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5 Introduction La lumière du soleil est notre principale source d’énergie. Sans elle, la température de la planète chuterait de manière inimaginable et une épaisse croûte de glace couvrirait bientôt la surface de la Terre. Quelques micro-organismes y survivraient peut-être. Si le soleil disparaissait, notre monde perdrait son ancrage gravitationnel. La Terre est tout simplement inconcevable sans le soleil. Mais que deviendrait-elle sans la lune ? On peut penser que l’absence de notre satellite nous affecterait de façon moins sensible que celle du soleil. Mais plus nous nous rendons compte à quel point la vie sur Terre est intimement liée à la lune, plus la vie sans elle devient diffi- cile à concevoir. En stabilisant l’inclinaison de la planète, la lune l’a empêchée d’être livrée à des dérives saisonnières qui auraient eu bien des conséquences pour l’évolution de la vie sur Terre. Sans notre lune, la Terre serait un lieu entièrement différent. Jusqu’à quel point ? Il est difficile de le dire. Mais si nous imaginons la Terre avec des marées de plus faible amplitude, nous pouvons nous faire une idée de l’importance du rôle de la lune. Il se peut même que la vie, sans la lune, aurait été impossible. Les puissantes marées océanes ont créé des bassins essentiels à la formation des systèmes biologiques complexes. Selon la théorie généralement acceptée aujourd’hui, un corps de la dimension de Mars serait entré en collision avec notre planète, arrachant un disque de matière qui

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Introduction

La lumière du soleil est notre principale source d’énergie. Sans elle, la température de la planète chuterait de manière inimaginable et une épaisse croûte de glace couvrirait bientôt la surface de la Terre. Quelques micro-organismes y survivraient peut-être. Si le soleil disparaissait, notre monde perdrait son ancrage gravitationnel. La Terre est tout simplement inconcevable sans le soleil. Mais que deviendrait-elle sans la lune ? On peut penser que l’absence de notre satellite nous affecterait de façon moins sensible que celle du soleil. Mais plus nous nous rendons compte à quel point la vie sur Terre est intimement liée à la lune, plus la vie sans elle devient diffi -cile à concevoir. En stabilisant l’inclinaison de la planète, la lune l’a empêchée d’être livrée à des dérives saisonnières qui auraient eu bien des conséquences pour l’évolution de la vie sur Terre.

Sans notre lune, la Terre serait un lieu entièrement différent. Jusqu’à quel point ? Il est diffi cile de le dire. Mais si nous imaginons la Terre avec des marées de plus faible amplitude, nous pouvons nous faire une idée de l’importance du rôle de la lune. Il se peut même que la vie, sans la lune, aurait été impossible. Les puissantes marées océanes ont créé des bassins essentiels à la formation des systèmes biologiques complexes. Selon la théorie généralement acceptée aujourd’hui, un corps de la dimension de Mars serait entré en collision avec notre planète, arrachant un disque de matière qui

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a créé la lune et donné à la Terre son inclinaison axiale. À quoi ressemblerait notre planète si cet accident ne s’était pas produit ?

Si la crédibilité de l’histoire spéculative a des limites, certains scientifi ques ne peuvent s’empêcher de s’y adonner. L’astronome et physicien américain Neil F. Comins, par exemple, a fait une compa-raison élaborée entre la Terre telle que nous la connaissons et la Terre telle qu’elle pourrait être si elle n’avait subi aucun impact – il a baptisé celle-ci « Solon ». À l’en croire, Solon tournerait beau-coup plus vite sur elle-même, sans doute trois fois plus vite que la Terre, ce qui se traduirait par des mouvements beaucoup plus puissants dans l’atmosphère. Sur une telle planète, les grands arbres et les larges feuilles auraient été rares, tout comme les animaux frêles pourvus d’ailes ou de jambes longues. Des créatures huma-noïdes pourraient y exister, mais auraient une tout autre apparence. Si Comins a raison, la lune a donc joué un rôle central dans le développement de notre espèce. Si l’étendue de cette infl uence ne pourra sans doute jamais être précisément déterminée, le satellite sans vie de la planète occupe une place fondamentale dans ce que nous sommes – tout comme le soleil, l’atmosphère, les océans, et la faune et la fl ore qui vivent autour de nous. L’histoire de la lune est intimement liée à celle de la Terre.

Ce rôle central de la lune pour la vie sur Terre est cependant diffi cile à évaluer à partir des faits que nous connaissons. Notre lune est un corps céleste morne, triste et sans vie, faisant un quart de la taille de la Terre, un quatre-vingt-unième de son poids, et dotée d’une force de gravité d’un sixième de celle de notre planète. Elle tourne sur son axe en vingt-huit jours environ, ce qui est très lent comparé à la période de rotation de la Terre, qui est de vingt-quatre heures. Sa superfi cie est un peu plus vaste que celle de l’Afrique et de l’Australie combinées. Son atmosphère est si fi ne qu’il n’y a aucun son et, sans moyens de retenir la chaleur du soleil, la tempé-rature à la surface fl uctue considérablement.

