Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs
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Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie et d'histoire]. 1986.
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Etudes14,rued'Assas75006Parisjuin1986(364/6) 725
1. Voir, par exemple, Le
Monde du 18 mars 1981,
avec, en première page, le
titre « Lt gouvernement turc
admet que quinze prisonnierssont morts sous la torture
Perspectivessur le monde
Turquie-Occident,un jeu de miroirs
SPORADIQUEMENT,
la Turquie sort de l'indifférence où
on la tient, histoire, pour les consciences européennes,de s'émouvoir un peu. Si le terrorisme des dernières années
n'a suscité que peu d'intérêt, l'instauration d'un régime mili-
taire a provoqué, en revanche, une profonde réprobation.Nous pénétrions dans le domaine du connu. Au nom de nos
valeurs, nous nous devions de condamner ce qui se passaitdans les prisons turques. Au nom de ces mêmes valeurs, les
militaires en place se devaient de répliquer, en minimisant
par exemple le nombre des prisonniers torturés (1). Bon grémal gré, des signaux s'allumaient, une communication s'éta-
blissait.
Au même moment, des événements graves se déroulaient
dans un pays voisin de la Turquie, la Syrie, faisant plusieursmilliers de morts et la une des journaux occidentaux pen-dant quarante-huit heures l'intérêt retombait ensuite. C'est
qu'une révolte des Frères musulmans participe pour nous du
même exotisme tragique qu'une lutte tribale en Ouganda, dela même hystérie collective que la révolution iranienne. Elle
nous effraie, nous fascine un instant, mais comme ellerésiste à notre analyse, à notre système, nous l'abandonnons
vite à un destin sur lequel nous ne pouvons peser.
TURQUIE-OCCIDENT
726
Toute différente est la situation turque, qui nous apparaîtcomme une perversion d'un système que nous connaissons
bien, puisqu'il s'agit du nôtre et que nous devons en contrô-
ler l'utilisation. C'est au maître que revient le droit de sanc-
tionner les fautes du disciple, un disciple d'autant plus dis-
posé à s'amender qu'il est persuadé d'être dans son tort.
Pour aucun autre pays que la Turquie, la démonstration
d'Edward Saïd, L'Orient créé par l'Occident, n'est aussi
cruellement fondée, à cette nuance près, qui brouille encore
les cartes, que le choix de l'Occident ne lui a pas été imposé(2). En découle un troublant jeu de miroirs où l'Occident
voit en la Turquie sa propre image, et la Turquie ne décèle
en elle-même que le visage de l'Occident.
Que l'impérialisme occidental ait précédé ou accompagné
le choix, par la Turquie, du modèle occidental, Jacques
Thobie l'a bien montré (3). Il n'en demeure pas moins qu'un
colonisateur ne l'a pas imposé brutalement, avec les remises
en cause qu'aurait inévitablement provoquées la décolonisa-
tion. Ceci explique, parmi les élites, la permanence de
l'ancrage occidental et de son dispositif.
Tout a été dit, ou à peu près, sur l'occidentalisation de la
Turquie (4). On a moins insisté sur la contribution du
système éducatif à ce processus. On connaît le rôle joué,
dans la formation des cadres, par certaines grandes écoles,
type Faculté des sciences politiques, créées à la fin du siècle
dernier par le sultan Abdülhamid II (5). Plus importante
encore est la batterie des collèges secondaires mise en place à
l'époque et qui continue de fonctionner aujourd'hui encore.
Pour ne prendre que l'exemple français, il existe dix établis-
sements turcs où les connaissances sont dispensées dans
notre langue. Huit d'entre eux, créés entre 1783 et 1880,
sont les survivances d'un passé où les actions conjointes des
congrégations, de l'Alliance israélite universelle, des initiati-
ves privées laïques et de l'Etat français avaient permis la
constitution dans toute la Turquie d'un véritable réseau
d'écoles françaises le plus célèbre d'entre eux est le lycée
Galatasaray d'Istanbul, né en 1868 des efforts communs du
grand vizir Amin Ali Pacha, du ministre Fuat Pacha, et de
Victor Duruy (6). L'enseignement en langue étrangère des
jeunes bourgeois turcs demeure aujourd'hui si prisé que,
L'ATTIRANCE DE L'AUTRE
2. E. Saïd, L'orientalisme
L'Orient créé par l'Occident,1980.
