Je ne peux m'empêcher de penser à une critique qui ne

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Je ne peux m'empêcher de penser à une critique qui ne chercherait pas à juger, mais à faire exister une œuvre, un livre, une phrase, une idée ; elle allumerait des feux, regarderait l'herbe pousser, écouterait le vent et saisirait l'écume au vol pour l'éparpiller. Elle multiplierait non les jugements, mais les signes d'existence; elle les appelle-rait, les tirerait de leur sommeil. Elle les inventerait par-fois? Tant mieux, tant mieux. La critique par sentence m'endort ; j'aimerais une critique par scintillements ima-ginatifs. Elle ne serait pas souveraine ni vêtue de rouge. Elle porterait l'éclair des orages possibles.

MICHEL FOUCAULT

Fondateur : Serge Daney Comité : Raymond Bellour, Jean-Claude Biette,

Sylvie Pierre, Patrice Rollet Secrétaire de rédaction : Jean-Luc Mengus Maquette : Paul-Raymond Cohen Directeur de la publication : Paul Otchakovsky-Laurens

Revue réalisée avec le concours du Centre national du Livre

Nous remercions pour leur aide et leurs suggestions : Françoise Bazannery, Christa Blumlinger, Corinne Castel, Marie-Christine Damiens, Bernard Eisenschitz, Harun Farocki, Danièle Hibon, André Iten, Martine Marignac, Christine Van Assche.

En couverture : Du jour au lendemain de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

TRAFIC 22

Du nouveau par Raymond Bellour 5

Avec le cœur conscient par Robert Guédiguian 18 Guédiguian, ou l'art de vivre (ensemble) par Julien Husson 20

Le cinéma du jour au lendemain par Laurence Giavarini 28

Straub et Huillet, faire du cinéma en temps de crise par Louis Seguin 36 Pour venger Brecht de Pozner par Jacques Bontemps 50

Le cinéma de Guy Debord par Giorgio Agamben 56 Sur quelques films de Carmelo Bene par Erik Bullot 62 Solitude de Tim Burton par Marie Anne Guerin 72

Le rappel des évidences par Jean-Claude Biette 85

Les présages de Lilith par Benjamin Esdraffo 95 Vertigo ou les puissances de l'imaginaire par Jean-Luc Alpigiano 103

Kabbale et médias par Susanne Holl et Friedrich Kittler 109

Les corps sans modèle par Nicole Brenez 121 Mort d'un homme très réservé par Elfriede Jelinek 132

Nosferatu par Jack Kerouac 139

© Chaque auteur pour sa contribution, 1997. © P.O.L éditeur, 1997, pour l'ensemble.

ISBN : 2-86744-567-1

www.centrenationaldulivre.fr

978-2-8180-1817-0

Du nouveau par Raymond Bellour

Ïamais le cinéma n'a eu à tel point besoin du nouveau. Mais comment saisir ce nouveau, le caractériser ? Le nouveau n'est ni le moderne ni le postmo-derne, bien qu'il puisse coïncider avec ces appellations trop variables. Il

peut même, surtout, les engendrer, quand les situations historiques l'exigent. Le nouveau serait formé par l'obligation de concevoir des réponses encore inenvisagées, à la hauteur d'une situation qui change, et qu'il n'est plus possible de traiter selon des modalités trop connues. Le nouveau forme ainsi comme une matière continue, puisque les situations ne cessent en réalité de se modifier. Mais cette continuité est irrégulière et intermittente, pouvant s'accélérer ici, se bloquer là, s'enfouir et resur-gir où on l'attendait peu. Elle a aussi ses lignes pures, ses modèles, en cela difficiles à suivre. Le parcours de Rossellini offre ainsi à partir de Rome ville ouverte l'exem-ple d'une production continue du nouveau. En trois temps, pour grossir le trait. Il faut d'abord répondre à la dévastation de la guerre, et inventer dans la précarité un mode de tournage qui combine selon une énergie imprévue les pôles indécis de la fiction et du documentaire, les gestes du mouvement et du temps. Les films tournés avec Ingrid Bergman à partir de 1949 montrent ensuite comment un évé-nement personnel - un mariage - peut induire une transformation jamais vue de la psychologie des acteurs et des personnages, qui paraissent créer le monde dont ils participent. Au point que la vie privée y devient le prétexte d'une attente que l'art semble inventer pour pouvoir s'en saisir. Enfin, dès L'Age du fer, et comme à jamais, on voit Rossellini prendre acte de la dominance de la télévision, de l'insuf-fisance du cinéma au regard d'un espoir désespéré de sauver la culture et la civili-sation. 11 s'enfouit ainsi dans son utopie pédagogique, jusqu'à cette affirmation exces-sive, qu'ose pour la première fois un des grands cinéastes du monde : «Je ne suis pas un cinéaste. »

En quoi Level Five est-il ainsi un film vraiment nouveau - comme en témoigne un accueil critique que n'a connu aucun autre film de Chris Marker, au moins depuis La Jetée voilà plus de trente ans ? Ce film invente un dispositif. De même qu'il était réellement nouveau de composer, pour s'en tenir au plus visible, un film de fiction-science-fiction exclusivement à partir de photographies. Cette force

d'invention même fait de Level Five, paradoxalement, un film moins harmonieux que Sans soleil dont il est à bien des égards la continuation - mais par des moyens autres induisant, dans la trajectoire en zigzag de son auteur, un film plus impur que jamais, dont l'avance, encore inestimable, semble en proportion de cette impu-reté.

