Jean Dabin Regle morale et regle juridique

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A <!"""·" Jean DABIN Professeur à la Faculté de Droit de l'Université de Louvain _ Règle morale et Règle juridique (ESSAI DE COMPARAISON SYSTDIATIQUE) 2!J,SEP. 1 936 Extrait des Annales de Droit et de Scie11ces Politiques nnbliées so us les auspice• rle l' Aswciation des Anciens de l:1 T•'acnlté de Droit de l'Université de f.ouvai11 VI Sb: 26 / ..

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Jean Dabin, Règle morale et règle juridique (essai de comparaison systématique), 1936

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Jean DABIN Professeur à la Faculté de Droit de l'Université de Louvain

_Règle morale et Règle juridique (ESSAI DE COMPARAISON SYSTDIATIQUE)

2!J,SEP.1936

Extrait des Annales de Droit et de Scie11ces Politiques nnbliées sous les auspice• rle l ' Aswciation des Anciens J~tudiants de l:1 T•'acnlté de Droit

de l'Université de f.ouvai11

VI Sb: 26

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Règle morale et Règle juridique (ESSAI DE COMPAHAISON SYSTEMATIQUE)

SOMMAIKE IN'l'RODUO'l'lON (pp. 130 à 132).

La c!Hiïculté du problème. Ce que l'on entend ici par m.ornl-ll et par d•·oit.

Ll!';S 'l'HAI'rB COMMUNS (pp. 132 à 135) . 1. Droit et morale consistent clan s des nonnlls (pp. 132 et 133). 2. Ces normes sont des normes hu.m.a.ines et non techniques (pp. 133 à 135).

LES DIFFJmENOES SPEOU'lQUES (pp. 135 à 169). I. Différences t)aant a.u fond (pp. 136 à 147).

1. L es <leuœ fins : bien moral de !"individu et hien commun temporel (pp. 135 ù. 139).

a) D'un côté l'individu humain; de l'autre le arou11e politique (pp. 136 et 137). b) D'un côté le bien mQral.; de l 'autre la aénéTnlité des biens humain"

(pp. 137 et 138). c) Le caractère contùwent de la notion de IJien commun tcmpoTel (pp. 138

et 139) . 2. Douille l ·imita.tion d e compétence oou.r la. rtl ole jur-idique (pp. 139 ù. 142) .

a) Exclusion des actes purem ent ·inté?·ieu?"S (pp. 139 à 141). b) Excluclion des actes )mTeuwnt )Jri·vâs (pp. 141 et 142).

3. L e contenu de la nonn.J ju?"idiatw (pp. 142 à 147). a) Le se ns de l'intervention (contenu positif) (pp. 143 à 145). b) La non- intervention (contenu 11égatil') (pp . 145 à 147).

TI. Différences quant à- !a tonne (PJl. 14'7 à 159). La voûti·vité en droit et en morale (pp. 14'1 à 149). 1. Le droit )Jrocède de so urces défini es (pp. 149 à 151). 2. La <létc?·mination st·r ic t d tles préceptes (pp. 152 à 155).

a) Quant à leur~ éléments constitutifs (pp. 152 à 154). b) Qmwt a;ux moyens pour atteindre les fins (pp. 154 et 155).

3. L'appaTei/. e:vécutoir e, JJ-roc é<luricr dn droit (pp. 155 à 159). a) Les wnctions (pp. 156 à 158). b) Les règles de Jneuve (pp. 158 et 159).

III. Différences quant it la position des suj et s à. l' éam·d d es d eux rèales (pp. 159 à 169).

1. La natm·e <le l'ooliaation jwridiq-ue (pp. 160 à 164). 2. 1/.esvonsalJi!ité morale et ,·esponsaùi.!-ité jm·idi.que (pp. 164 à 169).

Le problème des rapports entre le droit et la ~norale (r) est un problème difficile pour plusieurs raisons. D'abord, beaucoup de personnes, parmi lesquelles nombre de juristes , même philosophes,

(1) On trouvera, sur ce problème, qui est l'une des pierres de touche (ou d'achop­pement) de la philosophie du droit, des développements plus circonstanciés , notamment dans l'ordre des applications, dans J· : Dabin, Ln )Jhûosophie de l'o1·dre j1trid:i que posi­tif, Paris, 1929, passim, spécia lement n o 47, pp. 187 à 194 et p. 32, note 2 (no 9), no• 129 à 187, pp. 456 à 632. - Rappr. J. 'l'. Delos, L e Jn·obl.èmc du droi t et d e !a. ·morale, dans ,1 rchi·vcs cl e philoso)Jhie dn d?·oit et d e socio loaie jm·i.dique, Paris, 1933, Oahim· double, nil• 1 et 2, pp. 88 à 111; J. P. Haesaert, La. form e et le tond du jur i dique, dans R evue de d?·oit belae, Bruxelles, 1934, pass im, spécialement np. 255 à 260; It. Maiq­triaux, Cont·ribuUon à- l' éttttle de s ,·èal.es 1W?"mat ives en d1·oit )Josit if, dans ,tnnales d e droit et <l e sc·iences politiques (de Louvain), 1934, t. li, n o 11, pp. 244 à 265 ; <l. Renard, De l'institution à- la conception analoaiqtte <lu droit, dans ;!?·chives d e )Jhi/.osophie rltt droit, Paris, 1935, Cahier double, n o• 1 et 2, pp. 127 à 143,

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n'ont que des vues très sommaires concernant le concept et la théorie générale de. la morale, insuffisance qui d'avance paralyse tout effort de comparalson .. La seconde cause de difficulté ressortit au côté du dro~t, et elle est plutôt d'ordre terminologique : l'accord laisse à dés1rer '. notamment entre juristes et moralis tes, sur le sens du voca­ble d:oJ.t et de ses spécifications : droit positif, d1·oit nah~rel, ce qui entrame du trouble et maints quiproquos. La dernière difficulté tient au x choses plus qu'aux savants : d'une part, c'est la morale qui fournit au droit sa justification foncière, l'appui de son autorité, souvent m ême la matière de ses préceptes; d'autre part, il arrive que le droit soit en quelque sorte délégué par la morale pour remplir cl 'un contenu positif certaines catégories abstraites du devoir moral (ainsi pour la justice légale ou sociale). De là une cotHplexité, un enchevêtrement qui, au premier aspect, déroute l'analyse.

Mais commençons par préciser ce que l'on entend ici par droit et par morale.

Par mo·rale ou entend, non pas la règle des mœurs ou des conve­nances sociales, qui recouvre le domaine multiple de la « civilité »

et dont la valeur d'obligation est d'ailleurs très relative, mais cette r ègle qui prétend diriger la conduite de l'homme dans le sens d'un certain idéal de vie. Sans aborder ici la question des fondements de la morale ( r), telle est en effet la conception généralement f.ldmise dans le public et chez les philosophes . On envisagera d'ailleurs la morale (comme aussi le droit) d'un point de vue formel, indépendam­ment de ses déterminations concrètes, de manière à confronter non des solutions , mais des méthodes.

Par dro·it l'on entend ici la règle inscrite dans les lois et les jurisprudences, laissant donc de coté la question de savoir si, à ce droit positif, correspond quelque droit antérieur ou supérieur que l'on pourrait appeler <1 naturel >>. Ajoutons que, parmi les droits positifs existants ou ;même possibles, du type juridique (car il en est plusieurs), l'on ne retiendra que le droit positif de la société civ-ile, à l'exclusion des droits positifs particuliers à d'a\l.tres espèces de sociétés intra- ou extra-étatiques, co;mme le droit canonique (droit

(1) Voy., en des sens dhe1·s, E. Jan~&ens, Co·1p·s ~e mm·ale généra le, 2 vol., Louva.in· LiQge, 1926; E. Dupréel, 1'ra·ité de mora!ç, 2 vo\., Bruxelles, 1932. Quoi qu'il en soit (lill! diver~~nc;;es , on étu<lle ic;;i !.11- mor111le on to.ut que ·r~ulo, soua son aepeot pratique.

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positif de l'Eglise) (r) ou le droit - subordonné d' ailleurs - des groupements privés ou même publics intégrés dans l'Etat.

* ** Entre le droit et la morale a111s1 définis, l'on peut relever tout

de suite plusieurs t·raits catmmms.

I o Droit et morale consistent dans des nonnes et, par conséquent, les disciplines du juriste et du moraliste sont, l'une et l'autre, des disciplines normatives . Ce qui sig nifie qu'elles n'ont pas po.ur objet de décrire et d'expliquer ce qui est, ftît-ce dans l' ordre de la conduite des hommes (science des .mœurs , science des faits moraux), .mais qu'elles se proposent de dégager des règles, c'est-à-dire des normes directrices de l'activité des sujets qui, de leur côté, auront l'obliga­tion de s 'y soumettre. Lois de but et non lois de cause, dit L. Du­guit : elles assignent des buts à la liberté humaine, t andi s que les sciences proprement dites cherchent les causes déterminantes des phénomènes. C'est un point sur lequel il ue saurait y avoir de dis­cussion : mê.me les partisans d'une morale ou d'tm droit scientifique ne contestent pas que la règle extraite du réel ( sein) ne l_)renne la nature d'un sol/en au regard des individus particuliers auxquel s elle s 'adresse. En tout état de cause d'ai lleurs, il est clair que le sallen est à base cle_ se in, en ce sens que les disciplines normatives devront nécessaire1nent tenir compte de maintes réalités et loi.s dégagées par la science, 'physique ou physiologique, psychologique, sociologique, économique, historique, etc. Mais sur la base de ce « donné » pré­paratoire s 'édifie le sollen qui contient, non un simple indicatif, mais un impératif, un devoir-être, une r ègle pour l'action.

Et il n'y a pas à distinguer, à cet égard, selon le :mode des pré­ceptes : que la norme édicte commandement, défense, permission ou simplement qu'elle dispose, toujours, en définitive, elle prescrit et porte _ injonction soit aux intéressés soit a:ux tiers . Ainsi, quand la loi pennet , elle implique interdiction à tout tiers quelconque d'entra­ver l'psage de la faculté reconnue; quand, en présence d'un conflit

(1) Voy., sur ce dernier droit, R. G. Rena;rd. Poûtion du droit canomquo , dan~

Revue cles sciences philosophiques ot t héo loaiqu.es, t. XXIV (1935), pp. 397 à 406 Addc : Commentrtriu.rn. Lova.niense in codiccm ju·ris canonici, vol. I, t. I , par A. Van Hove. Proleaomena, Mo.lines·Rome, 1928; t. II, par A. Van Hove, De leoibus ecc!es iastici,•, 1930; t. III, par A. Van Hove , De consuetudinc, 1933.

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d'intérêts , elle dispose relativement aux droits des parties, elle trace à chacun les bornes qu'il ne saurait dépasser.

Il n'y a lieu d'ex cl ure de la notion de norme que les règles dites i·nterprétat;ives de volonté ou supplétives, qui sont en usage dans certa ines branches du droit, notamment du droit privé . Com:rne la r ègle supplétive n'oblige que sauf disposition de volonté contraire lui enlevant compétence, les sujets , à vrai dire, ne sont point obli­gés ou, s 'ils le sont, c'est en définitive par leur volonté : procédé de technique sociale, dicté par la loi de l'économie des forces.

Pourtant, voici déjà paraître une différence importante. Droit et morale édictent des normes préceptives, obligatoires. Mais la morale connaît, en outre, les conse ils : il y a le bien qu'il faut faire, le mieux qui est conseillé. Au delà dn devoir exact s'étend la marge de la perfection sans limite. Toujours la conduite morale est suscep­tible de progrès , du côté des actes et surtout du côté des intentions, qui peuvent se purifier sans cesse. Au contraire, le droit se contente de poser des règles obligatoires pour tous, sans proposet· à personne un idéal de perfection situé au-delà de la règle. Il lui suffit - et il suffit à l'ordre social - que celle-ci soit correctement observée, telle qu'il l'a définie. Car, lors même que le droit manifesterait des préférences ( r), il ne conseille pas; il commande la solution, quitte à laisser au sujet ou au juge le som d'apprécier si la solution préfé­rable est la bonne en l'espèce.

2 o Norme morale et norme juridique sont, de plus, des normes proprement humaines. On veut dire par là qu'P.lles régii'sent la con­duite des hommes en tant qu'hommes, par opposition aux normes techniques, qui régissent l'homme en tant que technicien (homo jabe1· ou homo sapiens : arts esthétiques, industriels , économiques, politi­ques , scientifiques ... ). Or, tandis que le manquement à l'une des normes de l'ordre humain engage la vocation d'homme et, par consé­quent, la conscience, le manquement à la nor;tne technique ou faute technique engendre non-réussite ou échec : le technicien sera man­qué, non l'homme (2).

(1) Le cas est d'aill eurs r a r e : voy. , pa r exemple, l 'art. 5, al. 3 de la · loi belge du 15 mai 1912 eur la protection de l'enfance : " pour remplacer le père [déchu de la puissance paternelle], le conseil [de fa mille] désigne de préfércnt.e la mi-re ou, à défaut ... »

(2) Comp., dans le même sen&, R . Bonnard, L'o·ria i n e d e !'or donnanc em ent juridique. dans M é!an aes Hanriou, tiré à part, pp. 35 et suiv.

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Que la morale reg1sse l'homme en tan t qn'homme, c'est pres­qu'une tautologie : n'est-elle pas par exceUence la loi de l'homme? Mais la norme juridique participe dtt même c:aractère, dans la mesure où l'homme, être social, a besoin de la société politique pour vivre, au ~11oins d'une vie progressive. Dans cette mesure, indirectement, la discipline qui ordonne la vie eu soci~té sera une discipline hu­

,maine et , par conséquent, morale. L'homme isolé ou simplement relié à ses semblables n'est pas l'homme tout entier; l'homme com­plet, c'est celui qui vit intégré dans des cadres, mieux des forma­tions sociales , au premier rang desquelles la formation politique. L'on ne saurait donc prétendre que la qualité de citoyen , àe membre de la société politique, soit, pour l'homme, une qualitt> technique, en quelque sorte surérogatoire, venant se superposer à sa qualité d'homme ou même, si l' on veut, la couronner :l'homme n'est pleine­ment homme, surtout dans l' état actuel de la civili sation, il ne par-

' vient à satisfaire ses besoins les plus essentiels que s 'i~ fait partie (à titre de citoyen proprement dit ou, tout au moins , à titre d'hôte) d'un groupement politi que qui lui prête assistance. Le groupement politique est ain si son milieu naturel, nécessaire.

