Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris...

14
Sous-direction des espaces protégés et de la qualité architecturale Direction de l'architecture et du patrimoine Ministère de la culture et de la communication 8, rue Vivienne Paris 75002 et Plan urbanisme construction architecture Consultation de recherche « Qualités architecturales. Significations, réceptions, positions » Recherche suivie par Danièle Valabrègue, Roger Perrinjaquet et Rainier Hoddé Contrat du 17 novembre 2000 08/03 août 2003 L’ invitation au voyage Import-export d'architectures du logement en Europe Jean-Michel Léger avec la collaboration de Sophie Rousseau et de Benoîte Decup-Pannier Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris

Transcript of Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris...

Page 1: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

Sous-direction des espaces protégés et de la qualité architecturale Direction de l'architecture et du patrimoine

Ministère de la culture et de la communication8, rue Vivienne Paris 75002

et Plan urbanisme construction architectureConsultation de recherche « Qualités architecturales. Significations, réceptions, positions »

Recherche suivie par Danièle Valabrègue, Roger Perrinjaquet et Rainier Hoddé

Contrat du 17 novembre 2000

0 8 / 0 3a o û t 2 0 0 3

L’invitation au voyageI m p o r t - e x p o r t d ' a r c h i t e c t u r e s d u l o g e m e n t e n E u r o p e

Jean-Michel Légeravec la collaboration

de Sophie Rousseau et de Benoîte Decup-PannierIpraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris

Page 2: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

Introduction Construire des logements à l'étranger, une situation toujours paradoxale 7

1ère partie Problématique : bénéfices et coûts du franchissement des frontières 10

1. Une posture compréhensive 102. Singularité/généralité des œuvres architecturales 11

2.1. Jeu et créativité 11

2.2. L'intention dans l'espace des possibles 11

3. La question de l'identité architecturale 124. La question de la soumission/dérogation aux conventions et aux règlements 13

Hypothèse A : l'architecte étranger a carte blanche

Hypothèse B : l'architecte étranger se coule dans les normes

5. La question de la continuité/rupture dans la carrière professionnelle 14Hypothèse C : la perte (d'une illusion) aussi forte que le bénéfice

6. Continuité/rupture dans les thèmes architecturaux 147. Le choix du corpus (architectes et opérations) 158. Déroulement des enquêtes 16

8.1. La commande : les raisons des maîtres d'ouvrage 16

8.2. La conception et la réalisation : les architectes 17

8.3. Réception : les habitants, la critique 17

2ème partie Etrangers aux Pays-Bas 18

1. Les trois interventions de Álvaro Siza à La Haye 181.1. Un Portugais aux Pays-Bas 18

1.2. Concertation, conception, réalisation 20

a. Á. Siza, master planner des quartiers de Schilderswijk (1985) et Doedijnstraat (1989)

b. Á. Siza concepteur de 106 logements collectifs à Schilderswijk (1985-1988)

c. 238 logements individuels et collectifs, Doedijnstraat (1989-1993)

d. Deux maisons à Van der Vennepark (1985-1988)

e. Le partage des rôles entre architectes

1.3. La Haye dans l'œuvre de Siza : du « hollandais plus que parfait » 27

2. La petite tour d'habitation de Henri Ciriani à La Haye 312.1. Un Festival du Logement, un promoteur 31

2.2. La tour, passage obligé 35

2.3. Acheter et habiter 41

a. Les habitants d'une « maisonnette »

b. Un habitant d'un appartement de plain-pied

3. La « maison urbaine » d'Edith Girard à La Haye 443.1. Séduite (Festival), évincée (chantier), mais pas trahie (projet) 44

3.2. Louer et habiter 51

Table des matières

Page 3: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

Rue de la Roquette, Paris XIe (Diener & Diener)

L'évolution du R+7 entre février 1993 et juillet 1994 IEvolution des façades, février 1993, janvier 1994, juillet 1994 IIUn quatre-pièces sur jardin et sur cour IIIUn cinq-pièces sur rue et sur cour IVUn quatre-pièces sur rue et sur jardin VUn trois-pièces sur jardin VIUn quatre-pièces sur rue et sur jardin VII

Rue des Suisses et rue Jonquoy, Paris XIVe (Herzog & de Meuron)

Un trois-pièces sur rue et sur cour VIIIUn trois-pièces sur cour IXUn trois-pièces sur cour XUn quatre-pièces sur rue et sur cour XIUn deux pièces sur rue XIIUn quatre-pièces sur jardin et sur cour XIIIUn quatre-pièces sur jardin et sur cour XIVUne maison dans la cour XV

6

Table des illustrations hors-texte

Page 4: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

« Paris s'exporte ». En 1995, l'exposition et le catalogued'André Lortie (1995a) montraient le succès de l'exportationdu savoir-faire des urbanistes et des architectes parisiens dèsle XIXe siècle, en Europe et dans les Amériques, sans compterl'urbanisme et l'architecture français outre-mer - redécouvertseux aussi par plusieurs expositions et publications (Culot,Thiveau 1992 ; Cohen, Eleb 1998) - , que leur statut colonialrange néanmoins à part. Toutefois, à l'exception de Christiande Portzamparc, appelé en 1992 au Japon dans la cité nou-velle de Fukuoka, aucun des programmes mentionnés (Lortie1995b) n'était une opération de logements. Depuis, on pour-rait ajouter Jean Nouvel à Tokyo, Vienne et Bregenz ainsiqu'une poignée d'architectes d'Europan1, mais l'un deschampions français de l'exportation, Jean-Marie Charpentier,construit en Chine un opéra, une université, des bureaux, deshôtels, des centres commerciaux, projette des villes nouvelles

Construire des logements à l'étranger, une situation toujours paradoxale

7

Introduction

dont la taille ferait pâlir Rem Koolhaas et dont il définit desîlots-types (Clément 2003)2. Mais il n'y construit pas d'immeu-bles d'habitations. En titrant « Paris importe », on pourraitaujourd'hui répertorier, principalement grâce à la RIVP(Gravelaine 1999), les œuvres de Charles Vandenhove (ruedes Abesses), Renzo Piano (rue de Meaux), Aldo Rossi(avenue Jean-Jaurès), Livio Vacchini (rue Albert), MassimilianoFuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette) ouHerzog & de Meuron (rue des Suisses).

