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« Tout l’art poétique est par nature énigmatique, et il n’est pas donné à tout le monde de le comprendre. » [Platon], Second Alcibiade. INTRODUCTION Comment ne pas éprouver la tentation du découragement avant même d’a- border l’Alexandra de Lycophron ? Stace évoquait les « replis de l’obscur Lyco- phron » (latebras Lycophronis atri), Lucien y voyait l’exemple, à ne pas suivre, de la littérature absconse, et pour la Souda, la grande encyclopédie byzantine du X e siècle, elle est par excellence « le poème obscur » (…ª «≤∑…|§μªμ √∑ßä¥`) 1 . Une épigramme anonyme de l’Anthologie palatine (IX, 191) la dit également un « la- byrinthe aux mille détours » (√∑≥z짻 `yƒßμ¢§») dont il est malaisé de sortir pour trouver la lumière, mais où peut se retrouver qui est « aimé de Calliope ». Plus près de nous, voyons ce qu’en pense, en 1820, l’un des meilleurs hellé- nistes du temps, Jean-François Boissonade (1774-1857) : un « poème assez diffi- cile, assez obscur pour embarrasser les plus doctes pensionnaires du Muséum d’Alexandrie ; poème qui dut faire le désespoir de Callimaque lui-même et qui sera, dans tous les temps, le supplice de tous les lecteurs. » Et le même savant d’ajouter que ce poème est un « véritable prodige d’érudition comme d’une pa- tience sans bornes, [un] véritable monstre de bizarrerie et de ténèbres plus que cimmériennes », avant de détailler l’« artifice perpétuel » d’un auteur « cons- tamment amphigourique » 2 . Encore n’était-il pas plus sévère qu’Alfred Croiset, 1 Stace, Silves, V, 3, v. 156-158 ; Lucien, Lexiphanes, 25 ; Suidae Lexicon, édité par Ada Adler, III, Leipzig (Teubner), 1933, p. 299. 2 Biographie universelle ancienne et moderne, vol. 25, Paris, 1820, p. 509, s.u. « Lycophron ».

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« Tout l’art poétique est par nature énigmatique, etil n’est pas donné à tout le monde de le comprendre. »

[Platon], Second Alcibiade.

INTRODUCTION

Comment ne pas éprouver la tentation du découragement avant même d’a-border l’Alexandra de Lycophron ? Stace évoquait les « replis de l’obscur Lyco-phron » (latebras Lycophronis atri), Lucien y voyait l’exemple, à ne pas suivre,de la littérature absconse, et pour la Souda, la grande encyclopédie byzantine duXe siècle, elle est par excellence « le poème obscur » (…ª «≤∑…|§μªμ √∑ßä¥`)1. Uneépigramme anonyme de l’Anthologie palatine (IX, 191) la dit également un « la-byrinthe aux mille détours » (√∑≥ zμc¥√…∑§» ≥`y ƒßμ¢∑§») dont il est malaiséde sortir pour trouver la lumière, mais où peut se retrouver qui est « aimé deCalliope ».

Plus près de nous, voyons ce qu’en pense, en 1820, l’un des meilleurs hellé-nistes du temps, Jean-François Boissonade (1774-1857) : un « poème assez diffi-cile, assez obscur pour embarrasser les plus doctes pensionnaires du Muséumd’Alexandrie ; poème qui dut faire le désespoir de Callimaque lui-même et quisera, dans tous les temps, le supplice de tous les lecteurs. » Et le même savantd’ajouter que ce poème est un « véritable prodige d’érudition comme d’une pa-tience sans bornes, [un] véritable monstre de bizarrerie et de ténèbres plus quecimmériennes », avant de détailler l’« artifice perpétuel » d’un auteur « cons-tamment amphigourique »2. Encore n’était-il pas plus sévère qu’Alfred Croiset,

1 Stace, Silves, V, 3, v. 156-158 ; Lucien, Lexiphanes, 25 ; Suidae Lexicon, édité par Ada Adler, III,Leipzig (Teubner), 1933, p. 299.2 Biographie universelle ancienne et moderne, vol. 25, Paris, 1820, p. 509, s.u. « Lycophron ».

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pour lequel « il n’est à peu près aucun savant qui ne recule épouvanté devantcette avalanche de phrases interminables et inintelligibles » où l’« on perd piedau bout de peu d’instants » pour n’y plus voir « qu’une monstruosité »3. Et KarlZiegler en fait « le plus long (et le plus absurde) zƒ±⁄∑» que nous ayons de l’An-tiquité4 ».

On ne s’étonnera donc pas qu’Auguste Couat l’ait négligé dans son étudesur La Poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées, en précisant toutefoisavoir « laissé de côté l’Alexandra de Lycophron, non par dédain pour une œu-vre célèbre et curieuse, plutôt par défiance de [ses] forces, surtout parce que l’é-tude de ce poème est plus intéressante au point de vue grammatical ou mytho-logique qu’au point de vue littéraire5 », ou que la dernière traduction annotéed’Alexandra publiée en France, celle de Félix-Désiré Dehèque, remonte à 18536.Seul Pascal Quignard osa chez nous, au XXe siècle, vouloir faire revivre ce texte,sans craindre l’« inégalité surenchérie, prononcée, surabondante » de la répéti-tion7.

Mais, condamné parfois en termes vifs, devenu l’archétype du poète obs-cur, Lycophron ne cessa de fasciner. En témoigne le nombre des manuscrits par-venus jusqu’à nous — au moins cent vingt-cinq, du Xe au XVIIIe siècle8 —, commel’existence de paraphrases anciennes et d’abondantes scholies9 et les allusions ou

3 Alfred et Maurice Croiset, Histoire de la littérature grecque, V, Période alexandrine, Paris (A.Fontemoing), 1899, p. 242 et 243.4 Realencyclopädie de Pauly, Wissowa et alii, XIII/2 (1927), col. 2334. Certains jugements ont étémoins sévères, comme ceux de G. O. Hutchinson (Hellenistic Poetry, Oxford [Clarendon Press],1988, p. 264) : « In stature there is no comparison ; but Lycophron’s poetry comes closer than hiscontemporaries’ to the spirit of Lucan », ou d’Alan Cameron (Callimachus and his critics, Prince-ton University Press, 1995, p. 81) : « Lycophron’s Alexandra is simply a vastly expanded riddle,simply meant to amuse rather than instruct ».5 La Poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées (324-222 av. J.-C.), Paris (Hachette),1882, p. IX. Albin Lesky estime encore, dans sa Geschichte des Griechischen Literatur (p. 745 de latraduction anglaise [1966]), que l’érudition y laisse peu de place à la poésie.6 F.-D. Dehèque, La Cassandre de Lycophron, Paris (A. Durand et F. Klincksieck), 1853.7 P. Quignard, LYCOPHRON, Alexandra, Paris (Mercure de France), 1971 (citation p. 24).8 Cf. Robert E. Sinkewicz, Manuscript Listings for the Authors of Classical and Late Antiqui-ty (Greek Index Project Series, 3), Toronto (Pontifical Institute of Mediaeval Studies), 1990.9 Voir Eduard Scheer, Lycophronis Alexandra, I (texte et paraphrases)-II (scholies et commentairede Tzetzès), Berlin, 1881-1908 (réimpression Berlin [Weidmann], 1958), et Pietro Luigi M. Leone,« La tradizione manoscritta degli scholia in Lycophronem (I) », QCCCM, 3 (1991), p. 34-40 et 71-75.Les scholies anciennes du Marcianus 476 ont été réunies par Gottfried Kinkel à la suite de sonédition d’Alexandra (Leipzig [Teubner], 1880).

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citations des grammairiens, lexicographes et savants, de Julius Pollux (IIe siècle)et Étienne de Byzance (VIe siècle)10 à Michel Psellos (XIe siècle), Michel Italicoset Eustathe de Thessalonique, qui le cite plus souvent qu’aucun autre poète misà part Homère, ou Constantin Manassès, Eustathe Macrembolite (XIIe siècle),Nicétas de Chônai (vers 1155-1215/1216), sans oublier l’auteur controversé duChristus Patiens11. Cependant notre dette est particulièrement grande enversJean Tzetzès, auquel est dû le commentaire attribué par les manuscrits12 à sonfrère aîné, Isaac Tzetzès, mais vraisemblablement écrit peu après la mort de cedernier, à l’automne 113813.

L’auteur

Outre l’Alexandra et quatre fragments de son drame satyrique et d’une tra-gédie14, une Vie de Tzetzès, quelques témoignages et une notice de la Souda fontde Lycophron un peu plus qu’un nom. D’abord cette notice (s.u. M ≤∫⁄ƒ›μ),inspirée par Hésychios de Milet (VIe siècle) ou son abréviateur du IXe siècle :

Lycophron : de Chalcis d’Eubée, fils de Sôclès, mais, par adoption, de Lycosde Rhègion. Érudit et auteur tragique. Il est un des sept que l’on nomma laPléiade. Ses tragédies sont Éole, Andromède, Alètès15, Le Fils d’Éole, Éléphènor,Héraclès, Les Suppliants, Hippolyte, Les Cassandriens16, Laios, Les Maratho-niens, Nauplios, Œdipe I et II, L’Orphelin, Penthée, Les Descendants de Pé-lops, Les Alliés, Tèlégonos, Chrysippe. Parmi cela, Nauplios est une nouvelleversion. Il écrivit aussi l’œuvre intitulée Alexandra, le poème obscur.

