Irénée herméneutique

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1 « Comme si Dieu n’était pas lumière… » (AH II, 18, 4) L’herméneutique de la clarté chez Irénée Pour les gnostiques comme pour les chrétiens ordinaires, il y a une finalité dans les Ecritures, particulièrement dans les paroles de Jésus, qui a dit telle ou telle chose « dans le but d’enseigner » (AH I, 3, 3). Il est donc légitime de tenter de dégager la portée des actes et des paroles du Sauveur. La question de l’herméneutique 1 , en termes moins anachroniques du mode d’interprétation qui convient aux Ecritures, est déterminante pour Irénée, pour lequel, dans l’Adversus Haereses, une bonne partie du champ de la polémique réside dans le conflit des interprétations, comme il le dit dès les premiers mots de la préface, où il accuse ses adversaires gnostiques de « dévoyer les paroles du Seigneur, en mauvais exégètes de ce qui a été bien dit » (AH, préface 1). On voit qu’il y a ainsi trois instances : ce qui a été dit par le Seigneur (et plus largement les Ecritures chrétiennes, car Irénée ne fait pas de différence pratique entre les sources, vétéro- ou néotestamentaires, même s’il accorde une attention privilégiée à ces dernières 2 ), l’exégèse qu’en font les gnostiques 3 et, implicitement, l’interprétation juste de ces textes, susceptible de se trouver brouillée aux yeux du peuple chrétien, spécialement de ceux qui n’ont pas les moyens critiques de mettre à distance les interprétations déviantes. Cette problématique traverse toute la large construction des cinq livres de l’Adversus Haereses, mais elle est particulièrement présente au cours des deux premiers livres, sans disparaître dans les trois livres suivants. Le livre un en effet expose la doctrine des Valentiniens et de quelques autres groupes gnosticisants, en mettant en avant l’exploitation de passages scripturaires par les théologiens gnostiques ; au livre II Irénée, tout en réfutant thèses et exégèses, s’attache de manière plus théorique à élaborer une épistémologie féconde, en réponse à des attitudes épistémologiques qu’il juge inadéquates. Les trois autres livres proposent une exposition du donné chrétien à partir des paroles et des actions de Jésus, situées sur le fond de la Bible juive et complétées par la théologie de Paul 4 . L’effort pour élaborer des critères de recevabilité des exégèses et des thèses authentiquement chrétiennes est ainsi théorique, épistémologique et général, mais aussi diversifié et déterminé, car le plus souvent mis en œuvre à l’occasion d’exégèses précises. Enfin, il s’agit d’une entreprise qui possède une dimension polémique concrète, c’est-à-dire qu’elle intègre la critique, 1 Si l’adjectif « herméneutique » ne se rencontre pas sous le calame de l’évêque de Lyon, on rencontre assez fréquemment le verbe « hermeneuein », « comprendre, interpréter » ainsi que le substantif abstrait « hermèneia », et le nom d’agent « hermèneutès ». Ces termes se trouvent souvent rapprochés et mis en parallèle avec « exégeisthai », « faire l’exégèse, expliquer », « exégésis » et exégètès ». Il semble qu’en cela Irénée ne fasse ici que reprendre une terminologie courante, à laquelle recouraient aussi bien les savants non chrétiens (principalement païens) que les chrétiens de toute obédience. 2 A peu près tous les livres de la Bible qui formeront au quatrième siècle le canon chrétien sont pris en compte par Irénée, qui utilise fréquemment l’expression générique « Ai Graphai », « Les Ecritures », pour renvoyer à une totalité englobant d’une part « La Loi et les Prophètes », de l’autre « Les évangiles et l’Apôtre » ou encore, selon une vision centrée sur les évangiles, la répartition ternaire en Les Prophètes/Le Seigneur/Les Apôtres. Sur la Bible d’Irénée, voir Yves- Marie Blanchard, Aux sources du Canon, le témoignage d'Irénée, Paris (Cerf), 1993. 3 Il sera toujours sous-entendu que, quand j’évoque les positions gnostiques, il s’agit des positions gnostiques telles qu’elles sont présentées dans l’Adversus Haereses. 4 Le dernier quart du livre IV entre autres présente une nette résurgence des thèmes herméneutiques développés au cours des deux premiers livres.

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Agnes Bastide

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« Comme si Dieu n’était pas lumière… » (AH II, 18, 4) L’herméneutique de la clarté chez Irénée

