Jacques Rancière La Parole Muette

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L A P A R O L E MUETTE

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Essai sur les contradictions de la littérature

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  • L A P A R O L E M U E T T E

  • D U MP.MT. A U T E U R

    Marcel Broodthaers (ouvrage collectif), Images en manuvre, 2 0 0 4 .

    Malaise dans l'esthtique, Gallimard, 2004. Aux bords du politique, Gallimard, 2004. Le Matre ignorant : cinq leons sur l'mancipation intel-

    lectuelle, 10-18 , 2 0 0 4 . Le Destin des images, la Fabrique, 2003. Les Scnes du peuple (Les Rvoltes Logiques 1975-1985),

    Horlieu ditions, 2 0 0 3 . La Fable cinmatographique, Seuil, 2001. L'Inconscient esthtique, Galile, 2001. Le Partage du sensible, esthtique et politique,

    La Fabrique, 2 0 0 0 . La Chair des mots, politiques de l'criture, Galile, 1998. Arrt sur histoire (avec Jean-Louis Comolli),

    ditions du Centre Georges Pompidou, 1996 . Politicas da escrita, Rio de Janeiro, Editora 34, 1995. La Msentente, politique et philosophie, Galile, 1995. La Politique des potes : pourquoi des potes en temps de

    dtresse (sous la direction de Jacques Rancire), Albin Michel, 1992 .

    Dans la mme collection : La Nuit des proltaires. Mallarm, la politique de la sirne.

  • J A C Q U E S R A N C I R E

    LA PAROLE MUETTE Essai sur les contradictions

    de la littrature

    Pluriel

  • ollection fonde par Georges Libert et dirige par Jol Roman

    Couverture : Rampazzo & Associs Illustration : Bridgcman/Giraudon

    ISBN 978-2-8185-0215-0 Dpt lgal : juillet 2011

    Librairie Arthmc Fayard/Pluriel, 2010.

    Librairie Arthmc Fayard, 2010. Hachette Littratures, 1998.

  • Introduction

    D'une littrature l'autre

    Il y a des questions que l'on n'ose plus poser. Un minent tho-ricien de la littrature nous l'indiquait rcemment : il faut ne pas craindre le ridicule pour intituler aujourd'hui un livre : Qu'est-ce que la littrature ? Et Sartre qui le faisait, en un temps qui nous parat dj si loin du ntre, avait eu au moins la sagesse de ne pas rpondre. Car, nous dit Grard Genette, sotte ques-tion, point de rponse ; du coup, la vraie sagesse serait peut-tre de ne pas la poser1 .

    Comment entendre exactement cette sagesse au condition-nel ? La question est-elle sorte parce que tout le monde sait, en gros, ce qu'est la littrature ? Ou bien, l'inverse, parce que la notion est trop vague pour faire jamais l'objet d'un savoir dter-min ? Le conditionnel nous convie-t-il nous dlivrer aujour-d'hui des fausses questions d'hier ? Ironise-t-il au contraire sur la navet qui nous en croirait une bonne fois dlivrs ? Sans doute notre alternative n'en est-elle pas une. La sagesse d'aujourd'hui allie volontiers la pratique dmystificatrice du savant le tour d'esprit pascalien qui dnonce en mme temps la duperie et la prtention de n'tre point dupe. Elle invalide thoriquement les notions vagues mais elle les restaure pour l'usage pratique. Elle tourne en drision les questions mais elle leur propose quand mme des rponses. Elle nous montre, en dfinitive, que les choses ne peuvent tre plus que ce qu'elles sont, mais aussi que nous ne pouvons moins faire que d'y ajouter toujours nos chimres.

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    Cette sagesse laisse pourtant bien des questions en suspens. La premire est de savoir pourquoi certaines notions peuvent tre la fois si vagues et si bien connues, si faciles concrtiser et si propres engendrer les nues. Et il faut ici oprer des distinc-tions. Il y a deux types de notions dont nous croyons assez bien savoir pourquoi elles demeurent indtermines. Ce sont, d'une part, les notions d'usage courant qui tirent leur signification pr-cise des contextes de leur usage et perdent toute validit si on les en spare. Ce sont, d'autre part, les notions de ralits transcen-dantes, situes hors du champ de notre exprience, rebelles donc toute vrification comme toute invalidation. Or la littra-ture n'appartient apparemment aucune de ces deux catgo-ries. II vaut donc la peine de se demander quelles proprits sin-gulires affectent sa notion, jusqu' faire paratre dsespre ou ridicule la recherche de son essence. Il faut surtout se demander si ce constat de vanit n'est pas lui-mme la consquence du pr-suppos qui prtend sparer les proprits positives d'une chose des ides que les hommes se font son sujet.

    Il est certes commode de dire que le concept de littrature ne dfinit aucune classe de proprits constantes et de le renvoyer l'arbitraire des apprciations individuelles ou institutionnelles, en affirmant avec John Searle que c'est aux lecteurs de dcider si une uvre est ou non de la littrature2 . Il semble pourtant plus intressant de s'interroger sur les conditions mmes qui rendent nonables ce principe d'indiffrence et ce recours la conditionnais. Grard Genette rpond fort justement John Searle que Britannicus, par exemple, n'appartient pas la littra-ture en raison du plaisir que j'y prouve ou de celui que j'attribue tous ses lecteurs ou spectateurs. Et il propose de distinguer deux critres de littrarit : un critre conditionnel, qui tient la per-ception d'une qualit particulire d'un crit ; et un critre conventionnel, qui tient au genre de l'crit lui-mme. Un texte appartient constitutivement la littrature s'il ne peut appar-tenir aucune autre classe d'tres : une ode ou une tragdie sera dans ce cas, quelle qu'en soit la valeur. Il lui appartient condi-tionnellement , en revanche, si seule la perception d'une qualit particulire d'expression le fait distinguer de la classe fonction-nelle laquelle il appartient : par exemple mmoires ou rcit de voyage.

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    Mais l'application des critres ne va pas de soi. Britannicus, dit-il, appartient la littrature non en raison d'un jugement port sur sa valeur, mais simplement parce que c'est une pice de thtre3 . Or, cette dduction est faussement vidente. Car aucun critre, ni universel ni historique, ne fonde l'inclusion du genre thtre dans le genre littrature . Le thtre est un genre du spectacle, non de la littrature. Et la proposition de Genette serait inintelligible pour les contemporains de Racine. Pour eux, la seule infrence correcte est que Britannicus est une tragdie, obissant aux normes du genre, et appartient donc au genre dont le pome dramatique est lui-mme une subdivision, la posie. Mais elle n'appartient pas la littrature , qui est, pour eux, le nom d'un savoir et non d'un art. Si elle y appartient, en revanche, pour nous, ce n'est pas par sa nature thtrale, c'est d'une part parce que les tragdies de Racine ont pris place, entre les Oraisons funbres de Bossuet qui appartenaient au genre ora-toire - et les Essais de Montaigne, qui n'ont pas de nature gn-rique bien identifiable, dans un panthon des grands crivains, une grande encyclopdie de morceaux choisis que le livre et l'enseignement, et non la scne, ont constitus ; d'autre part parce qu'elles sont des exemplaires d'un genre de thtre bien spcifique : un thtre comme on n'en crit plus, un genre mort, dont les oeuvres sont, pour cela mme, le matriau de prdilec-tion d'un genre nouveau de l'art qui s'appelle mise en scne et identifie communment son travail une relecture de l'uvre. Elle y appartient, en bref, non comme pice de thtre mais comme tragdie classique , selon un statut rtrospectif que l'ge romantique a invent pour elle en inventant une ide nouvelle de la littrature .

    Il est donc bien vrai que ce n'est pas notre arbitraire indivi-duel qui dcide de la nature littraire de Britannicus. Mais ce n'est pas non plus sa nature gnrique, telle qu'elle a guid le tra-vail de Racine et le jugement de ses contemporains. En somme, les raisons de l'appartenance de Britannicus la littrature ne sont pas les mmes que celles de son appartenance la posie. Mais cette diffrence ne nous renvoie pas l'arbitraire ou l'incon-naissable. Les deux systmes de raisons peuvent tre construits. Il faut seulement pour cela renoncer la position commode qui spare bon compte les proprits positives des ides

  • 8 LA PAROLE MUETTE spculatives. Notre poque se vante volontiers de la sagesse rela-tiviste qu'elle aurait durement conquise sur les sductions de la mtaphysique. Elle aurait ainsi appris ramener les termes sur-chargs de l' art ou de la littrature aux caractres empiri-quement dfinissables des pratiques artistiques ou des conduites esthtiques. Ce relativisme est peut-tre un peu court et il convient de l'inviter aller jusqu'au point o sa position est elle-mme relativise, c'est--dire rinscrite dans le rseau des noncs possibles qui appartiennent un systme de raisons. La relati-vit des pratiques artistiques est en fait l'historicit des arts. Et cette historicit n'est jamais simplement celle de manires de faire. Elle est celle du lien entre des manires de faire et des manires de dire. Il est commode d'opposer les pratiques pro-saques des arts aux absolutisations du discours de l'Art. Mais cet empirisme de bon aloi ne peut s'en tenir aux simples pratiques des arts que depuis que le discours absolutis de l'Art les a toutes mises au mme rang en abolissant les vieilles hirarchies des Beaux-Arts. Les simples pratiques des arts ne se laissent pas spa-rer des discours qui dfinissent les conditions de leur perception comme pratiques d'art.

    Plutt donc que d'abandonner la chose littraire au relati-visme qui constate l'absence d'un certain type de proprits et conclut au rgne de l'humeur ou de la convention, il faut se demander de quelle configuration conceptuelle de cette chose la possibilit d'une telle infrence dpend elle-mme. Il faut s'effor-cer de reconstruire la logique qui fait de la littrature une notion la fois si vidente et si mal dtermine. On n'entendra donc ici par la littrature ni l'ide vague du rpertoire des oeuvres de l'criture ni l'ide d'une essence particulire valant ces uvres la qualit littraire . On entendra dsormais sous ce terme le mode historique de visibilit des uvres de l'art d'crire qui produit cet cart et produit en consquence les discours qui thorisent cet cart : ceux qui sacralisent l'essence incomparable de la cration littraire, mais aussi ceux qui la dsacralisent pour la renvoyer soit l'arbitraire des jugements soit des critres posi-tifs de classification4.

    D'UNE LITTRATURE A L'AUTRE 11

    Partons, pour cerner la question, de deux discours sur la lit-trature, tenus deux sicles de distance, par deux hommes de lettres, ayant galement joint la pratique de l'art d'crire l'inves-tigation philosophique sur ses principes. Dans le Dictionnaire philosophique, Voltaire incriminait dj l'indtermination du mot de littrature . C'est, dit-il, un de ces termes vagues si fr-quents dans toutes les langues qui, comme celui d'esprit ou de philosophie, sont susceptibles de prendre les acceptions les plus diverses. Cette rserve initiale ne l'empche pas pourtant de pro-poser pour son compte une dfinition qu'il dclare valable pour toute l'Europe, autant dire pour tout le continent de la pense. La littrature, explique-t-il, correspond chez les Modernes ce que les Anciens appelaient grammaire : elle dsigne dans toute l'Europe une connaissance des ouvrages de got, une tein-ture d'histoire, de posie, d'loquence, de critique '.

