Jacques Berque, En Relisant Le Coran

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En relisant le Coran

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Jacques Berque, En Relisant Le Coran, étude exégétique extrait du Coran, essai de traduction, Albin Michel, 1995

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  • En relisant le Coran

  • Commencer ltude du Coran par celle de sa composition, cest laborder sous sa face la plus ardue. Cest en effet chercher des rapports entre lensemble quil affirme, ses sous-ensembles ou sourates, et leurs divisions ou versets ; cest peut-tre aller plus loin encore : analyser la distribution des versets en sentences et de celles-ci en groupes de mots ; qui sait ? parvenir au niveau ultime o la phonologie relaierait une grammaire, une logique, une rhtorique, tant bien entendu quon sacquitterait de ces tches sans cesser de prter loreille aux rythmes larges ou brefs qui font vibrer dune seule vibration ce texte immense ; et pour finir, prendre le chemin inverse, et reconstruire un tout partir de ses dmembrements...

    Si nulle enqute, que lon sache, ne sest jusquici fix un programme aussi ambitieux, du moins plusieurs des problmes partiels quil embrasse nont-ils cess dagiter la recherche tant islamique quorientaliste, non sans une insistance marque de la premire pour dgager un sens prfrentiel de lexpression ; et de la seconde pour dceler sous cette dernire des dcalages de la formulation dans le temps. Nous pensons, quant nous, que le champ de ltude tant par dfinition unitaire, et vcu comme tel, tel

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    que la tradition la transmis, cest le systme de cette unit et de cette conformit quil importe avant tout de saisir, pour autant que ce soit accessible nos moyens...

    Il ne faut pas attendre dune telle recherche, mene individuellement par surcrot, de conclusions tranches en des matires qui, aux yeux du croyant, se drobent dentre de jeu. Cependant, pour drobes quelles soient, puisquelles se donnent comme procdant du ghayb, le mystre ou l inconnaissable , elles ne sen proposent pas moins lengagement de lhomme, et le font en invoquant sa raison. Ne jamais perdre de vue cette ide, et non plus cette autre, savoir quen vertu mme de la mobilisation du mmorable ou dhikr, que le message proclame et par quoiil se dfinit, l une de ses fins ne soit de viser notre temps et dauthentifier par loriginel un traitement du prsent et un projet davenir. De quoi le renouvellement de lapproche, sil se pouvait, ne constituerait quun pralable.

  • Un assemblage1.

    A en croire les sources traditionnelles, la notation du Coran sur des matriaux de fortune a commenc ds les dbuts de la rvlation. Assez tt mme, elle donna lieu des regroupements. Ces archives restaient toutefois fragmentaires et potentiellement divergentes. On tenait pour plus sre la mmoire des rcitants, en vertu du privilge que ces socits accordaient et accordent encore la voix, messagre du souffle vital. Un corpus crit ne stablit dfinitivement, partir de ces diverses sources, que du temps du calife 'Uthmn (m. 6 5 6 ), temps o se produisirent les mutations sociales considrables dont Taha Hussein a eu lintuition. Louvrage qui reut alors la sanction officielle respectait un ordre assign pour lessentiel linitiative du Prophte, divinement inspir.

    Nous tions chez F Envoy de Dieu colliger le Coran partir de fragments : ce propos, rapport par le compagnon Zayd b. Thbit1, postule un agencement complexe,

    1. J emprunte cette citation et plusieurs des suivantes aux Introductions VIII et IX du Tafsr al-tahrir wa l-tanwr du cheikh Thir b. 'Ashr. Le compagnon Zayd b. Thbit, frquemment cit par Tabar, dans le ahh et dans le Muwatta, joua un rle considrable dans la recension du Coran sous le calife 'Uthmn.

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    mais qui se rfrait une organisation minente. Il est vrai qu en croire lexgte andalou Ibn 'Atiya, la mise en place n aurait intress dabord que les sept plus longues sourates, les hawmm et le mufaal', le reste ne devant se distribuer quau cours de la recension. Mais lon n entrera pas l-dessus dans un dbat impossible trancher, car justiciable de hadth lacunaires et qui n offrent pas tous le mme degr de crance. Limportant pour notre propos se trouve ailleurs, puisque aussi bien nous ne visons pas, la diffrence de la critique orientaliste, une reconstitution archologique, mais l analyse dynamique dun objet bien vivant.

    Une discordance significative

    De ce point de vue, un premier constat simpose. Le classement des sourates dans ldition premire et dfinitive, le muhaf, ne suit pas lordre chronologique de la rvlation, ou descente . Il y a plus : on trouve assez souvent, lintrieur de la mme sourate, des squences ou mme des versets reus des moments spars. De quoi ni la croyance ni la science de lIslam nprouve la moindre inquitude2. Comme devait plus tard lcrire Averros, relatant la condamnation dont Mlik frappait tout recueil partiel : Le Coran descendit au Prophte par fragments successifs, jusqu ce quil ft complet. Il fut rassembl en un ensemble unique, lequel s impose la mmoire en cela mme quil est rassembl .

    Ainsi la sourate il, la Vache, qui vient en tte du Livre, fut- elle rvle lors de larrive Mdine (en partie, disent

    1. Les Hawmm : sourates dbutant par les initiales H et M. Mufaal, les sourates suivantes, partir de Qf selon la plupart.

    2. Mme dans la sourate qui passe pour la premire descendue, XCVI, l Adh- rence, la 2" squence implique des vnements rfrs plusieurs annes aprs : cela n a pas chapp Rz.

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  • En relisant le Coran 715dautres, durant le trajet entre les deux villes) ; et elle contient lun des derniers versets descendus. La Table pourvue est peu prs lultime sourate rvle (112' selon la tradition, 1 1 4 ' selon Noldeke) : elle se classe Ve dans le recueil. La discordance entre lordre de descente et celui de la recension slargit parfois jusquau paradoxe, v i i i , le Butin et IX , le Repentir ou la Dnonciation, saccolent dans ldition au point que la seconde ne porte pas Yincipit habituel et soit considre par certains comme faisant suite la prcdente : or celle-ci, la vin' dans le recueil, est tenue par la tradition pour 88' dans la descente (9 5 ' selon Noldeke), alors quelle-mme, numrote ix', est donne chronologiquement comme 1 1 3 '. Et si lune et lautre prsentent quelque analogie de sujet, une sorte de rglement de la rpublique prophtique, lune fait tat de lvnement de Badr, lautre de lexpdition de Tabk : or entre lune et lautre de ces expditions sencadre tout un essor politique.

    Cependant, cette discordance habituelle nest pas constante. Sil y a bien rupture entre lordre chronologique et lordre de collection, lun et lautre peuvent concider. On trouve ainsi des sourates la fois conscutives dans le temps et voisines par lassemblage. La collation respecte mme lordre de descente traditionnel pour onze sourates, numrotes de xxxi Ll, soit de Luqmn, 5 7 ', Vanner, 6 7 '. Elles encadrent par alternance dix autres units, celles-ci se situant ple-mle dans la descente des rangs tels que 75, 9 0 , 3 8 , 1 0 6 , etc. De lensemble, se dtachent des textes aussi fulgurants que xxxvi, Ysn, et XL, le Croyant. Peut-on parler dun palier, dautres diraient dun contrefort central? Des recherches ultrieures, peut-tre, le permettront.

    Il y a plus. La sourate qui ouvre la srie, xxxi, Luqmn, occupe, dans l ordre de descente, une position mdiane (57e sur 114) . Certes, le centre phonologique du Coran (mme nombre de lettres, c est--dire de phonmes de part et d autre) pointe en xvm , la Caverne,

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    donc assez loin, dans la collation, en avant du contre- fort . Il en est de mme du centre lexical (mme nombre de mots de part et d'autre), lequel viendrait en xxn , 20 , le Plerinage. Et aussi du centre prosodique (mme nombre de versets) , que l'rudition traditionnelle situe en xxvi,, 25y les Potes. M ais L, Qf, figure bien dans la srie des alternantes sur lesquelles portait le paragraphe prcdent. Elle en est la pnultime et, chose curieuse> occupe approximativement dans l'dition la mme place mdiane que Luqmn dans la descente.

    Signalons dautres rgularits encore. Lorientalisme rpartit les sourates en plusieurs priodes : trois mec- quoises , une mdinoise . Sans vouloir se fonder lexcs sur une division trop cassante, il faut constater que ces phases se distinguent par certaines diffrences stylistiques. Dans la premire, le krygme jaillit avec une puissance ora- culaire. Le rythme, dans la seconde, samplifie, devient explicatif; dans la troisime, il adopte volontiers un style homiltique, tandis que dans la dernire prvaut lnonc lgislatif. Or, les premires sourates descendues se regroupent dans la seconde moiti du livre. Les textes attribus la troisime priode mecquoise se ramassent, comme symtriquement, dans la premire moiti. Quant aux sourates mdinoises , voues gnralement lorganisation de la communaut, elles sgrnent, de n ex, sur la quasi- totalit du recueil.

    Ce qui plaide a fortiori pour une rgularit structurale, ce sont les tranges symtries que dcouvre, dans sa matrialit mme, le texte du M uhaf Ainsi le beau manuscrit tunisien que jai dcrit ailleurs porte-t-il, de la Ftiha la sourate l x x x v , des ritrations de vocables souligns lencre rouge de la page de droite sur celle de gauche. On ne peut sexpliquer la raison de ces rappels, qui occupent la quasi-totalit du livre. Ils supposent initialement une composition en codex au recto et au verso sur quinze

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    lignes la page, pas une de moins ni de plus, sans quoi la correspondance ne jouerait plus1 !

    On pourrait allguer dautres traits. Certains ont de quoi surprendre. Mais ne tombons pas, ce propos, dans lexagration de ceux qui vont, pour en rendre compte, jusqu la spculation numrale et littrale. Que leur approche fasse maintenant appel lordinateur nen bannit pas larbitraire. Lensemble des rgularits et des symtries indniables nen dmontre pas moins, de faon surabondante selon nous, lexistence dun ordre coranique, sa singularit et sa complexit, on serait mme tent de dire : son caractre dlibr.

    Approches thmatiques

    La IIe sourate, la Vache, est celle qui rassemble le plus de thmes ; la tradition ne la dnomme-t-elle pas umm al- Qurn, la gnratrice du Coran ? Malgr ce polythma- tisme, toutefois, elle noffre rien dun expos encyclopdique, surtout dans la premire moiti, regorgeante de couleur et de mouvement. Du verset 6 7 au verset 7 3 , paralllement un texte biblique des Nombres, mais de faon originale, elle relate un dialogue entre les Hbreux et Mose. Celui-ci leur enjoint de sacrifier une vache ; eux lui demandent de dcrire lanimal ; il la dpeint dabord ngativement, puis positivement. Dapproximations successives,il ressort que la victime ne devra ressembler aucune autre. En logique concrte, le spcimen dlection se dtache ainsi de lespce et du genre. Ainsi, pourrait-on dire, lIslam se dtache-t-il des prcdentes professions du monothisme. Il sagissait ici de rapports avec le Judasme. Dans la sourate m, la Famille de lmrn, il sagira surtout

    1. J. Berque, Relire le Coran, 1993, pp. 40 sq.

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    de rapports avec le Christianisme. Toute cette partie du Coran d ailleurs, fait, selon nous, porter l accent sur l espce et ses rapports avec le genre. Mais le dessein va-t-il sen poursuivre avec la mme clart diffrentielle ?