Pour les gnostiques comme pour les chrétiens ordinaires, il y a une finalité dans les Ecritures, particulièrement dans les paroles de Jésus, qui a dit telle ou telle chose « dans le but d’enseigner » (AH I, 3, 3). Il est donc légitime de tenter de dégager la portée des actes et des paroles du Sauveur. La question de l’herméneutique1, en termes moins anachroniques du mode d’interprétation qui convient aux Ecritures, est déterminante pour Irénée, pour lequel, dans l’Adversus Haereses, une bonne partie du champ de la polémique réside dans le conflit des interprétations, comme il le dit dès les premiers mots de la préface, où il accuse ses adversaires gnostiques de « dévoyer les paroles du Seigneur, en mauvais exégètes de ce qui a été bien dit » (AH, préface 1). On voit qu’il y a ainsi trois instances : ce qui a été dit par le Seigneur (et plus largement les Ecritures chrétiennes, car Irénée ne fait pas de différence pratique entre les sources, vétéro- ou néotestamentaires, même s’il accorde une attention privilégiée à ces dernières2), l’exégèse qu’en font les gnostiques3 et, implicitement, l’interprétation juste de ces textes, susceptible de se trouver brouillée aux yeux du peuple chrétien, spécialement de ceux qui n’ont pas les moyens critiques de mettre à distance les interprétations déviantes. Cette problématique traverse toute la large construction des cinq livres de l’Adversus Haereses, mais elle est particulièrement présente au cours des deux premiers livres, sans disparaître dans les trois livres suivants. Le livre un en effet expose la doctrine des Valentiniens et de quelques autres groupes gnosticisants, en mettant en avant l’exploitation de passages scripturaires par les théologiens gnostiques ; au livre II Irénée, tout en réfutant thèses et exégèses, s’attache de manière plus théorique à élaborer une épistémologie féconde, en réponse à des attitudes épistémologiques qu’il juge inadéquates. Les trois autres livres proposent une exposition du donné chrétien à partir des paroles et des actions de Jésus, situées sur le fond de la Bible juive et complétées par la théologie de Paul4. L’effort pour élaborer des critères de recevabilité des exégèses et des thèses authentiquement chrétiennes est ainsi théorique, épistémologique et général, mais aussi diversifié et déterminé, car le plus souvent mis en œuvre à l’occasion d’exégèses précises. Enfin, il s’agit d’une entreprise qui possède une dimension polémique concrète, c’est-à-dire qu’elle intègre la critique,

                                                                                                               1 Si l’adjectif « herméneutique » ne se rencontre pas sous le calame de l’évêque de Lyon, on rencontre assez fréquemment le verbe « hermeneuein », « comprendre, interpréter » ainsi que le substantif abstrait « hermèneia », et le nom d’agent « hermèneutès ». Ces termes se trouvent souvent rapprochés et mis en parallèle avec « exégeisthai », « faire l’exégèse, expliquer », « exégésis » et exégètès ». Il semble qu’en cela Irénée ne fasse ici que reprendre une terminologie courante, à laquelle recouraient aussi bien les savants non chrétiens (principalement païens) que les chrétiens de toute obédience. 2 A peu près tous les livres de la Bible qui formeront au quatrième siècle le canon chrétien sont pris en compte par Irénée, qui utilise fréquemment l’expression générique « Ai Graphai », « Les Ecritures », pour renvoyer à une totalité englobant d’une part « La Loi et les Prophètes », de l’autre « Les évangiles et l’Apôtre » ou encore, selon une vision centrée sur les évangiles, la répartition ternaire en Les Prophètes/Le Seigneur/Les Apôtres. Sur la Bible d’Irénée, voir Yves-Marie Blanchard, Aux sources du Canon, le témoignage d'Irénée, Paris (Cerf), 1993. 3 Il sera toujours sous-entendu que, quand j’évoque les positions gnostiques, il s’agit des positions gnostiques telles qu’elles sont présentées dans l’Adversus Haereses. 4 Le dernier quart du livre IV entre autres présente une nette résurgence des thèmes herméneutiques développés au cours des deux premiers livres.

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non seulement de thèses, mais aussi d’attitudes et de procédures attribuées aux adversaires. Irénée affirme en effet, non seulement avoir lu les traités des auteurs valentiniens, mais les avoir fréquentés et être entré en discussion avec eux5.

1. L’attitude l’herméneutique des Valentiniens Les gnostiques – et particulièrement les Valentiniens – se retrouvaient, semble-t-il,

dans l’action de « scruter » les Ecritures6. Irénée rapporte en effet qu’ils invoquaient l’expression de Paul à propos de l’Esprit qui « scrute tout, même les profondeurs de Dieu » (1 Co 2, 10)7. L’idée de « scruter » (ereunan) ou de « découvrir en scrutant » (ex-ereunan) suppose une progression, un effort pour vaincre la résistance de ce qui est abordé. En revanche, cette action permet de pénétrer en profondeur dans le sujet examiné. C’est dire que le verbe « scruter », et ses harmoniques néotestamentaires, nous introduit à deux dimensions de l’herméneutique gnostique mises en évidence par Irénée : la difficulté et la profondeur. Celles-ci à leur tour pointent vers une notion fondamentale de cette herméneutique selon Irénée, la notion de « mystère »8, qui s’enracine elle-même chez Paul, dont les Epîtres aux Colossiens et aux Ephésiens évoquent « le mystère caché à l’écart » (Ep 3, 6 ; Col 1, 26):

« c’est à bon droit qu’ils me semblent ne pas vouloir dispenser en pleine lumière (phanerôs) leur enseignement à tous, mais bien le réserver à ceux qui sont susceptibles de payer de fortes sommes pour connaître de tels mystères ; il ne s’agit plus en effet de ce que le Seigneur a dit : ‘vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement’ (Mt 10, 8), mais de mystères reculés, terribles et profonds, dont la connaissance vient en sus, à grand peine, aux amateurs de choses fausses » (AH I, 4, 3). On voit comment s’opposent terme à terme :

Révélation évangélique Enseignement gnostique à tous à quelques initiés

dans la lumière mystères profonds et reculés gratuitement à grand prix

amour du vrai amour du faux

Ce que je viens de rapporter concerne l’enseignement gnostique en général, mais s’applique aussi, et de manière spécifique, à l’exégèse scripturaire :