Ces opérations sont pourtant une petite goutte d'eau dansle département de la Seine ; élargie au pays tout entier, la

J. Nouvel, logements et bureaux, Bregenz (Autriche), 1999

J. Nouvel, logements et bureaux, Bregenz (Autriche), 1999

Page 5: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

seulement vu se construire la cité universitaire du boulevardJourdan (1920-1960)5.

Pour construire des logements à l'étranger, il faut soit béné-ficier d'une bonne notoriété, soit être invité à une exposition,la seconde condition étant soumise à la première. Pourtant,les motifs de prestige n'ont pas toujours été les seuls argu-ments de ce genre de commandes. A la fin des annéessoixante-dix, l'avance des pays du Nord, en ce qui concernel'architecture domestique a justifié que des architectes belges,hollandais, suisses, finlandais soient appelés par des promo-teurs de maisons individuelles dans les villes nouvelles et dansles nouvelles zones pavillonnaires telles que le Val d'Yerres(Essonne), où la SCIC commanda au Suisse Jacques Bardet,aux Danois Hoff et Windige, au Finlandais Heikki Sirén6 desprogrammes de maisons en accession à la propriété. Ce quin'empêchait pas Michel Benoît, de l'équipe belge AUSIA, deregretter que l'on fît appel aux Belges pour construire enbrique comme on ne savait plus le faire en France7. Les villesnouvelles ont également permis l'entrée en France de RicardoBofill, bien que son projet de « Petite cathédrale » pour Cergy-

8

R. Piano, rue de Meaux, Paris-XIXe, 1991

L. Vacchini, rue Albert, Paris- XIIIe, 1993

goutte serait à peine plus grosse car, en ce qui concerne laconstruction de logements, la France, championne euro-péenne des concours, ayant inventé Europan, n'est aujour-d'hui qu'une modeste terre d'accueil des étrangers, à peineplus nombreux pour les hôtels de département, les média-thèques ou les palais de justice. Il était pourtant permis depenser que, dans la seconde moitié du XXe siècle, l'internatio-nalisation des doctrines modernes et ce que l'on appelleraplus tard la mondialisation des échanges multiplieraientl'import-export de la commande d'architecture, y compriscelle du logement, tout au moins en Europe, après l'ouvertureproclamée des frontières. C'est d'ailleurs en Allemagne qu'estnée et qu'a été renouvelée l'idée d'exposition d'architecturedu logement : Weissenhof Siedlung3 à Stuttgart en 1927,Interbau à Berlin en 1957, Internationale Bauaustellung (IBA)à Berlin encore à partir de 1976, Documenta Urbana4 à Casselen 1982. Et c'est aux Pays-Bas qu'un élu de La Haye lance en1985 l'idée d'un Festival du logement (Woningbouwfestival)pour fêter le deux cent millième logement construit dans la villedepuis 1945. Dans l'ordre de telles manifestations, Paris a

R. Bofill, L'Arc et le Palacio d'Abraxas, Marne-la-Vallée, 1978-1984

Page 6: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

Pontoise ait été refusé, en 1972, par un Michel Poniatowskipeu ouvert à la modernité8 ; la même année, Bofill obtint ledeuxième prix au fameux concours d'Evry (présenté avecl'AUA). Expulsé des Halles en 1978 après y avoir été invitéquatre ans plus tôt, R. Bofill put enfin construire en France, enentreprenant le « Versailles pour le peuple » à Saint-Quentin-en-Yvelines (1974-1980), puis le Palacio d'Abraxas, l'Arc et leThéâtre à Marne-la-Vallée (1978-1984), avant que ManoloNunez-Yanowsky, n'y construise le tout aussi spectaculaireensemble des Arènes de Picasso. Ce qui permit ensuite auxdeux Catalans de réaliser en France, chacun de leur côté,d'autres nombreux projets. Dans des villes nouvelles en quêted'identité, Bofill était passé maître pour « sonder l'inconscientarchitectural des Français » (Garcias 1987 : 23) et pour offrirson savoir-faire multiple, depuis la mise au point du bétonarchitectonique jusqu'au plan-média, en passant par unearchitecture qualifiée, selon l'humeur, de populaire ou depopuliste, post-moderne dans tous les cas.

Comme freins à l'importation-exportation de l'architecturedu logement, on invoque généralement le protectionnisme del'ensemble du secteur de la construction, qui touche autant laconception que la réalisation ; on pointe les différences cultu-relles en terme de modes d'habiter, de règles administratives,de savoir-faire constructifs ; on rappelle les contraintes de

9

l'éloignement, nocif au dialogue avec le maître d'ouvrage etl'entreprise. Ces raisons vont suffisamment de soi pour qu'ilsoit légitime de se demander dans quels cas elles sontdépassées malgré tout, au-delà des motifs de prestige (côtémaître d'ouvrage) et de la nécessité de travailler (côté archi-tecte). Il est par exemple surprenant que des Néerlandais, quipeuvent se prévaloir de compter chez eux parmi les meilleursarchitectes du logement en Europe, aient fait appel auPortugais Álvaro Siza pour rénover un quartier dégradé de LaHaye. Les publications se sont accordées à dire qu'il s'agissaitde profiter des expériences de participation menées à Portopar Siza dans les opérations de relogement, conduites aulendemain de la Révolution de 1974. Un tel argument nous asemblé insuffisant. Le renversement du cliché Nord-Sud, leSud venant au secours du Nord pour répondre à un problèmeurbanistico-social, voilà qui méritait d'être interrogé de plusprès. Les motifs de la commande éclaircis, il reste à savoircomment sont dépassées les contradictions de la situationd'import-export - le prestige versus la déception, parexemple. Enfin, à l'intérieur d'un questionnement sur la défini-tion de l'architecture et des qualités architecturales, le cœurde la recherche reste l'interrogation sur la manière dontl'architecte produit le projet dans la singularité de la situationet de ses contradictions.

