Je t'aime à la philo

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OLIVIA  GAZALÉ

Je t’aime à la philo

Quand les philosophes parlent d’amour et de sexe

ROBERT  LAFFONT

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Nous remercions les éditeurs suivants de nous avoir permis de reproduireles passages des œuvres ci-dessous :

— Georges Bataille, L’Érotisme, 1957, © Les Éditions de Minuit.— Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, © Éditions Gallimard, 1949.— Albert Cohen, Belle du Seigneur, © Éditions Gallimard, 1968.— Milan Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être, © Éditions Gallimard,

1984.— José Ortega y Gasset, Études sur l’amour, Petite Bibliothèque Rivages,

© Payot & Rivages, 2004.— Philip Roth, La bête qui meurt, © Éditions Gallimard, 2004.— Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, © Éditions Plon, 1939.— Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus, tome 2 – Les Vertus et

l’Amour, © Flammarion, 1986.— Jacques de Bourbon Busset, Lettres à Laurence, © Éditions Gallimard,

1987.— Alain Badiou avec Nicolas Truong, Éloge de l’amour, © Flammarion,

2009.

© Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2012.ISBN : 978-2-253-17332-8 – 1re publication LGF

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À Bertrand, à nos enfants,qui m’ont encouragée un peu,

beaucoup, patiemment.

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Première partie

DE L’ORDRE CONJUGALAU DÉSORDRE SEXUEL

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Sommes-nous biologiquement programmés pour aimer ?

« Toute passion,quelque apparence éthérée qu’elle se donne,

a sa racine dans l’instinct sexuel. »

Arthur SCHOPENHAUER

Ils sont tombés fous amoureux l’un de l’autre aupremier regard. Une expérience extatique, ineffable,presque mystique, un phénomène qui leur semble,telle la grâce, précieux comme un don divin. Ils sesentent transportés au-delà d’eux-mêmes et pourtantsouverainement libres. Ce qu’ils vivent défie touteloi de la nature, toute détermination, toute nécessité.Cela relève du merveilleux, du fabuleux, de l’extra-ordinaire, du « jamais-vu jamais-connu ».

Pourtant, à en croire les chercheurs spécialisés dansla neurobiologie de l’état amoureux, il s’agit là d’uneexpérience parfaitement ordinaire et prévisible. Biennaïfs sont les amoureux qui croient à la magie ducoup de foudre, au mystère fatal de la passion et à latranscendance de l’amour. L’amour leur semble inex-

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plicable. Mais si l’amour est incompréhensible, ledésamour l’est aussi. Or certains scientifiques pensentpouvoir prouver exactement le contraire. Qui a rai-son, du romantique ou du déterministe ?

Depuis une petite trentaine d’années, une nouvellebranche de la biologie de l’évolution s’est développée,en dynamitant, sur ce terrain encore peu exploré parla science qu’est l’amour, le vieux débat de la natureet de la culture. Les conclusions des chercheurs pren-nent en effet à rebours toute notre tradition culturelleen matière d’amour. Selon eux, l’amour est rationnel-lement explicable : il obéit à des logiques, des lois etdes schémas universels, qui, avant d’être psycholo-giques (c’est-à-dire opaques), sont d’ordre biologique(donc parfaitement connaissables). En matière dedésir et de sentiment, il y a en fait peu de mystère.L’Occident a véhiculé un idéal trompeur, celui d’unTristan et d’une Iseult tombés sous le charme parmagie, envoûtés par une force divine, d’un Cupidondispersant ses flèches au gré de ses caprices et d’uneVénus fatale. Mais ce ne sont là que mythes. La réalitéest beaucoup plus prosaïque…

À Platon, qui pense le désir comme un « démon »envoyé aux hommes par les dieux, la science rétorqueque le désir est une propriété émergente des systèmesnerveux, endocrinien, circulatoire et génito-urinaire,qu’il implique une dizaine de régions du cerveau, unetrentaine de mécanismes biochimiques et des centainesde gènes spécifiques soutenant ces divers processus1.

1. John Medina, The Genetic Inferno, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 2000.

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À Carmen, qui chante que l’amour est « enfantde Bohême qui n’a jamais connu de loi », les savantsrépondent que l’amour est une mécanique neuro-physiologique complexe, régie par une programma-tion implacable.

Tout cela manque singulièrement de poésie, j’enconviens. Il n’empêche que ces hypothèses offrent surle désir et l’amour un éclairage inédit, que la philoso-phie aurait tort d’ignorer. D’autant qu’un des pre-miers à avoir eu l’intuition d’un calcul génétique del’amour n’est pas un biologiste, mais un philosophe,le génial Arthur Schopenhauer.

À ma connaissance, les scientifiques ne se réfèrentpas à la Métaphysique de l’amour sexuel1. Pourtant, ladémonstration du grand démystificateur de l’amour,menée il y a près de cent cinquante ans, rejoint lesenquêtes conduites aujourd’hui dans les laboratoiresde neurobiologie. L’idée directrice est rigoureuse-ment la même : l’amour est un piège que nous tend lanature pour nous conduire à la reproduction. Voyonsd’abord de plus près ce qu’en dit Schopenhauer,avant de revenir à la science de l’amour.

De prime abord, écrit-il, l’amour est un phénomèneirrationnel, capable de rendre fou le plus sage et demettre en danger mortel le plus prudent. C’est ce qui

1. Arthur Schopenhauer, Métaphysique de l’amour sexuel, in LeMonde comme volonté et représentation, traduit de l’allemand parAuguste Burdeau, PUF, 1966.

