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1 FRIDMAN Abraham JE N’AI RIEN OUBLIÉ SOUVENIRS Montsûrs 1997/Août 2003 En Octobre 1940, je découvris l’importance que pouvait avoir pour moi le fait d’être étiqueté « juif »

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FRIDMAN Abraham

JE N’AI RIEN OUBLIÉ

SOUVENIRS

Montsûrs 1997/Août 2003

En Octobre 1940, je découvris l’importance que pouvait avoir pour moi le fait d’être étiqueté « juif »

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Avant-propos De nombreux textes ont jusqu’ici tenté de présenter et d’expliquer la « Shoah ». Les nazis eux-mêmes ont laissé beaucoup d’archives qui aident à comprendre comment a été organisée une véritable bureaucratie de la mort. Mais sans le témoignage des survivants, la dimension humaine de la catastrophe reste un pur objet de spéculation. A la croisée de ces témoignages se devine une réalité tout à la fois singulière, objective et bouleversante. Une contribution essentielle au devoir de mémoire. J’ai par conviction philosophique et morale, une conscience aiguë des devoirs à rendre au passé. Ma vie est une mosaïque de mémoires ; ma mémoire d’enfant du quartier de la rue Mouffetard, populaire et si pittoresque, de mon école... Ma mémoire de jeune adolescent pendant ces années d’occupation, ma mémoire de déporté, riche en souvenirs extrêmement contrastés, et puis rendre hommage à mon père, à ma mère, si douce, disparue prématurément. C’est à Drancy qu’a pris naissance ma mémoire sentimentale et à Auschwitz-Birkenau ma mémoire de déporté. Ma mémoire d’adolescent se perd, quant à elle, dans les brumes du retour, moment de difficulté extrême pour un jeune homme se trouvant totalement décalé. En 1987, lorsque j’ai quitté la vie professionnelle, je n’imaginais pas un seul instant qu’une vie super active m’attendait. J’y étais extrêmement motivé par l’impossibilité de supporter les propos des négationnistes -devant un tel fléau, un tel scandale, je ne pouvais rester passif et sans voix. Si les mémoires particulières et intimes s’en vont avec les êtres, même très chers, j’ose espérer qu’il n’en sera pas de même pour la mémoire de la Déportation et de la Shoah. Cette mémoire a suivit depuis la fin des camps, au fil des années, un cours tortueux. Les anciens déportés, au côté des historiens entendent encore participer à la constitution de cette mémoire et contribuer à son émergence, et tentent de faire comprendre aux nouvelles générations que derrière les mots, il y a bien autre chose... On peut tout dire, on doit tout dire mais tout est dans la façon de le dire, ne pas en dire trop, ne pas choquer, respecter la sensibilité et la pudeur. Juif du 20ème siècle, ayant traversé, jeune adolescent, les ténèbres de la guerre et de l’occupation, j’ai vu naître au travers d’épreuves inouïes l’Etat d’Israël. Il en va des peuples comme des humains. Les premiers jours de leur vie et ceux qui précèdent leur naissance sont lourds de conséquences pour leur sensibilité et leur avenir. On a oublié dans quelles conditions fut arraché la reconnaissance de l’Etat d’Israël là où d’ailleurs n’avait jamais existé d’état palestinien.

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La seule paix durable c’est celle du coeur et de l’esprit - à défaut, il n’y a que des armistices entre deux guerres. Au moment décisif, l’homme d’état sait que c’est à l’imagination et au coeur qu’il faut s’adresser pour donner à l’histoire un cours nouveau. Le génie de Sadate fut de l’avoir un jour compris. Son exemple, hélas, parait aujourd’hui oublié. A ma brève et tragique expérience de déporté s’est superposée celle de narrateur témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est nettement positif. Le passé m’a intérieurement enrichi et affermi. J’ai beaucoup appris sur les hommes et sur le monde.

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Plus de cinquante années ont passé de ma prime jeunesse à un âge avancé et au cours desquelles je me suis toujours posé la question ; pourquoi moi, pourquoi nous, juifs d’Europe, avons été détruits. S’interroger à l’événement, connaître de plus près ceux qui le perpétrèrent, les victimes et les bourreaux, ainsi que les spectateurs. Les réponses, je les ai cherchées dans un grand nombre de documents. J’ai lu beaucoup de livres, pris beaucoup de notes et puis mon expérience personnelle; l’avant-guerre, la vie du Paris de l’occupation en tant que juif ; déporté en juillet 1944 de Drancy pour Auschwitz, puis Stutthof près de Dantzic, être libéré à Buchenwald et enfin rentré à Paris le premier mai 1945. Je voudrais que ma fille, mes fils, mes belles-filles, tous mes petits-enfants, mes arrières petits-enfants, ainsi que tous ceux qui, avec moi, ont traversé ces années, puissent savoir et comprendre, et régler leurs jugements et leurs actes sur la connaissance exacte des événements auxquels auront été mêlés leur père, grand-père, arrière grand-père. Si je réussis à contribuer à clarifier la compréhension de ces questions controversées, si je réussis à sensibiliser les jeunes générations aux menaces des démagogues et des zélotes de tout bord politique, alors j’aurais réussi. Je me suis retiré pour ma retraite dans un département peu peuplé (286 000 habitants), dont la population n’a, je crois, peu été confronté avec le problème juif, et dont les jeunes adolescents, j’en suis sûr, ne connaissent que peu de choses des années 1940/45 et la déportation d’environ 77 000 juifs de France. Plusieurs mois se sont passées depuis le moment où j’ai commencé ce récit. J’ai mis beaucoup de temps, des fois par obligation, et des fois parce qu’il n’était pas facile de ramener au jour des faits oubliés ou que je ne voulais pas raconter. Et puis la mémoire résiste. Bientôt je n’aurais plus rien à écrire, je voudrais retarder les dernières pages, qu’elles soient toujours devant moi, mais il n’est même plus possible de revenir trop loin en arrière, ni même de me demander où était le bonheur... En juillet 2003, après bien des réticences, je me décide à ouvrir mon livre de souvenirs pour y adjoindre des faits et des photos pour plus de clarté au récit mais surtout pour répondre aux questions qui me sont posées par des centaines de collégiens et lycéens de la Mayenne, pour commenter et expliquer mon vécu pendant cette dernière guerre et surtout sur ma déportation à Auschwitz-Birkenau, puis Stutthof, et enfin Buchenwald.

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« Quiconque écrit l’histoire de son temps doit s’attendre qu’on lui reprochera tout ce qu’il a dit et tout ce qu’il n’a pas dit. » Voltaire Si tu plantes un arbre dans ton jardin Apres la neige blanche dans ton coin Ton printemps sera beau et juteux Et les oiseaux siffleront leur bonheur. Si tu plantes un arbre dans ton jardin Son bouquet de marié feront danser les abeilles Mon automne sera croquant et joyeux Je récolterais après une attente heureuse Les fruits que j’ai semés. Depuis quelque temps, quelques mois devrais-je dire, toutes les nuits mon sommeil est agité ; je me tourne et me retourne et toujours inlassablement, le même sujet me hante. J’essaye de l’oublier, de me rendormir, mais lui, comme quelque chose qui me ronge, revient sans cesse, je le repousse, j’essaye de l’éloigner, impossible. Je vais donc essayer, jour après jour, heure après heure, de mettre mes souvenirs en page. Tâche difficile à réaliser, je me rends compte des sujets qu’il va falloir traiter, replacer dans le contexte de l’époque, sans sous-estimer la difficulté la plus importante à mes yeux : la mémoire. J’en suis conscient, ce don de la nature, la mémoire, avec les années, s’effrite de plus en plus ; mais pour tous les miens, mes trois garçons, ma fille, trois belles-filles, sept petites-filles, un petit-fils, mes arrières petits-enfants. Je vais retracer, du mieux que je peux, les affres de l’occupation allemande et ma déportation , mais aussi, après concertation avec mes petites filles qui, entre parenthèses, sont déjà de jolies adolescentes, et même maintenant des mamans, également mon enfance et mon adolescence. Une génération s’en va, une autre vient et une autre encore revient, et la terre tourne, et le soleil se lève , et le soleil se couche. De quelle manière vais-je raconter cette histoire ? Je ne suis pas un écrivain, encore moins un romancier, mais j’ai tellement de choses à dire, tellement de choses à vouloir dire, que la manière ou les formes je pense, n’a aucune importance. Nous, juifs, depuis Abraham, sommes d’un côté et le monde entier de l’autre.

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Je suis né un dimanche, le vingt-trois octobre 1927 à l’hôpital La Pitié, dans le treizième arrondissement de Paris de Anne-Rose Fagjenman et de Isaac Fridman, tous deux nés en Pologne, donc juifs Polonais. Mon père me déclara à la mairie du cinquième arrondissement, arrondissement du domicile de mes parents, sous les prénoms de nos ancêtres bibliques à tous, Abraham, Nathan. Inutile de vous préciser qu’avec deux prénoms pareils et un nom bien de chez nous, j’eus bien plus tard quelques problèmes. A la maison ou en dehors, mes parents m’ont toujours appelé Avroum en yiddish*, et Albert en français. Je n’étais pas le premier... Seize mois auparavant, le vingt-cinq juin 1926, une fille a vu le jour, déclarée à la mairie sous le prénom de Suzanne. Une anecdote intéressante que j’apprit bien plus tard ; mes parents se sont connus et mariés par l’intermédiaire d’une marieuse, tradition ancestrale très prisée au siècle dernier dans les bonnes familles. Mon père n’était pas tailleur, ni cordonnier, ni fourreur, ni commerçant, mais un ouvrier, un salarié, un traîne-sa-sueur... Il était vernisseur aux tampons, un gros travail manuel. Cela consistait à décaper les meubles, les poncer au papier de verre, enlever les impuretés, boucher les trous, passer du brunoy, si vous préférez du fond de teint, puis enfin vernir, une couche, deux couches, parfois trois, cela avec des chiffons de laine, de coton et de lin. Pour aller travailler, mon père prenait le premier métro, à cinq heures trente le matin, les tickets de métro du matin jusqu’à neuf heures étaient meilleur marché, la carte hebdomadaire n’existant pas, pour rentrer le soir vers dix-neuf heures trente. Il emmenait sa gamelle au travail, que ma mère lui préparais le soir dans une petite sorte de valise, fait exprès pour cette usage. Ma mère était femme au foyer, d’abord parce que, à cette époque, à part les compagnes des artisans qui travaillaient avec leur mari, ou les femmes de commerçant, les autres n’ayant aucune formation appropriée, avaient comme vocation d’élever leurs enfants, et ça les mamans juives (« yiddisches mammés »), savaient très bien le faire... Leurs enfants, le mari, la maison, le manger, les traditions occupaient très largement les journées, les mois, les années... Mon père ne travaillait pas le samedi après-midi ni le dimanche. Je me souviens d’avoir été le chercher, dans un petit café de la rue Forge Royale (onzième), où il retrouvait quelques camarades pour jouer à la belote. C’était une rue avec beaucoup de commerçants casher*, et il rentrait à la maison avec un grand saucisson, des viandes fumées, un hareng gras et du pain yiddish au cumin. * yiddish : langue juive née au XIième siècle dans la vallée rhénane à base d’allemand, mélangée à de l’hébreu et écrite avec des caractères hébreux. A été parlée par les juifs d’Europe centrale et orientale.

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J’ouvre ici une parenthèse : ma mère était croyante, mon père pas du tout et nous enfants encore moins. Il lui a fallu beaucoup de courage et d’abnégation pour pouvoir suivre ses préceptes, car la religion juive demande beaucoup à qui veut la suivre ; en plus, elle était malade et j’ai toujours entendu dire à la maison qu’elle était cardiaque. Pour construire un nouveau chez soi, il faut un peu se vider de soi-même, de la langue, des lieux de géographie, puis avoir à faire à une grammaire inconnue, à une vie nouvelle pleine de promesses mais aussi de mépris -tout déracinement est un drame - mais faut-il pour autant que la culture antérieure prenne le pas sur celle du pays d’accueil ? Nous habitions un deux pièces-cuisine, au troisième étage du dix-sept de la rue Pascal, dans le cinquième arrondissement, à la limite du treizième. Un pont enjambant la rue séparait les deux arrondissements. Nous avions deux fenêtres sur rue , la salle à manger, la chambre à coucher, une fenêtre sur cour, la cuisine, et une fois dans la cour, nous pouvions également sortir de l’immeuble au cinq de la rue Valence, très pratique pour jouer des tours. Nous logions à deux pas de la très célèbre rue Mouffetard, du square et de l’église St-Médard. Tout près, le jardin des plantes, avec son zoo et ses musées, de la halle aux cuirs de Censier-Daubenton, et tout le coin était imprégné d’une odeur particulière. La halle aux cuirs a disparu. Le jardin des plantes, ma prédilection pour ce jardin où sous le signe de Buffon tout semble réuni pour le plaisir. Pour moi, jardin fabuleux qui a marqué toute mon adolescence. il va de la rue Geoffroy St-Hilaire jusqu’au quai St-Bernard près de la gare d’Austerlitz. Des arbres gigantesques et tordus, des fleurs modestes, présentées et étiquetées dans toute ses variétés le long des chatoyantes plates-bandes ; une ménagerie avec des ours dans leur fosse, des lions dans leur cage, des oiseaux dans leurs volières, des serpents dans des vitrines, des otaries et des tortues géantes dans des bassins ; enfin, les galeries du muséum avec leurs fantastiques collections de pierres précieuses où des squelettes d’espèces fossiles, sans oublier le labyrinthe, les grandes et hautes serres, le zoo payant, mais là, hélas, par manque de moyens... un chameau avec son cornac qui baladait les enfants et je regardais de longs moments ce spectacle qui ne me lassait jamais, qui me faisait envie car moi aussi j’aurais aimé monter sur un poney ou m’asseoir dans une carriole. *casher : en hébreu, propre, pur ; aliment conforme aux prescriptions juives.