Mais il faut se garder de plusieurs confusions .

Et tout d'abord, dire que le droit est une discipline huntaine ne signifie pas que l'élaboration de cette discipline n'appellerait .aucune techn ique; le juriste chargé de cette élaboration joint à sa qualité d'homme la qualité de technicien du droit. II en est d'ailleurs de même, bien qu'à un degré moindre, pour la morale, qui se construit d'après certaines normes techniques requérant, de la part de ses spé­cialistes, une compétence proprement technique. ·

Mais surtout, la distinction entre l' << humain » et le << techni­que » ne s ig nifie pas que les activités techn-iques seraient soustraites au contrôle et à l'empire des normes humaines et, notamment, que toute faute technique, engendrant de soi malfaçon, n'engagerait jamais la responsabilité humaine, - moral e et juridique- du techni­cien maladroit . Si les normes humaines n'ont point compétence pour définir et pour mesurer la faute tech nique, elles conservent compé­tence pour la condamner, en tant qu'elle manifesterait nég ligence ou insouciance à l'égard du devoir d'état : le technicien professionnel, en sa double qualité d'homme et de citoyen, est en effet ten:u de

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s 'instruire de sa technique et de l'exercer avec soin, de manière à ne pas causer de dommage soit aux autres, soit à lui-même (r).

Il faut aller plus loin, car on constate, dans les conjonctures du temps présent, une interpénétration croissailte de l' « hu~nain » et du « technique ». Pour accomplir aujourd'hui le devoir qui incombe au membre de la société, les vertus de l'homme et du citoyen ne suffisent plus. Il faut y joindre - et à la base - les compétences techniques les plus diverses . Ne citons que l'exemple de la circula­tion routière : n'existe-t-il pas toute ~me technique, passablement compliquée, de la circulation, technique reprise en partie clans les lois sur la police du roulage, et dont la connaissance et la · pratique s'imposent à tous , conducteurs de véhicules et piétons , s 'ils veulent être à la hauteur de leurs devoirs, moraux et juridiques? Naturelle­ment, cette pénétration du « technique » dans l' « humain >> ne saurait être négligée lorsqu'il s'agira de rechercher la valeur en conscience des normes techniques de la vie sociale (2) . Il n'en resté pas moins cependant que, ~nême dans le cadre des activités morales ou sociales, le domaine technique et le clqmaine humain sont distincts, et qu'avant d'atteindre l'homme et le citoyen, la faute technique condamne le technicien : l'automobiliste malhabile ou négligent n'est mauvais citoyen que parce qu'il est d'abord mauvais automo­biliste.

* ** Mais bien qu'elles régissent l'une et l'autre l'individu humain

dans son activité proprement humaine, les deux normes, morale et juridique, n'ont ni la même fin ni la ~nême fonction. D'un mot, la distinction peut s'énoncer co:mme suit : tandis que la morale i·nd·iqu.e à l'homme ses devoirs en conformité avec les exigences du bien moral de la nature humaine, le droit, qui est au service de la société, dispose et organise ses règles selon les exigences du b·ien commun temporel. Ainsi une double opposition : d'un côté, la fin morale de l'individu hu:main, de l'autre, les fins de la société; -d'un côté,

(1) On est donc, sur ce point, tout à fruit d'accord u.vec M. P . Esmein (7'rois pro· bl<lm es de responsabilité civile, n o 31, da ns R evue trimest1·i e/.1. e de droit civil, 1934. p. 365) . Mais autre est la question de eavoir si la r éparation d'un dommage invo lon· tairem ent causé est, en morale, affaire de stricte justice. Les llloralistes et lee théolo­giens ne l 'admettent pas.

(2) E!ur le problème de la. valeur en conscience des préceptes juridi<)ues, voy. ci­après, pp. 160 à 162.

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la présentation objective du devoir, de l' autre, un certain arrange­ment des rapports sociaux . Et la distinction rend compte, semble-t-il, de toutes les différences visant l'aménagement respectif des deux rè­gles soit quant au fond (I), soit quant à la fonne (II) . E lle explique en outre, .par voie de conséquence, la diffé1'ence de position. des su.jels à l' égard des deux règles , soit en ce qui concerne la nature de l' obligation, soit en ce qui concerne le jeu de la responsabilité (III).

I. Différences quant œu fond.

r" La règle morale prend pour guide le bien moral de l' indi7Jidu­personne ; la règle juridique s' inspire du bien com.m.un tempo·rel. Il faut confronter ces deux notions qui, malgré leur interférences , se sépa rent en deux points .

a) D'abord la morale considère l'hom-me individuel, alors que le droit considère le g roupe social; en l'espèce le groupe politique (r). Non pas que la morale se désintéresserait de la vie sociale et politi­que car, eu plus des devoirs envers Dieu et envers soi-Jnême, elle prévoit expressément les devoirs de l'ho)llme envers autrui, qu'il s 'agisse des rapports de communication ou d'échange (interindivi­duels) ou des rapports d 'intégration (proprement sociaux). Et cette partie de la morale a un nom propre: elle s ' appelle la morale soc·iale (par rapport à la vie politique, la morale politique). Mais quand la morale intervien t dans le demaine social ou politique, c'est toujours du point de vue de l'individu et de son bien qu'elle pose la règle: il ne s ' agit pas d'assurer la vie du groupe et de collaborer à ses fins, au moins de façof1 immédiate, mais de prescrire à l'homme, dont la nature est à la fois individuell e et sociale, les voies à suivre pour atteindre sa fin d'homme. Le bien social et politique qui doit résulter de l' atti­tude morale n'est envisagé que par surcroît.

L e rôle de la règle juridique est autre. E,:nanant du groupe ou de l' autorité qui préside au groupe, elle ne saurait avoir en vue que le bien commun, entendez par là le bien poursuivi en commun, dans l'intérêt commun, au sein du groupement institué à cette fin (2).

(1) Ra ppr. J. Leclercq, r.u ~:ons da d1·oit na.tu.1·e!, 1, L e fondement du droit ct de la société, 2o édition, Na m1L1··Louvain, 1933, n o 10, pp. 46 à 50.

(2) Il ne s'agit donc pas d'un bi en commun conçu de façon exclusivement nationale, qui ne tiendrait aucun compte de l 'étranger. Au cont raire , les bien commun es t. l11tmai 11 et il u.e saur!üt par conséquent faire fi el u re~pect de la personne humaine, que celle-ci

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Or, le bien du groupement, la réalisation de ses f ins spécifiques , ne se confond pas avec le bien propre des membres, ni même avec la somme des biens propres des membres. La preuve en est que, parfois, le bien propre entre en conflit avec le bien commun, auquel cas (toutes choses égales) la prééminence revien t d'ailleurs au bien commun, sur l' ordre même de la morale. S'agissant de la société politiqtt-e, le but que poursuit le groupement, le bien qu'il doit procu­rer à ses membres, c'est de les aider , par la constitution d' un milieu, par l 'établissement d 'institutions et de règles qui favori sent l'effort personnel, à satisfaire plus complètement, plus facilement, plus Stlre­ment leurs besoins . Aiusi, le bien propre de chacun est au tenue du bien commun, non en ce que celui-ci le réalise, mais bien plutôt en ce qu'il le conditionne, car même lorsqu1il participe à la distri­bution du bien commun, l'individu est seulement mis e.n état, par cette distribution, de garder , de conquérir ou de parfaire spn bien propre. Le bien commun, fin dernière de la société, est donc, par rapport à l'individu, un moyen, un bien intermédiaire, t andis que le bien vers lequel. oriente la loi morale constitue un tenne : quand il y parvient, l'individu a achevé sa destinée, il est installé dans la vertu.

b) Ce n'est pas tout. Comme son nom l'indique, la morale, règle des mœurs , ne s 'intéresse qu'au bien humain de la nw ralité. Mais il est d'autres biens humains , com;me le bien de la vie physique, le bien de la vie intellectuelle, le bien de la vie économique ou même de la vie politique . .. qui, de soi, sont distincts du bien moral. Sans doute, la morale ne se désintéresse pas de la conduite à tenir à l'égard de ces différentes sortes de biens soit dans la 111anière de les appré­cier, soit dans la manière d'y tendre ou d'en user : il y a une façon humaine, morale, de pourvoir aux nécessités du corps, de cultiver l'intelligence, de produire et de consommer les richesses, de pratiquer la politique. Pas plus qu'aucun ordre de rapports , aucune activité de l'homme, en quelque domaine qu'elle s 'exerce, n'échappe à l'em­pire et a:u jugement de la règle ;morale. En ce sens , il n'y a point

soit r eprésentée par un naMonal ou par un étranger. Ce qui est vrai, c'eet que , dans l'état présent de l 'humanité - qui, sur ce point, ne changera peut-être jamais, - le bien commun se poursuit dans le cadre de formations politiques nationales, qui ont d'ailleurs leurs e;xigences propres , exigences rentrant elles-mêmes parmi les éléments du bien commun. Adde : sur la notion du bien commun, J. Dabin, I.ct p lli!osop lde clc l'o•·dr e juridique posit i f, nos 40 à 43 , pp. 153 à 171.

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d'acte moralement indifférent (r ). Mais ce n'est pas la morale elle­même qui a charge de définir le bien physique, le bien intellectuel, économique, politique, et d'indiquer les moyens efficaces pour y parvenir : ·c'est affaire à d'autres sciences et à d'autres techniques.

Au contraire, le bien commun qui incombe à la société politique est g·énéral, en ce qu'il embrasse toutes les espèces de biens qui sollicitent l'homn1e, non seulement le bien de la moralité, mais le bien physique, le bien intellectuel, le bien économique . Il existe ainsi, en dehors du bien commun proprement politique, un bien commun moral, un bien commun économique, un bien commun intellectuel, un bien commun physique qui, selon la définition proposée (2), forment les conditions et les ad juvants du bien moral particulier, propre à chaque individu, du bien physique particulier, du bien intellectuel particulier, du bien économique particulier ...

Ajoutons que ces différentes espèces de biens ne sont pas d'égale valeur; et de même qu'en cas de conflit entre le bien moral pat;ti­culier et les biens particuliers d'un autre ordre, c'est le bien moral qui l'emporte (sauf application de la théorie morale de l'acte à double effet), de même , en cas de heurt entre les convenances du bien moral général et celles du bien économique général ou du bien général d'un autre ordre, la prééminence revient, en principe, à l'intérêt de la moralité, en ce sens du moins que la solution adoptée ne doit pas se traduire par un déficit certain dans la pratique effective du devoir moral (application à la politique de la théorie de l'acte à double effet) (3).

c) De l'analyse qui précède l'on conclura tout de suite que, dans ses réalisations concrètes et jusque dans sa notion mê:me, l'idée de bien commun, qui for:me la règle directrice du droit, est infiniment plus contingente que l'idée du bien moral.

Le bien moral de l'individu humain et l'idéal qui en dérive ne changent pas. Seules peuvent changer, d'une part les applications de l'idéal à la matière variable et mouvante qu'il est appelé à régir, d'autre part la connaissance que l'on en peut avoir, connaissance qui, du fait de la conscience du peuple et de la science des moralistes, est susceptible tantôt de progrès tantôt de régression.

(1) Sur la question de l'indifférence des actes humains, voy. E. Janssens, Cour.; d e mo•·a.le oénéral e, t. II, n os 193 et suiv., pp. 27 et suiv.

(2) Voy. ci-dessus, p. 137 . (3) Sur la théorie morale de l'acte à double effet, voy. E. Janssene, Com·s de moral-~

oénérale, t. II, no 216, pp. 71 à 73.

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Le bien commun, au contraire, est, en lui-même, contingent, pour plusieurs motifs. D'abord, parce qu'il ne constitue qu'une fin intermédiaire, un moyen au service des individus-membres . Or, par définition, le moyen implique un relativisme qui est étranger aux f ins, surtout aux fins ultérieures. Et l'observation vaut à l'égard

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de tous les éléments quelconques du bien commun, y compri s le bien commun moral : toujours il s 'agit d'adaptation et de prudence . Le bien commun est contingent, en second lieu, parce que les conditions de vie et les besoins des sociétés (auxquels correspond l'idée de bien commun) sont beaucoup plus variables que les conditions de vie et les besoins des individus . D'où il suit que les moyens indis­pensables ou utiies ici peuvent, en fait, se révéler inutiles ou nuisibles ailleurs : Vérité en deça des Pyrénées ... Enfin, le- bien commun est contingent en tant qu'il englobe, dans son extension, une foule d'éléments techniques qui relèvent beaucoup moins de principes, comme en matière morale, que d'expérience et d'empirisme : n'est-il pas évident qu'une politique d'organisation économique est fatale­ment plus incertaine, en raison de la matière même, qu'une politique de la moralité publique? (1).

Mais il faut voir maintenant comment la diversité des points de vue va retentir sur les deux sortes de règles, pour en influencer le contenu, soit positif soit négatif.

2° Au préalable, le point de vue elu bien commun temporel en­traîne, pour la règle juridique, une double limitation de compétence.

a) Tandis que la morale règle tous les actes ressortissant à l'activité libre de l'homme, non seulement les actes ex té ·~ieurs , mais aussi les purs actes intérieurs - pensées, sentiments, vouloirs, -la règle juridique ne régit que des attitudes extérieures, ici pour

(1) 'l'elles aont d'ailleurs les rai son" pour Iesquell':'s j e J"Pste hostile à la notion d'un droit naturel (juridique). Le droit positif doit être élaboré selon une norme snpé· rieure, qui. es t le bien coJnlnun : sans doute. M~ti s 1es exigences et les convenances du bien commun, dans l'ordre de la réglementation juridique positive, n'ont rieu de t( naturel 11 1 au sens de u donné 11 , pas même en ce qui concerne le~ prenliers principe~ du droit et , pour employer la terminologie de Duguit, les r ègles normatives . Il arrive en effet que le bien commun demande que les premiers principes n e reçoivent pas la consécration du droit positif. Or, toutes ces notions de prudence , d'utilité, d'efficacité, de pragmatisme, qui sont it la base du tra·vail du juriste, me parais sent contradictoires avec l'idée d'un droit natureL, au 1noins si l'on entend le mot u naturel 11 an sens précil1, philosophique, où l'entendent les clas9iques, et non dans un sens large et vague, connue le contraire d' " arbitrU!ire "· Voy. d'ailleurs, sur la question du droit nn,tnrel, J . Da­bin, La t echnirJlW de !'élabo1·ation du droit 7Jositi/, Bruxelles-Paris,. 1935, pp. 11 à 15.

