Irigoin - Survie et renouveau de la littérature antique à Constantinople

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Jean Irigoin Survie et renouveau de la littérature antique à Constantinople (IXe siècle) In: Cahiers de civilisation médiévale. 5e année (n°19), Juillet-septembre 1962. pp. 287-302. Citer ce document / Cite this document : Irigoin Jean. Survie et renouveau de la littérature antique à Constantinople (IXe siècle). In: Cahiers de civilisation médiévale. 5e année (n°19), Juillet-septembre 1962. pp. 287-302. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1962_num_5_19_1234

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Jean Irigoin

Survie et renouveau de la littérature antique à Constantinople(IXe siècle)In: Cahiers de civilisation médiévale. 5e année (n°19), Juillet-septembre 1962. pp. 287-302.

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Irigoin Jean. Survie et renouveau de la littérature antique à Constantinople (IXe siècle). In: Cahiers de civilisation médiévale. 5eannée (n°19), Juillet-septembre 1962. pp. 287-302.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1962_num_5_19_1234

Jean IRIGOIN

Survie et renouveau de la littérature antique à Constantinople

(IXe siècle)

Le développement de la renaissance byzantine aux ixe et Xe siècles, qui se manifeste d'une manière si éclatante dans le domaine des arts, apparaît non moins nettement dans la redécouverte, l'étude et l'imitation des œuvres littéraires de l'antiquité grecque, tombées dans l'oubli au cours des siècles de fer. Ce retour au passé, ce « second hellénisme », loin d'être l'effet d'une mode passagère, durera sans discontinuité jusqu'à la chute de Constantinople ; l'Italie prendra alors le relais de Byzance. Dans plusieurs travaux récents, on a essayé de préciser les origines de ce renouveau1 : à quel moment s'esquisse-t-il ? dans quels domaines et sous quelles influences ? par quelles personnalités est-il animé ? Sans aborder ici l'ensemble du problème, qui réclamerait d'amples développements, je chercherai à répondre à deux questions fondamentales, liées l'une à l'autre : n'y a-t-il pas des œuvres antiques dont la copie, la lecture et l'étude n'aient jamais cessé ? en tenant compte de cette survie éventuelle, à partir de quel moment et à propos de quelles œuvres peut-on parler d'une véritable renaissance ? Il ne semble pas que le sujet ait jamais été abordé sous cet angle ; pour le traiter, je ferai appel, tout en tenant compte des travaux récents, aux renseignements fournis par deux sources différentes : les œuvres contemporaines, historiques, hagiographiques et littéraires, d'une part, et, d'autre part, les manuscrits du IXe siècle qui nous sont parvenus et dont j'ai tenté ailleurs2 de déterminer avec plus de précision l'origine, la date et les relations. La période considérée ici s'étend de la fin de la dynastie isaurienne, avec Constantin VI (780-797) et l'impératrice Irène (797-802), aux premiers empereurs macédoniens, Basile Ier (867-886) et Léon VI (886-912). Jusqu'au milieu du ixe siècle, l'histoire intérieure de Byzance est dominée par la querelle des images : la réaction orthodoxe, encouragée par l'impératrice Irène et authentifiée par le concile de Nicée (787), ne tarde pas à être suivie d'une reprise de l'iconoclasme, sous Léon V (813-820), qui convoque le concile de Constantinople (815), puis, avec plus d'ardeur, sous Théophile (829-842), qui réunit un nouveau concile en 831 ; à la mort de Théophile, sa veuve, l'impératrice régente Théodora, convoque un concile (843), qui rétablit les images et assure leur triomphe définitif. C'est au cours de cette période troublée, entre 813 et 842, que commence, selon certains, la renaissance byzantine3. D'autres l'attribuent aux années qui suivent immédiatement le triomphe

1. Il faut citer en particulier A. Daix, Les manuscrits, Paris, 1940, passim, et surtout, du même auteur, La transmission des textes littéraires classiques de Photius à Constantin Porphyrogénète, dans « Dumbarton Oaks Papers », t. VIII, 1954, p. 33-47, ainsi que B. Hem- merdinger, Essai sur l'histoire du texte de Thucydide, Paris, 1955, au chapitre IV : La renaissance iconoclaste (p. 33-41). P. Maas ne fait qu'effleurer le problème dans ses Schicksalc der antikcn Litcratur in Byzanz (parus dans Gercke-Norden, Einleitung in die Altcrtums- ■dissenschaft, t. III, I,eipzig, 1927, p. 183-186 ; une traduction italienne, avec quelques compléments, Sorti délia letteratura antica a Bisanzio, a été publiée en appendice à G. Pasqt.'am, Storia délia tradizione e critica del testo, 2e éd., Florence, 1952, p. 487-492), tout comme K..R. Bolgar, dans The Classical Héritage and Us Bencficiaries, Cambridge, 1954, p. 55 et ss.

2. J. IriGoin, L'Aristote de Vienne, dans « Jahrb. d. osterr. byzantin. Gesellsch. », t. VI, 1957, p. 5-10, planche ; Pour une étude des centres de copie byzantins, dans « Scriptorium », t. XII, 1958, p. 208-227 ; XIII, 1959, p. 177-209 et pi. 17-20.

3. B. Hemmerdinger, op. cit., p. 33-41.

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de l'orthodoxie4. D'autres, enfin, l'associent aux débuts de la dynastie macédonienne, avec les règnes de Basile Ier et de Léon VI5. Avant de choisir entre ces hypothèses, il faut rappeler brièvement certaines des conditions techniques de ce renouveau ; en revanche, si intéressant que soit le problème, il ne paraît pas indispensable, pour traiter le sujet limité que je me propose ici, de passer en revue les influences extérieures, orientales en particulier, qui ont pu jouer un rôle dans les origines de la renaissance byzantine. A Constantinople, depuis le ive siècle, centres de copie et bibliothèques sont étroitement liés, selon une tradition qui remonte au moins à la fameuse bibliothèque d'Alexandrie. L'activité des ateliers se poursuit au vine siècle, en dépit de l'iconoclasme, mais, vers la fin de ce siècle, il se produit un changement important, une vraie révolution : l'écriture minuscule, une cursive régularisée et stylisée, commence à se substituer à l'onciale héritée de l'antiquité6. Certains ont vu dans l'apparition de cette nouvelle écriture une manifestation de la renaissance byzantine, tout comme, en Occident, la création de la minuscule Caroline correspond à la renaissance carolingienne. En fait, si le plus ancien manuscrit daté, copié en minuscule, est de l'an 835 (Leninopolitanus gr. 219), des travaux récents7 montrent que la formation de cette écriture est nettement antérieure : on peut la faire remonter au moins jusque vers 790, c'est-à-dire avant la date la plus haute qui ait été proposée pour les débuts de la renaissance byzantine. En concurrence avec l'onciale traditionnelle, la minuscule, d'un tracé plus rapide et plus dense, ne tarde pas à la supplanter, sauf pour les textes religieux, en particulier les textes scripturaires. La minuscule a certainement favorisé, ultérieurement, la transcription des œuvres antiques, elle ne paraît pas avoir été créée dans ce dessein. Le renouveau de la littérature grecque, facilité par l'existence de la minuscule, est en relation étroite avec le développement de l'enseignement supérieur et l'élargissement de ses programmes d'études. Les premiers humanistes (ou présumés tels) sont tous des professeurs ; du moins ils l'ont tous été à un moment de leur carrière. Plutôt que de donner ici un exposé d'ensemble des réformes de l'Université de Constantinople au IXe siècle8, je préfère étudier celles-ci tout en examinant, dans l'ordre chronologique, l'activité des personnalités de premier plan, de Jean le Grammairien à Aréthas, qui, par leurs qualités intellectuelles, leur position personnelle et leurs relations familiales, peuvent avoir été à l'origine de ce renouveau.

La première des personnalités que l'on a cherché à mettre en relation avec le début de la renaissance byzantine, Jean le Grammairien, porte un surnom qui témoigne de ses activités dans l'enseignement. Nous ne savons rien de ses débuts. En 814, selon l'auteur de la Vie de Léon l'Arménien*, Jean Moro- charzianos, lecteur impérial, est chargé par Léon V de rechercher partout, notamment dans les bibliothèques conventuelles et dans celles des églises, des textes condamnant le culte des images,

4. Entre autres A. Dain, Les manuscrits, p. 112-113. 5. S.B. Kougéas, 'O Ka'.Txpsîa; 'ApiOa; /.y.1 ~ù =V;ov aù-oo, Athènes, 1913 ; R. Devreesse, Introduction à l'étude des manuscrits

grecs, Paris, 1954, p. 94 et 11. 4 : « Aréthas..., le premier des grands humanistes ». (>. IYe passage de l'écriture onciale à la minuscule porte le nom de translitération ; cette opération a laissé des traces dans tous les

manuscrits médiévaux d'auteurs grecs ou byzantins antérieurs à l'an 800. Voir A. Dain, op. cit., p. 112-118. 7. J. L,EROY, Un témoin ancien des Petites Catéchèses de Théodore Studite, 7 : Le problème de l'origine de la minuscule, dans « Scripto-

rium ", t. XV, 1961, p. 55-60 ; J. Irigoin, Les manuscrits byzantins du IXe siècle et l'origine de la minuscule, communication présentée au XII'1 Congrès intern. des Études byzantines, Ochrid, 1961.

8. On pourra se reporter à Iy. Bréhier, Le monde byzantin, t. III : La civilisation byzantine, Taris, 1950 (« Évolution de l'humanité », 32 ter), p. 465-470, ainsi qu'à F. Fucus, .Die hôheren Schulenvon Konstantinopel im Mittelalter, L,eipzig, 1926 (« Byzantin. Arch. »), 8).

9. P.G., CVIII, 1025 et ss., passage cité par A. Dain, La transmission des textes littéraires classiques, p. 38, et par B. Hf.mmerdinger, Essai sur l'histoire du texte de Thucydide, p. 34.