« Ils disent en effet que cela n’a pas été dit lumineusement, dans la mesure où tous ne peuvent pas recevoir cette connaissance, mais que cela a été mystérieusement suggéré par

                                                                                                               5 «J’ai estimé nécessaire, après avoir lu les traités de ceux qui, selon leur propre dénomination, sont disciples de Valentin, après en avoir aussi rencontré quelques-uns et avoir saisi leur pensée, de te révéler, ami très cher …» (IRENEE, Adversus Haereses, préface 2, SC 264, 22). 6 Voir la déclaration de Jésus en polémique avec les docteurs juifs : « vous scrutez les Ecritures, ce sont elles qui me rendent témoignage » (Jn 5, 39). 7 « Scrutari profunda Dei », cf. AH II, 22, 3 et II, 28, 7. Irénée partage avec ses adversaires un vocabulaire similaire quand au sens déposé dans les Ecritures (sèmainein, mènuein), à l’activité intellectuelle de compréhension du texte (ereunan, suniein, dzètein) et à la présence d’éléments d’exemplarité (typos, eikon). 8 « Profunda et inenarrabilia mysteria » (cf. Rm 11, 33), AH I, 4, 3 et 10, 3 ; II, 21, 2 ; III, 5, 2 etc. On observera qu’Irénée attribue à ses adversaires gnostiques un vocabulaire mystérique, auquel il évite de recourir pour sa part, caractérisé par des termes comme « mystère » (mysterion), énigme (ainigma), caché (cryptos), obscur (skoteinos), « ineffable » (aporrèton). On fera la même remarque à propos de l’insistance sur l’amphibologie ou ambiguïté (to amphibolon) et sur la nature double de l’expression scripturaire (allègorein), ou encore la mise à distance du sens premier (eironeia).

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le Sauveur par le biais de paraboles pour ceux qui sont en mesure de comprendre » (AH I, 3, 1) « Ils disent que le Sauveur a enseigné cela à l’écart, non pas à tous ses disciples, mais à quelques-uns en mesure de comprendre, recevant l’intelligence [de cette doctrine] par le biais d’argumentations, d’énigmes et de paraboles dont il leur communiquait la signification » (AH II, 27, 2) Il convient ici de préciser que le terme « paraboles » dans ce contexte, sans exclure

l’allusion au genre parabolique évangélique, dont les évangiles synoptiques rapportent qu’elles faisaient parfois l’objet d’exégèses spécifiques de la part du Sauveur à l’intention d’un groupe de disciples familiers, est doté d’une portée sémantique beaucoup plus large. Les couples « paraboles et allégories » ou « énigmes et paraboles », correspondant à « ce qui a été mystérieusement suggéré par le Sauveur », renvoient dans l’usage gnostique selon Irénée à tout passage susceptible de recevoir un double sens (« amphibolon », « ambiguum) – en général un sens obvie et un sens plus profond -, ou encore à tout passage rendu plus obscur et difficile par l’expression indirecte, « distincte de la formulation immédiate »9, éventuellement poétique, d’une prophétie, bref à tout ce qui appelle un décryptage.

« Pour ceux qui ont la capacité de recevoir le ‘Père innommable’, [le maître] a révélé, à travers des paraboles et des énigmes, un ‘mystère ineffable’, et ainsi le Seigneur aurait délivré son enseignement aux Apôtres, non pas comme est la vérité en elle-même, mais de manière masquée et proportionnelle à la capacité de chacun » (AH III, 5, 2). La différence entre les initiés et les chrétiens ordinaires provient donc de leur

différence de capacité réceptrice. Celle-ci, maximale chez les « spirituels », naturellement réceptifs, assez grande encore chez ceux des « psychiques » qui sont susceptibles d’être éclairés et de « recevoir cette connaissance », nettement moindre chez les « psychiques » que sont les chrétiens ordinaires -, les dispose, pour ceux qui « sont en mesure de comprendre », à percevoir des indices – utilisés comme « témoignages » en faveur d’une présence cachée de la doctrine mystique dans l’Ecriture – à travers le recours à certains nombres (tels le 8, le 12, le 30), la présence de certains mots (comme « sagesse »), le caractère suggestif de certains éléments de la narration évangélique10. A la limite, ils disent, selon Irénée, que « le Sauveur n’a rien fait au grand jour » (« en phanero », AH I, 3, 1). Ces indices ont en effet pour caractéristique principale qu’ils ne sont pas patents, lisibles par tous, mais seulement reconnaissables par ceux qui y auront été rendus attentifs. En conséquence, les bénéficiaires d’une initiation privilégiée sont en droit de traiter les chrétiens ordinaires de « simples » (« idiotai ») et d’ignorants (« oligomatheis »)11.