3. J. Thobie, Intérêts et
impérialisme français dans
l'empire ottoman (1895-1914),1977 La France a-t-elleune politique culturelle dans
l'empire ottoman à la veille dela premièreguerre mondiale ? »,dans Relations Internationa-
les n° 25. 1981, p. 21-40.
4. B. Lewis, The Emer-
gence of modern Turkey, 2*
éd., London, 1968.
5. S. Mardin, La religiondans la Turquie moderne »,dans Revue internationale des
sciences sociales, vol. XXIX,n° 2, 1977, p. 309-10.
6. A côté du Lycée Galata-
saray, public, les établisse-ments anciens sont confes-sionnels et, à l'exception d'unseul situé à Izmir, regroupés àIstanbul. Trois de ces établis-sements appartiennent auxFrères des Ecoles Chrétiennes
(Lycées Saint-Joseph et Samt-Michel d'Istanbul, CollègeSaint-Joseph d'Izmir) deuxautres aux Srrurs de la Cha-
nté (Lycée Saint-Benoît Provi-dence et Collège Samte-Pulchérie d'Istanbul) lesixième aux Lazaristes (l ycéeSaint-Benoît) le dernier enfin
est le très célèbre 1ycée Notre-
Dame-de-Sion.
727
7. tn 1980, le gouverne-ment français rémunérait
complètement ou partielle-ment environ 90 professeurs
français destinés à ces établis-
sements.
8. Il s'agissait du Robert
College (privé américain), du
Lycée allemand (privé), du
Lycée de filles américain
(privé), du Lycée autrichien
(privé). Entre 1975 et 1980,
Saint-Joseph a oscillé du 5' au
15' rang, Galatasaray du 11e
au 16'.
9. S. Aksin, « La Révolu-
tion française et la conscience
révolutionnaire des nationa-
listes turcs à l'aube de la lutte
d'indépendance », dans La
Turquie et la France à l'épo-
que d'Ataturk, 1981, p. 45-55.
10. L'historien américain
E. Weber, lorsqu'il décrit,
dans La fin des terroirs
(1983, p. 146-172), l'intégra-
tion incomplète des campa-
gnes françaises à la fin du xix
siècle, confond encore unité et
cohésion nationale. Il existe
une nation en France à la fin
du Moyen Age, mais pas dans
le sens que les théoriciens
révolutionnaires reconnais-
sent à ce terme, de totale uni-
formité. Pour le nationa-
lisme, voir, outre Lewis,
N. Berkes, Turkish Nationa-
Gsm and Western Crrnhzatrorr,
New York, 1959. Voir aussi,
pour le panturquisme,F. Georgeon, Aux ortgrntsdu nationalisme turc Yusuf
Akçura, 1980.
malgré la détérioration des relations politiques franco-
turques, deux lycées privés turcs enseignant en français ont
été créés au cours de ces dernières années le lycée Tefvik
Fikret d'Ankara en 1964, et son homologue d'Izmir en
1981. En 1983, on peut estimer à 6 000 le nombre des jeu-
nes Turcs faisant leurs études secondaires en français (7).
Une analyse du même ordre pourrait être menée pour les
établissements anglophones ou germanophones. C'est tout
récemment, en mettant en place un lycée pilote à Ankara
(Fen Lisesi) et des lycées anatoliens sur l'ensemble du terri-
toire, dont l'entrée repose sur une rigoureuse sélection, que
le gouvernement turc a manifesté concrètement son inten-
tion de mieux contrôler la formation des élites nationales. Il
reste qu'au concours d'entrée à l'université, les meilleurs
résultats sont encore obtenus par les candidats issus des
lycées étrangers. En 1980, la première place était remportée
par le Fen Lesesi, mais les quatre suivantes revenaient à des
établissements étrangers (8).