Le dispositif, des plus simples, montre une femme et un ordinateur. Et non plus seulement, comme dans Histoire(s) du cinéma, un homme et une machine à écrire - fût-elle électrique, et douée d'un minimum de mémoire, afin que le bruit de la frappe, différée et revenant en écho, paraisse convoquer, inscrites au cœur de l'écri-ture, mémoire du cinéma et mémoire du siècle selon les figures morales de l'enre-gistrement et de sa projection. L'élément neuf, pour Chris Marker, est d'abord qu'il installe ici, face à l'ordinateur, sa première réelle actrice, Catherine Belkhodja, qui fut déjà la « star », voilà deux ans, de sa troisième installation vidéo, Silent Movie. On est loin de l'œil fugitivement entrouvert, en contre-exemple, l'instant d'une fin de plan, par l'héroïne de La Jetée. Et Le Mystère Koumiko, « introducing » Kumiko Muraoka, ne passait pourtant pas, malgré le charme extrême de la jeune femme, le seuil de l'imprévu documentaire. Que fait ici « Laura », devant sa machine, dans ce cadre serré constant oscillant du gros plan au plan américain, dans ces quelques mètres carrés qui deviennent le studio illusoire de notre intimité forcée, forcenée, avec elle, tout le temps, presque tout le temps du film? Elle nous regarde, par instants, plus ou moins prononcés, et semble nous parler. Semble, car ce regard et cette voix invoquent deux présences absentes, peu à peu impossibles à démêler : un homme aimé dont la femme, comme dans la pure poésie élégiaque, déplore la mort, mais en faisant vibrer une énergie vivante de fiction et de vie quotidienne ; et son complice « Chris », Chris Marker qui la filme. On oublie d'autant plus la présence-caméra de ce dernier que Laura parle de lui ou lui parle, et que sa propre voix, par plages, avec une façon inimitable de retenir les mots entre ses dents, conduit aussi le film de ce dialogue improbable. Le dispositif fait ainsi physiquement de Laura la figure écartelée de deux rôles, les deux extrêmes de l'image entre lesquels «le cinéma » habituellement se tient : d'un côté la figure de la présentatrice télé, celle qui vraiment-faussement nous parle des affaires du monde, dans sa proximité tou-jours un peu obscène ; de l'autre l'héroïne d'un film de famille, ou de couple, avec son inquiétante familiarité. Laura parle, nous parle, parle à d'autres et se parle, ainsi, du point de vue d'une chaîne et d'un programme dont elle devient l'icône unique. Tel est le paradoxe de l'ordinateur et du réseau, réinvestis en métaphore de film interactif. Car le seul véritable contrechamp qui nous autorise à faire ici partie du jeu - spectateurs d'un dispositif-cinéma dont nous sommes, comme dans n'importe quel film, les acteurs immobiles - est bien l'ordinateur, dans sa mémoire hyperactive. C'est lui dont les images en droit illimitées nous submergent.

La seconde puissance du dispositif est de faire ainsi surgir, règle nouvelle, un équivalent de Nuit et brouillard d'un jeu d'ordinateur. Quarante ans après le film de Resnais, dont il fut l'oreille attentive, Marker bouche le (peut-être) dernier grand

trou de mémoire de la Seconde Guerre mondiale, comme pour différer l'imminence de la Troisième (La Jetée, Le fond de l'air est rouge) ; tant il reste à faire pour croire à la réalité de cette guerre dont nous sommes nés. Ce sont les morts civils, le tiers de la population d'Okinawa («Aucun autre groupe humain n'a connu ça, à part les déportés »), dont l'histoire de l'Occident est encore amnésique (un CD récent sur la guerre de 39/45 en fait foi, Marker le rappelle1), et dont le Japon cherche avec difficulté à ne pas perdre la mémoire. Tellement ces morts inouïs - une population s'immolant elle-même pour ne pas se livrer à l'ennemi et ne pas démériter de l'Empire - sont l'horrible symbole qui fait basculer le Japon dans les Temps modernes. Soit le temps de la bombe atomique (« Sans la résistance d'Okinawa, il n'y aurait pas eu Hiroshima ») ; et le temps de l'ordinateur. Celui de l'ordre-désordre mondial de la technique, dont le Japon a été la victime élue pour en devenir la ligne de fuite exaspérée. Comme si la mémoire - la hantise absolue de Marker, depuis son roman Le Cœur net et son premier film Les statues meurent aussi (avec Res-nais) - trouvait enfin avec Okinawa son lieu («Le lieu de la bataille la plus san-glante de tous les temps»), dans la confrontation de l'Histoire et de la machine. Mémoire devenant vraiment mondiale, dans ce film, enfin à hauteur de la guerre qui l'a façonnée, par son déploiement dans l'ordinateur et le réseau. Une mémoire que l'ordinateur, après le livre, la photographie, la radio, le cinéma, la vidéo et la télévision, devient, avec eux mais en les incorporant, au besoin en luttant contre eux, seul capable de sauvegarder ; sauvant ainsi, sinon le monde - puisque « mémo-riser le passé pour ne pas le revivre » est « une illusion du xX' siècle » -, au moins la mémoire du monde. Mais il en va de la mémoire comme de la vérité, dans la belle devise de Lacan. On la dit mais « pas toute », parce que « les mots y manquent », et le désir n'y suffit pas. Elle tient ainsi à ceux qui la vivent et l'ordonnent, en qui elle travaille, ici Chris et Laura. C'est pourquoi « Okinawa » n'est aussi qu'un jeu, un jeu de stratégie, qu'il faut mener à bien. Mais dont la stratégie particulière est un désir de film, tenant à la construction de ce jeu, et à la fiction d'un réseau, à travers lequel le jeu se construit, dans la mesure où le réseau attire aussi toute vie dans son jeu. O.W.L. : Optional World Link, « le réseau des réseaux ». On aura reconnu la chouette, animal tutélaire, emblème de l'héritage grec dont Marker a été l'explo-rateur avisé, qu'il réintègre ainsi, se jouant, dans son nouveau film. On entend surtout dans ces mots l'écho d'un lien, universel-virtuel, qui fait de cette image dérivée d'Internet la dernière utopie, préfigurée dès Sans soleil, du « plan d'assis-tance des machines à la race humaine, le seul plan qui offre un avenir à l'intelli-gence». Cette utopie a son rêve («Il parait même que les initiés arrivaient à se connecter sur le système nerveux de leurs correspondants »), relais des utopies psy-

1. Dans l'entretien, visiblement simulé, accordé par Marker à Dolores Walfisch (baleine en allemand), dans The Berkeley Lantern, novembre 1996, et reproduit à la fin du dossier de presse de Level Five. Les références qui en viennent, quand il y a doute, sont marquées (LF); les autres passages non signalés viennent du film même.

chiques de Michaux Elle a son code et son chiffre, point ultime du Jeu qui devient emblème et titre de l'œuvre : Level Five, à la fois accomplissement et transfiguration de la mort (« Je me souviens qu'un jour je t'ai dit : "Faut-il être mort pour atteindre Level Five?"»).

Viendra le temps des gloses, qu'un film si paradoxal, riche et neuf, favorise. Comme Sans soleil, en son temps plutôt inaperçu, a déjà engendré les siennes. Pour l'heure, on se contentera d'une charade.