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Mon père, je ne le connaissais pas, pas vraiment. Je savais peu de choses de lui, du secret de sa vie ; quelles étaient ses joies, ses ambitions d’homme, de père, ses préoccupations, ses soucis ? il s’en allait tôt le matin et revenait tard le soir. Il apportait tout le reste pour la famille. Je le revois, le dimanche matin, nous faire le petit-déjeuner ; mettre une casserole d’eau à boui llir, mettre la café en grains dans le moulin à café que l’on tournait à la main, verser ce grain moulu sur l’eau qui commençait à frémir, puis le laisser infuser quelques minutes comme on le faisait à l’époque avec le thé ; déjeuner simple, pain, beurre, café au lait. Je craignais mon père, mais je ne l’aimais pas comme un fils doit aimer son père ; plus tard ce manque, cette chaleur paternelle m’a horriblement fait défaut. J’ai toujours cru ou toujours supposé qu’il avait une très grande affection pour ma sœur Suzanne et moi un grand amour pour ma mère. J’aurais aimé qu’il me raconte son enfance à lui, qu’il me raconte son père, sa mère, ses frères et sœurs, étant enfant, j’ai souvent entendu « quel fichu caractère, il est fâché avec toute la famille ». L’enfant que je suis resté refuse de se détacher de ses parents. Nous n’étions pas, ma sœur, et moi, des enfants modèles. Par manque de présence paternelle dans la journée, nous en faisions voir de toutes les couleurs à notre mère. Nous avons été impolis, turbulents, irrespectueux avec elle et j’en éprouve une honte à l’heure où j’écris ces lignes. De mes souvenirs les plus anciens, ce sont les deux années passées à l’école maternelle de la rue Broca qui, en tant que gamin, m’ont le plus marqué ; d’abord un incident assez grave, qui a eu des incidences tout au long de ma vie, je me suis cassé le nez en tombant très lourdement dans un fossé qui se trouvait en bordure de la cour de récréation, certainement pendant un jeu stupide et il a fallu m’opérer d’urgence ; d’un beau bébé je suis devenu un gamin avec un vilain nez plat. Et puis un bon souvenir, à Noël de ma deuxième année de maternelle, certainement en cadeau de mes bonnes études, j’ai reçu un train mécanique, avec ses rails circulaires, que l’on remontait presque sans arrêt avec une clef, mais quelle nouveauté pour moi : un jouet à Noël. Que dire de mon entrée en « grande école ». Je me revois encore en septième ou sixième, je ne sais plus, tout intimidé devant ma nouvelle maîtresse. Les petites classes, à cette époque, étaient tenues par des femmes. Je fus un élève studieux et très normalement je suis monté de classe en classe. Le matin au lever, j’avais très très souvent des maux de tête et je partais presque tous les jours à l’école sans déjeuner ; et je mangeais également peu à table ; plus tard ce manque d’appétit me sauvera la vie. J’étais très attaché à ma mère. Loin d’elle, je ne me sentais pas bien. Fouillant dans ma mémoire, petit garçon, je me revois toujours derrière ses jupes. J’aimais le sirop de la rue et je passais beaucoup de temps avec mes petits copains.

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Il faut que je vous parle du vendredi soir, du shabbat*. C’était la fête à la maison et cela toutes les semaines, car ma mère, pieuse comme elle l’était, pour rien au monde n’aurait oublié d’allumer les bougies à la tombée de la nuit, de mettre une belle nappe blanche, une belle table et de dire ses prières avant la rentrée du père. Nous n’étions pas riches, mais jamais, du vivant de ma mère, nous avons manqué de carpe farcie, de bouillons avec multiples viandes et la poule, de compotes de fruits et de gâteaux confectionnés par les mains frêles de ma mère. Je suis né dans une famille juive, semblable à toutes celles qui sont arrivées de Pologne, fuyant les pogroms (mouvement antisémite marqué par des pillages et des massacres.) Ma jeunesse m’a quittée, mais j’aperçois deux petites flammes trembler comme des pleurs -ce sont des bougies allumées par ma mère- j’ignorais la signification de son geste, je l’ignore encore. Les symboles me sont étrangers, le plus souvent, mais pas les flammes du vendredi soir, parce que c’est la main de ma mère qui a allumé ces bougies et qui a dessiné dans l’espace de mon enfance des gestes que la maturité retient pour nous attacher au temps. Mon père est mort, ma mère est morte, mais elle évoque en moi le rêve de tout enfant. La cuisine de ma mère était une cuisine juive cashère et j’aurais mis au défi tout chrétien d’en goûter sans penser à se convertir, ne fût-ce que pour une soirée. Ma mère, le vendredi soir, elle allumait les bougies pour accueillir le shabbat, cette fiancée du corps juif. J’essaie de me rappeler ; leur arrivait-il de se disputer ? Y avait-il des tensions, des éclats entre eux ? Si oui, je n’en ai gardé aucun souvenir, mais je crois, je veux le croire, qu’ils s’aimaient. Plus tard, Avec la maladie de ma mère, quelques nuages ont traversé leur amour trop idéalisé, c’est possible, mais je veux m’y accrocher. Tous les jeudis, maman nous payait le cinéma, jeudi étant le jour de congé scolaire ; deux francs dans les années 1935/36 ; nous allions ma sœur et moi, toujours au même cinéma, le St-Marcel Pathé, de quatorze à dix-huit heures, deux films plus des attractions et un entracte. Notre maman préférait nous donner les quatres francs pour être débarrassé de nous car ma sœur et moi étions des enfants turbulents et elle était plus tranquille de nous savoir au cinéma que de traîner dans les rues. *shabbat :septième jour du calendrier juif, consacré au repos. Différentes interdictions : faire du feu, de travailler, de fumer, de voyager, etc... sont liées à l’observance du shabbat.

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Ma sœur, ma grande sœur, Suzanne, car j’en ai une autre de sœur, je vous en parlerais plus tard, elle était fâchée avec l’école, avec les devoirs, avec les courses, avec tout ce qui était ménager ; plus tard, elle s’est bien rattrapée... Je fus souvent son souffre-douleur et son faire-savoir. En ce temps-là et jusqu’en 1940, ma sœur était forte, je dirais même grosse ; mais peu importait qu’on fut grand ou petit, gros ou maigre, il n’y avait pas de mode à l’époque, ce qui comptait c’était la santé, l’hygiène et la propreté. Pas de salle de bains, on se lavait dans une bassine. Quand je fus en âge de me laver seul, je suis allé au bains-douches municipales avec mon père une fois par semaine, le dimanche. Le linge était lavé à la maison; d’abord trié et après qu’il eut passer la nuit à tremper dans une bassine d’eau tiède additionnéé de savon de Marseille et d’eau de javel, le mettre à bouillir, cela pour le blanc. Le linge était frotté à coup de grosse brosse en chiendent sur une planchette placée au-dessus du baquet, il était mis à refroidir. Une fois rincé et tordu, une fois étendu, on le faisait sécher et le lendemain repasser. Nous dormions tous dans la même chambre ; la chambre était de belle dimension, mais tout de même, quatre dans la même surface dont trois lits. Le grand lit des parents, une grande armoire trois portes avec une glace au centre, un lit d’enfant de grande taille qui avait servi pour ma sœur et dont j’étais l’héritier, un grand placard de rangement, deux portes, le lit était devant, le placard n’étant pas ouvert souvent, et un divan pour ma sœur. Masculin et féminin, je n’ai conservé aucun souvenir de quelconques « jeux interdits » ni d’observations parentales. Mais sans aucun doute cette promiscuité plus tard me gênera. Quoi qu’il en soit, en tous cas vivant dans la même chambre, nous n’ignorions rien de l’anatomie respective des nus. Il est de fait qu’à l’école comme à la maison, nous n’étions pas trop au courant des choses du sexe. En savions-nous moins pour autant ? Sur le plan technique, peut-être, encore que je n’ai pas eu l’impression que lorsque les temps furent venus, la technique m’ait posé des problèmes insurmontables. Inutile de préciser que le tabac ou l’alcool, que mon père appréciait, aucune femme n’aurait alors fumé en public et je crois pas davantage en privé. Chez nous, à la maison, le yiddish dominait, bien sûr. Mais nous, les enfants, parlions et répondions à nos parents en français. De ce fait, je comprends parfaitement la langue, mais la parle très mal.

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Tous nos voisins chrétiens qui ont été de bons voisins, jamais de différents avec aucun d’ entre eux, au contraire, bon voisinage, ils savaient qu’un juif croyant ne pouvait allumer le feu le jour du Shabbat, manger du pain pendant la fête de Pâques, toucher une viande impure. Nous étions juifs, ou plutôt dans le parler judéo-polonais nous étions des « ydts », version familière et pompeuse de l’appellation israélite. Que nous ne fussions pas des juifs déjudaïsés, cela est sûr car il y avait un maintien des valeurs traditionnelles transposées en valeurs profanes et laïcisée pour nous, enfants. Le fait d’appartenir à un groupe très structuré et compact ne laissait planer aucun doute sur la dimension juive de notre identité. Le mariage mixte restait une exception. Mon père avait adhéré à l’amicale de « Czentochow » de Pologne, sociétés d’originaires dont chacune regroupait dans le pays d’accueil les immigrés en provenance de la même ville du vieux pays. il y eut entre les deux guerres une attitude des juifs entre les « Jekkes » et les « Polaks », comme maintenant entre les Polaks et les autres juifs... J’ai souvent entendu par mon père ce mot « Jekkes » et c’est vrai qu’il n’avait pas une haute estime envers eux. Voici l’explication de ce mot : c’est une forme yiddischisée du mot allemand qui désigne la jaquette ; c’était le surnom dont les juifs d’Europe centrale et orientale se plaisaient à affubler la catégorie de juifs allemands ; ils faisaient ainsi allusion au type de vêtements cérémonieux que ceux-ci portaient de préférence, symbole de leur appartenance à la bourgeoisie ou la petite bourgeoisie, tandis que les Polaks, généralement de condition plus modeste, ouvriers ou artisans, étaient en manches de chemise. En ce temps-là, on cousinait beaucoup, jusqu’à des degrés où le cousinage exigeait une mémoire généalogique. On cousinait donc beaucoup. Le jeudi, avec les cousins maternels, le dimanche, les cousins paternels ; quant à moi, à l’époque, pour les cousins et cousines, ma préférence était du côté paternel. Toujours bien reçu, toujours table ouverte gâteaux, sucreries, et je me souviens du fort thé à la russe qu’on boit brûlant, dans ces verres auxquels on se réchauffe les mains en soufflant comme un volcan pour que sa chaleur se diffuse dans l’air ambiant, sans oublier la rondelle de citron. Il y a encore une dénomination que j’ai souvent entendue dans les conversations de mon père : « grinners », « des verts » ; des jeunes immigrés fraîchement débarqués de Pologne. Quelques mots sur mon école primaire qui fût, j’en suis certain, des instants privilégiés dans mon existence. L’école primaire, mon école où j’apprit à bien lire, à bien écrire, à bien compter, ayant en majorité des instituteurs, de très bons éducateurs. Mon école, rue de l’Arbalète, deuxième rue à gauche en montant la rue Claude Bernard, filles et garçons séparés, cours jusqu’au certificat d’études primaires élémentaires,

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certificat du premier cycle des études. On ne badinait pas avec la discipline ni en classe ni en récréation et nous avions un directeur très sévère mais juste à la fois. J’y ai appris la morale, l’éducation envers soi-même et les autres, à faire du théâtre, à savoir lire et écrire des poèmes, à imprimer nos compositions et nos suggestions dans un journal de l’école et j’étais fier, deux ou trois fois dans l’année, mes parents avec ma grande sœur venaient me voir, moi, sur l’estrade déclamer mes tirades. Nous étions quatre ou cinq bons copains, toujours ensemble à l’école comme en dehors, de bons amis, et sans amis la vie manque de chaleur, de sève et de soleil. En ce temps-là, l’année scolaire se terminait le quatorze juillet dans les lycées et le trente-et-un juillet dans les écoles primaires. La distribution des prix, c’était important et j’ai toujours eu de beaux livres en couverture rouge avec les armes de la ville de Paris et des mentions bien ou très bien. C’était aussi le souvenir des premières colonies de vacances organisées par les municipalités pour les enfants des ouvriers socialement peu argentés et c’est notre premier départ, pour deux mois (août et septembre), car invariablement la rentrée des classes au premier octobre. Ma sœur et moi allions dans l’Yonne dans une ferme assez importante, enfin moi, elle m’a paru grande, chez Mr et Mme Meunier. Veaux, vaches couvées, cochons, chevaux, tous y étaient ainsi que des ouvriers agricoles et une jeune fille de l’assistance publique. Nous avons été très bien accueillis, reçus comme des enfants de la maison et bien longtemps après nous avons tenu correspondance et même de petits colis, des choses de la ferme. J’ai souvenir du marché d’Avallon ; il y accourait, dans des carrioles, paysannes et maraîchères des environs, avec leurs légumes et fruits de saison, le beurre, le fromage, des bouquets de fleurs naïves, comme on n’en voit pas chez les fleuristes. Et puis 1936 est arrivé ; année très importante pour l’histoire de la France et pour nous, juifs... J’ai neuf ans et un esprit tourné sur tout ce qui bouge, ce que je vois ou entends. Nous sommes à cette époque quarantes millions qui ne s’aiment pas. Hommes, femmes, paysans et citadins, riches et pauvres, profondément divisés. La France coupée en deux, cela n’a pas changé, alors que devant les périls qui montent, le nazisme, l’antisémitisme, une certaine population les dénonce mais ils sous-estiment l’importance ; divisés sur tout, se déchirant, se haïssant, s’affrontent rouges et blancs, moscoutaires et croix de feu, lecteurs de l’humanité et lecteurs de l’action française, militants à casquette et anciens combattants. A la rue Mouffetard, près de l’église Saint-Médard, pratiquement tous les dimanches, j’ai vu, de mes yeux, les vendeurs de l’humanité, du populaire et ceux de l’action française en