R. Bofill, Les Arcades du lac, Saint-Quentin-en-Yvelines, 1974-1980

Page 7: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

Les qualités architecturales des projetsexportés

L'architecture suisse, une architecture (pas) commeles autres

Si une certaine architecture bâloise peut paraître aussi chi-miquement pure que l'industrie qui assure la fortune de larégion, il ne s'agit que d'une infime minorité remarquée par lacritique ou par le visiteur avisé, ce qui n'est pas sans rassurercelui-ci quant à la médiocrité moyenne de son propre pays60.J. Lucan (2001a) dit cependant trouver chaque année dans laproduction suisse dix maisons individuelles remarquables, cequi, pour les six millions d'habitants que compte laConfédération, représenterait en France cent maisons, quel'on aurait bien de la peine à trouver, en dépit du mouvementrécent (Périphériques, etc.) d'implication des architectes dansla maison individuelle, qui demeure encore périphérique,précisément. Quelle que soit donc sa part dans la productionglobale, il est certain que la crème de l'architecture suisse fascinenombre d'architectes - notamment parmi les enseignants etles étudiants, comme si la pureté était un idéal avant lesrenoncements de la réalité du métier -, mais que ce sont lesmêmes raisons qui contribuent autant à l'idolâtrer qu'à s'endétourner. C'est pourquoi l'importation - terme certes improprepour désigner des projets d'architecture conçus à l'extérieurdu territoire d'accueil mais, à la différence des produitsmanufacturés, conçus de manière unique pour un terrainspécifique - est loin d'être consensuelle, ne serait-ce que pourdes motifs identiques, de nature protectionniste, prévalantcontre l'importation de produits manufacturés. Le minimalismede l'architecture suisse alémanique, cette « reconnaissance de

la banalité et de la quotidienneté, [qui lui] donne sa poésie etson éloquence » (Rahm, Robert 1995 : 61), est loin de fairel'unanimité chez les maîtres d'ouvrage, dans la critique etdans l'administration, l'attribution de l'Equerre d'argent àl'opération de la rue des Suisses n'ayant pas sonné le cessez-le-feu, bien au contraire. Ainsi, les choix de la RIVP en faveurde Massimiliano Fuksas, de Diener & Diener ou d'Herzog & deMeuron ne vont-ils pas dans le sens de la facilité, malgré lejugement hâtif souvent por té sur l'attitude élitiste deM. Lombardini.

La soumission à la ville (Á. Siza à La Haye, Diener &Diener à Paris et à La Haye)

Le rapprochement entre A. Siza et Diener & Diener ne vautque pour leur manière d'avoir répondu à une invitation enterre étrangère : sans faire de bruit. Ce qui ne signifie pas« sans conviction ». A partir de quoi, les relations avec la com-mande, les maîtres d'ouvrage, le terrain, les habitants sonttellement différentes qu'elles n'ont pas lieu d'être comparées.

C'est par respect autant envers la ville historique qu'enversl'avant-garde hollandaise des années 20 que, débarqué à LaHaye au début des années 80, Siza n'y a pas dessiné lesmêmes projets rationalistes épurés que ceux qu'il avait cons-truit auparavant au Portugal (Bouça, São Vitor, Évora), nimême n'a repris la rencontre étonnante entre le rationalismeet le baroque à Berlin-Kreuzberg (« Bonjour Tristesse »). Lamodernisation des typologies du XIXe siècle et le traitement àpeine monumental des angles font des projets de Siza à LaHaye un moment à part dans son œuvre, tout comme lareconstruction du Chiado à Lisbonne (1988-1998) : attitudetrès respectueuse d'un quartier très emblématique, que Siza

Conclusion

129

Page 8: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

semble traiter avec la discrétion de l'architecte de Porto tra-vaillant pour la première fois à Lisbonne. Siza semble prendretrès au sérieux la notion d'échelle, ce qui explique peut-être laforte personnalité de l'immeuble de Berlin et des deux maisonde La Haye (Van den Vennepark) contre la soumission à la villedans la rénovation des deux quar tiers de La Haye(Schilderswijk et Doedijnstraat).

L'interprétation de l'urbanité, parisienne cette fois, est pluspersonnelle chez Diener & Diener, dont la composition autourd'une cour, pour solennelle qu'elle soit, produit un lieu fédérateurpour les habitants. L'hommage à un résistant peut malheureu-sement être confondu avec la proximité du Père-Lachaise etsurcharger la cour d'une gravité déjà exprimée par la non-expressivité, si l'on peut dire, de l'architecture de Diener &Diener, et appuyée par l'emploi d'une pierre blanche qui netient cependant pas ses promesses. La double peau depierres autoportantes mise au point par Bouygues ne cacheplus ses rides qui la fond vieillir prématurément ; les fissuresdans les joints de ciment et le décollement des joints de sili-cone font apparaître comme une tricherie cette façade enpierre au final moins digne qu'une façade en pierre collée.

Ce n'est toutefois pas pour ces raisons que ces façades enpierre n'ont convaincu ni l'administration, ni la critique nicertains habitants, c'est parce qu'il était attendu que cettepierre soit travaillée, comme le permet et comme le justifiel'emploi de la pierre, qui reste ici lisse comme les murs debéton qu'elle recouvre. La façade lisse rappelle, en effet,beaucoup trop l'architecture pauvre des faubourgs ; or mêmel'Est du XIe arrondissement n'était pas historiquement un fau-bourg, et il est donc permis de se demander, avec EricLapierre (2002), où est la légitimité de construire aujourd'huidans Paris-capitale une architecture néo-faubourienne. Lemalentendu n'a pas été levé, car l'architecture de Diener &Diener, faussement modeste et contextuelle, cherche en réalitéà transcender son contexte et à atteindre l'universel. La failleet la cour de la Roquette le démontrent davantage que lesfaçades sur rue, plus univoques.

En revanche, les ABF ont eu raison de faire abaisser d'unniveau le bâtiment le plus haut sur la rue, bien que l'on puissepenser qu'ils ont eu tort de faire modifier le format des fenê-tres (redessinées par Bouygues, en réalité), tant leur géomé-trie et leur rapport aux pleins de la façade est essentielle dansl'architecture de Diener & Diener, ainsi que le montrent tousleurs projets bâlois61. Les fenêtres de format 2 : 1 initialementsoumises étaient plus pertinentes, y compris pour des loge-ments ; le compromis réalisé, avec ses ouvertures ni horizon-tales ni verticales, est une erreur.