Mon premier a la force de l'indécidable. Entre Laura, son amant mort, vrai ou fictif, et l'ami Chris, « dans le genre ménage à trois on fait pas mieux ». C'est que les personnages de ce film si documentaire ont la puissance de fiction des ombres. Citant Fred Zinnemann qui cite Harry Kohn, patron de Columbia (« Un documen-taire, c'est un film sans femme. S'il y a une femme, c'est un semi-documentaire »), Marker définit donc son film comme « un semi-documentaire » (LF). La force du « semi » tient avant tout au tressage des voix, de Chris et de Laura, qui en abritent et en agitent d'autres ; et au charme par là perverti de l'adresse dont le spectateur devient le complice attiré. Il y a eu ainsi, étagés dans le temps, trois grands emprunts de Marker à Michaux, chaque fois chez celui-ci témoignant, par la fiction des voix, de transferts d'êtres et de sexes, mixités dont les films ont fait leur miel. Le premier emprunt, canonique, est « Je vous écris d'un pays lointain » (Lettre de Sibérie). Le second, plus secret, tient au système impliqué des lettres : « Il m'écri-vait », de Sans soleil, entre l'opérateur-voyageur et la narratrice, réplique du Voyage en Grande Garabagne, de l'échange entre une héroïne locale et le voyageur-narra-teur («Ajvinia m'écrivait», «Ajvinia m'écrivit»). Le dernier emprunt, dans Level Five, comme dans La Jetée, n'est plus une forme aussi nette, mais une analogie. Il s'agit de « L'espace aux ombres » (dans Face aux verrous), où une femme, d'un ail-leurs extrême, composé de zones (comme celles de Zapping Zone, la seconde instal-lation vidéo de Marker, ou de son CD-Rom Immemory, qui justement s'achève), où cette femme, donc, s'adresse à deux hommes mêlés (l'un d'eux est « l'homme du lointain autrefois »), avant d'être enfin « engloutie ». Comme Laura s'enfonce à la fin de Level Five dans sa propre image, dont l'ordinateur ne sait plus rien restituer à son animateur-désanimateur-metteur en scène.

Mon second, qui éclaire le premier, le complique. Ce sont tous les niveaux d'images dont ce film est fait. Images du Japon, reportages, entretiens, images libres filmées là-bas par Marker et plus ou moins prêtées à l'ami mort (« J'étais à un moment de ma vie où les images des autres m'intéressaient plus que les miennes »). Images recueillies, aussi, d'archives nombreuses. Images de Laura, face à nous, face à l'ordinateur. Et dans le contrechamp formé par celui-ci, des images dont on voit

1. Par exemple : « Vous qui connaîtrez les ultradéterminants de la pensée et du caractère de l'homme, [...] / qui connaîtrez le système nerveux des grandes nébuleuses - (« Avenir », Plume, p. 103) ; « On a récem-ment démontré l'existence d'un centre de croissance dans le système nerveux. / On pourrait l'affoler. On pourra l'affoler », Passages, p. 17.

bien la déformation vidéo ou le retraitement numérique. Mais ce sont là, en un sens, toutes les images. Comme si l'ordinateur les avait ensemble réabsorbées dans ses programmes, son Jeu, auquel échappe seul le champ occupé par sa spectatrice d'un nouveau type, qui devient l'interface propre à un film tel, conduit pourtant par la caméra, la main (au début maniant la souris, frappant sur le clavier à la fin), et la voix de son maître.

Mon troisième est l'impossibilité (toujours relative, c'est là l'important) de distin-guer entre les matières d'images. Casque d'exploration du réseau, masques virtuels qui prennent le visage de Laura en otage, multipliant son image rompue en feed-back jusqu'au délire, ou simplement flou insistant de ses traits s'effaçant jusqu'à l'indéchiffrable alors qu'une dernière fois elle nous parle. L'essentiel est que le visage, support de vérité analogique, soit aussi pris à revers, comme le sont d'autres images. Un des trois témoins japonais, Kenji Tokitsu (les deux autres sont Oshima, le cinéaste, et le révérend Shigeaki Kinjo, survivant repenti du massacre de sa famille), apparaît ainsi en proie à une sorte d'animation virtuelle avant que son image dite réelle ne se fixe, immobile encore sous sa voix qui nous parle, pour s'animer et la rejoindre dans son synchronisme. L'image est toujours, dans Level Five, comme déjà dans Sans soleil et partout chez Marker, aussi bien image-mou-vement « naturelle » que, en deçà / au-delà, image dessinée ou construite, ailleurs formée, défigurée, arrêtée, travaillée. Mais le synthétiseur encore fruste de Hayao Yamaneko est devenu le « Power Mac » aux effets virtuellement illimités. Ce qui n'a pas d'autre vertu - mais c'est une vertu immense - que de permettre une différen-ciation toujours possible, car interne au corps de l'image même, des composantes de mouvement et de temps qui la qualifient, dont les variations, de couleurs et de lignes, favorisent une émotion particulière de l'intelligence.

Mon quatrième est donc une capacité de relecture de l'image. Elle éclate dans le travail critique sur la célèbre photo d'Iwo Jima (comme autrefois, dans La Jetée, la référence héroïque à l'instantané de Capa). Ou, autre épisode de « cette guerre des images qui un jour finirait par se confondre avec la guerre elle-même », le plan de « Gustave », un soldat en train de brûler vivant, que les documentaires de guerre ont resservi à toutes les sauces, comme un cliché trop parfait, mais en coupant la fin du plan où on le voit se relever, car il pourrait survivre encore, et il fallait un homme mort. Cette acuité d'analyse transit surtout dans l'épisode des femmes de Saipan, que le texte du film permet un peu d'imaginer, avec sa stratégie à double entrée : «Au ralenti on voit mieux cette femme qui se retourne, qui voit la caméra. Est-ce qu'on est sûr qu'elle aurait sauté si au dernier moment elle n'avait pas compris qu'elle était vue. J'ai pensé à ce type de Paris 19001 qui essayait un invraisemblable saut avec une espèce de parachute de Batman, au premier étage de la tour Eiffel. Et on voit tellement - enfin, moi, je le vois - qu'au dernier moment il comprend que son truc ne tient pas, qu'il va se tuer, mais la caméra est là, il ne veut pas se dégonfler,

1. Il s'agit du film de Nicole Védres (1947), dont Resnais fut l'assistant.

alors il saute et se tue. La femme de Saipan a vu la caméra, elle a compris que ces démons étrangers non seulement la traquaient mais qu'ils étaient capables de dire à tout le monde qu'elle n'avait pas eu le courage de sauter, elle a sauté, et celui qui tenait la caméra et qui la visait comme un chasseur à travers une lunette de visée l'a abattue, comme un chasseur. »