10 E. Scheer, op. cit., I, p. XVIII-XXXII.11 Cf. Anna Pontani, « Niceta Coniata e Licofrone », BZ, 93 (2000), p. 157-161.12 Cinquante-neuf donnent le texte complet ou quasi complet du commentaire de Tzetzès, et dix-sept se contentent d'extraits (Pietro Luigi M. Leone, art. cit., p. 40-71 et 75-76).13 Sur la question de l’attribution du commentaire, voir encore l’article « Tzetzes 1) » de C. Wen-del, dans la Realencyclopädie, VIIA 2 (1948), col. 1978-1982, et Pietro Luigi M. Leone, art. cit.,p. 75 et la note 1, p. 33. Cf. Jean Tzetzès lui-même, Chiliades, IX, v. 298, et sa lettre au protono-taire patriarcal Basileios (Ioannis Tzetzae Epistulae, par Pietro A. M. Leone, Leipzig [Teubner],1972, p. 38).14 Bruno Snell, Tragicorum Graecorum fragmenta, I (1971), 2e édition revue par Richard Kannicht,Göttingen (Van den Hoeck et Ruprecht), 1986, p. 273-278.15 Ou, s’il s’agit d’un nom commun, L’Errant.16 Probablement les habitants de Cassandreia, l’ancienne Potidée, ville de Chalcidique refondée en316 par Cassandros, fils d’Antipatros.

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Rapprochons une autre notice de la Souda :

Lycos, ou encore Bouthèras, de Rhègion : historien, père du poète tragiqueLycophron, contemporain des successeurs d’Alexandre et victime d’une ma-chination de Dèmètrios de Phalère. Il écrivit une histoire de la Libye, et sur laSicile.

Athénée (II, 55 c-d et X, 420 a-c), dont la source est la Vie de Ménédèmosd’Antigonos de Carystos (IIIe siècle avant J.-C.), parle également du drame saty-rique dans lequel Lycophron raillait Ménédèmos d’Érétrie. Mais selon DiogèneLaërce (II, 140 ; cf. II, 133), il s’agissait d’une pièce écrite pour Ménédèmos, ceque peuvent confirmer les relations amicales de ce philosophe — une sorte decynique mondain — et du « poète tragique ». Toutefois Lycophron se fit con-naître encore, en tant qu’érudit, par un traité Sur la Comédie (R|ƒ® ≤›¥È{ß`»)comptant au moins neuf livres. Ératosthène de Cythère, le savant disciple deCallimaque, l’utilisa (Athénée, XI, 501 d), et Diodôros, un grammairien du Ier

siècle avant J.-C., lui rendit un hommage involontaire en composant une Ré-ponse à Lycophron (Rƒª» M ≤∫⁄ƒ∑μ`) connue par Athénée (XI, 478 b), lequelfait encore plusieurs fois allusion au Sur la Comédie (VII, 278 a-b, XI, 485 d-e,XIII, 555 a ; cf. IV, 140 a, XI, 501 e).

Mais l’Alexandra ? Notre plus ancien témoignage littéraire, celui de Stace,est postérieur de quatre siècles à ceux, indirects, d’Ératosthène et Antigonos deCarystos sur le drame satyrique Ménédèmos et le traité Sur la Comédie. Il enprouve toutefois le caractère déjà classique : ce poème, expliqué par le père deStace dans une école napolitaine, vers le milieu du Ier siècle après J.-C., au mêmetitre que les « poèmes du fils de Battos » (Callimaque), « l’embrouillé Sophron »et les « secrets de la maigre Corinne »17, excitera toujours la sagacité des philolo-gues un siècle plus tard, au temps de Clément d’Alexandrie, en attendant de fi-gurer dans les programmes de certaines écoles du XIIe siècle, et probablement duXIIIe18.

17 Cf. Charles McNelis, « Greek Grammarians and Roman Society during the Early Empire : Sta-tius’ Father and his Contemporaries », Classical Antiquity, 21 (2002), p. 67-94, surtout p. 71, 76, 87et 89.18 Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 50, 3 (avec le commentaire d’Alain Le Boulluec, dans lacollection Sources chrétiennes, II, Paris [Cerf], 1981, p. 192), Jean Tzetzès, Chiliades, VIII, v. 486-499 (à propos d’un confrère qui expliqua l’Alexandra d’après son commentaire, en s’attribuant lemérite des explications données). Et les manuscrits de l’Alexandra copiés au XIIIe siècle dans laTerre d’Otrante semblent l’avoir été pour répondre aux besoins de l’enseignement (Jean Irigoin,

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Outre ces allusions et celle, à nouveau, de Lucien, nous ne pouvons citer,au IIe siècle après J.-C., que la Clé des songes d’Artémidore (IV, 63), où l’Alexan-dra est le premier exemple donné des œuvres rapportant des légendes peu con-nues, puis quelques citations d’Hésychios d’Alexandrie et d’Étienne de Byzanceet un témoignage de Jean Philoponos, au VIe siècle19. Ovide, lorsqu’il prête à« Lycophron le porte-cothurne » (cothurnatum … Lycophrona) une mort tropproche de celle de son homonyme homérique — il aurait été tué d’une flèche —,parle en effet de lui, selon toute évidence, comme d’un poète tragique20. Pour-tant nous savons par Étienne de Byzance que, dans la seconde moitié du Ier siè-cle avant J.-C., Théon d’Alexandrie étudia l’Alexandra aussi bien que les œuvresde Callimaque et de Théocrite ou les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes.Et, pour laisser de côté la remarque d’Eustathe, d’après lequel Aristophane deByzance (257-180) voyait une forme propre au parler de Chalcis dans l’imparfait}«¤câ∑«`μ du vers 21 d’Alexandra21, l’Etymologicum Magnum (s. u. ˜H√§∑») agardé le souvenir d’un commentaire de Sextion22, qui paraît être, avec celui deThéon, la source des scholies anciennes.

Mais les papyrus d’Oxyrhynchos nos 2094+3445 et 3446 (IIe siècle après J.-C.), 4428 (début du IIIe siècle) et 4429 (fin du Ier siècle-début du IIe) et celui deMunich, inv. 156 (Ier siècle après J.-C. ?), provenant d’Arsinoë, auxquels sont àjoindre deux fragments de commentaire, dont un incertain (PSI, no 724, du IIIe

siècle, et peut-être le papyrus d’Oxyrhynchos no 2463, du IIe ou IIIe siècle), témoi-gnent directement du succès de l’Alexandra dans les premiers siècles de notreère. Et si rien ne prouve que Lycophron ait influencé Callimaque ou mêmeEuphorion de Chalcis, au IIIe siècle avant J.-C.23, son œuvre dut avoir une place

« L’Italie méridionale et la tradition des textes antiques » [1969] dans La Tradition des textes grecs,Paris [Belles Lettres], 2003, p. 455 et 457 ; cf. p. 547).19 Adrian S. Hollis, « Some Neglected Verse Citations in Hesychius », ZPE, 123 (1998), p. 64,Paola Ceccarelli et Martin Steinrück, « À propos de schol. in Lycophronis Alexandram 1226 »,MH, 52 (1995), p. 86-87.20 Ovide, Ibis, v. 531-532 (cf. Iliade, XV, v. 439-440).21 William J. Slater, Aristophanis Byzantii fragmenta, Berlin-New York (W. de Gruyter), 1986, fr.19A.22 Autres références, sans nom d’auteur, au commentaire de Lycophron dans le même Etymologi-cum magnum, p. 76, l. 57, p. 164, l. 26, p. 191, l. 47, et p. 298, l. 29.23 Voir par exemple la première édition de Lorenzo Mascialino (Alejandra, Barcelone [Alma Ma-ter], 1956), p. XLIII, et, pour une l’influence inverse, de Callimaque, Euphorion, mais égalementApollonios, sur Lycophron, Valeria Gigante Lanzara, « Il tempo dell’Alessandra e i modelli elle-nistici di Licofrone », PP, 53 (1998), p. 412-417. L’Autel, poème figuré attribué à Dosiadas deCrète, pourrait également trahir l’influence de l’Alexandra, outre celle de la Syrinx théocritéenne.

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dans la bibliothèque de Virgile24, quoique puisse être fortuite, par exemple, laressemblance avec le début d’Alexandra de ce passage de l’Énéide (II, v. 77-78) :

Cuncta equidem tibi, rex, fuerit quodcumque fateborVera,…

Toute chose, ô roi, quoi qu’il puisse advenir, je t’avoueraiSincèrement,…25

Et surtout l’on ne saurait oublier le skyphos A du trésor de Berthouville-Bernay (département de l’Eure), découvert en 1830 et conservé au Cabinet desmédailles de la Bibliothèque nationale de France.

Sur ce vase, daté par Charles Picard de peu après le milieu du IIIe siècleavant J.-C., un homme imberbe, tenant un long bâton dans sa main droite —Lycophron, presque à coup sûr —, est figuré assis en face de Cassandre, c’est-à-dire Alexandra, celle-ci debout, un rouleau de papyrus dans la main gauche etun rameau de laurier dans la main droite ; entre eux, un grand vase oraculaire etun masque de théâtre26. Encore faut-il préciser que le skyphos A fait partie d’unensemble de deux vases jumeaux en argent, du même atelier, assurément grec,représentant un « cénacle littéraire hellénistique » où figurent également Aratoset Théocrite, accompagnés respectivement des Muses Uranie et Thalie, et Méné-dèmos d’Érétrie, dont on sait les liens avec Lycophron.