    Voici maintenant quelques lignes empruntes un auteur contemporain, Maurice Blanchot, qui se garde bien, pour son compte, de dfinir la littrature. Car elle est justement pour lui le mouvement infini de se tourner vers sa propre question. Considrons donc les lignes suivantes comme une des formula-tions de ce mouvement vers elle-mme qui constitue la littra-ture : Une uvre littraire est, pour celui qui sait y pntrer, un riche sjour de silence, une dfense ferme et une haute muraille contre cette immensit parlante qui s'adresse nous en nous dtournant de nous. Si, dans ce Tibet originaire o ne se dcou-vriraient plus sur personne les signes sacrs, toute littrature venait cesser de parler, ce qui ferait dfaut, c'est le silence, et c'est le dfaut de silence qui rvlerait peut-tre la disparition de la parole littraire6.

    La dfinition de Voltaire et les phrases de Blanchot nous parlent-elles, si peu que ce soit, d'une mme chose ? Le premier fait tat d'un savoir, mi-rudit mi-amateur, qui permet de parler en connaisseur des uvres des Belles-Lettres. Le second invoque, sous le signe de la pierre, du dsert et du sacr, une exprience radicale du langage, voue la production d'un silence. Entre ces deux textes qui semblent appartenir deux univers sans commu-nication, une seule chose parat commune : leur distance par rap-port cette chose que tout le monde connat bien : la littrature comme recueil des productions de l'art de parler et d'crire,

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    incluant, selon les subdivisions des ges historiques et des partages linguistiques, L'Iliade ou Le Marchand de Venise, le Mahaharata, les Nibelungen ou A la recherche du temps perdu. Voltaire nous parle d'un savoir qui juge normativement des beauts et des dfauts des uvres faites, Blanchot d'une exp-rience de la possibilit et de l'impossibilit d'crire dont les oeuvres ne sont que les tmoins.

    On dira que ces deux carts ne sont pas de mme nature et doivent tre expliqus sparment. Entre la dfinition commune et le texte de Blanchot, il y a l'cart entre l'usage ordinaire d'une notion large et la conceptualisation particulire qu'une thorie personnelle vient y greffer. Entre la dfinition de Voltaire et notre usage ordinaire ou l'usage extraordinaire de Blanchot, il y a la ra-lit historique d'un glissement de sens des mots. Au X V l i r sicle, le terme de littrature ne dsignait pas les uvres ou l'art qui les produit mais le savoir qui les apprcie.

    La dfinition de Voltaire s'inscrit en effet dans l'volution de cette res litteraria qui, la Renaissance et au Grand Sicle, signifiait la connaissance rudite des crits du pass, qu'ils fussent de posie ou de mathmatiques, d'histoire naturelle ou de rhto-rique7. Les littrateurs du XVIIe sicle pouvaient ddaigner l'art de Corneille ou de Racine. Voltaire leur rend la monnaie de leur pice en distinguant le littrateur du pote : Homre tait un gnie, Zole un littrateur. Corneille tait un gnie ; un journa-liste qui rend compte de ses chefs-d'uvre est un homme de lit-trature. On ne distingue point les ouvrages d'un pote, d'un orateur, d'un historien par ce terme vague de littrature, quoique leurs auteurs puissent taler une connaissance trs varie, et pos-sder tout ce qu'on entend par le mot de lettres. Racine, Boileau, Bossuet, Fnelon, qui avaient plus de littrature que leurs cri-tiques, seraient trs mal propos appels des gens de lettres, des littrateurs8. D'un ct donc il y a la puissance de produire les uvres des Belles-Lettres, la posie de Racine et de Corneille, l'loquence et l'histoire de Fnelon ou de Bossuet, de l'autre il y a la connaissance des auteurs. Deux traits donnent ici cette connaissance un statut ambigu : elle oscille entre le vieux savoir des rudits et le got des connaisseurs qui dmle les beauts et les dfauts des uvres proposes au jugement du public ; elle oscille aussi entre un savoir positif des normes de l'an et une

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    qualification ngative o le littrateur devient l'ombre et le para-site du crateur. Comme littrateur, Voltaire juge, scne par scne, le langage et les actions des hros cornliens. Comme anti-littrateur, il impose le point de vue de Corneille et de Racine : que les amateurs gotent leur plaisir et laissent aux auteurs le souci de dmler les difficults d'Aristote.

    On dira alors que la dfinition voltairienne, dans la restric-tion mme qu'elle donne au terme, en centrant le savoir littraire sur les uvres des Bel les-Lettres, tmoigne du lent glissement qui conduit la littrature vers son sens moderne. Et elle participe de cette valorisation du gnie crateur qui donnera son mot d'ordre au romantisme et une littrature mancipe des rgles. Car la supriorit du gnie sur les rgles n'est pas la dcouverte des jeunes gens de l'ge de Victor Hugo. Le vieux cancre Batteux qui, pour Hugo, symbolise la poussire des normes d'antan, l'avait suffisamment tabli : l'uvre existe seulement par le feu enthousiaste qui anime l'artiste, par sa capacit de passer dans les choses qu'il cre. Et, l'aube du sicle romantique, le repr-sentant exemplaire du sicle pass et de la potique d'hier, La Harpe, explique sans difficult que le gnie est le sentiment instinctif de ce que les rgles commandent, et les rgles la simple codification de ce que le gnie met en uvre''. Ainsi, le passage des Belles-Lettres la littrature semble se faire par une rvolu-tion suffisamment lente pour n'avoir pas besoin mme d'tre remarque. Batteux dj ne jugeait pas utile de commenter l'quivalence qu'il tablissait entre un cours de Belles-Lettres et un cours de littrature . Marmontel ou La Harpe ne se sou-cient pas davantage de justifier l'emploi du mot littrature et de prciser son objet. Ce dernier commence en 1787 ses cours au Lyce, il publie son Cours en 1803. Entre l'une et l'autre date, ce disciple de Voltaire sera devenu rvolutionnaire, montagnard, thermidorien, puis restaurateur du catholicisme. Le Cours porte la trace des vnements et de ses palinodies. Il ne s'occupe, en revanche, aucun moment de la rvolution silencieuse qui s'est accomplie l'ombre de l'autre : entre le dbut et la fin de son Cours de littrature, le sens mme du mot a chang. Ceux qui, au temps de Hugo, de Balzac et de Flaubert, rditeront inlassable-ment Marmontel et La Harpe ne s'en soucieront pas plus. Mais pas davantage, non plus, ceux dont les livres, dans les premires

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    annes du nouveau sicle, dessinent la gographie nouvelle du domaine littraire. Mme de Stal et Barante, Sismondi et August Schlegel bouleversent, plus encore que les critres d'apprciation des oeuvres, les rapports de l'art, du langage et de la socit qui circonscrivent l'univers littraire ; ils expulsent de cet univers des gloires d'hier et y incluent des continents oublis. Mais aucun d'eux ne juge intressant de commenter l'volution mme du mot10. Et pas davantage Hugo dans ses dclarations les plus ico-noclastes. La postrit des crivains comme celle des professeurs de rhtorique ou de littrature les suivront sur ce point.

    Entre la dfinition de Voltaire et la ntre, il n'y aurait ainsi qu'un glissement lexical, accompagnant une rvolution silen-cieuse. Les mtaphores de Blanchot, elles, relveraient d'un tout autre cart dont le positivisme de notre temps n'a gure de mal dceler les raisons. La muraille et le Tibet, le dsert et le sacr dont nous parle notre texte, l'exprience de la nuit et du suicide, le concept du neutre que nous exposent d'innombrables autres ont leurs sources bien reprables. Elles renvoient cette sacralisation de la littrature dont Flaubert et Mallarm sont chez nous les grands prtres, cette dsertification de l'criture qu'im-plique le projet flaubertien du livre sur rien, cette rencontre nocturne de l'exigence inconditionne d'crire et du nant qu'implique le projet mallarmen du Livre. Elles exprimeraient cette absolutisation de l'art proclame par de jeunes ttes alle-mandes exaltes autour des annes 1800 : mission hlderlinienne du pote mdiateur, absolutisation schlglienne du pome du pome , identification hglienne de l'esthtique au dploie-ment du concept de l'Absolu, affirmation par Novalis de l'intran-sitivit d'un langage qui n'est occup que de lui-mme . Enfin, par l'intermdiaire de la pense schellingienne de l'indtermin, elles renverraient, travers la thosophie de Jacob Bhme, la tradition de la thologie ngative, vouant la littrature au tmoi-gnage de sa propre impossibilit, comme celle-l se vouait dire l'indicibilit des attributs divins". Les spculations de Blanchot sur l'exprience littraire, ses rfrences aux signes sacrs ou son dcor de dsert et de murailles seraient possibles seulement parce que, voici bientt deux sicles, la posie de Novalis, la potique des frres Schlegel et la philosophie de Hegel et de Scheling ont irrmdiablement confondu l'art et la philosophie - avec la

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    religion et le droit, la physique et la politique - dans la mme nuit de l'absolu.

    Quelque perspicacit qu'ils puissent montrer, ces argu-ments nous laissent toujours, en dfinitive, devant la conclusion un peu courte que les hommes se mettent en tte des illusions en vertu de la tendance humaine l'illusion et, tout particulire-ment, de l'affection des potes pour les mots sonores et des mta-physiciens pour les ides transcendantes. Il est peut-tre plus int-ressant de chercher savoir pourquoi les hommes et telle ou telle sorte d'hommes, tel ou tel moment, se mettent en tte ces illusions . Plus encore, il faut s'interroger sur l'opration mme qui spare le positif et l'illusoire et sur ce qu'elle prsuppose. Nous ne pouvons qu'tre surpris alors de l'exacte concidence entre le moment o s'achve le simple glissement de sens du mot littrature et celui o s'laborent ces spculations philoso-phico-potiques qui soutiendront, jusque dans notre prsent, la prtention de la littrature tre un exercice indit et radical de la pense et du langage, sinon mme une tche et une prtrise sociales. A moins de donner dans la paranoa aujourd'hui rpan-due qui veut que, entre les dernires annes du XVIIIe sicle et les premires du XIX*, la complicit des rvolutionnaires franais et des rveurs allemands ait mis l'envers toute chose raisonnable et provoqu deux sicles de folie thorique et politique, nous devons chercher un peu plus prcisment ce qui lie le glissement tranquille d'un nom l'installation de ce dcor thorique qui per-met d'identifier la thorie de la littrature une thorie du lan-gage et son exercice la production d'un silence. Il faut voir ce qui rend compossibles la rvolution silencieuse qui change le sens d'un mot, les absolutisations conceptuelles du langage, de l'art et de la littrature qui viennent se greffer dessus et les thories qui opposent l'une aux autres. La littrature, comme mode histo-rique de visibilit des oeuvres de l'art d'crire, est le systme de cette compossibilit.