Mon cinquième est l'irrévocable. Tout, dans ce film-réseau, sur la pire horreur de la guerre et sur l'ordinateur, revient aussi au cinéma. Le nom de Laura même, de cet amour perdu, construit autour du film de Preminger et de sa chanson-culte. Cette femme qui la première fois parle de son amour mort à un inconnu, comme dans Hiroshima. Et ce plaisir du jeu de mots qui symbolise et l'amour et la guerre et la Bombe : « Okinawa mon amour. » Et le jeu de Marienbad, entre les petits jeux et le grand Jeu. Et cette façon de croire sans fin reconnaître l'autre, comme dans Vertigo, le film fétiche qui réapparaît, accouplé avec le Jardin des Plantes, écho de La Jetée, où Vertigo, déjà... Et jusque du cœur de la guerre le cinéma revient : le soldat de Let There Be Light, filmé par Huston, dont l'explosion d'un obus à Oki-nawa a effacé la mémoire ; et cette folle image, retournant le temps, du général japonais évoquant, avant de s'ouvrir le ventre, un film français, Le Beau Danube bleu, où on entendait la musique des « Yeux noirs ». C'est aussi pourquoi un des personnages témoins de cette histoire, histoire du Japon comme histoire du film, est irrévocablement un cinéaste : Oshima, « fidèle arpenteur de la mémoire », devenant la conscience que le cinéma prend ici de la réalité de l'Histoire, pour la retourner contre les clichés et l'oubli. Pour la retourner jusque contre soi, et ses propres erre-ments dans l'Histoire par le cinéma, comme on l'a vu avec Le Tombeau d'Alexandre. Mais jamais le cinéma ne devient ici ce « Seul le cinéma » que Godard fait résonner dans ses Histoire(s). Il y a chez Marker une mélancolie profonde, tenant à l'horreur de ce siècle qu'il a cru devoir incarner, comme à la sensibilité même de la vie et à l'obligation d'enfance dont le cinéma participe - voyez Silent Movie. Mais loin d'incarner la nostalgie d'un XIXe siècle qu'il réalise sous la forme d'un dispositif unique, la projection d'images (quitte à le faire, tel Godard, justement dans ses Histoire(s), éclater), le cinéma a été d'emblée, chez le jeune et alors surtout écrivain Marker, un « art du xxf siècle 1 » : si irrévocable soit-il, sa projection n'aura été, du livre au livre et à travers toutes sortes de machines encore à venir, que cette « illu-sion du XXe siècle », ce passage d'une illusion.

Mon sixième a le goût du risque. On voit bien que Marker a tout joué, au-delà de ce qu'il nous apprend, et sur l'Histoire et sur l'ordinateur et sur le cinéma, sur « la présence d'une dame ». Celle-ci peut plaire ou ne pas plaire, c'est à prendre ou à laisser. « On ne discute pas l'évidence » (LF). Marker a su jusqu'où il fallait aller trop loin dans l'insistance de cette présence, qui déporte le spectacle vers l'intimité de la rêverie d'amateur. Sans doute pour compter ses vrais amis, il nous offre, après

1. « Cinéma, art du XXI'' siècle » : c'est le titre de la contribution de Marker à l'ensemble Regards neufs sur le cinéma, Jacques Chevalier (éd.), Seuil, 1949.

le chat-pianiste en intermède du Tombeau d'Alexandre, à nouveau un intermède, ajoutant la dame à l'animal. Le chat est devenu un perroquet, Cocoloco, dont l'his-toire est d'abord lue dans un livre (de Florence Delay, la voix de Sans soleil). Un perroquet magique, doué d'invention et de mémoire, dont l'art de jouer apaise les «névralgies de temps», la «migraine du temps». Entre les mains de Laura, qui anime son perroquet et nous regarde, Cocoloco devient une simple machine à répé-ter, qui se détraque comme toutes les machines, comme parfois l'ordinateur. Mais, en offrant une version modeste et détournée de l'histoire de Narcisse et d'Echo, l'intermède entre dans le jeu croisé de l'image actuelle et de l'image-souvenir, de l'image automate et de l'image vivante - de même qu'il emblématise le tourniquet indécidable entre le créateur et son unique interprète.

Mon tout est le film le plus neuf conçu depuis longtemps. Car le cinéma, une fois de plus, se montre prêt à s'y réinventer. «... un cinéma possible, c'est tout [...]. On ne tournera jamais Lawrence d'Arabie comme ça. Ni Andrei Roublev. Ni Vertigo. Mais les outils existent maintenant, et c'est tout à fait nouveau, pour qu'un cinéma de l'intimité, de la solitude, un cinéma élaboré dans le face-à-face avec soi-même, celui du peintre et de l'écrivain, ait accès à un autre espace que celui du film expé-rimental » (LF). Il aura fallu un demi-siècle pour honorer la lettre de la métaphore du « camarade Astruc », qui s'appelle aussi Alexandre : la caméra-stylo.

La nouveauté du film des Straub est moins déraisonnable, et d'une autre nature, mais elle est foudroyante. Avant même son générique, Du jour au lendemain s'ouvre par un plan extrême, si on y songe. Un long panoramique se développe, de gauche à droite, sur l'orchestre qui va jouer la musique de l'opéra de Schônberg, découvre les rangées de sièges vides de la salle, s'y attarde un instant et revient d'un mou-vement inverse sur l'orchestre et son chef qui répètent, face à la scène où le drame, la comédie, va se jouer. En un plan, un dispositif est avéré : sans parler de l'ironie supérieure qui consiste à filmer une salle vide de spectateurs, l'essentiel est bien que l'orchestre occupe, face aux acteurs, la place de tout spectateur; ce qui déter-mine ainsi, pour l'ensemble du film - parfaitement fidèle, loi morale des Straub, aux conditions de réel de l'enregistrement -, un parti pris à deux entrées pour le jeu de l'acteur. L'importance de ce parti pris est qu'il double d'une logique de fer la décision première d'oser affronter une situation emblématique de la psychologie (bourgeoise) : la scène de ménage, en la détruisant par la convention du chant, elle-même rendue extrême par le passage de la scène à l'écran. Le découpage ici adopté par les Straub, c'est clair, est un découpage classique, comme il n'y en a pas eu chez eux d'exemple aussi net. Il ne craint ni les reprises, ni les séries alternées de plans, ni les champ-contrechamp (quoique sans amorce), ni les dynamiques tour-nantes des voix in et off, tout ce qui prête aux identifications les plus sûres, de Ford à Lang et à Hitchcock. Mais l'axe des regards par lesquels les deux personnages, le mari et la femme (ou le couple confronté à ses partenaires virtuels, l'amie et le ténor), s'affrontent, cet axe est double ; et ce dédoublement a été travaillé à l'inté-

rieur du plan selon une abstraction délibérée. Le mari et la femme se regardent, comme il est normal lorqu'on se parle ; mais ils regardent aussi vers l'orchestre et son chef, la salle. C'est là un effet du dispositif : les acteurs doivent suivre les indications du chef d'orchestre, puisque la musique a été enregistrée au fil du tour-nage, pari coûteux auquel on doit un des plus beaux sons jamais entendus au cinéma (en sus d'un des plus beaux noir et blanc...). Mais, en terme d'impression du spectateur, c'est un regard énigmatique à lui aussi bien adressé qui s'impose, disloque ainsi le regard off « naturel » circulant entre mari et femme, et crée une manière de récitatif critique, souple distanciation brechtienne s'ajoutant à l'effet du chant lui-même. Celui-ci n'est pas simple à décoller de la musique et du texte, de la déjà profonde et sérieuse ironie dont fait preuve Schônberg à travers ce livret coécrit avec sa femme (c'est elle, Max Blonda '). Mais la conséquence la plus vive est l'expressionnisme obligé du jeu, surtout fixé sur « Elle », dont le beau visage devient une sorte de masque, au bord de la défiguration, porteur ainsi de l'énergie et du désir qui en font l'héroïne d'un revirement, mené, une nuit d'exception, au nom de l'équilibre et de la raison conjugale.