À certains égards, regarder et observer la lune, c’est contempler les commencements du système solaire. La position de la lune par rapport à la Terre a cependant changé. Selon des modèles infor-matiques, la lune, il y a deux milliards d’années, était à 38 624 kilo-mètres de notre planète, en faisait le tour trois à sept fois par jour et provoquait des marées qui pouvaient être mille fois plus hautes

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que celles que l’on connaît aujourd’hui. Se trouvant aujourd’hui à une distance moyenne de 384 472 kilomètres – soit trente fois le diamètre de la Terre – la lune perd de l’énergie, ralentit et s’éloigne à mesure que son orbite s’élargit de 3,8 centimètres par an ou 76,2 mètres tous les deux mille ans. Les marées agissent comme un frein sur la vitesse de rotation de la lune et de la Terre. Un jour, dans un lointain futur, le soleil les avalera l’une et l’autre. Mais pour le moment, le soleil va continuer à briller, le vent à souffl er et les mers à monter.

Ces chiffres et ces réalités physiques ne suffi sent pas à exprimer tout ce que la lune représente pour nous. Son importance est moins liée à sa proximité avec la Terre qu’à la place centrale qu’elle occupe dans l’imagination des hommes. La face de la lune inspire depuis longtemps l’admiration, la tristesse, la joie, le désir et, dans

La lune tourne autour de la Terre en lui montrant toujours la même face. La tension de la corde

représente l’attraction de la Terre, qui emprisonne l’orbite de la lune.

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certaines circonstances, la peur. Même quand nous croyons la saisir, elle nous échappe. À la fois proche et distante, la lune est un para-doxe. Et quand nous l’étudions, nous étudions aussi une partie de nous-mêmes.

Si la lune était enveloppée de nuages, les objets dans le ciel ne seraient sans doute jamais devenus des symboles ; mais parce que nous voyons la lune croître et décliner chaque mois, nous avons donné un sens au périple périodique de son disque entre l’obscurité totale et la pleine lumière. La proximité de la lune nous encourage aussi à nous demander ce qu’il pourrait y avoir « là-bas ». Y a-t-il d’autres mondes au milieu des étoiles lointaines ? Existe-t-il une autre sphère plus ou moins similaire à la nôtre ? Du fait de cette proximité, il a paru tout naturel que la lune soit la destination de notre première expédition hors de notre planète.

Aucun objet céleste n’a été plus observé que la lune. Pendant des millénaires, elle a été une énigme, une luna incognita. Le Grec Eschyle (525-456 av. J.-C.) voyait en elle « l’œil de la nuit ». Dans Icaroménippe ou le Voyage au-dessus des nuages, Lucien de Samosate (120-185) écrit :

« Lorsque je voyais les astres semés au hasard dans le ciel, et le soleil lui-même, je désirais vivement savoir à quoi m’en tenir sur leur nature. Les phénomènes que présente la lune me paraissaient encore plus singuliers et tout à fait étranges. La diversité de ses phases me paraissait provenir d’une cause inexplicable. »

Longtemps la lune a été comptée parmi les sept planètes qui se déplaçaient autour d’une Terre immobile, aux côtés de Mercure, de Vénus, du soleil, de Mars, de Jupiter et de Saturne. Au XVIIe siècle, l’idée héliocentrique de l’univers commençant à s’imposer, la lune s’est trouvée reléguée à une position moins éminente. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’un satellite de la Terre, pas même unique puisque la plupart des planètes tournant autour du soleil possèdent une ou plusieurs lunes.

Ce livre est une brève histoire de l’empreinte que la lune a laissée sur l’imagination des hommes et de la fascination qu’elle a suscitée. Il tente de montrer comment les différentes cultures du monde, et les traditions populaires et scientifi ques, ont façonné

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notre idée de la lune. Il s’attache à rendre compte de la capacité de la lune à inspirer notre inventivité et à nourrir le désir de nous comprendre nous-mêmes. La lune, depuis des millénaires, est au cœur d’une multitude de pratiques humaines. Ce livre explore toutes les questions liées au rôle de la lune dans notre vie et dans celle des hommes qui nous ont précédés. Comment a-t-elle par exemple été utilisée pour structurer le temps ? Quelles sortes de vie sur la lune les écrivains et les scientifi ques ont-ils imaginées ? Qu’a-t-on dit de ses origines ? Pourquoi certains prétendent-ils, en dépit des preuves, que l’homme n’y a jamais marché ? J’espère qu’en répondant à ces multiples questions, j’apporterai au lecteur plus qu’une liste de réponses et que je lui donnerai le sentiment de l’extraordinaire continuité de la place de la lune dans la vie de l’humanité, depuis le premier voyage imaginaire sur la lune jusqu’à l’alunissage de la fusée Apollo.

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L’observation de la lune faisait fureur dans l’Europe du XIXe siècle.

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Si le soleil est trop brillant pour qu’on puisse le regarder directement, la lune, elle, se prête volontiers au regard et à la contemplation. En un mois environ, la lune accomplit un voyage tout à fait visible dans le ciel. Ses phases sont plus faciles à distinguer que son mouvement. Trois jours après la nouvelle lune, sa face visible commence à prendre la forme d’un demi-cercle, et l’on peut aisément la comparer à une paire de cornes ou à un boomerang. La nuit d’après, elle est plus haut au-dessus de l’horizon occidental que la veille, et un peu plus grosse. Elle se couche également plus tard à mesure qu’elle se déplace. Elle se dispose en demi-lune. Au cours des sept à huit jours suivants, sa lumière s’accroît jusqu’à ce que son image forme un cercle. À la pleine lune, elle est directement opposée au soleil, si bien que celui-ci éclaire, la nuit entière, toute la surface de la lune visible de la Terre. Puis elle reprend les mêmes formes que précédemment : de l’ovale jusqu’au dernier quartier, les phases de la lune descendante (ou décroissante) sont le miroir de celles de la lune ascendante (ou croissante).