    Ainsi se dfinissent l'objet et l'ordre du prsent livre. Il cher-chera d'abord analyser la nature et les modalits du changement de paradigme qui ruine le systme normatif des Belles-Lettres et comprendre, partir d'elles, pourquoi la mme rvolution peut passer inaperue ou tre absolutise. Il en trouvera la raison dans le caractre particulier de cette rvolution. Elle ne change pas les

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    normes de la potique reprsentative au profit d'autres normes, mais d'une autre interprtation du fait potique. Celle-ci peut alors se superposer simplement l'existence des oeuvres comme une autre ide de ce qu'elles font et de ce qu'elles signifient. Mais elle peut, l'inverse, nouer principiellement l'acte d'crire la ralisation de son ide nouvelle et dfinir l'exigence d'un art nouveau.

    Dans un deuxime temps, on s'interrogera sur la cohrence mme du paradigme nouveau. La littrature mancipe a deux grands principes. Aux normes de la potique reprsentative, elle oppose l'indiffrence de la forme l'gard de son contenu. A l'ide de la posie-fiction elle oppose celle de la posie comme mode propre du langage. Les deux principes sont-ils compa-tibles ? Tous deux, il est vrai, opposent la vieille mimesis de la parole en acte un art qui est proprement celui de l'criture. Mais c'est alors le concept de l'criture qui se ddouble : celle-ci peut tre la parole orpheline de tout corps qui la conduise et l'atteste ; elle peut tre, l'inverse, le hiroglyphe qui porte son ide sur son corps. Et la contradiction de la littrature pourrait bien tre la tension de ces deux critures.

    On cherchera alors montrer les formes de cette tension chez trois auteurs dont le nom symbolise communment l'abso-lutisation de la littrature : Flaubert, Mallarm et Proust12. La tentative flaubertienne du livre sur rien , le projet mallarmen d'une criture propre de l'Ide, le roman proustien de la forma-tion du romancier mettent nu les contradictions de la littra-ture. Mais aussi ils en montrent le caractre ncessaire et produc-tif. Les impasses de l'absolutisation littraire ne proviennent pas de la contradiction qui rendrait inconsistante l'ide de la littra-ture. Elles surviennent, l'inverse, l o la littrature veut affir-mer sa cohrence. En tudiant les formes d'expression thoriques et les modalits de ralisation pratiques de ce paradoxe, on pourra peut-tre sortir du dilemme entre relativisme et absolutisme, opposer la sagesse convenue du relativisme le scepticisme en acte d'un art capable de jouer avec sa propre ide et de faire uvre de sa contradiction.

    Premire partie

    D e la potique restreinte la potique gnralise

  • 1 De la reprsentation l'expression

    Repartons donc de cette muraille de pierre et de ce refuge de silence pour constater d'abord ceci : les mtaphores par les-quelles Blanchot clbre la puret de l'exprience littraire ne sont pas de son invention et ne servent pas non plus la seule valorisation de cette puret. Ce sont les mmes qui servent dnoncer la perversion inhrente cette puret. Elles struc-turent ainsi l'argumentation de Sartre, contempteur fascin de Flaubert et de Mallarm. Interminablement, Sartre dnonce l'engouement flaubertien pour les pomes en langues mortes, paroles de pierre tombant des lvres de statues , ou la colonne de silence du pome mallarmen qui fleurit soli-taire dans un jardin cach . A une littrature de la parole expo-sante, o le verbe sert d'intermdiaire entre un auteur et un lec-teur, il oppose une littrature o le moyen devient fin, o la parole n'est plus l'acte d'un sujet mais un soliloque muet : Le langage est prsent quand on le parle ; autrement il est mort, les mots sont pingls dans les dictionnaires. Ces pomes que per-sonne ne parle et qui peuvent passer pour un bouquet de fleurs choisies selon leurs rapports de couleur ou pour un assortiment de pierreries, sont trs certainement du silence1. On peut pen-ser que Sartre rpond Blanchot et utilise tout naturellement son lexique. Mais la critique de la ptrification littraire a elle-mme une histoire bien plus ancienne. En dnonant, au nom d'une perspective politique rvolutionnaire, le sacrifice de la parole et de l'action humaines aux prestiges d'un langage

  • 18 LA PAROLE MUETTE

    ptrifi, Sartre reprend paradoxalement le procs que les traditionalistes, littraires ou politiques, du XIXe sicle n'avaient cess d'instruire contre chaque gnration de novateurs litt-raires. Ceux-l avaient en effet continuellement oppos le pri-mat de la parole vivante et agissante aux images du roman-tisme hugolien comme aux descriptions du ralisme flaubertien ou aux arabesques du symbolisme mallarmen. Dans Qu 'est-ce que la littrature ?, Sartre oppose la posie qui se sert des mots intransitivement, comme le peintre de ses cou-leurs, la littrature qui s'en sert pour montrer et dmontrer. Mais cette opposition d'un art qui peint et d'un art qui dmontre est dj le leitmotiv des critiques du XIXe sicle. C'est, contre Hugo, l'argument de Charles de Rmusat, qui dnonce cette littrature cessant d'tre l'instrument d'une ide fconde, s'isolant des causes qu'elle doit dfendre [...] pour devenir un art indpendant de tout ce qu'il aurait exprimer, une puissance particulire, suigeneris, ne cherchant plus qu'en elle seule sa vie, son but et sa gloire . C'est, contre Flaubert, l'argument de Bar-bey d'Aurevilly : le raliste ne veut que des livres peints et repousse tout livre ayant le dessein de prouver quelque chose . C'est enfin la grande dnonciation par Lon Bloy de l' idoltrie littraire qui sacrifie le Verbe au culte de la phrase2. Pour comprendre cette dnonciation rcurrente de la ptrification littraire et ses mtamorphoses, il faut donc franchir la commode barrire mise par Sartre entre la navet panthiste des temps romantiques, o les btes parlaient et les livres s'crivaient sous la dicte de Dieu , et le dsenchan-tement post-quarante-huitard des esthtes dsabuss. Il faut sai-sir ce thme son origine, au temps mme o s'affirme la puis-sance de parole immanente tout tre vivant, et la puissance de vie immanente toute pierre.

    Commenons donc par le commencement, soit la bataille du romantisme . Ce ne sont pas d'abord l'escalier/ drob et autres enjambements A'Hernani ou le bonnet rouge mis par Hugo au vieux dictionnaire qui dressent contre lui les par-tisans de Voltaire ou de La Harpe. C'est l'identification de la puissance du pome celle d'un langage de pierre. Tmoin l'analyse incisive que Gustave Planche fait de l'uvre qui, bien mieux qu'Hernani, emblmatise le scandale de l'cole nouvelle,

    DE LA REPRSENTATION A L'EXPRESSION 19

    Notre-Dame de Paris : Dans cette uvre si singulire, si monstrueuse, l'homme et la pierre sont confondus et ne for-ment plus qu'un seul et mme corps. L'homme sous l'ogive n'est pas plus que la mousse sur le mur ou le lichen sur le chne. Sous la plume de M. Hugo, la pierre s'anime et semble obir toutes les passions humaines. L'imagination, blouie pendant quelques instants, croit assister l'agrandissement du domaine de la pense, l'envahissement de la matire par la vie intelli-gente. Mais, bientt dsabuse, elle s'aperoit que la matire est demeure ce qu'elle tait, et que l'homme s'est ptrifi. Les guivres et les salamandres sculptes au flanc de la cathdrale sont restes immobiles et le sang qui courait dans les veines de l'homme s'est glac tout coup ; la respiration s'est arrte, l'il ne voit plus, l'acteur est descendu jusqu' la pierre sans l'lever jusqu' lui3.

    La ptrification dont nous parle ici le critique de Hugo ne relve pas d'une posture de l'crivain, instaurant le silence de sa parole. Elle est proprement l'opposition d'une potique une autre, opposition qui met la nouveaut romantique en rupture non seulement avec les rgles formelles des Belles-Lettres mais avec leur esprit mme. Ce qui oppose ces deux potiques, c'est une ide diffrente du rapport entre pense et matire qui constitue le pome et du langage qui est le lieu de ce rapport. Si l'on se rapporte aux termes classiques de la potique - X inventio qui concerne le choix du sujet, la dispositio qui arrange ses par-ties et Xelocutio qui donne au discours les ornements qui conviennent - , la nouvelle potique, qui triomphe dans le roman de Hugo, peut se caractriser comme bouleversement du systme qui les ordonnait et les hirarchisait. L'inventio clas-sique dfinissait le pome, dans les termes d'Aristote, comme arrangement d'actions, reprsentation d'hommes agissant. Et il faut bien voir ce qu'implique l'trange dmarche de mettre la cathdrale la place de l'arrangement d'actions humaines. Assu-rment Notre-Dame de Paris aussi raconte une histoire, noue et dnoue le destin de ses personnages. Mais le titre du livre n'est pas pour autant la seule indication du lieu et du temps o se passe l'histoire. Il dfinit ces aventures comme une autre incar-nation de ce que la cathdrale elle-mme exprime, dans la rpar-tition de ses volumes, dans l'iconographie ou le model de ses

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    sculptures. Il met en scne ses personnages comme des figures dtaches de la pierre et du sens qu'elle incarne. Et, pour cela, sa phrase anime la pierre, la fait parler et agir. C'est--dire que Velocutio, qui nagure obissait Yinventio, en donnant aux personnages de l'action l'expression qui convenait leur carac-tre et la circonstance, s'mancipe de sa tutelle, la faveur du pouvoir de parole accord au nouvel objet du pome, et prend la place de sa matresse. Or, cette toute-puissance du langage est aussi, nous dit Planche, un renversement de sa hirarchie interne : c'est dsormais la partie matrielle du langage - les mots avec leur pouvoir sonore et imag - qui prend la place de la partie intellectuelle : la syntaxe qui subordonne ceux-ci l'expression de la pense et l'ordre logique d'une action.

    L'analyse de Planche nous permet de comprendre l'enjeu de la ptrification hugolienne : celle-ci est le renversement d'un systme potique. Et elle nous permet de reconstituer le systme ainsi renvers, le systme de la reprsentation, tel que l'avaient fix, au sicle prcdent, les traits de Batteux, de Mar-montel ou de La Harpe, ou tel qu'il inspirait les commentaires de Voltaire sur Corneille. Ce systme de la reprsentation tenait en effet moins des rgles formelles qu' un certain esprit, une ide des rapports entre la parole et l'action. Quatre grands prin-cipes animaient la potique de la reprsentation. Le premier, pos au premier chapitre de la Potique d'Aristote, est le principe de fiction. Ce qui fait l'essence du pome n'est pas l'usage d'une rgularit mtrique, plus ou moins harmonieuse, c'est d'tre une imitation, une reprsentation d'actions. Autrement dit, le pome ne peut pas se dfinir comme un mode du langage. Un pome est une histoire et sa valeur ou son dfaut tiennent la conception de cette histoire. C'est ce qui fonde la gnralit de la potique comme norme des arts en gnral. Si la posie et la peinture peuvent tre compares l'une l'autre, ce n'est pas parce que la peinture serait un langage et que les couleurs du peintre seraient assimilables aux mots du pote. C'est parce que l'un et l'autre racontent une histoire, laquelle renvoie des normes fondamentales communes de Yinventio et de la disposi-tio. Ce primat de l' arrangement d'actions qui dfinit la fable fonde aussi la dsinvolture du critique ou du traducteur l'gard de la forme langagire de l'uvre, la licence que celui-ci

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    se donne, soit de traduire des vers en prose, soit de les traduire par des vers conformes la posie de sa nation et de son temps. La Harpe s'indigne contre La Motte qui, pour montrer que la mtrique n'tait qu'un obstacle la communication des ides et des sentiments, avait transpos en prose le premier acte de Mithridate. Pourtant, l'un des exercices couramment proposs aux coliers, pour former leur style, est et restera longtemps encore au XDC sicle de transposer des fables de vers en prose. C'est d'abord la consistance d'une ide mise en fiction qui fait le pome.