Restent des témoignages tardifs :

a) Jean Tzetzès, Chiliades, VIII, vers 481-485 :

Ce fils de Lycos ou bien de Sôclès,Lycophron, qui était le contemporain de Ptolémée,Composa beaucoup de pièces, des tragédies,

24 Cf. l’appendice ajouté par Stephanie West à ses « Notes on the Text of Lycophron » (CQ, 33[1983], p. 132-135). Valeria Gigante Lanzara (« Echi dell’Alessandra nella poesia latina », Maia, 51[1999], p. 331-347) pense également au poème 7 de Catulle, et Giorgio Brugnoli (« Naves Idaeae »,RCCM, 1 [1996], p. 45-52) à une « confluence Lycophron-Horace-Virgile » et à Stace. Pour l’influ-ence probable de Lycophron sur ce dernier, voir F. Delarue, « Sur deux passages de Stace », Or-pheus, 15 (1968), p. 18-24.25 Voir pourtant l’article de St. Josifovic, dans la Realencyclopädie, Suppl. XI (1968), col. 922.26 Charles Picard, « Un Cénacle littéraire hellénistique sur deux vases d’argent du trésor de Ber-thouville-Bernay », MMAI, 44 (1950), p. 53-82 (surtout p. 60-67 et, pour la datation, p. 72-79, avecla figure 5 et la planche VI), et « Du nouveau sur Lycophron et sur son Ménédémos d’après lesmonuments figurés », Actes du Premier Congrès de la Fédération Internationale des Associationsd’Études Classiques, Paris (Klincksieck), 1951, p. 191-196.

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Ainsi qu’un livre auquel il donna le titre Alexandra,Pour lequel Tzetzès écrivit un commentaire, et d’autres.

b) Jean Tzetzès, dans la Vie précédant son commentaire (II, p. 4-7 Scheer) :

Ce Lycophron était originaire de Chalcis, fils de Sôclès ou, selon quelques-uns, de l’historien Lycos. Il était un des sept poètes qui, parce qu’ils étaientsept, furent dits de la Pléiade. Leurs noms : Théocrite (l’auteur des poèmesbucoliques), Aratos (l’auteur des Phénomènes et d’autres œuvres), Nicandros,de la tribu Aiantide, puis Apollonios (celui des Argonautiques), Philicos, lepoète tragique Homère le Jeune […], qui composa 57 pièces, et ce Lycophron,quoique certains, par ignorance, assurent que d’autres firent partie de laPléiade. Ces poètes vivaient au temps de Ptolémée Philadelphe et de Béré-nice27, qui tous deux étaient nés de Ptolémée, fils de Lagôos, et de Bérénice, lafille d’Antigonos. Lycophron est moins célèbre à cette époque pour sa poésieque parce qu’il compose des anagrammes : Ptolémée (R…∑≥|¥`±∑»), par exem-ple, donne par la transposition de ses lettres « de miel » (a√ª ¥Ä≥§…∑»), et Ar-sinoé (ıAƒ«§μ∫ä) « violette d’Héra » (©∑μ ˘Hƒ`»), et d’autres du même genre.Ce Lycophron, pour le plaisir des lecteurs amateurs de nouveautés, a publiéle présent livre, qui se trouve rempli d’histoires. Car il raconte, en abrégeant,ce qui s’est passé depuis Héraclès et la guerre de Troie jusqu’à Alexandre deMacédoine et au-delà, et revient en arrière vers la fin du livre, en disantégalement, à cette occasion, l’enlèvement d’Iô par les Phéniciens, qui fit écla-ter la guerre entre barbares et Grecs. […] Pourquoi le présent poème de Lyco-phron fut-il intitulé Alexandra ? Pour être distingué du reste des œuvres deLycophron. Car j’ai dit28 qu’il composa 64 ou 46 pièces ressortissant au genretragique.

c) Jean Tzetzès, Prolegomena sur la comédie, Prooemium I (p. 22-23 Koster29) :

Alexandre d’Étolie et Lycophron de Chalcis furent décidés par les largessesroyales à corriger pour Ptolémée Philadelphe les œuvres théâtrales, c’est-à-direles œuvres comiques et tragiques, ainsi que les drames satyriques. Les assistaitet participait également au travail de correction le fameux conservateur de lagrande bibliothèque, Ératosthène. Callimaque avait rédigé le catalogue de cesœuvres. Alexandre corrigeait les pièces tragiques, Lycophron les comiques.

27 En fait Arsinoé II, sœur-épouse de Ptolémée II Philadelphe, et donc fille de Bérénice et de Pto-lémée I Sôter, le fils de Lagos (et non Lagôos).28 À la fin de l’introduction (E. Scheer, op. cit., II, p. 4, l. 20-21).29 W. J. W. Koster, Scholia in Aristophanem, pars I, fasc. I A. Prolegomena de comoedia, Gronin-gue (Bouma), 1975.

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Le second Prooemium du même auteur (p. 31-33 Koster) n’ajoute rienpour ce qui concerne Lycophron, non plus que le Scholion Plautinum d’unsavant italien du XVe siècle (p. 48 Koster30) ou même ce texte anonyme ré-vélé par J. A. Cramer :

d) Anonymus Crameri II (p. 43 Koster) :

Il faut savoir qu’Alexandre d’Étolie et Lycophron de Chalcis, à la demandede Ptolémée Philadelphe, corrigèrent ({§‡ƒ¢›«`μ) les œuvres théâtrales, Lyco-phron les œuvres comiques, Alexandre les tragiques, mais également les dra-mes satyriques.

D’après ces témoignages, Lycophron se fit donc connaître par un ouvragesur la comédie, un drame satyrique et plus encore des tragédies — au moinsvingt, dont la Souda donne le titre, peut-être quarante-six ou soixante-quatre —,sans oublier l’Alexandra, et fut l’une des sept étoiles de la Pléiade. Ce poète fa-meux, qui était aussi un érudit, vécut à Alexandrie au temps de Ptolémée Phila-delphe (roi de 283 à 247), et très vraisemblablement fit partie du Musée. Lesanagrammes qu’on lui prête tendraient même à prouver qu’il vécut dans l’en-tourage du souverain et de son épouse, Arsinoé Ire ou Arsinoé II, sœur de Ptolé-mée, qui supplanta la précédente vers 278 et mourut en 270.

Revenons pourtant à son origine, à sa famille : l’hésitation n’est-elle pasétrange, qui fait de Lycophron soit un Eubéen de Chalcis, fils de ce Sôclès danslequel il n’est aucunement sûr qu’il faille reconnaître l’ami du poète Hédylos deSamos31, soit le fils de l’historien Lycos de Rhègion, le moderne Reggio di Cala-bria ? L’adoption évoquée dans une des notices de la Souda paraît en effet unesolution de désespoir inventée pour concilier deux traditions opposées. De plus,cet usage était romain bien plus que grec et devait faire entrer l’enfant dans unefamille proche, ce que même l’origine chalcidienne de Rhègion n’autorise pas àsupposer. Car si le souvenir de sa lointaine métropole y restait vif dans la se-conde moitié du Ve siècle, quelque trois cents ans après sa fondation et malgré laprésence d’une importante communauté messénienne, sa prise par Denys l’An-cien, en 386, et le dépeuplement quasi total qui suivit entraînèrent la rupture deces liens, que sa refondation par Denys le Jeune, guère avant le milieu du IVe

siècle, ne put rétablir : la chute de Rhègion consacra « la disparition à peu près

30 Cf. déjà, du même auteur, « Scholion Plautinum plene editum », Mnemosyne, 14 (1961), p. 23-37.31 D. L. Page, Epigrammata Graeca, Oxford (Clarendon Press), 1975, v. 1486.

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totale de l’élément chalcidien d’Occident »32.

Mais aussi les scholiastes remarquaient déjà le problème posé par les vers1226-1280 (II, p. 351, l. 17-21 Scheer) :

Il parle à partir d’ici des Romains, et il faut admettre que le poème est d’unautre Lycophron, non pas de celui qui a écrit la partie troyenne33. Car étantun familier de Philadelphe, il ne consacrerait pas un développement aux Ro-mains.

Comment, en effet, ne pas s’étonner qu’au temps de Ptolémée Philadelphe— certains diraient à sa cour —, quand le royaume des Lagides était au faîte desa grandeur, quand les poètes, à commencer par Théocrite, dans l’idylle XVII,rivalisaient de flatteries envers le souverain, un membre de la Pléiade ait ditnon pas la gloire du roi, de son épouse ou de son père, le fondateur de la dynas-tie, voire celle, à venir, de ses descendants, mais la puissance romaine ? Car Ly-cophron ne se borne pas à évoquer un bref épisode de l’histoire romaine, ainsique le fit Callimaque à propos d’un certain Gaius34, pas plus qu’il ne témoigne,comme Apollonios de Rhodes, d’une simple curiosité pour la partie du monde,encore mal connue, située au nord de la Grande-Grèce.

Et pouvait-on imaginer en Égypte ou en Grèce, dans la première moitié duIIIe siècle avant J.-C., avant la fin de la première guerre punique (264-241), quede prétendus descendants des compagnons d’Énée allaient venger la défaite tro-yenne ? Rome ne devint la maîtresse de l’Italie centrale qu’après le début du IIIe

siècle : c’est seulement en 290 qu’une paix définitive fut conclue avec les Sam-nites, qui avaient fait passer une armée romaine sous les fourches Caudines en321, et la Sabine se souleva en cette même année 290. Il fallut également atten-dre les environs de 280 pour que s’éloignât le danger présenté par les Étrusques,qui avaient massacré le préteur Lucius Caecilius devant Arezzo, avec seize millede ses hommes, en 284, et dont une cité, Volsinies, resta indépendante jusqu’en264. Quant à l’Italie méridionale, la soumission de la Lucanie, avec l’installationd’une colonie romaine à Paestum en 273, puis la capitulation de Tarente l’annéesuivante, ne suffirent pas à la pacifier tout entière, les peuples de la Pouille

32 Georges Vallet, Rhégion et Zancle. Histoire, commerce et civilisation des cités chalcidiennes du dé-troit de Messine, Paris (E. de Boccard), 1958, p. 380 ; cf. p. 56, 66-80, 126 et 378-379.33 Nous lisons …éμ …ƒ›c{` plutôt que …éμ …ƒ`zÈ{ß`μ. Ce passage a été éclairé par Paola Ceccarelliet Martin Steinrück, art. cit., p. 77-89, notamment p. 84 et 89.34 Fr. 106-107 Pfeiffer. Cf. Pierre Lévêque, « Les Poètes alexandrins et Rome », IH, 22 (1960), p. 47-52.