Le dernier quartier diminue, prenant de plus en plus la forme d’un croissant dont les cornes pointent du côté le plus éloigné du soleil. Puis, le vingt-septième jour, la lune n’est plus visible que brièvement avant le lever du jour. Durant les dernières heures de la nuit, on peut la distinguer encore, mais très estompée. Elle se rapproche du soleil puis se perd dans ses rayons. La lune est tout aussi présente dans le ciel diurne que dans le ciel nocturne, même si on l’y distingue à peine ou si on l’y confond parfois avec un pâle nuage. Enfi n, la lune, trois jours durant, cesse d’être visible dans le

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ciel, de jour comme de nuit – sauf pendant une éclipse du soleil, quand on peut en voir un fragment. Ces phases qui reviennent régu-lièrement sont la conséquence du mouvement de la lune autour de notre planète, et la phase de la lune vue depuis la Terre est toujours complémentaire de celle de la Terre vue depuis la lune. La lune se déplace sur son orbite environ treize fois plus vite que le soleil, faisant en quatre semaines la distance que le soleil fait en un an.

Durant la pleine lune, les détails de la surface lunaire ne sont pas visibles, et même les montagnes de la lune jettent à peine une ombre. Tycho, le cratère le plus vaste et le plus brillant sur la lune, auquel a été donné le nom de l’astronome danois Tycho Brahe (1546-1601), fait ainsi quatre-vingt-cinq kilomètres de large. Vieux de près de cent huit millions d’années, c’est le plus jeune des cratères de la face la plus proche de la lune. Il s’est formé bien avant qu’il y eût des humains sur la Terre, mais les dinosaures auraient pu voir le moment de l’impact. Quand la lune croît, l’apparence de Tycho connaît une transformation remarquable. Au début, c’est un cratère béant – une béance qui rappelle la racine grecque du mot, qui signifi e « bol » ou « vase » – puis il grandit lentement pour devenir l’épicentre d’un

système complexe de rayons s’étendant sur des centaines ou des milliers de kilo-mètres autour de lui. On dit de Tycho qu’il fait ressembler la lune à une orange pelée. Le savant Thomas Gwyn Elger (1836-1897) l’appelait « le cratère métro-politain de la Lune ».

Bien avant la découverte du téles-cope, les humains ont médité sur les zones plus ou moins éclairées de la surface lunaire, de même qu’ils n’ont jamais cessé d’examiner la forme des nuages dans le ciel. Le visage humain imaginé à la surface de la lune est sans doute l’image la plus ancienne et la plus anthropocentrique qui en ait jamais été conçue. Les grandes taches noires que l’on voit sur la lune – les maria – étaient alors associées à autant de traits du

Le déroulement des phases lunaires, illustré par une gravure de Johannes

of Sacrobosco (dit aussi John of Holywood), tirée du Tractactus de

sphaera, un important ouvrage d’astronomie du Moyen Âge.

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Le cratère de Tycho et la région environnante.

Un lièvre sur la lune ?

visage : les yeux, les sourcils, le nez, la joue, les lèvres. Quand on regarde la lune à l’œil nu, les maria suggèrent en effet, vaguement, un visage. Parfois, le dessin que font ces taches claires et sombres fait penser aux contours d’un visage de femme qui aurait attaché ses cheveux sur le dessus de la tête. Avec un peu d’imagination, les observateurs ont projeté un grand nombre d’images sur cet ensemble de zones claires et sombres : un visage au large sourire, un lièvre aux longues oreilles, un crabe et même un homme avec un chien. Ils y ont vu aussi les traits du proverbial « Homme dans la Lune ».

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Le lever et le coucher de lune font partie des phénomènes les plus visibles touchant notre satellite. Ils peuvent être impressionnants, même si la quantité de lumière n’est pas suffi sante pour produire un effet optique et coloré aussi spectaculaire que le jeu des roses et des oranges d’un lever ou d’un coucher de soleil. La lune apparaît ainsi beaucoup plus grande – deux ou même trois fois sa taille – quand elle se lève ou se couche, et les maisons et les arbres alentour en semblent diminués d’autant. Après son ascension dans le ciel, l’im-pression disparaît. On explique diversement cette « illusion lunaire ». La juxtaposition d’objets tels que les arbres ou les maisons et d’une lune brillamment illuminée pourrait ainsi nous conduire à exagérer sa taille par rapport à ce qui l’entoure. Mais l’illusion peut aussi être liée à la distance perçue : quand la lune est à l’horizon, le cerveau la voit plus loin que lorsqu’elle est au-dessus de notre tête.