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explique l’incompréhension totale dont il est victimedepuis toujours, y compris de la part des poètes, desmoralistes et des philosophes. « Les moralistes maudi-ront cette concupiscence brutale. Les poètes parlerontd’âmes prédestinées et d’attractions inévitables. Platonracontera que, dans les temps où les hommes étaientandrogynes, Jupiter, irrité contre eux, les dédoubla,que, pour rabaisser leur orgueil, il les fendit en deuxcomme des soles, et que, depuis lors, chacun courtaprès la moitié qu’il a perdue jusqu’à ce qu’il l’ait trou-vée. Mais les poètes sont des songe-creux, les mora-listes sont des ânes, et Platon se moque de nous1. »

L’amour dérange, dans les deux sens du terme :parce qu’il résiste à toute théorisation et parce qu’il esttoujours intempestif. Schopenhauer l’accuse de venirinopportunément perturber les grands esprits, inter-rompre hommes d’État et savants dans leurs gravesoccupations, n’hésitant pas à « glisser ses billets douxet ses boucles de cheveux jusque dans les portefeuillesministériels et les manuscrits des philosophes ».

Mais pourquoi diable toutes ces ardeurs, tous cessoupirs, toutes ces larmes et tous ces cris ? Un senti-ment qui « exige parfois le sacrifice de la santé, de larichesse, de la position sociale et du bonheur », quiprovoque « tant de passion, de tumulte, d’angoisse etd’efforts » ne saurait être considéré comme une « baga-telle » ou un caprice. Bien au contraire. Si l’amour estsi opiniâtre, c’est qu’il vise très haut. Il poursuit un

1. Propos cités par Paul-Armand Challemel-Lacour, Études etRéflexions d’un pessimiste, suivi de Un bouddhiste contemporain enAllemagne, Arthur Schopenhauer, Fayard, 1994.

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but qui est « le plus important de tous les buts qu’unêtre humain peut avoir dans la vie ». Il est donc nor-mal qu’on le pourchasse avec autant « d’ardeur et dezèle ».

À la réflexion, continue Schopenhauer, l’amourn’est ni gratuit, ni contingent, ni désintéressé ; il obéità une logique parfaitement rationnelle. Il vise unobjectif précis, d’ordre métaphysique : « Ce qui est enjeu, ce n’est rien de moins que la prochaine généra-tion. » Si nous tombons amoureux, c’est que nouscherchons à nous reproduire. Mais nous n’en sommesque très rarement conscients. Car ce n’est pas laraison qui nous pousse dans les bras de notre par-tenaire, mais le « vouloir-vivre », cette force incons-ciente capable de tous les sortilèges pour arriver à sesfins : la survie et la reproduction.

Lorsque nous aimons, nous croyons qu’il s’agitd’un choix souverain, alors qu’il n’en est rien. Notremoi conscient est sous le joug d’un « vouloir-vivre »tyrannique, obsessionnellement tendu vers un objectifcentral : la procréation. Aimer, c’est travailler « sansle savoir pour le génie de l’espèce », dont nous nesommes que « les courtiers, les instruments et lesdupes ». Pourquoi les « dupes » ? Parce que là oùchacun croit fermement à la liberté, la gratuité et lasingularité de son amour, il ne fait en réalité qu’obéirà une nécessité universelle dont la portée le dépasse :« C’est pour l’espèce qu’il travaille quand il s’imaginetravailler pour lui-même. »

La liberté amoureuse est donc un leurre et lehasard une imposture. Tomber amoureux, c’est tom-ber dans un piège. Un piège abominable, hélas, car la

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personne aimée ne fera qu’exceptionnellement notrebonheur. Plus vraisemblablement, elle nous précipi-tera dans un malheur absolu. Nous nous serons doncsacrifiés pour la génération suivante. Ce à quoi nousn’aurions jamais consenti si nous n’avions d’abord« perdu la tête ».

L’amour, c’est cette ruse de la nature, destinée ànous faire accepter l’inacceptable et vivre l’invivable :le cauchemar conjugal. « Dépense, soin des enfants,entêtements, caprices, vieillesse et laideur au bout dequelques années, tromperie, cocuage, lubies, attaquesd’hystérie, amants, et l’enfer et le diable ! » Oui, le« diable », car pour Schopenhauer, l’amour est undispositif satanique. Les accès de mélancolie immé-diatement consécutifs aux étreintes sexuelles sontl’écho de cet horrible « rire du diable » qui résonnealors dans nos oreilles : « N’a-t-on pas observé queillico post coïtum cachinnus auditur Diaboli ? »

L’amour serait donc un piège que nous tendrait lanature pour nous forcer à procréer ; telle est l’hypo-thèse schopenhauérienne, que certains scientifiquespensent pouvoir aujourd’hui vérifier empiriquement.Lucy Vincent, docteur en neurosciences, exprime,dans deux essais passionnants intitulés Où est passél’amour ? et Comment devient-on amoureux ?1, les

1. Lucy Vincent, Comment devient-on amoureux ?, Odile Jacob,2004 ; Où est passé l’amour ?, Odile Jacob, 2008 ; de même pour lescitations suivantes.