Historiquement, l'occidentalisation, dont l'enseignement
prodigué aux élites constitue l'instrument permanent, a
entraîné la pénétration d'un certain nombre de concepts, le
principal étant celui de Nation. L'idée nationale est entrée
dans les consciences turques sous la forme exacerbée du
nationalisme celui des élites, participant du mouvement
Jeune Turc, puis de la guerre d'Indépendance celui du peu-
ple, né de la résistance opposée à l'application du traité de
Sèvres, dépeçant la Turquie après la défaite de 1918. Les
deux se sont réunis pour forger l'un des traits permanents de
la société contemporaine, qui explique aussi bien le rejet des
minorités que le souci aigu de maintenir l'intégrité du terri-
toire c'est, bien entendu, l'une des composantes majeures
des problèmes arménien et chypriote. Mais l'idée nationale,
qu'exprime de façon passionnelle le nationalisme, a été éla-
borée par Atatürk, dans une démarche qui attire l'attention.
La construction qu'il retient est celle des théoriciens révolu-
tionnaires français, qu'il connaît bien (9). Ceux-ci ont juri-
dicisé le concept et érigé en dogme une unité nationale que
seul le roi exprimait sous l'Ancien Régime la Nation
devient la réunion uniforme de citoyens égaux en droits,
alors que la Nation d'Ancien Régime n'excluait pas la diver-
sité des communautés (10). C'est donc un concept parvenu
au terme de son évolution historique et juridique qu'Atatürk
prend comme modèle, qui nécessite alors l'élimination des
diversités, infranationales certes (les minorités), mais aussi
supranationales. C'est naturellement dans cette perspective
TURQUIE-OCCIDENT
728
que se situe la révolution culturelle kémaliste que cristallise
un laïcisme dans lequel il ne faut pas voir une fin en soi,mais le seul moyen d'échapper à l'emprise d'une Eglise uni-
verselle, l'Islam. Lutter contre l'universalisme coranique,c'est remodeler complètement une société pétrie d'Islam. De
toutes les réformes, l'éviction de la langue du Coran, et son
remplacement par l'alphabet latin, est probablement celle
dont les conséquences profondes méritent le plus d'atten-
tion. A partir de 1928, en effet, les nouvelles générations
turques se trouveront dans l'incapacité de lire ce qui a été
écrit auparavant. Ce qui entraîne pour la Turquie une dou-
ble rupture avec le monde arabe, bien sûr (11) avec son
propre passé, surtout l'amnésie collective, sur fond de
nationalisme, donne une réalité au mythe de la récréation
globale, inhérent à toute révolution. Etonnant paradoxe
que celui d'un grand peuple qui, plutôt que d'assumer l'héri-
tage d'un passé composite, s'abandonne aux subterfugeshabituels des pays africains récemment colonisés la recher-
che des paternités électives. Le rattachement mythique à
l'ancêtre hittite permet d'éluder, dans la mémoire collective,
Ephèse, Byzance, et même les stucs baroques de Dolmab-
haçi.La conception occidentale de la Nation traîne avec elle
tout ce qui permet à l'Etat-Nation de fonctionner, cette
panoplie qu'utiliseront bientôt les Turcs souveraineté
nationale et république, d'abord (12), démocratie parlemen-taire et mulipartisme, un peu après.
Adieu à l'Orient, tel est le titre que donne à son éditorial
du 15 mars 1924 le correspondant du Temps à Istanbul
(13). La formule résume bien l'enthousiasme soulevé en
Europe par une Turquie qui vient de couper le cordonombilical qui la reliait aux traditions asiatigues. La presseoccidentale oublie le régime musclé mis en place par Ata-
türk, tant elle adhère à son projet de société fondé sur l'uni-
versalisme européen (14). En voyant en lui un restaurateur
de l'Islam, Lyautey s'est trompé sur les intentions de Mus-
tafa Kemal (15) Herriot et quelques autres rachètent cette
méprise. Il n'est de jour où un voyageur occidental ne débar-
que sur le quai de la gare d'Angora, rebaptisée Ankara et éri-
gée en capitale de l'ère nouvelle, fasciné par l'édifiante expé-rience qui s'y déroule et qui transforme la Turquie en pointeavancée de l'Europe.
