborde dansun voyage le premier quil trouve sur son chemin et luidit quil a servi sous Alexandre2, quels beaux vases ettout enrichis de pierreries il a rapports de lAsie, quelsexcellents ouvriers sy rencontrent et combien ceux delEurope leur sont infrieurs.

    Le vantard que nous dcrit Thophraste a le dsir delambitieux sans en avoir les moyens. Ce dsir le conduit feindre une puissance qui nest pas la sienne et

    1. Grand port marchand de la Mditerrane.2. Il sagit dAlexandre le Grand.

  • Les motions vues par un sage : Thophraste

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    dcrire une situation quil na pas. Comme largent est lesigne de la russite, ses rcits tournent autour dacqui-sitions et de frquentations imaginaires grandioses. Levantard met de la poudre aux yeux, et tout le mondepeut en tre dupe

    Le peureux

    La crainte est un mouvement de lme qui sbranleet qui cde en vue dun pril vrai ou imaginaire. Lepeureux, lui, redoute ce qui nest pas. Sil lui arrivedtre sur la mer et sil aperoit de loin des dunes ou despromontoires, la peur lui fait croire que ce sont lesdbris de quelque vaisseau qui ont fait naufrage surcette cte. Aussi tremble-t-il au moindre flot qui slveet il sinforme avec soin si tous ceux qui naviguentavec lui sont comptents. Sil vient remarquer que lepilote fait une nouvelle manuvre ou semble sedtourner comme pour viter un cueil, il linterroge,il lui demande avec inquitude sil ne croit pas strecart de sa route, sil tient toujours la haute mer.Aprs cela, il se met raconter un rve quil a eu dansla nuit dont il est encore tout pouvant et quil prendpour un mauvais prsage.

    Le peureux dpeint par Thophraste est victime dunepeur sans fondement et dune imagination affole parcette peur injustifie. Lhomme ainsi atteint na plusaucun courage. Tout linquite, il voit des obstacles etdes dangers partout. Ridicule pour ceux qui ne parta-gent pas ses craintes fictives, il est surtout dangereuxpour lui-mme car il ne sait pas valuer les prils.Contrairement ce quon peut croire, en chacun denous il y a un peureux qui sommeille et qui est prt sveiller

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    Prceptes et tmoignagesde quelques sages

    Les premiers sages ne sengagent pas dans une ana-lyse approfondie des motions et des dsirs, commele feront les premiers philosophes. Conscients desmfaits des dsirs, des motions et des passions exces-sifs, pour celui qui les prouve et pour ceux qui lessubissent, ils se contentent de donner des conseils demodration. Quand les conseils du sage sont adresss lindividu, ils concernent son bonheur : qui estesclave de son affectivit ne saurait tre heureux ;aussi est-il dans son intrt de rguler ses passions.Lorsque les conseils du sage cherchent limiter lesinjustices et les souffrances que les excs passionnelsinfligent aux autres proches, ils concernent la vertu :pour vivre en paix avec ses semblables, et donc pourtre lui-mme labri de la violence, tout homme doitsentraner la mesure.

    Se substituant une ducation de type homrique,axe sur la violence et la ruse, manquant dlvationspirituelle, les conseils qunoncent les sages grecsnous apparaissent la fois remplis de justesse, maistrs pntrs dinspiration moralisatrice. Pourtant, par-del leur ct moralisateur et plus fondamentalement,ces sentences des sages continuent nous apprendrecomment renoncer aux attraits qui sment la discorde,comment tre mieux : dsirs sans excs, motionsheureuses.

  • Prceptes et tmoignages de quelques sages

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    Solon et lharmonie

    Solon1 est la fois un homme politique et un sage.Cest partir de cette double qualit quil va chercher remdier aux malheurs suscits au quotidien par lespassions gostes des hommes.

    Les prceptes du lgislateur :lharmonie politique

    Quand Solon accde la magistrature suprme, Athnesest divise entre les riches propritaires des terres etles paysans pauvres et endetts. Autant dire que lam-bition dmesure des uns, jointe leur arrogance,leur dsir de puissance et leur amour de largent plon-gent dans la crainte, la misre et le malheur la majo-rit de ceux qui ne possdent ni biens matriels nioutils intellectuels pour se dfendre. Pour remdier cette situation dinjustice, Solon promulgue des loisqui, sans mcontenter les riches, favorisent cependantles pauvres. Par ses lois, Solon garantit les propritsdes riches, annule les dettes des paysans et abolitlesclavage pour dette. Solon appelle linstitution delois justes eunomie, ce qui signifie la bonne lgisla-tion civique .

    Leunomie rvle que toute chose est bien ordonne etbien agence. Vite elle met des entraves aux pieds desgens injustes. Ce qui est abrupt, elle ladoucit, elle faitcesser la convoitise, elle mousse lorgueil, elle desscheles fleurs naissantes de la folie. Elle redresse les juge-ments torves. Les actes de lorgueil, elle les adoucit, ellemet fin aux uvres de la rvolte qui oppose les partis,

    1. 640-560 avant J.-C.

  • Philosophie des motions

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    elle fait cesser le fiel de la pnible discorde. Sous sonrgne, chez les hommes, tout est harmonieux1.

    Par cette lgislation quilibre, Solon parvient sallierles deux camps et crer les conditions dun vivreensemble harmonieux . Cette exprience est intres-sante au moins deux points de vue. On remarque,dune part, quune lgislation qui favorise la justicecontribue lapaisement daffligeantes passions. Dautrepart, on observe quune lgislation juste nest malheu-reusement pas ternelle. Lhistoire montre que les pas-sions reprennent vite le dessus. Solon, le chef juste,succde Pisistrate, le tyran. Port par sa passion dupouvoir, Pisistrate favorise ceux qui sont sa solde etmettent leurs moyens financiers et oratoires de sonct. Lharmonie est rompue et les Athniens se trou-vent nouveau diviss.

    Les prceptes du sage : la modration

    Observateur des passions qui agitent les humains, maisprocdant dabord lexamen de lui-mme, Solon enarrive la conclusion que la cause de multiples conflitsest lexcs.

    Indpendamment des contraintes lgales, chacun doitveiller viter les extrmes. Trop de richesses rendentinquiet, mais la misre est galement source dinqui-tude. trop sattacher quelquun on devient vitejaloux, sisoler on devient triste. sempresser davoirdes amis, on risque de se tromper sur la qualit deshommes, mais trop se mfier on risque la solitudedsolante. Le sage Solon invite donc lhomme sappli-

    1. Les citations sont tires des ouvrage