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mêmes interrogations que Schopenhauer : pourquoitombons-nous amoureux ? Pourquoi éprouvons-noustant de plaisir à aimer et nous sentir aimés ? Pourquoipouvons-nous passer des nuits entières perdus dansla contemplation émerveillée de l’autre ? Pourquoil’amour fait-il de nous des êtres aussi dépendants,aussi focalisés, aussi aliénés ? Et la réponse est iden-tique à celle de Schopenhauer : « Pour que le couplese forme, il faut le piège de l’amour. » L’aveuglementet l’euphorie amoureuse répondent à une finalité bio-logique. L’amour est une « programmation comporte-mentale » destinée à nous mener, sans que nous enayons vraiment conscience, sur le chemin de la repro-duction. Piégés, comme pour Schopenhauer. Et celas’explique de façon simple : « Les deux sexes sont desétrangers l’un pour l’autre, voire des menaces : ils doi-vent se ménager un terrain d’entente le temps de lareproduction. » Ce terrain d’entente, c’est l’amour.

Ce que Lucy Vincent veut démontrer, c’est qu’entrel’homme et la femme, c’est d’abord la méfiance quirègne, donc la distance, voire la rivalité. L’amour estce subterfuge qu’a inventé la nature pour nous condi-tionner à accepter l’autre sexe, à rechercher sa pré-sence, à le chérir, à éprouver du plaisir en sa compagnie,malgré les craintes qu’il nous inspire. Car ce rappro-chement et cet attachement sont indispensables à laprocréation.

Pour nous forcer à enfanter, la nature a mis enplace des circuits neuronaux particuliers, dont le butest de nous porter à l’idéalisation de notre partenaire.La « cristallisation » stendhalienne n’est en fait riend’autre qu’une programmation neurologique, spécifi-

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quement orientée vers la reproduction. L’amouropère donc un « remaniement important dans le cer-veau pour faciliter l’entente entre les sexes le tempsde la reproduction ». Avant de préciser ce que LucyVincent entend par là, commençons par comprendrel’origine de cette « méfiance » instinctive entre lessexes.

Pourquoi les deux sexes représentent-ils unemenace l’un pour l’autre ? Parce qu’ils obéissent à desstratégies reproductives antagonistes. « Les cerveauxde l’homme et de la femme le savent bien et chacunse protège de l’autre et se méfie. » L’origine de cette« mésentente archaïque entre les sexes », c’est la dis-parité mathématique entre l’offre et la demanded’ovules. La femme ne produit qu’un ovule par cycleet elle est la seule capable de gestation et de mise aumonde. L’ovule est donc une denrée rare, qui fait dela femme un « objet de convoitise ». L’homme, àl’inverse, fabrique des millions de spermatozoïdes parjour et sa disponibilité sexuelle le rend capable deféconder plusieurs partenaires le même jour.

Chacun va donc poursuivre sa propre logique :« La stratégie des femmes repose sur la sélectionsévère des nombreux candidats » en fonction de leurcapacité à assurer les ressources matérielles néces-saires à la vie de la mère et de l’enfant. Tandis que « lastratégie des hommes repose sur la découverte demoyens pour imposer leur offre au détriment desautres candidats ». Bref, sélection du côté desfemmes, compétition du côté des hommes. Résultat :« La femme choisit le partenaire qui montre le plus designes extérieurs de richesse et de puissance » et

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l’homme la partenaire qui présente les meilleurs« indices de fertilité ». Du fait de la disparité entre ladisponibilité des gamètes mâles et femelles, la femmecraint que l’homme cherche ailleurs des occasionsd’insémination, tandis que l’homme, qui subit unerude concurrence, n’est jamais absolument certaind’être le géniteur de son enfant. Chacun est alorsconduit à élaborer une « stratégie de reproduction »,ou, si l’on veut, un « scénario de séduction » propreà subjuguer le sexe d’en face.

Commençons par l’homme. Comment s’y prend-ilpour faire la démonstration de son envergure ? Iloffre fleurs, cadeaux et dîners au restaurant. Dansbeaucoup d’espèces animales, pour signaler sa puis-sance, le mâle se dote d’« appendices coûteux entermes métaboliques », comme la queue du paon.Selon ce « principe du handicap », l’homme qui rouleen Porsche, possède un bateau ou une collection detableaux prouve, en s’offrant le superflu, qu’il peutallègrement pourvoir au nécessaire1. Mais il peut aussiséduire par son sens de l’humour. De nombreusesétudes ont en effet montré que « ceux qui ont ungrand sens de l’humour ont en même temps lesmeilleurs scores d’intelligence ». De fait, être drôlen’est pas donné à tout le monde : cela requiert descapacités cognitives spécifiques et dénote une façonpersonnelle, détachée, ironique, bref supérieure dedécoder le monde. L’humour agit donc comme une« queue de paon intellectuelle ». La formule « Femme

1. Amiotz Zahavi, « Mate selection. A selection for a handicap »,Journal of theoretical biology, 53, 1975.

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qui rit à moitié dans ton lit » serait donc biologique-ment fondée. La femme hilare au premier rendez-vous ignore sans doute que rire stimule le systèmeimmunitaire, dissipe le stress, protège des maladiescardiovasculaires, de la douleur et même du cancer,mais son instinct ne la trompe pas : l’homme désopi-lant présente des gages d’intelligence et de santé ;il marque ainsi des points face à ceux qu’on appe-lait, dans le salon proustien de Mme Verdurin, « lesennuyeux ».