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Règle rnorale el règle juridique 1 r

les commander, là pour les prohiber (r). Le droit pourra bien pre­scrire des actes ou des témoignages d'amour ; il pourra bien défendre des actes ou des témoignages de haine. Il ne saurait commander l'amour ni interdire la haine. Il a barre sur l' expression de la pensée, non sur la pensée elle-mêrr1e. Or, cette limitation de domaine s'ex­plique moins par la raison - q:ui serait déjà suffisante - d'une im­puissance matérielle empêchant la règle de << mordre >> sur la matière (considération d'ordre technique) que par une raison de principe, à savoir que le droit, ayant pour norme le bien commun, n'a de compétence que dans le cadre des actes qui, d'une manière ou d'une autre, affectent le bien commun. Or, s 'il est incontestable que, psy­chologiquement, l'idée incline souvent à l'acte, que des pensées , des sentiments, des vouloirs - sociaux ou anti-sociaux - peuvent abou­tir à des actes, il est certain aussi -aue seuls les actes extérieurs influencent le bien commun ou, du moins, que celui-ci ne subit de modification réelle qu'au moment où se manifeste l'acte (ou l'omis­sion). C'est que le bien commun est, en soi, chose externe. La société n'est pas une communauté de purs esprits : l'esprit, clans l'homme, ne communique avec l'esprit que par l'intermédiaire des corps . L'esprit tout seul, opérât-il en matière sociale, dans un sens anti­social, méprisant le bien commun et ses organes, échappe non seule­ment aux prises, mais à la juridiction du bien commun . Et c'est la morale qui, en vertu de sa compétence générale, interviendra pour condamner l'esprit anti-social.

Ce n'est pas à dire, d'ailleurs , que le droit se désintéresserait des intentions qui inspirent actes ou omissions (2). L'acte extérieur ne saurait être apprécié uniquement d'après sa matérialité. A travers le corps il faut retrouver l'âme : dans l'ordre humain, c'est la condi­tion pour « comprendre ». Ainsi s 'explique que la même règle juri­dique qui, pour frapper la tentative d'infraction, exige un commen­cement d'exécution, tienne compte, dans l'homicide, de l'intention de donner la mort et de la prémiditation. Ajoutons que certains actes extérieurs sont à double sens: il s 'agit, alors, de les éclairer par le

(1) Voy., sur ce point, J. Dabin, La philosophie de t'ordre juridique J>ositif, no• 48 et 49. pp. 194 à 204 .

(2) Corn p ., sur tout ceci, J . p. Haesaert , La form e ct le fond du juridique, daus R evue de d1·oit bel.ue, 1934, pp. 270 et 271, dont l'exposé confond les intentions pures et les intentions extériori sées (voy. cependant les considérations d~s pp. 293 à 295). Même confusion chez R. Ma iatri a nx, Contribution à l'étu.dc des r èoles normatives en droit J>ositi/, dans .4 nnales de droit et de sciences politiques, 1934, p. 249.

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12 Jean Dabin

dedans, par l'intention : ainsi, à l'égard des tex tes législatifs!' et . , 11 . , t t'on selon es-

des actes pnves, dont les termes appe ent mterpre a 1 , 1 prit. 11 restera, dans tous ces cas, à recommander à l'interprete a prudence, car les recherches d'intention sont délicates et les erre.~rs f

' ' . . d t. la fronttere requentes : de la l'effort des JUnstes en vue e r acer '

entre le (( motif >> et la (( cause » dans les actes. ' le

b) Une seconde limitation de domaine ressort, pour la regt' . 'l' d l''d' d b' 1\ ,r A ' l'' ·d des actes ex e­JUnc tque, e 1 ee e Jen co:mmun . .Lv.Leme a egat · A e

• ' ' A , • h t 11011 pas tne)ll neurs , -sa competence s arrete a ceux qu1 toue en , . 1 . . ' . 1 b ' mmun : tous s1mp emeut autrm, mats , de façon prectse, e ten co .

t 1 . . d'ff' , C' 1 d ' t;nctlOn entre au res tu sont m 1 · erents, etrangers. ·est a 1s • . , t l'acte pri'ué et l'acte p-u.blic , entendez l'acte à répercussion pnvee e l'acte à répercussion sociale. Di stinction difficile à traduire ~n_p:a· · d · · 1 du « pnve » tlque, sans oute, parce que le va et vtent est contmue -

au << social » et inv~rsement. Il faut même reconnaître que, dans notdre · ·1· · ' · d 1 ,es sur es c1v1 tsatlon actuelle, etant donné le resserrement es 10111, .....

' · ( d de con:11nn· espaces etroJts encore raccourcis par les moyens mo ernes . 1 s nication), étant donné l' é.largi ssement du chainp des relations socta e, et l'enchevêtrement inextricable des intérêts, la distinction tend a

' ' Il . . 1 . extl>rienrs s attenuer. reste pourtant que, de sot, certams c omatnes . · 'f ls sont privés , réservés à la liberté et infranchissables an drott. ~

1 d . D' (an motnS

sont e ommne des rapports de chaque homme a-vec ·~etl- · · ' · d C' · · ' · ·' ' l' · ) et le do· vts-a-vts e esar, sm on vts-a-vts de la soc tete re 1g1euse .

maine des devoirs de chaque individu envers soi-même . La règle Jn· 'd' ' . ' 1 . stances, n tque n acqmert competence qu'autant que selon es c1rcon ..

. ' d'' dtvl· le b1en commun, affecté par l' attitude d'un certain nombre ln d d 1 d

. . ·.même, us ans e omame des rapports avec Dteu on avec sol. · . ' 1 l' · · d d ' 1 ·undtqne. rec ame mterventwn u groupe ·social par voie e reg e J ,

A . . ' l' . ys re· ms1 s exp tquent les lois qui, autrefois ou dans certatns pa ' . · t · · . ertatnes pnmen , sous sanctlon de pemes plus ou moms graves, c

ff ' D' · · nements o en ses a 1eu, comme le blasphème ( I), ou certams manq .. . ' . d . A • d snlctde

v1s-a-v1s e sot-me:me, connue les mutilations , la tentatlve e 1,. · Il · · ' · oit snb· ou tvrognene . arnve, d'allleurs , que la represswn s . ,

d , ' . . . . , . d ' l'1dee

or onnee a des conchtwns de publtclte, ce qm correspon a d'une répercussion sociale, par voie de scandale ou autrement. ,

· ,. · 'dn a Cependant, avec l'ordre des rapports ad alterum, d 1ndJVl

. . , ·t O!J· cit., (1) Voy., à cet égard, les laits de législation rapportés par J . P . Haesaei '

dans R ev u.e d o c!roit beloe, 19M, pp . 248 et 249.

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l~ègle morale et règle juridique 13

individu (r), l'on se rapproche de l'hypothèse du bien commun, au point que la fu sion paraît réalisée . Conclusion hâtive, c<.tr les rap­ports d'individu à individu restent, mal gré tout, privés ; de soi, ils ne débordent pas du cadre des individus en présence. Pour que le bien commun et, à sa suite, la réglementation juridique entre en lice, il faut que ces rapports se soi ent suffisamment multipliés et que le désordre, dans ces rapports, soit devenu suffisamment général. Un désordre isolé est sans importance et ne justifie pas l'intervention de la règle cle droit, fî'tt-ce pour porter secours à la morale ou à la justice violée. L'intervention ne se justifie - et l'appréciation sur ce point est affaire d'espèce et de prudence - qu'en cas de désordre général, menaçant le corps tout entier. De minùnis non curat pra.etor: le préteur , c'es t-à-dire le jtH:iste auteur de la règle, laisse de côté non seulement les désordres minimes, mais aussi les désordres rares ou exceptionnels qui, à ce titre, n'ont pas dépassé la zone des inté­rêts simplement privés . En résumé, le droit ne s'occupe ni des rap­ports de l'homme avec Dieu ni des rapports de l'homme avec soi­même, ni même des rapports des individus entre eux . Tl ne s'occupe que des rappor ts prop·re·ment soc-iaux et, par conséquent, de ces divers ordres de rapports, dans la mesure où, directement ou indirectement, ils mettent en jeu l'intérêt social dans le milieu historique envi­sagé (2).

3 o S'agissant de rapports socia·ux et donc d'attitudes intéressant la société politique, son existence ou ses fins, comment la règle juri­c1ique , naturellement compétente, va-t-elle être conçue? Quelles atti­tudes l'auteur de la loi va-t-il adopter lui-même dans sa tâche de réglementation des rapports sociaux ? - De nouveau, il prendra pour norme le même bien commHn qui a servi à définir sa compétence (3). Malgré son aspect s imple, cette directive implique une dciuhle appré­ciation, l'une visant le sens de l'intervention, l'autre, préjudicielle, visant l'opportunité de l'intervention.

(1) On vise ici non seulement les rapports d'échange, mais les rapports entre mem· bres de groUJlements privés, comme la famille et les a ssocia tions (sensn lato).

(2) Comp., sur tout ccci, R . Ma·istriaux, OJJ. cit., dans A nnalcs cle d·roit et ci e scien· ce,q )Jo l.itiqtw s, 1934, pp. 249 et 250.

(3) Voy., sur le car a ctère in st1'1m-..e ntal de la r ègle juridique, qui est au service du bien commun , J. P. Haesa ert, op. cit., pp. 279 a 281; R . Maistriaux, OJJ. cit., da ns Annales de dToit et d e sciences 1JO!itiqu es, pp. 250 et suiv. ; J. Leclercq, I. eçon s de d·ro ·it natu·rel, I, L e fond em ent du <11-oit et de /.a sociét é, n o 13, Il)). 68 à 72; R. Ca.rré de Malberg, R é!le.vions t·rès simples sur l'objet de la science ju?·id·iq tl.c, dans Jl cct1.ci l sur !es souTces du dTo·it en !'honneu1' de F-ran çois Gény , t. I , p . 203, note 1; P. Ouche, L 'é!ctùoTation du cl?·oi t pénal et !' " inédttctib!e dro it 1w.turel "• dans R ecueil précité, t. III, pp. 273 et 274 .

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14· Jean baMn

a) Pour le sens de î'intervention, c'est-à-dire le contenu de la règle, la solution est claire : la règle juridique ne prescrira que les attitudes sociales , c'est-à-dire celles qui sont susceptibles de contri­buer efficacement à la réalisation du bien commun, d'ailleurs en toutes matières, morale, économique, politique ou hygiénique ... Lex es t ordinal'io ad bonmn coJ·nmune. C'est la thèse classique, malencontreusement remplacée par cette autre, pour le moins équivo­que, que le droit est au servi ce de la just·ice, dont il se bornerait à opérer détermination et qu'il aurait ensuite à revêtir de contrainte. En réalité, le droit n'est pas au service de la morale, ni même de cette partie de la morale qui s 'appelle la justice (r). Son rôle n'est point de forcer les sujets à remplir leur devoir moral, fôt-ce leur devoi1· de justice. De soi, la morale et la justice concernent le bien parti­culier, et il appartient à chacun de réaliser son bien patticulier en pratiquant toutes les vertus, y compris la vertu de justice. A l'égard de la vert:u, le rôle elu droit est uniquement de collaborer, avec les autres modes d'activité étatique, à l'instauration d'un milieu favo­rable à l'exercice de la vertu (politique de moralité publique). D'ail­leurs , si le droit prétendait contraindre à l'exercice de la vertu, il travaillerait contre la vertu, qui implique essentiellement spoutanéité: la vertu contrainte perd tout mérite, rlonc tout caractère moral. Malgré l'exigibilité inhérente au devoir de justice, la vertu de jus­tice ne fait pas exception à la règle : .une justice contrainte, lorsq:ue le sujet n'agit que sous la menace de la contrainte, n'est plus une justice morale, une justice vraie.

Ce qui crée l'illusion, c'est qu'en fait beaucoup de règles elu droit ont pour matière un précepte de justice: suu·m cuique t1·ibue·re (2) · Mais si le droit consacre la justice, ce n'est pas parce qu'elle est

(1) Voy., sur ce point, R. Maistriaux, op. cit., da.ns A >males <l r. d:ro i t. e t. cl.e scitmr:e• politiques, 1934, pp . 252 à 258.

(2) Sur les t itres spéciaux de: la justice à la conséc ra;tion du droit po:; itif, voy. J. Dabin, La 1lh'i!osophic de l'ord·r e jul'id:ique vositif, n o< 123 et 124, pp. 439 à 447. Il est vrai que la justice morale, cpmme la règle du droit po;;itif, est attributive d'un dro it, c'eat·à-dire qu' elle crée au profit d'une personne (individu privé on collectivité) le droit d'exiue?· (comp. la " structure i>nJJ énttive-att,·i.butive de la rè.;lc ùe. droit '' · selon L. Petrasizky, qui n'est que le vieux droit d' ex·iuibilit6 ou de ·v·ind.icte inhérent ' il. l'idée de justice). Reste à voir si le contenu des deux règles - de justice et du droit positil' - sera toujours le même. Or cela, n 'est pae, à raison de la différence des points de vue. Par ailleurs, Petrasizky a tort d'opposer la règle de droit, qui est toujours ·impé·rative.attributive et ainsi bilatéra.!e, à la règle morale , qui serait uniquement impémtive et UJinsi unilatérale. C'est oublier que la justice fait elle-même partie de la morale, qui commande non seulement d'être bon et charita·ble, mais, en JH'emier lieu, de r especter la justice, et une justice portant sur un droit e:viuible.

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Règle morale et r&gle jur·idique

la vertu, ni même 1a justice ; c'est parce que la réalisation effective de la justice est la condition indi spensable d'un certain ordre social. A vrai dire, le droit ne s 'intéresse pas tant à l'individ u qui reven­dique justice qu'à la paix sociale, dont le maintien serait compromis par des violations trop nombreuses de la justice. Souvent d'ailleurs il arrivera au juriste de régler les r apports sociaux, de définir le sta­tut de chacun, en transféran t à l'un des droits qui, en s tricte justice, reviendraient à l'autre : ainsi apparaît un dualisme possible entre la justice du moraliste et la justice du juriste. Dualisme qui n'a rien d'étonnant si l' on songe que la justice du juriste est d'abord une so lution sociale, alors que la justice du moraliste est d'abord une vertu momle. Fera-t-on grief à ces vues de creuser artificiellement le fossé, en opposant une morale conçue de façon trop individualiste, à un droit conçu de façon trop socialiste? Dispute de terminologie à part, l'on ne saurait pourtant nier que la morale est individuelle en tant qu'elle se réfère à l'individu et à son bien (moral), que le droit est social en tant qu'il se réfère à la société et à son bien (com­mun). Or, ces différences de point de vue, également légitimes , en­traînent des différences clans le contenu de la réglementation (r).