11. P. Dumont, « La Tur-
quie face aux Etats arabes du
Moyen-Orient », Relations
internationales, n° 20, hiver
1979, p. 449-470.
12. Un animateurdu mou-vementkémalistea consignEdans son journal que, dès1919,Atatürksongeaità met-tre enplaceun regimerépubli-cain S. Aksln, p. 46. Laconstitutionde 1921estd'unetonaliténettementrévolution-naireet reposesur la souverai-netépopulaire.Larépubliquesera proclaméele 29 octobre1923 P. Dumont, MustafaKemal, p. 148.
13. Citéen dernier lieu parP. Dumont, Mustafa Kemal,1983, p. 115.
14. S. Vaner, Bilans du
régime républicainturc dansla presse françaiseà la mortd'Atatùrk »,dans La Turquieet la France. p. 274-295.
15. B. Simsir, Atatürk etses amis français», dans La
Turqueet la France, p. 257-272.
729
SE VOIR EN L'AUTRE
16. R. Jean, Là aussi,
Solidarité », Le Monde, 22
janvier 1982.
17. Cependant, cf. jean-
François Bayart, « La ques-
non démocratique en Tur-
quie », Etudes, mai 1983,
p. 597-605.
18. S. Vaner (dans La
Turquie entre la recherche de
l'équilibre et l'isolement »,
Politique étrangère, 1-1982,
p. 152) distingue les deux
faces de l'Occident et montre
que la Turquie a choisi
l'Europe des droits de
l'homme c'est du côté
de l'Europe des libertés et des
droits de l'homme que Mus-
tafa Kemal, le fondateur de la
Turquie moderne, avait placéses espérances et que certaines
élites turques continuent à
voir encore l'avenir du pays ».
Une fois rangées les guirlandes de la fête, la Turquie s'est
vu appliquer un autre traitement. Il n'est pas question de
nier l'aspect positif, sur le plan matériel, du choix opéré et
qui a contribué à faire d'elle le pays le plus développé de la
région. Mais l'intégration au champ occidental n'est pas
complète réalisée essentiellement par le discours, elle ne
résiste pas au jeu des solidarités fondamentales.
Je ne prendrai qu'un exemple, typique, de cette intégra-
tion par le discours celui de l'analyse que l'on a faite, en
Europe, du régime militaire turc. Le coup d'Etat, survenu le
12 septembre 1980, a d'abord suscité peu d'intérêt dans les
milieux occidentaux. Il faut attendre qu'une intervention
militaire se produise à Varsovie pour qu'on redécouvre la
Turquie et Iskender Gôkalp peut noter, dans la page inté-
rieure « Idées » du journal Le Monde du 22 janvier 1982,
intitulée de façon révélatrice « De Varsovie à Ankara »
« L'une des conséquences de l'intervention en Pologne a été
d'attirer l'attention de la presse, des partis politiques et de
l'opinion publique française sur la Turquie, autre pays qui
vit depuis le 12 septembre 1980 à l'heure des militaires. »
La coïncidence est troublante. Elle ne s'explique pas par le
seul souci d'établir une symétrie politique l'intérêt pas-
sionné provoqué par les événements polonais a simplement
débordé et conduit à examiner la situation turque, non pas
en fonction de ses composantes propres, mais comme le
double de la Pologne. La Disk (Confédération des syndicats
des travailleurs progressistes) a été assimilée à Solidarité
(16) le coup d'Etat a été rendu responsable de l'assassinat
de la démocratie. Très peu d'analystes politiques ont recher-
ché les causes spécifiques de l'intervention militaire et se
sont interrogés sur la réalité démocratique de l'été 1980
(17). Ils sont restés indifférents au fait que, par suite du ter-
rorisme, la plupart des libertés étaient devenues formelles et
que, en dépit du blocage au Parlement de lois antiterroristes
efficaces, la loi martiale avait été instaurée sur une partie du
territoire dès le mois de décembre 1978, sous le gouverne-
ment centre-gauche de M. Ecevit les civils avaient déjà
placé les militaires dans la rue, sans leur donner de moyens
d'action.