    Les sourates iv, les Femmes, et v> la Table pourvue, touchent, autant que le permet leur varit, deux dimensions essentielles de la vie humaine : la sexualit, la nourriture. Il serait toutefois paradoxal d assigner, mme obliquement, vi, les Troupeaux, une mise en cause de la vie pastorale. Avec vu, les Redans, on slve en pleine eschatologie...

    Comme on le voit, le fil que nous avions cru saisir sinterrompt, moins que, changeant de propos, nous ne considrions avec le cheikh Shaltt dans son Tafsr que VOuverture contenait dj implicitement toutes les ides qui inspireront le reste du Livre : la souverainet cosmique, oui certes, et puis la misricorde, celle-ci raffirme avec insistance, et aussi la rtribution et la guidance. Pour le coup, la gnralit de l allusion devient, dans cette hypothse, tellement extensive que nous hsitons suivre l exgte. coutons-le plutt quand il dfinit la Vache comme un rsum lgislatif pralable (ce n est d ailleurs vrai que de la seconde partie). Les sourates il vi seraient motives, selon lui, par l tablissement communautaire M dine ; vi et vu, d accent presque entirement thique et spirituel, prcderaient ainsi logiquement vm et ix qui visent les rapports avec l extrieur : voil l Islam constitu en tant que communaut. Les neuf premires sourates se disposeraient donc en suite intelligible. Le savant commentateur ne nous a cependant convaincu quen partie. Or, la mise en place interne / externe quil discerne ne constitue pas le seul point de vue possible. Son optique obit des proccupations socio-politiques qui sont celles de l Islam de son temps, et que Sayyid Qutb aura portes au paroxysme ; mais elles ne recouvrent pas l intgralit du message, non plus mme, croyons-nous, que ses aspects essentiels.

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    Il n en est pas moins vrai qu partir de cette premire dizaine de sourates (et nous relverons en d autres occasions l importance du rythme dcimal dans le Coran), se suivent des textes qui semblent converger de xv, al-Hijr (vin des noms du sacr), aux admirables lans de xxiv , la Lumire, en passant par xvi, les Abeilles, qui chante, comme Parmnide, Dieu et la nature, et par le sublime lan de xvii, le Trajet nocturne ou les Fils d Isral, vers ce centre langagier du Livre, on la vu, qui se situe en xvill, la Caverne, 5 5 . Or, rptons-le, cette place mdiane ne saurait tre indiffrente, non plus que les autres picentres.

    On l aura remarqu, dans cette tentative de lecture en long, si l on peut dire, les titres de sourate nous auront t de peu de secours. Leur signification, en effet, ne correspond que rarement celui du texte qu ils annoncent. Il faut n y voir que des reprages, n offrant parfois quun rapport lointain avec le contenu : choisis le plus souvent pour un effet d image, ou de sonorit, leur caractre de raret lexicale ou au contraire d usage, ce dernier, d ailleurs, pouvant remonter jusquau Prophte lui-mme, et plus souvent aux Compagnons. De toute faon, ils ne visent qu identifier le texte, lequel se dfinit, comprhensivement, par d autres rfrences que par le titrage ou selon des traits d identification qui nous chappent.

    Les considrations quon a risques sur la premire vingtaine de sourates ont pu paratre subjectives. Oserons-nous les poursuivre ? Quelque temps aprs xvm, la Caverne, va se manifester un changement de module. Aprs xxiv , la Lumire, et xxv i, les Potes, leur consistance n atteint plus la centaine de versets. Elle va descendre, avec des hauts et des bas, jusquaux trs courtes dernires. Le croyant ne sinterroge naturellement pas sur ces ingalits formelles. Il observe cependant, comme nous le faisons nous-mme, que beaucoup de rvlations mecquoises se ramassent ainsi en fin de recueil, jusqu se contracter en nigme ou ja illir en

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    apocalypse. La brivet des morceaux ne signifie pas pour autant quils se ramneraient des fragments en mal de rassemblement. Certains marquent toujours leur individualit de sourate. Limagination peut toutefois supputer la faon dont tels ou tels d entre eux auraient pu se regrouper en sous-ensembles, d une ampleur analogue celle des trois premires dizaines, si la composition coranique n en avait pas dispos autrement...

    Une autre mthode consisterait suivre au fil du texte le dveloppement de certains thmes ou motifs. Il arrive qu on les dcouvre, dans ces courtes sourates, les premires rvles, dj tout vibrants dans leur pluralit, mais ramasss en clairs elliptiques. Ils mriront ensuite jusqu fournir de copieuses squences. M ais que veut dire cet ensuite ? La postriorit selon la descente, ou selon le rang dans le recueil ? Des sondages minutieux qui simposeraient en l occurrence, ne retenons qu un seul. Il va porter sur la structure des groupes, topique de l anthropologie et matire par excellence de l pistmologie arabe, telle que devait l affronter tout instant l action du Prophte.

    Le verset 33 de IV, les Femmes, livre une indication rapide sur les degrs des successibles. Puis> de faon plus significative pour notre objet> le verset 36, une analyse des solidarits de groupey sous le nom de wal\ Le verset met en tte le pre et la mre, puis les proches, puis les orphelins, puis les pauvres, puis les clients par parent, puis les clients par voisinage, puis les voyageurs, enfin les esclaves. Observons l une contamination entre les parents naturelles et les parents fictives : le systme musulman incorporait son difice un certain nombre de valeurs anciennes.vin , le Butin , continue, semble-t-il, Vexpos par une analyse des degrs de Vappartenance. En tte le lien rsultant d yune nouvelle solidarit religieuse : M uhji-

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    rn et Anr. A un degr au-dessous mais de statut simila ire les convertis tardifs (verset 75) . Enfin les parents par les femmes ont priorit les uns sur les autres selon le Livre de D ie u ; c'est--dire que les structures du lignage sont maintenues et cautionnesy voire rintgres dans la socit nouvelle au nom de la loi divine. Toujours des amalgames.IX, le Repentir ou la Dnonciation, livre diverses considrations non plus cette fois sur les structures lmentaires de la parenty mais sur des catgories plus ou moins pjorativement qualifies. Ainsi les hypocrites, les Bdouins, les sectaires, les dissidentsy ou mme ceux qui se sonty pendant un certain temps, rendus coupables d'une dfaillance. L'horizon s'largit et la lgislation se complte.Dans x x x n i , les Coaliss, on a affaire une sorte de symphonie qui embrasse tous les exercices de la solidarity avec ce qui ressortit d'une part l'intimit la plus drobey savoir celle du foyer du Prophte lui-mmey et d'autre part la politique extrieure de la cit. Egalement des notions de morale domestique et sexuellcy s'entrelaant tantt avec l'histoire politiqucy tantt avec l'anecdote de Zay- nab.Enfin l'on peut considrer que lviii, la Protestataire, plonge l'exposy si l'on ose direy dans la micro-sociologie du couple.

    Regroupons ces brves indications tires de iv, vm, ix, x x x m , lviii. Il en ressort une progression apparemment didactique. Or, celle-ci ne suit pas l ordre de descente1, mais bien celui de la collection ou dition. Dautres sondages confirmeraient-ils cette remarque ? Elargissant l angle de vue, faudrait-il appliquer ce critre la difficile thorie de l abrogeant et de l abrog, qu il soustrairait

    1. Lequel donnerait respectivement : 92, 88, 113 , 90, 105 (selon la tradition) ou 100, 95, 113 , 103, 106 (selon Nldeke).

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    ainsi un certain arbitraire des docteurs1 ? Contentons- nous d avoir amorc une recherche...

    M ais de fait, cette recherche, pourquoi ne Papplique- rions-nous pas aussi au dveloppement de certains thmes lgendaires dans le Coran2 ? Ce dveloppement obit-il l ordre chronologique ou celui de la collection ? En est-il au contraire indpendant ? L histoire de Mose, prsente en tellement d endroits, offrirait en la matire, croyons-nous, les ouvertures les plus attachantes : quelques notes accoles aux versets essaieront d en faire tat. M ais dans ce cas encore, les limitations d une enqute individuelle ne nous ont pas permis d aller aussi loin que nous l aurions voulu. Recherche continuer...

    Rptition et dissimilation

    Que le Coran soffre selon un ordre dont quelques raisons profondes se laissent peut-tre dceler en surface, on n en veut qu une preuve, cest la constance avec laquelle y joue le pluralisme des thmes, lui-mme corrlatif celui des tonalits de l expression. De lunit structurale qui lie ces dernires l allure gnrale du propos, nat un style entre tous reconnaissable. On est d abord frapp par la rptition frquente de concepts en termes identiques ou analogues, et cest l bien autre chose quun effet rhtorique d anaphore ou de redondance.

    Il arrive, comme on sait, la Bible de reprendre en ordre enchevtr la version yahviste, l lohiste et la sacerdotale d un mme rcit. De mme, l orientalisme attribue- t-il parfois dans le Coran certains de ces retours la

    1. Cf. El-Hachemi Tidjani, La Doctrine abrogationniste de l'exgse et ses dimensions sociales, Alger, 1990.

    2. Lorientalisme n a gure esquiss cette recherche qu propos dune prtendue volution du concept de lunicit divine en cours de rvlation.

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  • En relisant le Coran 723contamination de sources distinctes. Ainsi de la squence des versets 8 - 2 5 de xvm, la Caverne, ou de la seconde partie de LV, le Tout misricorde : dans ce second texte, la rptition prend la forme de rpons, et le cas est loin d tre isol. Gnralement d ailleurs, le Livre stant rvl par fragments ou, comme le dit de faon pittoresque la tradition, par toilement (munajjaman), ce procd a d concourir avec les regroupements de fragments oprs par la recension, pour entraner la reprise de formulations similaires dans des versets voisins ou disperss. Certaines sentences reviennent donc, soit dans une mme sourate, soit tout au long du Livre comme d insistants leitmotive.

    Rciproquement, dirait-on, l expos coranique affectionne les sauts brusques. Il passe sans transition d un sujet l autre, pour revenir au premier, ou d autres. Ce dispositif, quaccentuent les traductions occidentales, produit un effet de varit, que l tranger prend facilement pour de l incohrence. A vrai dire, le trait sobservait dj dans la vieille posie arabe : on ly mettait en rapport avec la prodigalit bdouine : c est un hbergement des mes , disait al-Sakkki (qara l-anfus). Rien d tonnant ce qu une telle varit, disons plutt variation, stale dans le Coran, la mesure dune divine munificence. Do tant de ruptures apparentes de ton et d enchanement, que la philologie traditionnelle qualifiait d iqtidb.