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n’ayant capitulé qu’en 266. Alors seulement Rome et Carthage restèrent face àface en Occident.

Rome était loin d’être la maîtresse du monde au temps de Ptolémée Phila-delphe : elle ne domina le bassin méditerranéen qu’après la deuxième guerrepunique (achevée en 202), la victoire de Cynoscéphales (197), le traité d’Apamée(188), puis la défaite macédonienne à Pydna, en 168. Le royaume des Lagidesfaisait encore plus que l’égaler. D’où l’idée, ancienne35, que les vers en questionsont interpolés et peut-être l’œuvre d’un « deutéro-Lycophron » qui, à l’époqueaugustéenne, aurait « italianisé » l’Alexandra pour un autre public36, ou mieux— car ils ne se distinguent en rien par la langue, le mètre ou le style37 —, qu’ilfaut attribuer l’ensemble du poème à un autre Lycophron, au moins postérieurà la première guerre punique, probablement du début du IIe siècle avant J.-C.Telle était déjà l’opinion de Barthold Georg Niebuhr38, et « le Lycophron quiécrivit l’Alexandra » est distingué deux fois par les commentateurs anciens (II,p. 60, l. 4 et p. 62, l. 10 Scheer). Rien d’étonnant donc à ce que, par exemple,Jacques Perret écrive que

l’Alexandra tout entière a été composée vers 196 en l’honneur de Flamininus,témoignage de cette idylle éphémère qui devait unir pour un temps Grecs etRomains dans le sentiment d’une bienveillance réciproque39.

Plus récemment, Elizabeth Kosmetatou a vu dans l’auteur — un « Lyco-phron II » qui était peut-être le petit-fils du premier — un érudit de Pergameparticipant, entre 196 et 194, à l’effort de propagande en faveur des Attalides,alliés aux Romains40, tandis que Heather White estimait l’Alexandra postérieureà Pydna, et que Valeria Gigante Lanzara, en reconnaissant P. Cornelius Scipiondans le « lutteur unique » qui « prendra le chemin des réconciliations » (vers

35 Elle pourrait remonter à Théon, la scholie citée précédemment devant appartenir au fonds leplus ancien. Idée reprise en 1800 et 1801 par Charles James Fox, dans sa correspondance avec Gil-bert Wakefield (cf. l’introduction d’A. W. Mair dans l’édition de la Collection Loeb, Londres etCambridge [Mass.], 1921, p. 308-309, ou Stephanie West, « Lycophron Italicised », JHS, 104[1984], p. 127).36 Stephanie West, art. cit., p. 127-151, pour laquelle plusieurs « passages romains » sont interpolés.Cf. Lorenzo Braccesi, « Licofrone e l’interpolatore augusteo », Athenaeum, 80 (1992), p. 506-511.37 Karl Ziegler, notamment, dans son grand article sur Lycophron, s’est élevé contre l’idée d’uneinterpolation (Realencyclopädie, XIII/2 [1927], col. 2365).38 « Über das Zeitalter Lykophrons des Dunkeln », RhM, 1 (1827), p. 108-117.39 Les Origines de la légende troyenne de Rome (281-31), Paris (Belles Lettres), 1942, p. 348 ; cf.p. 502 et 505.40 « Lycophron’s ‘Alexandra’ Reconsidered: The Attalid Connection », Hermes, 128 (2000), p. 32-53.

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1446-1450), croyait donc ce poème postérieur à la bataille de Zama (202)41.Longtemps en faveur — elle est notamment dans les deux articles de la

Realencyclopädie42 —, l’hypothèse selon laquelle ce poème daterait du IIe siècleest devenue cependant difficile à défendre depuis l’identification des personna-ges du skyphos A de Berthouville-Bernay43 et depuis qu’Arnaldo Momigliano amontré que les vers 1141 à 1173 d’Alexandra doivent être antérieurs au rétablis-sement du tribut payé par les Locriens en expiation du forfait d’Ajax. Or ce tri-but — des jeunes filles devaient se faire les servantes d’Athèna dans son templede Troie-Ilion —, une inscription de Locride occidentale, vraisemblablement dupremier tiers du IIIe siècle avant J.-C. (IG IX, 12, 3 [1968], no 706), nous apprendqu’il fut rétabli à l’époque d’un Antigonos qui ne peut guère être qu’AntigonosGonatas, roi de Macédoine de 276 à 23944.

Faut-il donc revenir à la position « unitaire », malgré des difficultés quel’on aurait tort de sous-estimer ? En d’autres termes, oserons-nous prêter un au-thentique don de voyance à Lycophron, lequel aurait prévu, avec un siècle d’a-vance, le glorieux avenir de Rome45 ? Ou bien convient-il d’atténuer la portée decette allusion à la « couronne », au « sceptre », à la « souveraineté » exercée surla terre et sur la mer (vers 1228-1229), en supposant que le poète n’a fait que re-prendre un motif alors banal46 ?

41 H. White, « An interpretative problem in Lycophron’s Alexandra », Habis, 28 (1997), p. 49-51 ;V. Gigante Lanzara, « Il tempo dell’Alessandra e i modelli di Licofrone », p. 410-411 (cf. l’Ales-sandra du même auteur, Milan [Biblioteca Universale Rizzoli], 2000, p. 18-19).42 Realencyclopädie, XIII/2 (1927), col. 2316-2381, par K. Ziegler (historique de la question col.2354-2365), et Suppl. XI (1968), col. 888-930, par St. Josifovic. Cf. Der kleine Pauly. Lexikon derAntike, III (1969), col. 815-816, par K. Ziegler, et Der neue Pauly. Enzyclopädie der Antike, 7(1999), p. 569 a, par Bernhard Zimmermann.43 Voir déjà la mise au point de Pierre Lévêque, « Lycophronica », REA, 57 (1955), p. 36-40.44 A. Momigliano, « The Locrian maidens and the date of Lycophron’s Alexandra , CQ, 39 (1945),p. 49-53. Cf. Lucien Lerat, Les Locriens de l’ouest, II, Paris (de Boccard), 1952, p. 19-22, et PierreVidal-Naquet, « Les esclaves immortelles d’Athèna Ilias » (1975), dans Le Chasseur noir, nouvelleédition revue et corrigée, Paris (La Découverte), 1991, p. 249-266. Ce tribut, rejeté par les Locriensaprès la fin de la guerre de Phocide (347/346), puis rétabli, n’aurait été supprimé définitivementque peu avant le temps de Plutarque (Sur les délais de la justice divine, 557c-d).45 Cf. U. von Wilamowitz-Moellendorff, Hellenistische Dichtung in der Zeit des Kallimachos, II,Berlin, 1924, p. 146, mais aussi Manuel Fernandez Galiano, « Sobre la fecha de la “Alejandra” deLicofròn », dans Studi di filologia classica in onore di Giusto Monaco, I, Università di Palermo,1991, p. 401-413.46 U. von Wilamowitz-Moellendorff, De Lycophronis Alexandra commentatiuncula, Greifswald,1883, p. 10, et surtout A. Momigliano, « Terra marique », JRS, 32 (1942), p. 53-64, avec la réponsede S. West, art. cit., p. 131. « Sur terre et sur mer » peut être une simple locution (cf. Thucydide,

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Et pourquoi cet intérêt ? Même la venue, en 273, d’une ambassade romaineà Alexandrie, simple prise de contact que ne suivit, à notre connaissance, aucunaccord ni traité, ne pouvait retenir longuement l’intérêt des savants et poètes dela grande ville47, et moins encore déchaîner un enthousiasme tel qu’on oubliâtPtolémée pour chanter en termes aussi forts le pouvoir prétendument universelde ce qui restait un peuple barbare. Enfin — il semble qu’on l’ait oublié — l’ex-pansion romaine en Occident était plus inquiétante qu’admirable pour lesGrecs. Elle pouvait laisser craindre qu’après avoir étendu son empire sur toutel’Italie, puis mis fin, d’une manière ou d’une autre, à son face-à-face avec Car-thage, Rome ne portât ses regards vers les monarchies hellénistiques.

Cela fait bien des questions auxquelles il faudra répondre, bien des diffi-cultés qu’il faudra résoudre en disant d’abord :

1. Pourquoi l’on hésite sur l’identité du père de Lycophron, et donc surl’origine de ce dernier.

2. Comment Lycophron put vivre dans la première moitié du IIIe siècle, s’ilfaut bien retenir cette époque malgré les difficultés créées par les « passagesromains » d’Alexandra, à commencer par les vers 1126-1180, tout en célébrant lepouvoir universel de Rome.

3. Pourquoi ce pouvoir universel d’un peuple barbare était admirable pourlui, et non point surprenant, scandaleux ou inquiétant.

4. Pourquoi il le pouvait chanter sans invraisemblance ni inconvenance autemps d’un roi, Ptolémée Philadelphe, qui protégeait le Musée d’Alexandrie, oùLycophron, semble-t-il, œuvra longuement.