Loos, Neue Sachlichkeit, Tessenow : du côté des culturesgermaniques, la soumission à la ville a eu ses théoriciens etses praticiens. En comparaison, Perret semble art-déco, etl'on est encore loin en France de voir réhabilités tous lesmodernes-classiques de l'avant et de l'après-guerre(Camelot, Faure-Dujarric, Laprade, Pouillon), classés commemondains et réactionnaires. La posture de Diener & Diener acependant un écho à Paris du côté de Patrick Berger, qui, lepremier, a montré un chemin (rue Quincampoix, avenue deFlandre) emprunté aussi par Yves Lion (quai Henri-IV, rueLiancourt, rue Francoeur/rue Marcadet), par Odile Seyler (ruedes Lyanes, passage Josseaume, cf. Lapierre 2002a), parJanine Galiano, Philippe Simon et Xavier Ténot (rue Gasnier-Guy, rue des Ardennes), etc. L'éloge de la banalité prononcépar ces architectes ne suppose pas moins une intensité d'écri-ture et une mise en valeur de certains acquis modernes quiproduisent des œuvres très différentes de celles de leursconfrères revendiquant le pastiche.

130

Yves Lion, logements pour la Garde républicaine, quai Henri-IV, Paris IVe, 1994-1998

Page 9: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

La leçon du projet parisien de Diener & Diener porte ainsiprincipalement sur la composition urbaine des bâtiments (ledispositif de la faille et de la cour) et sur les typologies deslogements, pour lesquelles une enquête plus systématiquereste à faire, couplée éventuellement avec une évaluation deces typologies en Suisse, compte tenu que la différence dessurfaces de références entre les deux pays renvoie à celle desniveaux de vie. Les deux immeubles d'Amsterdam prennentplace dans un site où l'architecture de Diener & Diener estdavantage à sa mesure, où la prise en compte du contexteexige moins de connaissances et moins de proximité dans l'é-criture du projet. Certaines typologies étonnantes (celles dubâtiment « Hoogwerf », aux trois pièces en enfilade de 110 m2),acceptées par un promoteur privé, s'expliquent par le fait quele marché hollandais du logement a pris acte que les ménagesavec enfant représentent aujourd'hui moins de la moitié desménages. Le dynamisme et l'inventivité du secteur du loge-ment hollandais font regarder avec compassion la situationfrançaise, au logement social anémique et au logement privétoujours dominé par le kitsch (Lucan 2001b).

L'exposition d'une modernité tempérée (H. Ciriani etE. Girard à La Haye)

Les deux bâtiments d'H. Ciriani et d'E. Girard sont fondusdans le paysage néo-urbain de ce catalogue qui égrène sur unkilomètre et demi de long un échantillon de l'architecture desdernières années 80. Rien ne les distingue vraiment de leurentourage, rien ne les signale au passant, qui notera à peinela ligne des fenêtres en longueur et la couleur des façades(Ciriani) ou les balcons suspendus (E. Girard). La différenceest à l'intérieur, dans le hall et les terrasses de Ciriani, dans ladistribution des trois-pièces de 85 m2 d'E. Girard.

La critique s'est montrée discrète sur ces œuvres, pas assezreprésentatives de leurs auteurs sans doute - et puis c'est àAmsterdam que l'on va voir l'architecture contemporaine, pasà La Haye… Les tours jamais construites de Ciriani à Nimègueet Groningue avaient appelé davantage de commentaires.Pourtant, la petite tour d'habitation de Ciriani s'inscrit parfai-tement dans son œuvre : les thèmes du hall monumental, dela terrasse assurant la liaison entre les corps de bâtiment,ceux du séjour de double hauteur, de la fenêtre en longueursont travaillés et renouvelés compte tenu des contraintes dela commande et de la réglementation thermique. L'immeubled'E. Girard semble davantage hors parcours, parce que lesconditions exceptionnelles de la commande (des trois-piècesde 85 m2) ne pouvaient pas se reproduire dans le secteur dulogement social parisien et banlieusard où elle excelle. Le

dispositif du séjour distribuant les chambres est cependantrepris dans certains logements de la rue des Vignoles (Paris-XXe), amélioré car complété par un sas précédant les chamb-res, ce qui aurait dû être fait à La Haye aussi, si les conditionsde projet particulières du Woningbowfestival n'avaient pasinterdit le dialogue avec un maître d'ouvrage inexistant.

Nouvelle contextualité, nouvelle « privacité »(Herzog & de Meuron à Paris)

Comme l'opération de la rue de la Roquette, la rue desSuisses et la rue Jonquoy divisent davantage la profession etl'administration que les habitants, ce qui signifie que, dans cesdeux cas, il n'y a pas d'opposition entre une réception cultivéeet une réception populaire, contrairement à ce qui caractéri-sait souvent l'architecture innovante des décennies précédentes(Eleb, Châtelet 1997 ; Léger 1990, 2002). La propositiond'Herzog & de Meuron nous semble répondre aux questionsque posait déjà Fritz Neumeyer en 1994 : « Quelle confiancel'architecture peut-elle aujourd'hui conserver en elle-même ?Qu'est-ce qui aujourd'hui encore se prononce en "faveur" del'architecture ? Comment - par quels moyens - peut-elleétendre et renouveler les possibilités de perception du mondequi sont les siennes, de façon que ces dernières constituentun mode d'expression artistique adapté à notre temps ? »(Neumeyer 1994 : 34). Il n'y a évidemment pas de raison pour

131

Odile Seyler, logements, passage Josseaume, Paris-XXe, 2002

Page 10: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

que les plus maximalistes des minimalistes suisses fassentconsensus auprès de la critique, ne serait-ce que parce queleur succès agace et n'a pas besoin du soutien de nouveauxcommentaires. Cependant, le peu que nous pouvons apporterau débat sur la réception d'une œuvre des désormais trèsmédiatisés Herzog & de Meuron est la position des habitantsqui, pour n'être pas le discours ultime tenu sur les œuvres(voir en introduction), est néanmoins un discours de réfé-rence. Or, que disent les habitants, en tout cas ceux que nousavons rencontrés ?

