8/9/2019 Jean Boivin - La Quatuor, Le Compositeur Et Le Musicologue

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Le quatuor, le compositeuret le musicologue. FableJean Boivin

Pour qui crit-on aujourdhui des quatuors cordes? cette question perti-nente, pose par Jean Portugais, je rpondrai, sans modestie mais avec unepointe dhumour : mais pour le musicologue, bien sr ! Le quatuor cordes, genre

musical aurol de gloire, qui est la musique de chambre ce que le sonnet est la posie, a depuis longtemps la faveur de ceux qui ont pour mission dcriresur la musique, prcisment pour les raisons donnes par Pierre Boulez la findu texte soumis aux participants de cette table ronde. Il est en effet gnralementadmis que le quatuor cordes, dont les exigences sont grandes sur le plan tech-nique, incite les compositeurs une dmarche plus rflchie, plus rigoureuse, et une inspiration particulirement leve. Do lintrt du chercheur ou du com-mentateur pour ce qui constitue la quintessence dun style, dune production mu-

sicale. cela sajoute le fait que le musicologue apprcie gnralement les cor-pus ferms, ou tout le moins suffisamment dvelopps pour permettre lescomparaisons, dune part entre les uvres quil contient (lensemble des quatuorsde Beethoven, par exemple) et, dautre part, entre celles-ci et les autres uvresdu rpertoire (les derniers quatuors de Beethoven en regard de lensemble desuvres de la priode classique destines au quatuor, pour poursuivre lanalogie).

Plusieurs compositeurs contemporains ont eu la bont dcrire plusieurs qua-tuors cordes (ou des uvres destines cette formation mais portant un autre

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), formant des ensembles que lon peut tudier, au mme titre que les sriesillustres de Haydn, Beethoven, Schubert, Bartk ou Chostakovitch. Parmi ces com-positeurs gnreux figurent Elliott Carter, Giacinto Scelsi, Gyrgy Kurtg, MiltonBabbitt, Michael Tippett, Wolfgang Rihm et Brian Ferneyhough. Sans oublier biensr R. Murray Schafer, dont lintrt marqu pour le genre ne parat pas puis.Par contre, dautres compositeurs, lexemple de Debussy et de Ravel, ne sy sontfrotts quune seule fois, ou deux tout au plus. Cest le cas, pour autant que jesache, de Boulez, de Cage, de Lutoslawski, de Berio, de Nono, de Crumb 2. Lesdeux cas de figure sont mon avis galement intressants et porteurs de mes-sages.

1. Je pense notamment aux Bagatelles deWebern, aux Microludes de Kurtg et auxSonates de Ferneyhough.

2. Il est intressant de noter que pourplusieurs dentre eux, encore une fois lexemple de Debussy et de Ravel, cesuvres ont vu le jour au dbut de leurcarrire de compositeur. Le premier des troisquatuors de Ligeti, compos en 1953-

1954, est une uvre de jeunesse, de lapriode hongroise .

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Ceux qui lon doit des recueils de quatuors sinsrent tout naturellementdans la ligne des compositeurs prolifiques dj nomms, dont les uvres sontdevenues des classiques du genre. tout le moins sommes-nous en droit de sup-poser quils ont ainsi cherch, plus ou moins dlibrment, joindre leurs rangs, crer un corpus vritable qui trouve place dans lhistoire du genre 3. Car la com-position dune srie duvres pour une mme formation invite en soi la compa-raison, lanalyse, au classement. lordonnance des uvres, de la jeunesse la maturit. lidentification des tapes successives de la matrise du mdium, de

lapprentissage du mtier au dpassement des considrations techniques et lat-teinte dune expression pleinement matrise. Aux autres moins prolixes in-combent le rle plus difficile de se dmarquer dun seul coup. Or, on sait quelpoint loriginalit demeure une qualit prise dans le monde artistique contempo-rain 4. Luvre isole, le quatuor, est alors observe en considrant larrire-planle reste de la production du compositeur, de mme que lensemble du rpertoirepour cette formation 5. Dans un cas comme dans lautre, le genre hautement his-toricis du quatuor permet au compositeur, comme le suggre le musicologueamricain James McCalla, dentrer en conversation avec ses collgues, prochesou lointains. Stablit alors un curieux dialogue sur la musique et en musique,dans le temps et en temps (entendre : en temps rel). Ce bras de fer avec le qua-tuor, croit McCalla, permet au compositeur de se joindre tous ceux qui se sontadresss lui par le pass, dentendre ce quils ont dire avant dajouter sa pro-pre contribution (McCalla, 1996, p. 184). Une ide qui ne dplaira pas, jima-gine, John Rea, qui participe cette discussion et qui entretient lui-mme aveclhistoire de la musique des aparts stimulants pour sa propre cration (et pournous). Ce dialogue se rvle pour ainsi dire un cas daffaire publique, puis-