    Ainsi le dbut de il, la Vache, fait-il se succder, cadence rapide, une dfinition des croyants ( v 2-4) ; une attaque contre les opposants, de qui la psychologie est mise nu (v 6-16) ; une parabole naturaliste (v 17-20) ; une injonction aux croyants (v 21-25) ; un passage d auto-rfrence ( v 26) ; la menace eschatologique (v 27) ; une argumentation tire de la Gense (v 29 sq.), etc.On relverait des traits du mme genre en VI, les Troupeaux, la seule des grandes sourates, dit la tradition, tre venue d une haleine : une prsence mystrieuse se

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    fit soudain si lourde au moment de sa descente quelle manqua rompre l chine de la chamelle o tait juch le Prophte. .. Mme pluralit que dans la Vache ; mme unit qui se dmultiplie, avec des itrations et aussi des passages ex abrupto dun sujet l autre.

    A y regarder de plus prs, on savise que ces ruptures ne sont pas aussi dsinvoltes quelles le paraissent. En fait, elles constituent une sorte de rgle du discours continu. La liaison entre sentences n y fait pas tellement dfaut, non plus quune logique sui generis de lexpos. Mais le fil, pour se poursuivre, doit changer de personne ou de ton, voire dobjet momentan. Le sens progresse dun lan coup de ce que nous appellerions parenthses ou incidentes, mais il arrive que celles-ci senchanent selon leurs suites respectives. La phrase ou la squence ne gardent alors dunit intelligible quune fois rtablies dans leur double ou triple registre.

    Structures en entrelacs

    Voici par exemple deux versets de xvi, les Abeilles :1 0 1 . Quand Nous modifions par un verset la teneur d un (autre) verset Dieu est seul savoir ce quil fait descendre ils disent : Ce n est qu un contrefacteur ... M ais non ! ce sont eux qui, pour la plupart, ne savent point.1 0 2 . dis : LEsprit de saintet le fait descendre , etc.S i nous dsignons par a. le cours de l expos principal, et par b. et b . les incidentes, cela se distribue comme suit :a. Quand Nous modifions par un verset la teneur d un (autre) verset b. Dieu est seul savoir ce quil fait descendre ... a. ils disent : Ce n est quun contrefacteur

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    b. ce sont eux qui pour la plupart ne savent point ...a. dis : LEsprit de saintet , etc.Soit une structure a.b.a.b.a. : le premier dveloppement se poursuit en a. a. a. : une circonstantielle, une principale, l'impratif qui en rsulte ; deux maximes b. et b . coupent ce cours en deux endroits.

    Autre exemple en xr, Hd. No vient d'embarquer (v 41) . Larche s loigne parmi les vagues normes (v 42) ; le prophte interpelle cependant son fils rest sur la rive (v 42) , mais les vagues s interposent (v 43) : le fils est englouti avec les autres ( v 43) . No atterrit ( v 44) . No intercde auprs de Dieu pour son fils (v 45, 46, 47) . Il dbarque (v 48). La suite de l nonc contredit au moins deux fois celle des vnements, puisque No appelle son fils quand l arche est dj entoure de vagues et intercde pour lui aprs quil l a dj perdu. Les commentateurs restent surtout embarrasss devant l incise que constituent leurs yeux les versets 45, 46, 47, et l orientalisme parle ce propos d interpolation.

    On pourrait recourir bien dautres exemples. En effet, la figure que nous disons en entrelacs n est nullement exceptionnelle dans la diction coranique. Elle y foisonne, au contraire, tous les niveaux de complexit, depuis celui d une simple alternance en a.b.a.b. jusqu celui o ce n est plus seulement deux ides, mais trois, ou plus qui se poursuivent simultanment. Il sagit bien alors de simultanit.

    Voici un exemple complexe, tir de ni, la Fam ille de 'Imrn :1 2 4 . a. Lors te voil disant aux croyants / b. N e vous suffira-t-il donc pas que votre Seigneur vous ait grossis d une descente de trois mille anges ? ...1 2 5 . c. Mais ou i! / a. Si vous tes patients et vous prmunissez... / b. qui vous arriverait l instant que

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    voici... / a. votre Seigneur vous grossira de cinq mille anges porteurs d oriflammes1 2 6 . d. Il est vrai que Dieu n opre ainsi qu titre de bonne nouvelle et pour en pacifier votre cur... / c. Quoi qu il en soit, le secours ne peut venir que de Dieu Tout- Puissant et Sage1 2 7 .d. ... et pour rogner la pointe des dngateurs, ou les atterrer, et quils sen retournent dconfits1 2 8 . e. sans que tu prennes aucune part au dcret, / d. ou bien revenir sur eux de Sa rigueur, ou les chtier, car ils sont des iniques.Nous avons insr dans le cours de ces versets des initiales qui signalent respectivement :a. Dieu, ou le Narrateur ;b. le discours du Prophte aux combattants ;c. une rponse prsume, ou attendue de ces derniers ;d. une rflexion thologiquee. une autre rflexion, d'un autre niveau que la prcdente. Le texte analys se prsente ainsi dans l'ordre a.b.c.a.b.a.d.c.d.e.d. Mais il n'est gure intelligible que si les segments en sont lus dans l'ordre des lettres de l'alphabet a.b.c.d.e.

    Ce qui est vrai de l ordre des segments, en bien des passages, l est du traitement des contenus dans beaucoup de sourates qui se prsentent ainsi en entrelacs. Do, corollai- rement, la difficult, voire la vanit des tentatives faites pour le rpartir en sections ou paragraphes. Squences ou plutt rseaux paratrait un mot plus juste. Nous savions dj que le verset, lunit la plus tnue de composition, est lui-mme complexe. La sourate, ce sous-ensemble du Coran, est moins une somme de parties constituantes, quelle ne se dmembre et ne se morcelle en sous-ensembles mineurs, et finalement en micro-ensembles : les versets. Tout se passe comme si la signification du tout tait attendue de la moindre des parcelles, et rciproquement. Autant de traits qui rendent impossible dans le dtail et sans

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    doute injustifiable ltablissement d un plan. Quon regarde le canevas dont un traducteur comme le cheikh Si Hamza Boubakeur fait prcder chaque sourate. On savise que pour chacun des concepts quil abstrait, les rfrences aux versets qui les expriment schelonnent tout au long du texte en de multiples lieux. C est que, pour un texte, parler de tout, ou peu sen faut, en tout lieu, cest ne parler que d une seule chose, Unum necessarium...

    Vers une analyse logique

    Il sen faut toutefois que ces simultanits soient toutes de mme venue. Certaines sarticulent par grandes masses. C est plus frquemment le cas des sourates en forme d homlie que lorientalisme attribue la troisime priode mecquoise. Ailleurs on observera comme deux versants ordonns par rapport un propos central, lequel en contracte une particulire importance. Ailleurs encore, se discerne un ordre dcimal, sans toutefois que lon puisse, jusqu plus ample inform, parler de diction strophique gnralise. Remarquons enfin une incise, intervenant en cours de squence, qui annonce d assez loin un dveloppement plus nourri. C est l ce que les grammairiens appellent cataphore, lanaphore constituant au contraire le cas o une formulation plus ou moins abrge reprend une expansion syntag- matique antrieure. Faut-il, pour les itrations dont il a t parl, tirer analogie de cette rcursion rptitive dont parlent les mathmaticiens ? Les retours de l v , le Tout misricorde, ne nous voquent-ils pas, de faon plus image, ceux d une fugue musicale dite en canon1 ? Ni ces termes techniques ni ces analogies ne nous avancent beaucoup...

    1. Et mme en canon invers , dit Cancrizans, cf. ladage knu qazv- wmna, etc., en IV, 135, et V, 8 ; les alternances de mutashbih et mushtabih en VII, 99 et 141.

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  • 728 En relisant le Coran

    Ce quil y a de sr, cest que l ordre enchevtr, ou simultan, comme on voudra, du discours coranique correspond au synchronisme daboutissement du muhaf. La synchronie a donc, dans la collecte, supplant la diachronie de la rvlation. Beaucoup des rgularits qui nous frappent signalent sans doute le passage dun ordre l autre, ou en rsultent. Telle nous parat tre, au sens le plus large, la logique de composition du Coran, pour ne rien dire des nombreux passages, consistant en dbats avec les infidles, et qui ressortissent la dialectique jadal, et se donnent pour tels1. La logique classique y retrouverait sans peine ses schmas : de nombreuses formes de syllogisme entre autres2.

    Ce travail n a pas encore t fait, non plus que bien dautres, que notre recherche dbusque, pour ainsi dire, de tous cts. Comment sen tonner ? Lexposition coranique, associe aux concepts de bayn et de tafl qui impliquent l expressivit et l articulation , dborde en effet les disciplines qui y ont t traditionnellement appliques : lexicographie, grammaire, voire rhtorique. Mme un Zamakh-shar sen tenait le plus souvent la glose des mots, et tout au plus des groupes de mots. Rares sont ceux, parmi les exgtes les plus rcents, qui tchent de rendre compte de la liaison des sentences entre elles (T. b. 'Ashr) ou de leur effet stylistique quand elles sorganisent en tableaux (Sayyid Qutb). Dans les deux cas les apprciations, quoique reposant sur une magnifique entente de la langue, restent dordre subjectif. Quant l orientalisme, malgr quelques rcentes approches smiotiques3, il n a pas situ ses intrts, que lon sache, du ct de la taxinomie ou du systme.

    1. Nombreux emplois de formes de cette racine. Cf M. A. Sinaceur, Signification de la dialectique dans la tradition intellectuelle marocaine , in Rivages et dserts, Hommage Jacques Berque, Paris, 1988, pp. 86 sq.

    2. Ce qui na pas chapp Ghazl. Rz discute le qiys erron d Iblis (XXXVIII, 76), Tafsr, 1328, t. VII, p. 2 15 ; cf. aussi al-Qsim sur VII, 12, Mah- sin, t. VII, pp. 2622 sq.

    3. Notamment Bahmani Nedjar, Grammaire fonctionnelle de l'arabe du Coran, Karlsruhe, 1988.

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  • En relisant le Coran 729

    Nous en serons donc rduit l approximation sur des sujets nos yeux essentiels, tant quune analyse logique moderne, oprant par exemple des transferts dans un langage la Peano, ne sera pas venue relayer en l occurrence l observation qualitative. Lcole polonaise avait tent des exercices de ce genre sur un chapitre de saint Thomas d Aquin. Nous en ignorons les aboutissements. Disons tout de suite que l apport d une telle exprience consisterait, sans doute, moins en ce quelle apprhenderait du texte que dans ce quelle en ferait ressortir comme chappant ses prises : le cur insaisissable du ghayb.

    Des coordonnes coraniques ?

    En attendant ces tudes hautement spcialises, reportons-nous quelques-uns des constats que l on peut dj faire, et qui permettent de dceler dans le Coran un ordre d assemblage original. Celui-ci regroupe un immense matriel d ides et de faits sous une pluralit de modes : eschatologique, politique, lyrico-naturaliste, lgislatif, rflexif, etc. C est peut-tre cela que la doctrine dsignait depuis longtemps du nom de ahruf ou lettres . Le passage de l un de ces modes ces faits ou ides, dessins en motifs parcellaires, et de ceux-ci l expression conditionne le discours. Le mode eschatologique, par exemple, merge sous la forme de descriptions du Jugement dernier, de menaces, de rcits de catastrophes ayant frapp les peuples impies, le tout en propositions cadrant gnralement avec des versets assonancs. Pratiquons maintenant le chemin inverse, en remontant de la surface langagire vers ce qui la conditionne et l organise. Nous l avons dj dit : les propositions ne sentendent pleinement que selon lordre qui les dpasse ; il en est de mme des motifs. Chacun de ceux-ci peut d ailleurs ressortir plusieurs modes

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  • 730 En relisant le Coran

    la fois : il relvera aussi bien de la mythologie que de l eschatologie ou que d une polmique d actualit, ou de ces trois modes la fois. Que cette disponibilit ne nous empche d ailleurs pas de dsigner comme dominante le plus fort de ces rattachements.