Comment affronter la psychologie sans tomber dans son réalisme? Comment se réconcilier avec l'ordre sans rien lui céder? Telle est la nouveauté, radicale, de ce film violent et drôle : un chef-d'œuvre. Nouveauté des Straub par rapport à eux-mêmes, qui réalisent là leur première vraie comédie. Nouveauté, ainsi, d'un traite-ment dépsychologisé de la psychologie - en ces temps où la psychologie de cinéma-télévision ne sait plus comment ne pas continuer à s'exténuer elle-même. Nouveauté, enfin, qui jaillit en écho entre l'opéra et l'entreprise du film. C'est pour résister à la mode, au moderne, ce qui change « du jour au lendemain », à « la dernière mode » à l'affût dans le « moderne », que ce couple est capable, comme le film, de se réinventer. Réplique finale sublime de l'enfant, qui restera l'emblème de la faiblesse d'un mot trop variable pour être vraiment consistant : «Maman, qu'est-ce que c'est, des hommes modernes ? » Comme Schônberg, qui fait servir sa musique nouvelle (dodécaphonique) à ce débat, au point d'y créer « une sorte d'apo-calypse à l'échelle familiale », et a su se montrer à la hauteur de sa dure proposition («Il en est ici comme dans n'importe quel couple : le pouvoir reste entre les mains de celui qui rend la vie de l'autre insupportable2 ») - comme Schônberg les Straub prouvent ici, en prime, qu'il est plus important d'être nouveau, au moment où il est important de l'être, que moderne ; puisque l'art « est la seule chose au monde qui se conserve3 », et dans l'art le nouveau. « Ce que l'artiste est, c'est créateur de vérité, car

1. Ce n'est dit ni au générique ni dans la plaquette du film, publiée, comme nombre de films des Straub, par les éditions Ombres. Cette collaboration a évidemment une histoire, propre à ravir les curieux de création en ménage.

2. La première phrase est de Hans Eisler, p. 107 du petit livre cité, où on trouve aussi une belle présentation de son opéra par Schônberg.

3. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 154.

la vérité n'a pas à être atteinte, trouvée ni reproduite, elle doit être créée. Il n'y a pas d'autre vérité que la création du Nouveau »

La nouveauté de ces deux films incomparables - inconciliables ? - tient ainsi à la force cruciale de leur dispositif. Leur dispositif est leur arme, leur garantie contre la dispersion et la disparition qui guettent aujourd'hui tous les films. Le dispositif, au nom même du respect absolu du réel de l'enregistrement, chez les Straub, est la force qui permet d'échapper au réalisme, qui lui-même est historique et change de nature. Si la musique de Schônberg n'y suffisait pas, une toile (ou aquarelle) de Cézanne, envahie de blanc, de sa toute dernière période, a été posée au-dessus de la commode, à gauche de la porte d'où « Elle » entre et ressort, chaque fois dans une autre robe. Le blanc, les trous de blanc ponctuant partout la nature, pour que la peinture en renaisse, c'est le dispositif, ou un des dispositifs du dernier Cézanne. La force la plus sûre de ce film est peut-être de nous rappeler que le découpage classique, le vrai, avec la sûreté de ses codes et de ses repères, a été avant tout un dispositif général qui a protégé tous les films, et à l'intérieur duquel des dispositifs propres s'inscrivaient, plus ou moins ; avant que, comme ici on en fait la leçon, des dispositifs chaque fois singuliers aient dû s'en démarquer pour, chaque fois, et de plus en plus, un par un, affronter la réalité de leur art, et en celle-ci l'unique façon de répondre à et de la soi-disant réalité, humaine, sociale, politique, écologique. Cela revient à dire, quitte à forcer la note : un film sans dispositif avéré, secret ou non, n'est plus propre aujourd'hui à garantir la tâche du nouveau, seule raison d'être de l'art. Et la tâche de la critique, de cinéma ou d'autre, est d'en faire surgir la pré-sence logique, ou le défaut (les défauts : il y a aussi de mauvais dispositifs). Il faudrait, croit-on, définir ce que le mot recouvre, puisque le dispositif ne s'offre pas toujours si clairement que dans les films de Marker et des Straub. Mais on ne peut jamais le faire qu'à demi, et par l'exemple, les exemples2.

Un dispositif manque, ainsi, dès qu'au nom de la sainte morale du naturel et de la transparence on se suffit du réalisme et de la psychologie des comportements qui lui est attachée comme la moule au rocher, pour croire témoigner de l'état de la société et de ses conflits, comme dans tant et tant de films français aujourd'hui, néo-néo-nouvelle vague plutôt que « vague nouvelle ». C'est là que l'effet-cliché de la télévision guette, et de la pub généralisée de toutes les images, avec ses capacités infinies, sournoises, de retournement. La meilleure bonne volonté du monde n'y suffit plus, comme on a pu le voir dans Marion, film généreux, sensible, bien joué, d'un réalisme humain, trop humain, qui se trompe d'âge - il suffit de se rappeler combien, à partir d'un moment, Renoir-le-réaliste, et d'autant plus qu'il est attentif

1. Deleuze, L'image-temps, Minuit, 1985, p. 191. 2. Pour des vues précises, mais générales, du dispositif, voir Anne-Marie Duguet, « Le dispositif », dans

Vidéo, Communications, n" 48, 1988, et Jacques Aumont, - La part du dispositif », chapitre 3 de L'Image, Nathan, 1990.

à l'effet-télévision, n'a plus pu concevoir que des films à dispositifs souples, innervés par le caractère décollé des situations et des acteurs; et que la Nouvelle Vague après lui, et que Garrel, que Akerman, etc. Dans Marion, donc, on veut nous faire croire à une scène de café entre un bon et un méchant, à propos des travailleurs étrangers et, par là, du FN \ Dès qu'on voit venir la scène et le metteur en scène, on sait que c'est ce qu'on ne peut plus faire, qu'il faut ou aller à Strasbourg ou trouver d'autres constructions, pour croire intervenir ainsi. Et ce qui vaut pour le FN vaut, en plus soft, pour la pilule ou la drogue, la rive gauche ou la banlieue, le sida ou l'Europe, le mal-vivre/mal-être des garçons et des filles. Vieux débat, mais qui reprend du service. Ce qu'en d'autres temps Barthes appelait la responsabilité politique de la forme.