La tendance mâle à la vantardise (la « frime »), à lacompétition hiérarchique et à la démonstration deforce relève aussi de l’âpre rivalité pour les femmes.D’où la prédilection pour les postures physiques dedomination, par exemple le fait de bomber le torse.Pour « faire l’important », « les escargots, les gre-nouilles et les crapauds gonflent leur corps, les chatshérissent le poil, les pigeons se rengorgent, les gorillesse frappent la poitrine à grands coups1… » Les tech-niques de cour de l’homme sont donc en définitiveassez primitives… sinon primaires.

Mais celles de la femme ne le sont pas moins.L’homme est attiré par les attributs physiques indi-quant la fertilité, donc la jeunesse. C’est pourquoi lafemme consacre depuis toujours de l’énergie à tenterde préserver l’aspect lisse de sa peau et la brillance deses cheveux, signes les plus éclatants de fraîcheur etde santé. Quant à la tonicité et l’habileté de son corps,elle en fait la démonstration en étant capable de mar-

1. Helen Fischer, Histoire naturelle de l’amour, traduit de l’anglaispar Évelyne Gasarian, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2008.

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cher avec un « appendice » aussi handicapant que destalons hauts. Cette curieuse coutume, introduite parCatherine de Médicis, fait office de queue de paonpour la femme. En outre, ainsi chaussée, elle est for-cée de cambrer les reins, tout en faisant ressortir lesfesses et la poitrine. Tant pis si ses pieds la font atro-cement souffrir ; l’essentiel, c’est de mettre en valeurses plus précieux atouts, ce qui n’avait d’ailleurs paséchappé à Schopenhauer : « La plénitude d’un sein defemme exerce un attrait extraordinaire sur le sexemasculin, parce que, étant en rapport direct avec lafonction de reproduction de la femme, il promet aunouveau-né une nourriture copieuse. »

À en croire Schopenhauer, nous tenons ici la raisondu succès des prothèses mammaires et des soutiens-gorge tricheurs, à effet amplificateur. Si la plus plated’entre nous s’offre une poitrine à faire se damner unsaint, c’est qu’elle veut évoquer la mère nourricière (àmoins que ce ne soit, dans certains cas, plutôt devache laitière qu’il s’agisse…).

Avant de revenir aux sérieuses analyses des neuro-biologistes, je me permets ici de faire observer le para-doxe suivant. La femme se fait belle depuis toujours,mais jamais, jusqu’à nos jours, elle n’avait été à cepoint obnubilée par l’âge. N’est-il pas étrange qu’ellecherche aujourd’hui, par tous les moyens, à paraîtrejeune, donc féconde, alors qu’elle a conquis de hautelutte la reconnaissance de ses facultés intellectuelles etle droit de ne pas enfanter ? D’un côté, notre époquea permis à la femme de transcender son rôle tradition-nel de simple reproductrice ; de l’autre, elle est plusque jamais encouragée à séduire en valorisant ses

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atouts reproductifs. Cette contradiction se dissipe sil’on considère que le marché exerce aujourd’hui surles femmes une pression tout aussi coercitive que lepatriarcat d’autrefois. La jeunesse est devenue uncontinent économique qui ne recule devant aucunargument publicitaire, pour promouvoir ce queMichel Houellebecq appelle « la fascination purepour une jeunesse sans limites1 ».

L’injonction à paraître jeune, à l’aide de cosmé-tiques et d’actes chirurgicaux de plus en plus sophis-tiqués, est la nouvelle aliénation des femmes. Unefaçon moderne et insidieuse de les rappeler à leur« vocation première » : la procréation. Préservonsdonc notre « capital jeunesse », offrons-nous deslèvres pulpeuses à vie (quitte à ressembler à uncanard) et prouvons que nous pouvons encore êtrebelles et fécondes à l’âge mûr, comme certaines starsexhibant leur ventre à la une des magazines. Recon-naissons que Monica Bellucci, posant nue et enceinteà quarante-quatre ans, en couverture du Vanity Fairitalien, est resplendissante. Il n’empêche qu’elledonne ainsi l’exemple de la contorsion qui nous estdésormais imposée : vieillir tout en restant jeune.

Car aujourd’hui la vieille dame, ce n’est plus la gen-tille mamie de notre enfance, celle qui avait recueilliBabar perdu dans la ville, mais une « non-personne »que la société condamne au silence et à l’invisibilité.C’est avec lucidité que (la future vieille) Camille Lau-rens met dans la bouche de son personnage Julien cejugement définitif : « En un sens, les femmes vieilles,

1. Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Fayard, 2005.

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c’est un troisième sexe, une sorte de genre neutre, lesmecs n’en ont plus rien à foutre1. »

Fermons la parenthèse et revenons au piègeamoureux. Il s’agit maintenant de comprendre com-ment deux êtres, conditionnés par des stratégiesantagonistes, vont néanmoins parvenir à s’entendreet à s’unir. Pourquoi l’homme renonce-t-il à disper-ser ses innombrables spermatozoïdes et accepte-t-ilde se consacrer exclusivement à une femme et unenfant dont il n’est même pas sûr d’être le père ?Pourquoi la femme, qui est si convoitée, finit-ellepar arrêter son choix à un homme nécessairementimparfait et limité, alors qu’elle peut en théorie viserla lune ? Et comment fait-elle pour enrôler celui-cià ses côtés dans le partage rébarbatif du quotidien ?C’est ici que la notion de piège prend tout son sens :si l’un et l’autre consentent à cette perte de liberté,à cette limitation de leurs possibles, c’est qu’ilsn’ont jamais été aussi heureux de leur vie. L’autreest la « perle rare », dont on ne peut plus concevoird’être séparé.