En traduisant leurs propos, ils ne disent pas autre choseque l'architecture de la rue des Suisses représente bien « unmode d'expression artistique adapté à notre temps ». Lapliure verticale des façades et, à une autre échelle, celle desvolets d'aluminium jouant de l'intérieur aussi avec la lumière,l'horizontalité et les courbes du bâtiment de bois (commecelles d'un meuble), la matérialité (béton apparent, métal,bois brut et bois verni, verre) et, en contrepoint, la végéta-lisation de la cour et des façades, sont reçues selon les caté-gories de la beauté plastique. Cette perception n'annule pasla déception devant les piètres finitions ni l'agacementdevant l'étroitesse des balcons dans les bâtiments sur rue.Selon la balance de ces éléments et selon la position deshabitants dans le champ des valeurs et des biens culturels,la gratification par la distinction de cette architecture peucommune est plus ou moins forte. Les critiques les plus hostilesont raison de se méfier, car les bâtiments d'Herzog & deMeuron exercent une véritable séduction, donnent unauthentique plaisir capable de détourner les habitants desenjeux sociaux… Certains peuvent s'indigner que Herzog &de Meuron, en dépit des économies réalisées sur le projetinitial, aient bénéficié de moyens élevés, mais il ne suffit pasde mettre 37 millions de francs [5,6 millions d'euros] à ladisposition d'un architecte pour qu'il réalise une œuvred'une exigence équivalente. C'est pourquoi, contrairement àF. Edelmann, pour qui la rue des Suisses ne « paraît pasappartenir au meilleur du catalogue des deux Suisses »(Edelmann 2002), nous plaçons ce projet au rang des réali-sations bâloises du bureau, compte tenu de la différence, àl'époque, entre la valeur du franc suisse et celle de notrefranc national.

Herzog & de Meuron prennent par ailleurs une longueurd'avance sur une tendance durable : le resserrement desrapports entre ville et nature. L'introduction de la naturedans la ville n'est pas une nostalgie de la campagne, mais laredécouverte d'un lien avec une culture spécifique du jardinurbain et une culture du vivant, l'une et l'autre participant à

un intérêt pour le paysage autant partagé par ces architec-tes que par les habitants, tout particulièrement ceux de laclasse moyenne aisée du quatorzième arrondissement (Caille :2002). Enfin, pour E. Lapierre, la grande leçon parisienne dela rue des Suisses est que le projet définit un nouveau rapportau contexte, qu'il nomme « activiste » (Lapierre 2000 : 135).D'une part, en montrant, dès le concours, que deux de leursréalisations bâloises pouvaient être reproduites à Paris, lesdeux architectes voulaient démontrer la relativité de toutcontexte : « Au lieu de dissoudre leur architecture dans uneimpossible continuité comme les autres candidats duconcours, ils assument la dimension universelle, "délocalisée",de leur projet qui repose avant tout sur des questions archi-tecturales […] » (ibid.) ; d'autre part, la manière dont lesimmeubles respectent la topologie du site, en s'alignant sur larue et en se posant dans la cour et sans toucher aux héber-ges, introduit de nouveaux rapports entre l'architecture et laville, « entre la continuité pittoresque de l'architecture urbaineet la dislocation de la ville par les modernes » (ibid.).

Ainsi, contre la pensée dominante sur la ville, est-il importantde soutenir que la dimension universelle d'une interventioncomme celle de la rue des Suisses échappe à une visionétroite de la continuité urbaine tout en respectant les rapportsfondamentaux entre la rue et la cour et entre l'espace publicet la vie privée.

Pour ou contre le « plan bâlois »Les observations de la RIVP sur les plans de la rue de la

Roquette ont amélioré la distribution des logements, tout enpermettant de tester les principes énoncés par Diener &Diener : tendance à l'équivalence de la taille des pièces,distribution par couloir conduisant au séjour après les cham-bres, soit une inversion de la partition jour-nuit à la française.La démonstration du rôle du couloir comme espace à usageet comme séquence de découverte du logement impliquecependant de grandes surfaces, ce qui n'est pas possibledans le logement social parisien, fût-il « intermédiaire »,dépourvu de surcroît de tout espace de rangement dans ethors (cave) le logement. Un couloir aussi grand qu'une piècene remplace pas celle-ci et l'inclusion de la circulation dansun côté du séjour, selon un schéma courant, est une meilleuresolution. En revanche, l'augmentation de la dimension deschambres et la limitation de celle du séjour est une directionà travailler dans une perspective d'individualisme croissantdes usages dans le logement (décohabitation tardive desenfants, travail - voire télé-travail -, vidéo-TV, cf. Bellanger2000). Cette alternative ne pourra donner lieu qu'à de petites

132

Page 11: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

expérimentations, car il serait bien sûr absurde de substituerun anti-modèle au modèle jour-nuit. La dynamique de nouvel-les recherches et expérimentations sur les typologies du loge-ment doit s'inscrire dans les actions en faveur de l'architecturedont les maîtres d'ouvrage les plus avancés ont toujours étéle moteur. Il faudra bien sortir par le haut du déclin que laFrance connaît depuis plusieurs années car le secteur du loge-ment est un des secteurs les plus plombés par la « crise desbanlieues » d'un côté, par celle de l'investissement de l'autre.Des efforts massifs dans la qualité architecturale de l'habitatcollectif et intermédiaire constituent l’une des manières derelancer la construction de logements en ouvrant de nouveauxhorizons du côté de la demande.