En outre, l’un des éléments spécifiques de la révélation gnostique, en lien avec l’inégalité des instances divines professée par la doctrine, est en effet que toutes les Ecritures chrétiennes, vétéro- comme néotestamentaires, ne relèvent pas partout d’une seule inspiration et ne sont donc pas à prendre toujours au même niveau. A plusieurs reprises, Irénée rappelle que les Valentiniens distinguaient à l’intérieur des livres sacrés trois « couches » distinctes, l’une, la plus spirituelle, provenant de l’inspiration supérieure du Plérôme, l’autre de la zone médiane par l’entremise de leur « Mère ». Quant à la plupart des passages, ils relevaient tout bonnement de l’inspiration du Créateur du

                                                                                                               9 « Prophetae in parabolis et allegoriis, et non secundum sonum ipsorum dictionum, plurima dixerunt, et ipsi confitentur » (AH II, 22, 1, SC p. 214) 10 Voir A. Bastit, « L’exégèse valentinienne des Synoptiques au témoignage d’Irénée », Epiphaneia, Etudes orientales, grecques et latines offertes à Aline Pourkier, E. Oudot et F. Poli éd., Nancy/ Paris, 2008, p. 39-63. 11 Voir, entre autres, AH I, 6, 4 ; II, 26, 1 ; V, 20, 2 etc.

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monde, c’est-à-dire d’une source inférieure, plus commune et de moindre intérêt12. En conséquence, tous les passages scripturaires ne jouissaient pas de la même autorité, mais certains étaient plus importants que d’autres. Naturellement, selon Irénée, quand il s’agissait, pour les docteurs valentiniens, de déterminer précisément quels étaient les versets à rattacher à l’une ou l’autre couche repérable dans les textes sacrés, les opinions se multipliaient et les divergences entre maîtres étaient criantes. Le théologien s’amuse, vers la fin du Livre IV, à esquisser une caricature du maître valentinien, sollicité de donner son expertise sur un passage :

« Il y a tant de divergences entre eux sur un seul texte qu’ils ont des opinions diverses sur les mêmes Ecritures. Un seul et même discours ayant été lu, tous agitent la tête en relevant les sourcils, disant que ce discours est extrêmement profond, que tous n’ont pas la capacité de comprendre la grandeur du sens qui s’y trouve contenu, et que pour cette raison le silence est la chose la plus importante pour les sages » (AH IV, 35, 4) N’oublions pas en effet que rien de ce qui concerne la doctrine profonde n’est dit

explicitement, mais, dans la mesure où il s’agit de réalités « ineffables », simplement suggéré et en réalité « tu », objet de silence (« sesigèmenos », AH I, 1, 3). On ne s’étonnera pas que, dans une telle perspective, la tension de la recherche, qui demande « beaucoup d’efforts »13, soit valorisée. Dans le proverbe évangélique « cherchez, et vous trouverez » (Mt 7, 7), les Valentiniens mettaient en avant le conseil initial (« cherchez ! ») qui, selon eux, était une invitation à ne pas se contenter du sens obvie de l’enseignement du maître, mais à rechercher, au-delà du langage, ce qu’il révélait du Père suprême indicible (AH II, 18, 3, 4 et 6 ; AH II, 30, 2 etc.). La figure même de Sophia, l’entité charnière de la doctrine, à l’origine de tout le drame divin et cosmique, était en ce sens emblématique, marquée qu’elle est par la poursuite du Père suprême, par l’effort pour tendre vers sa grandeur, par le désir exacerbé de sa compréhension (voir AH 18, 6). A travers sa passion et sa pacification, Sophia exprime la priorité de la quête. L’image de l’errance revient une dernière fois vers la fin du Livre V :

« Tels sont tous ces hommes de sectes, qui pensent avoir trouvé quelque chose de plus que la vérité et, suivant les doctrines qui ont été exposées auparavant, suivent un chemin dispersé, disparate et impuissant, ne portant pas toujours le même jugement sur les mêmes points, tels des aveugles conduits par des aveugles, qui tombent à juste titre dans l’abîme de l’ignorance, cherchant toujours et ne trouvant jamais le vrai. » (AH V, 20, 2)14 2. Inventionis disciplina : le discours de la méthode d’Irénée

Le procédé disqualifié par Irénée consiste donc à faire reposer la découverte, dans le texte, de l’allusion mystique sur l’un des sens possibles éventuels d’un énoncé dont la signification n’apparaît pas clairement au premier abord, et doit être recherchée. Ainsi, sur la base d’une interprétation qui relève de la recherche et de l’hypothèse, on fonde un renvoi au Père suprême, lui-même hypothétique et nulle part proclamé clairement dans les Ecritures, au propre aveu des gnostiques. Selon Irénée, ce procédé est de mauvaise méthode, car il consiste à apporter comme réponse, à une première question mineure – l’ambiguïté d’un passage scripturaire -, non pas une solution, mais une autre question, majeure celle-ci et hautement problématique, celle de l’existence d’un autre Dieu supérieur au Créateur de l’univers. Irénée invoque alors une règle épistémologique qu’il énonce ainsi :

                                                                                                               12 AH I, 7, 2 et 3 (où il est dit que les Valentiniens « découpent » (temnousin) l’Ecriture ; AH III, 2, 2 ; AH IV, 35, 1 à 4. 13 « A grand peine », AH I, 4, 3. 14 SC 153, p. 256-258.