Quel est le mystère de cette distorsion du juge-ment ? C’est le prodige de la nature : les craintess’envolent et font place à un enthousiasme extraordi-naire, grâce à des bouleversements hormonaux stupé-fiants. Helen Fischer, chercheur à l’université deRutgers et spécialiste de la question, qualifie cettephase de « véritable feu d’artifice de neurotransmet-teurs2 ».

1. Camille Laurens, L’Amour, POL, 2003.2. Helen Fischer, Histoire naturelle de l’amour, op. cit.

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C’est sous l’effet de ces modifications chimiquesque l’on tombe amoureux. Pourquoi cette personneest-elle devenue à nos yeux l’être unique et parfait ?Grâce à l’élévation du taux de dopamine. Pourquoioccupe-t-elle obsessionnellement toutes nos pensées ?À cause des fluctuations du taux de sérotonine. Pour-quoi avons-nous tout le temps envie de faire l’amour ?Grâce à la libération d’ocytocine. Pourquoi ressentons-nous ensuite tant de plaisir à rester enlacés et partagerune cigarette ? Parce que les synapses de nos deuxcerveaux sont inondés d’endorphines, une sorte decannabis endogène.

Voyez, il n’y a rien là d’extraordinaire ou d’inexpli-cable, nous disent les scientifiques. Le professeur depsychiatrie Michel Reynaud est même en mesure dedélivrer la « recette du philtre d’amour » : « Troisdoigts de lulibérine (le désir immédiat), un trait detestostérone (hormone du désir sexuel), quatre doigtsde dopamine (sensation de désir et de plaisir), unepincée d’endorphines (le bain de bien-être post-coïtum) et un peu de sirop d’ocytocine (hormone del’orgasme)1. » L’ensemble de ces processus hormo-naux permet de comprendre comment l’homme et lafemme, au départ si sceptiques, baissent la garde entombant amoureux. La physiologie moléculaire céré-brale influence non seulement les sensations et lesémotions, mais également les jugements et les senti-ments. C’est ce qu’explique très bien Michel Rey-naud : « L’amour passion irradie à la fois les circuits

1. Michel Reynaud, L’amour est une drogue douce… en général,Robert Laffont, 2005 ; de même pour la citation suivante.

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du plaisir et de la récompense, impliqués dans l’addic-tion, mais aussi les circuits de perception et d’analysede l’autre, impliqués dans la théorie de l’esprit. »

En résumé, pour que nous puissions nous repro-duire, la nature a créé des mécanismes chimiquesdont la finalité est d’altérer nos capacités de ré-flexion, voire de nous rendre aveugles. C’est seule-ment à cette condition que nous acceptons l’union– a priori impensable – avec l’autre sexe. Voilà pour-quoi l’amour est un piège. Mais pour comprendre enquoi c’est un dispositif « diabolique », il faut, avec lesneurobiologistes, se poser une dernière question :pourquoi sommes-nous tombés amoureux de cet être-ci et pas d’un autre ? Comment s’explique le choix del’élu ?

L’individuation du sentiment amoureux est unequestion très complexe, à laquelle je consacrerai unchapitre, mais pour Lucy Vincent, cela ne fait aucundoute : « Nos goûts et nos inclinations sont gouvernéspar un calcul génétique inconscient. » N’en déplaiseaux âmes romantiques, le choix amoureux s’opèreselon des critères purement biologiques et utilitaires.Les critères d’attraction selon lesquels nous trouvonscette femme ou cet homme irrésistible résultent d’uncertain nombre d’indices signalant la qualité de songénome. Ces informations sont véhiculées par les phé-romones (de pherein, « transporter », et hormon,« exciter »), ces substances chimiques produites parles glandes exocrines ou sécrétées avec l’urine qui

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jouent le rôle de messagers chimiques entre lesamants. Ce qui fait dire à Lucy Vincent : « Scientifi-quement donc, il semble bien qu’entre deux per-sonnes, les choses se passent un peu comme entre nosamis les chiens : on se renifle sans s’en rendre compte,et notre cerveau est en attente de certaines moléculesodorantes qui servent de code de reconnaissance »entre individus compatibles.

Certes, cela peut sembler un peu abrupt commefaçon d’expliquer les choses, et on peut préférer lapoésie avec laquelle un écrivain comme Yves Simonparle des « affinités olfactives ». Dans le beau romanLes Éternelles, la fascination d’Yves Simon pourIrène tient en grande partie à son odeur, ou plutôtà ses odeurs : « Irène et ses parfums, bien sûr, quidès la première seconde me racontèrent le roman desa vie : alchimie mystérieuse et réussie entre desessences inconnues et sa peau. Ces affinités olfac-tives firent de nous des amants de l’odeur, et nuldoute que les histoires qui commencent sur cetimpalpable agencement demeurent à jamais énigma-tiques, puisque aucun mot ni démonstration ne peuten décrire le procès1. » Pour la neurobiologie, il n’ya là ni mystère ni énigme, mais un déterminismechimique inconscient. Nous tombons amoureux dupartenaire qui dispose d’une panoplie génétiquecomplémentaire à la nôtre, de façon à optimiser noschances de mettre au monde un enfant doté dumeilleur potentiel. Certaines combinaisons de gènespeuvent en effet offrir à la progéniture une meilleure

1. Yves Simon, Les Éternelles, Grasset, 2004.

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résistance immunitaire. Autrement dit, qui se com-plète s’assemble.