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comme les actes du concile de 753 ; il s'agissait de constituer le florilège iconoclaste que P. J. Alexan- der a publié récemment10. A partir de cette quête de manuscrits, B. Hemmerdinger a bâti la thèse suivante, qu'un critique qualifié a traitée de petit roman : « Jean le Grammairien, écrit-il, réunit non seulement les textes chrétiens qui étaient l'objet de ses recherches, mais aussi des textes classiques dont la découverte provoqua une véritable Renaissance11. « Ce n'est là qu'une hypothèse gratuite, qui n'est pas fondée sur le texte de la Vie de Léon V Arménien et que contredit, en un sens, le court laps de temps qui sépare l'enquête de Jean, commencée au plus tôt au mois de mai 814, de la constitution du florilège, achevé avant Noël de la même année. La seule chose certaine, c'est que Jean a recueilli dans les bibliothèques de Constantinople et des environs un grand nombre de manuscrits théologiques. Dès 816, Jean est higoumène du couvent des Saints-Serge-et-Bacchus, à Constantinople. En 820, Michel II le Bègue, ancien compagnon d'armes, assassin et successeur de Léon V, homme fruste et illettré, monte sur le trône ; il nomme précepteur de son fils Théophile, le futur empereur (829- 842), Jean le Grammairien. Sous l'influence de son ancien maître, Théophile, quand il succède à son père, se montre moins tolérant que lui envers les partisans des images. Il favorise en même temps la carrière de Jean. En 831, celui-ci, comme plus tard Photius, est envoyé en ambassade à Bagdad12. Six ans plus tard, l'empereur le fait nommer patriarche de Constantinople13. A la mort de Théophile, survenue en 842, le patriarche Jean, invité à siéger au concile convoqué pour rétablir les images, refuse d'y participer ; il est alors déposé (4 mars 843). Frère du patrice Arsarber, Jean appartenait à une famille noble, ce qui explique son ascension rapide. Son surnom de grammairien ne doit pas faire illusion : comme on dit aujourd'hui, c'était plutôt un scientifique qu'un littéraire. Les écrits de ses adversaires, seule source que nous possédions, le laissent entrevoir : il y est traité de lécanomante, c'est-à-dire de magicien ; dans un laboratoire souterrain, à l'imitation des anciens et suivant leurs procédés, il pratiquait l'envoûtement, évoquait les morts et prévoyait l'avenir14. Si l'on fait la part de l'exagération calomnieuse, il reste que Jean était un homme de science, un esprit curieux et intelligent, qui s'intéressait à toutes les sciences, y compris les sciences occultes15. Si nous cherchons à confronter les renseignements, assez rares, que nous possédons sur l'activité intellectuelle de Jean le Grammairien, avec les indications que fournit l'examen des manuscrits du premier tiers du ixe siècle, il semble ressortir que, dans cette période, seuls les textes scientifiques ou techniques de l'antiquité grecque sont connus et diffusés. Parmi eux, il faut mentionner le commentaire de Théon et de Pappus sur la Syntaxis mathematica (Almageste) de Ptolémée, du Lauren- tianus 28, 18, un des plus anciens manuscrits de minuscule qui nous soient parvenus16, et plusieurs témoins du même Ptolémée, tous copiés en onciale ; deux d'entre eux sont datés des années 813/20, le Vaticanus gr. 129117 et le Leidensis B.P.G. 78, le troisième est un magnifique représentant de la

10. P.J. Alexa>tder, The Iconoclastic Council of St. Sophia (815), dans c Dumbarton Oaks Papers », t. VII, 1953, p. 60-66 (fr. 17-30). 11. B. Hemmerdinger, op. cit., p. 34-35. Le même auteur, dans un article tout récent (Une mission scientifique arabe à l'origine de la

renaissance iconoclaste, dans « Byzantin. Zeitschr. », t. LV, 1962, p. 66-67), voit maintenant dans la quête de Jean le Grammairien la réponse à une demande de textes scientifiques formulée par le calife Al-Mâmoun ; son argumentation, qui est loin d'être probante, défigure le témoignage de l'auteur de la Vie de Léon V Arménien et ne vaut pas, en tout cas, pour les textes littéraires proprement dits.

12. J. Bury, The Embassy of John the Grammarian, dans « Engl. Histor. Rev. », t. XXIV, 1909, p. 296-299 ; selon Bury, Jean serait allé à Damas.

13. La date communément admise est 832, mais voir V. Grumel, La chronologie, dans Traité d'études byzantines, t. I, Paris, 1958, p. 436, avec la bibliogr. citée p. 434.

14. P. G., CVIII, 1025-1028. 15. L- Bréhier, Un patriarche sorcier à Constantinople, dans « Rev. Orient chrétien », t. IX, 1904, p. 261-268. 16. P. Maas, Griechische Palâographie, dans Gercke-Norden, Einleitung in die Altertumswissenschaft, t. I, 9, Leipzig, 1927, p. 76;

fac-similé dans L- Th. Lefort et J. Cochez, Album palaeographicum codicum graecorum minusculis litteris saec. IX et X certo tempore scriptorum, 2e éd., Louvain, 1943, pi. 2-3.

17. Fac-similé dans K. Weitzmann, Die byzantinische Buchmalerei des IX. und X. Jahrhunderts, Berlin, 1935, pi. I, fig. 1-5 ; voir aussi 1%. Bethe, Buch und Bild im Altertum, Leipzig/Vienne, 1945, fig. 33.

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Syntaxis mathematica, le Parisinus gr. 238918. Pour les sciences naturelles, on peut relever le Dios- coride illustré du Parisinus gr. 217919, lui aussi en onciale, et un manuscrit médical, un Paul d'Égine, transcrit dans une minuscule particulièrement archaïque, et dont des fragments sont conservés dans plusieurs manuscrits de Paris (Parisinus suppl. gr. 1156 [ff. 23-25], Coisliniani 8 [ff. 1, 283] et 123 [fol. I]). Un seul philosophe apparaît dans ce recensement, Aristote; un petit fragment en onciale des Sophistici elenchi, retrouvé, voici quelque quarante ans, à Poitiers, dans les Archives départementales de la Vienne, est maintenant conservé à la Bibliothèque Nationale sous la cote Parisinus suppl. gr. 136220. Aucun de ces textes — pas même celui d'Aristote, car YOrganon n'a jamais cessé d'être lu et étudié — ne présente la moindre nouveauté par rapport à ce qu'on connaissait de la littérature antique dans la seconde moitié du VIIIe siècle. L,es historiens des textes ont simplifié à l'extrême en prétendant qu'au cours des siècles de fer, de 650 à 850 en gros, les œuvres classiques étaient tombées dans un oubli total. La situation est plus complexe. Qu'il y ait eu une décadence de la culture fondée sur l'étude de la littérature antique est incontestable, comme l'atteste le patriarche Nicéphore21, d'après lequel le déclin de l'enseignement commence sous Anastase II (713-716), juste avant l'iconoclasme ; mais il ne faudrait pas croire que, par un refus tardif du paganisme, l'enseignement, élémentaire, secondaire et supérieur, où les traditions sont solides, ait été fondé exclusivement, à partir d'un moment déterminé, sur des œuvres chrétiennes. Ce changement radical des programmes scolaires et universitaires, peu vraisemblable en soi, est contredit par une série de textes de la fin du vine siècle et du début du ixe. Vers 780, le secrétaire impérial Tarasios, qui allait être patriarche de Constantinople de 784 à 806, enseignait, entre autres disciplines, la métrique antique à son futur biographe, le diacre Ignace22. Au même moment, Nicéphore, qui devait succéder à Tarasios sur le trône patriarcal (806-815), recevait une éducation soignée; selon le même diacre Ignace23, il avait appris la grammaire avec la métrique, la mathématique, c'est-à-dire la tétractys (astronomie, géométrie, musique et arithmétique)24, et la philosophie (purement aristotélicienne : définitions, catégories, éléments). On ne saurait trop insister sur la persistance d'une éducation philosophique fondée sur Aristote et, plus précisément, sur YOrganon; la découverte, à Poitiers, du fragment en onciale mentionné plus haut confirme la survie de cette partie de l'œuvre du Sta- girite. Mais les indications fournies sur l'enseignement de la métrique ne sont pas d'une moindre importance : pour trop d'historiens, les œuvres poétiques de l'antiquité ne sont redécouvertes qu'à partir du milieu du xe siècle ; en fait, certaines d'entre elles n'ont jamais cessé de figurer dans les programmes scolaires : le début de Y Iliade, la Batrachomyomachie25, les Travaux et les Jours d'Hésiode, les Phénomènes d'Aratos. Partisans des images ou iconoclastes, tous les gens cultivés ont reçu cet enseignement élémentaire, fondé sur les ouvrages des anciens ; même les futurs moines, avant d'aborder l'enseignement théologique et pour le faire avec fruit, doivent apprendre la grammaire, la philosophie (ou ce qu'on appelle ainsi) et la poétique, comme le montre l'exemple de Michel le Syncelle, moine au couvent de Saint-Sabas, près de Jérusalem, qui instruisit dans ces matières, sur l'ordre de son higoumène, deux novices déjà adultes26. Ainsi s'explique que le plus

18. Fac-similé dans H. Omont, Fac-similés des plus anciens manuscrits grecs de la Bibliothèque Nationale du IV9 au XIIe siècle, Paris, 1892, pi. 9.

19. Fac-similé ibid., pi. 8 ; K. Weitzmann (op. cit., p. 82) prétend que le manuscrit est d'origine italienne, ce qui n'est pas impossible. Il est permis de se demander si les fragments de Paul d'Égine, mentionnés plus loin, ne proviendraient pas, eux aussi, de l'Italie méridionale.

20. Voir A. Severyns, Un fragment inédit d'un manuscrit d'Aristote en onciales, dans « Rev. et. grecques <>, t. XXXVIII, 1925, p. 350- 373, 1 pl-

21. Nicéphore, Breviarium, p. 52, 1. 5-6 (éd. De Boor). 22. P. G., XCVII, 1422-1423, § 56 (en traduction latine) ; je n'ai pas pu consulter l'édition grecque de Heikel, Helsinki, 1889. 23. Vita Nicepkori, éd. à la suite du Breviarium, p. 149-151 (éd. De Boor). 24. I,a tétractys est mentionnée aussi par Anne Comnene dans la préface de son Alexiade (I, 2) ; c'est l'équivalent du quadrivium en

Occident. 25. Voir par exemple l'épigramme anonyme publiée par Cougny, IV, 90 ; Boissonade (Anecdota graeca, t. II, Paris, 1830, p. 472)

l'avait attribuée à tort à Iyéon le Philosophe. 26. Vie de Michel le Syncelle, éd. Th. Schmitt, dans « Bull. Inst. archéol. russe Constantinople », t. XI, 1906, p. 230-231.