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« Or aucune question ne trouvera sa solution dans une autre réalité encore recherchée, et aucune ambiguïté ne se trouvera résolue par une autre ambiguïté, du moins chez les personnes sensées, ou encore on ne résoudra pas des énigmes par une énigme plus grande, mais les problèmes de cet ordre reçoivent leurs solutions de ce qui est patent, concordant et clair » (AH II, 10, 1)

A défaut de respecter cette règle méthodologique, selon laquelle il convient de partir de principes assurés pour résoudre les points en suspens, les théologiens gnostiques produisent des « nœuds inextricables » (II, 10, 2) et, enchaînant hypothèse sur hypothèse, ils n’aboutissent à rien de ferme. Il s’enfoncent dans une rechercher indéfinie : « De fait, selon un tel procédé, l’homme cherchera toujours et ne trouvera jamais, dans la mesure où il aura rejeté la méthode même qui conduit à la découverte (‘inuentionis disciplinam’, en grec sans doute ‘methodon heurèseos’) » (II, 27, 2). Ce rejet imprudent, dont on notera qu’aux yeux d’Irénée il apparaît comme la conséquence d’un choix herméneutique conscient, précipite les esprits qui s’y laissent aller dans le danger de l’irrationalité :

« Dans la mesure en effet où les paraboles sont susceptibles de multiples interprétations (litt. « solutions »), qui, parmi ceux qui aiment la vérité, ne confessera que partir de celles-ci pour la recherche de Dieu, en laissant de côté le certain, l’indubitable et le vrai, est le fait d’esprits irrationnels, qui se précipitent vers le danger ? » (II, 27, 3)

Le danger encouru est celui de l’erreur, conséquence d’une démarche inadaptée : pour augmenter l’expressivité de son plaidoyer pour la méthode, Irénée le clôt sur l’opposition parabolique à laquelle aboutit, chez Matthieu, le « discours » du Maître « sur la montagne » : celui qui se fonde sur des principes peu sûrs « construit son édifice sur le sable », d’où il pourra être facilement renversé (II, 27, 3), en revanche celui qui édifie sa maison « sur une pierre ferme, solide, et située à découvert » (ibid.), pourra atteindre, en respectant « la règle de la vérité » et « le témoignage sur Dieu placé à découvert », une « science de Dieu ferme et véritable » (« firmam et veram de Deo scientiam », II, 28, 1). Outre cette possibilité affirmée d’une connaissance positive, on voit comment le caractère proverbial de l’antithèse utilisée par Jésus se trouve lue ici en son sens le plus large, épistémologique.

Irénée ne nie pas que les Ecritures puissent présenter des passages plus difficiles, dont l’expression indirecte recèle quelque obscurité, mais il refuse d’une part que celle-ci soit excessivement majorée, de l’autre qu’elle soit invoquée comme motif pour jeter le doute sur l’enseignement scripturaire obvie. A ce propos, il énonce encore une règle épistémologique générale, relevant selon lui de l’exercice naturel et vertueux de la science :

« Un esprit sain, éloigné du danger, précautionneux et ami du vrai, s’exercera avec zèle dans tout ce que Dieu a mis à la portée des hommes et a soumis à leur connaissance ; il y fera des progrès, parvenant, grâce à un travail quotidien, jusqu’à l’aisance de leur compréhension. Et cela [dans le domaine de l’interprétation scripturaire], c’est ce qui tombe sous notre vue, à savoir tout ce qui se trouve dans les Ecritures en pleine lumière (phanerôs), sans aucune ambiguïté et en toutes lettres. » (II, 27, 1)15

Sur cette base méthodologique, le théologien applique alors la règle heuristique du début du Livre II - selon laquelle les lieux difficiles reçoivent leur solution de ce qui est assuré - à la discordance apparente des divers moments scripturaires. Il convient alors, selon lui, de lire les passages plus imbriqués à la lumière des déclarations explicites : « C’est pourquoi les paraboles doivent être ajustées à ce qui est sans ambiguïté (de cette façon celui qui propose leur solution le fait sans danger) » (II, 27, 1). Et encore : « Ce qui a été dit en pleine lumière apportera la solution des paraboles » (II, 28, 3).

                                                                                                               15 SC 294, p. 264-65. Cette règle épistémologique a semblé si importante à la tradition que l’original grec en a été conservé dans les Sacra Parallela transmis sous le nom de Jean Damascène.

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En conséquence, il est contraire à la nature du texte et à son unité de le découper en couches séparées en fonction de la disparité des passages, qui serait rapportée à des sources distinctes, mais il convient au contraire de percevoir la complémentarité harmonieuse qui ressort du contraste observable entre divers moments scripturaires. Irénée reprend ici le motif des trois couches d’inspirations, l’une supérieure, l’autre médiane et la troisième inférieure et le superpose, dans le cadre d’une comparaison musicale, avec la distinction des trois voix en haute (ce que le moyen âge appellera « superius »), médiane et basse :

« L’amateur du vrai ne doit donc pas se laisser entraîner, par la distance entre chaque son, à supposer un artiste pour celui-ci et un créateur pour l’autre, ni que l’un a ajusté les parties plus aigües, un autre les graves, un autre encore les parties médianes […] En revanche, ceux qui entendent cette musique doivent faire l’éloge de l’artiste et lui rendre gloire, admirer la tension de certains sons, comprendre le relâchement de certains autres, entendre le tempérament de ceux qui sont intermédiaires » (II, 25, 2) Les verbes utilisés ici par Irénée se tiennent volontairement dans un entre deux

métaphorique entre le sens intellectuel (entendre = comprendre) et le sens esthétique de la perception musicale. « L’amateur du vrai » est dans la position de « l’amateur du beau », car il s’agit, au-delà de la perception de la diversité d’éléments concrets – moment heuristique indispensable -, de l’appréhension de la forme intelligible qui en fait l’unité équilibrée. Ainsi, l’intelligence de la complexité harmonique débouche sur l’admiration, la louange, la glorification, l’action de grâces. Tout au long du second livre de l’Adversus Haereses, le modèle cosmologique, associé lui aussi à l’harmonie, à la beauté et à l’admiration, représente pour Irénée un paradigme pour l’appréhension de cet autre univers que sont les Ecritures chrétiennes.