Ce qui est incroyable, c’est que Schopenhauer, sansavoir la moindre idée de génomique, avait eu l’intui-tion de cette harmonisation génétique. Selon lui, le« vouloir-vivre » pousse chacun vers le coparent idéal,c’est-à-dire celui qui maximise les chances d’engen-drer un enfant robuste. Pourquoi les femmes de petitetaille sont-elles attirées par les hommes grands ? Pour-quoi les hommes chétifs apprécient-ils les rondeursféminines ? Pour rétablir un équilibre dans la pro-chaine génération : « Chacun s’efforce d’éliminer àtravers l’autre ses propres faiblesses, défauts et dévia-tions par rapport à la norme, de peur qu’ils ne seretrouvent, ou même deviennent de vraies anomalies,dans l’enfant à naître. »

L’amour serait donc moins une affaire de sentimentque de neutralisation et de compensation biologiques.Ainsi s’expliqueraient les longs et pénétrants regardsdes débuts, lorsqu’il nous est impossible de détachernos yeux de l’être aimé. « Cet examen minutieux estla méditation du génie de l’espèce » sur les aptitudesphysiques et intellectuelles de notre futur rejeton.

Mais c’est là que le piège va se refermer sur nous.Ce « génie de l’espèce » est hélas un « industriel quine veut que produire » et qui se soucie peu de notrebonheur. Le coparent idéal est très rarement leconjoint idéal. « Il est exceptionnel que la compatibi-lité et l’amour fassent bon ménage. » Schopenhauer

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pense même que c’est le cas inverse qui est le plusfréquent : « L’amour jette son dévolu sur des per-sonnes qui, s’il n’y avait la relation sexuelle, seraientdétestables, méprisables et même répugnantes auxyeux de l’amant. Mais la volonté de l’espèce est telle-ment plus puissante que celle de l’individu quel’amant refuse de voir tout ce qui lui est odieux, fermeles yeux et se méprend sur tout, et se lie à jamais àl’objet de sa passion. » Une fois les enfants nés, nousvoilà condamnés à partager notre vie avec un être« détesté ».

Certes, Lucy Vincent n’est pas aussi désenchantée,mais elle rejoint le philosophe sur ce point doulou-reux : la désillusion est plus ou moins inéluctable.La génitrice parfaite ne fait pas nécessairement uneépouse agréable. Saint Jérôme en faisait déjà l’amerconstat : « On éprouve les bœufs et les ânes avant quede les acheter ; mais les femmes on les prend sansavoir connaissance de leur humeur et de leur vie »…Quant aux hommes, c’est encore plus compliqué : lebon géniteur peut faire non seulement un mauvaisépoux, mais un piètre père. Idéalement, conclut LucyVincent, la femme aurait besoin de deux hommes :« un donneur de spermatozoïdes à fort taux de testo-stérone pour la fabrication d’un système immunitaireperformant et un homme à bas taux de testostéronepour les soins, l’alimentation et la protection », lesseconds étant beaucoup plus fidèles et paternels queles premiers. D’après elle, on rencontre en effet peud’hommes très virils et fortement impliqués dansl’intendance domestique. « Ces reproducteurs voientcomme un piège l’investissement qu’on leur impose

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en contrepartie de leur tentative de reproduction. »Ils en viennent petit à petit à se désintéresser dufoyer et leur épouse en souffre. L’homme et lafemme partagent alors le sentiment désagréable des’être sacrifiés, mais sans savoir réellement à qui, àquoi, comment ni pourquoi. Ils ne s’expliquent pasleur déception. Alors qu’elle aussi était génétiquementplanifiée…

Ce n’est pas un hasard si la majorité des séparationsadvient en moyenne au bout de trois ou quatre ans,soit le temps qu’il faut au couple pour mener unenfant au seuil d’une relative autonomie. Helen Fi-scher, après avoir étudié soixante-deux cultures,observe que le nombre de divorces culmine partoutautour de la quatrième année de mariage. « Ils parlentdes langues différentes, exercent des métiers diffé-rents, entonnent des prières, craignent des démonsdifférents, et connaissent tous un pic de divorce aubout de quatre ans1. » La culture a beau se diversifierà l’infini, la nature, elle, parle toujours d’une seulevoix, la même pour tous les humains, à toutes lesépoques, depuis la préhistoire. Ainsi Helen Fischer seplaît-elle à imaginer une Lucy folle d’amour, courantà travers les prairies d’Afrique de l’Est rejoindreson amoureux, puis le quittant pour un autre, afind’engranger des ressources supplémentaires pour saprogéniture…

Ce que Lucy Vincent et Helen Fischer veulentdémontrer, c’est que si l’amour et l’attachement sont

1. Helen Fischer, Histoire naturelle de l’amour, op. cit ; de mêmepour la citation suivante.

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inscrits dans la physiologie cérébrale, le désamour l’estégalement. Car il répond lui aussi à une nécessité bio-logique. Après une première phase de feu d’artificehormonal, la libération de dopamine diminue et lesrécepteurs aux endorphines se désensibilisent. Cettedécélération est nécessaire pour que nous puissionsreprendre le cours normal de notre vie, personne nepouvant se maintenir durablement en surrégime. Sanscette « déprogrammation », nous resterions desamants éperdus et contemplatifs, inaptes à la viesociale et professionnelle. Inutile, donc, de regretterla béatitude des débuts ou de chercher à rallumer lefeu. Pour Helen Fischer, au bout de trois ou quatreans « si vous souhaitez que votre partenaire continueà vous exciter sexuellement, et réciproquement, il fau-dra forcer la nature car vous êtes en quelque sorteengagé à contre-courant du reflux biologique ».