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farouche défenseur des images, Théodore Stoudite (t 826), ait pu composer des épigrammes27, dont l'une {epigr. 96), en distiques élégiaques, mentionne Achille et Hector. Il est vraisemblable que dans l'école dépendant du couvent de Stoudios, tout comme à Saint-Sabas, les futurs moines lisaient non seulement des vies de saints, comme le faisait à dix ans, en 803, le petit Nicolas, futur higoumène du Stoudios28, mais aussi des auteurs profanes. A côté des poètes cités plus haut, il faut mentionner des prosateurs, en premier lieu Ésope, qui joue dans l'enseignement élémentaire un rôle analogue à celui de La Fontaine en France ; ses fables ont été mises en quatrains par le diacre Ignace29, le biographe des patriarches Tarasios et Nicéphore. Pour l'enseignement de la rhétorique, on se servait de plusieurs rhéteurs, théoriciens ou praticiens, auteurs de manuels ou de progym- nasmata. Et, pour la dialectique, Aristote tenait la première place, soit directement, soit à travers les œuvres de ses commentateurs, en particulier Ylsagogè de Porphyre. Il serait donc erroné de croire que toute la littérature antique est restée dans l'oubli durant les siècles de fer. Mais le nombre des ouvrages que l'on pratique est restreint ; de plus, l'esprit dans lequel on les lit et on les étudie montre qu'ils sont relégués à une place mineure : ils sont le fondement de toute éducation, ils n'en sont jamais le couronnement. Le diacre Ignace, auteur de la paraphrase d'Ésope, écrit dans la Vie de Nicéphore30 que la science profane est Ismaël, fils de l'esclave, alors que la science sacrée est Isaac, l'héritier légitime ; suivant une expression courante au rxe siècle31, la science profane est celle de la porte, du vestibule (r, O-ipaOev yvcôm;), qui introduit à la vraie science (f, à>.7,(% yvâkuç). Le rappel de ces quelques faits prouve qu'au début du ixe siècle la littérature antique n'était pas tombée dans un oubli total ; il en subsistait encore des portions notables, non seulement des textes scientifiques, fondement de la tétractys, mais aussi des œuvres littéraires, d'Homère aux rhéteurs tardifs, en passant par Aristote et ses commentateurs. Il n'est donc pas possible de voir dans Jean le Grammairien, violent adversaire des images et futur patriarche, l'auteur de la renaissance byzantine, comme on l'a proposé récemment32 ; ni les auteurs contemporains, ni les manuscrits du début du ixe siècle qui nous sont parvenus, n'attestent de changement par rapport à ce qu'on connaissait et étudiait de la littérature antique dans la seconde moitié du vine siècle. Un cousin de Jean le Grammairien, Léon, iconoclaste comme lui, mais d'un caractère moins entier, plus souple, plus subtil, se révélera comme une personnalité tout autre. Léon le Philosophe, ou aussi, car ses connaissances encyclopédiques lui ont valu des surnoms divers, Léon le Mathématicien, Léon le Géomètre, Léon l'Astronome, est un personnage mieux connu que Jean le Grammairien33 ; diverses sources, dont la meilleure est le Continuateur de Théophane34, nous permettent de reconstituer sa vie. En voici l'essentiel. Né en Thessalie dans les toutes der-

27. Les épigrarnmes de Théodore Stoudite sont publiées dans P. G., XCIX, 17&0-1812 ; A. Gakzya vient d'en donner une nouvelle édition critique dans 1' 'E~st7,o!î 'E-raipsia; Ii'jrxvrtvôJv ^nouotîJv, t. XXVIII, 1958, p. 11-64. — On ne saurait trop insister sur la persistance de l'enseignement de la métrique et de la prosodie antiques. Alors que, en vertu de l'évolution de la langue grecque, les oppositions de quantité se perdent dès le début de l'ère chrétienne, on continue à composer, aux vine et IXe siècles, des vers quantitatifs tout à fait artificiels, qui prouvent une excellente connaissance de la prosodie ; hexamètres dactyliques, distiques élégiaques, trimètres iambiques, vers anacréontiques sont d'une correction parfaite. A côté de cette poésie savante, artificielle, de nouvelles formes métriques, de type accentuel, se développent librement, surtout dans la poésie liturgique.

28. Vie de Nicolas le Stoudite, P.G., CV, 869-872. 29. Ces cinquante-sept quatrains, faits de dodécasyllabes, ont été édités en dernier lieu par CF. Mtllek, à la suite de Babrii fabulue

Aesopeae, éd. O. Crusius, Leipzig, 1897, p. 264-285. 30. Vita Nicephori, p. 149, 1. 13-16 (éd. De Boor). 31. Voir par exemple Nicétas David, dans sa Vie d'Ignace (P. (t., CV, 509) : Ilâaï,; k~<.-z~.7l'j.-fl; -oiv OJoaO:v. Sur l'opposition entre

sciences profanes et sciences sacrées, on consultera L- Bréhier, L'enseignement classique et l'enseignement religieux à Bysance, dans « Rev. d'hist. et de philos, relig. », t. XXI, 1941, p. 34-69 (en particulier, p. 59-61).

32. B. Hemmerdinger, op. cit., p. 33-35. 33. Dans une étude détaillée, É.K. Lipsic (Vizantijskij uâcnyj I.ev Matematik [Le savant byzantin Léon le Mathématicien], dans

« Vizantijskij Vremennik », n.s., t. II, 1949, p. 106-149) découvre en Léon un homme de science, indifférent aux controverses religieuses, ce qui est une interprétation quelque peu anachronique de ce que nous savons de sa vie. Cyrill Mango (The Legend of Léo the Wise, dans « Zbornik Radova Bizant. Inst. », t. VI, i960, p. 59-93) montre bien comment la légende de Léon et celle de l'empereur Léon VI le Sage ont tendu à se confondre (voir en particulier les p. 90-93).

34. P.G., CIX, 200-208.

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nières années du VIIIe siècle, Léon fit ses études élémentaires à Constantinople, où il apprit la grammaire et la métrique ; il dut ensuite quitter la capitale et s'instruisit partie auprès d'un érudit de l'île d'Andros, près de l'Attique, partie par lui-même, dans les disciplines supérieures : philosophie, rhétorique et mathématique. Après avoir fréquenté sur le continent un certain nombre^de bibliothèques monastiques, ce demi autodidacte regagna la capitale où il fonda une^école privée. Un de ses anciens élèves, secrétaire d'un stratège, étant tombé prisonnier des Arabes, sut faire apprécier ses connaissances de géométrie par le calife Al-Mâmoun (813-833), lui-même savant géomètre et intéressé par les sciences helléniques. Al-Mâmoun demanda au jeune homme le nom de son maître et le renvoya à Constantinople, en invitant Léon à venir enseigner à Bagdad. Léon, perplexe, demanda conseil à Théoktiste, le logothète du drome, qui parla de lui à l'empereur Théophile ; cet ancien élève de Jean le Grammairien, qui, malgré ses convictions iconoclastes, admettait dans son entourage le moine Méthode, partisan des images, en raison de ses connaissances scientifiques, voulut retenir Léon35 : il lui confia un enseignement officiel et Léon s'installa aux Quarante- Martyrs, sans doute la Mésè, sur l'ancien prétoire, entre l'hippodrome et le forum de Constantin. Ces événements se passaient entre 829 (avènement de Théophile) et 833 (mort d'Al-Mâmoun). Léon enseigna aux Quarante-Martyrs jusqu'en 840. Bréhier36 a proposé de voir là une première réforme de l'enseignement supérieur officiel, déchu depuis le début du vuie siècle. Favorisé par Théoktiste et par l'empereur, soutenu par le patriarche Jean le Grammairien, Léon est nommé, en 840, archevêque de Thessalonique. Avec le triomphe des images, en 843, il est déposé, comme iconoclaste, par le patriarche Méthode, l'ancien moine, son confrère, et peut-être son concurrent, en érudition scientifique. Grâce à Théoktiste, devenu premier ministre de la régente Théodora, Léon reprend son enseignement aux Quarante-Martyrs, ou peut-être à la Magnaure ; il y a comme collègue le jeune Photius, et l'un des plus remarquables parmi ses élèves est Constantin, le futur apôtre des Slaves, qui assurera la suppléance de Photius à partir de 850 ou 851. En 856, Théoktiste, le protecteur de Léon, est assassiné, mais son successeur effectif, Bardas, frère de Théodora et oncle de l'empereur Michel III, est lui aussi un admirateur de Léon. Peut-être sous l'influence de Photius, devenu patriarche de Constantinople, Bardas entreprend une nouvelle réforme universitaire en 8Ô337. L'enseignement supérieur, jusqu'alors dispersé, est réuni à la Magnaure sous la direction de Léon, titulaire de la chaire de philosophie, et les trois autres chaires, géométrie, astronomie, grammaire, sont confiées respectivement à Théodore, Théodégios et Cométas. L'activité de Léon dura encore plusieurs années ; nous savons qu'il vivait en 869. Avant sa mort, Léon avait été accusé d'apostasie et de paganisme par son ancien élève Constantin38, qui, après avoir suppléé Photius à l'Université impériale, avait été nommé à l'Académie patriarcale39 ; Léon, selon lui, « avait abandonné le Christ pour les dieux de la Grèce », il serait précipité en enfer avec Socrate, Platon, Aristote,

35. Théophile, écrit le Continuateur de Théophane, « ne voulait point céder à d'autres ce qui lui appartenait en propre, ni livrer aux barbares la connaissance des choses par lesquelles le peuple romain est estimé et admiré de tous » {P. G., CIX, 190).

36. Voir en dernier lieu 1^. Bréhier, La civilisation byzantine, p. 465-466. 37. Ibid., p. 466-467. 38. P. G., CVII, lxi-lxiv. Cette réputation de paganisme apparaît aussi dans le titre d'une épigramme de Iyéon (Anth. Palat.,

XV, 12) : « De I,éon le Philosophe, surnommé païen ("EÀXr;v), sur lui-même » ; des souvenirs des chants I (v. 94-97) et K (v. 304-306) de l'Odyssée nourrissent ces treize hexamètres.

39. 1/ Académie patriarcale est une des institutions les plus originales de Byzance. Sans entrer dans les détails (qu'on trouvera dans I,. Bréhier, La civilisation byzantine, p. 492-497, et dans F. Dvornik, Photius et la réorganisation de l'Académie patriarcale, « Anal. Bolland. », t. IyXVIII, 1950, p. 108-125), il suffit de rappeler que l'Académie était une faculté de théologie, dont les étudiants recevaient d'abord un enseignement propédeutique — grammatical et rhétorique d'une part, philosophique et mathématique de l'autre — comparable à celui que dispensaient jadis en France les classes d'humanités, de rhétorique et de philosophie ; un maître des rhéteurs et un maître des philosophes dirigeaient ces deux ordres d'enseignement préparatoires aux études de théologie. Comme l'écrit H.-I. Mar- ROU (Histoire de l'éducation dans l'antiquité, Paris, 1948, p. 450-451), « en face de l'humanisme classique de l'Université, l'école patriarcale représente un effort dans le sens d'un humanisme chrétien, souvent original et très savoureux, mais qui demeure malgré tout profondément influencé par les modèles antiques ». Bien qu'on prétende généralement qu'il n'existait pas de rivalité entre l'Université impériale et l'Académie patriarcale, au point que les professeurs pouvaient passer de l'une à l'autre, le seul exemple allégué pour le ix* siècle, celui de Constantin le Philosophe, ne paraît guère probant : ses violentes attaques contre son ancien maître I^éon ne témoignent pas d'une émulation irénique entre les deux établissements.