Il est vrai que certains ont prétendu retrouver la coïncidence

(droit = justice), en fa isant appel à la notion de justice géné?-a le ou sociale (2). Aux termes de cette justice- qui est une vertu morale,­les membres de la société politique sont, en effet, tenus de conformer leur conduite, non ·seulement aux exigences de toutes les vertus parti­culières (justice interindividuelle ou commutative, charité, force,

tempérance ... ), mais précisément aux exigences du bien commun, quelle que soit la vertu particulière dont dépendrait l'attitude com­mandée et même ne dépendît-elle d'aucune ver:u. Mais, sans compter que les points de vue restent malgré tout di-,tincts, que l' acte de justice sociale est commandé par la morale en tant qne vertueux

(1) Voy. , sur tout ceci et duns le même sens , J . T. Delos, op. cit ., dans Arc/lives de philosophie du Moit, 1933, pp. 84 o. 91, 102 O. 105, 109 et 110. Egalement, J. P . llaesaert, L a t o·nnc et l.e tond du j 1widi.qtte, da ns R evtw d e droit b cl.a c, 1934, pp. 246 ct suiv ., 295

et su iv .

(2) Voy., par exemple, B. Roland·Gosselin, La doctrin e JJOl.itique de sa.int Thoma s d'A quin, Paris , 1928, pp. 105 à 107. Comp . J. 'l' . Delos, op. cit. , dans Arch·ives, 1933,

pp. 106 et 107.

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16 Jean Dabin

et non eu tant que moyen utile à la société (r), il faut remarquer que, dans ce cas , c'est en réali té le droit qui fournit à la vertu de justice sociale sa matière et non, comme dans la thèse ici discutée, le droit qui reprendrait à son compte le donné du précepte moral. A telle enseigne qu'en morale, le devoir de justice générale ou so­ciale porte également le nom de justice légale, précisément parce qu' il appartient à la loi civile d 'en déterminer le contenu seîon les exigences concrètes du bien commun.

Dira-t-on peut-être que le devoir moral de just ice légale existe avant toute intervention de la loi, quand celle-ci n' a pas eu le te,:nps ou le moyen de procéder à la détermination, - ainsi au cas ~e péril extrême ou dans l' état de nécessité? Sans doute; mais ce seraü là quitter le terrain du débat, qui vise le problème de la compéienc_e respective des . deux règles , po.ur remonter aux tout premiers princt­pes . On sait bien que la société politique et le bien co)1lmun trou~ vent leur justification dans la morale et que c'est la morale qm habilite le législateur à édicter des r ègles pour le bien commun. L'on conçoit dès lors qu' à défaut de la règle de droit, et lorsque !llauifes­tement le bien commun est en jeu, la ,:norale intervienne nomine proprio pour imposer au citoyen l' acte ou l' attitude par laquelle le bien commun, en l'espèce , sera sauvé. Mais qurest-ce à .dire?' Que la compétence de la morale n 'est que supplétive et que la détermination du devoir de justice légale revient normalement à la loi, organe de l'autorité responsable du bien co)nmun .

b) Mais il est un second motif - péremptoi~e - de conda~nner la formule selon laquelle le droit est à contenu de justice, fût-ce de justice sociale. Ce motif est tiré de la constatation que, souvent, le droit s ' abstient de commander 1'acte de justice sociale ou de prohiber l'acte injuste. Il en est ainsi, non seulement quand l'intervention n'en vaut pas la peine (2), mais quand positivement le bien co!llmun

(1) C'est à. t ort que l'on prét end op)1oaer parfois (voy. P . Esmein, L e fondem ent <le !a r es ponsab ilité contractuelle rapp·roch6e <l e la '" eSJJonsaù i!ité d6l'i.ct1w!!e, da.us Il e· ·vue tr im estrie lle de d1·oit civ il, 1933, p . 631, note 2) la morale ind. ividue!!c, qui ser a tt chose individuelle (ou m ême aff111ire de pure intent ion, de " bonne volonté " : voy. P. Esmein, T1·oi s proù !~mes de r esponwùi!ité civi!e, da ns B evue tTimes tr ie!!c, 193

4, p. 365), et la mora le socia!c qui , pa r définit ion m ême, serait chose sociale et externe. Individuelle ou sociale, la morale r este la morale, à.. savoir 1111 science et la p ratique des act es vertueux, et la vertu r equiert à la foi s une matière bonne et une intention droit e.

(2) Voy. ci·dessus, p. 142.

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Règle morale et règle juridique

recommande l'abstention. Or ~ a décision, sur ce point, relève évi­demment de l'art politique, de la connaissance des hommes, de leurs réactions possibles et des conséquences éventuelles de ces réactions sur l'ensemble du bien com~nun. S'écartant de la morale, la règle juridique se fait ici opportmt'ÏsLe, d'un opportunisme légitime, qui résulte de sa mission même et de sa raison d'être. A quoi bon décréter le devoir social si la' règle doit, au total et en définitive, indisposer les sujets et les -induire à la résistance? Pareil jacobinisme n'aurait que ce· double effet, défavorable au bien commun, de détourner le penple de l'accomplissement d'un devoir imposé et de compromettre le prestige de la loi. A quoi bon édicter le devoir social si, de façon habituelle et d'eux-mêmes , les sujets ont à cœ1.1r de s'en acquitter? L'intervention ne leur paraîtra-t-elle pas indiscrète et, sous prétexte de mettre un terme à des défaillances isolées, le mieux ne sera-t-il pas l'ennemi du bien? (r). Que, dans ces hypothèses, l'on parle de tolérance ou de silence, que l'on réserve pour l'avenir le droit à l'intervention, il n'en reste pas moins que juridiquement les sujets sont libres , tandis que moralement peut-être ils seront obligés, au titre de la justice sociale.

Soit, par exemple, la grande règle de la liberté des conventions qui, nonobstant des dérogations plus ou moins nombreuses, demeure en nos pays le fondement du droit économique. Cette règle est un principe de droit, qui lie les parties et le juge (art. r 134 C. Nap.) ; ce n'est point un principe de morale, car la morale ne saurait admet­tre qu'en cas de conflit la liberté l'emporte sur la justice. Morale­ment le contrat injuste n'oblige pas; il oblige en droit. II oblige, parce que le droit renonce à intervenir en faveur de la justice, cette non-intervention lui paraissant correspondre, en l'espèce, à la meil­leure politique, par manque d'opportunité et de praticabilité de la politique contraire (2).

Bien différente est la position de la morale, parce qu'elle ne .s'inspire d'aucune politique. opportune, inopportune elle indique le devoir, qui existe et qui lie indépendamment des préjugés, des pas-

{1) C'est ainsi que le problème s'est posé à l'égard de l'intervention légale dans le domaine des ll!llocations familia les, - réserve faite ici de t oute a.ppréciation sur le fond .

(2) On trouvera une comparais~n détaillée entre la solution morale et Ill! solution juridique en la m atière dans J . Dabin, Lo. philosophie de l'ordre jwr'iclique positi./, n oo 129 à 132, pp. 458 à 472.

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r8 Jean Dabin

sions et des caprices des hommes. Elle n'a pas à compter avec le suc­cès: seule la vérité, sa vérité lui suffit. Reconnaissons d'ailleurs qu'elle peut se permettre cette indépendance : venu de plus haut ou de plus profond, l'impératif moral garde, aux yeux des masses, un prestige qui a cessé d'auréoler l'impératif juridique. Emanant d'un pouvoir politique souvent discuté, consacrant des solutions souvent discutables , la règle juridique doit procéder avec tact si elle veut servir le bien commun, non en intention, mais en réalité (r).

Il faut ajouter (et la remarque est importante) que cette attitude de prudence - de prudence politique - s 'impose à tous les organes d'élaboration elu droit, qu'il s'agisse elu lég is lateur lui-même ou du juge. Car, lorsque le juge se trouve en présence d'une situation non prévue ou non réglée par la loi, il est tenu d'arbitrer non seulement dans le sens de la solution socialement 1waie, mais dans Je sens de la solution socialement oppo·rtune . En tant que les décisions d'espèce peuvent engendrer, par le mécanisme des précédents, une jurispru­dence, c'est-à-dire une règle de droit qui aura, en fait, la même valeur que la règle formulée a priori par la loi, · il appartient au juge, créa­teur de la règle, d'utiliser la méthode du légi slateur (2) et, par con­séquent, comme le législateur, de se soucier des opportunités : dans ses déterminations concrètes, le bien commun est inséparable des opportunités.

II. Difjére·nces quant à la fo-nne.

Droit et morale se distinguent non seulement par le contenu, mais encore par la forme. On entend 1c1 par forme, au sens large, le deg1·é de posi tivité (.)).

Il serait sans doute exagéré de soutenir que la morale répugne à la positivité, c'est-à-dire qu'elle ne saurait s'exprimer en forme

(1) A /o1·t i01·i le légi slateur devra-t-il faire J>reuve de tact qurund, sous prétexte de solidarité sociale, il prétendra imposer ttux suj ets des devoirs qui clépas,;ent les exi­gences de la stricte justice ou de l'équité : sur les réserves qui s 'imposent, à cet éga~·d, voy. J. Dabin, J,a philosophie de l'onl1·e ju1·idique po sit if, n os 183 et 184 , I>P. 613 à 619 (à propos du devoir cl'assi9tance).

(2) On connait la formule du Code civil suisse (art. t or) : à défaut de loi et de cou­tume, le .inge prononce " selon les règle!'< qu'il établirait s' il !livait à faire acte de législateur. "

(3) Voy., à cet égard, quelques réflexions de G . · Del Vecchio, Uétldgu.e, le droit et l'Etat (Conférence fa ite a u VIII• Congrès international de philosophie à Prague, le 4 septembre 1934) , d!lins Il e·vu.e internationale d e la théo1·ie du d·roit, Brünn, IX• année, 1935, pp. 86 et 87. Egalement, G. Renard, OJJ. cit., clans Archives, 1935, Cahier double. nos 1 et 2, pp. 136 à 143.

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Règle m,orale et. règle juridiqu.e H)

de règles précises , par l'intermédiaire d'une autorité extérieure char­gée de définir ce qui est moral et ce qui est immoral. Une morale indéfinie, dont la détermination serait livrée à l'appréciatiun de chacun en chaque cas particulier, risquerait fort d'aboutir en pra­tique à une absence de morale. Car il ne suffit pas de dire à l'homme qu'il doit pratiquer le bien et éviter le mal : un précepte aussi vague le laisserait perplexe et, somme toute, libre - libre de se composer à lui-même sa propre morale . Il s 'agit donc d'entrer dans les détails, de prévoir des hypothèses , d'adapter les principes aux contingences, de résoudre nes conflits de devoirs. C'est le rôle de la science mo­rale d'opérer ces déterminations du bien et du mal, sans lesquelles il n'est point de normes susceptibles d'éclairer et ne diriger les ho)n­mes . D'autre part, pour mettre fin aux controverses et assurer l'unité de la doctrine, il est indispensable que la définition des règles mora­les appartienne à une autorité qualifiée. T el est, entre antres, le point de vue de la morale catholique, morale positive issue des deux sources de la nature et de la Révélation, interprêtées par le magis­tère ecclésiastique.

Valables pour la morale, ces considérations militent a fortiori pour le droit. Celui-ci implique positivité pour trois motifs . D'abord, parce que le caractère moins absolu du principe qui lui sert de norme (I) laisse davantage place à des options: en présence d'une matière aussi· incertaine que les exigences du bien co1nmun dans l'ordre de la réglementation juridique, des déterminations s'impo­sent, qui normalement doivent provenir de l'autorité gérante du bien commun, statuant selon le mode de procédures elles-mêmes dé­finies. Une plus grande détermination de la forme doit ici racheter une plus grande indétermination du fond (2). Remarquons , en second lieu, que le défaut ou l'insuffisance de positivité, engendrant incer­titude, créerait dans les rapports, économiques ou autres, assujettis à la règle, une insécurité qui réagirait elle-même sur le bien com­mun : comment l'action pourrait-elle se déployer à l'aise , si elle est paralysée par l'incertitude de la règle? D'autant plus - et c'est la

(1) Voy. ci·cleaaus, pp. 138 et 139.

(2 ) Il y a· un rapport idéologique entre " positif " et ,, contingent "· Positivus, en bas· latin , ne signifie-t-il pas contingent? Le droit positif, en ce smm, est celui qui aurait pu ne pas être t el qu'il est, et dont l'existence dépend d'une détermination qui n'est point arbitraire sans doute, nmis qui, en aoi, ne s' imposait pas d'une ma· nière absolue.

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troisième raison - que cette règle est destinée à l'application effec­tive, par l'intermédiaire d'appareils et d'organes qui ne peuvent fonctionner que sur la base de déterminations nettes . Ainsi toujolurs, à l'origine comme à la fin de la positivité du droit, l'on retrouv~, assumant des rôles divers , le même facteur du bien commun qu~, tout ensemble, provoque le besoin de positivité et réclap.1e qu'il Y 501t

satisfait. La ,positivité est même si essentiell e au droit qu' elle constitue,

peut-on dire, la marque propre du « juridisme >>, car, pour le fond et le contenu de la règle, le droit relève, en définitive , de la Politique, qui est la science et l' art du bien commun (r ). En revanche et ~ar une corrélation nécessaire, c' est clans l' abus du fo;rmalisme que rés1de le péril de l'esprit J'uridique le danaer de déformation .profession-

, b . '1 nelle du juriste : celui-ci est si habitué à manier des formes qu 1

risque d'en oublier le réel, à savoir les réalités sous-jacentes et les fins ultérieures. Ajoutons tout de suite , pour ne pas omettre les nu~nces , que, parmi les morales de l'histoire, en en rencontre dont la tendance est plus ou moins formaliste, de type et d' allure ju~i­di.que (telles les morales juda~ques), tandis qu'il existe, en droit, des branches qui . ne supportent qu'un formalisme à moindre dose '(tels le droit des rapports publics , internes et internationaux)·

Mais il faut pénétrer dans les aspects divers de la positivité et· serrer la comparaison de plus près .