Si peu croyable que cela paraisse, un soir de 1846, l’astronome français Frédéric Petit, directeur de l’Observatoire de Toulouse, a vraiment pensé avoir découvert, au bout de son télescope, une seconde lune ayant une orbite elliptique. Jules Verne a repris cette idée dans De la Terre à la Lune. Il est diffi cile de comprendre comment Petit est arrivé à cette conclusion, mais quelques astro-nomes ont également affi rmé, après lui, avoir vu une seconde et même plusieurs lunes. Ainsi l’Allemand Georg Waltemath qui rapportait, peu avant la fi n du XIXe siècle, avoir observé un groupe de lunes naines. Vingt ans plus tard, l’Anglais Walter Gornold a donné le nom de Lilith à ce qu’il croyait être une lune noire, que l’on ne pouvait voir que lorsqu’elle croisait le soleil.

Qu’en est-il des autres phénomènes associés à la lune ? La mythologie et l’histoire témoignent toutes deux des sensations formidables inspirées par la beauté de la pleine lune. Elle a servi de décor à des mariages sacrés entre des dieux et des déesses, ainsi qu’à des rituels de couronnement et à des danses religieuses. Gautama Bouddha aurait trouvé l’illumination une nuit de pleine lune, assis sous l’arbre de Bodhi. Beaucoup ont vu dans la pleine lune une occasion pour rompre avec l’habitude. Au nord-est de la Sibérie, les chamans chuckchees se dévêtaient et s’exposaient nus à sa lumière, pensant ainsi obtenir des pouvoirs magiques. Il ne faut sans doute pas croire Martin P. Nilsson quand il affi rme que « la moitié de l’Afrique danse à la lumière des nuits de pleine lune », mais nous

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savons que les garçons et les fi lles des Shonas, un groupe ethnolin-guistique du Zimbabwe, dansent encore, au son de crécelles et de tambours, à la lumière de la pleine lune.

Sur cette illustration du dessinateur satirique français Grandville (1803-1847), l’éclipse du soleil est représentée par un baiser

conjugal entre la lune et le soleil.

L’absence de la lune dans le ciel, en revanche, a souvent provoqué la peur qu’elle ne renaisse pas, en dépit de la preuve empi-rique du contraire. Les Aztèques du centre du Mexique croyaient ainsi reconnaître la mort dans l’obscurité de la lune. La phase de la nouvelle lune a été perçue parfois comme une période liminaire, qui indiquait qu’il était temps de prier pour son retour. Et quand le disque d’argent refaisait son apparition dans le ciel, il était fêté avec joie par des exclamations de salut.

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Les éclipses sont parmi les phénomènes les plus spectaculaires causés par la lune ou affectant celle-ci. Le mot éclipse vient du grec ekleipsis, qui veut dire « omission » ou « abandon ». Une éclipse totale de soleil fait partie des spectacles les plus fabuleux et grandioses de la nature. Il y a une éclipse de soleil quand la lune passe entre la Terre et l’astre, la lune cachant plus ou moins la surface du soleil. Le phénomène, qui peut durer jusqu’à sept minutes, est possible parce que le soleil est environ quatre cents fois plus gros que la lune, tout en étant, curieuse coïncidence, quatre fois plus éloigné de la Terre. Mais ce genre d’éclipse n’est visible que de la petite partie de notre planète qui se trouve dans l’ombre de la lune. L’éclipse de lune, elle, se produit quand la Terre passe entre celle-ci et le soleil. Elle dure plusieurs heures et peut être vue de diverses régions de notre planète, partout où la lune se trouve au-dessus de l’horizon.

La soudaine coloration rouge sang de la pleine lune a dû gran-dement inquiéter les premiers humains et susciter la peur même quand elle pouvait être prévue. On a souvent interprété les éclipses comme une suspension de l’ordre naturel. En Afrique orientale, les Massaï jetaient du sable dans l’air pendant une éclipse. En Amérique du Nord, certains Indiens frappaient et raclaient casse-roles et marmites (et sans doute des tambours avant d’avoir des casseroles) et tiraient des fl èches enfl ammées dans la direction de la lune pour tuer le prédateur qui avait avalé sa lumière. Au Venezuela, la population de la région d’Orinoco enterrait le feu dans le sol de peur que la fl amme de la lune ne s’éteignît à jamais.

Durant les quelques minutes que dure une éclipse totale du soleil, au moment où la lumière n’est plus produite que par une fraction de celui-ci, les couleurs se font plus intenses et les ombres plus distinctes. Quand la température baisse, il se produit ce qu’on appelle un vent de l’éclipse, et peu avant que l’éclipse atteigne sa totalité, des bandes d’ombre apparaissent. Ce sont des lignes sombres et miroitantes, produites par la baisse de la température des cellules de l’atmosphère, elle-même provoquée par les derniers rayons du soleil. Pendant une éclipse solaire, tous les objets sur Terre prennent une teinte inoubliable, souvent décrite comme un pâle olivâtre émaillé de cuivre.

L’astronome catalan et français François Arago (1786-1853) a décrit les émotions éprouvées par les témoins d’une éclipse

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Une éclipse de soleil ayant eu lieu au-dessus du continent nord-américain, le 19 octobre 1865, se partage la une avec un incendie et un naufrage.

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totale du soleil qu’il avait observée dans les Pyrénées-Orientales le 8 juillet 1842.