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venir aux mains et cela sérieusement avec des blessés restant sur le carreau ; c’est l’année de toutes les grèves. Des milliers de grève affectent soudain plus de deux millions de travailleurs, ces travailleurs qui habitaient le plus souvent dans les banlieues, pour défiler le poing levé dans les avenues à bourgeois. J’ai défilé avec mon père, le poing levé entre une haie de gardes mobiles montés sur leurs grands chevaux. Un juif, pour la première fois président du conseil, Léon Blum, des augmentations de salaires arrachées par les syndicats et plus encore les loisirs reconnus d’utilité publique. Quinze jours de vacances payées et pour la 1ère fois de sa vie, mon père a cessé de travailler pendant quinze jours, quinze jours payés, vous vous rendez compte ; et surtout une loi promulguant la semaine de quarantes heures ; autant de traumatismes auxquelles la bourgeoisie française n’était nullement préparée et dont elle mettra longtemps à guérir. Mais nous, pour la 1ère fois, nous sommes partis en vacances ensemble. Oh, pas loin, à Brunoy (77), mais à l’époque, Brunoy c’était la campagne. Mon père avait loué un appartement par connaissance, dans un hôtel bar-café. Nous allions nous promener, mon père, ma sœur et moi, sans ma mère car elle était déjà très fatiguée et la marche l’épuisait, mais c’est vrai que nous n’en prenions pas garde. Les fins de semaine, je regardais les couples danser au petit bal de l’hôtel. Pour les uns, tout un ordre avait paru s’écrouler en 1936, , sans que pour les autres un nouvel ordre surgisse, puisque le front populaire devait être rapidement victime de ses promesse, de ses erreurs de gestion économique ; querelles sociales, querelles de classe, querelles religieuses, querelles raciales également. L’antisémitisme nazi depuis 1933 ayant fait de la France une terre d’asile pour des milliers de juifs venus d’Allemagne, d’Autriche, et de Tchécoslovaquie, après ceux venus de Pologne et de Russie, comment les passions antisémites, toujours vives, même lorsqu’elles couvent, ne seraient-elles pas brusquement réveillées ; ils sont des milliers à nourrir leurs passions des arguments et des insultes trouvés dans les journaux antisémites et de droite, hebdomadaires aux objectifs critiquables avec de très grands écrivains qui refont chaque semaine un monde délivré des républicains, des Francs-maçons et des juifs, surtout des juifs. 400 000, en 1939 ; ils professent tous, à quelques exceptions près, des opinions de gauche. Les professions colonisées par les juifs sont recensées, la fourrure, le cinéma, le barreau, la médecine, la confection, la banque. De 1936, il ne restera, à tort, de l’expérience que le souvenir de grands espoirs. Dans ces foules, au poing levé, exigeantes, hargneuses et dont la violence traduisait une grande candeur, les bourgeois cherchaient en vain le bon pauvre. Trois ans après, les feux de l’été 1936 n’étaient plus que des cendres. Le front populaire avait cessé d’être. L’Espagne républicaine n’était plus, le

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drapeau nazi flottait sur Prague, l’Autriche, rattachée au IIIème Reich, avait vu Hitler parader dans les rues de sa capitale. On a frôlé la guerre civile dont l’Espagne offrait le modèle effrayant et fascinant ; cette guerre civile dont j’ai tellement entendu parler ; on était pour les uns, on était contre les autres, pas un parti politique français n’y échappait; même à l’école le sujet était abordé du fait du parti pris de nos instituteurs et moi plus que d’autres, mon maître en quatrième classe avait fait partie des brigades internationales en tant que pilote de chasse et de temps en temps nous le branchions sur ses exploits. Pour lutter contre l’invasion des juifs, certains intellectuels réclament ce que Hitler fait en Allemagne, un numerus clausus (nombre auquel on limite la quantité de personnes admises à une fonction, un grade, etc... conformément à la réglementation préalablement établie). Ces intellectuels demandent que l’on retire la qualité de citoyen à tout juif, demi -juif ou quart de juif, c’est une mesure simple ajoutent-ils, juste, et qui n’a rien d’offensant... C’est par dizaines enfin que se comptent les dessins antisémites chargés, au même titre que les articles, de répandre l’image du juif apatride, uniquement soucieux de faire fortune, inspirant la répulsion. L’antisémitisme recrute aisément parmi les anciens combattants, l’âge des amertumes, de souvenirs que l’on renâcle. Une certaine xénophobie populaire se faisait jour, alimentée par un antisémitisme idéologique. Le chômage c’était la faute des étrangers trop nombreux, la guerre serait la faute des juifs cherchant à se venger de Hitler. Ces hommes qui occupent, moralement autant que physiquement, des places importantes dans tous les secteurs de la vie économique et qui demeurent auréolés de toutes leurs victoires vont constituer plus tard, la masse de manœuvre du Pétainisme. Avec leurs médailles, leurs drapeaux, leur hostilité fondamentale au régime des partis, leur amour pour la discipline, les plus actifs d’entre eux se tourneront naturellement vers les mouvements d’extrême droite et dont le but le plus avoué est d’abord de lutter contre les métèques. ils vont fonder un mouvement, « les croix de feu », avec à leur tête le lieutenant-colonel De La Roque. Ce même colonel avec des dizaines de milliers d’anciens combattants se mettent en marche, davantage pour crier leur mépris que pour renverser le régime. Ils se retrouvent autour du Palais-Bourbon aux cris de à bas les voleurs... Les gardes mobiles chargent, sabre au clair, et le lendemain, lorsque l’on est un gamin de Paris et que les crieurs de journaux vous assaillent avec des hurlements, des nouvelles effrayantes, « 22 morts, 2200 blessés », un début de révolution ?

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Cela vous reste pour longtemps, et bien plus tard j’ai compris que tous ces événements étaient le début de toutes les calamités qui allaient tomber sur nos têtes. Cela poussera l’extrémisme de droite ou de gauche, des hommes que la guerre, jadis, avait rassemblés. Les croix de feu vont recruter, former des adhérents, des troupes de choc, la gauche également ; exemple, les bagarres pour vendre leur périodique, mais aussi se mobiliser pour protéger des réunions publiques menacées par les communistes, surveiller les banlieues rouges ou contre-attaquer. Le quatre octobre 1936, plus de 60 000 d’entre eux s’opposeront au meeting communiste du Parc des Princes ; encore une bagarre mémorable. A la suite de cela, le gouvernement dissoudra le parti des croix de feu ; le Parti Social Français prendra le relais, puisant dans la même clientèle, mais recrutant plus large avec des centaines de milliers d’anticommunistes bourgeois. Il y a en Europe, à la même époque, un autre dictateur, Mussolini, amis depuis que l’Italie s’est donnée au fascisme, elle a en France des admirateurs ; si Mussolini irrite les uns, il séduit les autres. Il a crée en Italie un régime fort, de l’ordre et de la discipline, où les syndicats exclus du pouvoir, mais moins intempérant que le nazisme ou le bolchévisme. Je ne peux passer sous silence l’agression de l’Italie envers un peuple d’Afrique orientale. Les événements d’Ethiopie et leurs tragiques répercussions, génératrices de catastrophes. La situation internationale est devenue menaçante. A la tête de l’Ethiopie, un personngae haut en couleurs, Haïlé Selassié, dit le Negus, le lion de judée. La France officielle adopte vis-à-vis de l’Italie fasciste la même politique conciliante que vis-à-vis de l’Espagne franquiste, par crainte de voir ses ennemis se multiplier ; elle prodigue des mesures d’apaisement et de bonnes paroles. Pessah*, Pâques est là. Mais je ne savais pas hélas que c’était le dernier Pessah en famille avec ma mère. Enfants, et bien, on ne s’en fait pas. Pessah, c’est la fête de la mémoire et de l’espérance. Bonne fête, joyeuse fête. A la maison, la table est mise. Nappe blanche, six bougies, argenterie brillante, vaisselle étincelante ! Je revois ma mère qui prie, yeux fermés en extase, son âme danse et chante son amour du seigneur. Tout ce qui rapproche le juif du ciel le sanctifie. Le pain azyme, la matza est là : le messie, oh ! le messie, ma mère ne cessant de le réclamer, d’espérer sa venue, il ne quittait jamais son esprit et dans toutes ses prières chantait souvent, avec des larmes qui coulaient sur son visage amaigri « demain à Jérusalem ». *Pessah : Pâques juives, dure 8 jours. Tout un rituel ; tout d’abord, toute la vaisselle (assiettes, verres, couverts, casseroles..) est mise au placard et l’on fait échange avec une vaisselle étincelante qui avait été elle aussi mise au placard le reste de l’année. Auparavant, toute la maison avait été nettoyée, pendant huit jours, le pain sera proscrit de la maison. On mangera de la matza, composé de farine de blé et d’eau, sans ajout de sel et de levain. Il y a bien d’autres coutumes, mais la religion et moi...

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Et oui, ma mère, comme toutes les mères juives de cette époque, y croyait de toute son âme et, plus tard, bien plus tard, lorsque je suis allée au Mur des Lamentations à Jérusalem, pour la 1ère fois, mes joies, mes émotions, mes pensées étaient toutes vers toi, ma mère. Je n’ai pas de Dieu. Mon père porte une part de responsabilité dans cette absence. Ma mère, elle, me traînait à la synagogue pour me permettre d’acquérir une identité ; elle voulait que je connaisse la parole biblique en hébreu, mais j’avais une âme rebelle, j’avais l’esprit de contradiction, que j’ai toujours d’ailleurs et me détournai de la religion, qui perdit tout sens à mes yeux et à laquelle je devins allergique, et pourtant j’aime la musique sacrée. Dans la France des années 1935/36, il était impossible, même pour un enfant juif, d’être complètement coupé du catholicisme omniprésent dans le pays. Un enfant est influencé par ses amis, par ses aînés. Jérusalem : Peut-on envisager que les israéliens et les palestiniens sont exactement sur le même pied d’égalité à l’égard de la ville sainte ? « le ville doit être considérée comme cité unie pour deux peuples... » Ainsi on gomme d’un trait de plume tout le passé d’une ville qui ne compte pas d’abord et seulement aux yeux des juifs sur le plan politique, mais d’abord et essentiellement comme capitale spirituelle depuis que le roi David l’a choisie pour y établir le centre vital du peuple hébreu. « L’an prochain à Jérusalem » ont chanté dans leur coeur, inlassablement depuis l’an 70, des générations et des générations de ce peuple en exil. On ne peut donner aux Palestiniens et à Arafat un droit que rien ne fonde dans le passé. Leur prétention sur Jérusalem ne date que d’hier. Elle est bâtie sur des visées autant, si ce n’est plus, politiques que religieuses (jamais le peuple juif n’acceptera pareille division) et même, n’ayons pas peur de le dire, injuste à l’égard des juifs qui n’ont pas d’autres capitales de l’esprit, les chrétiens ayant Rome et les musulmans la Mecque. Reconnaître aux juifs la primauté sur Jérusalem n’est pas faire preuve de partialité, c’est être fidèle aux données de l’histoire et de la Bible, c’est aussi faire confiance à ce peuple, dont la grande masse n’est pas intégriste, pour qui le respect des autres religions est un principe sacré. Il sait du reste parfaitement le mettre en pratique, quand il n’est pas menacé dans sa sécurité. Hier encore, l’OLP voulait la destruction d’Israël. Le changement de cap extrêmement récent a de quoi laisser planer de sérieux doutes sur l’avenir. Quand donc le monde, que les lueurs des jours auraient dû éclairer, fera-t-il confiance au peuple juif ?