1 ° En premier lieu, comme on le sait, le droit procède, en gé~ néral, de sources définies , de structure et de no:mbre limités: la lo1

(sensu lata, y compris le règlement), la jurisprudence de~ tribunau~, la coutume, la doctrine. La principale de ces sources , aujourd'hu1

,

est la loi, qui émane d'un organisme ad hoc, spécialement chargé de poser des règles générales valables pour tous , procédant lui-même selon des règles formelles , de telle sorte que le droit édicté par l.a loi est d'emblée reconnaissable sa~1s hésitation. La première cond1

-

tiëm de la certitude du droit n'est-elle pas la certitude des organes appelés à l'exprimer? Tel n'est pas le cas , il est vrai, pour la juris­prudence qui, partant des espèces concrètes, ne se fixe que lentement en forme de r ègles , ni pour la coutume, qui est diverse, fuyante, insaisissable, ni pour la doctrine, souvent disparate et livrée aux con-

(1) Voy., sur ce point, J. Dabin, La philosophie d e 1•ordre juridiqU'l positif, no 46• pp. 184 à 187.

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Règle rnorale et règle juridique :n

traverses des docteurs . 11 res te · cepenàa1~t que, d'une mamere géné­rale, le contenu des autres sources finit par se verser clans la loi et qu'au cas de co nfli t entre les sources , c'est encore la loi qui, d'01·c1i­naire , est investie de lu primauté : autant de tendances vers une unité qui est la marque de la certitude.

Non pas que les sources définies épuiseraient la totalité du droit : la vue de l'homme est trop courte pour embrasser à l'avance l'in­finité des cas de la vie qui réclament leur r ègle. La « sphère vide de loi >> ou, d'une manière générale, de source formelle, n'est pas la « sphère vide de droit >> (rechtsleerer Raum) : toujours il existe une solution juridique calquée sur le bien commun, dont le contenu est de r~gle ou de liberté. Ex facto oritur ju s : à défaut de sources for­melles , le juriste aura à construire lui-même, grâce à son sens et à son intelligence juridique, le principe cle droit applicab le. To.ut de suite après d'ailleurs, le travai l de cristallisation reprendra: à par­tir de la solution dégagée une source de droit va naître, puis se con­solider, qui enrichira d'un canon nouveau le corps du droit positif .

En comparaison avec une organisation aussi poussée, le système des sources formelles de la morale, même si l'on choisit les morales les plus positives, apparaît singuli èrement rudimentaire. Non seule­ment toute la morale, même dans le cadre de l'obligatoire, n'est pas enfermée dans des cocles, des jurisprudences on des traités: mais on ne saurait dire que telle soit, en morale, la tendance. Par delà les règles de morale prévues · dans des ' lois formelles - d'origine divine ou humaine : droit positif divin, droit positif ecclésiastique,­s'étend le champ immense de la morale, dite n<üurelle on ration­nelle, non découpée en lois ni même en règles, à quoi rien de la vie n'échappe, même de ce qui n'a point été prévu, et qui co:1siste essen­tiellement à poursuivre en tout Je bien reconnu comme obligatoire.

Aussi bien, la morale n'est-elle pas assujettie à la même fonc­tion que le di·oit. En toute organisation sociale le besoin d'ordre -d'ordre externe - prévaut, sinon dans Je plan de l'intention, du moins dans celui de l'exécution, puisque l'ordre forme la condition préalable de tout le reste. Or, l'ordre est inséparable de la certitude et celle-ci, à son tour, suppose un règlement et des sources, des articles et des paragraphes . Le danger d'un droit libre (freies Recht), non soumis au principe de légalité, soit qu'il n'existe point de loi soit que le juge ait toujours le droit d'en appeler de la loi au << but »

- << but révolutionnaire » de la Russie des Soviets, << principe du

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2:2 Jean. Dabin

saug et elu sol» de l'A ll , · l' · · • · · 1

. 1

, · emagne lut enenue, ~ gJt en cec1 qu'tl .met es 1ommes a 1 'l mere· 1' t · · ' d l' . . c · 1 c au res ho~n.mes, les fonctwnnatres charges e apphc~twt: du droit. Au nom d'une idéologie vague et en vertu de

leur arbttratre ceu · 1 · · • d · t' •t -' x-ct c evtennent en réalité les ma1tres es m ere s t ' ' :mporels de leurs conci toyens. Précisément parce que J'ordre social reclame application effective de la règle sociale, celle-ci doit contenir ~n elle-même des garanties sérieuses d'une application exacte et tn]_pat:tiale. C'est à quoi répond Je procédé des source~ f~nnelles, qui VIennent authentiquer la règle, en Ja séparant des creatwns fan­

trais is tes ou douteuses ( r). Pour la morale au contraire, qui répugne à une application

forcée volens nolens dont l'observation ou la non-observatiOn ne relève qne du jugem:nt de Dieu et de la conscience, Je rôle de la loi et, d'une manière générale, des sources formelles, n'est plus de ga­rantir les sujets contre des excès dans la mise en œuvre, mais seule­ment de souligner certains devoirs plus fondamentaux ou d'éclaircir certains cas plus obscurs . En dehors des règles énoncées en termes de loi, il appartient à la conscience morale de l'homme, qui n'est

, pas seulement juge mais législateur, de découvrir les devoirs qui ne sont point inscrits dans les textes. Elle le fera sous le contrôle de sa lumière interne (raison naturelle et sens moral), fortifiée par l'avis d'houünes sages. Cependant, J'expérience vécue reste rarement individuellè ; par l'enseignement ou par l'exemple, le résultat en est presque toujours communiqué à d'autres. Et voilà comment les saints , héros et martyrs de la morale, deviennent les modèles vivants capables de remplacer les sources : il suffit de se confon11er à eux, à leur mode de penser et d'agir, pour accomplir parfaitement son

devoir. Notons, au surplus, que si les lois sont toujours salutaires, pour

la masse et même pour l'élite, parce qu'elles soutiennent l'homme et que tout homme a besoin de soutien, elles offrent pourtant l'incon­vénient d'arrêter J'élan, de paraître fixer un cc plafond » à la géné­rosité. Par conséquent elles demandent à être dépassées. Il en est ai nsi dans la vie morale, où Je mieux, sans être toujours obligatoire, n'est jama is J'ennemi du bien, où le bien consiste à atteindre sans

cesse le mieux selon Ja vocation de chacun (z).

(1) Comp., en morale, le délicat probl èn~e de llli conscie!tce douteuse, sur lequel voy. E. Janssens, op. oit., t. II, n os 232 et su1v., pp. 100 et smv.

(2) Gomp., sur les deux p1Ht9es de la connaissance des ?'i!olen et de l'idéal moral, E. Dupréel, 'J'mité de morale, vol. II, pp. 353 et suiv.

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Règle morale el règle juridique

2 o Le même principe qui postule la certi tude des sources postule la certitude du contenu des normes. Si la règle doit procéder de

. sources définies , c'es t pour que ces sources elles-mêmes définissent nettement le devoir. Ou , s inon, la précaution est inutile et l'insécurité que l'on voulai t bannir réapparaît. A ce point de vue encore , et par une conséquence nécessaire , la différence entre la méthode juridique et la méthode morale est frappante (r).

a) Bien qu'il existe, en morale, des préceptes définis, imposant des attitudes déterminées, valables pour tout le monde, le nombre de ces préceptes est relativement limité. De préférence la morale utilise le procédé de la d-irecti1Je, remettant à la conscience des sujets le soin d' ,

operer les déterminations adéquates. S'agissan t, par exen1pJe, des devoirs de force, de tempérance, de charité, de justice (même so­ciale), la loi morale pose le principe de ces devoirs, sans en détailler les applicat ions innombrables et variées. Cette manière soupl e se comprend très bien : d'une part, el!e laisse place à toutes les appli­cations possibles du devoir, qui n'est satisfait qu'autant qu'il est r empli en toutes les occasions, prévues ou non, qui s'offrent à son application; d'autre part, elle permet d' cc individualiser » le devoir en fo nction des espèces . C 'est que le devoir en lui-même n'est pas général, il est particulier et concret, à la mesure des circonstances et à la mesure des individus qui, à travers les circonstances, ont à r éaliser, par le devoir, leur fin personnelle . Il y a donc un lien logique entre l' individua.l·isme de la morale, qui a pour terme l'individu et son bien propre, et la méthode d'individualisation, qui sauvegarde l'adaptation de la norme au sujet individuel. Edictée pour chacun en particulier et non pour la masse des hommes , la loi morale est appelée à se définir en chacun , dans le cadre de ce qui convient à la nature humaine sans cloute (et ceci est procuré par les directives), mais suivan t des modalités propres à chacun et à son cas.

L e point de vue du droit étant social, on comprend qu'à J'iuverse, la r ègle de droit p rocède par dispositions générales précises , abstrai­tes et uniformes. Socialement ir est impossible de permettre à chacun de choisir, dans le cadre des exigences du bien commun qu'il connaît mal, l'a ttitude la plus conforme au but social : ce libre examen con­duirait à l'anarchie, à la négation même de toute société. Tandis que

(1) Voy., en sens contra ire, J. P. HaeRaert, La tonne et le f ond du jurulùt ue, dan; R c·vue rle !l·roit bclu c, 1934, pp. 261 et 262.

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la morale a tendance à « individualiser >>, la règle de dr·oit penche donc vers la généralisation (r). Non contente de poser des principes, elle s'efforce de prévoir à l'avance et de définir, selon l'expérience du passé, les cas qui donneront ouverture à l'application du principe

· et à préciser, toujours à l'avance, les modalités d'application du principe selon les particularités des cas préalable).llent définis. La règle de droit s'analyse ainsi en une solution de cas abstrait : dans telle hypothèse nettement figurée, tel dispositif correspdndant.

Peut-être arrivera-t-il alors que la règle, formulée d'une façon absolue pour tous les cas , requière application à des cas qui, en réalité, demanderaient une solution différente, ou encore que, spécifiant les cas où elle doit intervenir, la règle laisse échapper des cas qui, en réalité, mériteraient une solution identique. C'est la rançon du pro­cédé : la définitior1 ne saurait ni tout embrasser ni convenir · à tout. Reste, il est vrai, le . correctif de l'équité, qui enjoint à l'interprête d'opérer les rectifications convenables d'après les espèces (2). Mais si l'équité devait aboutir, sous prétexte de retrouver l'esprit, à une méconnaissance formelle de la règle, il est clair qu'en ce cas le bé­néfice du procédé disparaîtrait et que, par la voie de l'interprétation déformante, la porte serait ouverte à l'arbitraire. En dépit de son insuffisance et nonobstant les correctifs, il faut reconnaître que le procédé de la définition est, clans une certaine mesure, inéluctable, parce que l'absence de défin ition est une cause de trouble et que la principale fonction elu droit consiste à maintenir ordre et netteté dans les rapports sociaux . .

Sans doute, le droit utilise aussi, parfois, le procédé du standard, c'est-à-dire de la directive souple, par opposition à la règle propre­ment dite ou rigide: tels les st.andard du bon père de famille, de l'homme prudent et diligent, des bonnes mœurs, pour ne pas parler des standa·rd absolument indéterminés, comme la raison, l'opportu­nité ou les exigences du bien commun (3). C'est qu'il existe des réalités s i complexes on si fuyantes qu'elles se dérobent à toute déter­mination nette. A l'impossible nul n'est tenu, et le législateur

(1) Comp., sur Je droit comme " logicisation de la morale "• G. Gurvitch. Une phi· lowphie i nt11. i tionni•te d1.t droit, Léon P etra8ieky, dans Archives de philosop ll i.e d.u d1·o'it, Paris, 19Ù, Cahier double, nos 3 et 4, pp. 411 à 413. Mais s'il est vrai que le droit " log-ici :ie "• il n e " logicise , ni la morale ni la ju~tice. Il met la logique a u service du hien commun .

(2 ) ~ur J' é<Inité hoc sensu, voy. ,J. Dahin, La philosophie de l'o1'd1·e jur·idique positif, n o 84, pp. 327 et 328.

(3) Sur la r èg-l e-standard, voy. J. Dabin, op. cit., no 7, pp. 26 à 30 .. 1d.de : J. Dabin, La technique de l'élavomtion du droit positif, Bruxelles-Paris, 1935, pp. 137 et 138.

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en quête de définition peut revendiquer le bénéfice de l'adage. Ce­pendant, même en ces hypothèses extrêmes, le juriste se tient rare­ment pour battu : à défaut de la règle, qui se refuse à définir, l'ef­fort est repris en sous-ceuv,):e par l'interprète, qui dresse le tableau et effectue le classement, toujours provisoire, toujours inachevé, des déterminations du principe. Il est, au reste, des matières où, à raison de la gravité des erreurs possibles , l'indétermination serait franchement insupportable : ainsi en matière pénale, à cause de la dureté des sanctions , qui ne peuvent frapper que · des infractions déterminées . S'agissant, par exemple, de la répression de l'usure, il est clair que des critères généraux , tels le caractère << illégitime »,

<< anormal », cc excessif >>, disproportionné >> du gain, critères suffi­sants pour le moraliste, sont à peu près impraticables pour le juriste, qui doit veiller non seulement à la vérité et à l'opportunité de ses r ègles , mais à leur « praticabilité>> (r).

b) Visant la détermination du contenu des règles, le souci de positivité du juriste se marque encore ailleurs que dans la précision des préceptes, à savoir dans l'indication des voies à suivre, des moyens à employer pour parvenir aux fins de bien co~nmun qui constituent le terme de la régle:mentation juridique. Sans doute la morale, de son côté, ne se désintéresse aucune;ment des .méthodes susceptibles de conduire l'homme aux buts qu'elle propo~e: elle érige en vertu << cardinale », c'est-à-dire fondamentale, la pruden.ce, qui est précisément le sens des chemins à prendre ou à éviter pour atteindre à la vertu (2). Mais de nouveau, le plus souvent, elle ne précise rien, parce que le chemin bon ou mauvais pour l'un n'est pas nécessaire­ment tel pour l'autre, parce q11e les méthodes, plus encore que les buts , sont individuels. Que l'on compare à la directive générale de la prudence en morale, le Code de la route, somme des méthodes et recettes de prudence prescrites par le droit à l'effet d'assurer l'aisance de la circulation et de prévenir les accidents! C'est que l'ordre social implique non seulement l'unité substantielle des buts , mais fréquem­ment l'uniformité des moyens, au point que cette uniformité est plus

(1) Il existe, à cet égard , des procédée nombreux de technique formelle, dont on trouvera une description détaillée dans J . Dabin, L a technique c!e l.' li !n.bo?·ation elu Q,roi"t positif, spécialement elu. fl>·oit privé, Section II, L a. t.eclmiqtw d.u conceptual ism.P. juric!ique. Bruxelles-Paris, 1935, pp , 103 et suiv.