A cette transposition, on peut trouver un aspect positif
c'est une autre façon de célébrer les droits de l'homme (18)
mais qui révèle une curieuse hiérarchie dans nos attentions
et proclame un égocentrisme total pleurer sur la Turquie,
TURQUIE-OCCIDENT
730
c'est encore pleurer sur Varsovie c'est surtout pleurer sur
nous. La Turquie ne nous intéresse que lorsqu'elle nous res-
semble, en sauvegardant la supériorité du maître sur l'élève,du modèle sur la copie. Elle perd alors ce qui pourrait être
son arme la plus puissante contre un Occident qui sait allier
la défense des droits de l'homme à la Realpolitik en étant
différent, le pouvoir de faire peur. A cet égard, la popularitédont jouit en France la cause arménienne est directement liée
au fait que, pendant ces dernières années, les Turcs n'ont
pas utilisé les mêmes procédés que l'A.S.A.L.A. En bref,
l'intégration par le discours sert surtout à aliéner ou à con-
damner.
Elle vole en éclats lorsque les intérêts de la Turquie se
trouvent en concurrence directe avec ceux qui apparaissentcomme occidentaux par nature on voit alors resurgir les
solidarités fondamentales où il n'est pas interdit de discerner
le vieux réflexe de défense du monde chrétien contre l'Islam.
Ce comportement est particulièrement net dans l'analyse
que l'on fait chez nous de la guerre de Chypre et de la ques-tion arménienne.
Pour des raisons culturelles tenant à un héritage commun,l'Occident a généralement pris, dans le conflit chypriote, le
parti de l'ancêtre civilisateur contre la barbarie (19). A une
exception près l'intervention de l'armée turque à Kyrénia le
20 juillet 1974, qui provoque directement à Athènes la
chute du régime des colonels. L'Occident, pris dans sa pro-
pre logique, ne pouvait décemment désavouer une opération
qui faisait sombrer une dictature. Mais, lorsque M. Ecevit,
pour consolider sa victoire, occupe un tiers de l'île, alors
qu'un gouvernement modéré dirigé par M. Karamanlis a été
instauré à Athènes, c'est le tollé général les Etats-Unis sus-
pendent leur aide militaire à la Turquie et décident
l'embargo sur les livraisons d'armes à destination d'Ankara.
Nul ne peut nier qu'il n'ait existé quelque chose d'irration-
nel, de passionné, dans le choix du camp grec. Même si l'on
peut être sceptique sur la viabilité du système instauré par la
constitution de 1960, et sur l'impraticable système de quo-tas et de vetos qu'il instaurait, il n'en demeure pas moins quec'est la remise en cause de ce compromis par Mgr Makarios,
puissamment aidé en cela par la Grèce et l'opinion occiden-
tale, qui a provoqué l'intervention turque de 1964. La lettre
vexatoire adressée le 5 juin 1964 à Inonü par le Président
19. Sur la genèse de l'oppo-sition grec/turc, voir l'analysede S. Yerasimos, « Les rela-
lions gréco-turques: mytheset réalités », Peuples méditer-
ranéens, n° 15, avril-mai
1981, p. 85-99.
731
20. J.P. Derriennic, Le
Moyen-Orient au xx· srècle,
1980, p. 237-244 J.F.
Bayart, « La politique exté-
rieure de la Turquie », Revue
française de science politique,
1981, p. 875 S. Vaner, art.
cit. p. 150 P. Stagos, La
Grèce et Chypre dans le leu
pnlrtrco-stratégrque contem-
porain, thèse de Droit, Dijon,
1979.
21. E. Said, op. cil.,
p. 259-285.