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SURVIE ET RENOUVEAU DE LA LITTÉRATURE ANTIQUE

Chrysippe, Épicure et Proclos, Euclide et Ptolémée, Homère Hésiode et Aratos. Léon répondit lui-même à cette accusation, qui souligne, à nos yeux, sa qualité d'homme de la renaissance40. La diversité des surnoms attribués à Léon : mathématicien, géomètre, astronome, mais aussi philosophe, évoque, à elle seule, la variété de ses connaissances et atteste en même temps un élargissement de la curiosité au cours des années 830 à 870. Léon a été, à l'origine au moins, un scientifique au sens strict : c'est son enseignement de la géométrie qui l'a fait connaître du calife Al-Mâmoun et, par contrecoup, distinguer du logothète Théoktiste. Une série d'épigrammes de l'Anthologie Palatine confirme son goût pour la géométrie (IX, 578 : sur le Traité des coniques d'Apollonius de Perga), la mécanique (IX, 200 : à propos de l'œuvre de Markellos et Kyrinos) et l'astronomie (IX, 201 : sur Paul d'Alexandrie; IX, 20241 : à propos d'un manuscrit composite contenant des œuvres de Théon et de Proclos)42. Ces courts poèmes, qui témoignent aussi des connaissances de Léon en métrique, étaient probablement portés, en guise d'ex-libris, sur des manuscrits lui appartenant, comme le superbe Ptolémée de la Bibliothèque Vaticane (Vaticanus gr. 1594), un des plus beaux manuscrits de la minuscule ancienne43. Mais Léon ne mérite pas moins son surnom de philosophe, titre qui deviendra plus tard l'un des grades universitaires, probablement le plus haut ; ce surnom met en valeur, avec l'universalité de ses connaissances, son goût plus tardif pour la philosophie antique. Même si Boissonade a eu tort de lui attribuer gratuitement toute une série d'épigrammes44 où sont célébrés, avec Archytas, Platon et Aristote, plusieurs commentateurs du Stagirite, comme Porphyre et Simplicius, et aussi Hermias, avec son commentaire du Phèdre de Platon, il reste qu'une épigramme de Y Anthologie Palatine sur Porphyre (IX, 214), qui porte son nom, témoigne de son admiration pour Ylsagogè. Mais le principal titre de gloire de Léon, celui qui montre la nouveauté de son goût et prouve qu'il n'en est pas resté à l'aristotélisme le plus formel, c'est sa revision des Lois de Platon ; il estimait ce philosophe, qu'il célèbre à l'occasion dans telle épigramme sur Apollonius de Perga (Anth. Pal. IX, 578, v. 8)45, mais le service éminent qu'il a rendu à sa mémoire est la diorthose des Lois, travail mené à bien jusqu'au livre V, en 7436, ainsi qu'en fait foi la note suivante : « fin de la recension de Léon le Philosophe » (téXoç tôw Siop0w6évxwv ûtc6 toô çiXoaécpou Aéovxoç), portée en marge dans le Parisinus gr. 1807 (sigle A), le plus ancien manuscrit de Platon qui nous soit parvenu, et dans ses copies46. Iconoclaste et professeur de sciences à l'origine, Léon semble s'être rallié au culte des images après 843 ; sa curiosité toujours en éveil s'est tournée ensuite vers des auteurs négligés alors, des philosophes, en particulier Platon. A propos de lui, on peut commencer à parler d'une renaissance de la littérature antique. Faut-il voir là un effet de son changement de doctrine? Doit-on plutôt y reconnaître le résultat de l'influence de Photius, un homme plus jeune que Léon, mais doué d'une personnalité exceptionnelle ? A qui donc attribuer l'origine de ce goût renouvelé pour les œuvres

40. Son Apologie a été publiée par Matranga, Anecdota graeca, t. II, Rome, 1850, p. 557-559 ; c'est un court poème de soixante- seize trimètres.

41. Ces deux dernières épigrammes se trouvent transcrites, à la suite l'une de l'autre, dans le Parisinus gr. 2633 ; par erreur, Cramer a publié la première, comme inédite, dans ses Anecdota Parisina, t. I, Oxford, 1839, p. 399.

42. Des commentaires scientifiques de Léon, nous possédons un fragment sur les éclipses de soleil et de lune, des scholies sur l'ascendant de la nativité et un £i7:d|j.vïj[j.a ayoX'./.dv sur la 5edéfinition du livre VI d'Euclide, transcrit dans la marge du Bodleianus a" Orville 301, manuscrit copié en 888 pour Aréthas, alors diacre. Il n'est pas certain que la Synopse médicale transmise par le Parisinus suppl. gr. 446, du Xe siècle, soit bien du même Léon (on en rapprochera les textes transmis par le Scorialensis O-III-7 et par le Barberinianus gr- 245).

43. Fac-similé dans Claudii Ptolemaei Opéra, éd. Heiberg, t. II, pi. 1. 44. J. Fr. Boissonade, Anecdota graeca, t. II, Paris, 1830, p. 471-478. 45. vSi Léon allègue Platon en l'occurrence, c'est pour l'importance que ce philosophe a toujours attribuée à la géométrie, dont Apol

lonius est un maître. 46. Bien que l'étude d'Homère n'ait jamais été interrompue, il faut noter que Léon a une connaissance étendue de Ylliade et de

l'Odyssée, comme en font foi les épigrammes de Y Anthologie Palatine IX, 361, centon d'Homère (homerokentron) où se mêlent des vers des deux poèmes, et XV, 12 (voir supra, n. 38).

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païennes, qui se répand et se développe vers le milieu du ixe siècle, entre 840 et 870 ? Pour répondre à ces questions fondamentales, il est indispensable de chercher d'abord à caractériser l'activité de Photius avant son élévation au trône patriarcal, le jour de Noël 858. En effet, l'activité de Léon et celle de Photius dans l'enseignement se recouvrent partiellement ; et même si Photius a repris ses cours entre son retour d'exil et sa restauration, en 877, le décalage n'est guère sensible, puisque, nous l'avons vu, Léon vivait encore en 869. Chercher à déterminer le rôle respectif joué par chacun des deux hommes est donc indispensable. Commençons par retracer brièvement la première partie de la vie de Photius, jusqu'à son élévation au patriarcat47. Il est né vers 820, en tout cas avant 828, dans une famille noble qui pratiquait le culte des images ; ses parents, persécutés par les iconoclastes, furent bannis de Constantinople et moururent avant 842. Photius avait deux frères, Serge et Tarasios ; il fut élevé avec eux à Constantinople pendant l'exil de ses parents, dont les biens n'avaient pas été confisqués. Après avoir reçu l'enseignement de base, il étudia à l'Université impériale ; il n'a jamais mentionné le nom de ses maîtres parce qu'il voulait passer — et il était loin d'avoir tort de le faire — pour un autodidacte, et aussi parce que tous étaient des iconoclastes ; il est à peu près certain que Léon le Philosophe était au nombre de ses professeurs.

Après le triomphe des images, Photius, tout jeune encore, est chargé des cours de dialectique et de philosophie, auprès de Léon, qui reprend son enseignement grâce à l'intervention de Théoktiste ; c'est ce que nous apprend l'auteur de la Vie de Constantin le Philosophe : « Constantin étudia Homère et la géométrie — c'est l'enseignement de base — et, avec Léon et Photius, la dialectique et les autres disciplines philosophiques m48 ; il faut noter l'importance accordée à la dialectique dans cet enseignement, qui ne paraît pas différer sensiblement de celui que Léon donnait avant 840. Photius occupe sa chaire pendant six ou sept ans. Il passe alors pour un grand savant ; Nicétas David, qui était pourtant son adversaire, écrit de lui, dans sa Vie d'Ignace*9, qu'il connaissait toutes les disciplines : grammaire et métrique, rhétorique et philosophie, médecine et presque toutes les autres sciences profanes, et qu'il les connaissait si bien que non seulement il l'emportait sur tous les savants de son temps, mais qu'il rivalisait même avec les anciens (xai, tzçoç toùç roxXaioùç aùxov 8ix(j.iXX5ca6at) . En 850, Théoktiste nomme Photius chef de la chancellerie impériale. Cette faveur était due, au moins pour une part, au mariage de son frère Serge50 avec la plus jeune sœur de l'impératrice Théodora, Irène ; Serge devenait ainsi le beau-frère de la régente et du déjà puissant Bardas, qui assurera plus tard l'élévation de Photius au trône patriarcal. Une fois à la chancellerie, Photius dut résigner son enseignement, mais il continua à recevoir ses étudiants ; c'est parmi eux que fut choisi son successeur, Constantin le Philosophe. Quelques années plus tard, en 855, Photius fut envoyé à Bagdad avec une ambassade dirigée par le palatin Georges, pour négocier un échange de prisonniers avec le calife Al-Mutawakkil. L'ambassade partit à la fin de 855, l'échange eut lieu en février 856 et les diplomates revinrent en avril. Entre temps, Théoktiste, le protecteur de Léon, avait été assassiné. On a beaucoup écrit sur ce voyage à Bagdad et sur sa relation avec la Bibliothèque de Photius ; j'y reviendrai plus loin.

47. Sur Photius, l'ouvrage fondamental reste celui de D. HerGenrokther, Photius, Patriarch von Konstantinopel, 3 vol., Ratisbonne, 1867/69. On trouvera aussi, sous une forme plus dense, beaucoup de renseignements dans l'article Photios de la Realenzyklopàdie, XIX, 194 1, col. 667-737, par K. Ziegi.fr. Iya dernière mise au point est celle de F. Dvornik, The Patriarch Photius in tke Light of Récent Research, paru dans les « Bcrichte zum XI. Internationalen Byzantinisten-Kongress Mûnchen 1958 », Munich, 1958, t. III*; mais on ne négligera pas le court exposé de N. B. Tomadakis, SjÀÀaôo: ^-jravTivov u.z\-.~wj /ai xs'.uiv'Dv, Athènes, igôi.p. 307-319.

48. Vie de Constantin le Philosophe, chap. 4, dans F. Dvornik, Les légendes de Constantin et de Méthode vues de Byzance, Prague, 1933. P- 352.