    Il est vrai que, marquant ces divers niveaux, nous n avons peut-tre fait que mettre en uvre la thorie du parcours gnratif, tel que lnoncent, chacun sa manire, Noam Chomsky et Algirdas Julien Greimas. Nous retrouverons peut-tre la mme ide dans la suite de cette tude.

    Mais nous pouvons faire abstraction, provisoirement, des rapports entre ces dynamiques tages et le langage quelles sous-tendent pour prter attention un autre principe de classement : celui qui distribuerait les contenus du Coran selon quy prvaut un caractre ou structurel ou conjoncturel. Au fil de ce grand texte en effet, se laissent reconnatre : des positions fondamentales quant Dieu, quant la nature et quant l homme ; les incidences qui les inscrivent dans le vcu des socits et des personnes.

    Le va-et-vient entre ceci et cela traduit au plus serr les contacts imprieux de la transcendance avec une ralit concrte, saisie dans une spcificit de milieu, de personne, de circonstances. Le texte coranique nous parat, de la sorte, unir dans ses contenus structure et conjoncture, et composer les lments qui, respectivement, en relvent, la faon dont un tissu compose la chane et la trame. Encore une mtaphore, dira-t-on ? Certes, mais qui va permettre quelques distinctions opratoires.

    L Dun bout l autre rsonne la preuve naturaliste, tire de la cration de lhomme et des harmonies du cosmos. Elle

    1. Je me rfre aux dfinitions du Dictionnaire de smiotique, I et II, de A. J. Greimas et J. Courts, Paris, 1985.

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  • En relisant le Coran 731sexprime tantt sous la forme discursive, tantt sur un ton descriptif ou lyrique, apparent l ancienne posie ;2. l eschatologie profile une autre continuit. Charge dune grande force vocatoire chaque fois quelle dpeint dans l au-del les effets du Jugement, quauront anticip la menace et la promesse, elle n en maintient pas moins l invite la plus pressante l exercice humain des responsabilits, assortie de l espoir d un bonheur deux temps : pour ici-bas et dans la vie dernire ;3. une troisime continuit, corrlative aux deux prcdentes, vise le destin des hommes et des socits. Lgendaire et mythologique par une face, elle implique par lautre une philosophie catastrophique de l histoire. Dans les deux cas, la faute commise, savoir le refus oppos aux communications de Dieu, explique le dsastre, engage la rforme et justifie la prophtie.

    Examinons prsent les lignes conjoncturelles qui se composent avec ces continuits structurelles :a. une chronique haletante, encore quconome de faits et procdant par voie d allusions et de symboles, restitue, pour qui sait entendre, ce qui se passe l poque dans cette marche de l Orient classique, que vient nouveau transfigurer la divine communication ;b. une phnomnologie du message dtaille les vicissitudes de cette descente : la plupart dentre elles sont pnibles, ngatives mme. Si l on a pu parler en effet de grammaire de l assentiment propos dune uvre de conversion, celle-ci, dramatiquement attentive aux moindres inflexions des rsistances quelle soulve, tale nos yeux ce quon pourrait appeler une grammaire complte du dissentiment ;c. de faon trs indirecte, bouleversante pourtant par endroits, sgrnent les preuves du Messager lui-mme, ses moments de tristesse et ses lans d homme pleinement humain : le Coran recle cet gard une biographie pudique et voile.

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  • 732 En relisant le Coran

    Agissant chacune sous l une ou l autre de leurs instances respectives, ces deux sries de coordonnes : 1.2.3. et a.b.c.1 nous paraissent partout l uvre dans le Coran. Gageons quil est peu de passages o elles ne se recroisent de quelque faon.

    1. Une analyse plus pousse dclrait sans doute d autres coordonnes . Limportant ne rside pas dans leur nombre mais dans leur croisement, constitutif d une figure originale.

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  • 2 .Un langage

    Qui sait ce que put tre la diction coranique l origine ? Muhammad tenait la particulariser. Dieu, selon un hadth, ne lui aurait rien plus volontiers permis que le taghann du texte' : faut-il comprendre quelque chose comme chantonnement ? Dautres hadth, invoqus par le Lisn, tirent analogie de la mlope des chameliers. Le Prophte y aurait encourag lintroduction de paroles du Livre, afin de rendre Dieu prsent dans les rythmes de la vie pastorale et guerrire.

    Interrogations prjudicielles

    On cite les noms des innovateurs qui donnrent la rcitation des versets une tournure m lodique. L art des qirat, ou lectures 2, devait, d autre part, devenir savant et diffrenci. Ces volutions n taient-elles pas

    1. Zamakhshar, t. IV, p. 234,1. 12. Sur la psalmodie lente du Prophte, cf. le hadth de Qatda , O. Houdas, El-Bokhr, Les Traditions islamiques, Paris, 1908, t. III, p. 539.

    2. Sur les qurra, initialement guerriers rcitants, cf. Hichem Djat, La Grande Discorde, Paris, 1989, pp. 125 sq.

  • 734 En relisant le Coran

    quelque peu dformantes ? 'A sha, dit-on, regrettait le phras plus lent et plus scand qui rgnait dans sa jeu nesse. Dans les dbuts, si Vauditeur voulait dnombrer les sonsy il le pouvait... Psalmodier ( ta rtl)1, c yest lire avec lenteur et gravity en dtachant les lettres et en marquant plein les vocalisationsy de sorte que la parole psalmodie se fasse pareille la bouche psalmodiantey avec son entrouverture quon peut comparer une fleur de marguerite. Ne pas acclrer non plus que traner ! C est ce quavait dit eUmary aux yeux de qui la plus mauvaise allure est la plus rapide ; la pirey celle qui se presse au point de donner l impression d une bouche aux dents se chevauchant2 . Dieu nous pardonne ! En une m atire dvolue, sem ble-t-il, l rudition et la componction, Zamakhshar sgare et nous gare en invoquant une comparaison galante de Hit al-M ukhan- nath et d autres potes aussi peu difiants !... M ais ne tenons pas pour ngligeable cette sorte de transfiguration que, selon la foi, la phrase coranique im prim e la bouche qu elle honore.

    Plus inquitant est l embarras qui saisit le traducteur pour rendre en franais des mots d un usage si courant, mais dont on n est pas sr que la signification n ait pas vari au cours des ges. Le texte prcdent dfinit le tartl partir des lectures . Nous avons traduit psalmodier . C tait faute de mieux, en cartant les acceptions historiques du terme franais. Que dire de celles du verbe arabe : profrer , formuler et enfin lire , moins que ce ne soit rassembler , collecter , acception laquelle tenait fort l mir Abdel-Kader3.

    Pour revenir ces hadth, ils sont instructifs, mais leurs divergences, leur imprcision peuvent bien troubler. Chan

    1. Cf. Labb Sa'd, Al-Qurn al-murattal, Le Caire, s.d., avec une Introduction historique. T b . 'Ashr, VIe introduction, t. 1, pp. 60 sq.

    2. Zamakhshar, t. IV, p. 175,1. 19 sq.3. Dans le Kitb al-Mawqif. Notons aussi lacception de qur\ plur. qur\ etc.,

    pour moments , rimes ou rythmes dun vers .

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  • En relisant le Coran 735tonner nest pas dclamer. S agissait-il d un rcitatif? Ressemblait-il ce chant monocorde mi-voix et retours indfinis quest aujourdhui le tartl? Mlope paradigmatique, pourrait-on dire la faon de Roland Barthes. Il sagit bien de paradigme, en effet, terme qui dailleurs offrirait une traduction acceptable du qualificatif d 'al-imm pour le Livre. Mais quen tait-il lorigine? Ne tranchons pas dfaut dune recherche archologique remontante, si toutefois il en tait encore temps ! Lurgence cependant et la nostalgie tout ensemble nous en saisissent rien qu l audition dune sourate du Coran aujourdhui. De quoi nous rappeler utilement que, n en dplaise la grammatologie, la voix et le souffle ont toujours eu privilge sur lcriture, et lont encore en ce qui concerne ce texte majeur.

    Force cependant est de constater que ce quon coute passivement fait prvaloir les valeurs d motion et d unanimit sur celles d intellection : celles-ci, cest surtout la lecture de lcrit qui les procure. Justice soit rendue l-dessus aux socits musulmanes : nous leur devons, pour tous les sicles, ou peu sen faut, par la calligraphie et maintenant par l imprim, des ditions superbes. Lire des yeux ne suffit certes pas : du moins est-ce un pralable de l analyse. Seulement, l analyse aura toujours quelque chose d un pis-aller tant qu elle ne fera pas entrer en ligne de compte cette part, tellement ressentie et si peu dchiffre, du message initial : les rythmes et les sons.

    Simplicit des mots et complexit du flux verbal

    Une analyse sinspirant du progrs actuel des sciences du langage la phonologie notamment rendrait compte en effet dun certain nombre d aspects, sans llucidation desquels la comprhension resterait incomplte. A vrai dire, une telle investigation devrait, pour le faire, recourir une

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  • 736 En relisant le Coran

    technicit laquelle nous ne prtendons pas. Sans nous rsigner pour autant des affirmations purement intuitives, relevons des caractres pertinents notre intrt principal.

    Au premier abord, une sorte de paradoxe nous saisit. Comparons une ode de Labd une sourate du Coran. Cette dernire dploie une varit et une mobilit aussi frappantes que l ajustement relatif de ses fractions minimales (les versets assonancs) l ide et l locution. Le droulement de la sourate grne en effet des versets dont la longueur, loin de toujours concider avec lunit de sens ce qui est pourtant le cas ordinaire , mnage par ses enjambements des effets que la langue arabe n a retrouvs que depuis une gnration, avec la posie libre.

    Mme contraste, d autre part, entre la simplicit, la modestie, oserons-nous dire, du vocabulaire coranique1 et lorgueilleuse recherche de mots rares par les potes. Il arrive ceux-ci d entasser tellement de gharib ou bizarreries lexicales , que le sens sopacifie en retentissante splendeur. A la lim ite, un orgueilleux jargon sempare de l oreille sans solliciter l intelligence. Chez tout lecteur du Coran, au contraire, et surtout sil lit des yeux, mthode qui se rpand avec les progrs de l instruction moderne, deux effets sexercent. Le premier, c est celui d une prcision extrme de la phrasologie. Alors quhabituellement, dans les textes classiques, la redondance joue son rle et que l on peut, sans grand risque pour le sens, substituer des segments d autres les adjectifs surtout , tout compte dans le Coran, le moindre mot et la moindre nuance, dans l conomie gnrale de la signification. Un second trait consiste en ce que l effet majeur mais non pas unique appartient souvent, mme indpendamment des sonorits, des suggestions obliques, connotations et nuances. De l, un cumul spcifique entre l impression

    1. 6 6 16 mots, dit la tradition, pour le vocabulaire coranique : soit 5 ,513 % de celui du Lisan al-Arab.