Près de vingt mille personnes s’étaient rassemblées avec des verres enfumés. Seules les personnes malades étaient demeurées dans leurs chambres :

« Mais lorsque le Soleil, réduit à un étroit fi let, commença à ne plus jeter sur notre horizon qu’une lumière très affaiblie, une sorte d’inquiétude s’empara de tout le monde ; chacun éprouvait le besoin de communiquer ses impressions à ceux dont il était entouré. De là, un mugissement sourd, semblable à celui d’une mer lointaine après la tempête. La rumeur devenait de plus en plus forte à mesure que le croissant solaire s’amincissait. Le croissant disparut, enfi n ; les ténèbres succédèrent subitement à la clarté, et un silence absolu marqua cette phase de l’éclipse, tout aussi nettement que l’avait fait le pendule de notre horloge astronomique. […] Un calme profond régna aussi dans l’air : les oiseaux avaient cessé de chanter. Après une attente solennelle d’environ deux minutes, des transports de joie, des applaudissements frénétiques, saluèrent avec le même accord, la même spontanéité, la réapparition des premiers rayons solaires. »

D’après l’astronome et vulgarisateur français Camille Flamma-rion (1842-1925), en Afrique, le 18 juillet 1860, on vit les hommes et les femmes se mettre à prier ou s’enfuir vers leurs demeures : « On vit aussi des animaux se diriger vers les villages comme aux approches de la nuit, les canards se réunir en groupes serrés, les hirondelles se jeter contre les maisons, les papillons se cacher, les fl eurs, et notamment celles d’Hibiscus africanus, fermer leurs corolles », écrit-il. Le 28 juillet 1851, dans la ville de Brest, en Biélorussie, par un ciel trop couvert pour l’observation astrono-mique, l’astronome allemand Johann Heinrich von Mädler s’est concentré sur la faune. À l’exception des chevaux, tous les animaux ont fait preuve d’une certaine agitation, commençant quinze minutes avant l’éclipse. Les oies et les canards se sont endormis, et les poulets se sont réfugiés sur leurs perchoirs. Les aurochs, parmi les derniers de leur espèce, inquiets, se sont cachés dans un taillis et ont lancé un appel qu’on avait rarement entendu. Le 24 octobre 1995, en Inde, où l’éclipse totale coïncidait avec la Fête annuelle de la lumière ou Divali, les astronomes ont recommandé d’éviter

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l’ombre de la lune pendant qu’elle passait devant le soleil afi n de prévenir le mauvais sort. L’éclipse a duré moins d’une minute et ne fut visible que sur une bande de terre de quarante-trois kilomètres de large, mais de nombreux observateurs ont jeûné ou sauté dans les rivières pour se purifi er. Un voyageur occidental, regardant l’éclipse depuis Khanua, au Rajasthan, a écrit :

Christophe Colomb et les Jamaïquains au moment de l’éclipse de lune.

« J’ai vu que cela commençait à s’assombrir à l’ouest. Le ciel clair a pris une teinte bleue plus foncée que la normale. À mesure que le soleil disparaissait, les couleurs ont changé et donné au paysage une lueur crépusculaire. Quelqu’un a utilisé le mot ‘‘lugubre”. Même les villageois ont fait silence quand l’air a frémi de froid. La lumière était très inquiétante et continuait de s’assombrir, et je l’ai vu encore changer. Deux chiens ont couru à travers les champs vers leur demeure, la queue entre les jambes. Des perroquets ont poussé des cris perçants en faisant des cercles. Les singes avaient disparu. J’ai vu l’ombre lunaire s’approcher rapidement. J’ai vu le mince croissant du soleil se condenser en un point, puis vaciller, et disparaître. »

Certains se sont servis de leur connaissance anticipée d’une éclipse pour se donner de la crédibilité et faire avancer leur cause. Lors du quatrième voyage de Christophe Colomb au Nouveau

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Monde, des vers ont provoqué des fuites dans sa caravelle, qui a perdu sa stabilité. Il lui a fallu faire halte dans la baie de Sainte-Anne, en Jamaïque, pour réparer. Finalement, lui et son équipage ont dû passer plus d’une année sur l’île. Or les populations indi-gènes refusaient d’obéir à ces Européens. Ayant calculé qu’une éclipse totale de lune aurait lieu le 29 février 1504, Colomb sut en tirer parti. La nuit précédant l’événement, il invoqua le Tout- Puissant et avertit les insulaires que s’ils ne l’aidaient pas, la lune disparaîtrait bientôt du ciel. Quand l’avertissement se réalisa, les natifs, terrifi és, supplièrent Colomb de faire revenir la lune, et donnèrent à son équipage secours et nourriture.

Grâce à la connaissance précise du mouvement du soleil, de la lune et de la Terre, il est possible de calculer les éclipses sur des milliers d’années dans le passé ou dans le futur. L’astronome et mathématicien autrichien Theodor von Oppolzer (1841-1896), dans son Canon des éclipses (1887), a réalisé l’exploit de compiler huit mille éclipses de soleil et cinq mille deux cents éclipses de lune, entre 1200 avant Jésus-Christ et 2161 après.