49. P.G., CV, 509. 50. Son oncle maternel, selon N.B. Tomadakis. op. cit., p. 307.

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SURVIE ET RÉNOUVEAU DE LA LITTERATURE ANTIQUE

A partir de son élévation au patriarcat, le jour de Noël 85851, Photius semble définitivement perdu pour l'érudition. Toutefois, il est possible qu'il ait encore enseigné à l'Université, au retour de l'exil qui suivit sa déposition (867) et jusqu'à sa restauration, en 877, mais aucun texte ne l'atteste ; en revanche, il est assuré que Basile Ier lui confia, avant 877, le préceptorat des enfants impériaux, dont le futur Léon VI. De nouveau patriarche en 877, Photius fut déposé pour la seconde fois en 886. Il mourut le 6 février 891. Laissant de côté la correspondance de Photius et ses œuvres religieuses (poésies liturgiques, hymnes, homélies, traités théologiques ou canoniques), je m'en tiendrai ici à trois ouvrages, dont les deux premiers ont été composés avant son élévation au patriarcat et pour le troisième desquels il a utilisé des notes de cours plus anciennes : le Lexique, la Bibliothèque et les Amphilochia. Grâce à la découverte récente, par L. Politis, de l'unique manuscrit complet du Lexique de Photius, conservé dans la bibliothèque du couvent de Saint-Nicanor, à Zavorda (Macédoine grecque occidentale)52, il va être possible d'étudier dans son ensemble cet important ouvrage de jeunesse53, qui n'était connu jusqu'à présent que d'une manière incomplète54. Apparenté à la source d'un des plus importants recueils lexicographiques byzantins, encore inédit, YEtymologicum Genuinum, le Lexique de Photius est une compilation d'ouvrages antérieurs, dont les plus anciens remontent à la période impériale55 ; son auteur y a inséré des citations et des remarques, tirées des œuvres qu'il a lues. Comme l'indique le titre détaillé du recueil, Photius s'est intéressé avant tout aux orateurs et aux autres prosateurs, parmi lesquels figurent en bonne place les historiens. Ce choix de lectures, cette prédilection pour de tels auteurs, sont en accord avec le contenu du second ouvrage de Photius, sa Bibliothèque. La Bibliothèque, ou Myriobiblos, est un recueil des « notices et extraits » de deux cent soixante- dix-neuf manuscrits grecs lus et annotés par Photius56. L'ouvrage, dédié à son frère Tarasios, comporte une intéressante préface, qu'on peut dater de 855. En voici le début : « Après la décision unanime des membres de l'ambassade et le suffrage du souverain, qui m'ont choisi pour aller en mission chez les Assyriens, tu m'as demandé, Tarasios, mon frère bien-aimé, qu'on te mette par écrit les sujets des livres à la lecture desquels tu n'as pas été présent. Tu veux avoir en même temps un dérivatif à la séparation qui t'est pénible, et un moyen de connaître, même d'une façon sommaire et tout à fait générale, les livres que tu n'as pas encore lus avec nous » (trad. R. Henry). Ces quelques lignes de la préface suffisent à ruiner plusieurs des hypothèses qui ont été émises au sujet de la composition de la Bibliothèque™. Certains estimaient que les manuscrits recensés avaient été emportés par Photius et lus pendant le voyage, au pas lent des animaux qui traînaient les chars58 ; plus récemment, B. Hem- merdinger a suggéré que Photius avait trouvé et lu à Bagdad les ouvrages qu'il mentionne59. Pour

51. La date traditionnelle est 858 ; De Boor, qui a proposé 857, n'est plus guère suivi ; voir en dernier lieu, V. Grumel, La chronologie, p. 436.

52. L- Politis, Die Handschriftensammlung des Klosters Zavorda und die neuaufgefundenc Photioshandschrift, dans « Philologus », t. CV, 1961, p. 136-144.

53. Amphilochia 21, P.G., CI, 153 c. 54. Il manquait les articles qui vont de a~aovoç a inoSvjjxo:. 55. Sur les relations des lexiques byzantins, ou etymologica, on consultera avant tout R. Reitzenstein, Geschickte der griechischen

Etymologika, Leipzig, 1897, et Der Anfang des Lexikons des Photios, Leipzig/Berlin, 1907 ; on trouvera aussi d'utiles précisions dans H. Erbse, Untersuchungen zu dcn attizistischen Lexika, Berlin, 1950 (« Abhandl. d. deutschen Akad. d. Wissensch. zu Berlin, Phil.-hist. Kl. », 1949, n° 2), p. 22-34 et en particulier p. 23, n. 3.

56. R. Henry en publie actuellement une nouvelle édition, la première qui soit vraiment critique, dans la Collection des Universités de France ; trois volumes sont parus depuis 1959.

57. K. ZieGlek, op. cit., col. 687-691, en donne un bon exposé critique. 58. C'est l'hypothèse d'E. Orth (Photiana, Leipzig, 1928, p. 7-29), reprise un temps par A. Dain (Les manuscrits, p. 113), puis modifiée

par ce dernier (La transmission des textes littéraires classiques, p. 40 et n. 18), sous l'influence de B. Hemmerdinger (voir note suivante). 59. B. Hemmerdinger, Les « notices et extraits » des bibliothèques grecques de Bagdad, dans e Rev. et. grecques », t. LXIX, 1956,

p. 101-103. Même R. Henry (PHOirus, Bibliothèque, t. I, p. li), qui paraît séduit, à première vue, par l'hypothèse de B. Hemmerdinger, reconnaît que « l'épître dédicatoire de la Bibliothèque et sa postface appellent un commentaire beaucoup plus complexe que les quelques remarques, d'ailleurs pertinentes, de M. Hemmerdinger ».

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qui examine sans idée préconçue les premières lignes de la préface, il ressort que Tarasios a demandé à son frère, après sa désignation pour l'ambassade et avant son départ, de lui donner connaissance, par écrit, des sujets des livres à la lecture desquels il n'avait pas été présent ; ce qu'il dit du« dérivatif à la séparation » que sera la lecture de la Bibliothèque est en accord avec cette interprétation, que confirment encore deux détails, mentionnés un peu plus loin par Photius : le court laps de temps dont il disposait pour faire transcrire ses notices correspond aux quelques semaines qui ont séparé sa désignation et la demande de Tarasios de son départ ; le long intervalle qui sépare les lectures de la mise au net des notes ne convient ni pour un travail exécuté au cours du voyage, ni, à plus forte raison, pour les quelques semaines passées à Bagdad par l'ambassade, si elle s'est bien rendue dans cette ville. Le plus vraisemblable est donc que Photius, avant son départ, a réuni et fait transcrire en hâte des notices de dates variées60 ; l'ordre dans lequel elles sont rangées est celui de la lecture, à en juger par les renvois. Comment se présentaient ces lectures en groupe ? Il est probable que Photius lisait ou faisait lire, au moins partiellement, et commentait brièvement, devant un groupe d'étudiants et d'amis, les œuvres dont il avait retrouvé des témoins. Ces témoins étaient, au moins pour la plupart, de vieux manuscrits d'onciale, comme le montre telle remarque faite au passage, par exemple pour le cod. 77, Chronique d'Eunape : « nous avons trouvé ces deux éditions dans de vieux exemplaires » (èv TcaXaioïç ... [3i6x[oiç [11. 36-37] )81. En conclusion de la lecture, Photius résumait le contenu du codex62 ou en faisait même transcrire des passages entiers ; il ajoutait quelques remarques personnelles, qui comportaient presque toujours un jugement sur le style de l'auteur. Sur les deux cent soixante-dix-neuf manuscrits63 de la Bibliothèque, cent vingt-deux représentent les œuvres de quatre-vingt-dix-neuf auteurs profanes. La proportion est considérable, mais il convient de la nuancer par deux précisions : les manuscrits profanes sont rares au début de la Bibliothèque, dont la composition semble reproduire l'ordre des lectures de Photius ; on n'en compte que cinq parmi les cinquante premiers codices (3, 33, 37, 44, 47) ; d'autre part, ces manuscrits apparaissent le plus souvent par séquences : du cod. 57 au cod. 105, il y a quarante-neuf manuscrits profanes contre dix manuscrits religieux, isolés ou groupés par deux (59, 75, 81, 85, 86, 88, 89, 95, 96, 102) ; on relève aussi les séries 128-135, 145-167 (à l'exception de 162), 175-190 (moins 177, 179, 182-184), 209-224 (moins 210, 215, 222, 223), 238-251 (sauf 240), 259-268 (les orateurs attiques). Parmi ces auteurs profanes, trente et un sont des historiens, avec trente-neuf manuscrits, soit près du tiers de cette partie de la Bibliothèque ; la majorité des historiens sont de l'époque impériale ou du début de la période byzantine, mais on relève aussi les noms d'Hérodote, de Théopompe et de Ctésias. Viennent ensuite, dans l'ordre d'importance, neuf orateurs attiques (il ne manque que Lycurgue84) et à peu près autant de rhéteurs, de Dion Chrysostome à Chorikios de Gaza ; six médecins (dix manuscrits), auxquels on ajoutera Théophraste, à cause de ses traités biologiques ; cinq

60. C'est l'avis de K. Ziegler, op. cit., col. 690-691, que suit F. Dvornik, The Patriarch Photius in the Light of Récent Research, p. 6. 61. On en rapprochera les remarques sur le nombre des volumes entre lesquels est répartie telle ou telle oeuvre : Appien (cod. 57),

en trois volumes (èv...t£'j-/e?i 'O'.ii), libanais (cod. 90), en deux volumes (èv teu/es! 8ua(v), le Lexique alphabétique d'Helladius (cod. 145), « collection si copieuse que l'ouvrage ne peut même être réparti en cinq volumes d'étendue normale ; je l'ai trouvé en sept volumes » (;j.t)Ss ei? r.vt--. aûtiiAE-pot teu/yj ...èv k~-.à teû/e^iv), un Lexique particulier de l'éloquence politique (cod. 148), en trois gros volumes (èv ~ç,<.?1 teu/et'. ~oÀuaTr/oi;), etc. Pour les œuvres qui nous sont parvenues, cette répartition en volumes semble correspondre plutôt à des manuscrits d'onciale qu'à des manuscrits de minuscule, dont le contenu est plus dense.

62. De V Histoire de l'Église de Philostorge, analysée dans le cod. 40, nous possédons aussi un abrégé, dû aux soins de Photius : Ex T'îîv Èy./XTjitacT-r/.'ov îttoo'.wv O'-XoaToovto'j è-i7ou.rj à~ô <p<uvyjç $(jit!ou 7ïa-p;apyoj ; sur l'expression 7.7:0 cpwv9]?, voir l'étude de M. Richard ('A~ô cpwvrjç, dans « Byzantion », t. XX, 1950, p. 191-222), pour qui, au ixe siècle, elle est simplement l'équivalent de « par » (p. 217).

63. C'est le nombre indiqué par Photius dans sa préface : « il s'en faut d'un quinzième plus un... qu'ils soient trois cents » ; mais les éditeurs, depuis Hoeschel, distinguent 280 notices. On se gardera de confondre notice, ou codex, et manuscrit lu par Photius; tantôt une notice décrit une œuvre en plusieurs tomes (codd. 57, 90, etc.) ou plusieurs œuvres en un volume (codd. 186, 188), tantôt un manuscrit composite est analysé dans plusieurs notices consécutives (codd. 151-157).

64. On sait qu'un seul discours de cet orateur, le Contre Léocrate, nous est parvenu par la voie de la tradition manuscrite médiévale.

