Jean-Claude Biver: le maître du temps

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Jean-Claude Biver nommé à la tête de la division «Montres» du géant du luxe LVMH Le maître du temps L’histoire d’une ascension extraordinaire d’un Luxembourgeois au sens inné pour les affaires PAR THIERRY LABRO Le Luxembourgeois Jean-Claude Bi- ver, parti en Suisse dès 1959, est devenu lundi le patron de la division «Montres» du numéro un mondial du luxe, LVMH. «Un dernier sprint pour le panache», dit-il dans un grand éclat de rire. Comme si la vie lui avait encore réservé un défi comme tous ceux qu’il a toujours aimé relever. «Je suis un homme privilégié! La véritable valeur de la vie d’un homme, c’est sa santé, c’est l’amour, c’est son travail! Moi, j’ai les trois! A 65 ans, je me sens dans la peau d’un coureur qui gagnerait le Tour de France à 35 ans!» Jean-Claude Biver a la voix d’un collégien qui se gondolerait con- tre un mur après avoir fait une bla- gue à la tête de Turc d’une cour d’école. Le verbe est truculent, le rire communicatif. «C’est un grand réconfort moral que l’artisan le plus puissant au monde dans le do- maine du luxe me fasse cette con- fiance après quarante ans de car- rière!» Cet artisan dont il parle, c’est Bernard Arnauld, deuxième fortune française et dixième for- tune mondiale en 2013 selon le ma- gazine Forbes... «Les marques qu’il me confie, ce sont de belles marques! Aussi dif- férentes l’une que l’autre, avec des clientèles différentes et des ap- proches différentes, à toujours avoir en tête.» A Hublot, qu’il dé- veloppe depuis cinq ans, quand, en 2008, le groupe LVMH la rachète pour 490 millions d’euros, M. Ar- nault vient d’ajouter TAG Heuer et Zénith dans le cadre d’une ré- organisation liée au départ, le 1 er mars, de Francesco Trapani. «Je fais encore un sprint, de trois ou cinq ans!» «Je me sens dans la peau du cou- reur de marathon, qui fait sa course, presque sans se soucier de qui est derrière lui, qui n’a rien à prouver et qui va aller couper le ruban au sprint! Il sprinte pour la beauté du geste! Par panache! Par une sorte d’éthique! Je fais mon sprint, trois ou cinq ans. Et puis je crois que j’aurai eu une belle car- rière!» le 20 septembre 1949 au Luxembourg, Jean-Claude Biver a dix ans quand ses parents déci- dent de s’installer en Suisse. A treize ans, soucieux de s’intégrer comme il le sera toute sa vie, il commence le ski. C’est tard. Mais cela devient très vite une passion. Au point qu’il donne des cours. Le moniteur de ski paye ses études à HEC Lausanne. Son premier lien avec l’horlogerie remonte là, sur ces pentes blanches et froides, dans ce décor de rêve du Jura suisse: il se lie d’amitié avec Jacques Pi- guet, dont le père dirigeait la fa- meuse manufacture Fred Piguet. Entre le marathon et le ski, les deux jeunes hommes ne parlent que d’horloges. En 1975, lors d’une ré- ception, il rencontre Georges Go- lay, le patron d’Audemars Piguet dont la nouvelle Royal Oak rem- portait un joli succès. Il débute là, mais revient dans «sa» vallée de Joux en 1981. Un an plus tard, alors que le monde ne jure que par les montres à quartz, il se lance un défi fou avec son ami Jacques: ra- cheter Blancpain pour 22.000 francs suisses et relancer la mar- que. Le quartz, cet ennemi... Les montres du futur seront mé- caniques ou ne seront pas, affir- me-t-il dans une formule devenue célèbre: « Depuis 1735, il n’y a ja- mais eu de montre Blancpain à quartz. Et il n’y en aura jamais ! » A Bâle, deux ans plus tard, il tente un de ses plus gros coups de po- ker en allant au salon mondial des horlogers... sans une seule montre à présenter aux professionnels, préférant expliquer la nouvelle philosophie du groupe. Blancpain cartonne. Quand sa première épouse le quitte, en 1992, Biver vend au groupe SSIH, devenu Swatch Group pour 60 millions de francs suisses. Son ami, Nicolas Hayek, véritablement son idole, trouve les mots justes et le conserve sous son aile. Jusqu’en 2003. Pour redresser Omega. Ce qu’il va encore une fois réussir à faire. Avec une idée qui fera date: s’entourer de stars qui vont porter les montres de la mar- que. Cindy Crawford, «James Bond» incarné par Daniel Craig, Michael Schumacher portent une Omega. Quand il relance l’Omega Speedmaster Professionnal, la «montre de la Lune», avec le sou- tien de la Nasa, Neil Armstrong et Buzz Aldrin rejoignent ces VIP qui permettront à la marque d’attein- dre le milliard de chiffre d’affaire à la fin des années 1990. Fin 2003, le Luxembourgeois déjeune avec Carlo Crocco à Lu- gano dont la marque, Hublot, a toujours une idée mais ne corres- pond plus aux attentes des clients. Il deale les commandes de la so- ciété contre 20 % du capital. Et met à peine plus d’un an avant de trou- ver la recette: il mélange de la cé- ramique à l’or pour que les mon- tres ne rayent plus. Avec son ami designer Vladimir Mijatovich, il utilise l’évolution du design de la Porsche 911 pour créer ainsi la «Big Bang». En quatre ans, le chiffre d’af- faires de Hublot est passé de 25 millions à plus de 200 millions de francs suisses. encore, Biver ajoute sa patte marketing en de- venant le gardien du temps de Manchester United puis de l’Euro de Football, de la Formule 1, de la- Coupe de l’America, du golf... ou des championnats du monde de ski! 2008, il vend Hublot. Tou- jours à LVMH, pour 490 millions d’euros, sans dettes ni capitaux étrangers. Déjà, il a compris que sans groupe d’envergure mondiale, à l’heure du développement de la Chine, de l’Inde ou du Brésil, ce se- rait compliqué. Un an plus tard ouvre une manufacture high-tech de 6.000 m 2 sur les bords du lac Lé- man. C’est là que verra le jour un autre succès: l’Unico, ce chrono- graphe à roues à colonnes. Amoureux fou de la vie et de ses verts pâturages, Jean-Claude Biver s’est lancé dans la fabrication de gruyère avec ses propres vaches, dit une des nombreux légendes qui entourent cette personnalité hors pair. Dont le rire résonne long- temps après qu’il ait raccroché... Jean-Claude Biver a fait de l’audace sa marque de fabrique, accumulant les succès. (PHOTO: GUY JALLAY)