3. Le « témoignage placé en pleine lumière » (II, 28, 1)

De quelle nature sont les déclaration lumineuses qui doivent servir de référence ? Selon la formulation d’Irénée, il s’agit de « témoignages » - élément essentiel d’une procédure, en dehors même de tout contexte judiciaire -, dont la recevabilité ne fait pas de doute. Le témoignage est second par rapport à l’information-source qu’il transmet ou vient corroborer. Dans le cas de l’ensemble biblique, on peut distinguer deux moments principaux de la révélation, à l’origine de deux témoignages successifs.

Le témoignage initial est l’objet d’un consensus général, « Dieu recevant de tous ce témoignage qu’il est (existe) » (AH II, 9, 1-2) :

« les anciens conservant cette conviction, qui provenait en premier lieu d’une transmission remontant au premier homme et chantant dans leurs hymnes un unique Dieu créateur du ciel et de la terre, les générations suivantes recevant la mémoire de cela par les prophètes de Dieu, alors que les païens l’apprenaient du monde créé lui-même » (AH II, 9, 1)16 On notera que, si l’existence du Dieu créateur unique peut être « apprise » de la

considération de l’univers, les croyant du judaïsme, et par conséquent aussi du christianisme, bénéficient quant à eux de l’accès à une source plus explicite, remontant directement à la révélation initiale faite par Dieu au premier homme créé. Par les « anciens », qui se transmettent la foi monothéiste sous la forme d’une hymnodie poétique, on peut comprendre les générations précédant Moïse, héritières d’une tradition orale. A partir de Moïse et des autres auteurs inspirés (les « prophètes de Dieu »), la mémoire de la tradition orale antérieure se trouve transmise également par des documents littéraires, qui l’enrichissent et prennent forme écrite. Irénée n’y fait pas allusion ici, car ce qui lui importe est de poser la double voie d’accès possible à la découverte du Dieu créateur, la voie cosmologique et la voie littéraire. Les deux sont

                                                                                                               16 SC 294, p. 82-84.

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valides et mènent à une connaissance véridique, mais la voie de la tradition est plus étroitement reliée à une révélation directe et personnelle de Dieu.

Les Apôtres sont eux-mêmes héritiers de la tradition révélée juive : « l’univers (kosmos) montre celui qui l’a disposé, et toute l’Eglise, dans le monde entier, a reçu cette tradition des Apôtres » (II, 9, 1). L’enchaînement révélation/témoignage se répète à la génération apostolique avec une plus grande complexité et richesse de contenus, puisqu’il ne se limite pas à la proclamation du Dieu souverain, mais intègre la venue et l’action du Verbe incarné. De même que la reconnaissance du Créateur appelait un consensus, de même la foi chrétienne correspond à une « proclamation de l’Eglise constante en tout lieu », dépôt identique qui prend ses racines aux origines et passe finalement aux chrétiens. Par la puissance de l’Esprit, la révélation contenue dans un bon vase (les Ecritures) s’y trouve maintenue en état de constant rajeunissement:

« Nous conservons pour l’avoir reçue de l’Eglise, la prédication de l’Eglise constante en tout lieu, se prolongeant similairement, qui a reçu le témoignage aussi bien des prophètes que des Apôtres et de tous les disciples, à travers les commencements, les temps médians et la fin » (AH III, 24, 1)

A ce propos, Irénée mentionne la mise par écrit de la prédication originelle de Jésus, toujours portée par la puissance de l’évangile (potestatem evangelii), donnée par le Seigneur aux Apôtres: « ce qu’ils ont proclamé alors, ils nous l’ont par la suite transmis par écrit conformément à la volonté de Dieu, pour que [ces documents] deviennent ‘le fondement et la colonne’ de notre foi » (AH III, 1, 1, avec citation de 1 Tim 3, 15). Ce témoignage apostolique, exposé à découvert par la capacité de diffusion de l’écrit17, est à la fois authentique – puisqu’autorisé par le Seigneur lui-même – et plénier, dans la mesure où l’unique évangile du Christ s’exprime par quatre livres qui en sont les « faces » complémentaires, et bien sûr aussi à travers l’enseignement propre des Apôtres, dont Paul.

Le témoignage prophétique et le témoignage apostolique remontent l’un comme l’autre à une source directe et authentifiée, et donnent accès à la vérité. Cela vaut pour la parole prophétique, où apôtres comme prophètes, gratifiés de la « connaissance (gnosis) parfaite » (AH III, 1, 1), se font les relais de la révélation du Verbe, cela vaut aussi pour les parties narratives où, sans préjudice d’un sens plus large, plus théologique, « tout est [déjà au sens obvie] ferme, vrai et consistant (firma et vera et substantiam habentia), accompli par Dieu au bénéfice des hommes justes » (V, 35, 218). En ce double sens, les Ecritures dans leur ensemble sont caractérisées par deux dimensions :

1°. leur inspiration Au livre II, Irénée pose que « toutes les Ecritures relèvent de l’Esprit » (II, 28, 3).