C’est alors, disent nos deux chercheuses, que peut,ou non, s’installer un autre type de relation, fondénon plus sur la passion érotique, mais sur l’attache-ment et l’affection. Cela exige, d’après Lucy Vincent,du « travail », dont elle pense même qu’il est le« secret de l’amour ». En se basant sur une étude1

menée auprès de cent vingt-six étudiants amoureux,dont l’objectif était de mettre en rapport leurs senti-ments amoureux et les traits de leur personnalitégrâce à deux questionnaires, elle affirme que le bon-heur amoureux est l’apanage des plus « conscien-

1. G. Engel, K. Olson, C. Patrock, « The personality of love : fun-damental motives and traits related to components of love », Perso-nality and Individual Differences, 32, 2002.

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cieux ». « Aucun autre trait de caractère (le fait d’êtreextraverti, agréable, curieux ou névrotique) n’est cor-rélé de manière statistiquement significative au senti-ment amoureux (…) Inversement, les gens les moinsconsciencieux sont aussi ceux qui sont les moins satis-faits de leur relation amoureuse, qui menacent le plusde partir et qui pratiquent le plus l’infidélité. » Ainsi,l’amour ne sourit qu’aux personnes faisant preuved’un grand « sens du devoir » et qui abordent leurrelation amoureuse avec autant de sérieux, de déter-mination et de persévérance que leurs études ou leurtravail. La preuve que tout ne relève pas de la seulebiologie…

Que penser de l’approche chimique de l’amour ?D’abord qu’elle est fascinante : nous pourrions enfintenir l’explication du coup de foudre et de la lassi-tude qui lui succède nécessairement. Et nous pour-rions désormais savoir comment nous en prémunir :« Connaître la raison biologique de la fin de l’aveugle-ment et de l’euphorie ne peut que nous aider à accep-ter l’imperfection de ce que nous vivons désormais. »La science aurait la vertu de nous épargner la désillu-sion. Connaître la mécanique chimique à l’œuvre dansl’amour serait donc le plus sûr moyen de ne pas souf-frir.

Mais la neurobiologie a-t-elle réellement percé àjour la vérité de l’amour ? En dénonçant l’illusionromantique, elle entend nous rendre plus lucides,donc plus forts, mais elle n’échappe pas non plus à

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une certaine naïveté… À moins qu’il ne s’agisse plu-tôt d’une forme déguisée de moralisme familialiste,comme le pensent Christine Détrez, sociologue, etAnne Simon, chargée de recherches au CNRS. Dansun essai percutant intitulé À leur corps défendant, lesfemmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, elles consa-crent un chapitre entier1 à la critique de l’approcheneuroscientifique de l’amour. Selon elles, la démarchede Lucy Vincent, visant à biologiser l’amour en igno-rant l’importance des déterminismes socioculturels àl’œuvre, poursuivrait des fins moralisatrices. La natu-ralisation du couple, la démonstration de son utilité bio-logique et de son caractère prophylactique ne seraientpas gratuites, mais au service de la « morale du couple »monogame et fidèle.

La science de l’amour est ainsi accusée de perpé-tuer les stéréotypes les plus éculés sur la prétendueuniversalité du couple, se substituant ainsi aux ser-mons de l’Église. La biologie aurait troqué un prin-cipe transcendant, Dieu, contre un autre, la « biologiehypostasiée ». En faisant l’éloge du « travail conscien-cieux » en amour, le discours scientifique justifieraitles idées de sacrifice et d’abnégation chères au chris-tianisme et deviendrait ainsi « le vecteur laïcisé dufamilialisme ». Le « tout biologique » n’aurait ainsipas d’autre but que la défense de l’ordre moral, dumariage et de la famille. L’essentialisation de lafemme-mère témoignerait du même souci d’ordre

1. Christine Détrez et Anne Simon, À leur corps défendant, Seuil,2006. Voir en particulier le chapitre « La neurobiologie au service dela morale » ; de même pour les citations suivantes.

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social et symbolique. Pour les biologistes, la maternitéreste l’horizon indépassable de la femme, tandis quel’homme se voit conforté dans son rôle animal depourvoyeur de ressources.

Critique sans doute pertinente, mais trop sévère àmon sens. Faire le procès de la science, la considérercomme bêtement asservie à l’ordre moral et à l’idéo-logie réactionnaire me paraît excessif et en grandepartie injuste. Toute avancée dans la connaissance del’humain constitue un pas de plus dans la découvertede l’homme par lui-même et, à ce titre, la chimie del’amour me semble apporter un éclairage important àla compréhension du phénomène amoureux. Ma cri-tique personnelle ne porte pas tant sur la finalité éven-tuellement moralisatrice de la neurobiologie de l’amour,que sur ce qu’elle laisse inexpliqué, comme en dehorsd’elle. Cette théorisation laisse impensées deux chosesfondamentales : d’une part, la dimension non sexuelledu désir amoureux ; d’autre part, la dimension nonamoureuse du désir sexuel.