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Portrait d'un entrepreneur luxembourgeois au sommet de son art, l'horlogerie de luxe

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Jean-Claude Biver nommé à la tête de la division «Montres» du géant du luxe LVMH

Le maître du tempsL’histoire d’une ascension extraordinaire d’un Luxembourgeois au sens inné pour les affaires

PAR TH IERRY LABRO

Le Luxembourgeois Jean-Claude Bi-ver, parti en Suisse dès 1959, estdevenu lundi le patron de la division«Montres» du numéro un mondialdu luxe, LVMH. «Un dernier sprintpour le panache», dit-il dans ungrand éclat de rire. Comme si la vielui avait encore réservé un déficomme tous ceux qu’il a toujoursaimé relever.

«Je suis un homme privilégié! Lavéritable valeur de la vie d’unhomme, c’est sa santé, c’estl’amour, c’est son travail! Moi, j’ailes trois! A 65 ans, je me sens dansla peau d’un coureur qui gagneraitle Tour de France à 35 ans!»

Jean-Claude Biver a la voix d’uncollégien qui se gondolerait con-tre un mur après avoir fait une bla-gue à la tête de Turc d’une courd’école. Le verbe est truculent, lerire communicatif. «C’est un grandréconfort moral que l’artisan leplus puissant au monde dans le do-maine du luxe me fasse cette con-fiance après quarante ans de car-rière!» Cet artisan dont il parle,c’est Bernard Arnauld, deuxièmefortune française et dixième for-tune mondiale en 2013 selon le ma-gazine Forbes...

«Les marques qu’il me confie, cesont de belles marques! Aussi dif-férentes l’une que l’autre, avec desclientèles différentes et des ap-proches différentes, à toujoursavoir en tête.» A Hublot, qu’il dé-veloppe depuis cinq ans, quand, en2008, le groupe LVMH la rachètepour 490 millions d’euros, M. Ar-nault vient d’ajouter TAG Heueret Zénith dans le cadre d’une ré-organisation liée au départ, le 1ermars, de Francesco Trapani.

«Je fais encore un sprint,de trois ou cinq ans!»

«Je me sens dans la peau du cou-reur de marathon, qui fait sacourse, presque sans se soucier dequi est derrière lui, qui n’a rien àprouver et qui va aller couper leruban au sprint! Il sprinte pour labeauté du geste! Par panache! Parune sorte d’éthique! Je fais monsprint, trois ou cinq ans. Et puis jecrois que j’aurai eu une belle car-rière!»