    Le principe de fiction a un second aspect. Il prsuppose un espace-temps spcifique o la fiction se donne et s'apprcie comme telle. La chose semble vidente. Aristote n'a pas besoin de l'crire et elle va de soi encore l'ge des Belles-Lettres. Un hros de fiction pourtant a dj montr la fragilit de ce par-tage : Don Quichotte, en brisant les marionnettes de Matre Pierre, en refusant donc de reconnatre un espace-temps spci-fique o on fait comme si on croyait des histoires auxquelles on ne croit pas. Or, Don Quichotte n'est pas simplement le hros de la chevalerie dfunte et de l'imagination en folie. Il est aussi celui de la forme romanesque, celui d'un mode de la fic-tion qui met en pril son statut. Il est vrai que ces confrontations entre hros de romans et montreurs de marionnettes appar-tiennent un monde qu'ignore l'ordre des Belles-Lettres. Mais ce n'est pas par hasard que la littrature nouvelle fera de Don Quichotte son hros.

    Le deuxime principe est le principe de gnricit. Il ne suffit pas que la fiction s'annonce comme telle. Il faut aussi qu'elle soit conforme un genre. Or, ce qui dfinit un genre n'est pas un ensemble de rgles formelles, c'est la nature de ce qui est reprsent, de ce qui fait l'objet de la fiction. C'est encore Aristote qui a pos le principe, dans les premiers livres de la Po-tique: le genre d'un pome pope ou satire, tragdie ou comdie - est d'abord li la nature de ce qu'il reprsente. Or, il y a fondamentalement deux sortes de gens et d'actions qu'on imite : les grands et les petits ; deux sortes de gens qui imitent : les esprits nobles et les esprits communs ; deux manires d'imi-ter : l'une qui rehausse l'objet imit, l'autre qui le rabaisse. Les imitateurs l'me noble choisissent de reprsenter les actions

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    d'clat, les grands, les hros et les dieux, et de les reprsenter selon le plus haut degr de perfection formelle qu'on peut leur attribuer : ils se font potes piques ou tragiques. Les imitateurs de moindre vertu choisissent de traiter les petites histoires des gens de peu ou de blmer les vices des tres mdiocres : ils se font potes comiques ou satiriques.

    Une fiction appartient un genre. Un genre est dfini par le sujet reprsent. Le sujet prend place dans une chelle de valeurs qui dfinit la hirarchie des genres. Le sujet reprsent lie le genre une des deux modalits fondamentales du discours : l'loge ou le blme. Il n'y a pas de systme gnrique sans hi-rarchie des genres. Dtermin par le sujet reprsent, le genre dfinit des modes spcifiques de sa reprsentation. Le principe de gnricit implique alors un troisime principe, que nous appellerons principe de convenance. Qui a choisi de reprsenter des dieux plutt que des bourgeois, des rois plutt que des ber-gers, et a choisi ainsi un genre de fiction correspondant, doit prter ses personnages des actions et des discours appropris leur nature, donc au genre de son pome. Le principe de conve-nance s'accorde ainsi exactement au principe de soumission de Yelocutio la fiction invente. C'est l'tat et la situation de celui qui parle qui marquent le ton du discours4. C'est l-des-sus, bien plus que sur les trop clbres trois units ou la trop fameuse catharsis, que l'ge classique franais a construit sa po-tique et fond ses critres. Le problme n'est pas d'obissance aux rgles, il est de discernement des modes de la convenance. Le but de la fiction est de plaire. Voltaire est l-dessus d'accord avec Corneille qui l'tait avec Aristote. Mais c'est justement parce qu'elle doit plaire aux honntes gens que la fiction doit respecter ce qui accrdite la fiction et la rend aimable, soit le principe de convenance. Les Commentaires sur Corneille de Vol-taire sont une minutieuse application de ce principe tous les personnages et situations, toutes leurs actions et tous leurs dis-cours. Le mal n'est jamais que de non-convenance. Ainsi le sujet mme de Thodore est vicieux, parce qu'il n'y a rien de tra-gique dans cette intrigue ; c'est un jeune homme qui ne veut point de la femme qu'on lui offre, et qui en aime une autre qui ne veut point de lui ; vrai sujet de comdie, et mme sujet tri-vial . Les gnraux et les princesses de Surna parlent d'amour

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    comme des bourgeois de Paris . Dans Pulchrie, les vers o Martian avoue son amour sont d'un vieux berger plutt que d'un vieux capitaine . Pulchrie, quant elle, s'exprime en soubrette de comdie ou bien, simplement, comme un homme de lettres. Quelle princesse dbutera jamais par dire que l'amour languit dans les faveurs et meurt dans les plaisirs ? Et d'ailleurs, il ne sied point une princesse de dire qu'elle est amoureuse '. Une princesse en effet n'est pas une bergre. Ne nous trompons pas sur cette messance. Voltaire connat assez son monde pour savoir qu'une princesse, amoureuse ou non, parle pour l'essentiel comme une bourgeoise, sinon comme une bergre. Il veut nous dire qu'une princesse de tragdie ne doit pas dclarer ainsi son amour, qu'elle ne doit pas parler comme une bergre d'glogue, sauf faire de la tragdie une comdie. Et, tout de mme, Batteux, quand il recommande de faire parler les dieux comme ils parlent rellement , est assez conscient que notre exprience pratique est, en la matire, plutt limite. Le problme est de les faire parler de tout en dieux , de les faire parler comme ils doivent parler quand on leur suppose le plus haut degr de perfection qui leur convient 6. Il ne s'agit pas de couleur locale ou de reproduction fidle, mais de vrai-semblance fictionnelle. Et dans celle-ci quatre critres de conve-nance se chevauchent : c'est d'abord la conformit la nature des passions humaines en gnral ; c'est ensuite la conformit aux caractres ou murs de tel peuple ou tel personnage, tels que les bons auteurs nous les font connatre ; c'est ensuite l'ac-cord avec la dcence et le got qui conviennent nos murs ; c'est enfin la conformit des actions et paroles avec la logique mme des actions et des caractres propres un genre. La per-fection du systme reprsentatif n'est pas celle des rgles des grammairiens. Elle est celle du gnie qui met ces quatre conve-nances - naturelle, historique, morale et conventionnelle - en une seule, qui les ordonne selon celle qui doit dominer en ce cas prcis. C'est pourquoi, par exemple, Racine a raison, contre les doctes, de nous montrer dans Britannicus un empereur, Nron, qui se cache pour surprendre une conversation d'amoureux. Cela ne convient point un empereur, donc la tragdie, disent-ils. C'est l une situation et des personnages de comdie. Mais c'est qu'ils n'ont pas lu Tacite, et ne sentent pas en

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    consquence que ce type de situation est une peinture fidle de la cour de Nron, telle que nous la connaissons par lui.

    Cela en effet doit se sentir. Et c'est le plaisir ressenti qui avre la convenance. C'est pourquoi La Harpe peut laver Chimne de l'inculpation de se conduire en fille dnature lorsqu'elle coute le meurtrier de son pre lui parler d'amour. Car la nature et l'antinature se vrifient au thtre, ft-ce a contrario : J'en demande encore pardon l'Acadmie ; mais il m'est bien dmontr qu'une fille dnature ne serait pas sup-porte au thtre, bien loin d'y produire l'effet qu'y produit Chimne. Ce sont l des fautes qu'on ne pardonne jamais, parce qu'elles sont juges par le cur, et que les hommes rassembls ne peuvent pas recevoir une impression oppose la nature7. Sans doute l'accent rousseauiste de la formule permet-il de dater l'argument du temps d'enthousiasme rvolutionnaire de l'au-teur. Elle ne fait pourtant qu'actualiser, l'usage du peuple rpublicain, un principe de vrification que le matre de La Harpe, Voltaire, rservait aux connaisseurs avertis. Le principe de convenance dfinit un rapport de l'auteur son sujet dont le spectateur - un certain type de spectateur - est seul apte mesu-rer le succs. La convenance se sent. Les littrateurs de l'Aca-dmie ou des journaux ne la sentent pas. Corneille et Racine, eux, la sentent. Non par connaissance des rgles de l'art, mais par la parent qu'ils ont avec leurs personnages - ou plus exac-tement avec ce que ceux-ci doivent tre. En quoi consiste cette parent ? En ce qu'ils sont comme eux, l'encontre des littra-teurs, des hommes de gloire, des hommes de la parole belle et agissante. Cela suppose aussi que leurs spectateurs naturels ne sont pas des hommes qui regardent, mais des hommes qui agissent et agissent par la parole. Les premiers spectateurs de Corneille, nous dit Voltaire, taient Cond ou Retz, Mol ou Lamoignon ; c'tait des gnraux, des prdicateurs et des magis-trats qui venaient s'instruire parler dignement et non point ce public de spectateurs d'aujourd'hui, simplement compos d' un certain nombre de jeunes gens et de jeunes femmes8 .

    Le principe de convenance repose ainsi sur une harmonie entre trois personnages : l'auteur, le personnage reprsent et le spectateur qui assiste la reprsentation. Le public naturel du dramaturge, comme de l'orateur, est un public de gens qui

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    viennent s'instruire parler , parce que la parole est leur affaire propre - qu'il s'agisse de commander ou de convaincre, d'exhorter ou de dlibrer, d'enseigner ou de plaire. En ce sens, les hommes rassembls de La Harpe s'opposent tout autant que les gnraux, magistrats, princes ou vques de Voltaire au simple rassemblement d' un certain nombre de jeunes gens et de jeunes femmes . C'est comme acteurs de la parole qu'ils sont aptes faire du plaisir ressenti par eux la preuve de la conve-nance du comportement de Chimne et de la pice de Cor-neille. L'difice de la reprsentation est une espce de rpu-blique o chacun doit figurer selon son tat 9. Il est un difice hirarchis o le langage doit se soumettre la fiction, le genre au sujet et le style aux personnages et situations reprsents. Une rpublique o le commandement de l'invention du sujet sur la disposition des parties et l'appropriation des expressions mime l'ordre des parties de l'me ou de la cit platonicienne. Mais cette hirarchie n'impose sa loi que dans le rapport d'galit de l'auteur, de son personnage et de son spectateur. Et ce rapport lui-mme est suspendu un quatrime et dernier principe que j'appellerai principe d'actualit et qui peut se dfinir ainsi : ce qui norme l'difice de la reprsentation, c'est le primat de la parole comme acte, de la performance de parole. C'est ce primat que vrifie exemplairement la scne idale dcrite ou plutt Ac-tionne par Voltaire : les orateurs du barreau ou de la chaire, les princes et les gnraux s'instruisant au Cid de l'art de parler, mais aussi fournissant Corneille le jugement des hommes de la parole en acte qui permet de vrifier l'accord entre sa puissance de reprsenter la parole agissante et celle qui est attache la grandeur de ses personnages.