Une artiste extérieure au cinéma a bien senti cela, lorsque chargée, en 1995, de sculpter le trophée du prix Michel-Simon qui récompense chaque année les jeunes comédiens du cinéma français, elle a réagi en profondeur à la matière et aux corps de ce cinéma, par une installation2. Dans L'Offrande amoureuse, Sylvie Blocher a demandé à chacun(e) de ces comédien(ne)s de faire une déclaration d'amour impro-visée, à l'autre, au présent-absent, et ainsi à la caméra, au spectateur. Performance extraordinaire, soudain, que ces acteurs-actrices arrachés à la minceur flottante d'intrigues incertaines, psychologiques-réalistes, et butant sur une parole et un regard essentiels, pour se dire, dans le plus intime et difficile, et nous parler vrai-ment, dans un espace exposé, sur un écran suspendu, tous, l'un après l'autre, en gros plan. C'était retrouver la vertu qui, de Bergman à Bresson à Godard, tient et continue à tenir à la violence insurpassable du regard-caméra, quand il a lieu d'être. Ainsi le beau «film manifeste» d'Hervé Nisic, La Hauteur du silence (1995), choi-sissant, pour pouvoir parler de Sarajevo, le dispositif simple mais terrible de cin-quante visages immobiles, qui nous fixent, dans leurs variations intenses de regard et de rythme d'être.

Pourquoi Lost Highway, qui peut rebuter de prime abord par son glacis de maga-zine, ses créatures et ses stéréotypes décalqués du film noir, est-il un grand film sur l'Amérique contemporaine ? Parce que Lynch a opté pour une construction, de scénario, de jeu d'acteurs, de matières de plans, tout cela induisant un (ou plu-sieurs ?) dispositifs) qui transforme(nt) toute la réalité manipulée en une gigantes-que image mentale dont, pour l'une des premières fois au cinéma depuis L'Année dernière à Marienbad, on ne peut sortir qu'en quittant la salle, et sans croire pou-voir en retrouver la clef. Façon d'être nouveau, sur l'Amérique, que de dire : voyez, elle est devenue cette image. Façon d'être nouveau, pour Lynch, par rapport à

1. « C'est une chose sur laquelle je ne pouvais pas faire l'impasse, parce que l'état actuel de notre société, qui est au cœur du film, est directement lié à cette menace de la pensée d'extrême droite. Je ne pouvais pas faire ce film sans approcher un peu cela, sans suggérer un questionnement par rapport à cela. » (Cahiers du cinéma, n" 511, mars 1997, p. 36, entretien avec Manuel Poirier par Frédéric Strauss.)

2. D'un dispositif compliqué par des éléments de nature conceptuelle (des meubles à deux dimensions créant des illusions d'optique dans l'espace), je ne retiens ici que l'écran même.

Hitchcock, son souci, que d'avoir refermé l'image - pour la première fois aussi par-faitement depuis EraserheacL, mais bien plus largement, grâce à l'expérience Twin Peaks -, comme Psycho et Family Plot en indiquaient la voie.

Pourquoi Mars Attacks est-il aussi un film dérangeant et (souvent) jubilatoire sur une autre Amérique, la même? Parce qu'en dépit d'un scénario qui a du mal à innover à partir de sa donne magistrale - un dispositif à soi seul que l'effet Mars ainsi réinstallé -, le film trouve un souffle second et continu dans le retraitement systématique des clichés et des stéréotypes de la culture et de la contre-culture américaines ; tout en ouvrant sur une confusion-redistribution fantastique des corps, qui fait basculer à nouveau la ligne de partage entre animation et enregistrement. Sujets depuis toujours de Tim Burton, cinéaste de dispositifs s'il en est.

Pourquoi Les Anges déchus - moins purement que Chungking Express, avec le choc fou de ses deux histoires enchaînées sans rapport apparent (exemple même d'un dispositif de scénario), et son héroïne démultipliant par petites touches la capa-cité de son propre jeu, comme autrefois dans A bout de souffle (voilà un dispositif d'acteur) -, pourquoi ce cinquième film de Wong Kar-wai nous apprend-il vraiment quelque chose sur un état d'un pan du monde et un état de l'image de cinéma? C'est que la déconnection entre les plans, les angles, les distances, les durées, les proportions qui les font être plans, devient telle (les faux raccords de Godard sem-blent sages) que toute psychologie des êtres se défait, est littéralement vécue se défaisant dans cette masse d'images en fusion s'innervant d'elles-mêmes.

(Mais il y a aussi bien les très longs plans du Goodbye South, Goodbye de Hou Hsiao-hsien, plans-séquences avant tout, dont l'agencement fait penser à une suite d'énigmatiques vues Lumière enchaînées selon la ligne d'un scénario flottant, des plans presque tous innervés d'une cruelle, lente étrangeté, et qui en disent long sur une politique figurée des rapports et des corps, laissant monter ainsi les strates d'un pays et des fragments de société.)

Pourquoi La Rencontre, d'Alain Cavalier, touche-t-il de façon si précise ? C'est que cette rencontre a eu lieu, dans le réel, comme on dit, et que la mise en scène a trouvé les moyens de la confirmer en inventant un dispositif minimal. Un cadre dans lequel des mains font entrer des objets, puis d'autres fragments de corps et de simple réalité, sans qu'on voie jamais vraiment l'image ni de la femme ni de l'homme, celui-ci seulement une fois reflété pour témoigner qu'il a conçu au plus près de lui-même ce dispositif d'images par lequel deux voix échangent leur simple histoire. La chose intéressante de ce film d'une heure tourné en vidéo, dans une intimité plus grande encore que celle de Level Five, est qu'il ait inventé aussi son dispositif de sortie : une séance chaque jour, à l'heure du déjeuner, dans une seule salle.

L'intérêt de ce film de Cavalier est également de suspendre, d'emblée, à sa façon, comme tant de films aujourd'hui, un certain partage entre documentaire et fiction. Semi-documentaire, si l'on veut, puisque y semi-apparaît une femme. Mais c'est à partir du documentaire même que doit être entendue cette production du nouveau.

Puissance d'une fiction propre, «devenir du personnage réel quand il se met lui-même à "Actionner" », à laquelle Deleuze a donné le beau nom de fabulation Il est frappant de voir à quel point le documentaire, en France, récemment (en bonne part sous l'impulsion des Films d'Ici), s'est mis en quête, avec insistance, de dispositifs singuliers ouverts par sa propre matière - pour s'écarter, une fois de plus, des dispositifs complaisants et avachis de la télévision, et les réanimer de l'intérieur. C'est ainsi, à partir du moment où lui vient l'idée de s'appuyer sur la mise en scène théâtrale montée chaque année à la clinique de La Borde par le personnel soignant et les pensionnaires, que Nicolas Philibert a senti la possibilité d'un regard porté sur la folie quotidienne. De façon tout autre, Hervé Le Roux a su inventer pour Reprise2 - à partir d'un choc d'images resté prégnant (un plan-séquence militant tourné en 1968 lors de la reprise du travail aux usines Wonder, centré sur la figure admirable d'une jeune ouvrière en colère) - un dispositif étagé sur trois niveaux concordants d'une enquête exemplaire : travail sur la séquence elle-même, savam-ment décomposée-recomposée, au gré des besoins de l'enquête ; recherche et entre-tiens avec tous les témoins possibles de l'événement, faute d'avoir pu retrouver sa figure centrale ; réflexion, au gré de la variété des situations, sur la fonction même du corps de l'enquêteur à l'intérieur du cadre, en regard des choses dites et atten-dues. Ou encore, Si bleu, si calme d'Eliane de Latour, réalisé en collaboration avec des détenus à la prison de la Santé. Le dispositif ici imaginé établit un partage net entre les séquences tournées dans le corps général de la prison, en prises de vues réelles, et celles situées à l'intérieur des cellules, dans l'espace de chaque prisonnier, exclusivement composées de photos, plus ou moins travaillées au banc-titre. De sorte que la parole ici libérée, sous la forme d'un commentaire-divagation laissé à chacun, se détache, et prenne son effet, tant de cette fixité des images qui la supporte que de la différence de régime entre les deux réalités juxtaposées.