Les maîtres-censeurs ès qualité architecturale(architectes-voyers, ABF…)

On a vu à propos des immeubles de Diener & Diener que cequi pouvait apparaître comme le plus « intégré » à la rue de laRoquette, selon le mot-clef de la bonne architecture, étaitcondamné par les donneurs d'avis comme manquant d'ex-pression. De l'expression, ils en ont eu rue des Suisses et,finalement, c'est ce qu'ils ont préféré. Car énoncer que l'archi-tecture de la rue des Suisses est intégrée au paysage du quar-tier est une belle antiphrase, dont Herzog & de Meuron ontbien eu raison de jouer dans leurs différents argumentaires.Comment ne pas être choqué par le fait qu'ils ont eu beaucoupmoins de difficultés avec les administrations que Diener &Diener ? A la lecture des arguments proprement insultantsproférés à l'encontre du projet de la rue de la Roquette (« Lafaçade sur la rue de la Roquette, particulièrement morne etsans animation, et les façades intérieures qui présentent lamême indigence, mériteraient un aspect plus soigné », cf. supra)et compte tenu de tout ce que la Ville et les ABF laissent seconstruire dans Paris, on doit s'interroger sur ce qui était enjeu - la Médaille d'or attribuée à Roger Diener en juin 2002 parl'Académie d'architecture apparaissent comme une manièrede laver l'affront infligé par l'académisme quelques annéesplus tôt. En effet, si Paris était comme toutes les villes histo-riques italiennes verrouillées par la Soprintendenza, dans les-quelles rien de contemporain n'a été construit depuis qua-rante ans, la règle serait la même pour tous, ce qui représen-terait l'accomplissement de la démocratie. Mais, et c'estd'ailleurs heureux, la France est là-dessus beaucoup moinstatillonne que l'Italie, et si nul ne connaît la règle en ledomaine, c'est bien parce qu'elle n'existe pas. Alors, discré-tionnaire, arbitraire, marchandée ? La demande de permis deconstruire est en fait un moyen de négocier le projet dans ce

jeu qui ne connaît d'autre règle que celle de parvenir à unaccord. La situation bloquée, à l'italienne, est facile pourl'administration. A Paris, tout est possible, à condition de par-venir à toucher l'intime conviction de l'ABF et, d'abord, celle del'architecte voyer chargé de l'instruction du permis de cons-truire. Il n'y a pas de règle, mais il y a un jeu, et il y a desmanières de jouer, pour lesquelles le bureau Herzog & deMeuron était sans doute mieux préparé que celui de Diener &Diener.

Qualités architecturales : à qui profite l'importation d'architecture ?

Elus et maîtres d'ouvrageL'importation n'est pas toujours concluante. Il y a trente

ans, à Cergy-Pontoise, la collaboration de l'établissementpublic avec les architectes anglais Graham Shankland et OliverCox pour la conception de quartiers d'habitations individuellespopulaires inspirées par l'expérience anglaise s'était soldéepar un échec (Hirsch 1990)62. Et l’on a dit au début de cetexte que le projet de « Petite Cathédrale » de Bofill avait luiaussi échoué, ce qui n'a pas empêché les autres villes nouvellesd'accueillir les projets de plusieurs architectes étrangers. Lenombre de chantiers ayant chuté depuis, pourquoi les maîtresd'ouvrage iraient-ils chercher, aujourd'hui, des concepteursétrangers ?

Le cas, déjà ancien, de Siza invité à La Haye, s'explique parla volonté des élus d'innover dans les réponses architectura-les et urbaines et dans la manière d'assurer la concertationavec des populations immigrées. La situation de fragilité danslaquelle se trouve un architecte étranger est aussi un moyenpour le maître d'ouvrage de reprendre une influence disputéepar les autres partenaires du projet. Aux Pays-Bas en particu-lier, l'intervention de concepteurs étrangers permet decontourner la culture établie du consensus en ne leur attri-buant pas la mission de chantier, ce qui est certes la règlemajoritaire, quoique l'usage veuille que l'architecte soitconsulté pour les principales alternatives ; or, cet usage sembleêtre moins respecté lorsque l'architecte est un étranger. Semanifeste alors un écart dans la finesse des échanges inter-culturels ; la barrière linguistique abaissée, surgissent desdifférences dans la tenue des rôles, dans les manières denégocier et d'anticiper sur l'espace des possibles, dans la maî-trise des savoirs-faire techniques, etc., qui font naître danschacune des parties le sentiment de ne pas comprendre l'autreet offrent un prétexte pour abréger le dialogue.

133

Page 12: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

Déjà, plus encore que la distance culturelle, la distancegéographique n'arrange rien ; l'architecte étranger estnécessairement moins présent parce que sa rémunération necouvre jamais le surcoût de temps et d'argent consacrés auxdéplacements. Car les lois du marché sont telles que la plupartdes architectes, pour travailler dans des conditions toujoursprestigieuses a priori - surtout s'agissant de La Haye,Amsterdam ou Paris et pas de Laroche-Migennes (pardon auxhabitants de la cité bourguignonne) - acceptent la commandesans en mesurer les conséquences. C'est ainsi que LivioVacchini déclare qu’il aurait pris l'avion l'après-midi même dujour où il fut appelé par M. Lombardini pour construire deslogements rue Albert63, ce qui ne serait pas forcément le casaujourd'hui si le président de la RIVP avançait le même type deproposition à l'une des premières équipes néerlandaises.

Ne faut-il pas s'étonner d'une telle personnalisation du rôlede l'architecte au moment où la complexification des proces-sus de conception et de construction a tendance à partagerles compétences, et donc à réduire, de fait, le rôle de l'archi-tecte ? Non, parce que les maîtres d'ouvrage valorisent leurpropre rôle justement en survalorisant celui de l'architecte,considéré dans sa place conventionnelle d'homme de l'art(Biau 1998). Contre un certain sociologisme tendant àdémontrer - c'est sa vocation - le poids du collectif dans lapratique architecturale, il convient aussi de faire observer,d'une part, que la taille petite et moyenne des commandes delogements permet de perpétuer une pratique traditionnelle oùles relations interpersonnelles (notamment entre le maîtred'ouvrage et « son » architecte) conservent toute leur impor-tance ; d'autre part, que même la complexité des grands projetsn'empêche pas la personnalisation de leur écriture. Certes, àvoir la surenchère dans les projets de tours se voulant toutes« la plus haute du monde », leurs promoteurs achètent la griffede grands couturiers (Foster, Nouvel, Piano, Portzamparc,etc.) qui donneront à ces tours leur silhouette, avant l'entréeen jeu de la masse des ingénieurs et décorateurs qui se char-geront du reste, c'est-à-dire de l'essentiel. Toutefois, un aéro-port de Paul Andreu se distingue, y compris dans les détails,d'un autre de Renzo Piano et d'un troisième, plus impersonnel,de telle grosse agence internationale. Quant aux grands pro-jets d'Herzog & de Meuron, comment ne pas ressentir d'em-blée leur très forte identité ?