    Le systme de la reprsentation tient l'quivalence entre l'acte de reprsenter et l'affirmation de la parole comme acte. Ce quatrime principe ne contredit pas le premier. Celui-ci affir-mait que c'est la fiction qui fait le pome et non une modalit particulire du langage. Le dernier principe identifie la reprsen-tation d'actions fictionnelle une mise en scne de l'acte de parole. Il n'y a pas l contradiction. Mais il y a comme une double conomie du systme : l'autonomie de la fiction, qui ne s'occupe que de reprsenter et de plaire, est suspendue un autre ordre, elle est norme par une autre scne de parole : une

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    scne relle o il ne s'agit pas seulement de plaire par des histoires et des discours, mais d'enseigner des esprits, de sauver des mes, de dfendre des innocents, de conseiller des rois, d'exhorter des peuples, de haranguer des soldats, ou simplement d'exceller dans la conversation o se distinguent les gens d'es-prit. Le systme de la fiction potique est plac sous la dpen-dance d'un idal de la parole efficace. Et l'idal de la parole effi-cace renvoie un art qui est plus qu'un art, qui est une manire de vivre, une manire de traiter les affaires humaines et divines : la rhtorique. Les valeurs qui dfinissent la puissance de la parole potique sont celles de la scne oratoire. Celle-ci est la scne suprme l'imitation de laquelle et en vue de laquelle la posie dploie ses perfections propres. C'est ce que nous disait Voltaire, dans cette vocation de la France de Richelieu que valide aujourd'hui l'historien de la rhtorique classique : Notre concept de "littrature" trop exclusivement li l'im-prim, au texte, laisse hors de son champ ce que l'idal compr-hensif de l'orateur et de son loquence englobait gnreuse-ment : l'art de la harangue, l'art de la conversation, sans compter la tacita significatio de l'art du geste et des arts plas-tiques [...] ; ce n'est point un hasard si la priode 1630-1640 voit un tel essor du thtre la cour de France : miroir d'un art de vivre en socit o l'art de parler est au coeur d'une rhto-rique gnrale dont l'art d'crire et l'art de peindre sont les prin-cipaux rflecteurs10. Mais cette dpendance de la posie l'gard d'un art de la parole qui est art de vivre en socit n'est pas propre la hirarchie d'un ordre monarchique. Elle trouve son quivalence au temps des assembles rvolutionnaires. Et c'est encore le camlon La Harpe qui nous l'explique : Nous passons de la posie l'loquence : des objets plus srieux et plus importants, des tudes plus svres et plus rflchies vont rem-placer les jeux de l'imagination et les illusions varies du plus sduisant des arts [...]. En quittant l'une pour l'autre, nous devons nous figurer que nous passons des amusements de la jeu-nesse aux travaux de l'ge mr : car la posie est pour le plaisir et l'loquence est pour les affaires [...] ; quand le ministre des autels annonce dans la chaire les grandes vrits de la morale [...] ; quand le dfenseur de l'innocence fait entendre sa voix dans les tribunaux ; quand l'homme d'Etat dlibre dans les

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    conseils sur le sort des peuples ; quand le citoyen plaide dans les assembles lgislatives la cause de la libert [...], alors l'lo-quence n'est pas seulement un art, c'est un ministre auguste, consacr par la vnration de tous les citoyens [...]" Le plus haut des styles que la tradition distingue, le style sublime, a son lieu essentiel dans cette parole oratoire. Notre poque, en reli-sant le Pseudo-Longin et en rinterprtant le concept du sublime, associe volontiers ses mtaphores d'orage, de laves et de vagues dchanes une mise en crise moderne du rcit et de la reprsentation. Mais le systme de la reprsentation, des genres et de la convenance a toujours connu Longin et trouv dans le sublime sa garantie suprme. Et plus encore qu'Homre ou Platon, qui lui sont associs, le hros de la parole sublime que son texte a donn prs de deux millnaires est Dmosthne.

    Primat de la fiction ; gnricit de la reprsentation, dfi-nie et hirarchise selon le sujet reprsent ; convenance des moyens de la reprsentation ; idal de la parole en acte. Ces quatre principes dfinissent l'ordre rpublicain du systme de la reprsentation. Cette rpublique platonicienne o la partie intellectuelle de l'art (l'invention du sujet) commande sa par-tie matrielle (la convenance des mots et des images) peut pou-ser aussi bien l'ordre hirarchique de la monarchie que l'ordre galitaire des orateurs rpublicains. D'o, au XIXe sicle, la constante complicit des vieilles perruques acadmiques et des rpublicains radicaux pour protger ce systme contre les assauts des novateurs littrateurs, accord que symbolisera par exemple, face Hugo comme aux yeux de Mallarm, le nom de Ponsard, le trs rpublicain auteur de tragdies l'antique. C'est gale-ment leur perception commune que rsume la raction de Gus-tave Planche devant le monstrueux pome de Notre-Dame de Paris, ce pome de prose ddi la pierre, qui n'humanise celle-ci qu'au prix de ptrifier la parole humaine. Cette invention monstrueuse emblmatise la ruine du systme o le pome tait une fable bien construite nous prsentant des hommes en acte qui explicitaient leur conduite en de beaux discours, convenant en mme temps leur tat, la donne de l'action et au plaisir des hommes de got. L'argument de Planche dsigne le coeur du scandale : le renversement de l'me et du corps li au dsquilibre des parties de l'me, la puissance matrielle des

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    mots la place de la puissance intellectuelle des ides. Mais c'est toute une cosmologie potique qui est renverse. La posie reprsentative tait faite d'histoires soumises des principes d'enchanement, de caractres soumis des principes de vrai-semblance et de discours soumis des principes de convenance. La nouvelle posie, la posie expressive, est faite de phrases et d'images, de phrases-images qui valent par elles-mmes comme manifestations de la poticit, qui revendiquent un rapport immdiat d'expression de la posie, semblable celui qu'elle pose entre l'image sculpte sur un chapiteau, l'unit architectu-rale de la cathdrale et le principe unifiant de la foi divine et col-lective.

    Ce changement de cosmologie peut s'exprimer strictement comme le renversement terme terme des quatre principes qui structuraient le systme reprsentatif. Au primat de la fiction s'oppose le primat du langage. A sa distribution en genres s'op-pose le principe antignrique de l'galit de tous les sujets reprsents. Au principe de convenance s'oppose l'indiffrence du style l'gard du sujet reprsent. A l'idal de la parole en acte s'oppose le modle de l'criture. Ce sont ces quatre prin-cipes qui dfinissent la potique nouvelle. Reste savoir si le renversement systmatique des quatre principes de cohrence dfinit une cohrence symtrique. Disons-le par anticipation : le problme est de savoir comment l'affirmation de la posie comme mode du langage et le principe d'indiffrence sont compatibles l'un avec l'autre. L'histoire de la littrature sera l'preuve toujours refaite de cette compatibilit problmatique. Ce qui revient dire que, si la notion de littrature a pu tre sacralise par les uns et dclare vide par les autres, c'est qu'elle est, stricto sensu, le nom d'une potique contradictoire.

    Partons de ce qui est le cur du problme, soit la ruine du principe de gnricit. Cette affirmation, il est vrai, prte dis-cussion : parmi les grandes ambitions des frres Schlegel, il y avait la reconstitution d'un systme des genres tomb en d-sutude. Et plus d'un thoricien d'aujourd'hui estime que nous avons nous aussi nos genres, simplement diffrents de ceux de l'ge classique12. Nous ne faisons plus de tragdies, d'po-pes ou de pastorales, mais nous avons des romans et des nou-velles, des rcits et des essais. Mais l'on voit bien ce qui rend

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    problmatiques ces distinctions et a rendu vain le projet des frres Schlegel. C'est qu'un genre n'est tel que s'il est command par son sujet. Le genre sous lequel se prsente Notre-Dame de Paris est le roman. Mais il s'agit d'un faux genre, un genre non gnrique qui n'a cess de voyager, ds sa naissance antique, des temples sacrs et des cours princires aux demeures des mar-chands, aux tripots ou aux lupanars, ou de se prter, dans ses figures modernes, aux exploits et aux amours des seigneurs comme aux tribulations des coliers ou des courtisanes, des comdiens ou des bourgeois. Le roman est le genre de ce qui est sans genre : pas mme un genre bas comme la comdie laquelle on voudrait l'assimiler, car la comdie approprie des sujets vulgaires des types de situations et des formes d'expression qui leur conviennent. Le roman, lui, est dpourvu de tout prin-cipe d'appropriation. Ce qui veut dire aussi qu'il est dpourvu d'une nature fictionnelle dtermine. C'est, on l'a vu, ce qui fonde la folie de Don Quichotte, c'est--dire la rupture qu'il marque avec le rquisit d'une scne propre la fiction. C'est proprement l'anarchie de ce non-genre que Flaubert lve au rang d' axiome exprimant le point de vue de l'Art pur en affirmant qu'il n'y a ni beaux ni vilains sujets et mme qu'il n'y en a aucun, le style tant lui tout seul une manire absolue de voir les choses 13. Et, bien sr, si Yvetot vaut Constanti-nople et si les adultres d'une fille de paysan normand sont aussi intressants que les amours d'une princesse carthaginoise et propres la mme forme, il s'ensuit aussi qu'aucun mode expressif spcifique ne convient plus l'une qu' l'autre. Le style n'est plus alors ce qu'il tait jusque-l : le choix des modes d'expression convenant aux diffrents personnages dans telle ou telle situation et des ornements propres au genre. Il devient le principe mme de l'art.

    Reste pourtant savoir ce que cela veut dire. Une doxa paresseuse voit l la seule affirmation de la virtuosit indivi-duelle de l'crivain qui transforme toute matire vile en or lit-traire - et en or d'autant plus pur que la matire est vile - , pose son aristocratie la place des hirarchies de la reprsentation et la sublime, pour finir, en prtrise nouvelle de l'art. La muraille, le dsert et le sacr ne se laissent pas penser si bon compte. L'identification du style la puissance mme de l'uvre

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    n'est pas un point de vue d'esthte, mais l'aboutissement d'un processus complexe de transformation de la forme et de la matire potiques. Elle prsuppose, quitte en effacer les marques, une histoire plus que sculaire de rencontres entre le pome, la pierre, le peuple et les Ecritures. A travers cette longue histoire s'est impose cette ide dont le refus dterminait toute la potique de la reprsentation : le pome est un mode du lan-gage, il a pour essence l'essence mme du langage. Mais travers elle aussi s'est manifeste la contradiction interne du nouveau systme potique, cette contradiction dont la littrature est le rglement interminable.