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Peu de sites plus impressionnants que ceux que l’on voit du Mont-des-Oliviers. Aux premières heures du jour, quand la rosée de la nuit scintille encore sur les dômes, les minarets et les toits plats de la ville, quand la brume se retire des murs et que les rayons de soleil frappent les pierres rougeâtres de Jérusalem, l’on peut contempler l’une des plus grandes merveilles du monde : la cité sainte. Peu nombreux sont ceux qui peuvent regarder cela sans émotion. Qu’il soit juif, chrétien ou musulman. Histoires, religions, traditions, elles sont légions, furent crées dans cette cité, d’où elles ont tirées leurs forces vitales. Depuis que David acheta a Aravna le Jébuséen, une aire sur le Mont Moriah et y établit la demeure du roi et de Dieu, aucune génération ne s’est sentie libre de se désintéresser de ce lieu. L’israélite, le croisé et l’israélien en ont fait la capitale de l’état, bien que la politique, l’économie et la stratégie eussent pu porter leur choix sur d’autres places. Quant aux Byzantins et aux Turcs, ils en ont fait le centre de leurs pratiques religieuses. Les rayons du soleil butent contre les cailloux. C’est ici que tout a commencé, ici, sur cette pente, s’éleva la cité de David, fondée il y a 3000 ans environ. Si peu de géographie et tant d’histoires. La cité de David était une bande de terre allongée, qui montait de la piscine de Siloé, dans la vallée de Cedron, à l’esplanade du Temple, 800 mètres de sol aride. Les murs qui protégeaient l’ancien établissement jébuséen furent consolidés par David et plus tard élargis de façon à inclure la colline de Moriah avec le Palais royal et le Temple de Salomon. La source de Guihon au nord et la source de Roguel au sud fournissaient l’eau à l’homme, à l’animal et aux vergers des alentours. Un tunnel avait été creusé dans le roc par les architectes du roi Ezechias pour amener de l’extérieur de la ville à la piscine de Siloé, à l’intérieur des murs, de l’eau en quantité suffisante en temps de guerre, et dans la cité de David se trouvait le Saint des Saints de la 1ère grande religion monothéiste. Celle-ci a donné naissance à ses deux puissantes descendantes, qui ont ardemment accepté son enseignement sans toujours reconnaître volontiers leur parenté. Là était le 1er Temple d’une religion qui n’avait pas besoin de peintures et de sculptures représentant l’Irreprésentable. Jérusalem devint la capitale du royaume et le demeura pendant cinq siècles. La puissante Babylone détruisit le Temple, saccagea la cité et traîna ses habitants en captivité. Mais la nation conserva dans le chant et la prophétie l’image du passé glorieux de sa capitale. Ceux qui, trois générations plus tard, pour revenir au pays, considèrent comme leur devoir sacré de reconstruire l’ancienne capitale et de bâtir le second Temple. Lentement la cité reconquit son ancienne position et même la surpassa...}

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Revenons en quelques lignes sur la famille proche : du côté maternel, un frère marié et deux garçons. Mon oncle, je ne l’ai pas connu, je crois me rappeler qu’il est mort en 1924. Ma tante s’est remariée. L’aîné de mes cousins germains, Jacques, qui fut déporté avec femme et enfant, avait une bonne situation dans le vêtement pour dames ainsi que ma tante qui confectionnait des tailleurs pour dames et qui vendait une partie de sa fabrication au carreau du Temple et l’autre à des grossistes. Le cadet, Marcel, deviendra plus tard, après la libération sous le nom de Marcel Fagès, un réalisateur à la première chaîne de télé jusqu’à sa retraite. Tous les jeudis, ou un jeudi sur deux, ma sœur et moi passions la journée chez notre tante maternelle ; changement de décor - ils étaient bourgeois. Marcel m’apprit beaucoup de choses de la vie ; nous avons fait ensemble les 400 coups, il était plus âgé que moi d’une année mais il avait un certain ascendant sur ma personne. Nous avons fait ensemble les grands cinémas, les grands boulevards, les Champs-Elysées, les music-halls, les musées. Il m’a prêté les premiers romans que l’on lit lorsqu’on est adolescent, les Trois Mousquetaires, le Comte de Monte-Cristo, les Pardaillans, c’était pour moi la connaissance de grands auteurs, et dans Michel Zevaco (les Pardaillans), le sexe n’était pas absent. Jamais je n’aurais connu tout cela chez mes parents, nous avions le nécessaire mais pas le superflu. Le soir, après dîner, nous étions raccompagnés à domicile dans la traction-avant Citroën de Jacques, l’aîné, la plus grosse, la plus belle 15CV de l’époque. Je crois que cela a marqué la fin de mon enfance. Du côté paternel, un frère à Paris, un frère en Belgique, à Anvers. Aux Etats-Unis également, frères et sœurs et sûrement même des grands-parents, mais dans ce temps-là... nous étions tenus au secret, et pourtant dans la chambre, un beau portrait de famille, celle de la famille de mon père, trônait, accroché au mur. Le seul frère du côté de mon père, que nous visitions de temps en temps, ma sœur et moi, habitait Montreuil. La famille de mon oncle, qui était également vernisseur aux tampons, était une famille nombreuse, cinq garçons, une fille ; sauf un garçon toute la famille plus un gendre et un petit-fils furent déportés, un seul membre de la famille survécut, le père -mon oncle. Du côté belge, le frère est venu nous voir, une seule fois, peu avant la guerre, depuis plus aucune nouvelle. Que vous dire de la vie quotidienne ; des promenades avec mon père, le dimanche, toujours les mêmes, Gobelin-Italie, Italie-Gobelin. Je vous explique ; du bas de l’avenue des Gobelins jusqu’à la place d’Italie puis sur l’autre trottoir de la place d’Italie jusqu’au bas de l’avenue des Gobelins et ensuite la maison; du bon souvenir d’un cousin qui était

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forain et qui tenait une loterie au carrefour des Gobelins deux fois par an. C’était la fête dans le quartier, une petite foire du trône en miniature avec ses grands manèges, ses autos-tamponneuses, ses cirques, ses attractions, ses flonflons nous transportaient de joie. Ma sœur et moi nous rendions visite à notre cousin à son stand car il nous donnait des bonbons et nougats. Je me souviens même d’un dimanche où il est venu déjeuner à la maison. Une fois, une seule fois, notre père, à ma sœur et à moi, nous paya un tour d’un grand manège, la chenille qui se couvre pendant son trajet ; c’était une réclame, cela ne coûtait que vingt-cinq centimes la place au lieu de un ou deux francs de l’époque. Je me souviens également du phono que l’on remontait avec une manivelle ; quel phonographe ! La voix de son maître, avec l’emblème du chien assis sur son train arrière; je me souviens encore de certains disques que mon père aimait entendre, le marché persan, la danse du sabre, la Tosca, mais aussi pas mal de disques en yiddish. Vous entretenir un peu plus sur l’avenue des Gobelins. Elle commençait au bas de la rue Monge et de la rue Claude Bernard, l’avenue des Gobelins montait jusqu’à la place d’Italie, en bas le cinquième, en haut le treizième. Passé le carrefour des Gobelins et le bd St-Marcel, d’un côté, le bd Arago, de l’autre, sur la droite en montant, la manufacture des Gobelins ; des tapisseries formidables et trois cinémas, dont un jouait encore jusqu’en 1941, des films muets, surtout des films américains, avec comme accompagnateur sonore un piano et son pianiste. Une salle toujours enfumée, puis deux autres dont la Fauvette qui de temps en temps faisait théâtre. Sur la gauche, en sens inverse, le « théâtre des Gobelins », avec des loges sur le côté, car c’était un ancien théâtre, et le Kursaal. La majorité de ces cinémas dans le quartier sont encore présents, avec des salles multiples. D’un taxi que nous avons pris un dimanche pour aller à un mariage, quel événement, un taxi. Et puis plouf, à peine assis, la roue arrière droite éclata sur le bd St-Marcel. Les taxis G7 d’alors n’étaient pas des véhicules ordinaires mais des voitures de place avec vitres de séparation et strapontins qui se dépliaient et se repliaient en trois morceaux. Mais le plus important pour nous, et surtout pour mon père, fut l’acquisition d’un récepteur de T.S.F., presque tous possédés, à l’époque, par des citadins. Au temps où la radio ne fonctionnait que par le relais de la prise de courant, le poste n’était pas le gadget que l’on met dans sa poche, mais un meuble entre les meubles, trônant sur le buffet de la salle à manger ou sur la commode de la chambre, un instrument un peu magique autour duquel on se rassemble, comme jadis autour de la cheminée. La T.S.F. va cependant jouer un rôle capital dans notre histoire nationale. La T.S.F. de la maison, mon père en était très fier, elle avait du occasionner beaucoup de sacrifices; c’était un beau meuble, avec six lampes.

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Tous les soirs, collant l’oreille au haut-parleur, car je pense que son audition n’était pas parfaite, comme moi maintenant, il essayait de capter toutes les nouvelles de l’étranger, de Pologne, de Russie, mais surtout d’Allemagne, où il se passait beaucoup de choses et où les aboiements d’Adolphe Hitler, chancelier du Reich, me donnait la chair de poule. Je n’y comprenais pas grand-chose, sauf que dans son long discours il prononçait le mot « yid », juif en allemand, et lorsque mon père allait se coucher, je voyais son inquiétude sur son visage. Il n’est pas inintéressant de noter que l’homme de gauche qu’était mon père avait sans réserve transposé l’anticléricalisme traditionnel de la gauche en antirabbinisme qui le faisait déserter la synagogue. Mon père ne sanctifiait pas le Shabbat, ni Kippour*, ni Roch-Achana*, sauf pour les traditions de la table. Vingt-quatre janvier 1937 : ce jour-là maudit soit-il. Jour de malédiction, de châtiment et de deuil, pourquoi est-il né ? Ma mère est morte après quelques jours d’hôpital. Les docteurs ont dit « rien à faire, pleurésie, le coeur... arrêt cardiaque. » La pénicilline n’existait pas en ce temps-là. La mort, c’est quoi au juste ? Simple fermeture de parenthèses. Quoi qu’il en soit mon père, cet homme sans prétention, sans relation, s’orienta et essaya de trouver sa route. J’ai du mal à retrouver mes marques, mes sensations et ma mémoire. J’ai souvent, au cours de mon existence ultérieure, surtout quand mes propres enfants étaient encore petits, songé à tout ce que fut la vie écrasante de mes parents, la succession d’épreuves dont leur vie fut marquée. ils ont tous deux un peu plus de vingt ans quand éclate la 1ère guerre mondiale ; si celle-ci les épargne je ne sais comment, elle les prive radicalement de leur jeunesse. Mariés peu après la guerre finie, ils accueillent leur premier enfant. La crise économique éclate, à peine quelques années d’un mieux, altérées déjà par la menace incarnée par la montée de l’Hitlérisme en Allemagne, de l’antisémitisme en France, presque partout règne un antisémitisme latent à peu près inconscient fait de défiance, de répulsion, de préjugés, beaucoup moins apparent dans notre cinquième arrondissement, que dans le troisième, dixième, onzième, dix-huitième, et vingtième. On mit ma mère en terre dans le caveau de la « Czentsochow »* société, puis la famille éclata... *Kippour : « le jour de Grand Pardon ». A lieu dix jours après le jour de l’an juif. Est marqué par un jeûne de 24 heures. *Roch Achana : Nouvel an juif. *Czenstochow : lieu de naissance du père, en Pologne. C. Société : Fédération des sociétés juives de France.

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Qu’est-ce qu’une mère ? Plus qu’un père, plus qu’un frère ou qu’une sœur. C’est autre chose. Une compagne de route ; avec elle on construit et on tente de conquérir l’impossible quitte à le sacrifier plus tard. Les premières angoisses, mes premières joies, l’éveil du désir, c’est à sa mère qu’on les communique. En rêve, je rêve, j’aimerais garder ma mémoire ouverte. Souviens-toi, souviens-toi du nom que tu portes, tâche de ne pas lui faire honte. J’appartiens à une génération obsédée par le souci de tout retenir, de tout transmettre. Pour aucune autre le commandement souviens-toi n’a eu autant d’importance ni autant de signification. Tu as eu le temps. Combien de temps ? Laisser l’oubli effacer les dernières traces des victimes ? Attendre peut-être que je tombe malade, ou que j’oublie? Se souvenir, c’est faire revivre le passé, éclairer visages et événements, c’est dire non à l‘oubli, à la mort. Dans l’histoire de France, la catastrophe est, s’agissant des juifs, sans précédent. Ils sont dans le sens du terme, déboussolés. Des dizaines de milliers de juifs français ou immigrés se trouvent ballottés, désespérés parce qu’ils ne savent pas exactement ce qui les attend... J’ai cherché, trouvant parfois et ne trouvant rien. J’ai aimé j’ai fait du mal et du bien, ri à haute voix et pleuré en silence. Et la vie, c’est quoi au juste? C’est un ami, une amie, c’est celui qui pour la première fois te rend la main, conscient de ta solitude, te fait regarder sans honte, t’ouvrir sans te diminuer. J’ai trouvé cette amie ; ma cousine Rosette, avec qui je suis partie à la campagne après la mort de ma mère, à St-Germain-sur-Avre, près de Dreux, à cette période une certaine France profonde. J’y ai passé là quelques bons moments de ma vie. Nous étions tous deux de jeunes adolescents, et tout s’éveillait en nous, la nature, les sens, le bonheur quoi. Qu’elle était belle ma cousine... Mon père plaça ma sœur, toute rondelette, chez ma tante maternelle et nos deux cousins germains. Mal lui en pris, car ma tante, croyant bien faire, fait suivre un régime draconien pour que Suzanne maigrisse. Elle se plaint de ses mauvais traitements auprès de mon père. Celui-ci la retire, se fâche avec ma tante et nous amène celle-ci à St-Germain ; un éléphant dans un jeu de quilles. Nous, nous étions si bien, comme deux coqs en pâte, nous voilà une intruse. Que vous dire de cette petite ferme qui fut notre gîte quelques temps ; formée d’un corps de bâtiment principal, à sa droite deux chambres, à sa gauche un bâtiment attenant servant de débarras et de poulailler et d’un grenier qui servait de chambre également. En entrant à gauche, la cuisinière, la cheminée, dans le fond le grand lit perché haut sur pattes, il fallait presque prendre un tabouret pour grimper dedans, ce lit