L'essentiel, dans chacun de ces cas et bien d'autres, est que l'invention du dispo-sitif, avec ses risques propres, permet de libérer le plus nouveau de l'entreprise dite documentaire : cette parole des témoins, des vivants mis en jeu, dont la fabulation, plutôt que la fiction, abrite le nouveau. Car si trop souvent les fictions, insouciantes de se penser elles-mêmes sous la contrainte, esthétique et éthique, d'un dispositif, sont la proie, et des clichés, et d'un flottement phénoménal sans prise réelle sur les mondes visés, dans les documentaires, sitôt qu'un dispositif juste ouvre les puis-sances de fabulation, le cliché se résorbe - quitte à coïncider avec lui-même - au profit de l'irréductible singularité de l'expérience subjective, sociale, politique, anthropologique, ainsi façonnée3. Le nouveau est alors ce qu'au fur et à mesure le

1. L'image-temps, p. 196 (troisième partie, sur le documentaire, du chapitre « Les puissances du faux ■>). 2. Sur La Moindre des choses de Nicolas Philibert et Reprise d'Hervé Le Roux, voir Trafic, n" 21, prin-

temps 1997. 3. Le secret de la réussite, exceptionnelle, de La Promesse, des frères Dardenne, tient sans doute au fait

que les auteurs de ce film, pourtant de fiction et sans dispositif bien saisissable, ont intégré si fortement la pratique morale du documentaire, dans tout leur travail antérieur.

dispositif permet de délivrer des corps et de leur histoire, petite ou grande Histoire. Comme dans le film de Ruth Beckermann, Jenseits des Krieges, tourné à Vienne en 1995, à l'occasion de l'exposition « Guerre d'extermination, les crimes de la Wehr-macht 1941-44», présenté et primé au Festival du Réel. Il suffit d'un dispositif légitimement limité : tournage quotidien dans l'espace d'exposition, sélection de visi-teurs impliqués, choix de deux aires de paroles (lieu propre à chaque visiteur dans l'espace ; table basse pour un dialogue assis), interventions minimes de l'intervie-weuse-réalisatrice, prises de son en continu ; il suffit de ce dispositif, tenu pendant deux heures et respecté au montage, pour que du nouveau, constamment, se dise, sur le visage, effarant, de chacun, fabuleusement vrai, jusque des « puissances du faux ». « Par exemple, il y a beaucoup de photos de Kharkov. Des gens étaient pendus aux balcons des maisons, aux réverbères, il faisait - 20', ils gelaient comme des blocs de bois. Quand le vent soufflait, si on sortait la nuit, ça faisait un bruit terrible, les corps qui s'entrechoquaient. C'était effroyable. C'est vrai, ce qui est montré là. »

Une ambiguïté extraordinaire s'installe, quand le tempo de la fiction entre dans la fabulation documentaire. Comme autrefois, en parallèle à Stromboli et Europe 51, « la relation d'un après-midi mouvementé de Mme Rossellini », relevée par Rivette1

(entre les deux viendrait La Peur, vraie femme, vrais enfants, mais fictifs). En regard du classicisme détourné des Straub et de Schônberg, mais habités par le même souci d'une psychologie possible, trois films ont ainsi récemment pris le parti d'une situation de couple, ouverte à on ne sait quelle part d'improvisation, de la part de la femme ou de l'homme, chaque fois l'autre du cinéaste. Ainsi la femme rencontrée par Cavalier, qui répond à sa voix. Ainsi Godard, dans Nous sommes tous encore ici, le beau et dernier film d'Anne-Marie Miéville, qui prend pour l'essen-tiel le couple en tant que dispositif même, offrant à l'authenticité des « puissances du faux » le personnage-cinéaste qui les a portées à leur extrême point de confusion ; de sorte que Miéville invente sa version de leur lien déjà de concert mis en scène, d'Ici et ailleurs à Soft and Hard (A Soft Conversation Between Two Friends About a Hard Subject). Ainsi Catherine Belkhodja, dans ce fim « fait à deux » (LF), où on pressent que Marker, écrivain impénitent, pourrait avoir écrit jusqu'au moindre mot, mais où passe aussi le soupçon - Cocoloco peut-être - de ce que son actrice aurait, avec lui, d'elle-même, inventé.

1. « Lettre sur Rossellini », Cahiers du cinéma, n" 46, avril 1955, p. 18, à propos du troisième épisode de Siamo donne, où Bergman joue son propre rôle en compagnie de ses enfants.

Avec le cœur conscient par Robert Guédiguian

1 a lumière est douloureuse. Les rues sont sales. Neige et boue ; boue et neige. Je ne peux sortir de ma coquille sans être agité de frissons.

^ Peut-être ne fais-je du cinéma que pour perpétuer ma tribu originelle ? Lorsqu'elle s'est constituée, le prolétariat s'affichait. Nous, enfants, regardions

passer d'énormes bateaux dans lesquels nos pères mourraient. Le vacarme d'un pont tournant, sous lequel nous grandissions, évoquait une explosion dans la salle des machines.

Notre vie serait claire. Nous porterions des bleus de chauffe, nous nous instruirions et forgerions ainsi

les armes de notre vengeance. Ces sentiments nous appartenaient en propre. Nous avions un domaine, une éducation, une morale. Nous concevions notre origine comme un privilège.

Peut-être a-t-il fallu que je devienne orphelin pour faire du cinéma ? Orphelin d'un pays, d'une langue, d'une idée. Orphelin d'un rêve. Le communisme comme rêve. J'insiste : pas comme une théorie, pas comme une

pratique, pas comme une réalité, comme un rêve ! Et quand le rêve s'est brisé, quand nous nous sommes réveillés, nous étions deve-

nus adultes. Pour notre génération, l'écroulement de l'utopie a coïncidé avec l'entrée dans une autre saison de notre vie.