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  • En relisant le Coran 737de clart, presque de fam iliarit, qu on prouve d entre de jeu, et celle d altitudes multiples niveaux. La facilit prtendue du Coran, en effet, sefface mesure qu on en dpasse le sens obvie, non pas mme dans la voie de la recherche sotrique dire cela ne serait qu un truisme , mais dans celle du rendu philologique. Que de fois alors le lecteur n achoppe-t-il pas l nigme : oui, l nigme, dirait-on, force d irradiante vidence !

    Lune des raisons du paradoxe est sans doute qu un discours apparemment simple, et que porte un lan oratoire, dialectique, potique ou apocalyptique selon le cas, organise avec une tonnante souplesse des inflexions, des ruptures et des passages quon n avait pas perus de prime abord. Le plus simple, pour en rendre compte, sera d interroger d abord la syntaxe. Contrairement une opinion trop reue, l outillage de la subordination existe bel et bien dans le langage coranique. Il y est recouru frquemment en matire de temporelles, de relatives, de conditionnelles, de circonstancielles, de conscutives et de finales, encore que l emploi polyvalent de la conjonction 3an suscite maintes ambiguts.

    Un exemple ? Voyez la perplexit des commentateurs devant le an de v, la Table pourvue, 1 9 . Ceux de Bassora supposent une ellipse. Ibn Hichm affirme que dans certains cas la particule quivaut que ne pas , c'est--dire au contraire de ce qu'elle dit. Un autre considre qu'elle introduit seulement une compltive, etc. De tels dbats, les exemples seraient nombreux. Ce qui est dit de an pourrait l'tre de la, tantt adverbe exclamatif, introduisant un serment, attnu en insistance affirmative, tantt marquant le but ou la consquence, tantt expltif

    Il est vrai que, plus que dans la subordination, la combinaison prfrentielle du Coran consiste dans une mise en rciprocit des sentences les unes par rapport aux autres :

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  • 738 En relisant le Coran

    simplement confrontes, ce qui les accentue lune par lautre ; coordonnes, le plus souvent, par un wa ou par un fa. Or wa peut aussi, sil le faut, exprimer toutes les nuances circonstancielles. Fa est encore plus charg de sens, puisque la limite, le phonme voque la partition originelle (cf. fur.). La particule marquera donc fortement la consquence, la drivation, lintention. Ce nest pas tout : le rapport entre deux propositions qui se suivent peut aussi tenir au temps respectif des verbes. Par tous ces procds, une continuit se droule comme par plans dcals ou biaiss, sans larmature voyante laquelle nous avait habitus la priode latine.

    Bien que la parataxe joue aussi son rle, splendidement dgag mais outr, semble-t-il, par Louis Massignon1, point n est besoin de faire appel un tel dispositif pour rendre compte de ce qui dans le Coran n est pas juxtaposition, mais bel et bien coordination, construction. Que de traducteurs, insoucieux des dveloppements de l ide, n ont rendu dans leur prose que des cascades de segments ! Ils trouvent leur excuse, il est vrai, dans l option lexicogra- phique commune la plupart des commentateurs. Do une dformation de l exgse, sensible jusqu nos jours...

    Singularits grammaticales

    Passes leurs interrogations sur les valeurs smantiques de la formule bi smillahi, cest le hamdu IVllahi qui proccupe les grammairiens. Le dl doit-il se vocaliser en u, comme on le prononce communment, en a, voire en * ?

    De quoi Zamakhshar disserte avec pertinence2. Encorereste-t-il dans le champ des divergences philologiques

    1. Cf. la suggestive communication de R. Arnaldez, La logique de L. Massignon , in Centenaire de Louis Massignon, Le Caire, 1983, pp. 43 sq.

    2. Zamakhshar, 1 . 1, p. 48 ,1. 1 sq.

  • En relisant le Coran 739justifiables. Champ trs vaste, comme on le sait, puisquon recense douze lectures du seul iddraka quaccepte la vulgate en xxvii, les Fourmis, 6 6 1.

    Quelque varit de dtail que ces divergences, attaches des coles, aient pu confrer ds l origine un texte empreint par dfinition d un fixisme statutaire, plus tonnant est le phnomne qui a donn matire une trange imputation2. Arm du scientisme de son temps, le grand arabisant Noldeke en plucha le style, syntaxe et vocabulaire, dnonant ici lourdeur, l rptition, improprit, plus loin concision ou ellipse, voire incorrection. Il imputait en effet un vice rhtorique ce que notre propre analyse signale comme des spcificits : ainsi par exemple des noncs en entrelacs, et du changement de personnes en cours de propos : cet iltift dont il sera parl bien des fois ; la figure ne lui a pas chapp, mais il n y voyait qu incohrence. En dfinitive, d irrgularits gram m aticales ou que l on pourrait prendre pour telles, le savant n en dnonce que quelques-unes d incontestables. Notre propre lecture va en ajouter d autres, dont les gens du Taf- sr avaient dj relev certaines. Nous pardonnera-t-on d en donner une liste sommaire, non exclusive de lourdeur ?

    Certaines de ces irrgularits se ramnent des locutions figes. Ainsi le bayn yaday-hi, avec son affixe discordant ; le proverbial min qablu wa min ba'du. Ailleurs, x x v i i i , la Narration, 7 6 , l emploi d un 5inna aprs le relatif m soulve une svre controverse : admis par les grammairiens de Bas- sora, il est rcus par ceux de Koufa, qui doivent recourir un faux-fuyant : nier l existence d une relative3.

    1. Zamakhshari, t. III, p. 156,1. 5 de fine sq.2. Remarques critiques sur le style et la syntaxe du Coran , extrait de Beitrage

    zur semitischen Sprachwissenschaft, trad. par G. H. Bousquet, Paris, 1953.3. Commentaire de T. b. 'Ashr, t. XXI, p. 176.

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  • 740 En relisant le Coran

    Le changement de nombre, s agissant d'une mme personne, intervient souvent. Mais que dans Vnumration de xxx ill, les Coaliss, 5 0 , certains noms soient au pluriel et d'autres au singulier, cela entrane la doctrine de curieuses supputations1.Plus embarrassante tait, en x l i i i , les Enjolivures, 3 6 , la finale en jazm de nuqayyid . Il ne fallut pas moins qu'une intervention du faqih maghrbin Ibn M arzq al-Hafd pour faire prvaloir la vue que c'tait une nuance conditionnelle, implique par le man prcdent : explication du reste vivement critique; on aurait pu ajouter que le rgime immdiat de ce man abrge galement le verbe yacshu.Jusqu'ici, comme on le voit, il s'agissait de drogations qu'on pourrait dire grammaticales la grammaire. Mais que dire de x x , Taha, 6 3 : inna hdhni ou mme had- hnni, au lieu du hadhayni attendu, et que restitue effectivement une lecture minoritaire? La discussion s'embarrassey et al-Qsim 2 va jusqu' suggrer un dialectalisme ! N'importe : une tradition remontant eAsha parle d'erreur d'un copiste ! M ieux encore ! en iv, les Femmes, 1 6 2 , comment expliquer ce m uqm n s'insrant entre deux pluriels en n, pour un mme rle jou dans l'numration ? Sbawayh lui-mme s'en est ml : l'alternance des deux cas correspondrait de subtiles nuances qualitatives .^En vu, les Redans, 5 7 , comment rendre compte de sah- ban th iqlan suqnhu, avec cette imputation successive un collectif d'un pluriel, puis d'un affixe singulier? Que dire de x x v il, les Fourm is, 9 1 , hadhih il-baldati lladhi harram ah ? Et dans x xxv , C rateur in tgral ou les Anges, 3 3 , quoi attribuer le an de lu lu an (rtabli d'ailleurs en in par une lecture minoritaire) ? Et si c'est

    1. Commentaire d al-Qsim, t. XIII, p. 4884.2. T. XI, p. 4 188 , in fine.3. Commentaire de T. b. 'Ashr, t. VI-VII, p. 29.

  • En relisant le Coran 741l une rupture de continuit> avec retour au verbe (explication somme toute plausible)> justifiera-t-on par une rupture de ce genre le sinna de taltha m itin sinna de xv ill, la Caverne, 2 5 : construction tellement insolite que la rdaction de 5Ubayy la corrigeait en sanatin , que n'a pas retenu pour autant la vulgate ?Et ce changement de genre dans mu'aqqibtun... yahfaz- nahu (xill, le Tonnerre, 1 1 ) : est-ce parce qu'il s'agirait d'anges ? Et dans xvi, les Abeilles, 6 7 : wa min thama- rti... tattakhidhna minhu, l'affixe du deuxime min reste- t-il au masculin pour insister sur l'aspect partitif introduit par le premier min de la phrase ? etc.

    On n a commis ces dtails que pour cautionner par une recherche prcise ce que nous n appellerons pas, comme Nldeke, irrgularits1, mais plutt singularits grammaticales. Sans doute, faudrait-il en pousser plus loin le catalogue et comparer les rsultats ainsi obtenus ceux quautoriseraient des corpus peu prs contemporains : ceux de Labd ou de Hassn b. Thbit par exemple. Un tel travail pourrait mener au contrle d une hypothse de travail, quil n est pas encore temps d avancer...

    Une parole multiangulaire

    Entendu au sens strict, le trope dit iltift, conversion2, consiste changer de personne grammaticale dans le cours dune mme phrase en sadressant au mme rcepteur; au sens large, la mme variation se conoit affectant le rle du locuteur. Voici un exemple tir de la M u 'allaqa d al-Harthb. Hilliza, le chanteur lpreux des Bakr : ... Et dans tes

    1. On rapporte que le fameux Hajjj b. Ysuf se permit den rectifier quelques-unes, chappes, disait-il, lattention des scribes de 'Uthmn.

    2. Dont parlait dj le calife Ibn al-Mu'tazz dans son Trait du badi.

  • 742 En relisant le Coran

    yeux pourtant, Hind vient d allumer un feu qui des hauteurs te fait signe I Je men claire de loin, Khuzza t Plus loin encore es-tu de l enflammer / C est elle qui l a allum...

    On le voit : un change rapide de rpliques se droule entre le pote nomm la 1" et la 2 ' personne d une part, un interlocuteur galement dsign ces deux personnes, tandis qu il est fait rfrence la femme. Dans la posie lyrique grecque, on aurait le chur. Dans le systme arabe, ce partage scnique ne sest pas produit. Le mme sujet clate, dirait-on, de part et d autre sans se dpartager. Ainsi 'Urwa b. al-Ward se vantait-il de multiplier son corps en de multiples corps : c tait, dans son cas, une hyperbole de la gnrosit. Plus gnralement, cest une figure rhtorique qui fait varier, dans le mme nonc, la dsignation des actants.