La première raison qui m’amène à douter de l’ap-proche strictement biochimique de l’amour, c’est lefait qu’elle évacue tout ce qui, dans l’amour, débordela seule pulsion sexuelle : le désir d’un être pour unautre peut fort bien ne pas être d’ordre purementphysique et s’enraciner ailleurs que dans la fasci-nation féminine pour une solide paire d’épaules, etmasculine pour une poitrine plantureuse. Bien d’autrescomposantes (psychologiques, morales, spirituelles, in-tellectuelles…) que les indices visibles de fertilité peu-vent présider au choix amoureux, composantesrelevant de la pure intériorité psychique.

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Une personne n’est pas seulement un corps, maisune chair – le corps vécu de l’intérieur – et une âme –l’esprit vécu de l’intérieur. C’est la raison pourlaquelle les êtres dépourvus d’attributs reproductifs– la femme un peu trop plate, un peu trop vieille ;l’homme un peu trop gros, un peu trop humble – peu-vent devenir objets d’amour… En outre, comment laneurobiologie explique-t-elle le choc amoureux àl’âge de la ménopause ? Et que dit-elle de l’amourhomosexuel, dont la procréation ne peut évidem-ment pas constituer la raison d’être ? Dans le cha-pitre « Choisit-on l’être aimé ? », j’explorerai lesinfinis méandres, conscients et inconscients, qui condui-sent à l’élection de l’être aimé, et qui me semblenttrès largement dépasser le seul déterminisme biolo-gique.

La seconde raison pour laquelle la biologie del’amour ne peut être tenue pour la vérité unique dudésir et de l’amour, c’est qu’elle fait l’impasse surl’érotisme, qu’elle ignore le désir dans sa propension àla gratuité, à la dépense inutile, le désir exempt definalité reproductive, voire étranger à toute sentimen-talité. La neurobiologie ignore le désir dans sa vériténue, dans son horizontalité brute, le désir qui nerelève ni de l’amour ni de la survie de l’espèce, le désircomme « machine désirante », selon l’expression deGilles Deleuze et Félix Guattari, avec ses turbines,ses rouages, ses processus, ses flux, ses intensités,ses pannes, ses courts-circuits, ses ratés, ses succès,ses pièges et sa logique purement mécanique. « L’es-pèce se perpétuera très bien sans moi. Moi, je veuxbaiser cette fille, alors, d’accord, j’accepte d’en passer

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par un minimum de voilage, mais parce que la finjustifie les moyens », avoue le héros de La bête quimeurt, le bouleversant roman de Philip Roth1. Tandisque le vieux professeur fait découvrir Velasquez à sonétudiante subjuguée, il pense : « Je me passerais de cetintérêt pour Kafka et Velasquez. (…). On se joue unecomédie. Une comédie qui consiste à fabriquer unlien factice, et tristement inférieur à celui que créesans le moindre artifice le désir érotique. Retour enforce des conventions, on se décrète des affinités, onmaquille le désir en phénomène socialement accep-table. Or c’est justement son côté inacceptable quirend le désir désir (…) ça n’a rien à voir avec lesachats de rideaux et de housses de couette, ni avecl’enrôlement officiel dans un tandem de perpétuationde l’espèce. »

J’ai beau respecter infiniment le travail et les décou-vertes passionnantes des scientifiques, je ne peux pasm’empêcher de penser qu’il ne s’agit là que d’unaspect de l’amour, ce continent immense, dont lavérité se dérobe à mesure qu’on cherche à l’objectiveret la rationaliser. Si vérité de l’amour il y a, elle nepeut être que plurielle. La chimie amoureuse est unefacette de l’amour, elle n’est pas tout l’amour. La phi-losophie ne peut pas souscrire à une conception stric-tement naturaliste de l’amour et du rapport entre lessexes. Car si la nature humaine constitue bel et bienun déterminisme pour tous les humains, c’est undéterminisme auquel l’homme a la liberté de se sous-

1. Philip Roth, La bête qui meurt, traduit de l’anglais par JoséeKamoun, Gallimard, 2004 ; de même pour la citation suivante.

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traire. La culture est en effet le signe éclatant de lacapacité humaine à transcender le donné biolo-gique, en vertu de la faculté que Rousseau appelle« perfectibilité ». Ce qui définit l’homme, c’est laplasticité et l’inventivité, qui rendent possiblesl’apprentissage et la prise de distance à l’égard deslois naturelles : « Comme tout organisme vivant, l’êtrehumain est génétiquement programmé, mais pro-grammé pour apprendre », comme l’écrit le biologisteFrançois Jacob1.

En effet, ce qui appartient en propre au genrehumain, la culture – le langage, la religion, la pensée,la technique, l’art… –, n’est pas un héritage géné-tique, mais le résultat d’un apprentissage. « Au lieuqu’un animal est au bout de quelques mois ce qu’ilsera toute sa vie, et son espèce au bout de mille ansce qu’elle était la première année de ces mille ans2 »,écrit Rousseau, l’homme, parce qu’il est libre et per-fectible, écrit son histoire, celle de l’individu et cellede l’espèce. Aussi l’homme et la femme ont-ils, avecles siècles, appris à s’aimer, c’est-à-dire à se considérermutuellement comme tout autre chose que des géni-teurs potentiels.

1. François Jacob, Le Jeu des possibles, Fayard, 1981.2. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements

de l’inégalité parmi les hommes, in Œuvres complètes, Gallimard, LaPléiade, t. 3, 1964.