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romanciers, dont Héliodore et Achille Tatius66 ; et enfin, après une poussière d'auteurs, seize lexiques66. Parmi les philosophes, Photius ne recense qu'Énésidème et le néo-platonicien Hiéroclès. Aucun poète ne figure dans ses lectures. Ces silences de Photius doivent être interprétés : il connaît Thucydide et Xénophon, dont il n'analyse pas les œuvres, mais il semble ignorer Polybe ; il connaît Platon et Aristote, car il écrit à l'occasion, dans la Bibliothèque elle-même, que les œuvres de Platon existent et qu'il a vu celles d' Aristote ; il juge inutile de recenser les travaux d'Euclide ou de Ptolémée. En effet, la Bibliothèque est un recueil de tout ce qu'il a lu à une date déterminée — avant 855, — • à l'exception des ouvrages qu'il considère comme usuels ou comme suffisamment connus. A cette réserve près, le choix des lectures est significatif ; il témoigne, dans le détail, de la curiosité de Photius, de ses goûts, de sa tournure d'esprit. Mais ce qui fait aujourd'hui, avant tout, le prix de la Bibliothèque, ce n'est pas ce qu'elle nous apprend sur la personnalité de son auteur. Elle est, pour près des deux tiers des œuvres qui y sont décrites, le seul témoin qui nous soit parvenu. Ou, si l'on préfère, les manuscrits ultérieurs ne nous ont transmis que le tiers des ouvrages lus par Photius ; les autres ont disparu ou sont arrivés jusqu'à nous sous une forme incomplète. Le cas des lexiques est extrême : des seize recueils décrits par Photius, nous n'en possédons plus que trois, ceux de Moeris, de Phrynichos et de Timaios. Où Photius avait-il trouvé tant de manuscrits ? Comment se fait-il que tant d'entre eux n'aient pas fait souche ? Il n'est pas possible de fournir une réponse certaine à la première question ; le plus vraisemblable, si l'on admet l'hypothèse reprise plus haut à propos de la composition de la Bibliothèque, c'est que Photius, aidé de ses étudiants, a retrouvé dans les bibliothèques de Constantinople et des environs de vieux manuscrits, souvent négligés depuis plusieurs siècles. Et ces témoins vénérables, transcrits en onciale, ont disparu sans laisser de descendance à partir du jour où l'on n'a pas jugé utile ou convenable de les translitérer dans la nouvelle écriture minuscule : la production de nouvelles œuvres fondées sur les anciennes, comme le Lexique de Photius, a contribué à la disparition d'ouvrages estimés vieillis ou dépassés ; au siècle suivant, la constitution de vastes encyclopédies, comme les extraits d'historiens de Constantin Porphyrogénète67, a rendu inutile, aux yeux des contemporains, la copie des ouvrages ainsi dépouillés ; enfin, la censure de l'Église a joué un rôle décisif dans la disparition de traités théologiques dont Photius déplorait déjà l'hétérodoxie. Dans la Bibliothèque, auteurs païens et auteurs chrétiens, auteurs antiques et auteurs byzantins sont mêlés. Il en est un peu de même dans les Amphilochia, mais la proportion est différente. Au cours de son premier exil, après 867, Photius a répondu à trois cents questions posées par le métropolite de Cyzique, Amphiloque. L,a majorité d'entre elles portent sur la théologie, mais près d'une trentaine concernent la philosophie et la grammaire : une douzaine se rapportent aux Catégories d'Aristote (qu. 77, 137-147), sept à la grammaire (qu. 21,89, 106, 132,133, 163, 227), deux à la mythologie (qu. 107, 150), etc. En outre, dans des réponses à des questions théologiques, il arrive que le patriarche déchu fasse allusion à des auteurs profanes ; ses remarques critiques sur Platon, dans la qu. 101, présentent un intérêt particulier, en soulignant sa réserve à l'égard de ce philosophe. Dans l'ensemble de cette œuvre si variée, qui paraît formée, pour une large part, d'emprunts à des notes de cours bien antérieures, on retrouve le goût de Photius pour la pensée aristotélicienne et pour les problèmes grammaticaux.

65. Une épigramme de l'Anthologie Palatine (IX, 203), qui célèbre l'enseignement moral du roman d'Achille Tatius, est attribuée dans le lemme à Photius ou, selon d'autres, à Léon. A lire le jugement sévère que Photius porte sur cette œuvre dans sa Bibliothèque (cod. 87), on a quelque peine à croire qu'il puisse être l'auteur de l'épigramme ; dans ce cas, elle nous fournirait une nouvelle preuve de la largeur d'esprit de Léon, plus tolérant ou plus compréhensif que le patriarche. 66. Certains d'entre eux (codd. 151-157) étaient rassemblés dans le même manuscrit, dont le contenu rappelle celui du Coislin 345 (généralement daté du Xe siècle).

67. Voir A. Bais, L'encyclopédisme de Constantin Porphyrogénète, dans « Lettres d'humanité », t. XIII [= Bull. Assoc. G. Budé, 1954, n° 4], p. 64-81.

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L'examen de ces trois œuvres, dont les deux premières sont incontestablement antérieures à 855, et dont la troisième l'est aussi pour une large part, montre que Photius, avant tout autre, est sorti du cercle étroit des auteurs antiques dont l'étude est restée traditionnelle à Constantinople, d'Eu- clide et des astronomes à Aristote et à ses commentateurs ; il s'intéresse aux historiens, aux orateurs et aux rhéteurs. Certes, il a lui aussi ses limites : les poètes ne semblent pas l'intéresser, et ce réaliste averti n'aime pas Platon, dont il n'admet ni les spéculations, ni l'idéalisme. Cette réserve faite, on ne saurait trop insister sur son rôle dans la redécouverte d'une grande partie de la littérature antique, sur son action déterminante à l'origine du mouvement de renaissance qui va se développer dans la seconde moitié du rxe siècle et s'amplifier tout au long du siècle suivant. Le témoignage des manuscrits qui nous sont parvenus confirme d'une manière indiscutable, comme nous le verrons plus loin, l'importance de ce mouvement dans les premières décennies qui suivent le milieu du ixe siècle. Et, sur la place tenue par Photius dans les débuts de la renaissance, nous disposons d'une attestation de la plus haute importance, celle de Léon le Philosophe, en qui on pourrait être tenté de reconnaître le premier agent de ce retour au passé. Dans une épigrammesur Photius (Cougny, III, 255)68, Léon, plus âgé que lui d'une trentaine d'années, se présente comme son élève et le qualifie (v. 3) de « professeur pour vieillards » (yepovToSiSacax-/>.oç), reprenant le terme même dont, chez Platon (Euthydème 272c), les jeunes élèves du cithariste Connos se servent pour nommer leur maître depuis que Socrate, déjà âgé, vient lui demander des leçons. Quoi qu'il en soit de l'interprétation de détail de l'épigramme, dont le sens me paraît volontairement ambigu, cet hommage significatif nous prouve que Léon, malgré la différence d'âge, se considérait comme l'élève de Photius : c'est de celui-ci, comme l'examen de la Bibliothèque le rendait vraisemblable, que Léon, professeur de sciences à ses débuts, a pris le goût de la littérature antique et en particulier des philosophes ; sur ce dernier point, par l'attention et les soins qu'il accorde à Platon, il est allé plus loin que son jeune maître. Dans les années qui vont de 830 à 850 environ, soit durant la première partie de la carrière universitaire de Léon, nous disposons d'un petit nombre de manuscrits contenant des œuvres scientifiques : le Vaticanus gr. 190, avec les Éléments et les Données d'Euclide, suivis du commentaire de Théon sur les Canons de Ptolémée69; le Vaticanus gr. 1594, exemplaire de la Syntaxis mathematica et d'autres œuvres de Ptolémée ayant appartenu à Léon70 ; le Vaticanus gr. 204, corpus de mathématiciens et d'astronomes, où apparaissent les noms de Théodose, d'Autolycus, d'Euclide, d'Aristarque, d'Hypsiclès, d'Eutocius et de Marinus71; et YOxoniensis Collegii Cordons Christi 108, recueil de traités biologiques d'Aristote, qui semble avoir été copié vers le milieu du siècle72. A partir de ce moment, le choix des œuvres transcrites s'élargit considérablement ; peut-être doit-on déjà mettre au compte de ce renouveau l'Aristote d'Oxford. C'est aux années 850 à 880, pendant la vieillesse toujours active de Léon et alors que Photius, malgré ses charges, continue à suivre et à conseiller ses anciens étudiants, qu'on peut attribuer deux groupes de manuscrits, contenant l'un et l'autre des textes philosophiques. Le principal témoin du premier groupe est un manuscrit de Vienne

68. Cette épigramme a été éditée pour la première fois par P. Matranga, Anecdota graeca, t. II, Rome, 1850, p. 559, qui l'a attribuée à l'empereur Léon VI le Sage ; E. Cougny, suivant P. Wolters (De Constantini Cephalae anthologia, dans « Rhein. Muséum », t. XXXVIII, 1883, p. 115-116), l'a rendue à I^éon le Philosophe.

69. I^a préparation des feuillets, avec un cadre dépourvu de linéation, l'irrégularité de l'accentuation et la présence de scholies en minuscule confirment l'ancienneté de ce manuscrit.

70. Voir supra, n. 43 ; les scholies de ce manuscrit sont transcrites en minuscule. 71. Ce manuscrit comporte lui aussi des scholies en minuscule ; on en trouvera un fac-similé dans P. Franchi de' Cavalieri et

I. 1,ietzmann, Specimina codicum graecorum Vaticanorum, 2e éd., Berlin /Leipzig, 1929, pi. 11. I,e ductus de la minuscule, la rareté de l'accentuation, la présence des scholies en minuscule sont autant de motifs de vieillir un peu ce témoin, que Franchi de' Cavalieri et I,ietzmann datent du ixe-xe siècle (op. cit., p. ix) ; les auteurs du catalogue de la Bibliothèque Vaticane, soit le regretté cardinal G. Mercati et le même Franchi de' Cavalieri, proposaient encore, en 1923, le début du Xe siècle (Codices Vaticani Graeci, t. I, p. 246).

72. H. J. Drossaart IyULOFS, Some Notes on tlie Oxford Ms. Corp. Christi 108, dans « Mnemosyne », 3e s., t. XIII, 1947, p. 290-301 et pi. II. Bien qu'il soit encore daté du xiie siècle par P. I/>uis (Aristote, Les parties des animaux, Paris, 1956, p. xxxii et xxxv- xxxvi), ce manuscrit, avec sa réglure très simple, sa minuscule pure et régulière, penchée à gauche, dépourvue d'accentuation le plu* souvent, est antérieur à la fin du IXe siècle.