    Ce trope, si bien enracin dans le gnie de la langue, le Coran l utilise chaque page. Il en offre, dit le cheikh Ibn 'Ashr, des exemples innombrables, tous marqus de la justesse et de la proprit quant aux contenus . Comment ces variations n auraient-elles pas frapp ? Propres intriguer, dlasser et charmer l auditoire, elles constituent aujourd hui une difficult pour les traducteurs, de qui l idiome ne sy prte pas aussi aisment que l arabe. Va-t-on par exemple traduire xx ix , l Araigne, 2 3 , 2 4 : Ceux qui dnient les signes de Dieu et Sa rencontre, ceux-l dsesprent de M a misricorde. Il leur revient un chtiment douloureux. La seule rponse de son peuple fut de dire... (Il sagit cette fois d Abraham). On aura remarqu que les deux premiers pronoms alternatifs concernent Dieu lui-mme, lequel pourra dans d autres passages apparatre aux deux nombres, singulier et pluriel, comme aux trois personnes grammaticales...

    L O uverture se prsente elle-mme selon cette figurepolygonale : Dieu y est mentionn la troisime personne (v 1, 2, 3, 4) , puis la seconde (v 5, 6, 7) . Inutile

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  • En relisant le Coran 743d'insister sur des centaines d'exemples de ce genre. On se bornera renvoyer des passages o les commentateurs nous paraissent avoir sur ce sujet mis des gloses suggestives1.

    Irons-nous plus loin ? A la limite, l expression globale du Coran pourrait tre dfinie comme un iltift gant et continu, puisque, venant d un seul destinateur, Dieu, et profr par un seul locuteur, le Prophte M uhammad, Son Envoy, il met en cause de nombreux actants, sexprimant sur leur mode propre, alors que cette parole actorise comme dirait la sm iotique se maintient partout unitaire dans sa divine origine, proclame telle, et telle reconnue par tout l Islam.

    Cette dramatisation retenue ne reste pas seulement d ordre syntaxique. Elle prend la forme de nombreux dialogues, prsents en style direct ou indirect. Mme les adversaires incroyants ou sclrats prennent ainsi la parole, et le font dans leur langage et leur esprit. Ainsi, en iv, les Femmes, 4 6 , semblent avoir t reproduites de faon parodique des locutions tires de l hbreu : cest le cas le plus marquant. Dans combien d autres.passages ne se reconnat pas, sa virulence et son absurdit, le langage de l opposant ou du damn : ainsi de Pharaon dans son dbat avec Mose !

    Par un mme souci, dirait-on, de ralisme, l utilisation de la langue de Quraysh va jusqu l emprunt de traits idiomatiques, impliquant des particularits sociales. Il peut paratre saugrenu d entendre Dieu recourir des serments en utilisant des formules teintes de croyances animistes. Or, de la sourate L la sourate c , se loge peu prs un tiers de ces curieux emplois. Il est vrai que Q f dbute

    1. Ainsi Tabar, t. XVI, p. 146 ,1. 29 sq sur XX, 88 ; Zamakhshar, t. IV, p. 127 1. 3 sq sur LXVI, 4 ; cf. al-Qsim, t. XVI, p. 5863 ;T. b. 'Ashr, t. XXV, p. 166, sur XLIII, 8 (fait tat d une discussion entre Zamakhshar et Taftazn). Quelques autres exemples d'iltift : VI, 137 ; XI, 44 ; XIII, 16 ; XIX, 63, 64, 71, etc.

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  • 744 En relisant le Coran

    par une autre affirmation d un type diamtralement distinct : Par l auguste Coran. Autant jurer par soi-mme. Tautologie ? Il faudra l-dessus revenir...

    Des paralllismes ?

    Toujours est-il que ces facteurs de diversit concourent avec le polythmatisme, que le Coran partage avec la posie ancienne, pour confrer au texte une vivacit aux rebonds inpuisables. Quelle fasse tournoyer les diffrentes faces d une pluralit, comme Viltift classique, ou ressortir, dans les scnes narratives ou dialogues, la psychologie et le parler diffrentiel des personnages, on pourrait ne voir l que l exercice d une rhtorique minente. M ais quand il sagit du Coran, on ne peut se suffire d une explication de ce genre.

    En bien des endroits d ailleurs, se manifestent, dans la succession des versets, et lis cette fois non plus au langage, mais au rythme et au sens, d autres variations. On a dj signal, pour leurs retours cycliques, les sourates refrain ou leitmotive. Il en est d autres o lnonc fait alterner, sinon des dicts et des rpons, videmment, puisque cest toujours le mme locuteur qui parle sous la dicte du mme destina- teur, mais au moins des tons diffrents.

    Voici un exemple tir de xvi, les Abeilles :1 1 . Pour vous II fait pousser la crale, l olivier, les palmiers, les vignes et de tous les fruits... En quoi rside un signe pour ceux capables de rflchir.1 2 . Il a mis votre service la nuit et le jour, le soleil et la lune, et les toiles, qui vous servent sur Son ordre... En quoi rside un signe pour ceux capables de raisonner.

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  • En relisant le Coran 7451 3 . et tout ce qu i l propage sur la terre de vari par les sortes... En quoi rside un signe pour ceux capables de mditer.

    Dans un premier segment de chaque verset se loge l information principale ; dans le second y fait cho une assertion plus brve : confirmation, conclusion pratique, formules exaltant des attributs de Dieu, etc. Une telle remarque, pourtant fonde statistiquement, tranche tellement sur la monodie de la rcitation traditionnelle quon aurait sans doute hsit la formuler, si lvidence de ces csures internes au verset, et de leur correspondance smantique, n avait balay nos scrupules. Et puis nous sommes tomb sur cette observation dun exgte autoris, Abul-Than Mahmd al-Als, propos de il, la Vache, 1 3 9 :

    Dis : Allez-vous argumenter contre nous sur Dieu, alors qu i l est votre Seigneur comme le ntre, que nos actes sont nous, vous les vtres, et qu Lui foncirement nous nous vouons ? Quelques avrateurs (m uhaqqiqn) vont jusqu considrer que cette proposition, de mme que les prcdentes : Nous nous soum ettons L u i (v 136) , Nous sommes les adorateurs (v 138) , sont des incidentes et des complments aux phrases qu elles suivent, et qu elles taient prononces par la langue des fidles, sur instruction du Dieu Trs-Haut, plutt qu elles ne consistaient en suites du dire antrieur... Peut-tre le got sr ne saurait-il s inscrire contre une telle hypothse1 .

    Voici donc un bon sicle que ce cheikh bagdadien anticipait notre propre remarque, et mme esquissait un dbut d interprtation ! Sera-il permis de la prolonger ? Une

    1. A. Th. Mahmd al-Als, Commentaire, t. 1, p. 307,1. 14 -18.

  • 746 En relisant le Coran

    investigation plus audacieuse voquerait, peut-tre ce propos, l analogie des Psaumes, o alternent, dans certains passages, des dictions directes, responsoriales ou antipho- nes. Certes, le Coran fait tat des Zabbr', mais il faudrait des arguments plus prcis pour voquer une influence. Cependant, il n est pas interdit de penser aux paralllismes quaffectionnent plusieurs langues smitiques et dont la Bible fournit en effet des exemples. En dfinitive, et sans quon veuille faire dire de telles affinits plus quon ne leur demande, ce nouveau trait du style coranique renforce l impression que nous a dj inspire l ordre d assemblage du Coran : la minutie de sa texture le disputant l inten- tionnalit.

    Aventures du schme verbal

    Le verbe avive plein, dans le Coran, les potentiels de la racine, ce qui contraste avec une relative modration dans l emploi de l adjectif, comme d ailleurs, on la vu, dans la varit lexicographique. Lnergie langagire se reporte donc sur le schme verbal, comme il sied un texte o tout ressortit de l uvre de Dieu, suscitatrice de celle de lhomme. Aussi bien, Dieu parle-t-Il de hauteurs o svanouit l opposition de ce que nous distinguons en pass, prsent et futur. Il dit une chose : sois , et elle est ; Le dcret de Dieu est chose dj accomplie , etc. Ds lors, ce qui affectera les valeurs verbales, ce sera une variation d aspects et de modes, plutt que lchelonnement dans le temps. On peut y trouver dautres raisons. Par exemple, l orientation de la conjugaison arabe, plus ressemblante celle du grec qu celle du latin. Ce quon doit bien entendu complter par une explication plus spcifique.

    1. Nom donn traditionnellement aux Psaumes de David.

  • En relisant le Coran 747La Bible, que l on considre les vnements quelle

    embrasse ou les dates extrmes de sa mise en forme, ne stale pas sur moins de deux millnaires. Le Coran, quoique se rfrant au mme segment de l histoire universelle, ne l apprhende, si l on peut dire, que sous un angle privilgi, celui du prophtisme. Sa transmission objective n a dur quune vingtaine d annes, et son vritable objet, qui concide avec son mode d expression, fut un avnement particulier du divin. Autorfrant, synthtique et rcapitulatif autant que terminal, il implique ncessairement un tlescopage de la dure. D o la pertinence de cette sorte de prtrit eschatologique qui y revient si souvent, et quon pourrait qualifier de prsent de Dieu, si ces dnominations temporelles n taient pas importunes.

    Quant l emploi des voix, notons une impressionnante prdilection en faveur du passif.

    Ainsiy ds le dbut de il, la Vache, et une place tellement stratgique, a-t-on m unzila ilayka, littralement : Ce qui a t fait fait-descendre sur toi . Le mme tour revient en m, la Famille de cImrn, 8 4 , 1 0 5 , etc. Observons en iv, les Femmes, 1 2 8 , la curieuse construction d un complment d objet direct avec un passif: an yulih ulhan. Sans doute pourra-t-on rtorquer que le second mot fait fonction de hl intensif Mais alors, que dire de Lxx, les Paliers, 1 1 , de yubaarnahum : En vue de qui il sera mis , traduit Rgis Blachre ? Que dire de innaka latulaqqal- Qur na (xxvn, les Fourmis, 6 ), etc. ? Citons encore comme caractristique la cascade de passifs qui dcrit en XL, le Croyant ou l indulgent, 7 1 -7 4 , l envoi des damns VEnfer.

    Chose tonnante ! Ils gardent dans cette formulation la qualit de sujets, alors qu ils sont livrs des forces mystrieuses et souveraines, desquelles l action svit sur eux au passif! C est en effet dans ces scnes eschatologiques,

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  • 748 En relisant le Coran

    l o sexerce au paroxysme la puissance justicire de Dieu, qu on retrouve assez frquemment cette tournure. Quand il sera sonn dans la trompe , Quand la terre sera rduite en poussire , etc. A quoi devraient sajouter quelques remarques sur l emploi de formes, comme en vi, les Troupeaux, 1 2 8 , o se substitue au majhl (passif) une 3 e personne sans mention de sujet, que suit im m diatement une rfrence exprimant Dieu : Il dira : le Feu soit votre asile, soyez-y pour Vternit, moins que Dieu ne veuille... . On retombe en ce cas dans Yiltift : un iltift qui sexerce ici d une 3 e personne inconnue, ce comble du ghaiby une 3 e dnomme, Dieu, par un passage significatif o telle philosophie contemporaine reconnatrait la personnalisation de l tre de l tant ...