Architectes : l'invitation au voyage« Un autre pays me permet une liberté que je ne ressens

plus ici, car je n'aborde plus mes projets français avec lamême fraîcheur, comme si je connaissais d'avance la censure. »

Ces propos d'Henri Ciriani (in Devillers 1989 : 9) semblent uneréponse aux attentes des maîtres d'ouvrage néerlandais, quinous ont déclarés, presque mot pour mot, faire appel auxarchitectes étrangers pour ces raisons-là : la liberté, la « fraî-cheur », l'absence de censure. Y aurait-il donc convergenceentre architectes et maîtres d'ouvrage sur ce que chacunattend de l'autre ?

Autant le discours sur la création appartient typiquement auchamp sémantique des architectes, autant peut-on douter desa symétrie chez les maîtres d'ouvrage - on y reviendra. Nuldoute en revanche que l'invitation à l'étranger, outre la recon-naissance internationale qu'elle implique, apparaît à l'archi-tecte comme un voyage : une découverte, une nouvellejeunesse, un appel d'air, un sentiment de liberté, ainsi quel'exprime Ciriani. Il sera toujours temps, comme dans unvoyage, de découvrir aussi l'inhospitalité, l'incompréhension,d'autres manières de faire, des règles incompréhensibles, etc.

Les deux expériences de Diener & Diener à Paris et àAmsterdam illustrent à elles seules la diversité des situations.A Paris, inexpérimentés face à une situation urbaine inhabi-tuelle et aux réglementations parisiennes inconnues, ils affir-ment avoir été soutenus de bout en bout par la RIVP, qui adéfendu le projet à leurs côtés et avec laquelle ils entrete-naient de très bonnes relations. A Amsterdam, les règlesétaient bien moins nombreuses, mais ils se sont sentis trahispar le maître d'ouvrage, avec lequel les relations se sont avé-rées exécrables, la rotation du personnel dans l'entrepriseempêchant toute continuité inter-personnelle ; sans compterqu'ils avaient été à moitié choisis par le maître d'ouvrage surune liste d'architectes étrangers proposés par la Ville. Cesentiment de trahison est aussi exprimé par Ciriani et parE. Girard, mais eux subissaient les conditions particulièresd'une exposition d'architecture en dehors des règles du jeuhabituelles.

A Paris, la RIVP donne davantage carte blanche aux archi-tectes étrangers qu'aux architectes français, au prix de la mul-tiplication, par la suite, d'allers-retours afin de normaliser leprojet. La RIVP a ainsi accepté le plan bâlois, tant de Diener &Diener que de Herzog & de Meuron, quitte à l'amender par lasuite - elle a même accepté rue de la Roquette l'inclusion desWC dans les salles de bains, ce qu'elle n'aurait pas permis àun architecte français. Le barrage qui a suivi, de la part del'administration et des ABF, a été vécu par les architectescomme une épreuve d'autant plus surprenante que les déci-sions paraissaient arbitraires et venaient sanctionner ce quiaurait pu être anticipé si les règles avaient été connues. Enfin,si le chantier sonne comme l'heure de vérité, il sonne comme

134

Page 13: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

le glas quand l'architecte en est déjà écarté (Diener & Dienerà Amsterdam, H. Ciriani et E. Girard à La Haye). Ou bien ilsonne comme la messe de six heures du matin quand les rela-tions avec l'entreprise se durcissent (Diener & Diener à Paris ;Herzog & de Meuron à Paris). Les architectes néerlandais, parcontre, ayant l'habitude de travailler en étroite collaborationavec des ingénieurs, même si généralement ils ne dirigent pasle chantier, savent très bien ce qui est financièrement et tech-niquement possible et peuvent donc anticiper sur les choix dumaître d'ouvrage. Dans le cas des architectes étrangers,l'espace des possibles, qui semble a priori plus ouvert, se res-serre ensuite de manière souvent incohérente et imprévisible,si bien que l'écart entre les attentes et la réalité ne peut ques'accroître. En fin de compte, la somme des frustrations et desfrottements fait que, pour tous les architectes, chaque projetexporté n'est qu'une amère victoire.

Au moins, entre temps, auront-ils pu continuer à travaillerles thèmes architecturaux sur lesquels leurs intentions les pluspersonnelles sont guidées, car le projet exporté ne s'avèrepas être un obstacle à la démarche de continuité. Aucontraire, l'illusion de la liberté oriente vers les thèmes favo-ris qui ne peuvent pas toujours être exploités dans les projetsdomestiques. Pour Ciriani, les tours d'habitation (non cons-truites à Nimègue et Groningue) et plusieurs thèmes del'immeuble-villas (déjà pratiqués en France) trouvent une nou-velle application à La Haye. C'est à Paris que, en fait, Diener& Diener expérimentent véritablement le « plan bâlois » et c'està Amsterdam qu'ils proposent des logements flexibles commeils n'en ont jamais fait auparavant. Mais ce sont Herzog & deMeuron qui illustrent le mieux le processus de filiation-évolu-tion entre deux de leurs maisons bâloises et leur projet pari-sien, non pas dans un bégaiement, mais au contraire dans undépassement des références complété par un affinement desdispositifs d'occultation.

Habitants et autres publicsContrairement à ce que l'on pouvait penser, que ce soit à

Paris ou à La Haye, les habitants ne sont pas indifférents auxorigines de l'architecte de leur immeuble. S'il est vrai que, ruedes Suisses, il faudrait être sourd et aveugle pour ignorer quisont Herzog & de Meuron, l'intérêt pour l'architecte est lecorollaire de celui pour l'architecture. Au demeurant, cettequestion ne change rien à la manière d'évaluer son proprelogement, si ce n'est par un « peut-être fait-on comme ça enSuisse », de même qu'un habitant croyait que les étroitsjardins d'hiver aménagés par Ciriani à La Haye (en fait,

d'abord pour un double circuit de distribution des chambres)étaient typiquement français.