quun quatuor russi vaudra au compositeur le respect de ses pairs, du publicet de la critique 6.

Le poids de la tradition est lourd, sans doute, mais peut-tre ce fardeau est-il jus-tement compens par lenvie ressentie par plusieurs de se mesurer celle-ci, de sepositionner par rapport au rpertoire existant, loccasion en sy rfrant directe-ment (tout, en musique, nestil pas une question de mmoire?). Le dfi releverpourra se rvler une fin en soi. Pensons Ravel ou Stravinsky, qui se sentaienttous deux stimuls par les contraintes. Il est pratiquement impossible, en fait, digno-

rer lhistoire. Autant faire avec , comme on dit en langage courant. Le composi-teur qui entreprend lcriture dun quatuor cordes consultera, plus souvent quau-trement, les ralisations antrieures et reviendra, comme par un aimant attir, versBeethoven, Bartk ou Carter, les grands matres du genre (noms mythiques aux-quels daucuns voudront sans doute dj ajouter celui de Schafer puisque tout com-positeur canadien qui tentera dentreprendre une srie importante duvres pourcette formation devra dornavant accepter de lui tre compar).

Un corpus de quatuors cordes, une srie duvres rparties plus ou moinsrgulirement dans une carrire, offre par ailleurs une fentre privilgie pour

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3. On pourrait ainsi expliquer les dix-huitquatuors de Darius Milhaud. Villa-Lobos ena pour sa part compos seize.

4. Remarquons au passage que cette notionnimportait gure au temps de Telemann oudu jeune Mozart, lesquels ne se sentaientnullement gns par lacte demprunt oudhommage.5. Ainsi en est-il de Boulez qui, aprs strecommis dans la sonate, a choisi dcrire unLivre pour quatuor cordes, une uvrepivot dans sa dmarche.

6. Lexemple du quatuor de Serge Provost,jou par le Quatuor Arditti, est loquent.

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observer lvolution dun compositeur, son degr de sensibilit aux influences, lamanire dont il absorbe les acquis, les rinterprte, fait siennes les trouvailles quilui parlent directement, et rejettent dautres avenues, sans ncessairement lescondamner. Sur un plan plus pratique (et avec un sourire au coin des lvres), jene peux mempcher de remarquer quil est facile, que lon soit compositeur ouappel commenter le travail de cration de celui-ci, de se dplacer avec la par-tition dun quatuor en poche. Ainsi en fut-il de Messiaen qui allgea les longuesheures demprisonnement dans un stalag grce ltude minutieuse des quatuors

de Beethoven, ou de Clermont Ppin qui vcut un temps dans le voisinage directde la Suite lyriquede Berg. Et qui sait combien dtudes musicologiques clai-res et consacres aux quatuors de Schnberg ont t conues ou mme rdi-ges dans un train, un avion ou un autobus, voire sur la plage ? Certains cra-teurs semblent toutefois avoir voulu parer le coup, et se sont panchs en de fortvolumineuses et lourdes partitions. Je pense aux vritables pavs de WolfgangRihm, dont on ne pourrait rendre compte que par une quantit tout aussi appr-ciable de pages de texte

ce propos, on a souvent dcrit les compositions srielles plutt abstraites da-tes des annes cinquante comme une musique lire plutt qu entendre. (Onparlait aussi alors de compositeurs de tableaux noirs ). Le quatuor cordes con-temporain combine, mon avis, de manire particulirement heureuse ces deuxfaons dapprhender une production, la vue sassociant loue, lanalyse la perception. R. Murray Schafer, dont les partitions peuvent tre considrescomme de vritables uvres dart, concdera sans doute quil est plus facile dor-ganiser un vnement centr sur sa musique de chambre que sur ses uvres sc-niques ou porte environnementale, labores partir dun paysage sonoredonn et qui ne peuvent tre transmises que trs partiellement, au prix dnormescompromis, par une partition ou un enregistrement sur disque compact, ou mmesur une bande vido. Ces uvres ne risquent-elles pas, justement pour cette rai-son, dtre sous-values a posterioridans lensemble de sa production?