    Plus classique est le renforcement smantique du verbe par l adjonction d un nom verbal modalisant (hl). Le Coran en fait large usage. M ais voici plus singulier. On sait quen arabe le nom verbal (madar) peut prendre diverses formes. Cette gamme est riche dans le Coran, qui y ajoute encore des substituts. La chose a t remarque.

    Tabar) par exemple1, considre le groupe m ban-h de xcr, le Soleil, 5, comme quivalant un construire ; voire que eaduw-li en xxv i, les Potes, 7 7 , non seulement fait fonction de madar, mais s'ajuste pour la forme un fa' l2.

    On trouvera des exemples, encore plus frappants, dans les dbuts de ces courtes sourates mecquoises dont les signifiants se dchanent en bourrasque. Lemploi en intitul de participes au fminin pluriel : al-Mursalt> al-Dhryt, al-Adyt> etc., avait effectivement de quoi intriguer. Do

    1. Tabar, t. X X X , p. 134,1. 8 sq.2. Tabar, t. XIX, p. 53,1. 15.

  • En relisant le Coran 749lembarras des traducteurs. On chercherait trs loin si, par analogie avec des emplois analogues dans la posie antisla- mique, on ne voyait l des sortes de noms verbaux. Pareillement, dans la Muallaqa de Nbigha, fallait-il entendre, au vers 2 5 , at li-frihatin hulwin tawbuh : Il a gratifi la prestesse aux agrables suites... , en considrant frihat non pas comme celle qui est preste , mais comme farah, le fait de l tre? Ce ne serait l, concernant des intituls coraniques obscurs plus d un titre, quune impression aventureuse, si nous n avions, pour interprter ainsi cet emploi, l appui d autorits classiques1.

    Reste dailleurs, pour revenir la sourate c , al-'Adyt, Galoper, rendre compte de son rythme haletant, de ce fracas, oserons-nous dire, surraliste dimages... Cela,Tabar, sil a pu le sentir, ne pouvait lexpliquer. Zamakh-shar, sil avait d rendre compte de la force vocatoire de u , Dhryt, Vanner, se serait trouv aussi dsarm que let t Quinti- lien devant une prose des Illuminations ! Nous-mme, il est vrai, qui demandons le cas chant ces grands exgtes de contrler nos hypothses, hsiterions avant de soumettre une telle sourate des techniques trop portes en dissiper les valeurs sous couleur de modernit...

    Quoi qu il en soit, devant l expansion du nom verbal dans la diction coranique, on a la sensation d atteindre au tuf de la langue. Comment sen tonner ? Et l ide se renforce du constat dj fait d un primat du schme verbal, donc de la racine trilitre : autant parler d un renvoi l originel.

    Or, dans le Coran, toutes les sries naturelles et humaines convergent vers cet originel. Elles y rencontrent le mystre final. Que celui-ci rgne partout dans le propos, le langage ne se contente pas de le proclamer en des occur

    1. Ainsi Tabar, t. XXVII, p. 96, 1. 8, o kdhiba signifie simplement takdhb. Voir l-dessus une prcieuse observation dal-Qsim, t. VI, p. 2522 in fine ou encore t. X, p. 3783,1. 13.

  • 750 En relisant le Coran

    rences solennelles ; il incorpore ces retrouvailles. Ainsi fait- il affleurer le ghayb de l information la plus familire, utilisant pour cela nombre de procds linguistiques : le symbole, l quivocit verbale, les shifters (embrayeurs), etc. L ambivalence (ibhm), sur de la dissmie (les addd) \ excite la virtuosit des commentateurs. Un tel langage cumule ainsi le radicalisme, au sens propre du terme, cest--dire le retour aux racines, avec l expansivit smantique. Et beaucoup de passages le montrent galement, apte exprimer avec les verdeurs de l antique les malices du rflexif et les prcisions du juridique. Que fondamental et fonctionnel tout ensemble, il soit galement vertical, en ce sens que la liaison sy maintienne constante entre des contenus ressortissant un double registre, et sensible et idal, cela ne fait quen renforcer la puissance d branlement affectif et de suggestion intellectuelle. Si l on ajoute, cet effet intrinsque de la parole sur les contemporains, la mobilisation quelle imprimait aux conduites individuelles et collectives, on peut imaginer quelle envaht leur mmoire au point d en chasser presque tout ce qui n tait pas elle. A la fin de la sourate x ix , Marie> rsonne lexclamation : Combien n en avons-Nous pas dtruit, avant eux, de gnrations ! Perois-tu quiconque d entre elles ? Entends-tu venir d elles le moindre chuchotement ?

    Cette capacit d annulation rtroactive du Coran tait la mesure de ses puissances cratrices. Elle a d jouer sur la posie antislam ique au point de n en laisser survivre que quelques pomes dsormais en l air : ce pourrait tre un sens de muallaqt2. Si bien qu un jour cUmar, sentendant citer par un tmoin un vers utile l explication d un terme coranique, mit tout haut le souhait de voir les Arabes conserver leur dwn. Il fallut alors expliquer ce mot exotique : dwn. Le calife faisait allusion ce

    1. Les addd, mots conjoignant deux significations contraires2. Le mot est employ en ce sens par IV, les Femmes, 129.

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  • En relisant le Coran 751qui restait de leurs pomes, en tant que reliques dsormais inoffensives de leur tre antrieur. Telle tait la condescendance de la religion triomphante. Il est vrai que la posie profane des Arabes n avait pas dit son dernier m ot...

  • 3 .Un sens

    Que la philologie nous serve d instructeur et de garde- fou ! Rappelons-nous ce qui a t dit plus haut de ces figures du langage : shifters, entrelacs, ellipses ; ajoutons le rle de l vocation, voire de la litote et mme du non-dit : une lecture grammaticale dispose maintenant de plus de moyens quautrefois. Elle n a plus opter entre les prtendues simplicits du sens obvie (zhir) et des spculations sur le sens cach (btin). Se faisant tout entire zhirite, si l on ose dire, elle peut accder au texte dans son paisseur, sans renoncer sa lettre pour autant. Point n est besoin de chercher bien loin dans le Coran pour y trouver des dfinitions de l Islam. Destin instruire et convaincre, il sattache prciser son message par rapport ceux qui l ont prcd. La croyance au ghayb vient en tte1 des traits par lesquels il se dfinit.

    1. Ds la sourate II, la Vache, 3.

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  • En relisant le Coran 753Glose sur quelques notions

    de base

    Quest-ce le ghayb ? Le terme de mystre nen constitue quune quivalence en franais ; on aurait pu recourir celle d inconnaissable , ou d arrire-monde . Le langage coranique oppose ce terme celui de shahda, cest--dire, dans cette acception, le monde du visible, de la prsence. Ainsi Dieu est-il qualifi par une royaut du mystre et de la prsence , lesquels correspondent approximativement lau- del et lici-bas. Un au-del, nous le verrons, qui dborde la mtaphysique, pour couvrir une zone innomme de ltre ; un ici-bas, qui implique une plnitude vitale o se retrouve quelque chose des anciens Grecs.

    Cette illimitation comme cette plnitude se proposent comme objectif la foi (mn). Le mot dsigne les aspects intrieurs de la religion. Dans son apostrophe aux Bdouins, ( x l i x , les Appartements, 1 4 ) le Coran n accuse-t-il pas ces derniers de sen tenir aux dehors de lappartenance ? Mais la comprhension des deux termes slargit naturellement, ds lors quils ne figurent pas en rciprocit. N outrons pas entre eux la dichotomie, puisque employs isolment, chacun des deux implique plus ou moins l autre.

    Lensemble de ces notions porte son corollaire en lacte d adorer Dieu en Lui vouant la religion foncire , mukhlian lahul-dna (X X X IX , Par vagues, 2 ).

    Quant au vocable dn, il ne compte pas, dans le Coran, moins d une centaine d occurrences. On l a tout bonnement traduit plus haut par religion . C est en effet l acception la plus gnrale quy donne le texte, notamment dans l apostrophe clbre de cix , les Dngateurs,6 . Le sens premier, tel qu on le trouve chez les anciens potes, voquait la soumission , l allgeance . C est ce que faisait l ptre d al-sh al-M undhir b. al- Aswad : karihul-dna darrka bi-ghazawt wa say :

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  • 754 En relisant le Coran

    Ils dtestaient la soumission, qui accable d agressions et de malheur . Or Vexercice de cette soumission comporte des redevances, des hommages, des manifestations solennelles. C 'est pourquoi Von a traduit yawm al- din par le Jour de l allgeance . L'ide gnrale qui prvaut est bien celle d'obligation personnelle, mais gure celle de culte , terme que certains traducteurs utilisent improprement. Religion , en dfinitive, ne s'loigne pas tellement, pour l'tymologie, du sens que nous voudrions serrer:Likhl,, comme dans la sourate e x il, ainsi intitule, repose sur une violente profession de l'unicit divine. Le Lisn donne comme quivalent akhlaa (IVeform e), amhada (avec un ha aspir et un dad), donner quelque chose de pur, sans mlange , le mahd tant le lait pur de sa crme et de son cume. Paralllement, le khli sera l' intgral , le non-adultr , le rserv quelqu'un.Sont ainsi rejetes les collusions suspectes du profane et du sacr, celles dont se rendent coupables la superstition et, muta- tis mutandiSj la thocratie. Muhammad s'est au vrai constamment dfendu d'tre un homme diffrent des autres. Tout d'ailleurs, dans le Coran, dnote une parcimonie voulue dans l'expression du sacr: la racine q.d.s. n'y a que des emplois rares et circonscrits, et h.r.m. et h.j.r. dbordent sur l' interdit . Mais revenons /ikhl pass dans le langage moderne avec le sens de dvouement , de sincrit . L'emploi coranique reporte un concept fondamental. Selon un propos du compagnon M adh b. Jabal, approuv par le calife cUmar, cette communaut repose sur trois actions salvatrices : Ykhl : savoir la prime nature (fitra) que Dieu a confre lhomme ; la prire, qui scelle l appartenance la milia (confession) ; l observance, qui vise se protger de la faute1 .

    1. Tabar, t. XXI, p. 26,1. 3 de fine sq.

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  • En relisant le Coran 755Rien de plus significatif que ce pont jet entre les ides

    d ikhl, religion foncire , et de fitra, prime nature . Peut-tre que rsonnait dans la mmoire du compagnon le verset 3 0 de xxx , Rome : ... redresse ta face vers la religion en croyant originel, en suivant la prime nature selon laquelle Dieu a instaur les humains, sans qu'il y ait de substitution possible la cration de Dieu : c'est l la droite religion... . On a relev au passage l emploi contrast de deux racines pour voquer la cration :/r.r. et kh.l.q. La premire dsigne une cration initiale, soprant partir de rien. A certains gards, la prime nature et la prime rvlation quelle subsume remontent bien plus haut quAdam. Vouez Dieu la religion foncire , traduction propose, cest donc non seulement la proclamer d un cur sincre, mais la faire remonter du fond de soi-mme. Remonte cet originel qui, par le rappel ou dhikr, fait affluer les rvlations, certes, mais sans doute aussi la solidarit plus antique qui les relie au cosmos.