22. A la suite de Toynbee
(dans sa préface à la traduc-
tion du livre bleu anglais
1 traitement des Armenrens
dans l'Empire ottoman,
I.aval, 1916, p. 138-147), la
plupart des historiens occi-
dentaux voient dans les mas-
sacres de 1915 un véritable
génocide. Voir en particulierG. Chaliand et Y. Ternon,
I e génocrde des Arméniens,
Bruxelles 1980, p. 42-120.
Cwmtra, S. Shaw et E. Kural
Shaw, History of tbe Otto-
man Empire and Modern
Turkty, t. 2, Cambridge
1977, p. 136, qui mcnt la
volonté délibérée du gouver-nement ottoman d'exterminer
le peuple arménien.
23. Li plupart des histo-
riens occidentaux, Toynbee
en tête, évaluent le nombre
des victimes à 1 200 000.
24. Voir l'article « Armé-
nie » de l'Encyclopaedia Uni-
versalu.
2S. J.P. Derriennic, op.
cit., p. 67.
Johnson, dans laquelle il le mettait en garde contre une
intervention militaire à Chypre, ne pouvait que provoquer
une flambée nationaliste en Turquie, et l'amélioration de ses
relations avec Moscou. Lorsque le délégué américain Dean
Acheson propose de rattacher Chypre à la Grèce, sauf trans-
formation de Carpas en base militaire turque, régime
d'autonomie locale et encouragement à émigrer moyennant
compensation financière pour les Chypriotes turcs, Ankara
accepte ce plan comme base de négociation Athènes et
Nicosie le rejettent c'était pourtant la plus raisonnable de
toutes les solutions envisagées pour régler le problème de
Chypre, qui eût peut-être évité et la crise de 1974 et la parti-
tion de 1 ile en 1983 (20). Pendant toute cette période, la
Turquie a été mise au coin par ses alliés occidentaux, avec
les conséquences internes qu'on imagine.
C'est évidemment sur la question arménienne que resur-
gissent le plus spectaculairement les solidarités fondamenta-
les. Sur ce point délicat, toute ambiguïté doit être levée. Il
n'est pas question de nier un seul instant la réalité des massa-
cres survenus sur le territoire ottoman, ni l'intensité du
drame vécu depuis par un peuple orphelin, mais plutôt de
prendre conscience que si l'Occident souhaite vraiment faire
changer le discours officiel turc, il aurait intérêt à analyser
de façon moins schématique les circonstances du drame. La
vérité scientifique, dont l'Occident estime avoir le monopole
(21), exige que l'on fasse état des divergences sur la défini-
tion même du génocide (22), sur le nombre des victimes
(23). On doit aussi préciser qu'il n'existe plus d'Etat armé-
nien depuis la chute de Sis en 1375, que le traité de Sèvres
avec la carte de l'Arménie dessinée par le Président Wilson
n'a jamais été appliqué, et que la seule réalité tangible se
ramène dès lors à l'existence de l'Arménie soviétique (24). Il
faut enfin indiquer que les puissances désireuses d'achever
« l'homme malade de l'Europe » portent leur part de res-
ponsabilité dans les révoltes arméniennes contre l'Empire
ottoman et que les Kurdes, qui revendiquent leur autonomie
sur des territoires parfois confondus, ont participé aux mas-
sacres des Arméniens dont ils ont pris les dépouilles. (25).
De telles nuances permettraient d'examiner la réalité
arménienne dans un climat plus serein et d'éviter qu'elle ne
soit engloutie sous le flot de la passion elles feraient proba-
blement évoluer la thèse turque. Mais qu'on ne se leurre
pas aucun homme politique turc ne s'agenouillera un jour
devant un mémorial arménien. L'imaginer un seul instant
TURQUIE-OCCIDENT
732
procéderait de l'égocentrisme le plus grossier et de l'igno-rance qu'un tel geste demeure le privilège des nations ancien-
nement et parfaitement intégrées.