Un début de solution se présente immédiatement : admettons, ne serait-cequ’à titre d’hypothèse, qu’il exista deux Lycophron, l’un de Chalcis, l’autre deRhègion. Non pas deux Lycophron de deux siècles différents, comme on l’a crujusqu’à présent, mais deux poètes actifs dans la première moitié du IIIe siècleavant J.-C. Le nom — celui, entre autres, d’un personnage homérique (Iliade,

I, 2, 2, Démosthène, Sur la Couronne, § 324, ou encore Longus, III, 2, 3).47 On a pourtant voulu voir une allusion à cette ambassade dans le vers 1449 d’Alexandra (Massi-mo Fusillo, « L’Alessandra di Licofrone : racconto epico e discorso ‘drammatico’ », ASNP, 14[1984], p. 522, André Hurst, « Sur la date de Lycophron », dans les Mélanges d’histoire ancienne etd’archéologie offerts à Paul Collart [= Cahiers d’archéologie romande, no 5], Lausanne, 1976, p. 234-235). Maurice Holleaux émet des réserves sur l’importance de cet échange d’ambassades (Rome, laGrèce et les monarchies hellénistiques au IIIe siècle avant J.-C. (273-205), Paris [de Boccard], 1921,p. 60-83).

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XV, v. 429-435), du plus jeune fils de Périandre (Hérodote, III, 50-53), de deuxtyrans de Phères (Xénophon, Helléniques, II, 3, 4 et Diodore, XIV, 82, 5 ; Aris-tote, Rhétorique, III, 1410 a 17-18 et Diodore, XVI, 14, 1, XVI, 37, 3, XVI, 39, 3),d’un Spartiate cité par Thucydide (II, 85, 1), d’un sophiste critiqué par Aristote(Rhétorique, III, 1405 b 36-37 et 1406 a 6-7) — était en effet loin d’être rare, et laconfusion de deux homonymes est plus vraisemblable si l’on fait de ceux-ci descontemporains pratiquant la même activité. Elle l’est même d’autant plus quel’un d’eux, le poète de la Pléiade auteur de nombreuses tragédies et d’un dramesatyrique, en son temps l’égal de Théocrite ou d’Aratos, chargé de réviser letexte des comédies conservées à la bibliothèque du Musée, possédait une réputa-tion que l’autre était loin d’avoir. Rien d’étonnant, donc, à ce que ce dernier,l’auteur d’Alexandra, ait été confondu très tôt, apparemment dès le milieu duIIIe siècle, avec son illustre homonyme.

Mais l’auteur d’Alexandra était-il le poète de Chalcis ou celui de Rhègion ?On ne peut hésiter longuement48. Notre Lycophron, à l’œuvre apparemmentbien mince, s’effaça d’autant plus facilement devant son homonyme qu’il était,dirons-nous, un provincial et non pas un poète officiel vivant dans la grandeville qui était à la fois la capitale intellectuelle et artistique du monde grec etcelle des Lagides. Poète hellénistique, mais non point alexandrin, ce Grec d’Ita-lie, originaire d’une ville qui s’était signalée dès le VIe siècle par une excep-tionnelle floraison artistique49 et la naissance d’Ibycos, et qu’honorait toujoursun historien de l’envergure de Lycos, n’avait pas à ménager la susceptibilitéd’un souverain qu’il ne connaissait vraisemblablement pas et dont il ne recher-chait pas la faveur ou les subsides. La puissance même de la lointaine Égypte, lepouvoir de Ptolémée Philadelphe, encore plus grand, plus solidement établi quecelui de son père, ne le concernaient pas. Une autre puissance, un autre pouvoirétaient infiniment plus proches, qu’il sentait protecteurs : nous parlons évidem-ment de Rome.

Quelle est, en effet, la situation de la Grande-Grèce, à commencer par Rhè-gion, dans la première moitié du IIIe siècle ? Ses contacts avec Rome sont an-ciens, quoique cette dernière se soit longtemps gardée d’intervenir dans les af-faires des cités grecques d’Italie. Il faudra que Naples se déchire et que le partipopulaire y fasse appel aux Samnites pour qu’elle envoie des troupes en 326 etimpose, en traitant avec les responsables napolitains, une tutelle qui, toutefois,

48 Voir cependant Karl Julius Beloch, Griechische Geschichte, IV, 2 (1927), réédition, Berlin et Leip-zig (W. de Gruyter & cie), 1967, p. 573-574.49 Cf. G. Vallet, op. cit., p. 312-313.

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laissait à la ville sa pleine autonomie et même sa monnaie, et ne remettait encause ni son appartenance culturelle au monde grec ni les formes, helléniques,de sa vie locale50. Il existait, de plus, une collusion de fait contre les Samnites,mais aussi d’autres peuples italiques, souvent menaçants, entre Grecs d’Italie etRomains. Barbares, donc, mais barbares réputés pour leur philhellénisme — Hé-raclide du Pont, au IVe siècle, ne semble-t-il pas avoir déjà fait de Rome unelointaine ville grecque51 ? —, barbares civilisés, « fréquentables », les Romains oc-cupaient une place à part dans l’esprit des Grecs de Sicile ou d’Italie.

C’est seulement appelée par les habitants de Thourioi, menacés, vers 285,par les Lucaniens, que Rome intervint dans les affaires des cités de la ligueitaliote, fondée quelques années plus tôt devant la pression grandissante desLucaniens et Messapiens sur les villes de la frange littorale. Bien des Grecs, eneffet, préféraient déjà la protection de Rome à celle de Tarente, ce qui se com-prend d’autant mieux que les Tarentins eux-mêmes avaient dû faire appel auxSpartiates, commandés par Archidamos III, en 344 ou 343, puis au roi d’ÉpireAlexandre le Molosse, oncle d’Alexandre le Grand, en 334, et au Spartiate Cléo-nymos, en 302, en attendant Pyrrhos. Rome était devenue la grande puissancerégionale. De cela, il fallait s’accommoder, lorsque des progrès si rapides ne lefaisaient pas trouver admirable.

La victoire, en 282, du consul C. Fabricius Luscinus, qui dégagea Thourioi,fut immédiatement suivie de l’installation d’une garnison romaine dans cetteville, puis à Locres et Crotone. Bien plus, en 282 également, oubliant apparem-ment le traité qui, depuis 302, délimitait les zones d’influence respectives deRome et de Tarente, Rome envoyait une petite escadre, qui doublait le cap La-cinien et entrait dans le golfe de Tarente pour aller croiser devant la grande villegrecque. Rome avait cessé d’être une puissance exclusivement terrestre et mon-trait l’étendue de ses ambitions. Et, volontaire ou non, cette provocation fut àl’origine de la guerre qui vit l’intervention de Pyrrhos, appelé par les Tarentinsen 281, en Italie puis en Sicile, et finalement la prise de Tarente, en 272.

Mais Rhègion ? Il reçut aussi, probablement en 28252, une garnison, nonpoint composée de soldats romains, comme à Locres, Thourioi ou Crotone,mais de Campaniens, la legio Campana. Excellents combattants, qui toutefois se

50 Tacite en fera encore « pratiquement une ville grecque » (Annales, XV, 33). Cf. Charles McNe-lis, art. cit., p. 74.51 Héraclide, fr. 102 Wehrli = Plutarque, Vie de Camille, 22, 3.52 Polybe, Tite-Live et Diodore de Sicile datent le fait de 280, mais « qui croira qu’en 280, au mo-ment où l’arrivée de Pyrrhos et ses succès exaltaient toute l’Italie méridionale, Rhégion ait pu re-cevoir une garnison romaine ? » (Pierre Lévêque, Pyrrhos, Paris [de Boccard], 1957, note 4, p. 246).

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transformaient trop volontiers en soudards, ces Campaniens ralliés à Rome eu-rent tôt fait de s’emparer de la cité qu’ils devaient protéger53.

Nous ne savons pas si Lycophron vivait toujours à Rhègion en 282. Ilaurait alors, vraisemblablement, d’autant plus souffert de la présence des Cam-paniens que sa famille n’était pas sans importance, quoiqu’on ne puisse arguerde ce que son père, Lycos, aurait été en butte à l’hostilité de Dèmètrios de Pha-lère, épimélète ou, si l’on préfère, tyran d’Athènes de 317 à 307, puis, après unséjour à Thèbes ou près de Thèbes, ami et conseiller de Ptolémée Ier. Le fait,allégué par la Souda, est d’autant plus suspect qu’il évoque immanquablementl’exil d’un demi-siècle, à Athènes, de Timée, confrère et contemporain de Lycos,obligé par Agathoclès de quitter sa ville de Tauroménion. Dèmètrios n’eut ja-mais le moindre pouvoir à Rhègion, et rien ne confirme que Lycos se trouvadépendre de lui, à Athènes ou Alexandrie. Quoi qu’il en soit, Lycophron dutapplaudir à la prise de Rhègion, en 270, par les Romains, qui infligèrent aux sol-dats campaniens, devenus plus dangereux qu’utiles, un châtiment exemplaire,également destiné à faire oublier qu’ils avaient eux-mêmes installé ces encom-brants auxiliaires et à impressionner favorablement les populations grecques dela région.

Des protecteurs, voire des libérateurs, voilà donc ce qu’étaient, aux yeux debeaucoup, ces barbares influencés déjà par les Grecs et dont on pressentait qu’ilsdevaient l’être bien davantage. Car

Loin […] de représenter la disparition des valeurs culturelles et artistiques del’hellénisme de l’Italie, la défaite de Pyrrhus et la mainmise de Rome sur l’en-semble des cités grecques de l’Italie méridionale leur ouvraient, paradoxale-ment, un champ nouveau : dans la péninsule désormais réunie sous l’hégémo-nie de l’Vrbs elles formaient la base d’une nouvelle koinè culturelle54.