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    D u livre de pierre au livre de Vie

    Avant la muraille et le dsert sacr, il y a la cathdrale. Avant le livre sur rien de Flaubert, et pour que ce livre soit pensable, il y a le livre monstrueux, le livre de pierre de Hugo. Et, assu-rment, le texte de Planche est mtaphorique . Hugo fait le roman d'une cathdrale, mais il crit dans la matire des mots, non de la pierre. Pourtant la mtaphore n'est pas seulement une manire figure de dire que le livre de Hugo subordonne l'ac-tion la description, le discours aux images et la syntaxe aux mots. Elle entrine, sous forme polmique, un nouveau prin-cipe de traduction des arts les uns dans les autres. Elle nous rap-pelle ainsi que la posie est deux choses : elle est un art particu-lier mais elle est aussi le principe de la cohrence du systme des arts, de la convertibilit de leurs formes.

    La potique de la reprsentation unifiait le systme des Beaux-Arts selon un double principe. Le premier tait celui de l'identit mimtique, exprim dans le ut pictura poesis. C'tait comme histoires que la peinture et la posie taient convertibles l'une en l'autre, mais aussi que la musique et la danse devaient tre apprcies, pour mriter le nom d'arts. Sans doute le prin-cipe dvelopp par Batteux avait-il tt rencontr ses limites. Diderot avait explor, ses propres dpens, les limites de la tra-duction entre la scne picturale et la scne thtrale. Burke avait montr que la puissance des images de Milton tenait para-doxalement ce qu'elles ne faisaient rien voir. Le Laocoon de Lessing avait proclam la ruine du principe : le visage de pierre

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    donn au hros de Virgile par le sculpteur ne pouvait traduire la posie de Virgile sauf convertir le terrible en grotesque. Mais le principe d'une traductibilit des arts n'est pas ruin pour autant. Il doit seulement se dplacer de la concordance probl-matique des formes de l'imitation vers l'quivalence des modes de l'expression.

    Le second principe tait le modle de la cohrence orga-nique. L'uvre, quelles que fussent la matire et la forme de l'imitation, tait un beau vivant , un ensemble de parties ajus-tes pour concourir une fin unique. Elle identifiait le dyna-misme de la vie la rigueur de la proportion architecturale. Cet idal unificateur de la belle proportion et de l'unit organique avait lui-mme t maltrait par la critique de Burke. Mais il n'y a pas de potique sans ide de la traductibilit des arts et la nou-velle potique ne se sparera pas de l'effort pour repenser cette traductibilit : non plus pour imposer aux autres arts le modle de la fiction reprsentative, mais au contraire pour leur emprun-ter un principe substitutif de poticit, un principe propre dlivrer la spcificit littraire du modle reprsentatif. Mal-larm et Proust illustreront exemplairement cette singulire dmarche o la posie cherche drober la musique, la pein-ture ou la danse la formule susceptible d'tre rapatrie la littrature et de refonder ainsi le privilge potique, quitte fournir elle-mme ces arts ce principe : mtaphore pictu-rale d'Elstir ou conversation de la sonate de Vinteuil. Le principe de ces jeux complexes est, en tout cas, clair : il s'agit dsormais de penser la correspondance des arts non comme quivalence entre des manires de traiter une histoire mais comme analogie entre des formes de langage. Si Gustave Planche peut retourner contre Hugo la mtaphore de la pierre qui parle, c'est que celle-ci est plus qu'une mtaphore, ou bien que la mtaphore est dsormais plus qu'une figure destine orner opportunment le discours, qu'elle est, comme analogie des langages, le principe mme de la poticit.

    Le roman du novateur Hugo et le discours de son critique rtrograde sont compossibles sur cette base : tous deux prsup-posent l'analogie entre le monument du livre et le pome de pierre comme analogie de deux uvres de langage. La cath-drale ici n'est pas un modle architectural, elle est un modle

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    scriptural. Cela veut dire deux choses. Si l'uvre est une cathdrale, c'est, en un premier sens, parce qu'elle est le monu-ment d'un art qui n'est pas gouvern par le principe mimtique. Comme la cathdrale, le roman nouveau ne se laisse comparer rien d'extrieur lui-mme, il ne renvoie aucun systme de convenance reprsentative avec un sujet. Il difie, dans la matire des mots, un monument dont il faut seulement appr-cier l'ampleur des proportions et la profusion des figures. La mtaphore architecturale peut se traduire en mtaphore linguis-tique pour exprimer que l'uvre est d'abord l'effectuation d'une puissance singulire de cration. Elle est comme une langue par-ticulire taille dans le matriau de la langue commune. C'est ce que dit un autre rdacteur de la Revue des Deux Mondes : Les pages crites par M. Hugo, dfauts et beauts, ne peuvent l'tre que par lui. C'est tantt une pense si puissante qu'elle semble prte faire clater la phrase qui la renferme ; c'est tantt une image si pittoresque que le peintre ne pourrait la rendre comme le pote l'a comprise ; c'est quelquefois une langue si trange qu'il semble que pour l'crire l'auteur a employ les lettres inconnues d'un idiome primitif et que la mme combinaison des lettres de l'alphabet ne soit en la puissance d'aucun autre1. La cathdrale de mots est uvre unique, relevant d'une puis-sance du gnie outrepassant la tche traditionnelle du gnie, telle que Batteux l'avait analyse : bien voir l'objet repr-senter. Elle est dj livre sur rien , signature d'un individu comme tel2. Mais, en exprimant la seule puissance individuelle du gnie, le livre incomparable se fait semblable ce qui n'ex-prime aussi que la seule puissance anonyme de ses crateurs, le seul gnie d'une me commune, la cathdrale de pierre. Le gnie dli du crateur se reconnat semblable au gnie anonyme qui a difi le pome collectif, la prire collective de la cathdrale. Le pote peut faire, en une cathdrale de mots, le roman de la cathdrale de pierre parce que celle-ci est dj elle-mme un livre. C'est ce que note le voyageur Hugo, dcouvrant dans la nuit le tympan de la cathdrale de Cologne : Une lumire qui a paru une fentre voisine a clair un moment sous les vous-sures une foule d'exquises statuettes assises, anges et saints qui lisent dans un grand livre ouvert sur leurs genoux, ou qui parlent et prchent le doigt lev. Ainsi les uns tudient, les

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    autres enseignent. Admirable prologue pour une glise qui n'est autre chose que le Verbe fait marbre, bronze et pierre3.

    La puissance originale du pome est emprunte la puis-sance commune d'o les pomes prennent leur origine. La cathdrale est pome de pierre, identit de l'uvre d'un archi-tecte et de la foi d'un peuple, matrialisation du contenu de cette foi : la puissance d'incarnation du Verbe. Au principe uni-ficateur de l'histoire, tel que l'exprimait le ut pictura poesis, s'oppose le principe unificateur du Verbe comme langage de tous les langages, langage rassemblant originairement la puis-sance d'incarnation de chaque langage particulier. L'idiome sin-gulier du pote ne vaut qu' exprimer la puissance commune du Verbe telle que la visualise la cathdrale, la puissance divine de la parole devenue esprit collectif d'un peuple ; parole qui s'ou-blierait dans la pierre et la livrerait l'insouciance des btisseurs-dmolisseurs si une parole potique ne venait manifester nou-veau dans le pome des mots la puissance potique-religieuse qui s'est inscrite en elle. Entre les lecteurs et prcheurs du livre de Vie reprsents sur le tympan de pierre, la cathdrale comme Livre ou Verbe incarn dans la pierre, la foi des btisseurs de cathdrales, l'entreprise de faire vivre en un roman des figures charnelles analogues ses figures sculptes et les mots-pierres du livre-cathdrale, un cercle se dessine qui mime celui qui liait nagure le pote dramatique tout un univers de la parole en acte. Mais ce cercle n'est plus celui de la parole-acte de l'orateur. II est celui de l'criture. A l'orateur sacr s'oppose le saint ou l'ange de pierre qui dit mieux que lui la puissance du Verbe fait chair. A l'orateur profane exhortant les hommes rassembls s'oppose le btisseur du pome de pierre qui exprime mieux que lui la puissance de la communaut habite par la parole. La parole loquente dsormais est la parole silencieuse de ce qui ne parle pas dans le langage des mots ou qui fait parler les mots autrement que comme instruments d'un discours de persuasion ou de sduction, comme symboles de la puissance du Verbe, de la puissance par laquelle le Verbe se fait chair. Le cercle de parole qui lie le livre du pote au livre du tympan, et le livre du tympan au livre de Vie qui a inspir le btisseur peut sembler tout proche de celui qui se dessinait autour de la scne drama-tique. Et pourtant, c'est un paradigme de la parole vivante qui

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    s'est substitu un autre : un paradigme de l'criture comme parole vivante. C'est lui qui rgit dsormais la posie, qui fait qu'elle n'est plus un genre des Belles-Lettres, dfini par l'usage de la fiction, mais un usage du langage, et un usage qui se dmontre exemplairement dans la prose du genre sans genre qu'est le roman. La prose de Hugo est potique parce qu'elle reproduit, non pas la scne sculpte au tympan de la cathdrale, mais ce que cette scne exprime - c'est--dire manifeste et sym-bolise en mme temps - , ce que son mutisme donc dit deux fois : la diffrence par laquelle la pierre se fait verbe et le verbe pierre.

    Mais, pour comprendre la formule qui rend le pome et la pierre quivalents et dduire ses consquences, il faut dplier les diverses relations qu'elle enveloppe : entre le roman et le livre de Vie ; entre le livre de Vie et le pome ; entre le pome, le peuple et la pierre. Commenons donc par le commencement, c'est--dire par l'apparent paradoxe qui lie, au nom de la posie, le non-genre romanesque au texte sacr. C'est en 1669 que Pierre-Daniel Huet a publi son trait De l'origine des romans. Huet est le type de ces littrateurs dont nous parle Voltaire, plus fru de vers latins qu'il change avec son ami Mnage que des nou-veauts du thtre tragique. Il n'en est que plus significatif de le voir, comme son complice, s'intresser la littrature sans rgles du roman, collaborer discrtement avec Mme de Lafayette et crire, pour accompagner La Princesse de Montpensier de cette dernire, cette prface aussi longue que le livre lui-mme. Et il l'est plus encore de voir la liaison qu'il opre entre le genre ddaign du roman, la tradition potique et le Livre sacr dont il sera bientt le prtre.