Elles sont « parfaites, car dites par le Verbe de Dieu et son Esprit » (II, 28, 2). Au livre III, il explicite l’emprise de l’Esprit sur les Apôtres, qui « ont été revêtus de la force l’Esprit Saint, venue à eux d’en haut, et remplis de tous dons » (III, 1, 1).

2°. leur rapport à l’économie divine L’objet propre des Ecritures est de révéler, non seulement « le Dieu qui a tout fait par

son Verbe et sa Sagesse », mais principalement « l’économie de notre salut » (III, 1, 1), c’est-à-dire le dessein de Dieu en tant que créateur, son projet et son action salvifiques, le devenir qu’il imprime aux événements. A plusieurs reprises, Irénée reconnaît que là réside la vraie profondeur et la vraie difficulté d’approche des Ecritures : « l’amphibologie des Ecritures est relative aux dispositions de Dieu » (II, 10, 1). S’il y a obscurité, ce n’est

                                                                                                               17 H.Y. Gamble, Livres et lecteurs aux premiers temps du christianisme, Genève (Labor et Fides), 2012, p. 166-167, relève l’attention d’Irénée aux processus de diffusion des documents écrits. 18 SC 153, p. 450.

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pas du fait d’une protection artificielle contre les regards du tout venant, mais du mystère de la volonté divine, qui dépasse toute connaissance humaine et reste partiellement impénétrable même au « Fils de l’homme » (II, 28, 6 et 8). La générosité surabondante de Dieu confère à l’homme, en même temps que l’existence, la découverte progressive, grâce au Verbe, de ses « dispositions » (II, 25, 3 fin). Le « mystère » - Irénée reprend alors à son compte ce terme paulinien – est à tel point inépuisable qu’il entraîne l’homme dans une dynamique infinie de foi, d’espérance et d’amour (II, 28, 3).

Ainsi, la tâche de l’herméneute est toute désignée : « En connaître plus ou moins quant à l’intelligence consiste… à appliquer et à rapprocher tout ce qui a été dit en paraboles de la trame (hypothesis) de la vérité et à déployer le sens (ekdiègeisthai) de l’action et de l’économie de Dieu accomplie à l’égard de l’humanité » (AH I, 10, 3).

Conclusion : le salut comme enjeu de l’herméneutique Au terme de sa longue réflexion épistémologique des deux premiers livres, Irénée

reprend l’opposition du début du Livre I entre clarté et mystère, gratuité et vénalité, errance et recherche aboutie, à travers une lecture de la parabole des vierges sages et folles de Mt 25, 1-13 (AH II, 27, 2). Emblématiquement, Irénée choisit l’exploration d’une parabole, non sans un passage au second degré qu’on pourrait qualifier de « méta-exégétique », puisque l’huile qui permet d’être éclairé représente ici le sens des paraboles. Ce sens est offert largement par le Seigneur dans sa « prédication manifeste » qui diffuse une « clarté manifeste », or les Valentiniens raisonnent « comme si Dieu n’était pas lumière » (AH II, 18, 4). Jésus revendique d’ailleurs lui-même, dans l’évangile de Jean (peut-être en réponse à de premières tendances gnosticisantes19), la nature claire et publique de son message : « J’ai parlé au monde ouvertement (parrèsia)… je n’ai jamais rien dit en secret (en krupto) » (Jn 18, 20). En lien avec sa préoccupation anti-ésotérique et anti-docétiste, Irénée insiste, dans toute son œuvre, sur l’authenticité de l’action de Jésus accordée à sa parole, sur la transparence et la solidité de son message : « ce qui était, c’était aussi ce qui se voyait » (AH II, 22, 4), ou encore « ce qu’on voyait n’était pas pure apparence, mais vérité » (AH II, 22, 6).

Ici, au couple « clarté/obscurité » suggéré par le contexte même du récit évangélique, qui évoque la lumière des lampes « au milieu de la nuit » (Mt 25, 6), le théologien superpose le contraste entre le commerce des « marchands » de la parabole (Mt 25, 9) et la gratuité de la communication de sa prédication par Jésus, qui a été le premier, selon Irénée, à appliquer le proverbe qu’il énonce en Mt 10, 8 : « vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » :

« Lorsque ‘l’époux arrivera’ (Mt 25, 10), celui qui n’aura pas sa lampe prête, dont elle ne brillera d’aucune clarté manifeste, aura recours à ceux qui trafiquent dans l’obscurité l’élucidation des paraboles, abandonnant ainsi celui qui, par sa prédication manifeste, donne gratuitement accès à lui-même ; de ce fait, il se trouve exclu de sa chambre nuptiale » (AH II, 27, 2)20 On notera, une fois encore, que le fait d’avoir une lampe qui diffuse de la lumière

relève d’une responsabilité morale et que le rejet de la doctrine patente est présenté par

                                                                                                               19 Selon AH III, 11, 1, Jean aurait écrit son évangile en réponse à des doctrines proto-gnostiques (Cérinthe et les Nicolaïtes) ; 20 SC 294, p. 266. On peut supposer qu’Irénée répond ici à une lecture valentinienne de la parabole, qui voyait dans la lumière des lampes les semences spirituelles dont sont dotés les élus destinés à accéder au salut dans l’union nuptiale avec leur conjoint spirituel.