Les éclipses sont rares mais la notion même de rareté évoque un autre phénomène lunaire. L’expression anglaise « once in a blue moon », « une fois à chaque lune bleue », qui est l’équivalent, en français, d’« une fois tous les trente-six du mois », évoque quelque chose qui se produit aussi souvent qu’une seconde pleine lune dans un mois lunaire. La couleur bleue évoque un autre phéno-mène, qui n’a pas de rapport avec celui-ci : la pleine lune peut apparaître bleue quand l’atmosphère de la Terre contient une forte concentration de minuscules particules de poussière ou de fumée. D’environ un micron de diamètre, c’est-à-dire plus grosses que la longueur d’onde de la lumière rouge, ces particules ont pour effet de disperser celle-ci tout en permettant le passage d’autres couleurs. Les rayons de lune brillant à travers les nuages apparaissent alors bleus et, parfois, verts. Ce phénomène ressemble également à la lueur électrique. En 1883, quand le volcan Krakatoa a fait éruption, des panaches de cendre se sont élevés dans l’atmosphère. Résultat, durant les deux années suivantes, la lune est apparue bleue. Les feux de forêt peuvent avoir un effet similaire.

Parmi les rares effets optiques associés à la lune, il faut mentionner les arcs et les arcs-en-ciel lunaires. S’il a la même

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origine que l’arc-en-ciel solaire – la diffraction de la lumière à travers des gouttelettes d’eau –, l’arc lunaire est beaucoup plus pâle et généralement moins coloré, moins brillant et moins visible dans le ciel. Le 16 juin 1938, après avoir fait la traversée de Nassau à Miami, le géographe Armin Kohl Lobeck, de la Columbia Univer-sity, publiait dans Time ce récit spectaculaire :

« Les nuages tumultueux de l’alizé ont formé une tour d’une hauteur prodigieuse. Il y a eu aussi quelques rafales de pluie. Vers 23 heures, alors que la lune était très haut dans le ciel, au sud-est, l’arc est apparu au nord-ouest, où il y avait un orage. Toutes les couleurs du prisme étaient visibles. L’arc était complet, ses deux extrémités baignaient dans la mer. »

Arc de lune.

Il y a aussi les couronnes lunaires, qui sont le résultat de nuages minces et élevés formant autour de la lune une frange étroite. Un halo lunaire, c’est-à-dire un grand anneau coloré entourant la lune, est parfois visible quand il y a des cristaux de glace dans la haute atmosphère. Quant aux piliers lunaires, ce sont de pâles hampes de lumière qui s’étendent au-dessus ou au-dessous de la lune. On peut en voir quand celle-ci se lève ou se couche non loin de l’horizon. Ils

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apparaissent quand les cristaux de glace refl ètent la lumière émise par une puissante source lumineuse, telle que la lune.

De nombreuses personnes affi rment avoir vu, en regardant la lune, des éclairs, des lueurs rouges, des brumes, des obscurcisse-ments, des colorations temporaires du sol lunaire et des effets d’ombre. Ce genre de visions, visibles uniquement pendant de courtes durées, remonte loin dans l’histoire. Certaines ont été rapportées indépendamment par des témoins et même par des savants réputés. En réalité, les phénomènes lunaires transitoires, ou PLT, continuent d’être régulièrement observés. Des formations topographiques comme la surface du cratère Aristarque et de ses

cratères satellites semblent tout à fait propices à ce phénomène, et concentrent un tiers de ces observations. Les missions lunaires ont établi une occurrence plus élevée de particules alpha, provoquée par l’émission de radon 222 à partir d’Aris-tarque. Cela pourrait être la source de ces phénomènes lumineux transitoires.

Les PLT sont cependant diffi ciles à analyser, en particulier parce qu’ils ne sont pas reproductibles. Les descriptions auxquelles ils ont donné lieu font rare-ment l’objet de publications scientifi ques et un grand nombre d’entre eux est sans doute dû à ce qui se passe dans l’atmos-

phère terrestre. Pour être considéré comme un phénomène vrai-ment lunaire, un événement doit pouvoir être observé depuis deux endroits de la Terre différents en même temps – ce qui est diffi cile pour quelque chose qui reste imprévisible.

Si les PLT sont quelque peu douteux et irréguliers, les impacts, eux, sont indéniables, et il s’en produit sans cesse à la surface de la lune. Les impacts les plus courants sont ceux des micrométéorites. Plusieurs ont été détectés simultanément depuis divers endroits de la Terre. La plupart des spécialistes de la lune reconnaissent que des événements provisoires comme l’émission de gaz à la surface ou l’impact de cratère se produisent en effet. La controverse porte sur leur fréquence.

Halo lunaire.