La « guerre civile rampante » (26) qui a amené les militai-
res au pouvoir en 1980, pour la troisième fois en trente ans,
témoigne nécessairement de l'existence dans le pays de for-
ces centrifuges. Les ramener à une opposition extrême
droite/extrême gauche présente l'avantage de ne pas remet-
tre en cause la solidité d'une unité nationale considérée
comme un dogme et de les considérer comme la manifesta-
tion du libre jeu démocratique. Les analyser autrement, en
se disant que, peut-être, Yasar Kemal et Yilmaz Güney (27)
n'ont pas tout inventé, relève d'une démarche que les élites
turques répugnent à faire, parce qu'elle leur révèle une autre
image que celle, occidentalisée, qu'elles ont d'elles-mêmes.
Dans un témoignage publié récemment par Le Monde
diplomatique (28), un militant kurde montre bien, encore
que ce ne soit pas son propos, la force du mythe de l'unité
nationale. La première proposition qu'il avance est que
« l'une des raisons de la prise du pouvoir par les généraux,
c'était le développement de la lutte de libération nationale
au Kurdistan qui, largement ignorée dans les médias occi-
dentaux, mettait en danger l'existence même de l'Etat
turc ». Il répète pour les événements de 1980 l'analyse pro-
duite naguère par K.B. Harputlu, selon laquelle l'appui
apporté par l'extrême gauche révolutionnaire aux revendi-
cations autonomistes kurdes a probablement constitué l'une
des raisons déterminantes de l'intervention militaire de 1971
(29). Il y a conflit entre deux nationalismes, le nationalisme
turc ne pouvant que refuser de prendre en charge les reven-
dications autonomistes d'une minorité. D'où la seconde pro-
position « Une autre difficulté de la lutte tient aux prises
de position souvent assez équivoques des milieux progressis-
tes turcs qui ont tendance à nier qu'il existe une question
kurde, quand ils ne tentent pas d'y trouver une force
d'appoint. » On perçoit là un effet nocif de la conception de
l'unité nationale empruntée à la France alors que les reven-
dications kurdes pourraient être défendues par le jeu des
partis, ce qui contribuerait ainsi à réaliser une meilleure
VOIR L'AUTRE EN SOI
26. J. Nobécourt, Un
pays menacé », Le Monde,
2S, 26, 27-28 janvier 1980.
27. Y. Güney, dans son film
Le Tmupeau, cristallise en
une même intrigue tous les
problèmes de la Turquiemoderne. Il n'est pas certam,
par exemple, que le couple du
Tmupeau rencontre à lui seul
et simultanément les difficul-
tés nées de la Crise du noma-
disme, de la transformation
des structures économiques et
sociales, des valeurs affecti-
ves, l'exode rural, le bandi-
tisme, l'insécurité, la pénétra-
tion d'idéologies extrémistes,
etc.
28. Y. Yilderim, « Le Kur-
distan, après trois ans de dic-
tature ·, Le Monde diploma-
tique, décembre 1983.
29. K. Harputlu, La Tur-
quie dans l'impasse. Une
analyse marxiste de l'Empireottoman a nos jours, 1974.
733
30. Art. cit.
31. N. Vergin, « Quandl'islam réinvestit la ville.Le Monde diplomatique,novembre 1982.
32. J.F. Bayart, Turquiela mythologie de l'Etat natio-
nal étude bibliographique »,
Peuples méditerranéens,
avril-pin 1978, p. 113-122.
33. J.F. Bayart, La ques-tion Alevi dans la Turquiemoderne », L'Islam et l'Etat,
p.109-120.
intégration nationale, le refus de reconnaître une spécificité
kurde aboutit à accroître les divisions de la nation turque et
à rejeter les Kurdes vers une action révolutionnaire.