Je terminerai sur une rflexion, ou plutt une interrogation, en apparence sanslien avec ce qui prcde. Tout comme la rduction dune vaste symphoniepour piano, piano quatre mains ou deux pianos, le quatuor cordes fait sou-vent office de clich en noir et blanc du style dun compositeur. Car ici point defacilit, de maquillage abusif par le timbre, dopration de charme, qui ne trans-paraisse immdiatement. Quoi quon puisse penser de llvation du quatuor surun pidestal, de son statut de Walhalla de la cration srieuse , pour repren-dre lexpression de Jean Portugais (ou de Parnasse musical, selon McCalla), il de-meure que lcriture pour le quatuor implique un certain asctisme de la pense,et souvent une attention particulire la dimension polyphonique, en vertu de latransparence que permet lcriture quatre voix 7.

Et pourquoi, quatre voix, au fait ? Par pur respect dune tradition dont lorigineremonte la jeunesse de Haydn, et mme plus loin si lon songe ce qui perdure

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7. Il existe bien sr de nombreusesexceptions ce que lon peut considrercomme une prsomption polyphonique,

certains quatuors tant volontairement axssur lhomophonie.

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dans lcriture pour quatuor de la sonate en trio ou du choral harmonis ? Le lan-gage tonal tait particulirement bien servi par lcriture quatre voix, ainsi quela soulign avec justesse le musicologue amricain Charles Rosen : trois voix pourfaire entendre les notes de la triade sur laquelle repose ldifice de la tonalit, etlautre pour faire dissonance avec celle-ci, la tension cre exigeant un apaisement court ou moyen terme (Rosen, 1978, p. 174). Dj, on peut se demander pour-quoi Schnberg a respect cette convention, alors mme quil abandonnait touteide de rsoudre les dissonances, de prserver le sentiment de polarit tonale. Si

la rvrence profonde de Schnberg pour la grande tradition germanique, rv-rence exprime autant dans sa musique que dans ses crits, nous fournit un l-ment de rponse, pourquoi Boulez, Cage, Kurtg, Schafer et Provost en ont-ils faitautant ? Mozart savait que le trio cordes peut se rvler encore plus exigeant, etSchubert a fait les merveilles que lon sait avec un quintette comprenant deux vio-loncelles. Alors pourquoi, encore et toujours, le quatuor 8 ?

Bibliographie

McCALLA, J. (1996), Twentieth-Century Chamber Music, New York, Schirmer, coll. Studies in Musical Genres and Repertoire , 274 p.

ROSEN, C. (1978), Le style classique, Haydn, Mozart, Beethoven, trad. de langlaispar M. Vignal, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque des ides , 592 p.

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8. On pourra bien sr suggrer un lmentde rponse qui ne me satisfait toutefois paspleinement. On crit des quatuors pour trejou par les ensembles vous au large r-pertoire pour cette formation. Rares en effetsont les compositeurs qui se lancentaujourdhui avec enthousiasme dans lacomposition dune nouvelle uvre dedimensions importantes sans lassurancequelle sera excute, ou du moins sans debonnes raisons desprer quelle le sera.Or, on sait que les contingencesconomiques et les agendas chargs desmusiciens rendent la prparation duvresconues pour de larges ensembles dlicate planifier et, qui plus est, fort onreuse. Lesmusiciens qui se consacrent au quatuor cordes ont, loppos, la rputation dtrestables, disciplins et moins avares de leurtemps. Les heures de travail quils (ou elles)consacreront une partition nouvelle (encommun ou sur le plan individuel) serontrarement rtribues en totalit. Entre ici unebonne part de dvouement. Voil un pointen faveur du quatuor cordes. Uncompositeur ayant dans son entourage unensemble de qualit dispos interprterdes uvres rcentes se verra encourag crire une nouvelle uvre pour cette for-mation, quil se sente appel par elle ounon.