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pour le père et la mère, puis un escalier et la porte à droite pour aller dans les chambres voisines. Le père, infirme, qui allait au travail dans une voiturette d’handicapé, un grand fils qui travaillait également dans la même entreprise que son père, une imprimerie je crois, distante de quelques kilomètres du logis, le fils prenait le vélo. La mère s’occupait des volailles et des lapins, d’une ou deux chèvres et d’un cochon. Il n’y avait ni électricité ni eau courante à l’évier, mais devant le corps principal du bâtiment à la droite de l’entrée, un robinet d’eau courante. Pas de chauffage central mais une cuisinière qui était allumée hiver comme été et une cheminée qui était alimentée au bois pendant la saison froide. Les fermes n’ont généralement aucun confort à cette époque; des cours boueuses où courent la volaille et le chien, mal aérées, une nuée de mouches qui entretiennent un abondant fumier, des rubans de glu, accrochés au plafond, que les courants d’air font bouger avec leur cargaison de bestioles. Tout était sale dans cette maison, avec un désordre indescriptible mais aussi quelque chose de fantastique pour nous adolescents, des sous, des petits sous que l’on trouvait cachés un peu partout, dans les tiroirs, sous des pierres, sous des piles de bois et dans le poulailler. Nous étions devenus des clients attitrés de la marchande de bonbons devant l’école. Il faut vous dire que chez ces gens-là, les fins de semaine n’étaient pas tristes car le père, la mère et le fils se disputaient les bouteilles, le vin, le cidre et surtout le cidre bouché. Les mots gentils et les coups volaient bien bas entre eux, mais nous, nous n’avons jamais eu à déplorer un mauvais coup ou des paroles outrancières pendant ces week-ends si chaleureux. Je faisais tous les jours un bon kilomètre pour me rendre à l’école et ce quatre fois par jour. Nous avions une classe unique avec trois divisions. La mairie sur la place, deux ou trois grands tilleuls communaux et l’épicerie-mercerie, tabac, journaux et surtout des bonbons à côté de l’école ; j’aimais l’école, chahuté au début, forcément, un parisien, puis bien accepté par la suite, vues mes bonnes dispositions pour l’étude. Les marchands ambulants s’arrêtaient devant notre portail et c’était toute une joie de s’achalander devant une camionnette. J’ai donc côtoyé une importante population paysanne ; mes colonies de vacances, St-Germain-sur-Avre, plus tard Villeparisis. Je ne soupçonnais pas à l’époque les raisons pour lesquels je me sentais curieusement accordé à la vie de campagne. Je l’ai mieux compris plus tard. C’était l’époque où nous allions, ma cousine et moi, ramasser des champignons, chercher des escargots après la pluie, cueillir des pissenlits. Nous allions à la ferme voisine chercher du fromage, à l’heure de la traite chercher du lait encore chaud qu’on ramenait dans un grand pot au lait, époque encore heureuse... Faut-il que l’on se vante d’avoir fait manger du chat en guise de lapin à nos parents qui venaient ensemble nous voir environ une fois par mois, ma cousine, ma sœur et moi ?

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Et puis ce qui devait arriver arriva... Ma sœur, encore une fois, s’est de nouveau plainte auprès de mon père de ses « mauvais traitements » ; donner à manger aux volailles, aux lapins, porter des épluchures et des patates avec de l’eau de la vaisselle au cochon ou aller laver son linge au lavoir communal avec tous les ustensiles sur une brouette. Et nous avons plié bagages et nous sommes rentrés à Paris. J’ai eu beaucoup de chagrin à être séparé de ma cousine Rosette que je n’ai jamais revue -elle fut déportée... De nouveau dans la capitale pour quelques jours, entre deux « placements », la date exacte, je ne puis vous la donner, ma mémoire me fait défaut mais c’est à ce moment-là, le premier semestre de l’année 1938 que nous avons visité l’exposition universelle. Visite qui est restée dans ma mémoire comme une image qui n’en finit pas... Albert Lebrun, président de la République, inaugure l’exposition le quatre mai. Cents hectares sur les deux rives de la Seine. Les pavillons de l’URSS et de l’Allemagne dressés face à face, de part et d’autre de l’esplanade du Trocadéro paraissent se défier. L’aigle qui couronne le pavillon du troisième Reich haut de vingt-quatre mètres jette un regard perçant au couple musclé qui brandit au sommet de l’édifice des soviets, à trente-trois mètres de hauteur, la faucille et le marteau. Cinquante-deux pays sont représentés à cette exposition internationale, le pavillon de l’Italie fasciste dans un décor de cinéma, celui de l’Espagne où plane le poids d’une vraie tragédie. Plus tard, bien plus tard, je me suis rendu à l’exposition universelle de Séville en souvenir de celle de Paris pour faire une comparaison mais je n’ai point retrouvé mes sensations de 1938. Et puis pan ! Voilà qu’un beau matin on est parti Pas pour la mer mais pour Villeparisis La grande banlieue nord de Paris Cela s’appelait Mitry-Mory. C’était un collègue de travail du père, juif également, Reichman qu’il se nommait, dont son épouse, de religion catholique, gardait les enfants, six en tout, plus deux de leur noce ; huit adolescents en tout. Un pavillon assez grand nous servait de logement mais les chambres, plutôt les dortoirs, étaient plutôt exigus. Je dormais dans un lit cage, lit de fer pliant que l’on ouvrait à l’heure dite dans le couloir. Je pense me souvenir que les filles avaient une chambre plus convenable. En face du pavillon, il y avait un grand terrain vague qui nous servait de stade de football ; nous formions à nous tous une équipe au complet. Nous étions donc une famille nombreuse et Mr Reichman, tous les samedis, ramenait des provisions qu’il allait acheter à moindre prix aux Halles de Paris; il revenait tellement chargé qu’on aurait dit un baudet. Nous mangions en guise de viande beaucoup de triperie ou si vous préférez des

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abats : tétine, coeur, pieds et tête de veau, foie de génisse, cervelles, tripes... Cela ne m’a pas déplu. Il y avait une importante population d’ouvriers qui allaient au labeur par le train tous les matins. Puis des retraités dans de jolis pavillons. Le point névralgique où s’exprimaient toutes les pulsions de la ville de Villeparisis de Mitry-Mory était la gare avec son passage souterrain qui débouchait sur la place du marché. Ce qui séparait l’amont de l’aval des deux bourgs, était-ce une différence de nature économique le fait que les uns fussent moins aisés que les autres ? il est juste de dire que l’on trouvait à l’époque moins de propriétaires de villa à Villeparisis qu’à Mitry-Mory, beaucoup plus résidentiel. J’aimais aller au marché le jeudi, qui faisait accourir dans les carrioles, paysans, paysannes et maraîchers des environs avec leurs légumes et fruits de saison. Nous avons fait les 400 coups avec mes camarades de pension. Chaparder dans les boulangeries les bonbons et chocolats que nous n’avions pas à la maison, apprendre à fumer n’importe quoi du moment que cela faisait de la fumée, piquer sur les étalages au marché, faire des misères aux filles, plus d’autres et encore d’autres dont les souvenirs s’estompent ou que je ne veux pas me remémorer. Près de notre demeure, il y avait un grand parc, nous y avons passé, mes camarades et moi, de longues fins d’après-midi. Il était de tradition que le dimanche après-midi se mêlat une foule endimanchée de petites gens des cités ouvrières et les belles familles du Sacré-Coeur... Mais c’est aussi l’époque où l’on se lance désormais à la tête des chants patriotiques, où l’internationale rythme les fêtes champêtres et qui deviennent autant de manifestations politiques. C’est souvent la fête dans ce grand parc Richelieu et toutes les fêtes de ces derniers étés s’effacent brutalement. Puis, par un beau dimanche d’hiver, le père est venu nous voir, nous a fait faire les valises, puis nous avons pris le train et sommes rentrés au bercail. Dans le train, avec d’infimes précautions, il a annoncé qu’il s’était remarié et que nous avions une seconde maman, qu’il faudra être raisonnable avec elle, sage et bien écouter. Avons-nous été sages et raisonnables ? Non, certainement pas. Des misères sûrement, et ma sœur beaucoup plus que moi car, je pense, à ce moment-là, elle aurait préféré garder toute l’affection de mon mère pour elle seule. Moi, sans jamais pouvoir la considérer comme ma mère, j’ai entretenu avec ma belle-mère des relations privilégiées. J’ai toujours essayé, autant que peut se faire d’être correct, d’écouter et d’aller aux provisions pour l’entretien de la maison. Je suis certain qu’elle fut toujours une brave femme et une femme brave, qu’elle fut une très bonne mère pour la fille qu’elle porta de mon père; qu’elle a si peu connu.

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Je suis retourné à l’école de la rue de l’Arbalète. Au mois de juin, j’ai obtenu mon certificat d’études primaires ; j’avais douze ans. Je fus reçu premier de l’arrondissement avec une bourse, ce qui ne donna lieu d’ailleurs à aucun commentaire ni réjouissance familiale. Mon père avait une philosophie particulière lorsque je lui apportais mon carnet scolaire avec mes bonnes notes -Tu travailles pour toi, disait-il, pas pour moi. La bourse, entre parenthèses, vu les circonstances, je ne l’ai jamais touchée... Pour parler moderne, je vais faire un flash-back, et vous narrer une histoire qui a eu de très grands retentissements pour le monde juif en Europe et pour mon père en particulier ; car à partir de cet événement, malgré sa naissance à Czenstochow en 1894, il perdra sa nationalité polonaise pour devenir, inscrit sur tous ses papiers, de nationalité indéterminée, et à partir de ces jours terribles, étranger, apatride... Le six novembre 1938, un jeune juif polonais de dix-sept ans, Herschel Grynspan, abat à coup de revolver un conseiller d’ambassade d’Allemagne à Paris, Ernst Von Rath. Le motif de son geste est le suivant : ses parents habitent depuis de nombreuses années à Hanovre où le jeune homme est né en 1921 où il a vécu jusqu’en 1936, date à laquelle il est venu rejoindre son oncle à Paris. le sept octobre 1938, le gouvernement polonais ordonne à ses nationaux vivant à l’étranger depuis plus de cinq ans de renouveler leur passeport avant le trente octobre sous peine d’être déchus de la nationalité polonaise. Une instruction secrète a été donnée aux consulats de refuser le renouvellement des passeports aux juifs qui, de cette façon, deviendraient apatrides à partir du trente octobre. La Gestapo eut vent de cette instruction et Himmler ordonna l’arrestation immédiate de plus de dix-sept mille juifs vivants en Allemagne et en Autriche et leur rapatriement forcé avant le trente octobre en Pologne. Les autorités polonaises fermaient leurs frontières devant cet afflux de gens, tandis que les autorités allemandes interdisent leur retour. Les malheureux, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs malades, se trouvant ainsi abandonnés par un temps rigoureux entre les frontières et dans une situation dramatique dont les polonais portent autant la responsabilité que les allemands. Les parents du jeune Grynspan se trouvent parmi ces juifs. Dans la nuit du neuf au dix novembre, une instruction est diffusée à travers toute l’Allemagne ; elle prescrit de provoquer immédiatement un pogrom, mouvement antisémite souvent organisé par les autorités et marqué par des pillages et des massacres, de saccager et d’incendier les synagogues, les appartements des juifs et leurs magasins et d’arrêter autant de juifs que possible. Le pogrom, d’une ampleur encore jamais vue dans l’histoire, dégénère rapidement en pillage général, lynchages, meurtres, viols et il reste connu sous le nom de Nuit de Cristal à cause des innombrables vitres et glaces brisées. Pendant cette seule nuit sont tués 36 juifs, 36 autres grièvement blessés, détruites ou incendiés plus de 250 synagogues ; plus de 7000 magasins sont pillés et saccagés,

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innombrables appartements, écoles et locaux divers ; 30 000 juifs allemands sont arrêtés et envoyés dans des camps de concentration. Au printemps de 1938, des juifs de Vienne sont pris à partie en pleine rue et obligés de se déshabiller publiquement. Devant des foules placides et intéressées, les nazis contraignent les juifs et surtout les juives à courir nus ou à s’exposer à la curiosité générale. Une ordonnance, après la Nuit de Cristal, oblige les juifs à déblayer et à raser les ruines des locaux incendiés et à nettoyer les rues et les chaussées remplies des débris du pogrom. On oblige les juifs à nettoyer les chaussées du pogrom et les trottoirs avec des brosses à dent... L’histoire des juifs est à la fois intensément divisée et intensément humaniste. C’est l’homme, la femme et l’enfant qui occupent constamment le devant de la scène, mais les juifs furent le premier peuple à trouver des mots pour exprimer les plus profondes émotions humaines, les sentiments que suscitent la souffrance physique ou morale, l’angoisse, le désespoir et la désolation, mais aussi trouver les remèdes pour l’espérance, la confiance dans le secours divin, la pénitence, la justice, le regret. Le « yiddish » était une langue riche et vivante, l’idiome populaire de la cité juive ; le yiddish ne connaissait pratiquement pas de mots pour désigner les animaux et les oiseaux, idem pour son vocabulaire militaire. Mais pour comprendre, il y avait l’allemand, le polonais ou le russe ; le yiddish avait emprunté à l’arabe, à l’hébreu, à tout ce qu’il trouvait sur son chemin ; il donna en retour à l’hébreu et à l’anglo-américain. Le yiddish avait une certaine subtilité dans le domaine de la représentation des types humains et de leurs émotions. C’était la langue des petites gens de la rue, des laissés pour compte qui ont appris la vie à la dure, la langue de la résignation, de la souffrance, de l’humour, de la superstition, de l’ironie mordante. Il y eut une abondante littérature, d’histoires, de poèmes, de pièces de théâtre, de chansons, certaines très célèbres, des centaines de titres de journaux imprimés en yiddish de par le monde. Pourtant sa destinée, si riche, fut bientôt empêchée... Le treize mars 1938, rattachement de l’Autriche à l’Allemagne ; cette victoire éclatante, surnommée l’Anschluss, obtenue, la grande Allemagne se tourne contre la Tchécoslovaquie qu’elle cerne aux trois-quarts. Prague s’est résigné à abandonner les territoires que réclame Hitler, les Sudètes, dont les habitants sont en grande majorité allemands, mais refuse la remise immédiate et mobilise.