Lycophron, s’il fut un Grec d’Italie, put donc être un partisan et admira-teur de Rome, par ailleurs la seule puissance en mesure, au IIIe siècle, de con-tenir les ambitions de Carthage dans la Sicile toute proche, et peut-être sur lecontinent, où Rhègion, de l’autre côté du détroit de Messine, était particulière-ment exposé. Dès lors, plus de difficultés, l’excès de certains mots, l’exagérationde la puissance, surtout navale, de Rome, s’expliquant aisément par un enthou-siasme incompréhensible de la part d’un poète et savant de Chalcis devenu

53 Polybe, I, 7, 6-12.54 Dominique Briquel et Giovanni Brizzi, dans l’Histoire romaine sous la direction de François Hi-nard, I, Paris (Fayard), 2000, p. 333-334.

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alexandrin et familier du roi, mais naturel, en ce temps, de la part d’un poètede Rhègion.

Cela ne fait, cependant, que rendre possible l’attribution d’Alexandra à unLycophron de Rhègion tôt confondu avec un homonyme et contemporain plusillustre. Notre théorie doit se révéler plus féconde pour emporter l’adhésion. Or,elle permet d’expliquer d’abord la place, si importante, accordée dans le poèmeà l’Occident, surtout à l’Italie et la Sicile, place qui a fait parler d’un « italocen-trisme55 ». Quelque quarante pour cent d’Alexandra, à commencer par l’essen-tiel des vers 592-1140, puis les vers 1226-1280, lui sont consacrés. Diomède, Phi-loctète, Épeios (le constructeur du Cheval de Troie) et surtout Ulysse sont, enquelque sorte, naturalisés italiens, et les trois derniers, au moins, reposeraient enterre « ausonienne » ; Ménélas y cherche Hélène. Mieux : Ulysse, époux de l’Ita-lienne Circé bien plus que de la Grecque Pénélope, la chienne, la prostituée quil’a ruiné avec le concours des Prétendants (vers 771-773 et 791-792), y joint sesforces à celles d’Énée, Grecs et Troyens se réconciliant dans un monde nouveau.La légende troyenne de Rome est donc bien déjà, dans Alexandra, un moyen derattacher la nouvelle puissance occidentale à l’épopée homérique, mais nonpoint seulement par l’intermédiaire des Troyens, comme le fera Virgile56. Etl’allusion, la première de toutes, à la Sibylle de Cumes, celle, unique à notreconnaissance, au culte rendu par les Dauniennes à une Alexandra, l’abondanceet la précision des indications géographiques — ainsi l’allusion aux « rudes pen-tes » de Naples (vers 737) ou au lac d’Averne, « dans le cercle qui l’étrangle »,celui d’un ancien cratère (vers 704)57 —, peuvent confirmer que le poète ne futpas seulement un lecteur de Timée ou de Lycos de Rhègion58, mais connaissaitpersonnellement l’Italie, à commencer par la Grande-Grèce59.

55 S. West, art. cit., p. 143.56 Lycophron dut avoir un prédécesseur en la personne de Stésichore (d’Himère, en Sicile), qui au-rait dit au VIe siècle le séjour d’Énée en « Hespérie » (Geneviève Dury-Moyaers, Énée et Lavinium.À propos des découvertes archéologiques récentes, Bruxelles [Collection Latomus], 1981, p. 48-53).57 Valeria Gigante Lanzara (Alessandra, p. 299) remarque aussi que l’évocation de l’île de Dio-mède (v. 600) « fa pensare a una conoscenza diretta dell’ambiente ».58 Gabriella Amiotti estime que son unique source livresque, pour ce qui concerne l’Italie et la Si-cile, fut l’œuvre de Lycos de Rhègion, aussi date-t-elle l’Alexandra de la fin du IVe siècle ou du dé-but du IIIe (« Lico di Reggio e l’Alessandra di Licofrone », Athenaeum, 70 [1982], p. 452-460). Voiraussi, dans la note 74, l’opinion d’Eugenio Manni.59 V. Gigante Lanzara remarque également, dans son Alessandra (p. 305-306), que Lycophron sem-ble avoir de la Grande-Grèce une expérience directe de voyageur.

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Ce n’est pas tout, car les premiers lecteurs de l’œuvre semblent aussi avoirété des Italiens ou des Siciliens60, auxquels étaient plus ou moins familiers l’îlotd’Othrônos, au sud de la Sicile (vers 1027), les plages de galets sombres de l’îled’Elbe (vers 874-876), l’Étrurie et notamment Cortone, où le corps d’Ulysse, tuépar son fils italien « avec l’aiguillon d’un poisson de Sardaigne », aurait été inci-néré (vers 795-798 et 805-806), comme le triste habit et les cheveux longs des Sici-liens de Ségeste (vers 973-976), la coiffure « à la mode d’Hector » des Daunienset le vêtement sombre, le visage fardé, la badine de leurs compagnes (vers 1137-1140). Et tout fait penser que le poète s’adresse à un public sachant la légended’Énée en Italie. Or, si l’on trouve la plus ancienne représentation de sa fuitesur des monnaies d’Aineia, en Chalcidique, vers 525, s’il figure également sur aumoins cinquante-huit vases attiques, du dernier quart du VIe siècle au début dudeuxième quart du Ve61, Énée fut tout aussi populaire dans l’Italie barbare. Bienconnu des Étrusques, ainsi que le montrent une gemme du Cabinet des mé-dailles et, plus sûrement, quatre statuettes de Véies (milieu du Ve siècle ?)62, iln’était, surtout, pas ignoré des habitants du Latium, si tôt en contact avec lemonde hellénique que la plus ancienne inscription grecque maintenant connue(premier quart du VIIIe siècle, voire extrême fin du IXe) est le graffito d’un vasede fabrication locale découvert à Gabies63. Importée par des navigateurs et descommerçants à Lavinium, où Énée « s’est immiscé dans un vieux culte local del’Ancêtre : Sol Indiges », sa légende y resta vivante, apparemment, du VIe siècleavant J.-C. au IIe après64. Mais Georges Dumézil a voulu montrer qu’elle devaitêtre présente à Rome dès la fin du VIIe siècle65, ce que l’on mettra en rapportavec le jugement, déjà rappelé, d’Héraclide du Pont et le fait qu’Hellanicos deLesbos, dans la seconde moitié du Ve siècle, et d’autres historiens, comme Da-mastès de Sigeion, aient vu dans le pieux héros le fondateur de la ville66.

Quelle modeste place est, en revanche, laissée à l’Eubée ! Un seul héros dela grande île, Éléphènor, présenté comme un « loup meurtrier de son grand-

60 S. West, art. cit., p. 132-133, 141, 142-143 ; cf. p. 145-146.61 G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 166-167.62 G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 168-170.63 Cf. Annie Schnapp-Gourbeillon, Aux Origines de la Grèce (XIIIe-VIIIe siècles avant notre ère). LaGenèse du politique, Paris (Belles Lettres), 2002, p. 265.64 G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 57-58, 69, 85-86, 164, 173-179, 232-246, 248 et surtout 249.65 « Anchise foudroyé ? », dans L’Oubli de l’homme et l’honneur des dieux, Paris (Gallimard), 1985,p. 151-161.66 Carmine Ampolo, « Enea ed Ulisse nel Lazio da Ellanico (FGRHIST 4 F 84) a Festo (432 L) »,PP, 266 (1992), p. 321-342.

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père » (vers 1034-1046), et une brève évocation (vers 374-375). Les deux formeshabituellement dites chalcidiennes (}«¤câ∑«`μ et √Ä⁄ƒ§≤`μ, dans les vers 21 et252), peuvent elles-mêmes avoir été crues telles uniquement parce que l’auteurétait censé originaire de Chalcis67. Mais les mots égyptiens (⁄‡««›μ, у√§»,xkƒ§» et √ăƒ`, dans les vers 26, 579, 747 et 1428) sont à peine moins rares et neprouvent pas davantage que le poète a séjourné à Alexandrie : l’un d’eux estemployé par Eschyle, Hérodote et Euripide, et les autres doivent provenir d’unde ces recueils de termes rares ou curieux que des érudits, à commencer par Phi-létas de Cos, composèrent en ce temps68.

Dans son « odyssée » de Ménélas l’auteur d’Alexandra se démarque en effetd’Homère aussi bien que d’Hérodote (II, 112-120) en parlant beaucoup plus lon-guement de la Sicile et de l’Italie (vers 852-876) que de l’Égypte (vers 847-849,avec une allusion, inévitable, aux crues du Nil et une autre, inspirée de l’Odys-sée [IV, v. 435-446], aux phoques nauséabonds de Protée) : vingt-cinq vers d’uncôté, trois de l’autre. Il semble, en fait, ne pas mieux connaître ce pays que laCilicie, Chypre, le pays des Érembes, la Phénicie et l’Éthiopie, évoqués dans lesvers 825 à 837.

Nous comprenons mieux ainsi que Lycophron donne habituellement auxGrecs le même nom que les Latins et d’autres peuples italiques, Dƒ`§≤∑ß (vers532, 891, 1195 et 1338 ; cf. l’hapax zƒ`§≤ß…ä» [vers 605]), en n’en faisant qu’unefois des Hellènes (vers 894) et deux fois — ou une seule ? — des Argiens (vers 151et 1443)69, bien qu’Alexandre d’Étolie, Callimaque et même, une seule fois, Aris-tote emploient ce mot70.