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Les « observations » sur les diverses formes de vie sur la lune relèvent d’une tout autre catégorie. Une digression est ici néces-saire. L’idée d’une vie sur la lune hante l’humanité depuis des millé-naires, bien avant l’invention du télescope, mais l’ecclésiastique anglais John Wilkins (1614-1672) est le premier savant qui l’ait soutenue. « Il est probable qu’il y ait des habitants dans cet autre Monde », écrit-il dans sa Découverte d’un monde sur la Lune (1638), « mais de quelle espèce, on ne saurait le dire ». Johann Hieronymus Schröter (1745-1818), astronome allemand connu pour ses dessins élaborés de Mars, était « convaincu que tout corps céleste pouvait être disposé physiquement par le Tout-Puissant de sorte qu’il fût rempli de créatures vivantes ». Il attribuait les changements de couleur qu’il observait à des cultures entreprises à sa surface et pensait que certains signes pouvaient avoir « une origine indus-trielle – les fours ou les fabriques des habitants de la lune ». Les pro-Sélénites (ou Séléniens, ainsi qu’on appelait ceux-ci) comp-taient dans leurs rangs l’excentrique réfugié allemand Sir William (Wilhelm) Herschel (1738-1822) qui, dans son essai intitulé Obser-vations sur les montagnes de la Lune, publié en 1780 dans la revue de la Royal Society, à Londres, affi rmait y avoir vu, grâce à son télescope géant, des « forêts ». Il disait même que l’habitabilité de la lune était presque certaine. Herschel a également fait la déclara-tion sans doute la plus audacieuse sur la relation entre la Terre et la Lune : « La Lune est peut-être – cela n’a rien d’improbable – la planète et la Terre le satellite ! Ne sommes-nous pas une lune plus grande pour la Lune qu’elle ne l’est pour nous ? » Il disait enfi n que la lune serait, en tout état de cause, son habitat favori.

L’absence d’atmosphère lunaire a longtemps fait peser un doute sur la possibilité de l’existence de la vie sur la lune. Même les premiers observateurs avaient remarqué que les étoiles éclipsées par la lune ne subissaient aucun changement visible de forme ou de couleur quand elles arrivaient en vue – ou s’éloignaient hors de vue – de la lune. Mais l’idée de vie sur la lune a continué d’exercer un attrait puissant, y compris auprès des esprits scientifi ques. Franz von Paula Gruithuisen (1774-1852) fait partie des observateurs de la lune qui ont sans doute fait preuve à son sujet de l’imagination la plus vive. Ce médecin bavarois, qui se fi t d’abord connaître par sa méthode chirurgicale d’extraction des calculs urinaires, est plus

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tard devenu professeur d’astronomie. Parfaitement au fait des conditions de température et de gravité existant sur la lune, Grui-thuisen affi rme, dans un long essai intitulé Sur les habitants de la Lune et leurs colossaux artéfacts artistiques (1824), avoir observé divers changements de couleur de la fi ne « atmosphère lunaire » et vu « des nuages et des brumes » se diffuser à la surface de la lune tout en gardant leur chaleur, permettant ainsi l’existence d’une fl ore. « Dans certaines circonstances, certaines plantes comme le cresson

font des fruits, même sur la lune », écrit-il, croyant que ces fruits y mûriront aussi plus vite. Il posait avec le plus grand sérieux l’existence d’une vie avancée sur la lune et chercha méticuleusement les traces de ces « habitants intelligents ». La chaleur demeurant médiocre à la surface, il pensait qu’il était impossible aux habitants de la lune de chauffer des habitations ; ils devaient donc vivre dans le sol, où le chauffage n’était pas nécessaire, « quand bien même on ne saurait nier [leur] capacité à faire du feu ou à se chauffer en cas de besoin ». Gruithuisen

prétendait même avoir vu une ville lunaire et un « temple » en forme d’étoile. La lumière cendrée qu’il avait aperçue devait être causée, croyait-il, par des fêtes célébrant soit des changements de gouvernement, soit des rites religieux. Il spéculait sur le caractère de la surface lunaire et disait que les savants verraient beaucoup plus de choses s’ils en avaient les moyens techniques. Il concluait qu’on ne pourrait faire, avec des « instruments de nain », que des « pas de nain » et que ce n’est qu’avec des télescopes géants qu’on ferait des pas de géant, à condition d’aller suffi samment vite. Les « décou-vertes » de Gruithuisen étaient sans doute exagérées, même pour ceux de ses contemporains qui n’avaient pas renoncé à l’idée qu’il y eût de la vie sur la lune. Mais elles lui permirent d’obtenir un poste de professeur d’astronomie à l’université de Munich. Elles lui valurent aussi de nourrir l’étrange ambition d’entrer en contact avec les Sélénites. Pensant que les habitants de la lune avaient en commun avec nous la compréhension des mathématiques, il prôna, pour attirer leur attention, la construction en Sibérie d’une immense structure géométrique. Ce projet n’est, malheureusement, jamais devenu réalité.

Franz von Paula Gruithuisen.

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Même si de plus en plus d’astronomes respectables ont affi rmé l’impossibilité de la vie sur la lune, les spéculations sur la présence d’une certaine forme de vie ne se sont pas évanouies du jour au lendemain et l’imagination populaire a continué d’obéir à ses propres lois. À l’approche du XXe siècle, Camille Flammarion y croyait encore. Conscient des limites des télescopes de l’époque, il écrivait dans son Astronomie populaire (1890) :

« Or, je le demande, que peut-on distinguer et reconnaître à une pareille distance ? L’apparition ou la disparition des pyramides d’Égypte y passerait probablement inaperçue. »

Il savait, par ses voyages en ballon, que depuis là-haut, un visiteur ne croirait pas à la vie sur Terre.