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A la suite d’un ultimatum lancé par Hitler à la Tchécoslovaquie, Daladier, notre Premier Ministre de l’époque et Chamberlain, premier ministre anglais se rendent à une conférence les vingt-neuf et trente septembre 1938 à Munich. La fameuse conférence de Munich qui eut un tel retentissement à travers toute l’Europe et qui ne fut qu’une duperie. Hitler est autorisé à annexer par étapes les territoires revendiqués et la Tchécoslovaquie, en deuil, s’incline devant l’inévitable. La guerre est écartée... Après Munich, le Führer avait assuré à l’Europe qu’il n’avait plus de revendications territoriales. Or, en mars 1939, les troupes allemandes ont envahi la Bohême-Moravie, tandis que la sécession slovaque, encouragée par Berlin, parachevait la destruction de la première République tchécoslovaque. Dans un débordement de joie, Daladier fait à Paris une rentrée triomphale comme, à Londres, Chamberlain. Les foules croient que vingt années de paix sont assurées. Munich n’apporte qu’un sursis dérisoire... Toutes ces péripéties sont restées gravées dans ma mémoire. Que de fois ai-je vu aux actualités Pathé-Cinéma de l’époque et plus tard également, les images de cette foule délirante venir applaudir Daladier à se descente de l’avion revenant de Munich et on le voit, lui, avec une mine triste, sachant très exactement que la guerre évitée pendant ces deux journées n’était que partie remise. La défaite de la République espagnole au début de 1939 apporta à la France un flot de réfugiés espagnols. Il vint beaucoup plus d’espagnols que de juifs. Dans les dix jours qui suivirent l’effondrement de la résistance républicaine, plus de 400 000 espagnols et volontaires internationaux affolés, épuisés, et affamés se réfugièrent en France. Le gouvernement français les parque dans des camps. Pendant ce temps-là, en France, tant de bruits et de nouvelles contradictoires circulaient parmi la population juive. Le grand rabbin de Paris, Julien Weill, assura que la tristesse causée par le sort des juifs allemands ; je compatis, disait-il, à la douleur des 600 000 juifs allemands, mais rien ne m’apparaît plus précieux et plus nécessaire que le maintien de la paix sur la terre. C’est avec des paroles de ce genre que mon père prenait de plus en plus en grippe la religion. Les juifs avaient été persécutés pendant plus de 1500 ans, leur longue expérience leur avait appris que la résistance coûte des vies au lieu d’en épargner. Leur histoire, leur théologie, leur folklore, leurs structures sociales, leur vocabulaire même leur avait appris à négocier, à payer, à plaider, à protester, pas à se battre. La grande majorité des juifs qui restèrent en Allemagne, plus allemands que juifs, se laissèrent tromper et se trompèrent eux-mêmes. Leur histoire leur disait que toutes les persécutions, même les plus cruelles, avaient un terme, que les prétentions, même les plus acharnées avaient des bornes.

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Qui aurait pu concevoir pareil monstre ? Les juifs, à la différence des chrétiens, ne croyaient pas que le démon avait forme humaine. Les nazis firent un usage impitoyable de la sociologie et de la psychologie juives. Ils exploitèrent la communauté juive de chaque ville, de chaque région afin d’amener les responsables juifs à préparer eux-mêmes leurs pertes ; dresser des listes de noms, déclarer les naissances et les décès, concentrer les juifs dans des immeubles particuliers ; préparer des plans et des cartes. Ainsi l’élite juive tendait à être soumise, craintive et délatrice ; en retour, ses membres reçurent privilèges et pouvoir sur leur compagnons d’infortune. Les juifs en grand nombre ont gardé des persécutions anciennes, celle de Russie en particulier, une déplorable habitude, celle de recevoir des coups et de ne pas protester, de plier l’échine, d’attendre que l’orage passe et de faire les morts pour ne pas attirer la foudre. En septembre 1938, il y eut à Paris et dans de nombreuses villes de France des manifestations contre les juifs et c’est à ce moment critique que Grynspan commit son acte... 1938 fut l’année cruciale, tensions intérieures et les menaces de guerre mirent les juifs en vedette, et petit à petit la fin de l’année s’écoule avec ses bons et ses mauvais jours. Tout va bien pour nous, malgré une certaine crainte, le père travaille, la rentrée scolaire se fait correctement et c’est ma fin d’étude en école primaire élémentaire. Le seize mars 1939, ce jour-là, Hitler entre à Prague et c’en est fini de la Tchécoslovaquie. Un bel été tire à sa fin. Je vais sur mes douze ans et rien en ces dernières semaines me semble encore avoir troublé l’ordre de mes jours. tout de même le pacte germano-soviétique, signé le vingt-trois août a suscité des discussions enflammées dans l’entourage et a laissé mon père tout meurtri. Un coup de tonnerre, c’est le mot qui reviendra souvent dans les conversations adultes. Dès l’annonce du pacte, des groupes hostiles se forment devant le siège parisien du parti communiste et devant les locaux des journaux du parti ; avec les pierres, volent des injures que, dès le lendemain, la presse bourgeoise répétera avec un évident plaisir. Le « coup de tonnerre » a semé bien des troubles parmi la population dite de gauche, il a suscité nombre de discussions et de rancoeurs ; la surprise est la même pour tous mais surtout l’homme de la rue et plus tragiquement encore pour mon père, qui croyait dur comme fer au bienfait du bolchevisme et de la lutte des classes. Le pacte germano-soviétique excite l’hostilité des foules contre le seul parti qui ose, avec précaution, s’en faire le défenseur.

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C’est devant la résistance inattendu des Britanniques aux exigences allemandes sur Dantzig que le Fürher choisit, fin juillet, l’annonce de la signature imminente d’un pacte germano-soviétique qui fît l’effet d’une bombe dans l’opinion occidentale. Les occidentaux accusèrent Staline de les lâcher, et loin de réagir dans les faits à l’invasion de la Pologne, ils déclarèrent la guerre à l’Allemagne sans menacer son territoire. Entre deux événements très importants de l’histoire du monde, j’ouvre une parenthèse pour une anecdote. Mon père avait un très bon camarade qui habitait, lui et sa famille, à quelques encablures de chez nous. Ils se voyaient assez souvent pour discuter des événements du monde, parfois même très chaudement, environ une soirée par semaine, et notre père nous emmenait avec lui car ce camarade avait une particularité qui nous enchantait ma sœur et moi ; il fabriquait des pralines le soir, chez lui, pour les revendre le lendemain mis en petits sachets sur les champs de courses ou les fêtes foraines; c’était un marchand ambulant. Ce camarade qui avait une vista extraordinaire sur les événements avait engagé mon père à partir avec lui et sa famille en Argentine, ce qu’il fit car disait-il la foudre va nous tomber sur le tête, à nous juifs. Mais mon père, portant très au courant des événements, même s’il l’avait voulu -le voulait-il ?- n’aurais pas pu fuir avec sa famille car souvent sans pécule. C’est à quatre heures du matin, ce premier septembre 1939 que l’armée allemande a envahi la Pologne sans déclaration de guerre, et dès ce jour des affiches blanches surmontées de deux drapeaux tricolores croisés, à la hauteur de la hampe, fleurissent sur tous les murs. C’est la mobilisation générale. Le trois septembre, après d’inutiles tergiversations, la Grande-Bretagne et la France déclarent la guerre à L’Allemagne. Quel fut mon état d’esprit, à moi, jeune adolescent, dans ces jours de mobilisation et de la déclaration de la guerre ? Extérieurement, un maintien contenu, et à l’égard de la famille des attentions soucieuses. C’est dans les deux ou trois premières semaines de septembre que les effets de la mobilisation et de la guerre sont les plus visibles. Jour après jour, le métro, dont la plupart des stations avaient été fermées, rouvre ses grilles ; les taxis, qui avaient abandonnés Paris, reviennent ; avec les stations de métro rouvrent les portes des bureaux de poste. Mon père avait été mobilisé et était parti dès les premiers jours ; il était « engagé volontaire », et était en garnison à Sept-Fonds, dans les Pyrénées Orientales pour manoeuvres et instructions.

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L’entrée de l’Armée Rouge en Pologne orientale le dix-sept septembre fut également un événement important. Ce fut tout simplement le résultat concret du pacte entre les allemands et les soviétiques ; on se partage le fromage. A l’invasion de la Pologne, la SS commença à enfermer les juifs dans des ghettos et à massacrer les élites polonaises. En septembre 1939, ni les français, ni les britanniques ni les soviétiques n’avaient pris la mesure du national-socialisme. Ils devaient bientôt apprendre à leurs dépens ce qu’il coûtait de laisser Hitler libre de déployer son énergie maléfique. Tout était donc paré quand à l’heure dite, le premier octobre, l’école ouvrit ses portes. Je changeais d’école ; je rentrais à l’école complémentaire, cours A, Bd St-Marcel, pour obtenir le brevet élémentaire. La vie n’est pas facile à la maison. Notre belle-maman est enceinte et doit bientôt accoucher. Plus de salaires, mais des allocations militaires du fait du nouveau statut du père, militaire. J’ai accompagné ma belle-mère à la mairie du cinquième, bureaux militaires, pour affronter les fonctionnaires municipaux car parlant fréquemment un français qui blessait l’oreille, les juifs étrangers étaient les victimes des mauvais traitements systématiques ou involontaires. Je pense qu’il ne rentrait pas beaucoup d’argent à la maison, mais cela nous permit de vivre en attendant les jours meilleurs... L’hiver 1939/40 fut rude, je m’en souviens bien. Renée, ma demi-sœur est venue au monde au mois de janvier, le vingt-quatre, dans un bien mauvais moment. J’ai souvent fait le siège de notre bougnat, notre marchand de charbon habituel pour obtenir un sac de cinquante kilos de « boulets » pour alimenter la cuisinière et nous chauffer; mais je crois, à la vérité, de dire que Mr Louis, notre marchand, qui fut toujours notre fournisseur et nous connaissait, ma sœur et moi, depuis notre tendre enfance, ne nous a jamais fait attendre longtemps, malgré la pénurie. En classe, je n’avais guère de quoi entretenir mes passions patriotiques et guerrières. Ni la répression anticommuniste à l’intérieur, ni le double martyre polonais n’étaient de nature à retenir mon attention. Renée devenait un beau bébé et, semaine après semaine, mois après mois, elle profitait et se foutait complètement de la guerre et de ses conséquences. De plus en plus je m’occupais d’elle et elle y prenait goût. Ma grande sœur se plaça dans un commerce alimentaire, une charcuterie ou une boulangerie au début et ne rentrait au bercail que le dimanche. Après un ultimatum, l’Armée Rouge prit, sans coup férir, possession des états baltes (Lituanie - Estonie - Lettonie). La guerre de Finlande ne m’atteignit guère, malgré tous les exploits de la petite armée finlandaise relatés dans tous nos journaux, contre

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l’ours russe. Seule l’expédition de Norvège, quand les troupes françaises, polonaises, norvégiennes et anglaises reprirent victorieusement Narvik m’enthousiasma un peu. Les civils seront désormais en première ligne. Aussi, avant même le déclenchement des hostilités nous a-t-on appris à l’école la signification des brassards qui fleurissent au bras des hommes de la défense civile : brassard jaune, bleu et rouge, que sais-je encore. La conduite à tenir dans le métro, l’électricité coupée, la foule peut alors descendre sur les rails et je ne m’en suis pas privé. Des abris dans les caves plus ou moins bien aménagés de certains immeubles. Garder chez soi une provision d’eau pour quarante-huit heures, avoir coton, gaze, bandes, épingles, ciseaux, alcool de menthe, eau oxygénée, aspirine, huile goménolée pour les brûlures, bicarbonate. Pendant un mois environ, la masque à gaz est l’objet de toutes les sollicitudes ; au marché, au cinéma, dans le métro le masque est présent partout, mais on l’abandonnera rapidement, mais il fera toujours partie du décor familial. A Paris, la première alerte a lieu au début du mois de septembre à environ quatre heures du matin, ce qui donnera lieu à un très beau charivari. L’obscurité exigée par la défense passive, plus sévère lors des alertes, favorise les amoureux. Le premier mai 1940, un printemps se lève sur le plus grand désastre que la France ait connu ; l’exode, l’offensive allemande commence. Les allemands ne mettront qu’un petit mois pour envahir la moitié de la France et en juin 1940, le grand exode porta à son comble les épreuves des réfugiés. En une panique causée par les opérations militaires, stimulée par les rumeurs, une population terrorisée reflua vers le sud, sous les bombardements de l’aviation allemande. Nous, faute de moyens mais surtout sans nouvelle du chef de famille, nous n’avons pas bougé de notre chez-nous, mais tout loisir nous est donné en compensation, d’observer choses et gens de visu car Paris était un axe de passage nord-sud. Les journaux avec des photos énormes ne s’en privaient pas. L’exode : histoire tabou de la mémoire française. Tout s’est joué là, en quelques jours, sur quelques centaines de kilomètres, dans une errance collective. La fin de la IIIème république. L’abandon du territoire, l’accord du pays, symbolique mais tellement clair, à l’occupation et à la collaboration. Tout se dissolvait sur les routes de la débandade générale, sous prétexte de panique devant l’ennemi. Dix millions de français se sont enfuis, à pied, à bicyclette, en voiture pour les plus riches, le plus loin possible vers le sud. Villes vidées, villages déserts, civils et militaires refusant la guerre en lui tournant le dos.