(2) Sur la vertu de prudence, voy. A. D. Sertillanges, La philosop luc mora l e tl ~

saint Thomas cl' Aquin, 2• édition, Paris, 1922, llJ>. 219 et sui v.; E. Janssens, op. cit., t. II, n • 275, pp. 172 et 173.

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indispensable que le moyen même choisi . Peu importe, en soi', que la circulation se fasse par la droite ou par la gauche : l'essentiel est que tout le monde passe par le même côté.

E t ce qui vaut clans l'ordre de la pure police vaut aussi, mutatis mutandis, dans l' ordre des valeurs plus relevées . Tout le système des incapacités d'exercice, en droit privé, n'est-il pas la mise en œuvre d'un principe de prudence , un ensemble de précautions, et donc de voies et moyens , destinés à garan tir cette fin : la protection efficace des personnes déclarées incapables? .

De là le caractère inst-itut·ionnel du droit, le mot étant pris dans le sens d'une construction hiérarchisée de règles principales et de rè­;2: les ~econda ires , de fi ns et de moyens , qui rappelle un peu le méca­ni sme d'une horlogerie. A l'instar d'un mécanisme, les différentes pièces du système sont appelées à fonctionner d'une façon quasi math ématique : dès que la condition est posée, le dispositif se déclan­che et il n'appartient pas à l'interprête de rechercher si, en l'espèce , la solution sera plus ou moins adéquate . Le moyen ne saurait être écarté sous prétexte de mieux atteindre la fin : la fin de la loi ne tnmbe pas sous le coup elu précepte (r). Si le système général de ia tutelle, selon l'organi sation du Code, n'est pas en mesure, à raison des circonstances, de protéger suffi samment le )nineur, l'interprête n'a point le droit d'y substituer un système meilleur , plus adapté à l'espèce. C 'est que le sens prudentiel de chacun pourrait se trouver en défaut et que la rectification des erreurs serait difficile. Mieux vaut un système de protection unifor)J1e, qui jouera automatiquement mais sûrement, qu'un régime de protection sur mesure, qu'il faudrait créer de toutes pièces, sans qu'on ait pour autant l'assurance de sa

valeur en l'espèce.

3 o Enfin l'on peut, sans extension indue, rattacher au point de vue de la forme ou de la positivité du droit tout l'appareil exécu­

toire, procédu ,rier, qui caractérise l'organisation juridique.

Comme on l'a remarqué, la règle de droit est tenue, en vertu de

sa fonction sociale , de se réaliser dans la conduite des sujets. Il ne suffit pas qu'ell e soit bonne dans le fond et dans la forme; il faut encore qu'elle soit observée . Ou, sinon, elle manquera son but, qui

(1) Finis !er1is non carli t stdJ pmecepto. - Comp., sur l'in terJlrétation idéa,iiste de la loi, G. Renard, La va!etL7" d e !a loi, Paris, 1928, pp. 133 et sui v.

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Règle rnorale et règle juridique

est d' · · . ·engendrer non seulement un ordre valable, mais un ordre effec-bf. D'ordinaire, l'observation de la règle a lieu de bon gré et sans lutte. Et c'est fort heureux, car si l'application devait chaque fois susciter résistance ou dispute, le droit serait impuissant à triompher et, la vie sociale n'aurait rien gagné à la règle, sinon un motif sup­~lementaire de trouble. Voilà pourquoi le juriste - législateur ou JUge.- doit prendre garde de ne pas négliger une opinion publique h~sble, non parce que celle-ci aurait raison, mais parce qu'elle pour-rait faire ' 1 ' 1 ' 1 ( ) C , · ' · , . ec 1ec a a reg e r . ependant, pour prevemr ou rept:Imer des resista · l' ·1 · 1 ' 1 · 'd' 't · d . nees Iso ees, I Importe que a reg e JUn 1qne so1 mume e sanct~ons. D'autre part, comme l'application des règles aux espèces suppose réalisées en fait les conditions d'application prévues et qu'un doute peut exister concernant cette réalisation, il faut prévoir des règles de preuve (2 ).

a) Il n'est pas exact de dire que la morale ne comporte pas de :anct·ion (3). En dehors même de la sanction inéluctable de l'au-del<'\, e,s ~a~lctions qui accompagnent la violation de la règle morale sont,

des ICI-bas, multiples : réactions des lois physiques o.u économiques ~i?mmage_s à la santé, à la fortune ... ), réprobation de l'opinion pu-

Igue (mise à l'index, boycott..), remords de la conscience. Il ne faut pas oublier non plus le droit de légitime défense, prévu par la . morale elle-même comme une sanction du devoir moral de justice, et qui permet à la victime de repousser l'agresseur au besoin par la f~r~e (4) · Sans doute, le jeu de ces diverses sanctions n'est ni certain n~ Infaillible; mais il est possible, et cette menace suffit à maintenir hien des hommes dans la ligne du devoir.

, ~as davantage les sanctions juridiques ne détiennent le privilège dun Jeu certain (s). M~is ce qui les différencie des autres, c'est, tout

---------ilr _(l) Sur la Place qui r·evient au facteur de l'opinion publique dan.q J'élaboJ•ation du à.;;~: voy. J. Dabin, La vhilosoplâe de !'o1·d1·e juridique 1Josit'if, JJ 06 56 à 59, pp. 223

l (2) Comp. P. Esmein, Le fondement. de la 7'esponsabilité cont7·aC't'!1.el/e TCI/11"'0 """· ·

'e la ·rc sp ·· b · · · · · · · 1 1933 631 note 2_ on• <t ll1t6 dél.zct1tclle, dans Uevue tnmest1'! ell e ela t!ro1t cw1 ., • p. •

d'A ~3) Voy,, &ur ce point, A. D. Eertillanges, La. philosoph-ie morale il.e saint Thom a' noo 2~"'· 2" édition, pp. 555 et &uiv.; E. Janssens, Cours de mo,·ale uéné1'a!e, t. II, 9 et surv., PJJ. 217 et suiv. tn (

4) Sur l'exigibilité, caractéristique de la justice (même sur le plan simplemen t à. ~~~-l), voy, J. Dabin, La. philosoph-ie de l.'o1·dre juridiqu.e ]JOsiti /, nos 94 à 99, pp. 362

bo,·d~;, Sur la te~hnique de la contrainte juridique, voy. J. Dabin, La tec 'm"J"e de l'éla -on elu <l·ro•t positif, pp. 64 à 76. · .

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Jean Dabin

d'abord, qu'elles y tendent, et qu'elles sont organisées pour y tendre. Le droit connaît, en effet, un appareil de sanctions artificielles, pro­cédant de l'intervention de 11homme et mises en branle par la volonté de l'homme. 'l'out manquement à la règle est ainsi passible d'une réaction définie de la part de l'autorité publique, qui se charge de l'exécution de la règle qu'elle a portée (r). De plus, quant au fond, les sanctions juridiques se caractérisent toujours par un élément de cont·rainte matérielle opérant pression - ou répression - sur la personne ou sur les biens . A défaut d'exécution volontaire, la force interviendra à 1 'effet. de procurer l'exécution effective ou, si elle n'est pas possible, une satisfaction : la loi inflige ainsi dommage pour se faire respecter. Les sanctions juridiques ont eu beau s'huma­niser au cours des te.mps : la note brutale, policière, demeure, parce que, selon le vœu de la vie sociale, cc force doit rester à ;a loi » (2) .

Mais, précisément, cette organisation des sanctions suppose un lot de règles nouvelles, tout à fait inconnues en morale. Or. voit naître alors un système pénal (peines proprement dites ou « meslJ.res de sû­reté >>) où se trouvent défiilies les peines elles-mêmes, ainsi que les · conditions de leur application (infractions et procédure), puis de leur exécution (droit pénitentiaire) , - également des systèmes rle nullité et de résolution d'actes, de réparation et de 'restitution ... Evidem­ment, ces règles nouvelles restent dominées par le principe du bien commun qui, tout en réclamant les sanctions de contrainte, en modère et en dirige les applications selon les matières et selon la mentalité du peuple . n est indéniable pourtant que çes sanctions, une fois admi­ses, imposent, à leur tour, au système d'ensemb!e leurs exig~nces propres, structurelles, de telle sorte que leur fonct~~nnem~nt efficace appelle un certain modelé correspondant de la matlere quelles ont à

mettre en va ïeur.

Ainsi les divers systèmes de sanctions ne se contentent pas

d'ajouter ~ 11 chapitre - celui de la valorisation. d.es règles - a~ corps du droit positif; elles réfléchissent sur celu1-c1, elles en mod1-

gara.ntie socia le , qui doit appuyer le droit, voy .. M. Réglade, Le dans A1·chives d e philosophie rle rlToit, 1933, Oahwr double, nos 3 (1) E'·ur Ja "

jontlement du droit, ct 4, pp. 183 et suiv. . ..

(2) Vo . en sens contraire, sur le caractère accessoire de la sanct:Jon en dJoit,

J p Hae~~ert, La fonne et le tond rlu j"tLridirJtW, dans 1Zev1w de d·1.'01.t bel(J6, ~93:j p~ . 2'63 il. 270. Voy. cependant les ré!'lexions sur la violence, comme &tJmulant noiill

· de la " disposition juridique , [du suJet], pp. 316 à 321.

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Règle rnorale et règle juridique 29

fient le contenu primitif, élaboré selon le bien commun, et lui impri­ment une forme qui offre pr ise à l' « accrochage >> de l'appareil sanctionnateur. Beaucoup de solutions du droit s 'expliquent, en effet, en tout on en partie, par la raison des nécessités ou des convenai, \'es techniques de la contrainte : Jà où la contrainte serait impuissante, 1~ droit s 'abstient et tolère tels agissements d'ailleurs contrair~s au bten commun, ou encore, pour assurer une base plus solide au jeu de la contrainte, il reprend le contenu de sa règle et substitue au concept plein et vrai, malheureusement incommode à manier, der. n_otations fragmentaires, tell es que chiffres, énumérations, traits de Signalement. . . (r).

b) · Les mêmes observations peuvent être reproduites, rm.ûalis mutandis , à l' égard de la preu-ve (z).

En morale, le problème de la preuve Ile se pose pas, parce que les règles de la morale n'ont pas à être appliquées dès cette terre par des organes humains . L'application de la norme aux espèce,_;, l'appréciation des conduites particulières relèvent du jugement de ?ieu et du jugenient de la conscience. Nul débat ne précède ces JUgements, qui ne connaissent ni tribunal, ni procédure, ni fa:t s à prouver . Le coupable pourra bien avouer et même publiquement con­fesser sa faute; mais cet aveu n'a aucune fonction probatoire : il n'exprime qu'e le regret du mal accompli. Que si, au contraire, la fa~te n'est point avouée, le coupable en restera néanmoins tenu devant Dteu et devant sa conscience, en dehors de toute poursuite et préala­ble~ent à toute poursuite. Ainsi, au cas où serait violé un devoir de JUstice commutative repris dans la règle juridique : l'ohligation de réparer le dommage qui, en droit, appelle une preuve, susceptible de 1' · · · · . egtbmer, aux yeux de tous, l'intervention de la contrauJ te, cette ?bhgation naît et se noue dans la conscience, par Je seul fait de 1 'in ­JUstice commise.

Au contraire, le système juridique requiert la prenve formelle de la révnion, en l'espèce, des circonstances posées comme conditions d'application des r ègles et, éventuellemen t, des sanctions. N ul n'étant admis, dans l'état social organisé, à se rendre justice à soi-même, un ---.. (1) Voy., sur ces procédés. J . Dahin, La technique d e !'élaboration du droit 1JO-sttt/ , PP. 121 à 162.

(2) Sur la technique de la preuve en droit privé, voy. J. Dabin, La. tcc hniqt"' · Pp. 77 à 102.

Page 31: Jean Dabin Regle morale et regle juridique

30 Jean Dabin

f t · ire de cette organisation, doit intervenir ·uge externe, one wnna . . J . · 1 la norme. Or, des circonstances de fa1t

<< dire le droit >> se on ' . . ff' pour . ' t · Devant son tnbunal Il ne su xra pas invoquées le JUge ne sai nen. . , . l'

'f' d protester : le temoignage que on se d' allé<Yuer de certl Ier ou e d . .

o ' . ,.. 't une autre manière de se ren re JUshce décerne à soi-meme serax d · '1 'ments de conviction dans à soi-même. Il faut donc apporter es e e .. d 1 d 't' d

· · , 1 acun des pla1 eurs aura e ro1 e se un débat contrad1cto1re ou c 1'

faire entendre. . . · t qui constituent la ma-A . troi s questwns smgissen ' .

ce propos, d 1

uve. celle de J'ordre de la preuve (à qui tière du règlement e a pre · .

) celle des modes ou mstruments de incombe la charge de la preuve ' ) 11 d 1 ,

d · istrer la preuve ce e e a proce-preuve (par quels moyens a mm ,. ) L , d . d. . . ( , 1 de la compétence et de 1 mstance . e regle-

ure JU tc1a1re reg es · f' ·' b . · 1· d 1a fa<'on la plus large, a 111 ct entraver ment pourra 1en avotr 1eu e :r · •

1 · 'bi 1 l 'b t' de la recherche Mais deux pomts devront e mo1ns poss1 e a 1 er e · . , . toujours rester saufs : un certain ordre dans ~e déhat, qui evite une confusion préjudiciable au résultat, et des préca~ti~ns contre c~r­tains modes de preuve plus fragiles. Le juge est fa1lhble, les parhes sont, intéressées , les témoins peuvent être à la fois faillibles et inté­ressés. De ià certaines garanties indispensables de bonne justice, requises par le bien commun lui-même, et qui se matérialisent en un double appareil de preuve et de procédure.