    A premire vue, le propos de Huet semble se rsumer en un largissement du domaine potique, propre y inclure le genre marginal du roman. Il s'appuie d'ailleurs pour cela sur une maxime d'Aristote , introuvable dans le texte de la Po-tique, mais assurment conforme sa doctrine : Le pote est plus pote par les fictions qu'il invente que par les vers qu'il compose. Au concept de la mimesis est discrtement substitu un concept plus large, celui de fabulation. Or c'est autour de cette substitution que l'apparent largissement du domaine mimtique commence subvenir son principe mme. Car la

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    fabulation est deux choses la fois : elle est la perception image et confuse que les peuples de l'Occident barbare se font d'une vrit qu'ils sont incapables de discerner. Mais elle est aussi l'ensemble des artifices (fables, images ou jeux de sono-rits) que les peuples de l'Orient raffin ont invents pour trans-mettre la vrit, pour cacher ce qui devait en tre cach et orner ce qui devait en tre transmis. Le domaine de la fabulation est alors celui de la prsentation sensible d'une vrit non sensible. Et ce mode de prsentation est en mme temps l'art par lequel les sages enveloppaient en fables ou dissimulaient en hiro-glyphes les principes de la thologie et de la science et le tour naturel de peuples l'esprit potique et fertile en inventions qui ne discourent qu'en figures et ne s'expliquent que par all-gories. C'est cette manire-l qu'Homre et Hrodote ont apprise aux Grecs et o Pythagore et Platon ont travesti leur philosophie, qu'Esope a traduite en fables populaires, que les Arabes ont reprise d'Esope et transmise au Coran. Mais c'est aussi la manire des Perses, amoureux de cet art de mentir agrablement dont tmoignent encore les bateleurs de la grande place d'Ispahan. C'est encore celle des apologues chinois ou des paraboles philosophiques des Indiens. Cette manire orientale, c'est enfin la manire de l'Ecriture sainte elle-mme, toute mystique, toute allgorique, toute nigmatique . Les Psaumes, les Proverbes, l'Ecclsiaste et le livre de Job sont des ouvrages potiques, pleins de figures qui paratront hardies et violentes dans nos crits et qui sont ordinaires dans ceux de cette nation ; le Cantique des cantiques est une pice dramatique en forme de pastorale, o les sentiments passionns de l'poux et de l'pouse sont exprims d'une manire si tendre et si tou-chante que nous en serions charms si ces expressions et ces figures avaient un peu plus de rapport avec notre gnie 4.

    Assurment il est admis, depuis le De doctrina christiana de saint Augustin, que le texte sacr utilise des tropes formellement comparables ceux de la posie profane, et Erasme l'avait for-tement rappel. On voit cependant le chemin parcouru : l'cri-ture sacre tout entire se trouve ramene sans problme par cet ecclsiastique, homme de cour et de lettres, non seulement aux tropes des potes mais au gnie fabulateur des peuples. L'Ecriture sainte est un pome, un pome qui exprime le gnie

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    humain de la fabulation mais aussi le gnie propre d'un peuple qui est loin de nous. Sous la mme notion de fabulation tombent alors les images des prophtes, les nigmes de Salo-mon, les paraboles de Jsus, les consonances recherches des Psaumes ou de saint Augustin, les tours orientaux de saint Jrme, les exgses des talmudistes et les explications figurales de saint Paul. La fable, la mtaphore, la rime et l'exgse sont toutes des modes de ce pouvoir de fabulation, c'est--dire de prsentation image de la vrit. Toutes composent un mme langage de l'image dans lequel viennent s'abmer ensemble les catgories de Yinventio, de la dispositio et de Y elocutio et, avec elles, la littrature des rudits. Le roman vient communiquer avec l'Ecriture sainte au nom d'une thorie de la posie qui en fait une tropologie, un langage figur de la vrit.

    La notion de fabulation fait ainsi coexister les contraires : la vieille conception dramatique de la posie et une nouvelle conception qui lui donne une nature essentiellement tropolo-gique. C'est Vico qui, dans la Science nouvelle de 1725, brise le compromis et proclame le renversement de tout ce qui a t dit sur l'origine de la posie d'Aristote Scaliger. La formule aristotlicienne de Huet disait que le pote est tel par son usage des fictions et non par l'utilisation d'un mode dtermin du langage. Mais la notion de la fabulation qu'il utilisait ruinait en fait cette opposition : la fiction et la figure s'y identifiaient. Vico formule alors le renversement dans toute sa gnralit : la fiction est figure, elle est manire de parler. Mais la figure elle-mme n'est plus une invention de l'art, une technique du lan-gage au service des fins de la persuasion rhtorique ou du plaisir potique. Elle est le mode du langage qui correspond un cer-tain tat de son dveloppement. Et ce stade du langage est aussi un stade de la pense. Le mode figur du langage est l'expression d'une perception spontane des choses, celle qui ne distingue pas encore le propre et le figur, le concept et l'image, les choses et nos sentiments. La posie n'invente pas, elle n'est pas la tekhn d'un personnage, l'artiste, qui construit une fiction vrai-semblable pour le plaisir d'un autre personnage nomm specta-teur, galement habile en l'art de parler. Elle est un langage qui dit les choses comme elles sont pour celui qui s'veille au lan-gage et la pense, comme il les voit et les dit, comme il ne peut

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    pas ne pas les voir et les dire. Elle est union ncessaire d'une parole et d'une pense, d'un savoir et d'une ignorance. C'est cette rvolution dans l'ide de la poticit que rsume la verti-gineuse cascade de synonymies qui ouvre le chapitre de la logique potique : Logique vient de Xyoq . Ce mot, dans son premier sens, dans son sens propre, signifia fable (qui a pass dans l'italien favella, langage, discours) ; la fable, chez les Grecs, se dit aussi |i0O, d'o les Latins tirrent le mot mutus ; en effet, dans les temps muets, le discours fut mental; aussi Xyoq signifie ide et parole''.

    Suivons l'ordre des implications. La fiction - ou la figure, ce qui revient au mme - est la manire dont l'homme enfant, dont l'homme encore muet conoit le monde, sa ressem-blance : il voit le ciel et dsigne un Jupiter qui parle, comme lui, un langage de gestes, qui dit sa volont et l'excute en mme temps par les signes du tonnerre et de la foudre. Les figures ori-ginaires de l'art rhtorique et potique sont les gestes par les-quels l'homme dsigne les choses. Elles sont les fictions qu'il s'en fait, fausses si on leur donne valeur de reprsentation de leur tre, vraies en ce qu'elles expriment sa position au milieu d'elles. La rhtorique est mythologie, la mythologie est anthro-pologie. Les tres de fiction sont les universaux de l'imagination qui tiennent lieu des ides gnrales que l'homme n'a pas encore la capacit d'abstraire. La fable est la naissance commune de la parole et de la pense. Elle est le stade premier de la pense, tel qu'il peut se formuler dans une langue de gestes et de sons confus, dans une parole encore gale au mutisme. Ces univer-saux de l'imagination, quoi se rsume la puissance fictionnelle, on peut rigoureusement les assimiler un langage de sourds-muets. Ceux-ci parlent en effet de deux manires : par les gestes qui dessinent la ressemblance de ce qu'ils veulent dire et par les sons confus qui s'efforcent en vain au langage articul. Du pre-mier langage sortent les images, similitudes et comparaisons de la posie : les tropes qui ne sont pas les inventions des crivains mais les formes ncessaires dont toutes les nations se sont ser-vies dans leur ge potique pour exprimer leurs penses . Du second sortent le chant et le vers, lesquels sont antrieurs la prose : les hommes formrent leurs premires Lingues en chan-tant6.

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    Ainsi la puissance originelle de la posie est gale l'impuis-sance premire d'une pense qui ne sait point abstraire et d'un langage qui ne peut pas articuler. La posie est l'invention de ces dieux dans la figure desquels l'homme manifeste, c'est--dire connat et ignore en mme temps, son pouvoir de pense et de parole. Mais, bien sr, ce savoir sur les faux dieux qui est la posie et la sagesse premires des peuples est aussi la manire dont la providence du vrai Dieu leur permet de prendre conscience d'eux-mmes. Et ce savoir n'est pas un savoir abstrait. 11 est la conscience historique d'un peuple qui se traduit dans ses institu-tions et ses monuments. Les potes sont aussi thologiens et fondateurs de peuples. Les hiroglyphes par lesquels la provi-dence divine se signifie aux hommes et leur donne la connais-sance d'eux-mmes ne sont pas ces signes nigmatiques, dposi-taires d'une sagesse cache, sur lesquels tant d'interprtations et de rveries se sont construites. Ce sont l'autel du culte et la baguette des augures ; le flambeau du mnage et l'urne funraire ; la charrue de l'agriculteur, la tablette du scribe et le gouvernail du navire ; l'pe du guerrier et la balance de la justice. Ce sont les instruments et les emblmes, les institutions et les monuments de la vie commune.

    La posie, on le sait, n'tait pas l'objet de Vico. S'il s'est sou-ci de chercher le vritable Homre , ce n'est pas pour fonder une potique mais pour rgler une querelle aussi vieille que le christianisme, pour rfuter une bonne fois l'argument du paga-nisme qui voyait dans les fables d'Homre, comme dans les hi-roglyphes gyptiens, la dissimulation d'une antique et admirable sagesse. A la thorie d'un double fond du langage potique, il oppose une thse radicale : la posie n'est qu'un langage d'en-fance, le langage d'une humanit qui passe, par l'image-geste, et la surdit du chant, du silence originel la parole articule. Or cette apparente rfutation de la duplicit du langage potique va constituer en fait sa radicalisation. La parole muette de la po-sie est aussi la forme sous laquelle une vrit est rvle aux mor-tels, une humanit prend conscience d'elle-mme. En rfutant le caractre allgorique de la posie, Vico assure son statut de lan-gage symbolique, de langage qui parle moins par ce qu'il dit que par ce qu'il ne dit pas, par la puissance qui s'exprime travers lui. Aussi le succs du pome s'identifie-t-il au dfaut d'une parole,

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    c'est--dire la manifestation sensible d'une vrit, c'est--dire encore la prsentation soi d'une communaut travers ses uvres. Cette conscience s'inscrit dans le langage des mots po-tiques comme elle s'inscrit dans les outils de l'agriculture, les ins-titutions du droit ou les emblmes de la justice. D'un ct, la posie n'est qu'une manifestation particulire de la poticit d'un monde, c'est--dire de la manire dont une vrit se donne une conscience collective sous forme d'uvres et d'institutions. De l'autre, elle est un organon privilgi pour l'intelligence de cette vrit. Elle est un morceau du pome du monde et une herm-neutique de sa poticit, de la manire dont cette vrit s'anticipe en uvres muettes-parlantes, en uvres qui parlent en tant qu'images, en tant que pierre, en tant que matire rsistant la signification qu'elle dlivre.

    C'est bien alors une rvolution de tout le systme des Belles-Lettres que mne la recherche du vritable Homre . En en faisant le bilan, un sicle plus tard, Quinet pourra dire que la solution donne la question de l'historicit d'Homre change les bases mmes de l'art . En faisant d'Homre la voix de la Grce antique, cho de la parole divine, voix de la foule qui n'appartient personne7 , Vico change le statut de la posie. Celle-ci dsormais n'est plus l'activit productrice des pomes. Elle est la qualit des objets potiques. La posie se dfi-nit par la poticit. Et celle-ci est un tat de langage, un mode spcifique d'entre-appartenance de la pense et du langage, un rapport entre ce que l'une sait et ne sait pas et ce que l'autre dit et ne dit pas. La posie est la manifestation d'une poticit qui appartient l'essence premire du langage - pome du genre humain tout entier , dira August Schlegel8.