De manière générale, qu'est-ce qu'ont apporté les architectesétrangers ? Exactement ce qui leur était demandé, c'est-à-diredes dispositifs nouveaux capables de diversifier les manièresd'habiter. L'objectif est dans l'ensemble atteint dans tous lescas étudiés :

- dans les logements de Siza à La Haye à la partition hom-mes/femmes adaptée à la culture musulmane (sous réservecependant d'une vraie évaluation de ce dispositif) ;

- dans la petite tour d'habitation d'H. Ciriani à La Haye (hallmonumental, terrasses disposées comme de petits « jardinsde devant ») ;

- dans la maison urbaine d'E. Girard à La Haye (bien que, àla suite de la suppression des portes, les grands trois-piècesde 85 m2 ne puissent être habités par des familles) ;

- dans les très grands et flexibles trois-pièces de 110 m2 deDiener & Diener, à Amsterdam, (malgré des prestations insuf-fisantes pour ce programme de standing, le reproche étantdavantage porté, par les habitants eux-mêmes, au promoteurqu'aux architectes) ; la monumentalité des deux bâtiments debrique - surtout celle du bâtiment long - faisant de ces deuximmeubles des pièces significatives dans le nouveau paysagede l'ancien port ;

- les projets parisiens sont les plus contestés ; l'essentia-lisme de Diener & Diener a davantage été considéré comme dela « médiocrité » par l'administration et par la critique que parles habitants, lesquels s'appuient sur une expérience vécue dela cour et des logements, dont les tendances bâloises inédites(couloir, diminution de la hiérarchie entre les pièces) s'accom-modent cependant assez mal de la petite taille et du tauxd'occupation élevé des logements parisiens. En profitent doncseulement les familles les moins nombreuses, ce qui est le casdans le bâtiment d'Herzog & de Meuron dans la cour desSuisses, dont les privilèges sont amplifiés par la situation surcour et la séduction du bois des vérandas. L'exceptionnalitédu bâtiment sur cour ne peut pas faire école, mais pas nonplus celle des bâtiments sur rue, dont certaines contraintesd'habitabilité (mono-orientation sur rue, cuisines aveugles) nesont justifiées que par une densification au bénéfice du bâti-ment sur cour. On pourrait en revanche retenir la recherchesur des systèmes d'occultation à usage extérieur et intérieur,si leur mise au point ne semblait pas exclusivement réservéeà Herzog & de Meuron et aux moyens que leur renommée leurouvre. Car les habitants sont bien les premiers à profiter de la« starisation » des architectes, d'autant que celle-ci, loin

135

Page 14: Ipraus développement 78, rue Rébeval 75019 Paris L’jeanmichelleger.free.fr/choses-ecrites/pdf/... · 2014. 1. 13. · Fuksas (îlot Candie), Diener & Diener (rue de la Roquette)

d'impliquer de la désinvolture envers un programme de loge-ments sociaux, n'a pas empêché une extrême exigence dansla réalisation, comme en témoignent l'épaisseur du cahier dedétails, la correspondance avec Bouygues et la RIVP et la lon-gueur des comptes-rendus de chantier.

La qualité suisse ne peut toutefois rien contre deux mauxfrançais : l'insuffisance des crédits alloués à la constructiondu logement et la déqualification des métiers du bâtiment,lesquelles concourent à un faible niveau d'exigence pour lesecond œuvre (qui a beaucoup surpris Roger Diener et LivioVacchini, par exemple). Le risque est que l'invitation faite àdes architectes étrangers accentue la tendance d'une archi-tecture parisienne voulant tenir son rang davantage dans lepaysage de la ville et dans les revues que dans la vie quoti-dienne de ses habitants.

L'Europe ! L'Europe ? Realpolitik de la pratiquearchitecturale et de la recherche

Le propos de cette recherche n'était pas de déplorer lemanque de désir européen et de discuter de la manière demettre de l'huile dans les rouages bruxellois - cela a été for tbien fait ailleurs. En incluant la Suisse dans l'Europe histo-rique et géographique, notre petit échantillon d'expériencesconfirme à la fois l'évidence européenne et les obstacles àla mobilité, qui ne devraient pas surprendre quand on saitque, même avec les concours, les architectes nantais neconstruisent pas à Strasbourg, et réciproquement. Ladigestion du contexte réglementaire, tout comme la distancedes déplacements, supposent chez les architectes de pou-voir mobiliser du temps et du personnel, ce qui implique unestructure bien étoffée et une situation financière capabled'encaisser un pourcentage d'honoraires non revalorisé (ence qui concerne la RIVP) ou bien faiblement augmenté(dans le cas de Siza à La Haye). Pour un très grand projetcomme celui de la Tate Modern, Herzog & de Meuron

avaient installé à Londres un bureau permanent ; Diener &Diener construisant plusieurs projets à Berlin y ont ouvertune agence, mais personne ne se délocalise temporairementpour un programme de logements. Or ce sont les plus jeuneséquipes qui ont à la fois le plus besoin de travailler, où quece soit, et qui sont aussi les plus ouvertes au risque - sansdire que ce sont les plus multi-lingues. Les jeunes archi-tectes d'Europan ont tous témoigné des conditions écono-miques difficiles dans lesquelles ils ont travaillé (Prost1997). A l'évidence, l'accroissement des échanges passepar une revalorisation des honoraires des architectesétrangers, d'autant plus que l'on souhaitera non seulementleur présence sur le chantier, mais aussi la possibilitéd'achever sur le chantier l'écriture du projet, voulue partous les architectes et freinée par les bureaux de contrôleet par les entreprises.

De son côté, la recherche sur la pratique des architecteset sur l'évaluation sociologique des réalisations devraitaccompagner au moins une partie des projets, ainsi quetente de le faire Europan. Au demeurant, il reste de nom-breuses zones inconnues, quels que soient les terrainsd'exercice de l'architecture : qui fait quoi dans les agences ?Comment émerge une culture d'agence ? Il faudrait qu'unanthropologue suive pendant plusieurs mois l'écriture d'unprojet, assiste à toutes les interactions avec les partenaires,soit présent sur le chantier. Le traitement de toutes les piè-ces écrites archivées chez les maîtres d'ouvrage a été àpeine esquissé ici. En ajoutant les documents enregistrésdans les mairies, chez les architectes et les bureaux decontrôle, il y a là une mine d'informations dont, plus encoreque l'interview des acteurs, l'exploitation pourrait rendrecompte de quelle manière un projet est toujours écrit à plu-sieurs mains, la main calleuse de l'entreprise n'étant pas lamoins précieuse pour rendre compte de l'objet final aveclequel l'habitant aura affaire.

136