Mais, de nouveau, cet appareil ne reste pas à l'état d'ajoute; il réagit plus ou moins sur le contenu du droit, auquel il impose les lois de son organisation propre. Bien plus , il arrive, par un renver­sement des valeurs, que l'appareil de la preuve soit détourné de sa fonction normale et déguise toute une politique juridique : le droit met des barrières à la preuve ou il facilite la preuve en posant des ptésomptions de droit plus ou moins irréfragables (en matière de fi­liation lég itime et illégitime, en matière de propriété par le jeu de la possession) : autant de procédés visant à solliciter ou à farder la vérité de l'histoire,· afin de la rendre confor7ne à certaines fins de bien commun.

III. Différence quant à la position des sujets à l'éga·rd des deux règles .

Sous cet intitulé un peu vague deux problèmes se présentent · · , lCl a notre .examen : r o Toute règle édictée comme obligatoire im

. . . , . . . pose au x SUJets une obhgat10n. Il s aglt de savorr de quelle natu

• • o • • re est cette oblrgahon ; 2 Toute v10lahon d'une règle obligatoire engendre

'

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Règle morale et 1'ègle juridique

dan s le chef de l'agent, responsabilité. Il s' agit de déterminer les conditions de cette responsabilité, Or, sur les deux questions, la réponse du droit n'est pas la même que celle de la morale ,

! 0 En morale, la règle oblige en conscience (r). On suppose évi­demment une règle obligatoire, non un conseil : par défin ition, le conseil laisse le sujet moralement libre de le suivre ou fie ne pas le suivre . De plus, on n'affirme pas que toute règle moralement obliga­toire a un caractère absolu, en ce sens que l'obéissance devrait avoir lieu toujours, pour tout le monde et dans tous les cas : il en est ainsi pour les préceptes qui défendent le mal (faire le mal est toujours mal), non pas nécessairement pour les préceptes qui intiment le bien (ne pas faire le bien, ce n'est pas toujours mal). Mais là où l'obliga­tion existe, le sujet est lié en conscience. Il ne saurait en être autre­ment si l' on admet que la morale est la loi de l'homme et de la nature humaine, et pour autant, bien entendu, que l' on accepte la notion métaphysique de conscience (2).

Quant à la règle juridique, le problème ne se pose pas exacte­ment dans les mêmes termes (3) . A première vue, l'on serait tenté de dire que la règle juridique, étant la loi du groupe, n'oblige l'homme qu'en tant qu'il est membre elu groupe . Et la solution serait probablement exacte à l' égard des groupes acciden tels, à tin s particu­l·ières, qui ne prennent pas l 'homme tout entier et qui, dès lors, n'obligent que le membre et non l'homme lui-même (4). Mais la solu­tion ne saurait plus être exacte en ce qui concerne le groupement poli­tique, qui est un groupement nécessaire (moralement.}, couvrant la général ité du bien humain, et dont l'homme fait partie en vertu de sa nature humaine d' << animal politique ». En ce cas, la perspective

(1) Sur la nature de l'obli~ation morale, voy. A. D. Sertillanges, op. cit., 2o édition. pp. 132 et suiv . ; E. J n.nssens , op. cit ., t. I, n os 104 et su iv ., pp. 182 et sui v.

(2) Parce qu'ils ne sauraient être obli ~és en con scien ce , les grou pements et . d'une manière· ~éuérn .J e , les pcr~onne~ morn lcs 11e sa uraient être su.iet.s de l:t morale. La notion de ~ { n1orale in ternationale u est contradi ctoire, s i on 1 'eu tend d'une règle morale qui lierait les Etats . Seul s son t suj ets de lit règle morale, même quond il ~ agissent en t:tnt qu'hommes d'Etat, les individus qui ~ouverncn t l'Eta.t. En revanche, la notion d'un e règle juridique inter nationale se conçoit fort bien, car ~~~ r ègle de droit s'impose non seulement anx personnes physiques, mais aussi anx por sonr>.cs mo· raies.

(3) Voy., sur la question, J. Dabin , La phil.o sophie d e l ' ord.ro :Îlt1'id irJtW posi.ti/, n o• 190 à 199, pp. 640 à 667. Rn.ppr . J. 'l'. Dclos, op. cit., dans ,1·rchiv os , 1933 , pp. 93 à 101, J.07 . 108.

(4) Encore ra ut-il tenir compte de la r ègle de la fidélité aux enga gements , pat· laquelle le membre peut être tenu moralement de respecter ln. discipline du groupe auquel il Ui adbéré . .

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32 Jean Da.bin

b1' 1 seU· change et il est clair que la loi d'un pareil groupement o .1ge nor lement le membre-citoyen, mais l'ho)llme lui-même, inséparable de

l 1. , 1 . E 1 . . ' 1 l i de morale a qua Jte ce cltoyen . n tant donc qu'el e parhCJpe a a . o , politique qm la fonde et qui commande d'obéir aux règles portee~ par la société en vue de son bien et du bien de ses membres, la lo~ du groupe ne peut pas ne pas lier en conscience. Tel est ~'appdUl

· d ' 1 1 · · f 1' 'rectwn u cons1 era) e apporté par la morale au droit pos1tl : e devoir juridique en obligation de conscience ( r).

C . . . . t pour toutes

ependant, la solutwn ne vaut pas md1shnctemen d ' 1 · · 1· · t en effet, e reg es JUne tques quelconques . Il faut temr comp e, . . on·

l ' '1' t 1 · · · ' · ' · 1 ' 1 d cl 't et qm lul c e emen ce pos1hvlte qm caractense a reg e e ro1 1 fè t · cl , ·f· · 1e artificielle. a re , en cer ames e ses spec1 1catwns, une ;marqt ligne de démarcation est, semble-t-il, la suivante. t et

Quand la règle juridique se borne à reprendre à son comPt \e-' · s volon al a mumr de sanctions un précepte moral (tu ne tneras pa ré·

, A and elle P ment, tu respecteras la parole donnee), ou me)lle qu d't ..,.,j. . , . . . 1 . ~ la e er~ .. Clse un precepte de Jnsbce sociale que la p1orale msse ct , l'Btat nation de l' autorité qui préside au groupe (tu apporteras a s cas, t 11 'b · · ) en tous ce e e contn nhon, en argent ou en prestations , - · 1•elle 1 è 1 · · c1· b · · · ' · d moral >> qt a r ge JUn 1que o hge en consCience a ra1son u « 1 . le

, . d' b d mora e , recouvre. Plus exactement, l'obligation etait a 0~ raie ne droit n'y a ajouté que la positivité. Or une obligat!On,

1110 utre, . ., u dune a

cesse pas de her moralement quand, d'une )lla!1lere 0

elle trouve la consécration du droit. nt juri· Mais la solution doit changer, s'il s' agit de règles pu~emef'us de

l' . . . d certames 1 . c 1ques, purement pos1hves, prescnvant, en vue e détennt· bien commun plus ou moins éloignées, des p-~oyens ~u deds ngereu"·

t . . . A • ·r f is meme a ·' na wns qm, tn ca.su, peuvent etre muh es, par o · 011duc· S

. . . tion aux c ,_mt, par exemple, la règle de police portant 111JOnc kilo;tllè·

1 , . , . de quarante

teurs ce vehicules de ne pas depasser ]a vitesse . . d pacteS . . . . h'b tton es

tres, ou encore, la règle de droü ctvll portant P10 1 1 1, 'tirnes et f 't ent egl .

sur succession future. De pareilles règles, par al em uisqtl'eJleS opportunes , que le législateur pouvait et devait prendre, P1. r en coll·

t cl , . · t ependant te u· son or onnees au bten commun ne sauraten c 1 enge

· ' c1· sitif forme sc1ence, de telle sorte que la violation de leur l SP

0 . effet que,

cl . d . ·rl t arnver en reralt, e so1 et toujours, faute ;morale. peu e sa.ura.it

. . . ste immorale, 11 i!osoPIIie . (1) On suppose évidemment une loi juste, car llli lo~ JnJU 'Dabin. La ph

!Jer eu conscience : voy., sur le problème de la loi inJuste, J . cl e l'oTdre juridique positif, n o• 200 à 237, pp. 668 à 769.

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Règle morale et règle juridique 33

dans les circonstances où elle s'est produite, la transgression de ces règles n'ait entraîné et ne pouvait entraîner aucun des inconvénients auxquels le législateur avait voulu parer. Il serait dès lors illogique de reconnaître a prio?'i force obligatoire en conscience à des préceptes dont le contenu, dénué de toute valeur en soi, n'offre de valeur réelle que selon les cas d'espèce. Il y a donc li('u de distinguer : loJ:s­que le moyen prévu par la loi se révèle adéquat à l'espèce, c'est-à-dire st~sceptible de conduire effectivement au but, la règle oblige en con­s~tence, nonobstant le caractère technique de sa matière, car la tech­Iuque utile au bien commun lie moralement et juridiquement. En r:vanche, le moyen cesse de lier, au moins en conscience, lorsqu'il 11 es~ pas en état de conduire au but, pat inefficacité ou simplement par 111utilité (r).

Ajoutons d'ailleurs qu'en tout état de cause, si le manquement a été répéré et frappé de sanction (peine, nullité ou résolution d'acte), le contrevenant sera tenu en conscience de se soumettre à la sauction, non à raison de la violation de la loi et pour satisfaire à la légalité pure, mais en vertu du principe, socialement nécessaire, du respeçt des sentences régulièrement rendues par les tribunaux.

. Mais il faut se garder d'une équivoque. Admettre l'existence de lots << purement pénales )) , ce n'est en rien partager la thèse suivant l~quelle la règle juridique ne contiendrait ja1nais qu'un impératif stmplement hypothétique . Tandis que l'impératif moral se traduirait par: il faut absolument (impératif catégorique), l'impératif juridique se traduirait par: il faut si- si tu ne veux pas provoquer un désordre social qui entraîne réaction, c'est-à-dire sanction juridique. Conti­nuant dans la voie des hypothèses, un auteur a même ajouté: Mais tu ?'es pas obligé de ne pas provoquer de désordre, car tu n'es pas obhgé de vivre en société ... (2) .

Pareille conception est à la fois erronée et dangereuse. Erronée, parce que, non vraiment, l'homme n'est pas libre de se tenir à l'écart de la société comme d'un jeu non obligatoire. Fuir la société, ce serait pour l'homme se fuir lui-même renoncer à sa nature d'homme, être . ' . . soctal. A cet égard, l'impératif juridique n'est ni plus nl moms ---(1) Comp, G. Renard De !'inst itution à la conception ana!oo·ique rlu d1'oit , dand Arch' •

tv cs, 1935, Cahier double, 11 os 1 e t 2, pp. 133 à 136. ··t .. (2) Voy. M. Réglade, La théorie oén éra.!e cl·u. droit da.ns l'œuv re de Léon ~u~u~~ .P.I:tns Archives <le phi/.o sophie du droit, 1932, Ca hier doubl e. n os 1 et 2: pp. R•'· (~ dcle : PP. 26 à 30, 34 à 36, 44). M111is l'auteur s'est, par après, retracté · voy. 1~9 · i ade, Le fond em ent <lu d1·oit, dans ,1rchives , 1933, Cahier double, 1101 3 et 4• p. ·

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Jean Dabi1t

hypothétique que l'impératif moral. Celui-ci aussi se fonde snr llhy­potl! èse : si tu veux être homme. :Mais, précisément, c'est une hypo­thèse nécessaire; il ne dépend pas de l'homme cle ne pas êt:e ho~nme et par conséquent de ne pas se condnire en homme. De meme, li ne dépend pas de l'homme de déserter sa 11 ature cl ' être social et par conséquent de se soustraire aux obligations de la vie sociale. D'autre part, du point de vue de la société il serait inconcevable que le mem-

' . bre astreint à la discipline elu groupe eùt le choix entre l'obse>vahon du précepte et l'acceptation de la sanction. D'abord, dans les cas plus ou moins fréquents où le jeu de la sanction est incertain, l'option serait faussée et le membre pourrait, sans trop de risque, prendre parti pour la transgression du précepte. E nsuite, on oublie que le rôle de la sanction es t précisément cle garantir l'observation de la règle, jugée par hypothèse nécessaire ou utile au bien commun. Il n'est donc pas indifférent à la société que Je désordre se produise dès lors qu'une réaction doi t pourvoir au rétablissement de l'ordre. · Le désordre socia l, le manquemen t à la règle es t un mal que le jeu de la sanction peut hien limiter, mais non effacer. L' acceptation de la sanction ne saurait clone di spenser le sujet de 1 'accomplissement de son devoir social.

Une dernière remarque. Q uand on dit que la règle juridique lie en conscience , l'on n'entend pas signifier que le sujet aurait l'obliga­tion de trouver toujours bon ou opportun Je di spositif légal (r). Tenu de respecter la règle, il conserve la liberté de l'apprécier et, par con­séquent, de la combattre et d'en poursuivre la réforme par les voies légales. Cette liberté d'appréciation demeure, non seule:ment à l'égard de la loi injuste, immorale (qui d'ailleurs n'oblige nuliement, a\1 moins en conscience), mais même en dehors de cette h:vpothèse ex­trême, quand la loi n'es t pas injuste. E tant donné la contingence de la matière, les opinions concernant les exigences elu bien commun en tels cas sont évidemment susceptibles de variations. Or, l'opinion elu législateur n'a aucune vertu d'infaillibilité . Il suffit, dès lors, que les sujets apportent à la loi l' ad hésion de l'acte; ils ont le droit de lui refuser l'adhésion de l'intelligence. Ou, s inon, ils seraient empê­chés de collaborer au progrès des lois . En morale au ccntraire, la q uestion ne se pose pas . Par hypothèse , la règle morale · est vraie;

(1) Voy., sur cette confusion , J. Dabin. La Jl h i Zosophic d e ! ' o·r cl?·e jwrid iqu •J tJositi/, ll 0 193, pp. 650 et 651.

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Règle morale et règle jur·idiqu.e 35

elle appelle donc - ou suppose - l'adhésion de l'intelligence. Par conséquent, celui qui observerait la loi tout en la méprisant se rendrait coupable d'une faute morale. Il est vrai que l'on pourrait tirer argu­ment d'un désaccord possible entre la loi morale positive et la loi morale naturelle. Mais l'hypothèse serait contradictoire, car la loi positive contraire à la loi naturelle n'a plus ni la valeur ni le carac­tère d'une loi.

2 o Supposons maintenant que la règle obligatoire soit violée. A quelles conditions le sujet sera-t-il dit responsable du m;mquement?