Une analyse du même ordre peut être conduite pour le
champ religieux. Tout d'abord, alors que bon nombre
d'intellectuels et de bureaucrates turcs minimisent l'impor-
tance du facteur religieux, conformément à la tradition laï-
ciste, certains esprits d'horizons idéologiques différents,
comme Serif Mardin (30) ou Nur Vergin (31), montrent la
permanence du religieux dans les profondeurs turques, et
son extension au cours des dernières années. Le signe le plus
évident en a été l'émergence du Parti du Salut national
(P.S.N.) fondé par le Professeur Erbakan, que les militaires
traduisirent en justice pour atteinte aux principes laïques de
l'Etat républicain et pour infraction à l'article 163 du code
pénal qui interdit toute référence à la religion en matière
d'organisation de la vie économique et politique. Plus pro-
fondément,, des écoles fondamentalistes, d'origine sunnite,
se développèrent, comme l'école Nurcu, pacifiste, ou
comme celle des Süleymanci, qui eux n'hésitaient pas à
recourir à la violence pour la transformation de la société,
contribuant ainsi à l'extension du terrorisme. Quant au phé-
nomène chiite (alévi), il faudra des événements dramatiques
les émeutes de Malatya, Sivas, Elazig et Karamanmaras,
en 1978, l'agitation endémique de Çorum en juin-juillet
1980, ou bien encore l'expérience de la fameuse commune
« libre » de Fatsa démantelée en juillet 1980 pour que
certains observateurs (dont des journalistes turcs) le tirent
du black-out complet dans lequel on le tenait jusqu'alors.
Jean-François Bayart avait, en juin 1978 (32), attiré l'atten-
tion des politologues sur l'importance du phénomène alévi,
en rendant compte de plusieurs ouvrages turcs, dont celui
d'E. Ozbudun, Social Change and Political Participation in
Turkey, montrant l'inclination de leurs auteurs à conclure
que le clivage sunnite-alévi était secondaire dans la vie
sociale du pays. Il décelait dans cette démarche, qu'il analy-
sait comme la traduction du refus des leaders politiques de
prendre en considération la spécificité alévi, un grave dan-
ger que le chiisme, comportement de résistance par nature,
ne se transporte du plan électoral au plan extra-
parlementaire. Cet article prémonitoire fut, de l'aveu même
de son auteur, « mal accueilli » (33). Il n'est point besoin
d'épiloguer sur les raisons de cet accueil la thèse qu'il déve-
loppait bousculait le mythe de l'unité nationale entièrement
construit sur l'archétype français. Le terrorisme traduisait
TURQUIE-OCCIDENT
734
donc l'inadéquation d'un concept occidental et d'une réalité
turque d'autant plus complexe que, par le biais de l'exode
rural, deux mondes longtemps séparés s'opposent désor-
mais, qui drainent les déracinés.
Quant à la démocratie turque et au régime des partis quila sous-tend, la purge militaire qu'elle subit tous les dix ans
conduit à se poser quelques questions. Peu avant le dernier
coup d'Etat, en mars 1980, une commission d'enquête du
Sénat américain concluait dans un rapport interne « La
Turquie semble au bord de l'anarchie ou de la dictature mili-
taire. En même temps, les institutions démocratiques tur-
ques n'ont jamais semblé aussi vigoureuses » (34). Le para-doxe n'est qu'apparent. Dans un contexte de crise socio-
économique intense, d'inflation galopante, de pénurie (aucours des mois précédents, des produits de première néces-
sité, gaz butane, matières grasses, fuel ont fait défaut les
immeubles n'avaient pas été chauffés dans l'hiver 79-80) et
d'attentats politiques, l'Assemblée Nationale se réunissait
imperturbablement chaque jour pour tenter de trouver un
successeur au président Korutürk formalisme de la démo-
cratie. Les deux grands partis, le P.R.P. de M. Ecevit et le
P.J. de M. Demirel, refusaient d'envisager la formation d'un
gouvernement de coalition nationale qui semblait être la
seule solution politique. Ils préféraient à cela les coups bas
destinés à s'affaiblir l'un l'autre et qui nécessitaient des
alliances contre nature le parti des Loups Gris (néo-nazi)du colonel Türkes devenait une force d'appoint, le parti fon-
damentaliste religieux étant le véritable arbitre de la situa-
tion et monnayant son aide, tantôt à la gauche de M. Ece-
vit, tantôt à la droite de M. Demirel perversion du régimedes partis.
L'autre visage de la Turquie moderne existe aussi il fau-
dra bien finir par s'en apercevoir, en Occident et en Anato-
lie.
JACQUESLAFON
34. J. Nobécoun, art. col.