Mais voici qui, peut-être, est mieux fait pour convaincre : d’où Lycophronsavait-il l’existence du dieu Mamertos, c’est-à-dire Mamers, dont le nom grecn’apparaît pas ailleurs que dans les vers 938 et 1410 d’Alexandra, et, au féminin,dans le vers 1417, où Mamersa est une épiclèse d’Athèna ? Voyons le curieuxcommentaire de Tzetzès au vers 937 (II, p. 303, l. 8-16 Scheer) :

67 Cf. André Hurst et Massimo Fusillo dans leur édition de l’Alessandra, avec Guido Paduano,(Milan [Guerini e associati], 1991), p. 19-20 et 155.68 Cf. Antonios Rengakos, « Lykophron als Homererklärer », ZPE, 102 (1994), p. 123-125.69 Le texte du v. 1443 n’est pas sûr, et les « Argiens » y peuvent être des Athéniens.70 Ajoutons que, selon Pierre Chantraine (DELG, p. 234 b), « l’emploi du terme dans la littératurehellénistique pour désigner les Grecs vient p.-ê. en partie du latin », et qu’il s’agit d’un nom vrai-semblablement illyrien (cf. ses Études sur le vocabulaire grec, Paris [Klincksieck], 1956, p. 104 etnote 1). Voir pourtant Jean Bérard, « Le nom des Grecs en latin », REA, 54 (1952), p. 5-12

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Mamertos : Arès. Le mot est latin. Ce barbare de Lycophron [π {Å xcƒy`ƒ∑»∑‘…∑» M ≤∫⁄ƒ›μ] ne se contente pas des autres noms, il écrit aussi comme lesRomains ! Car les Romains appellent les gens belliqueux des Mamertoi, ainsique le rapporte quelque part Diodore ou Dion (je ne me rappelle plus exacte-ment). Il écrit en effet, à peu près, qu’ils « massacrèrent les habitants de Mes-sine, qui les avaient reçus, et occupèrent Messine » [Diodore, XXI, 13], etqu’ils se donnèrent eux-mêmes le nom de Mamertoi, c’est-à-dire « Guerriers ».Car Arès est appelé Mamertos chez les Romains.

Or, si le nom de Mamers/Mamertos n’apparaît en grec que chez Lyco-phron — il est également très rare en latin —, celui des Mamertins (∑¶ N`¥|ƒ-…±μ∑§, Mamertini) est mieux connu, notamment grâce à Polybe, Cicéron, Plinel’Ancien et Plutarque, que nous pouvons ajouter à Diodore de Sicile et DionCassius. Ces Mamertins étaient d’anciens mercenaires campaniens qui, dit Plu-tarque, « causaient aux Grecs bien des soucis ». Et, continue le même auteur, onles appelait « Martiaux » (ıAƒç§∑§) en latin parce qu’ils étaient belliqueux71.Nous dirons plus exactement qu’ils tiraient ce nom de Mamers, l’équivalentosque du Mars latin, de l’Arès grec.

Poursuivons avec Polybe (I, 7, 1) : « Quelque chose de particulier et de trèsproche était arrivé aux deux cités fondées sur le détroit, à savoir Messine et Rhè-gion. » Quelle chose si particulière ? Nous résumons la suite. Se trouvant sansemploi en 289, les Campaniens à la solde du tyran (ou roi) de Syracuse Agatho-clès (317-289), s’emparèrent par traîtrise de Messine et de son territoire, ce quileur permit d’inquiéter périodiquement Syracuse et les Carthaginois, et d’exigerun tribut de plusieurs villes siciliennes. Mais les Mamertins — tel est le nomqu’ils prirent et qui leur resta — se montraient d’autant plus sûrs d’eux-mêmesqu’ils savaient pouvoir compter sur la bienveillance des Romains, point fâchésde voir les Carthaginois tenus en respect par ces bandes « à la fois inquiétanteset profitables, secrètement encouragées et publiquement désavouées72 », et surl’appui de la garnison mise en place à Rhègion par ces mêmes Romains, égale-ment constituée de Campaniens, auxquels il fallut peu de temps pour imiterleurs compatriotes.

La communauté de destin, soulignée par Polybe, des deux cités voisines, laprésence entre 282 et 270, à Rhègion comme à Messine, de soldats étrangers dontl’idéal se réduisait à servir un dieu plus brutal encore sous son aspect barbare,

71 Vie de Pyrrhos, 23, 1.72 Jacques Heurgon, Recherches sur l’histoire, la religion et la civilisation de Capoue préromaine desorigines à la deuxième guerre punique, Paris (de Boccard), 1942, p. 284.

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rendent aisé à comprendre l’emploi, dans Alexandra, d’une épiclèse d’Arès etd’une autre, d’Athèna, paraissant n’être pas autre chose que les formes helléni-sées d’un nom osque. Assurément ignoré des Grecs de Chalcis ou d’Alexandrie,ce nom italique n’était que trop familier, en revanche, aux riverains du détroitde Messine, victimes de la violence des serviteurs campaniens de Mamers/Ma-mertos. En faut-il une preuve ? Strabon (VI, 1, 9) la fournit en témoignant del’existence dans le Bruttium, dont est originaire Lycophron de Rhègion, d’uneville au nom révélateur : Mamertion (N`¥Äƒ…§∑μ).

Enfin, quand bien même on oublierait que Tzetzès semble exclure tout em-prunt en l’accusant de parler comme un barbare romain, on ne peut soutenirque l’auteur d’Alexandra aurait puisé cette information dans l’œuvre de Timée.Pour deux raisons :

1. Les Mamertins ayant pris Messine entre 289 et 282, ils devaient être en-core, pour l’auteur de la grande « histoire de la Sicile étendue à celle de toute laGrèce d’Occident depuis les temps les plus anciens jusqu’à la mort d’Agathocleen 289 avant J.-C.73 », des mercenaires appréciés pour leur courage et leur effica-cité.

2. Mais surtout Lycophron paraît n’avoir pu prendre éventuellement con-naissance de cet ouvrage, achevé après 264/263, comme du livre consacré par lemême auteur à Pyrrhos, qu’à une date postérieure à celle, bientôt précisée, deson poème74.

Autre allusion non moins remarquable : celle, unique, faite à l’histoire athé-nienne du Ve siècle, dans les vers 732-737. Le poète évoque, à propos de la SirèneParthénopè et de son nouveau culte institué à Naples, l’expédition de Diotimos,en 433/432 voire plus tôt, peut-être dès 460 ou vers le temps de la fondation deThourioi (444/443), au moment où Athènes affirmait son ambition dans l’ouestde la méditerranée. Or cette expédition, oubliée de tous au IIIe siècle, eut pourraison l’appel fait à Athènes, qui y trouva l’occasion d’une démonstration depuissance, par un de ses alliés en guerre contre les « Sicules » de l’Italie méridio-

73 Jean Bérard, La Colonisation grecque de l’Italie méridionale et de la Sicile dans l’Antiquité, 2e édi-tion, Paris (PUF), 1957, p. 23.74 Eugenio Manni, pour qui l’Alexandra est antérieure à 279-275, estime également que Lycophronne peut rien devoir à Timée (« Licofrone, Callimaco, Timeo », Kokalos, 7 [1961], p. 3-14, et « LeLocridi nella letteratura del III sec. a. c. », dans Miscellanea di studi alessandrini in memoria diAugusto Rostagni, Turin [Bottega d’Erasmo], 1963, p. 172-173 et 178-179). Cf. l’article, déjà cité, deG. Amiotti).

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nale. Et cet allié fut Rhègion75.Dans ces conditions n’est-il pas plus simple d’admettre que l’auteur d’A-

lexandra est le fils de Lycos, vers lequel tous les éléments du dossier semblentconverger, le fils de cet historien de Rhègion, qui — dernier argument76 — luidonna tout naturellement un nom dérivé du sien77 ? C’est ce que nous ferons entâchant, grâce à cela, de préciser la date du poème.

La date

Un terminus post quem a été remarqué depuis longtemps : l’allusion, trèsclaire pour une fois, dans les vers 801-804, à l’assassinat par le roi d’Épire Poly-perchon, réconcilié avec Cassandros, du fils d’Alexandre et de Barsinè, Héraclès.Or ce crime eut lieu en 30978. Mais on abaissera cette date, le poète songeantvraisemblablement à l’une des sept merveilles du monde, le Colosse de Rhodes,achevé au plus tôt en 292, lorsqu’il évoque Diomède « campé comme un co-losse », les jambes appuyées sur les pierres ayant servi de lest à son vaisseau,dans les vers 615 à 618 : le mot ≤∑≥∑««∫» désignait jusqu’alors toute statue deforme humaine, quelle qu’en fût la taille ou l’attitude.

Quant à la limite inférieure, le vase de Berthouville-Bernay conduit à la si-tuer vers le milieu du IIIe siècle ou un peu plus tôt, pour tenir compte du tempsnécessaire à la diffusion de l’œuvre, mais aussi de l’ignorance dans laquelle Ly-cophron paraît se trouver du rétablissement du tribut des jeunes Locriennes,sous le règne d’Antigonos Gonatas.

75 Silvio Cataldi, « La spedizione di Diotimo in Italia e i T§≤|≥∑ß », RFIC, 117 (1989), p. 129-180 ;cf. Édouard Will, Le Monde grec et l’Orient, I. Le Ve siècle (510-403), Paris (PUF), 1972, p. 154.76 Il ne semble pas que l’on puisse s’arrêter au fait que Lycos consacra un ouvrage, dont il ne resterien, à un Alexandre.77 Le fait que ≥ ≤∫⁄ƒ›μ soit glosé par Hésychios {|§μ∫⁄ƒ›μ, †Ã‹ç⁄ƒ›μ (c’est-à-dire Ëß⁄ƒ›μ ?), cequi a fait croire que son premier élément était tiré d’une racine *luk- (« haut »), apparemment at-testée dans divers toponymes (Elwira Kaczynska, « Hesychius on ≥ ≤∫⁄ƒ›μ », Emerita, 69 [2001],p. 263-267), ne retire rien au fait que Lycos ne pouvait guère voir ou faire semblant de voir dansce premier élément que son nom et celui du loup (≥Õ≤∑»).78 Voir par exemple Édouard Will, Histoire politique du monde hellénistique (323-30 av. J.-C.), I(1966), réédition, Paris (Seuil), 2003, p. 68, ou Paul Goukowsky, Essai sur les origines du mythed’Alexandre (336-270 av. J.-C.), I, Nancy (Annales de l’Est, no 60), 1978, p. 107 et 120, ainsi quela mise au point de P. A. Brunt, « Alexander, Barsine and Heracles », Rivista di Filologia e di Is-truzione Classica, 103 (1975), p. 22-34.