    Mais l'quivalence est penser aussi l'envers. On appel-lera potique tout objet susceptible d'tre peru selon cette dif-frence soi qui dfinit le langage potique, c'est--dire le lan-gage en son tat originaire. La poticit est cette proprit par laquelle un objet quelconque peut se ddoubler, tre pris non seulement comme un ensemble de proprits mais comme la manifestation de son essence ; non seulement comme l'effet de certaines causes mais comme la mtaphore ou la mtonymie de la puissance qui l'a produit. Ce passage d'un rgime d'encha-nement causal un rgime d'expressivit peut se rsumer dans la

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    phrase apparemment anodine de Novalis : L'enfant est un amour devenu visible , qui peut se gnraliser ainsi : l'effet d'une cause est le signe qui rend visible la puissance de sa cause. Le passage d'une potique causale de l' histoire une po-tique expressive du langage est tout entier contenu dans ce dplacement. Toute configuration de proprits sensibles peut alors tre assimile un arrangement de signes, donc une manifestation du langage en son tat potique premier. Et ce ddoublement peut tre produit sur tout objet. Car chaque chose se prsente tout d'abord elle-mme, c'est--dire rvle son intrieur par son extrieur, son essence par la manifestation (elle est donc symbole pour elle-mme) ; ensuite elle prsente ce avec quoi elle a les rapports les plus troits et qui agit sur elle ; enfin elle est un miroir de l'Univers''.

    Toute pierre peut ainsi tre langage : l'ange sculpt, dont nous parle Hugo, qui unit la marque de son ouvrier la puis-sance du Verbe voqu et la puissance de la foi collective, mais aussi le caillou dont nous parle Jouffroy : sans doute celui-ci ne nous dit-il pas grand-chose car il a peu de proprits saillantes, mais sa forme et sa couleur dj sont des signes crits, peu lisibles encore mais appels l'tre davantage pour peu qu'on le sculpte ou mme qu'on le dise dans le cristal des mots10. Cette puissance de langage immanente tout objet, on peut l'inter-prter la manire mystique, comme les jeunes philosophes ou potes allemands qui rptent l'envi la phrase kantienne sur la nature comme pome crit en un langage chiffr , et assimi-ler, comme Novalis, l'tude des matriaux la vieille science des signatures11 . Mais on peut aussi la rationaliser, en faire le tmoignage que les choses muettes portent de l'activit des hommes. Ainsi se fondera, dans la transition du lyrisme de Michelet la sobre science des historiens des Annales, une ide nouvelle de la science historique, fonde sur le dchiffrement des tmoins muets . Le principe commun de ces interprta-tions diverses est celui-ci : non seulement la poticit ne relve plus d'aucun principe de convenance gnrique, mais aussi elle ne dfinit plus aucune forme ni matire particulires. Elle est le langage de la pierre comme des mots, de la prose romanesque comme de l'pope, des murs comme des uvres. Le pote est dsormais celui qui dit la poticit des choses. Ce peut tre le

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    pote homrique, tel que le concevra Hegel, exprimant la poticit d'une manire de vivre collective. Ce peut tre le romancier proustien, dchiffrant les hiroglyphes du livre imprim en lui, tirant un monde d'un bruit de fourchette et enchanant dans les anneaux du style les allitrations des choses12. C'est l'expression de cette distance soi du langage et du ddoublement par quoi toute chose peut devenir langage qui dfinit dsormais le gnie potique, comme union du conscient et de l'inconscient, ainsi que de l'individuel et de l'anonyme. C'est d'elle qu'il faut partir pour penser les notions et les oppo-sitions qui vont marquer le domaine de la littrature.

    3

    Le livre de Vie et l'expression de la socit

    Partons de ce primat de l'elocutio qui donnera lieu la thorie du caractre absolu du style et aux notions aujourd'hui employes pour indiquer le propre du langage littraire moderne, soit le caractre intransitif ou autotlique du langage. Partisans de l'exceptionnalit littraire ou dnonciateurs de son utopie se rf-rent volontiers au romantisme allemand et tout particulirement la formule de Novalis : C'est une erreur prodigieusement ridi-cule que cette opinion des gens, qu'ils parlent en raison des choses. Ce qui est justement le propre du langage, savoir qu'il ne se soucie simplement que de lui-mme, tous l'ignorent1. Mais il faut bien voir que cet autotlisme du langage n'est en rien un formalisme. Si le langage n'a se soucier que de lui-mme, ce n'est pas parce qu'il est un jeu autosuffisant, c'est parce qu'il est dj en lui-mme exprience de monde et texte de savoir, parce qu'il dit lui-mme, avant nous, cette exprience. Il en va du langage comme des formules mathmatiques [...] ; elles jouent seulement entre elles, elles n'expriment rien sinon leur nature merveilleuse, et c'est pour cela qu'elles sont si expressives, pour cela que se reflte en elles le jeu singulier des rapports entre les choses2. L'abstraction des signes mathmatiques congdie la ressemblance reprsentative. Mais c'est pour prendre elle-mme le caractre d'un langage-miroir, qui exprime dans ses jeux internes les jeux intimes des rapports entre les choses. Le lan-gage ne reflte pas les choses, parce qu'il exprime leurs rapports. Mais cette expression est elle-mme conue comme une autre

  • 4 4 LA PAROLE MUETTE

    ressemblance. Si le langage n'a pas pour fonction de reprsenter des ides, situations, objets ou personnages, selon les normes de la ressemblance, c'est parce que dj il prsente, sur son corps mme, la physionomie de ce qu'il dit. Il ne ressemble pas aux choses comme copie parce qu'il porte leur ressemblance comme mmoire. Il n'est pas un instrument de communication parce qu'il est dj le miroir d'une communaut. Le langage est fait de matrialits qui sont des matrialisations de son propre esprit, de cet esprit qui doit devenir monde. Et cet avenir est lui-mme attest par la manire dont toute ralit physique est susceptible de se ddoubler, de montrer sur son corps sa nature, son histoire, sa destination.

    On ne peut donc pas interprter la formule de Novalis comme l'affirmation de l'intransitivit du langage, oppose la transitivit communicationnelle. L'opposition elle-mme est clai-rement un artefact idologique. Toute communication en effet emploie des signes relevant de modes de signifiance divers : des signes qui ne disent rien, des signes qui s'effacent devant leur message, des signes qui ont valeur de gestes ou d'icnes. La communication potique en gnral est fonde sur l'exploita-tion systmatique de ces diffrences de rgimes. Le passage d'une potique de la reprsentation une potique de l'expression fait basculer la hirarchie de ces rapports. Au langage instrument de dmonstration et d'exemplification, adress un auditeur quali-fi, elle oppose le langage comme corps vivant de symboles, c'est--dire d'expressions qui la fois montrent et cachent sur leur corps ce qu'elles disent, d'expressions qui manifestent ainsi moins telle ou telle chose dtermine que la nature mme et l'histoire du langage comme puissance de monde et de communaut. Le lan-gage alors n'est pas renvoy sa propre solitude. Il n'y a pas de solitude du langage. Il y a deux axes privilgis selon lesquels il peut tre pens : l'axe horizontal du message transmis un audi-teur dtermin auquel on fait voir un objet ou l'axe vertical o le langage parle d'abord en manifestant sa propre provenance, en explicitant les puissances sdimentes dans son paisseur propre. Il n'y a donc pas de contradiction entre la formule monolo-gique de Novalis, le mystique reprsentant de la pure posie, et les raisonnables considrations de l'conomiste Sismondi, rap-portant l'origine de la posie ce moment de la vie des nations o

    LE LIVRE DE VIE ET L'EXPRESSION DE LA SOCIT 4 5

    on n'crit point pour crire, on ne parle pas pour parler 3. Ces thses d'apparence contradictoire ne se rattachent pas l'une l'autre par le seul lien de Novalis aux frres Schlegel et d'August Schlegel au cercle de Mme de Stal auquel appartient Sismondi, mais par leur appartenance une mme ide de la correspon-dance du langage et de ce qu'il dit. Le langage n'est autosuffisant que parce que les lois d'un monde se rflchissent en lui.

    Ce monde lui-mme peut prendre diverses figures, d'allure plus ou moins mystique ou rationnelle. Il est, pour Novalis, ins-pir par Swedenborg, le monde intrieur des sens qui est la vrit de l'autre, cette vrit spirituelle que le processus de la Bil-dung doit rendre un jour identique la ralit empirique. Mais un autre swedenborgien, Balzac, saura rendre quivalents ce monde intrieur des sens et l'anatomie d'une socit. Le langage dsormais dit d'abord sa propre provenance. Mais cette prove-nance peut aussi bien tre rapporte aux lois de l'histoire et de la socit qu' celles du monde spirituel. L'essence de la posie est identique celle du langage pour autant que celle-ci l'est la loi interne des socits. La littrature est sociale , elle est l'expres-sion d'une socit en ne s'occupant que d'elle-mme, c'est--dire de la manire dont les mots contiennent un monde. Et elle est autonome pour autant qu'elle n'a pas de rgles propres, qu'elle est le lieu sans contours o s'exposent les manifestations de la poticit. C'est en ce sens que Jouffioy pourra dire qu'elle n'est pas proprement un an mais la traduction des arts 4. La traduction potique des arts, c'tait auparavant l'quivalence des modes diffrents du mme acte de reprsenter. C'est dsor-mais tout autre chose : la traduction des langages . Chaque art est un langage spcifique, une manire propre de combiner les valeurs d'expression du son, du signe et de la forme. Mais aussi une potique particulire est une version spcifique du principe tic la traduction entre langages. Romantisme , ralisme ou symbolisme , ces coles entre lesquelles il est d'usage de partager le sicle romantique sont en fait toutes dtermines par le mme principe. Si elles diffrent entre elles, c'est seulement par le point panir duquel elles oprent cette traduction. Telle que Zola la potise, la cascade des tissus dans la vitrine du magasin d'Octave Mouret est bien le pome d'un pome. Elle est le pome de cet tre double, cet tre sensible-suprasensible

  • 44 LA PAROLE MUETTE

    qu'est la marchandise selon Marx. C'est au pome de cet tre suprasensible bien plus qu'aux tribulations de la ple Denise que le livre est consacr. Et l'interminable description raliste ou naturaliste ne relve aucunement du principe du reportage et d'un usage informatifdu langage, pas non plus de la stratgie cal-cule de l' effet de rel . Elle relve de la potique du ddouble-ment langagier de toute chose5. Au bonheur des dames nous pr-sente un monde intrieur des sens qui n'est ni plus ni moins mystique que la double chambre baudelairienne, le chteau de puret mallarmen ou la bouche d'ombre hugolienne.