    La promesse et la menace

    Leschatologie vibre dans le Coran dune intensit nourricire de somptueuses imageries. Cette coloration meut toujours les croyants traditionnels. Cependant, tout comme son homologue chrtienne, elle soulve, en notre poque de dmythologisation, le scepticisme, voire la controverse. Celle- ci ne nous intresse pas en tant que telle. Rduire les dlices du Paradis, autant dailleurs que les incendies de lEnfer, lallgorie, cest dfier des sentiments respectables, majoritaires en Islam. Lislamologue vitera de le faire. Mais le philologue pourra se demander si parfois le Coran ne le fait pas lui-mme. Relisons. Aprs beaucoup de tableaux rutilants, la mention apparemment pisodique du terme mathaU semblance, parabole, y vient souvent suggrer quil

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  • 756 En relisant le Coran

    sagissait, surtout en lespce, de figures destines frapper limagination.

    Prenons lexemple le plus frappant, celui du verset 2 6 de la Vache. Dieu ne rpugne pas tirer semblance d un ciron [cest le mot quemploie, dans le mme esprit, notre Pascal], ni de ce qui le dpasse. Le verset continue sur le ton de l auto-rfrence. Que de fois d autres rappels de mtatexte ne viennent-ils pas ramener ces magnifiques lans de limaginaire, dont l effet reste si puissant sur le fidle, une homlie des plus tempres ! Certes les lus du Paradis jouiront de ces jardins de sous lesquels des ruisseaux coulent. M ais le sens dfinitif de lvocation n est-il pas chercher dans cette maxime : hal jazaulihsni illal-ihsnu ? ( l v , le Tout misricorde, 6 0 ) ?

    Rflchissons ce double emploi du mot ihsn. C est un nom verbal, qui revient trs souvent, ainsi que le participe m uhsin, dont les acceptions concrtes et morales se conjuguent, comme pour ahsana, ds l origine. Comment, dans le cas d espce, distinguer, pour ahsana, entre faire bien , agir bien envers quelquun et tre comptent, excellent ?l Glosant iv, les Femmes, 1 2 5 , al-Qsim commentait le binme ahsana dnan en le rapprochant d une dfinition manant du Prophte lui-mme : Adorer Dieu comme si on Le voyait, car si on ne Le voit pas, Lui vous voit . Et de citer R z qui, propos de la suite du mme verset, aslam a wajhahu lillah i, soumettre sa face Dieu , insiste encore sur les affinits visuelles de la notion, car le visage est la plus belle partie du corps de l homme , et les hauts degrs de la foi la rendent plus lisse et plus brillante en en lim inant les impurets corporelles . C est pourquoi, traduisant la formule cite plus haut, nous dlaissons, pour rendre ihsn,

    1. Al-Qsim, Commentaire, t.V, pp. 1576 sq.

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  • En relisant le Coran 757 excellence , qui pche nos yeux par platitude, et recourons bel-agir , ajust sa qualit de nom verbal et l'vocation de la beaut. Ihsn, soit dit en passant, s'ajoute par une progression cumulative islm et m n, et les mystiques ont choisi ce terme pour dsigner des valeurs qui dpassent et l'observance et la foi vers le monde de l'imaginai. Contentons-nous d'en souligner l'appel esthtique et, si l'on peut dire, modlique.

    Bien entendu, dans la maxime cite plus haut hal jazaul-hsn... , les commentateurs comprennent quelque chose comme : A quoi d'autre peut s'attendre la vertu (du fidle) qu'au bienfait (de D ieu)? Ils ne sinquitent pas quune telle traduction, outre sa banalit, confre, si peu de distance, deux sens diffrents un terme unique. Faut-il donc admettre : A quelle autre rcompense peut s'attendre le bel-agir qu 'au bel-agir ? M ais alors, serait-il possible que le bel-agir trouvt en soi sa rcompense ? Entendre ainsi l aphorisme serait bien sr coller au texte, mais beaucoup seffareraient de trouver, propos du Paradis coranique, ce quon prendrait aussi bien pour une devise de morale stocienne...

    LEnfer, son tour, n aurait-il quune vertu prventive ? Ecoutons plutt : ... Et la vision que Nous te manifestmes : c'tait seulement pour les mettre l'preuve ; de mme l'arbre de maldiction dans le Coran. Mais Nous avons beau les effrayer, cela ne fait que les renforcer dans leur terrible impudence... (xvn, 6 0 ).

    Lexgse discute ce propos sur la divergence de sens entre ruy, rve, et riyat, vision, apparition, et aussi sur les nuances possibles de la racine ft.n.> prouver, tenter . Elle ne veut pas stonner quen un domaine aussi brlant, le Coran prenne avec soi-mme assez de distance pour imputer sa propre utilisation de ces deux images non pas la dnotation objective, mais la dissuasion, et pour observer que cette dernire, au surplus, reste infructueuse.

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  • 758 En relisant le Coran

    Lauto-rfrence, en tout cas, y est manifeste. Nous lavons dj signale en tant que dimension structurale du Coran. Nous voici transports dans l ordre du rflexif. Avouons que nous nous y attendions.

    Lappel la raison

    A la fin de xn, Joseph, le Coran appelle prcher Dieu dans la clairvoyance ou la lucidit (bara) : autant d appels l exercice de la raison.

    Dans le mme ordre d ides> une injonction peut intriguer: celle qui est faite au Prophte la fin de X V , al- Hijr, 9 9 : Adore ton Seigneur jusqu ce que t arrive le yaqn . On s est rsign traduire le mot, comme habituellement, par certitude : mais c est dissocier de la foi la certitude1 ; or une foi totale est inhrente la qualit de prophte. A ux yeux du cheikh Ab Sa d , ce yaqn -l voudrait dire la morty seule capable d apporter au fidle une vision directe de Dieu. Pour tel autre il s agirait d un triomphe dfinitif S i nous nous reportons l honnte Tabar, nous le voyons recourir un hadth de Zayd h Thbit, remontant une femme des A nr: le Prophte lui-mme aurait employ ce terme pour dsigner la mort.

    Seulement, cette tradition n est-elle pas rductrice? Le vocable, pour autant que Muhammad lait employ dans un certain sens, aurait-il de ce fait alin lensemble des autres acceptions possibles ? riger la certitude en finalit de ladoration, en tant quultime degr dans lapprhension du Vrai, parat p lausib le, moins surprenant, en tout cas, que

    1. Rappelons que dans sa Premire Mditation, ce n est plus tant de vrit que se proccupe Descartes, que de certitude...

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  • En relisant le Coran 759r abtissez-vous de Pascal. Ajoutons quil ny a pas en Islam dordre de la foi se distinguant dun ordre de lesprit et dun ordre de la nature : la dmonstration coranique va plutt dans le sens de leurs affinits, et cela sans le moindre recours limmanence...

    Ainsi, comment interprter la dfinition mtaphorique de Dieu mme en tant que lumire des cieux et de la terre (xxiv, la Lumire, 3 5 ) ? La sourate ex, le Repentir ou la Dnonciation, condamne ceux qui veulent teindre cette lumire du souffle misrable de leur bouche. Et qui donc ? Les dngateurs, ou rfractaires la Vrit. Ne prennent-ils pas figure, en loccurrence, dobscurantistes ? Aussi bien dans le cours des sicles, et singulirement aujourdhui, lobscurantisme ne consiste-t-il pas tenter dteindre cette lumire de Dieu ? Elle-mme se dfinit comme lumire sur lumire. Quest-ce dire sinon quelle multiplie et transfigure la lumire naturelle, sans pour autant la congdier? Laffinit sera dpasse mais non pas dpouille, comme elle le serait par une surnature prompte durcir en anti-nature...

    Le critre, en tout cas, ne saurait tre que le Vrai (Haqq). Le mot dsigne aussi la ncessit qui le rend effectif : la Vrit donc, et tout ensemble le rel, l idal et le concret, mais aussi le droit et l obligation leur degr suprme. La racine revient dans le Coran 2 9 0 fois. Dieu est le H aqq (xxil, le Plerinage, 6 ). Or, ce terme n a pas dans cette formule valeur d attribut, mais de substantif et d quivalent. Le Haqq, c est la vrit mtaphysique, certes, mais ici aussi la ncessit de cette vrit, la notion senchanant dans la plupart des cas avec celles d ordre de la nature et de gense de l homme.

    Ce qui nous importera pour l instant, c est de souligner ces appels de rationalit. De ceux-ci, on trouve toute une gamme. Linvocation de la certitude mtaphysique, comme on l a vu, mais aussi l lucidation universelle qui pointe sur le divin. Et puis la confiance faite aux arguments de la raison dans d innombrables passages o la vrit sefforce

    Reda BenkiraneTexte surlign

  • 760 En relisant le Coran

    demporter la conviction de ses adversaires. Et puis encore le sens commun. Quoi? La chose au monde la mieux partage ? Cela fait, en tout cas, que la sagesse (hikma) soit si souvent prsente dans ces pages, o Dieu mme est qualifi de Hakm. Quest-ce que la sagesse? Elle consiste, dit un vieux dicton arabe, en trois lments : llocution des Arabes, ladresse manuelle des Chinois, la raison des Hellnes. Encore la raison ! Dj les Hellnes ? Si loin que les Chinois... Il est vrai quun sage proverbial comme Luqmn, un Africain parat-il, tait alors donn comme professant des maximes qui, pour ressortir principalement l humain, n en furent pas moins adoptes par la foi nouvelle1. Car la foi, derrire la sagesse, retrouve la nature et la raison. Oui, la raison, de qui l appel retentit lunisson des innombrables occurrences de racines comme '.q.l. ; dh.k.r. ;fk.r. ; sh.'.r. ; la raison qui pourrait aussi se reconnatre au tour rflexif que prend souvent la rvlation elle-mme ; la raison qui se donne pour l objet de la prdication: ... Idaakum taqilna, escomptant que vous raisonniez (plus de vingt occurrences ) ; la raison critique2, enfin, qui intervient pour liminer la plupart des rites anciens, slectionner les observances, traiter les mythes en apologues dialogus, mditer sur la rvlation prsente et dernire, proposer enfin aux deux autres monothismes un dpassement assorti de tolrance.

    En de ou au-del du rationnel

    Un scrupule ici nous saisit. Dans les pages immdiatement prcdentes n avons-nous pas mis, l instar d une exgse moderniste, quelque complaisance souligner les indices

    1. Cf. II, la Vache, 269 et XXXI, Luqmn, pass.2. Si l on en croit un hadith rapport par Muslim, ahh, II, p. 183, le Pro

    phte aurait revendiqu mme son droit au doute, linstar dAbraham, qui avait demand Dieu de lui montrer comment II ressuscitait les morts.

    Reda BenkiraneTexte surlign

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  • En relisant le Coran 761

    dune rationalit qui, sils taient exclusifs, feraient de l Islam un disme ? Ne serait-ce pas mconnatre ce qui commande tout le reste ? La communication (balgh) que se donne pour objet la prophtie est elle-mme un mystre de gratuit ; et sur elle schafaude tout le reste, puisquelle annonce et en mme temps prfigure la rencontre du fidle avec l inconnaissable. Que les moelles de l homme (albb)^ autre nom du c ur, soient rceptives ce qui dpas