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Irénée comme conscient21. Dans la perspective eschatologique qui est ici celle de la parabole, mais aussi celle de la théologie d’Irénée, l’expression finale : « fait don gratuitement de l’accès à lui-même », « gratis donat ad eum (= ad se) ingressum »22 apporte un élément supplémentaire, dans la mesure où la dimension herméneutique se trouve alors dépassée : le langage clair de Jésus ne procure par seulement le sens des récits paraboliques mais, au-delà, donne accès à ce qu’il est en lui-même, à la connaissance de sa personne en même temps qu’à l’accès en sa présence. D’ailleurs, Jésus se présente chez Jean comme la vérité vivante (Jn 14, 6, voir AH III, 5, 2 etc.). Irénée détourne le terme « thalamos » de son sens religieux gnostique23, il suggère que ce qui, selon les Valentiniens, devait les conduire jusqu’au salut spirituel, en réalité les en exclut. L’enjeu est en effet sotériologique, dans la mesure où la connaissance répandue par Jésus est aussi source de salut, d’un salut universellement proposé. Pour quel motif alors, selon Irénée, le Sauveur des Valentiniens pratique-t-il l’élitisme? « Est-ce que par hasard, écrit-il, il craindrait que beaucoup ne soient sauvés, si davantage d’auditeurs avaient entendus de manière directe ce qui relève de la vérité ? » (IV, 35, 1) 24.

De ce fait, l’adhésion profonde et intègre à la vérité révélée est plus fondamentale que la science hasardeuse:

« A cet ordre des énoncés adhèrent de nombreuses nations barbares parmi ceux qui ont cru dans le Christ, possédant le salut écrit, sans papier ni encre mais par l’Esprit-Saint dans leurs cœurs […] Ceux qui ont accordé foi à ce contenu sans passer par les lettres, sont certes barbares eu égard à notre langue [le grec], mais quant à leur volonté, leurs coutumes et leur mode de vie orientée par la foi, ils sont d’une très grande sagesse et plaisent à Dieu » (AH III , 4, 2). Irénée, en posant qu’ « il vaut mieux rester simples et peu savants et s’approcher de

Dieu par la charité qu’être trouvés blasphémateurs à l’égard de son Seigneur, en paraissant savants et expérimentés », précise néanmoins aussitôt que, quand Paul déclare : « la science enfle, la charité construit » (1 Co 8, 1), il n’a pas en vue l’authentique science de Dieu - celle que nous pouvons avoir « firmam et veram » selon le théologien -, car en ce cas, dit Irénée, « Paul se condamnerait lui-même », mais il vise seulement la « pseudo-connaissance » dont parle la première à Timothée (1 Tim 6, 20). Irénée distingue donc entre la science sans charité qui enfle, et la science avec charité qui construit. Il y a là la découverte de la double portée de la notion de vérité, à l’interface d’une procédure rationnelle capable d’aboutir aussi bien à une première connaissance de Dieu ainsi qu’à des critères herméneutiques sûrs et de la réception du témoignage scripturaire, apostolique et prophétique puisque c’est « par celui-ci [le témoignage des                                                                                                                21 A terme, le mouvement de se détourner de la source de lumière peut devenir invétéré, au point d’être assimilé à une infirmité : « ceux qui ne croient pas et annulent Dieu, il les aveugle, à l’instar du soleil, sa créature, pour ceux qui, du fait de quelque infirmité des yeux, ne peuvent contempler sa lumière, mais à ceux qui croient et le suivent, il procure une plus grande et plus pleine illumination de l’esprit » (IV, 29, 1). 22 Malheureusement, nous ne disposons pas pour ce passage d’un texte grec, mais seulement d’une traduction latine, certes fidèle, mais parfois agrammaticale. 23 La chambre des époux ou « thalamos » est l’espace interne le plus reculé, le plus secret et le mieux protégé de la maison antique, cf. Xénophon, Economique IX, 3. Le terme « thalamos », « chambre nuptiale » désignait chez les Valentiniens (et sans doute aussi d’autres familles gnostiques) l’union définitive de l’homme spirituel (« pneumatique ») avec son ange dans le Plérôme, c’est-à-dire l’accession au salut par une union scellée en un « lieu clos » à caractère confidentiel. Il ne figure pas dans la parabole de Matthieu, mais est à l’évidence apparenté sémantiquement avec l’expression de Mt 25, 10, « la [salle des] noces ». 24 Le bon maître n’est pas « jaloux » de son enseignement et le diffuse largement, selon AH IV, 1, 2, SC 100, p. 394-396.

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Apôtres] que nous connaissons la vérité, c’est-à-dire l’enseignement du Fils de Dieu » (AH III, 1, 1). De ce fait, la principale règle herméneutique est de savoir adhérer à la vérité – pour l’homme simple – et, pour celui qui en a les moyens, d’être en mesure de rendre compte en outre de la beauté de « ce qui a été bien dit » (AH, Préface, 1).

Agnès Bastit Université de Lorraine, Institut universitaire de France

NB. La problématique de l’herméneutique et de la théorie de la méthode d’Irénée,

bien présente dans le monde anglo-saxon, est peu représentée dans la littérature francophone, et il n’existe pas, à ma connaissance, d’étude abordant directement cette question.