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L’exode a duré deux mois et en plus, à peu près pour rien. Mais cet épisode a comme installé une honte durable dans l’histoire nationale, que la mémoire collective, plus de soixante ans plus tard, tient toujours à distance. Personne n’a vraiment aimé évoquer ce voyage de groupe de l’égarement. A la mi -mai, de 200 000 habitants, Lille passe à 20 000 ; Tourcoing de 120 000 à 15 000 , les trains sont pris d’assaut. Les charrettes des paysans, les bicyclettes et surtout la marche, traînant ou poussant voitures d’enfants, brouettes et engins bricolés à la hâte. Les cortèges sont à la merci des « stuka » (avion de chasse allemand) qui sèment la terreur, avant de mitrailler les convois 90 000 enfants perdront leurs parents en route. De la fin mai au dix juin, des files de réfugiés traversent la capitale. A partir du quinze juin, après la percée de la ligne Maginot, ce sont les départements de l’est qui se lancent sur les routes en direction de sud. Tous ces gens vivent au rythme de deux phénomènes majeurs ; la peur de la « cinquième colonne » et la rumeur. Tout le monde y croit, même au plus haut échelon. Même en l’an 2000, certains anciens y croient encore. 900 000 réfugiés en Bretagne, 700 000 en Creuse, 225 000 en Corrèze, 169 000 en Haute-Vienne, 132 000 dans l’Hérault et 98 000 en Haute-Garonne. La France du sud déborde de toute part. L’exode est devenu une machine folle que rien ne paraît pouvoir arrêter, jusqu’à ce matin du vingt-cinq juin 1940, à 0h35, retentit sur la ligne de front, la sonnerie du cessez-le-feu. Le peuple respire et déjà il pense à rentrer. Depuis l’attaque du dix mai, l’armée française va de défaite en défaite, et dans la rue, les rumeurs circulent : c’est la faute de la cinquième colonne. Elle est partout et nulle part. Ici ce sont les défaitistes, les antimilitaristes, ailleurs ce sont les minorités allemandes, là-bas ce sont des commandos d’espions précédant la Wehrmacht, mais souvent ce sont les faiblesses de tous nos dirigeants, l’incrédulité et l’incapacité des gouvernants ; et puis tout vint très vite... La bataille de Dunkerque : coupées de leur base par la rapide avancée allemande, privées de soutien, l’armée française du nord et les divisions britanniques sont maintenant encerclées à Dunkerque. Sous un féroce bombardement allemand, dans une ville en flamme, un port ravagé, l’évacuation d’environ 35 000 soldats se fera en quelques jours, du vingt-six mai au quatre juin, sur des bateaux de tous types. Mais pendant de nombreuses années, l’opinion publique se déchaînera contre les anglais, car si sur les plages d’embarquements forces anglaises et françaises sont presque à égalité, à l’instant du sauvetage, la disproportion est immense; un français pour dix anglais sur des navires qui ne sont pas tous britanniques.

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Très vite, Paris aura été sensible à l’exode, moins par le flot des réfugiés que l’on s’efforce de détourner de la capitale mais par les appels à la charité émanant de tous les partis et de toutes les religions, par les affreux récits faits de bouche à oreille, par les dames de la Croix-Rouge, les scouts, les journalistes, les cheminots mais aussi par le formidable signal d’alarme des incendies des archives du Quai d’Orsay. Les bruits les plus singuliers courent la ville. Ils sont le reflet des sentiments d’une population qui, à l’instant où le pire est certain, se raccroche au moindre bobard optimiste. Tout un pays est sorti de ses fermes, de ses chaumières, de ses masures et de ses logements. Tout un entremêlement de poussettes, voitures à bras, charrettes attelées, carrioles, bicyclettes, brouettes, camions et camionnettes bâchées et sur les toits, sur les ailes, à l’arrière, à bras, à dos, des amoncellements de vaisselle et de literie, d’outils et de mangeaille à côté de cages à poules ou à canaris et où dorment, bien coincés, des enfants endimanchés. Qui a perdu la guerre en 1940 ? A l’heure de la victoire allemande, alors que la moitié de la population est sur les routes de l’exode et, avec elle, nombre de juifs, plus inquiets sans doute que les autres, la France officielle, celle de Vichy, se vautre dans la défaite et fournit à cette question des réponses qui fondent les assises du nouveau régime. Les responsables sont ainsi immédiatement désignés : le front populaire, les instituteurs de gauche, les francs-maçons, les juifs, les socialistes, les communistes ; tout ce qui symbolise les tares de la République honnie. Le treize mai, Paris sera déclarée ville ouverte, alors que des centaines de milliers de parisiens se sont jetés sur les routes. Il y a des pillages et des pillards dans Paris ; le bureau de tabac de la gare du Nord a été dévalisé, on dévalise quelques magasins militaires, des convois abandonnés où l’on prend au hasard des vêtements ou des boites de conserves. Le slogan « autant que les boches n’auront pas » excuse mille vols. Les allemands rentrent dans la matinée du quatorze juin à Paris. Avant d’aller plus avant dans mes souvenirs, puisque cela fait déjà plus de trois mois que j’ai commencé mes écrits, je reviens sur un événement important, inlassablement commenté par la radio et la télévision française, un discours du nouveau Président de la République française, un discours de Jacques Chirac qui, au sujet de la commémoration de la rafle du seize et dix-sept juillet 1942, a reconnu la responsabilité de la France de Vichy devant l’histoire. Pendant cinquante-trois années, ni les plus hautes personnalités de la République, ni Mr le Président Mitterand pendant ses deux septennats n’ont jamais suivi dans toute son

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ampleur ce qu’a été le nazisme et le précédent terrifiant et inadmissible, la mise en pratique de la « solution finale » qui a crée dans l’histoire de l’humanité un traumatisme ou alors, rejoignant en cela nombre d’acteurs de cette époque, Mr Mitterand oublie, ou fait mine d’oublier, par confort, l’horreur de la Shoah -mot hébreu qui signifie destruction, catastrophe. Le difficile et courageux travail de mémoire, le débat entre générations est absolument nécessaire pour retrouver peu à peu notre identité. Les français ont perdu la leur en camouflant le cadavre de Vichy et en feignant de croire que tous ont été fiers héros résistant à l’envahisseur ; ce mensonge et cet abcès gangrène notre pays depuis cinquante ans. Le silence a prévalu sous prétexte de paix civile qu’il y aurait à préserver, que tout cela, c’est du passé et qu’il faut tourner la page. Le peuple n‘est pas en paix avec sa conscience. Je lutte plus que jamais contre toutes les formes d’intolérance, et j’essaie de communiquer mon témoignage à ceux qui m’entourent. C’est un devoir, car la haine vient à mon sens, souvent de l’ignorance. Malheureusement il existe toujours des hommes mal intentionnés pour troubler cet équilibre, exploitant leur amnésie face à l’histoire. Aujourd’hui, seize juillet 1995, Mr Jacques Chirac, Président de tous les Français, demande pardon aux victimes et à leurs familles, à ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants et de bébés juifs livrés avec zèle à leurs bourreaux. Je suis l’un de ceux-là. Les juifs, blottis dans leurs appartements, respiraient, l’air chargé de menaces et se demandaient ce que leur réserverait le lendemain. « Hitler nous tuera tous », prédisait mon père. Mon enfance s’achevait d’un coup. J’écoutais toutes les conversations des adultes et n’étais pas tenu à l’écart de leurs angoisses. L’histoire se faisait sous mes yeux. Rien ne m’échappait à présent. Je ne pensais pas qu’un jour j’écrirais ce que je vois. Je me sentais libre ; je ne parle pas du sentiment que peut avoir un adolescent de vivre dans un pays occupé, mais d’un écolier soudain libéré des contraintes imposées par la scolarité. Les allemands rentrent donc dans la matinée du quatorze juin à Paris. Toute l’activité semble ramassée place de la Concorde, sur les Champs-Elysées que parcourent des convois de plus en plus nombreux devant l’Arc de Triomphe dont les allemands se sont servis comme d’une prestigieuse toile de fond pour leur parade nationale. Ce jour-là sont prises des photos qui firent le tour du monde et moi, comme un gamin de Paris curieux, très curieux et que depuis tant d’années aie eu les oreilles rabâchées par toutes les horreurs de ces maudits soldats allemands, en cachette de toute la famille, je me suis précipité sur la plus belle avenue du monde et j’y ai vu la grande armée allemande

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défiler sur les Champs-Elysées. Je m’attendais à voir des scènes d’apocalypse et moi, fier d’être resté en place, je me décernais volontiers, après avoir tremblé, des brevets d’héroïsme. Je me suis rassuré d’autant plus rapidement que les allemands demeuraient indifférents à mes faits et gestes. La presse française avait décrit ces soldats, mal armés, mal équipés, mal nourris, et bien, pour les avoir vu de près, ce jour-là, je peux vous dire qu’ils font de l’effet... Paris occupé, fut-ce un choc ? Je ne saurais dire, l’occupation était visible et insistant sur les grands axes, les boulevards, les places, les carrefours, les avenues ; par contre, notre quartier écarté des grands courants de circulation, plus replié sur lui-même, n’offrait rien encore qui fut inquiétant. Les allemands sont là parce que je les vois maintenant. Nous sentons physiquement l’occupation, elle n’est pas pesante, les soldats se comportent plutôt correctement; on ne peut rien leur reprocher, sauf peut-être d’être là. Personne ne nous avertira que la courtoisie allemande fait partie d’un plan. Quand à nous, juifs, habitués à la résignation, puisque l’ennemi est souriant, poli, pourquoi s’en faire? L’occupation allemande sera néfaste pour les juifs, moi, mon imagination s’arrête là; rien de précis. L’armistice est signée le vingt-et-un juin 1940. Mille fois la scène a été écrite, mille fois elle a été montrée. Compiègnes, à Rethondes, dans la wagon où le Maréchal Foch, en novembre 1918 avait signé l’armistice avec les allemands. Ils arrivent, Hitler, Goering, Hess, Keitel, Ribbentrop, Raeder, et puis du côté français le général Huntziger. Quelle situation renversée... Quelle tristesse... A partir du douze juillet, Pétain assume les fonctions de chef de l’état français. Pétain détient le pouvoir absolu. il nomme et révoque les ministres, promulgue les lois et assure leur exécution, dispose de la force armée, négocie et ratifie les traités. Premier personnage de l’état, Laval, premier ministre, auvergnat de surcroît, la terre dont il tire ce langage plein d’images, de comparaisons, cette gouaille, cette souplesse qui lui permet de passer d’un ton cassant au ton bonhomme, maquignon, sûrement, mot dont il se fait presque gloire. On peut éprouver une bouffée d’émotion et de compassion pour ce pays occupé et humilié, pour ce peuple soumis. Petit casino à Vichy où siègent les parlementaires. Seuls quatre-vingt d’entre eux ont osé voter contre la loi accordant les pleins pouvoirs à Pétain, 569 autres ont consenti à la disparition du régime républicain, remplacé par l’état français. Le crime de l’armistice et donc le crime de Pétain c’est d’avoir livré les centaines de milliers de soldats devenus prisonniers et d’avoir méconnu les forces immenses et intactes conservés dans l’empire.