Ici, de nouveau, s 'affrontent les deux points de vue de la 1'espon­sabilité m.orale et de la responsabilité ju-ridique.

Par responsabilité l'on entend, a:u sens large, non seulement la propriété en vertu de laquelle une personne doit rendre compte de son acte comme en étant l'auteur, mais , en outre, les sanctions de tou­tes sortes qui résultent de cette responsabilité. La distinction est à noter, car tandis que le moraliste s'intéresse d'abord à la responsa­bilité considérée en elle-même, à raison de la faute dont elle charge la conscience, le juriste la voit exclusivement sous ' l'angle de ses effets, à savoir les sanctions consécutives à la transgression .

On connaît les conditions de la responsabilité en morale ( r). La transgression m atérielle de la règle ne suffit pas ; il faut encore que cette transgression procède d'une volonté consciente et libre. Par conséquent, toutes les causes extérieures ou intérieures au sujet qui, sans contribution fautive de sa part, ont pu diminuer on abolir soit cette conscience, soit cette liberté, réagissent à leur tour sur la res­ponsabilité, pour l'atténuer ou la supprimer. Les sources d' « invo­lontaire » sont multiples. Citons : la violence (qui ne peut d'ailleurs atteindre que les actes extérieurs, non la volonté elle-même), la crainte, les passions diverses , l'habitude, certains états morbides ou anormaux, l'ignorance.

Spécialement quant à l'ignorance, qui s 'apprécie toujours d'un point de vue subjectif, par rapport à chaque agent en particulier, l'on distingue entre l'ignorance de droit, qui porte sur l'existence de la règle elle-même (ou sur son interprétation), et l'ignorance de fait, qui porte sur une circonstance dont dépend le jeu de la règle en un

(1) Voy., sur ce point, A. D. Sertillanges, La JJhi l.osoJJilie mora!c de saint Thom as à' Aquin, 2o édition, P!l!ris, 1922, pp. 18 et sui v.; E. Janasenq, Cours de mora!e oénéra!e, t. I, no• 56 et auiv., 71 et suiv., pp, 105 et suiv ., et 134 et auiv.

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Jean Dabtn

cas donné . Or, l'une et l'autre ignorance détruisent la responsabilité morale, à la condition pourtant qu'elles aient été invinc·ibles; car si l'ignorance avait pu être vaincue, l'agent serait en principe respon­sable d'une transgression due à une ignorance qui fut en réalité coupable.

Si maintenant l'on demande comment la loi morale peut être connue des sujets, les moralistes enseignent qu 'elle fa it toujou rs l' ~bjet d'une promulgation au moins implicite. En tout cas, la ma­xime « Nul n'est censé ignorer la loi » n'a pas cours en morale : celui qui ignore la loi sans qu'on puisse le lui reprocher (cas de l'ignorance invincible), celui-là n'est pas responsable d'une transgres­sion qu'il n'a pas voulue, faute d'avoir pu la connaître . Et cette solu­tion n'est que logique, étant donné le point de vue lvurna-in de la morale.

D'autre part, il y a lieu d 'observer que la responsabilité morale s 'étend parfois au delà de l'acte lui-même, jusqu 'aux eff ets de l' acte, dans la mesure où ces effets ont été voulus, c'est-à-dire prévus et acceptés . Celui qui, volontairement, pose nu acte d 'où cloit résulter, par une séquence nécessaire, un effet mauvais, comme un ho)llÏ­cide, celui-là viole la loi qui défend l'homicide et il est moralement responsable de cet homicide, car l 'acte voulu, en l'espèce, est bien l'homicide. La solution offre plus de difficulté dans i'hypothèse où l' effet mauvais n 'aurai t pas été voulu di ·recternent (théorie du vo­lontaire indirect) . Car il est des cas où, rnalgré l' effet mauvais qu'il entraîne, un acte reste néanmoins permis : ainsi à l' ég::trd de l' acte à double effet, quand l'effet accidentel mauvais est compensé par un effet bon et que d'ailleurs l' accomplissement de l' acte (nullement immoral en soi) se justifie par une raison proportionnée.

Telles sont, en résumé, les conditions de la responsabilité qui . s 'attache à la tran sgression de la ZO·i morale. Ces conditions valent partout, à l' égard de toutes les transgressions, y compris de la transgression du devoir moral de justice. L'auteur d'un acte injuste, matériellement, objectivement, n ' est responsable et , par conséquent, tenu de réparer que s 'il a commis l' acte injuste sciemment et volon­tairement. D'où résulte que le dommage commis involontairement (.r)

(1) Un dommage est involontaire dans deux cas : to quand le geste ou l'omission d'où est sortie la. conséqu ence dommltgeable fut involontaire de la part du sujet envi· sagé concrètement (à moins que. en raioon des circonstances, la ca use d'involontaire ne fût elle-même coupable); zo quand la conséquence dommageable, sortie d 'un geste parfaitement conscient et libre en lui-même, est demeurée, pour le sujet, imprévue et inévitable.

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R~gle m orale et règle juridique 3ï

ne donne pas droit à réparation, au moins en stricte justice. Morale « individualiste », a-t-on dit (r) . Non pas : appréciation exacte de la nature de la responsabilité morale, qui, en elle-même comme dans ses effets , est à base d'humanité, c'est-à-dire de conscience et de volonté.

L a responsabilité jwridùru e, issue de la transgression de la règle juridique, est soumise à des condition s assez différentes , qui s 'expli­quent par la différence des points de vtle.

Tout d' abord le droit connaît plusieurs régimes de responsabi­lités , selon la diversi té des sanctions qu'il institue.

Quant à la responsabilité pénale, qui vise les tran sgressions ju­gées assez graves socialement pour mériter la réaction plus énergique d'une peine (point de vue du fond du droit et du bien commun), le système se rapproche du système moral en ce sens qu'en principe la peine n'est infligée qu'à l'auteur de la transgression volontaire, supposant conscience et liberté, et qu'elle est gradnée d'après lé degré de volonté inclus dans l'acte (jeu des circonstances att~nuantes et aggravantes). Notons pourtant que, dans la pratique, devant le tri­bunal du for externe, même assisté d'experts, l'application de ce système nuancé reste fort imparfaite : Dieu seul sonde ies reins et les cœurs.

· Mais , même en dehors de cette remarque, qui tend à souligner l'impuissance relative de l'instrument juridique, on peut relever entre traitement moral et le traitement pénal du transgresseur, au moins trois différences : r o des mesures spéciales, dites de sûreté, compor­tant' à la fois ségrégation et cure médicale, sont parfois prévues , en droit , à l'égard des délinquants non respor~sables; 2° certaines transgressions involontaires - homicide ou lésions corporelles cau­sés par défaut de prévoyance ou de précaution mais sans intention (ou même idée) d'attenter à la personne d'autrui (voy . art. 4r8 Code pén . de r_867), contraventions diverses (infractions non-intention­nelles) - sont, en droit, frappées de peines, par application d'une politique préventive de sécurité; 3 o « Nul n'est, en droit, censé igno­rer la loi » régulièrement promulguée et publiée selon les formes; · sinon l'ordre social, qui repose sur le respect des lois , même ignorées ,

(1) P . Esmein, 7'-rois p1·où l èmes d e respon sabi.lité civile, da ns Revue tri.m estriel.l.e de droit civil, 1934, p. 365.

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J eam. Dabin

risquerait d'être mis en péril (r). Com~e. on le voit: ces ~iffér~nces de traitement (au même titre que le pnnc1pe de la represswn penale ou le choix des transgressions donnant lieu à peine) trouvent toujo:urs leur fondement dans telles exigences plus ou moins techniques du bien commun, qui vient ajouter au point de vue de la moralité, en prêtant intérêt à des actes dénués de valeur morale, mais non de

conséquence sociale. Quant aux responsabilités aut·res que pénale et qui se tradui­

sent par des sanctions multiples -déchéances, nullités et résolutions d'actes, dissolutions de groupements , réparations et res titutions, ga­ranties en fin de compte par la manus mûitaris procédant sur la per­sonne ou sur les biens, -elles ont naturellement chacune leurs règles particulières , adaptées à leur mécanisme propre ainsi qu'à l'impor­tance des valeurs et des préceptes qu'elles protègent. Mais, dans l'ensemble, visant les conditions subjectives de ces diver~es responsa­bilité, l'on peut, semble-t-il, poser les deux conclusions suivantes :

, r 0 En général, les sanctions du droit s 'appliquent alors même que la transgression fut involontaire. Ainsi, notamment, dans le cas de la responsabilité civile, délictuelle ou contractuelle, où l'inexécu­tion du devoir légal (qui oblige, clans le cas du délictuel, à observer les règles de diligence et de prudence requises pour ne pas porter injustement tort à autrui, dans le cas du contractuel, à exécuter avec diligence et prudence la prestation que l'on a promise) ouvre un droit à répar"ation du dommage consécutif, quand même en fait, de la part de celui qui l'a causé, ce dommage n'aurait été ni voulu ni prévu dès lors qu'il eût été humainement possible de l'éviter par une con~ duite plus prévoyante, plus diligente ou plus prudente (ceci vaut pour la responsabilité contractuelle comme pour la responsabilité délic­tuelle). En un mot, seuls le cas fortuit et la force majeure abstraite­ment définis , par rapport au type de l'homme prévoyant, diligent et pt~udent d'une, certai.ne époq~e, ~xonèrent de :esponsabilité et, par consequent, de reparation celm qm, par son fait matériel ou par né~ligence I~~té~ie_JJe, a causé dommage à autrui. En matière de rép:~ rahon, la l01 Jnndtque se montre donc plus sévère que la loi morale : elle n'excuse point l'involontaire, sauf dans l'hypothèse de la dé-

(1) La jurisprudence admet pourtant ~ertnins tempéraments d'équ1·t · . 1 C b 1 1 e . voy,, par

exemp e, a&s. e ge, 7 sept embre 1934, La B elu ique judiciaire, 1935, col. 309. Comp. Cr1m., 19 mai 1931 et 29 avril 1932, Si1·cy, 1933, 1, 113 et note Hugueney.

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Règle rno·rale et ·règle juridique 39

menee (au moins selon certaines législations), pas plus qu'elle ne mesure le montant de la réparation au degré de culpabilité réelle (r).

z 0 En général, les sanctions du droit s'appliquent, alors même que le transgresseur ignorait la loi, d'une ignorance invincible. Car on aurait tort de croire que le principe « Nul n'est censé ignorer la loi » ne vaudrait qu'en matière pénale et, d'une manière générale, en présence d'une règle d'ordre public. L'ignorance de ia loi, sous le nom de bonne foi ou d'erreur de droit, n'est prise en considération que dans les cas déterminés par la loi elle-même, par exemple à pro­pos de l'erreur comme cause de nullité des conventions. L'exception est d'ailleurs rarement admise quand il s 'agit du jeu des sanctions elles-mêmes. Ainsi l'ignorance des règles légales déterminant les conditions d'existence et de validité des contrats n'empêche pas l'an­nulation de l'opération irrégulière. Ainsi encore l'ignorance des rè­glements n'est une cause d'absolution ni au regard de l'action pu­blique (point de vue pénal), ni au regard de l'action civile en répa­ration. Cette nouvelle sévérité s'explique, comme on l'a vu, par les exigences propres de la discipline sociale, qui ne saurait tolérer des discriminations susceptibles de ruiner l'efficacité de la règle (2) .

Signalons, en terminant, les deux solutions juridiques de la responsabilité pour autrui (au point de vue de la réparation du dommage et même, parfois, au point de vue pénal) et de la responsabi­lité solidaire de plein droit (au point de vue civil et parfois pénal), où une personne est déclarée responsable ou, si l'on veut, garante d'un dommage dans lequel elle peut n'avoir aucune part de respon­sabilité · réelle. Le principe que l'on ne répond que de ses propres actes (sauf si l'on avait un devoir de surveillance sur les actes d'autrui) est sans doute un principe· de morale; ce n,'est pas nécessairement un principe de droit. Le moraliste se demandera seulement si la

(1) Pour une comparaison plu.s détaillée entre la responsabilité morale et la respon· sabilité juridique des dommages causés. voy. J . Da bin, La 11hiLosophie de !'ordre jur i· dique positif, no s 145 à 162, pp. 506 à 555. ,tdde : P. Joattou, Essa.i cTitiq lte sur la. théori~ générale d e la responsab'ilité civ ile, Paris, 1933.

(2) Sur le principe que " Nul n 'est censé ignorer la loi "• voy. P. Esweiu, L e fond~· ment de la responsabiLité contractucll.e, dans Revue trimestrielle à e cl.roit civû, 193 .~.

p. 361. Comp. J. P. Haesaert, La fm·m e et 1r. tond d1t jurid i que, dans Rev'U.e de droit beloe. 1934, pp . . 336 à 342.

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Jean Dabin

r ègle de droit qui, pour des raisons tirées elu bien commun, déroge­rait au principe, lie en conscience, avant toute intervention du juge condamnant à payer (r).

Louvain, I0

,. décembre 1935.

Jean DABIN, Professeur à l'Université de J4ouvain .

(1) Au moment de remettre ce manuscrit à l'impre~sion , je l'ecois le texte du discours pl'ononcé par M. Le Fur, à l 'ouverture de la· seconde session (]e .l'Institut wtenwtional d e Philo.~ophic du cl·roit et d e sociolortie .iu1·idique, tenue à Paris en octobre 1935. Dan3 ce discourr:J, jntitulé Le .~ caractè'res essentil~ l .<! du DTo'it en co·m·parcuson a.vcc le s aut1·~s Jlùole .~ de la. vie socia.le , M. Le Fur soulig ne vigoureusement, dans le s~n s oit jo le fai~ moi·même, la distinction entre la morale, même sociale, qui est une rè!,!le de vie indivi· duelle, s'imposant à l'individu à raison de son propre perfectionnement, et l'impéra.tif juridique, p r is en vue de la réalisation d 'un ordre ~ocial donné. D'où, par conséquent. une différence de but : le droit a en vue le bien wcial. de quelque nom qu'on J'ap· pelle, intérêt généra l, utilité publique ou bien l)omrunn, largement com pris. De plus, à la différence de la morale, et précisément parce qu'il ne s 'occupe que de chose@ utiles on nécessaires an bien commun, Je droit n.ccorde l 'aide sociale à toug ceux IJili res· pectent sc~ presc1·iption s et leur gararitit assistance contre les contrevenant" (pJ>. 17 t\ 26, pass'im).