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(Vindobonensis phil. gr. ioo), où sont réunis plusieurs traités physiques d'Aristote et la Métaphysique de Théophraste73. Il appartenait à une collection aristotélicienne dont un second témoin, groupant des traités biologiques, nous est parvenu dans un état misérable : deux folios (13-14) du Paris 1 nu s suppl. gr. 1156, contenant un fragment de l'Histoire des animaux; il est fâcheux qu'on ne puisse déterminer, en raison de sa brièveté, si ce témoin appartenait ou non à la même branche de la tradition que VOxoniensis mentionné plus haut. Dans la seconde collection, les œuvres de Platon et de ses commentateurs dominent, au point qu'on peut parler de collection platonicienne. Autour du beau codex A de Platon (Parisinus gr. 1807), qui contient les tétralogies VIII et IX, soit, en particulier la République, le Timée et les Lois, on a rassemblé une dizaine de manuscrits74 : les Parisini gr. 1962 (Maxime de Tyr, Albinos) et suppl. gr. 921 (onze folios palimpsestes du commentaire de Proclos sur le Timée) ; les Marciani gr. 196 (commentaire d'Olympiodore sur le Gorgias, le Premier Alcibiade, le Phédon et le Philèbe), 226 (commentaire de Simplicius sur les livres V à VIII de la Physique), 236 (Jean Philopon, Contra Proclum de aeternitate mundï)i:\ 246 (commentaire de Damas- cius sur le Parménide [Des principes]), 258 (Alexandre d'Aphrodise, Problèmes éthiques et physiques, De l'âme, Du destin) ; le Laurentianus 80,9 et le Vaticanus gr. 2197 (entre lesquels est partagé le commentaire de Proclos sur la République) ; le Palatinus Heidelbergensis gr. 398 (recueil mêlé : géographes mineurs, chrestomathie de Strabon, mythographes, doxographes, correspondances diverses)76. Les néoplatoniciens de l'École d'Alexandrie et de l'École d'Athènes sont largement représentés dans la collection, mais on y trouve aussi plusieurs commentateurs d'Aristote, comme Alexandre d'Aphrodise et Simplicius. Tous les manuscrits mentionnés ci-dessus, de formats divers, de présentation variée, sont copiés dans une minuscule assez particulière77 ; l'examen codicologique, qui permet de les ramener à trois types, confirme que le groupe est cohérent et sort du même centre de copie78. Deux méthodes différentes, d'ordre interne, peuvent être utilisées pour préciser la datation de l'ensemble. Le manuscrit de Platon (^4) a été recopié, après avoir déjà subi quelques corrections et à partir de 746 b, par le scribe du Vaticanus gr. 1 (sigle 0), manuscrit que, pour des raisons externes et internes, on s'accorde à dater des environs de l'an 90079 ; donc le modèle est certainement antérieur à cette date, ce qui confirme les conclusions tirées du seul examen de l'écriture. D'autre part, l'un des manuscrits de la collection, le Marcianus gr. 258, contient, à la suite de commentaires d'Alexandre d'Aphrodise, un bref traité sur le temps, d'inspiration aristotélicienne, composé par Zacharias, métropolite de Chalcédoine (avant 867), élève, ami et correspondant de Photius80 ; la présence de ce traité fournit une indication chronologique, un terminus a quo, tout en confirmant que la collection n'est pas sans rapport avec Photius et son cercle. Mais elle est aussi

73. J. Irigoin, UAristote de Vienne, dans « Jahrb. d. ôsterr. byzantin. Geaellsch. », t. VI, 1957, p. 5-10, 1 pi. 74. T. W. Allen, A Group of Ninth-Century Greek Manuscripts, dans « Journ. of Philol. », t. XXI, 1893, p. 48-55 ; voir en dernier

lieu A. Diller, The Scholia on Strabo, dans « Traditio », t. X, 1954, p. 31-33. 75. L'examen codicologique de ce manuscrit, pour la réglure notamment, m'inciterait à y reconnaître l'un des plus anciens témoins

du groupe ; voir Pour une étude des centres de copie byzantins, dans « Scriptorium », t. XII, 1958, p. 216-217 et n. 1 de la p. 217. 76. A. Diller {op. cit., p. 32-33) propose d'ajouter au groupe plusieurs manuscrits perdus, notamment l'archétype de Strabon et

aussi, semble-t-il, le modèle du manuscrit T de Platon (Marcianus app. gr. IV 1), du xiie siècle, et celui du manuscrit A d'Hérodote (Laurentianus 70,3), du Xe siècle. Il semble que le Marcianus gr. 224 (commentaire de Simplicius sur les Catégories) , du xe-xie siècle, reproduise fidèlement un manuscrit du même groupe. 77. Un fac-similé complet du Parisinus gr. 1807 a été publié par H. Omont (Platonis codex Parisinus A. Fac-similé en phototypie, 2 vol., Paris, 1908). Pour la plupart des autres manuscrits de la collection, un folio a été reproduit ici ou là ; je citerai en particulier le Marcianus gr. 196 (Olympiodori philosophi in Platonis Phaedonem commentaria, éd. W. Norvtn, Leipzig, 1913), le Marcianus gr. 246 (dans « Mélanges Graux », Paris, 1884, en face de la p. 551), le Marcianus gr. 258 (dans « Byzantin. Zeitschr. », t. L, 1-957, pi. 3), le Palatinus Heidelbergensis gr. 398 (Parthenii Xicaeni quae supersunt, éd. Ae. Martini, Leipzig, 1902 ; A. Diller, The Tradition of the Minor Greek Geographers, Lancaster, 1952, en face de la p. 32).

78. J. Irigoin, L Aristote de Vienne, p. 8 ; Pour une étude des centres de copie byzantins, p. 212, 216-217. 79. F. Lenz, Der Vaticanus gr. 1, eine Handschrift des Arethas, dans « Nachricht. d. Gesellschaft d. Wissensch. Gôttingen, phil.-hist.

Kl. », 1933, Fachgr. 1, n° 17, p. 193-218 ; LA. Post, The Vatican Plato and its Relations, Middletown, 1934, p. 8-14 ; E. Des Places, in Platon, Les Lois, t. I, Paris, 1951, p. ccvn-ccxvi. 80. Ce traité a été édité et commenté par K. Oehler, Zacharias von Chalkedon tiber die Zeit, dans « Byzantin. Zeitschr. ", t. L, 1957, P- 31-38 et pi. 3.

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en relation avec Léon le Philosophe : le texte du manuscrit de Platon (A) est fondé, jusqu'en 743 b des Lois, sur la recension de Léon, comme on l'a vu plus haut. Enfin, un lien unit la petite collection aristotélicienne, un peu plus ancienne, à la collection platonicienne : une même main, aisément reconnaissable, a transcrit des notes dans les marges de l'Aristote de Vienne et dans la plupart des manuscrits de la seconde collection81 ; il est possible que cette main soit celle du principal copiste de la collection, mais c'est loin d'être certain et on peut être tenté d'y reconnaître la main de l'érudit pour qui la collection a été transcrite (si l'on voulait laisser vagabonder son imagination, pourquoi ne pas penser à la main de Léon ou à celle de Photius lui-même ?). Il existe donc entre les deux collections un rapport externe (elles se sont trouvées entre les mains du même homme, copiste ou érudit) et un rapport chronologique (Aristote d'abord, Platon et ses commentateurs ensuite), qui correspond à ce que nous savons du développement de l'intérêt et des goûts au IXe siècle. De plus, la seconde collection est en relation étroite avec les savants du temps, Léon par sa recension des Lois de Platon, Photius par l'insertion de l'opuscule de Zacharias de Chalcédoine et par les rapprochements qu'on a établis entre certaines scholies de la collection et les œuvres du futur patriarche82. Il faut enfin ajouter une précision importante. Le Vaticanus gr. 1 (0) offre un certain nombre de variantes, transcrites au xe ou au xie siècle83, qui sont précédées de la mention : « leçon du livre du patriarche » (toG racTpiàpxou to (3i6xfov) ou « correction du livre du patriarche » (tou 7raTpidfpyou tô piêxfov àrc' opGwaecoç) ; comme ces variantes correspondent presque toujours au texte du manuscrit A, même quand il est fautif (ceci est particulièrement net dans la première partie des Lois, où 0 n'est pas copié sur A), il s'ensuit que le livre du patriarche est soit la source de A , soit A lui-même84. Chez les Byzantins, la mention du patriarche, tout court, désigne en général Photius. On aurait donc ainsi une confirmation de l'hypothèse, suggérée plus haut, selon laquelle la collection platonicienne aurait appartenu à Photius85. Quelle que soit la valeur de cette tentative d'identification, il reste que le début de la renaissance byzantine s'achève avec la copie de la collection platonicienne : la variété des œuvres qui y sont groupées montre combien la curiosité des érudits s'est développée, leur horizon intellectuel élargi, depuis les premières années du ixe siècle. La personnalité intéressante d'un Aréthas de Césarée, homme d'Église, érudit et bibliophile, véritable humaniste86, appartient déjà à une autre période : la partie, peut-on dire, est gagnée, la renaissance byzantine est déjà commencée, elle poursuit son cours87 ; or le plus ancien manuscrit daté, copié pour Aréthas, l'Euclide de la Bibliothèque Bod- léienne (d'Orville 301)88, est de l'an 888. Beaucoup d'auteurs antiques, dont les ouvrages sont alors translitérés, sortent de l'ombre, les orateurs d'abord et les historiens, à qui Photius avait réservé une place importante dans sa Bibliothèque, mais aussi d'autres prosateurs ; en ne tenant compte que des manuscrits qui nous sont parvenus, on peut citer, pour la fin du ixe siècle et les premières années du siècle suivant, les nomsd'Isocrate (Urbinas gr. m) et de Démosthène (Parisinus gr. 2O,34)89,

81. J. Irigoin, L'Aristote de Vienne, p. 7. 82. A. Diller, The Scholia on Strabo, p. 43-47. 83. L,a copie de ces variantes est généralement attribuée au xie ou même au xiie siècle (au xie-xne siècle par E. Des Places, l'éditeur

des Lois) ; en fait, la petite onciale utilisée par le reviseur, liée et fortement abrégée, semble appartenir à la fin du Xe siècle ou au début dvi xie. Voir le fac-similé publié par Franchi de' Cavalieri et I,ietzmann, op. cit., pi. 9.

84. Voir en particulier H. Erbse, in Geschichte der Textûberlieferung der antiken und mittelalterlichen Literatur, t. I, Zurich, 1961, p. 258-260.

85. A. Diller semble être le premier qui l'ait soutenue avec force, en particulier dans The Scholia on Strabo, p. 45-47. 86. A l'ouvrage de S.B. Kougéas, cité supra, n. 5, on ajoutera les observations d'A. Severyns, Recherches sur la Chrestomathie de

Proclos, Ire p., Le codex 239 de Photius : t. I : Étude paléographique et critique, Iyiège/Paris, 1938, p. 279-295, 339-357, et la communication résumée d'E. Zardini, Sulla biblioteca delV arcivescovo Areta di Cesarea (IX-X secolo), dans « Akten des XI. Internat. Byzan- tinisten-Kongresses Mûnchen 1958 », Munich, i960, p. 671-678.

87. Ainsi arrive-t-il à Aréthas de faire translittérer un exemplaire gravement détérioré des œuvres de Marc- Aurèle, comme il l'apprend à son correspondant Démétrius, métropolite d'Héradée, dans une lettre antérieure à 907 (citée, entre autres, dans l'édition mineure de Marc-Aurèle, par H. Schenkl [I^eipzig, 1913], p. ix).

88. P'ac-similé dans I,. Th. I+efort et J. Cochez, Album palaeographicum, pi. 6. 89. Fac-similé dans H. Omont, Fac-similés des plus anciens manuscrits grecs, pi. 29.