« Si donc la Terre, vue seulement à quelques kilomètres de distance, paraît un monde sans vie, n’est-ce pas une illusion propre-ment humaine d’affi rmer que la Lune est vraiment un monde mort parce qu’elle le paraît vue à cinquante lieues et davantage ? »

Même en utilisant les plus forts grossissements de son temps, disait-il, des signes de vie ne seraient pas visibles. Si Flammarion savait que la Terre et la lune avaient des climats très différents, il attribuait aux occasionnels « brouillards, brumes, vapeurs ou fumées » qu’il observait une origine humaine. Il fi nit par se satis-faire de l’idée qu’il existait sur la lune des formes très simples de vie. « Et d’ailleurs, pourquoi ne pas supposer qu’il y ait sur ce petit globe une végétation plus ou moins comparable à celle qui décore le nôtre ? écrit-il. Des forêts épaisses comme celles de l’Afrique centrale et de l’Amérique du Sud pourraient couvrir de vastes éten-dues de terres sans que nous puissions encore les reconnaître. Il n’y a point sur la Lune de printemps et d’automne, et nous ne pouvons nous fi er aux variations de nuances de nos plantes boréales, à la verdure de mai ni à la chute des feuilles jaunies par l’automne, pour nous fi gurer étroitement que la végétation lunaire doive offrir les mêmes aspects ou ne pas exister […] Existe-t-il sur la Lune des êtres passifs analogues à nos végétaux ? »

Camille Flammarion.

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Plus tard, les spéculations concernant la vie sur la lune sont restées la spécialité d’une petite caste d’observateurs obstinés. Aux États-Unis, l’astronome William Henry Pickering (1858-1938) croyait que les points blancs plus ou moins distincts disséminés à la surface de la lune étaient des champs de glace, et il affi rmait avoir vu des tempêtes de neige sur un pic du bien connu sommet Pico, et même des blizzards au nord du cratère Conon, près de la partie la plus élevée des Apennins lunaires. Durant certaines phases du jour lunaire, il prit la coloration verdâtre du centre du cratère Grimaldi pour de la végétation. Il supposait que les changements d’apparence de la surface de la lune – le mouvement de petites zones sombres – étaient dus à des « insectes lunaires ». Il est même allé jusqu’à en déterminer la taille : pareille à celle des fourmis rouges tropicales, mais pas plus grande que celle des sauterelles qui dévastent les cultures en Afrique. Compte tenu de la différence d’environne-ment, Pickering ne pensait pas qu’ils pussent ressembler à rien qui existait sur la Terre.

Encore en 1960, l’astronome amateur et auteur Valdemar Firsoff posait cette question :

« La Lune est-elle une pièce de musée d’un lointain passé géolo-gique, conservé, comme sous verre, dans le vide de l’espace ? […] La vie a-t-elle posé le pied sur ce monde, notre compagnon ? »

Avec un enthousiasme proche de l’obsession, il essaya de redonner vie à l’idée qu’il y avait une vie sur la lune. Il pensait que l’atmosphère lunaire était faite de vapeur d’eau, de dioxyde de carbone et de « vapeurs lourdes » de « substances volatiles » qui formaient une sorte « d’aquarium étanche, au fond de fi ssures, de poches et de trous, dans les régions abîmées des maria et dans des régions volcaniques, moins défi nies ».

Firsoff nous rappelle que, dans les premiers temps, l’atmos-phère de la Terre avait une composition toute différente de celle dans laquelle nous vivons. Il aurait fallu que ses animaux aient des organes respiratoires adaptés à ces conditions, comme aujourd’hui les poissons des abysses, qui peuvent vivre dans une obscurité totale et à de très fortes pressions. Loin de nier l’ampleur des fl uctuations de température à la surface de la lune, Firsoff estimait que ce n’était

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pas un obstacle à la vie. Il soulignait que sur Terre, les lichens et les rotifères, de très lointains cousins des araignées, survivent bien en deçà de la température du gel. Le sable sec du Sahara, ajoutait-il, est d’ailleurs plein de microbes et des protozoaires arrivent à y survivre par les printemps les plus chauds. Firsoff écrit que « des parties vitales des plantes vivaces sont peut-être cachées dans le sol » et que « les plantes lunaires ne dépendent peut-être pas de la présence de gaz dans l’atmosphère, ou seulement très partiellement. Elles trouvent tout ou l’essentiel de ce dont elles ont besoin dans les gaz des marais, en dessous, et ne vont chercher plus loin que l’énergie solaire nécessaire à la photosynthèse ou à des processus similaires ».

Aussi récemment qu’en 1968, Arthur C. Clarke (1917-2008), un des plus grands auteurs et visionnaires de science-fi ction, écrit quant à lui :

« Si la vie a jamais commencé sur la Lune – peut-être dans quelque mer lunaire depuis longtemps disparue –, il se pour-rait qu’elle s’y trouve encore. Un biologiste digne de ce nom est capable de concevoir toute une ménagerie de plausibles Sélénites, pourvu qu’existent, sur ou sous la surface lunaire, quelques composés chimiques de base. »

Clarke évoquait, à l’intention des sceptiques, l’exemple des déserts du sud-ouest américain qui semblent stériles et dépourvus d’air, et qui regorgent pourtant de vie, comme le documentaire de Walt Disney intitulé Le Désert vivant (1953) le montre de façon spectaculaire.

Si certains adeptes fervents ont peut-être fondé des espoirs sur ces observations au moment où elles ont été rédigées, ces rêves ont fi ni par prendre fi n en 1969, quand l’homme a mis pour la première fois le pied sur la lune.

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