Né le 20 septembre 1949 auLuxembourg, Jean-Claude Biver adix ans quand ses parents déci-dent de s’installer en Suisse. Atreize ans, soucieux de s’intégrercomme il le sera toute sa vie, ilcommence le ski. C’est tard. Maiscela devient très vite une passion.Au point qu’il donne des cours. Lemoniteur de ski paye ses études àHEC Lausanne. Son premier lienavec l’horlogerie remonte là, surces pentes blanches et froides, dansce décor de rêve du Jura suisse: il

se lie d’amitié avec Jacques Pi-guet, dont le père dirigeait la fa-meuse manufacture Fred Piguet.Entre le marathon et le ski, les deuxjeunes hommes ne parlent qued’horloges. En 1975, lors d’une ré-ception, il rencontre Georges Go-lay, le patron d’Audemars Piguetdont la nouvelle Royal Oak rem-portait un joli succès. Il débute là,mais revient dans «sa» vallée deJoux en 1981. Un an plus tard, alorsque le monde ne jure que par lesmontres à quartz, il se lance undéfi fou avec son ami Jacques: ra-cheter Blancpain pour 22.000francs suisses et relancer la mar-que.

Le quartz,cet ennemi...

Les montres du futur seront mé-caniques ou ne seront pas, affir-me-t-il dans une formule devenuecélèbre: «Depuis 1735, il n’y a ja-mais eu de montre Blancpain àquartz. Et il n’y en aura jamais !»A Bâle, deux ans plus tard, il tenteun de ses plus gros coups de po-ker en allant au salon mondial deshorlogers... sans une seule montreà présenter aux professionnels,préférant expliquer la nouvellephilosophie du groupe. Blancpaincartonne.

Quand sa première épouse lequitte, en 1992, Biver vend augroupe SSIH, devenu SwatchGroup pour 60 millions de francssuisses. Son ami, Nicolas Hayek,véritablement son idole, trouve lesmots justes et le conserve sous sonaile. Jusqu’en 2003. Pour redresserOmega. Ce qu’il va encore une foisréussir à faire. Avec une idée quifera date: s’entourer de stars quivont porter les montres de la mar-que. Cindy Crawford, «JamesBond» incarné par Daniel Craig,Michael Schumacher portent uneOmega. Quand il relance l’OmegaSpeedmaster Professionnal, la«montre de la Lune», avec le sou-tien de la Nasa, Neil Armstrong etBuzz Aldrin rejoignent ces VIP quipermettront à la marque d’attein-dre le milliard de chiffre d’affaireà la fin des années 1990.

Fin 2003, le Luxembourgeoisdéjeune avec Carlo Crocco à Lu-gano dont la marque, Hublot, atoujours une idée mais ne corres-pond plus aux attentes des clients.Il deale les commandes de la so-ciété contre 20 % du capital. Et metà peine plus d’un an avant de trou-ver la recette: il mélange de la cé-ramique à l’or pour que les mon-tres ne rayent plus. Avec son amidesigner Vladimir Mijatovich, il

utilise l’évolution du design de laPorsche 911 pour créer ainsi la «BigBang».

En quatre ans, le chiffre d’af-faires de Hublot est passé de 25millions à plus de 200 millions defrancs suisses. Là encore, Biverajoute sa patte marketing en de-venant le gardien du temps deManchester United puis de l’Eurode Football, de la Formule 1, de la-Coupe de l’America, du golf... oudes championnats du monde deski! 2008, il vend Hublot. Tou-jours à LVMH, pour 490 millionsd’euros, sans dettes ni capitauxétrangers.

Déjà, il a compris que sansgroupe d’envergure mondiale, àl’heure du développement de laChine, de l’Inde ou du Brésil, ce se-rait compliqué. Un an plus tardouvre une manufacture high-techde 6.000 m2 sur les bords du lac Lé-man. C’est là que verra le jour unautre succès: l’Unico, ce chrono-graphe à roues à colonnes.

Amoureux fou de la vie et de sesverts pâturages, Jean-Claude Bivers’est lancé dans la fabrication degruyère avec ses propres vaches,dit une des nombreux légendes quientourent cette personnalité horspair. Dont le rire résonne long-temps après qu’il ait raccroché...

Jean-Claude Biver a fait de l’audace sa marque de fabrique, accumulant les succès. (PHOTO: GUY JALLAY)