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Discuter, causer, concilier les gens et les thèses, agir avec sérénité et ténacité, tout cela appartient au personnage qui, à partir de juillet 1940, joue auprès de Pétain et des allemands un rôle capital dans l’histoire de France. Le dix-sept juin à midi, Pétain annonce par T.S.F. au peuple français qu’il fait don de sa personne à la France et qu’il s’est adressé cette nuit à l’adversaire afin de lui demander de rechercher entre soldats, après la lutte et dans « l’honneur », le moyen de mettre un terme aux hostilités. Le général Huntzoger signe le vingt-deux juin la convention d’armistice avec l’Italie qui avait déclaré la guerre à la France le dix juin. Pétain déclare aux français que les conditions sont sévères, mais que l’honneur est sauf... Selon les clauses de l’armistice du vingt-deux juin, la France est divisée en zone occupée (« Z.O ») comprenant les territoires du nord de la Loire et le long des côtes de l’Atlantique placée sous l’autorité allemande et le reste du pays zone non occupée (« Z.N.O ») sous l’autorité du gouvernement de Vichy. Les allemands annexent l’Alsace et la Lorraine et déclarent zone interdite le territoire de l’est et cinq départements du nord : l’Aisne, les Ardennes, le Nord Pas-de-Calais, la Somme, sont placés sous l’autorité militaire de Belgique. Mon père est rentré à la maison en septembre 1940. Mon père, toujours confiné dans son mutisme, ou alors par non connaissance des faits, a tout simplement résumé la situation par une phrase : qu’il ne voulait pas être fait prisonnier et qu’il voulait revoir sa famille, sa nouvelle fille, sa femme... Après l’invasion allemande, l’armistice de juin 1940 et l’instauration de l’état français à Vichy le dix juillet, 30 000 juifs étrangers ayant servi dans l’armée française en tant qu’engagés volontaires furent démobilisés, sans transition; une partie fut internée dans des camps. Le ministre de la guerre décida tranquillement d’éliminer entièrement les juifs de l’armée, que les nouvelles recrues n’auraient pas à se mêler des juifs, cela signifiait la démobilisation systématique des volontaires étrangers qui s’étaient engagés dans l’armée en 1939-40, des réfugiés enrôlés dans l’enthousiasme par les organisations juives et que l’on dépouillait de la protection du statut militaire dont ils avaient si grand besoin, oubliant ainsi d’un seul coup la contribution que ces réfugiés juifs avaient apportés à l’effort de guerre... Maintes fois, j’ai entendu de la part de mon père ces paroles : avec mon livret militaire, je deviendrais français automatiquement, lui à qui les fonctionnaires du service des naturalisations avaient plusieurs fois refusé sa demande, et bien peau de balle... ils se regroupèrent en une amicale des volontaires étrangers, mais la plupart d’entre eux ne

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changèrent jamais de statut, sauf pour être déportés à Auschwitz en juillet et août 1942. La vie redevient à peu près normale ; les juifs ne ressentaient pas, à ce moment, ni dans leurs biens, ni dans leurs personnes la nécessité de quitter le pays. Il reprit rapidement son travail mais il dut trouver un autre patron car une deuxième ordonnance s’attaque non plus aux personnes qui tombent sous le qualificatif de juif, mais des entreprises juives soumises à leur tour au recensement, c’est le début d’une politique de spoliation qui conduit à l’exclusion de la vie économique des juifs de zone occupée. C’est la période où l’on voit fleurir, même sur des boutiques que l’on ne soupçonnait pas, sur un calicot accroché bien en vue « entreprise juive », mais également sur certaines autres pour bien se démarquer « maison française ». Il trouve donc, vue sa qualification, une bonne place chez un fabricant de meubles, près de gare de Lyon, rue de Lyon, tout près des nouveaux cinémas à salles multiples. L’occupation, ce n’est pas seulement la Gestapo, les défilés des fanfares ou des troupes, ce sont les affiches sur les murs, les slogans à la T.S.F., les communiqués de victoires, bientôt les prises d’otages, tout ce qui se voit, se sait ou se dit, mais c’est aussi l’ingérence dans la vie, du fait allemand, de la volonté allemande, de l’ordre allemand. Rares furent les français à ne pas pâtir de la guerre. La hantise du ravitaillement , les pénuries ont touché l’ensemble des civils. Paniers vides et ventres creux, les français condamnés à vivre, quatre années durant, au ras des rutabagas. Le trente-et-un juillet 1940, une loi interdit de manger le pain frais, pour limiter la consommation. Le vingt-trois septembre 1940 entrent en vigueur les cartes de rationnement ; au fil des mois, le rationnement sera de plus en plus sévère. Les allemands ordonnent d’avancer d’une heure toutes les pendules françaises pour être à l’heure allemande. Pour traverser une place, il faut faire le tour, sinon, gare à l’amende. Les français sont classée selon leur âge en huit catégories. Par exemple, le «A » pour les adultes de douze à soixante-dix ans, le « E » s’applique aux enfants de moins de trois ans, le « T » aux travailleurs de force... Le mark allemand vaut vingt francs français et doit être accepté par tous les commerçants. Cela rend les soldats allemands riches ; ils pillent les boutiques, s’offrent ce qu’ils veulent y compris des femmes qui ne savent même pas qu’elles se vendent. Les taxis, les voitures particulières disparaissent peu à peu. Ce qui marqua de manière décisive les nouveaux jours, c’est l’obligation où fut mon père d’aller se déclarer, lui, sa femme, et ses enfants ; se déclarer, c’est ainsi que l’on désigna l’obligation faite aux juifs de toutes nationalités de se faire inscrire avant le vingt

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octobre sur un registre spécial. Mais la Préfecture de Police mit au point un modèle de fichier par noms, professions, nationalités, adresses et quartiers. Il me paraît nécessaire de récuser l’opinion selon laquelle les juifs se sont déclarés par imprévoyance ou étourderie. Croire que c’est d’un coeur léger que mon père et moi-même nous sommes rendus au commissariat comme pour accomplir une formalité après s’être rassurés les uns les autres sur son innocuité, c’est faire insulte à la dignité des intéressés, à leur lucidité ; mais c’est dire la vérité sur le climat de l’époque, celui d‘une attente anxieuse. Mon père aurait-il pu par exemple se dérober à l’obligation de se déclarer ? Bien des années après, je dis non. Il y eut sans doute des juifs pour le faire; en vérité, très peu. Toutes les craintes ne suffisaient pas pour que prenne naissance l’idée de non-soumission à l’ordonnance de recensement d’octobre 1940. Comment pouvait-il en être autrement si l’on considère que le refus équivalait à une inévitable mise hors la loi, aux conséquences incalculables pour toute la famille. La mort dans l’âme, les gens se rendaient donc dans ce but aux commissariats de police. Il est certain qu’un nombre de juifs ne s’est pas fait recenser, souvent quand leurs noms ni celui de leurs parents ne les trahissaient pas. L’habitude à contrevenir à la loi n’était pas grande chez les étrangers, habitués de longue date à déférer aux convocations de police pour affaire concernant la régularisation de leurs papiers, carte d’identité accordéon, autorisation de travail, que sais-je encore. Que de fois ai-je été avec mon père à la Préfecture, service des étrangers, car son français était quelque peu incompréhensible. C’est le moment où, pour ne plus avoir dans la rue, à s’exprimer en un trop sonore yiddish, beaucoup de nos parents s’efforcent d’être discrets. La complexité de la destruction des juifs était compliquée. Cette complexité, il fallait la dévoiler, la démonter, l’expliquer. Le massacre ne constituait pas une atrocité au sens, c’était un plus. Cela résidait dans le zèle d’une bureaucratie très élaborée et étendue... Dans Paris et sa banlieue ont été recensés, en octobre et novembre 1940, 113 462 hommes et femmes de plus de quinze ans, dont 57 110 de nationalité française. 55 849 étrangers et 503 venant de pays sous protectorats français. Puis un classement spécial pour les enfants de moins de quinze ans, ils sont 34 557, la plupart d’entre eux partageront plus tard le sort de leurs parents. On dénombre près de 800 villes et localités où, dès 1940, les juifs se sont exilés provisoirement (environ 160 fiches en Mayenne).

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Jusqu’en 1942, la misère, le froid et la faim furent comme le passé le lot des plus pauvres ; le marché noir ne fit qu’aggraver, sans la créer, cette inégalité. La vie, au moins dans Paris, fut très difficile pour toutes les catégories de la population. La chasse aux stocks d’épicerie dans les étés 1940 et 41, j’y participais en transformant avec ma sœur la chasse en un jeu de piste. Les commerçants avaient très tôt compris qu’il leur fallait limiter les quantités autorisées à chaque client, nous devions donc judicieusement choisir, pour y faire la queue, les magasins qui avaient le plus de chances d’approvisionnement. Nous nous débrouillions assez bien. A la fin de l’année 1940, le « juif süss » passe sur tous les écrans. A la porte des cinémas, des milliers de spectateurs inconscients font la queue, aussi anonymes que les morts des charniers découverts en avril 1945. Et puis au début de décembre, coup de théâtre, le maréchal Pétain chasse Laval du gouvernement. Les motifs de cet acte, mystère ? L’effet principal en fut un mécontentement et de la méfiance des allemands car Laval était dans la botte des allemands. Vichy n’en rechercha désormais avec plus d’ardeur les faveurs de l’Allemagne. Pendant ce temps, dans mon école d’enseignement secondaire, les professeurs, qui étaient tous du sexe masculin, s’étaient fixé avec nous des règles de conduite qui excluaient l’humour, le caprice, la bizarrerie. A l’heure où l’adolescence mettait en moi tumultes et turbulences, ils savaient d’une certaine manière, parfois sévère, calmer fièvres et enthousiasmes ; n’empêche qu’en cette année scolaire 1940 /41, j’ai fait plus de journées d’écoles buissonnières que de journées scolarisées. J’ai de toutes manières, en fin d’études, passé avec succès mes examens pour continuer la deuxième année du secondaire. « Etudiants de France ; le onze novembre est pour nous un jour de fête nationale. Malgré l’ordre des autorités opprimantes, il sera jour de recueillement. Tu iras honorer le soldat inconnu à 17h30 - Tu n’assisteras à aucun cours. Le onze novembre 1918 fut le jour d’une grande victoire. Le onze novembre 1940 sera le signal d’une plus grande victoire encore. Tous les étudiants sont solidaires pour que vive la France. Recopie ces lignes et diffuse-les ». En 1940, premier choc en découvrant l’importance que pouvait avoir pour moi le fait d’être étiqueté juif. Né à Paris dans une famille à moitié détachée des observances traditionnelles, où les mariages mixtes ne faisaient pas de gros problèmes, intégré au style de vie laïque, à la culture que l’on m’apprenais à l’école où personne ne me posait de questions sur mes origines ou mes croyances religieuses, je n’avais jamais, bien que mon

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nom ne laissait aucun doute à ce sujet, souffert de l’antisémitisme dans mon quartier, bien qu’entre 1936 et 39, la T.S.F. et plusieurs incidents importants me révélèrent des formes virulentes d’antisémitisme. Les juifs, barbes et papillotes, bardés de rites alimentaires et d’interdits religieux, me paraissaient différents de nous, les enfants, de mon père, de la famille, juifs assimilés de France. En octobre 1940, ce fut autre chose ; c’était un coup à la tête, au coeur. Il fallut construire en hâte des remparts neufs devant ce brutal assaut, les nazis occupaient la France. Ils importaient le racisme dans mon pays à la semelle de leurs bottes. Je me demandais dans les mois de l’hiver 1940 ce que signifiait pour l’être juif ces interrogations qui m’avaient été imposées par les lois de Vichy, mais elles ne se poursuivirent pas longtemps. Les allemands sont entrés en Russie. Nous sommes le vingt-et-un juin 1941. Ce second été de la guerre, j’aurais une autre occasion, subalterne, mais sans doute pour moi déterminante, de sortir de mes livres davantage que je l’aurais aimé ; mais vu les circonstances... Sans penser pour autant à me retirer de l’enseignement à la rentrée suivante, je me juge en état d’acquérir la possibilité de gagner quelque argent, éventuellement de contribuer à la vie de famille. La population juive de Paris continue, elle, à être en proie à des sentiments contradictoires, alternant entre l’angoisse et l’espoir. Pourtant les semaines passent et à l’exception de quelques bagarres dans des quartiers juifs, provoqués par des bandes doriotistes, (Doriot : leader de bandes pro-nazies), c’est presque le calme plat. Je vais avoir quatorze ans, l’âge légal auquel en ce temps-là on était autorisé à se présenter sur le marché du travail. Pourquoi y ai-je pensé ? Parce que le quatorze mai 1941, un peu plus de 3730 juifs étrangers, convoqués dans les commissariats sont conduits et internés dans les camps de Pithiviers et Beaume-la-Rolande, dans le Loiret. Le vingt-et-un août 1941, second coup de filet, le dixième arrondissement est encerclé au petit matin par la police municipale et la garde mobile. Les fonctionnaires de la Préfecture de police, accompagnés de gendarmes allemands ont procédé à leur arrestation à domicile grâce aux fameux fichiers. Toutes les personnes arrêtées les vingt, vingt-et-un et vingt-deux août découvrent le camp de Drancy, et finalement la rafle du douze décembre des « notables juifs français » sous prétexte de représailles pour les attentats et qui atteindra son point culminant à la mi-décembre, avec l’exécution de cinquante-trois otages juifs et autant de non-juifs.

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Mon père a échappé de peu à cette rafle, travaillant tout à côté, il a été témoin de visu de ce fait; il est rentré bouleversé à la maison. Dans les deux ou trois heures suivantes, tout le Paris des juifs était au parfum. Ce qui retint l’attention de mon père, c’est que les victimes de cette opération sont exclusivement des juifs étrangers, des Polaks... et du sexe masculin et non pas les femmes et les enfants. Elle explique peut-être que ces opérations n’aient provoqué aucune panique, aucun départ précipité et massif de la capitale. Et mon père... pourquoi ne dit-il rien? Que souhaite-t-il m’enseigner par son silence ? Il peut encore respirer l’air, se réchauffer au soleil, alors on vit en sourdine, en veilleuse ; l’important c’est que même la vie anormale reste normale. Au mois de novembre 1941, une loi de Vichy créa l’Union Générale des Israélites de France, l’UGIF, qui absorba tous les services philanthropiques et sociaux crées par les juifs de France et les plaça sous la dominance du commissariat général aux questions juives. Il faudra à Xavier Vallat tout juste cents jours, de vingt-quatre septembre à la fin de décembre 1941, pour faire accoucher aux forceps l’UGIF. En zone libre, la création de l’UGIF a suscité une protestation très ferme dans le milieu intellectuel juif français, et d’une résonance particulière à Londres. Tous les juifs résidant en France devaient payer des cotisations à l’UGIF. Je ne crois pas qu’une seule fois nous ayons donné quoi que ce soit à cet organisme. C’est le ministre de l’intérieur de Vichy, Pierre Pucheu, qui mit sur pied la Police aux Questions juives (PQJ) à l’automne 1941 ; la répression s’intensifiait. Suivant les statistiques, on ne connaît aucun fonctionnaire qui ai démissionné pour protester contre les lois de Vichy en 1940-41. Les choses parurent sous un jour différent lorsque les plans de Vichy furent remplacés par ceux des allemands à l’été 1942.