Mais moi, avec le cœur conscient de celui qui ne peut vivre que dans l'histoire, pourrais-je désormais œuvrer de passion pure, puisque je sais que notre histoire est finie ?

Ces derniers vers des Cendres de Gramsci de Pasolini évoquent parfaitement ce que je ressentais à ce moment-là.

Nos vies n'étaient plus claires du tout.

maléfice grouille désormais sur tout l'écran. Nosferatu semble aller de mal en pis : ses dents se tachent, ses ongles évoquent des queues de rats, ses yeux s'embrasent. Il regarde par la fenêtre de son entrepôt comme un personnage dans un vieux rêve. Le soir, il se redresse telle une planche pour quitter son cercueil. Son disciple, qui s'évade de prison, ressemble à M. Pickwick en colère lors d'une course poursuite où tout le monde halète furieusement (un chef-d'œuvre de halètements) et qui aboutit dans un champ, avec des torches.

La nuit, au clair de lune, voici l'Amoureux Transi qui regarde, de l'autre côté d'une place ou d'un canal, la fenêtre de l'héroïne et son œil. Elle l'attend. Elle désire sauver le héros et elle a lu dans le Livre des vampires que, si une victime reste avec le vampire jusqu'au chant du coq, alors le vampire sera détruit. Il s'approche vive-ment d'elle avec ses terribles pas rapides et ses ongles dégoulinants. L'ombre de la main rampe comme de l'encre le long du dessus-de-lit immaculé de la jeune fille. La dernière séquence montre Nosferatu agenouillé au chevet de l'héroïne pour l'embrasser dans le cou en une scène d'amour horriblement pervertie et sans égale dans la révélation soudaine et pathétique du désespoir fondamental du vampire. Le soleil se lève, on voit ses rayons éclairer le toit de l'entrepôt maléfique, le coq chante, Nosferatu ne peut pas s'échapper. Il disparaît dans un nuage de fumée comme l'Agonie de l'Occident. Sous nos yeux, sur le plancher, tandis que le héros essoufflé arrive trop tard pour sauver sa bien-aimée.

Le créateur de ce film, F.W. Murnau, a peut-être tiré beaucoup d'informations dans les splendides dissertations que Ranft et Calmet écrivirent au XVIIIe siècle sur les vampires. Vampire est un mot d'origine serbe (Wampir), signifiant fantôme suceur de sang. On croyait que c'étaient les âmes des sorciers et des sorcières morts, des suicidés, des victimes d'homicides et des Bannis (individus bannis par leur famille ou l'Eglise). Mais on pensait aussi qu'il s'agissait des âmes des gens ordi-naires et endormis qui quittaient le corps dans le sommeil pour fondre sur d'autres dormeurs sous la forme de duvet !... par conséquent, ne dormez pas dans votre sac de couchage en duvet de canard si vous êtes en Transylvanie (ou même en Califor-nie, paraît-il).

En fait, ne vous inquiétez pas... du point de vue scientifique, les seules chauves-souris suceuses de sang qui existent dans le monde se trouvent en Amérique du Sud, en dessous d'Oaxaca.

(Traduit de l'anglais par Brice Matthieussent)

Au sommaire des derniers numéros

18 Jean-Claude Biette, Qu'est-ce qu'un cinéaste ?; Pierre Léon, Ça prouve que... ; François Ramone, Suzanne existe ; Jean-Luc Godard, A propos de cinéma et d'histoire ; Klaus Theweleit, Godard en Allemagne ; Jean-Louis Comolli, Jouer à la Russie ; Jacques Rancière, Le rouge de la Chinoise ; Paulo Rocha, La règle de la Règle ; Luc Moullet, La Chouette aveugle ; Jonathan Rosenbaum, Grandeur et déca-dence du film-culte-, Javier Marias, L'Aventure de Madame Muir\ Marie Redonnet, Le regard des Habitants ; Raymond Bellour, Sauver l'image ; James Agee, Beaucoup sont appelés ; Walker Evans, Subway Portraits ; Craigie Horsfield, Sur Walker Evans ; Erik Bullot, Chariot danseur ; Petr Krâl, L'aube des gestes ; Jean Rouch, Le renard fou et le maître pâle.

19 Jonathan Rosenbaum, Comparaisons à Cannes ; Dominique Païni, D'Ouest ; Jacques Aumont, Secrète liberté ; Kent Jones, Désordre et contemplation : les films d'Abel Ferrara ; Bernard Eisenschitz, Chris Marker. Quelquefois les images ; Louis Seguin, L'intimité des cornichons ; Jean-Louis Leutrat, Le cœur révélateur ; Jean-André Fieschi, L'Ambassade ; Claire Bartoli, Le regard intérieur ; Elfriede Jelinek, La femme du fleuve ; Virginia Woolf, Les films et la réalité ; Eric de Kuyper, Crayonné au cinéma ; Budd Boetticher, John Ford ; Bill Krohn, « Voici un cheval » ; Stanley Cavell, La pensée du cinéma.

20 Jean-Claude Biette, Deux Mozart et un troisième ; Manoel de Oliveira, Le lieu du cinéma-, Carmelo Bene, Mais ceux qui voient ne voient pas ce qu'ils voient-, Jean-Daniel Pollet et Pierre Borker, Ceux d'en face ; Sylvie Pierre, Le Violon de Rothschild; Hélène Frappat, Cinéa(naly)ste; Gilles A. Tiberghien, Melville : le der-nier cercle-, Jean-Pierre Rehm, Douleur du Doulos; Raymond Bellour, 0 ma belle inconnue ; Laura Laufer, Psychose ou le voyage de la marchandise ; Marie Anne Guerin, Rien avant la disparition ; Arnaldo Jabor, Moi aussi j'ai gagné l'Oscar du meilleur film ; Enzo Ungari, Un idée de film au Polo Lounge ; Pierre Pachet, Chaplin, un dandy des années vingt ; Lars Henrik Gass, D'une avalanche à l'autre : Arbuckle, Keaton ; Max Bense, L'essai et sa prose.

21 Jonathan Rosenbaum, Bande-annonce pour les Histoire(s) du cinéma de Godard ; Hervé Le Roux, Le journal des Pieds Nickelés ; Jean Breschand, Reprise ; Nicolas Philibert, La Moindre des choses ; Marie Depussé, La patience des machines ; Jacques Rancière, La constance de l'art ; Christa Bliimlinger, Harun Farocki, circuits d'images ; Anne Bertrand, Le Présent de Robert Frank ; Alain Philippon, A star is dead ; Jean-François Buiré, Mission : Impossible ? ; Pierre Gras, Hamlet à Tombstone ; Kent Jones, « Les cylindres murmuraient mon nom » : les films de Monte Hellman ; William Faulkner, Brève rencontre avec Tod Browning ; Pierre Alferi, Le sport favori de l'homme ; Jacques Aumont, A quoi pense la musique ; Hollis Frampton, Pour une métahistoire du film.