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de Xénophon (Scorialensis T-III-14), de Diodore de Sicile (Neapolitanus suppl. gr. 4 [olim Vindobonensis suppl. gr. 74]) et de Dion Cassius {Marcianus gr. 395, Parisinus gr. 1397 A)90, de Lucien [Vaticanus gr. 9091, Londiniensis Harley 5694 [manuscrit d'Aréthas]92) et d'Aelius Aristide {Parisinus gr. 2951 plus Laurentianus 60,31 [manuscrit d'Aréthas]93). Parmi les philosophes, Aristote est toujours le plus apprécié (Ambrosianus L 93 sup., Laurentianus 81, 11, Urbinas gr. 35 [manuscrit d'Aréthas]94), mais on copie aussi Platon {Bodleianus Clarke 39 [achevé en 895, pour Aréthas]95, Vaticanus gr. 1 [probablement copié pour le même]96), Théophraste {Urbinas gr. 61) 97, Philon {Bodleianus Selden supra 12, Vaticanus gr. 316 [palimpseste]) et Sextus Empiricus {Vaticanus gr. 738 [ff. 267-268], Parisinus suppl. gr. 1156 [ff. 21-22]). La transcription des auteurs scientifiques se poursuit, comme en témoignent le Bodleianus d'Orville 301 (Euclide [copié en 888 pour Aréthas])98 et le Vaticanus gr. 218 (Anthémius et Pappus). Seuls les poètes semblent absents de cet inventaire, mais il faut réserver le cas d'Homère, d'Hésiode et d'Aratos qui, pour une part au moins de leur œuvre, n'ont pas cessé de faire partie des programmes scolaires. Tout comme Léon avait revisé les Lois de Platon, son collègue Cométas, nommé professeur de grammaire lors de la réorganisation de l'Université par le César Bardas, en 863, avait donné une diorthose d'Homère, qu'il vante dans deux épigrammes de Y Anthologie Palatine (XV, 37-38) ; c'est à la fin du ixe siècle qu'appartient le manuscrit des Scholia minora de Y Iliade, partagé aujourd'hui entre Rome {Bibl. Vitt. Emm. gr. 6)" et Madrid {Bibl. Nat. cod. 4626). Le goût pour la poésie se développe lentement, par le biais de l'épopée, toujours appréciée à Byzance, et par celui des poèmes anacreontiques100 et des épigrammes, genres mineurs qui n'ont pas cessé d'être pratiqués ; c'est vers l'an 900 qu'est constituée la brève Sylloge Euphemiana et que Constantin Cephalas compose une collection d'épi- grammes où il introduit un certain nombre d'œuvres récentes. L'absence de tout témoin des poètes antiques parmi les manuscrits qui nous sont parvenus tient donc un peu au hasard ; malgré la tentative récente d'A. Severyns, qui a proposé de voir dans le Venetus A de Y Iliade {Marcianus gr. 454) un survivant de la bibliothèque d'Aréthas101, aucun des beaux manuscrits de poètes que nous possédons n'est antérieur au milieu du Xe siècle, ni le Laurentianus 32,9 d'Eschyle, Sophocle et Apollonius de Rhodes, ni le Ravennas 429 {olim 137 4 A) d'Aristophane, ni surtout le Venetus A de Y Iliade, qui est le plus récent des trois. Il est nécessaire, avant de conclure, d'aborder le problème que pose l'illustration des textes classiques. A l'exception desjtraités techniques (Euclide, Ptolémée, Dioscoride, etc.102), aucun des témoins conservés, même parmi les plus luxueux, n'est illustré. C'est seulement vers la fin du xe siècle qu'apparaîtront des manuscrits à décoration antique, comme le Nicandre du Parisinus suppl. gr. 247103 ; le pseudo-Oppien du Marcianus gr. 479 est déjà du xie siècle104, tout comme le

90. Les plus anciens manuscrits d'Hérodote (Laurentianus 70,3) et de Thucydide (Laurentianus 69,2) qui nous sont parvenus semblent nettement postérieurs au début du Xe siècle.

91. Fac-similé dans Franchi de' Cavalieri et Lietzmann, op. cit., pi. 10. 92. Fac-similé dans Lefort et Cochez, op. cit., pi. 17. 93. Fac-similé ibid., pi. 15. 94. Fac-similé ibid., pi. 13. 95. Fac-similé ibid., pi. 9. 96. Fac-similé dans Franchi de' Cavalieri et Lietzmann, op. cit., pi. 9. 97. Fac-similé ibid., pi. 51. 98. Voir supra, n. 88. 99. Fac-similé dans R. Devreesse, Introduction à l'étude des manuscrits grecs, pi. 16.

100. Th. Nissen, Die byzantinischen Anakreonteen, dans « Sitzungsber. d. Bayer. Akad. d. Wissensch., phil.-hist. Abt. », 1940, fasc 3. 101. A. Severyns, Aréthas et le Venetus d'Homère, dans « Acad. roy. Bclg., Bull. Cl. lettres et se. mor. et polit. », 1951, p. 279-306. 102. La décoration du Vaticanus gr. 1291, par le dessin et le choix des couleurs, est encore antique, mais ce manuscrit est antérieur

à la renaissance byzantine ; cf. K. Weitzmann, Die byzantinische Buchmalerei des IX. und X. Jahrhunderts, Berlin, 1935, p. 1-2 et pi. 1, fig. 1-5. Parmi la production du Xe siècle, on doit mentionner deux Dioscoride illustrés, le Pierpont Morgan M. 652 et le Vaticanus gr. 284, ainsi que le traité chirurgical d'Apollonios de Kition (Laurentianus 74,7) ; cf. Weitzmann, p. 32-34 et pi. 41, fig. 227, 229-233.

103. K. Weitzmann, op. cit., p. 33 et pi. 41, fig. 228. 104. K. Weitzmann, Greek Mythology in Byzantine Art, Princeton, 1951, p. 93-151, pi. 29-45.

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JEAN IRIGOIN

Hierosolymitanus S. Sepulcri 14, dans lequel des sujets mythologiques illustrent le commentaire du pseudo-Nonnos à quatre homélies de Grégoire de Nazianze105. Il est possible, comme l'a proposé K. Weitzmann, mais non certain, que l'illustration de ces manuscrits, qui reproduit des modèles antiques empruntés à des textes classiques, remonte directement à des témoins dont les plus anciens seraient de la fin du ixe siècle106. En tout cas, rien de tel n'apparaît au ixe siècle dans les manuscrits que nous possédons. A cette date, les miniatures des manuscrits religieux, les seuls illustrés, reproduisent des modèles du vie siècle, par exemple le Grégoire de Nazianze de Basile Ier (Parisinus gr. 510), copié vers 880, ou le Cosmas Indicopleustès du Vatican (Vaticanus gr. 699), dont les figures rappellent les mosaïques du temps de Justinien107 ; même vers l'an 900, dans la Bible du patrice Léon (Vaticanus Reginensis gr. i)108, ou au début du xe siècle, dans le Psautier de Paris (Parisinus gr. 139)109, on ne peut déceler la trace d'un retour à l'antiquité. Faute de témoins illustrés pour les textes classiques, il n'est pas possible de déterminer avec précision à quel moment le renouveau qu'attestent les manuscrits du IXe siècle s'est étendu à la miniature.

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Au terme de cette enquête, nous pouvons répondre aux deux questions qui se posaient. L/icono- clasme n'a pas entraîné l'oubli de la littérature antique, considérée comme païenne, dans son ensemble ; une série notable d' œuvres ont survécu : traités techniques et scientifiques, ouvrages de dialectique et de rhétorique, mais aussi poèmes épiques et fables en prose ; grâce à l'enseignement et à ses programmes traditionnels, ces œuvres n'ont pas cessé d'être lues, étudiées et recopiées. Il n'est donc pas possible, comme on l'a proposé récemment110, d'attribuer l'origine de la renaissance byzantine aux iconoclastes et en particulier à Jean le Grammairien ; la réorganisation de l'enseignement supérieur sous Théophile, entre 829 et 833, ne paraît pas être le témoignage d'un retour à l'antiquité : Théoktiste s'est contenté de restaurer ce que les troubles et les persécutions avaient compromis. C'est seulement à partir de 843, grâce à un universitaire, Photius, qui n'allait pas tarder à renoncer aux joies austères de l'érudition pour tenter et réussir une brillante carrière politique et religieuse, et sous l'effet de la détente qui accompagne le triomphe des images, que le patrimoine antique commence à être réintégré dans la culture byzantine, par larges pans111. A côté de Photius, en même temps que lui — sinon avant lui — et après lui, Léon le Philosophe joue un rôle éminent. Professeur de sciences à l'origine, iconoclaste pénitent, converti au culte des images, devenu sous l'influence de Photius, comme il le reconnaît lui-même, un admirateur des anciens, il prolonge et intensifie, pendant une vingtaine d'années, de la nomination de Photius à la chancellerie jusque vers 870, l'action de son jeune collègue et maître ; moins vigoureux et personnel que lui, mais d'un esprit plus ouvert, il a contribué à donner à Platon la place qu'il occupe, dès la fin du ixe siècle, dans la bibliothèque d'un Aréthas. Photius, Léon le Philosophe, voilà les deux hommes qui se trouvent à l'origine de la renaissance byzantine et ont exercé une influence décisive sur son développement. C'est à eux que nous devons, pour une grande part, de pouvoir encore lire et aimer les chefs- d'œuvre de l'antiquité hellénique.

105. K. Weitzmann, Greek Mythology..., p. 6-92, pi. 1-28. 106. Ibid., p. 208 : « The copying of dassical texts with their miniatures since the end of the ninth century is in our opinion one of

the most décisive factors which determined the course of Byzantine art. » 107. K. Weitzmann, Die byzantiniscke Buchmalerei, p. 2-5, pi. 3-4, fig. 11-18. 108. Ibid., p. 40-42, pi. 46-47, fig. 275-284. 109. Ibid., p. 8-10, pi. 9-10, fig. 45-48. 110. Supra, n. 3, 11. in. Comment ce goût des œuvres antiques est-il né et s'est-il développé chez Photius ? A partir de quel germe et sous quelles

influences ? Autant de questions qui débordent le cadre, volontairement limité, de cet article, mais auxquelles il faudra tenter de répondre un jour. A première vue, l'activité des traducteurs jacobites et nestoriens qui, à Bagdad, à partir du milieu du VIIIe siècle, font passer en syriaque et en arabe une partie du patrimoine littéraire de la Grèce, a pu exciter la curiosité des Byzantins ; mais les œuvres ainsi traduites ressortissent toutes à la philosophie ou aux sciences, alors que les recherches de Photius le conduisent vers d'autres domaines. Il faudrait alors se tourner vers une solution qui n'est peut-être qu'une impasse : le mystère de cet homme génial que fut le patriarche Photius.

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