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Il est toutefois possible de réduire cet écart. Lycophron de Rhègion avait eneffet beaucoup plus de raisons de chanter la grandeur et la puissance militairede Rome après l’intervention de 282 et plus encore celle, libératrice, de 270. Sonenthousiasme pourrait même s’expliquer par le climat des années 270 et suivan-tes, où la ferveur reconnaissante des Grecs de Rhègion dut être à son comble,malgré l’attitude ambiguë, pour ne pas dire contradictoire, des Romains vis-à-vis des soldats campaniens, auxquels ils avaient encore envoyé un renfort decinq cents hommes en 278.

Nous nous risquerons donc à proposer de dater l’Alexandra des années 270à 260.

Mais, par exemple, Jacques Heurgon, qui reprend la datation, à peine diffé-rente, proposée par Carl von Holzinger il y a plus d’un siècle, ne remarque-t-ilpas que Lycophron, dans les vers 1226-1280, évoque « l’état romain tel qu’unGrec se le représentait vers 274 », et Arnaldo Momigliano qu’il décrit une situa-tion correspondant aux environs de 27279 ? Sa peinture de l’Occident, en dehorsdu « passage romain », ne fait-elle pas penser à une période allant à peu près de280 à 250, selon Peter M. Fraser80 ?

Le propos du poème

Cette datation conduit notamment à reposer la question d’une éventuelleallusion à l’intervention de Pyrrhos en Grande-Grèce, de 280 à 275, interventionmarquée, dit-on souvent, par l’échec du roi devant Rhègion81. Nous nous heur-terons donc inévitablement au problème de l’interprétation des vers 1435-1450,débattu depuis des siècles : il suffit de voir le tableau dans lequel Pierre Lévêquerésume utilement les hypothèses de ses devanciers, du XIIe au XXe siècle, ou,mieux, celui de Gerson Schade82.

79 J. Heurgon, op. cit., p. 281, et A. Momigliano, « Terra marique », p. 61. Cf. P. Lévêque, « Lyco-phronica », p. 39 et 55, et Luigi Loreto, « L’immagine dello stato romano nell’oriente ellenisticonell’età delle profezie (III e II sec. a.c.) », dans Ileana Ch. Colombo et Tullio Seppilli [éd.], Sibille elinguaggi oracolari. Mito Storia Tradizione, Pise (Istituti Editoriali e Poligrafici Internazionali),1998, p. 452-455. Wm. Rollo estimait, de même, que le poème est postérieur de peu d’années à 275(« Quo tempore Lycophron Alexandram composuerit », Mnemosyne, 56 [1928], p. 93-101).80 Ptolemaic Alexandria, II, Oxford (Clarendon Press), 1972, p. 1066.81 D’après Zonaras, mais voir P. Lévêque, Pyrrhos, p. 498.82 P. Lévêque, « Lycophronica », p. 43 (cf. A. Hurst, op. cit., p. 25), et Gerson Schade, Lykophrons‘Odyssee’. Alexandra 649-819, Berlin et New York (W. de Gruyter), 1999, p. 220-228.

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Un lion, dit Lycophron, « né d’Éaque et de Dardanos, […] thesprote enmême temps que de Chalastra » (c’est-à-dire épirote et macédonien), ayant faitchoir « toute la maison de ses parents », obligera les « chefs des Argiens », apeu-rés, à « faire la fête au loup commandant l’armée de Galadra » (une ville de Ma-cédoine, comme Chalastra) et à lui offrir « le sceptre de l’antique monarchie ».Grâce à lui, « après la sixième génération », un homme du sang d’Alexandra, un« lutteur unique » ayant combattu vaillamment sur terre et sur mer, sera vain-queur et « prendra le chemin des réconciliations ».

Qui seront ce lion, ce loup ? Quel lointain parent d’Alexandra sera le vain-queur magnanime ? À la suite des scholiastes et de Tzetzès, on a vu le plussouvent dans ce lion Alexandre le Grand, fils de Philippe de Macédoine et del’Épirote Olympias et le vainqueur des Perses, ses prétendus parents parce queleur nom les faisait mettre en rapport avec son ancêtre supposé, Persée (cf. vers803 et 1413-1414). Mais les avis divergent quant au loup et au parent d’Alexan-dra, dans lequel on voit souvent les Romains, voire plus précisément Flamini-nus, Fabricius ou même Auguste ou Scipion l’Africain, ce qui conduit à abaisserla date du passage ou de l’œuvre entière. Toutes ces hypothèses ont le défaut dese contredire. Elles ont peut-être également celui de reposer sur une fausse inter-prétation de la « sixième génération ».

Nous disposons en effet pour cette expression, si banale en apparence,d’une donnée assurée : six, nombre parfait, puisqu’il correspond à la somme deses facteurs (1+2+3), était pour les Orphiques celui des générations divines. Car,nous dit Proclos83,

selon la tradition, en accord avec le nombre parfait, qui vient d’Orphée, lesrois des dieux, maîtres de toutes choses, furent Phanès, la Nuit, le Ciel [Ou-ranos], Cronos, Zeus, Dionysos. Phanès, le premier, instaure le sceptre. […] Ensecond lieu fut la Nuit, qui reçut [le sceptre] de son père, en troisième lieu leCiel, qui le reçut de la Nuit, en quatrième lieu Cronos, qui, dit-on, fit vio-lence à son père, en cinquième lieu Zeus, qui se montra plus fort que sonpère, et après lui, en sixième lieu, Dionysos.

Tout était achevé après la sixième génération, et — Pierre Lévêque eut lemérite de le rappeler — il ressort d’un passage de Platon (Philèbe, 66 c), évoquépar Plutarque (Sur l’E de Delphes, 391 d) et confirmé par le néo-platonicien Da-mascios, que tel vers attribué à Orphée (F 14 Kern),

À la sixième génération, mettez fin à l’ordonnancement du chant,

83 Dans son commentaire du Timée (= Orphée, F 107 Kern).

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« semble avoir reçu dès le IVe siècle un emploi formulaire et quasi proverbial etservi à introduire une conclusion de façon piquante84. »

Toutes les spéculations, tous les calculs auxquels on s’est livré depuis Tzet-zès, sans jamais s’accorder, étaient donc peut-être inutiles. Et comment trouversix générations, soit de cent cinquante à deux cents ans, entre le lion, s’il est bienAlexandre, ou à plus forte raison le loup, et le « lutteur unique », même en fai-sant d’Alexandra une œuvre du début du IIe siècle ? Au moment de la procla-mation de Flamininus (196), moins de cent trente ans s’étaient écoulés depuis lamort d’Alexandre (323), moins de quatre-vingt-cinq depuis l’intervention de Pyr-rhos. Et, pour qui repousse la composition du poème après la bataille de Pydna(168), manque le « lutteur unique », que l’on imagine assez mal sous les traits dePaul-Émile. Mais si l’on admet cette inutilité, si « après la sixième génération »est l’équivalent, plus original et plaisant, de « pour finir », le lutteur du mêmesang qu’Alexandra ne fait qu’un avec le « loup commandant l’armée de Gala-dra ». Première simplification, dont la suite permettra de voir si elle est ou nonpertinente.

Qui donc est ce loup de Galadra, lutteur victorieux et parent d’Alexandra ?Nous possédons quelques éléments pour répondre :

1. Il commande l’armée de Macédoine et son autorité est imposée ou ren-forcée par le lion épiro-macédonien.

2. Il a du sang troyen.3. Son pouvoir est rapproché implicitement de celui des Romains.

Rectifions immédiatement : c’est au contraire le pouvoir des Romains quiest rapproché du sien dans le passage où le « sceptre » et la « souveraineté », tantmaritime que terrestre, de ce qui est encore une république (vers 1229) fait pen-ser par avance au « sceptre de l’antique monarchie » et au « combat de la lancemaritime et terrestre » (vers 1445 et 1447-1448). Ce rapprochement, observé de-puis longtemps, explique que l’on ait vu souvent l’incarnation du peuple ro-main, voire tel de ses chefs, dans l’homme à la lointaine ascendance troyenne(vers 1446), et dans les réconciliations du vers 1448 une allusion à l’échanged’ambassades avec Ptolémée Philadelphe, quoique Rome et l’Égypte des Lagidesn’aient eu, en 273, aucun différend appelant des « réconciliations ».

Mais quel rapport entre l’armée romaine et celle de Galadra, entre le scep-tre républicain et celui du loup héritier de « l’antique monarchie » ? Nous con-duira-t-il à considérer que ce loup, ce « lutteur unique » avec lequel Alexandra

84 P. Lévêque, « Lycophronica », p. 44.

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termine ses prédictions, est Pyrrhos, devenu roi d’Épire en 307, jusqu’en 302,puis de nouveau en 297, jusqu’à sa mort, mais également maître de la Macé-doine de 288 à 285, et de la Thessalie de 287 à 285, et qui, répondant à l’appeldes Tarentins, débarque dans le sud de l’Italie en mai 280, devient le maître deTarente, voit presque aussitôt les villes grecques abritant des garnisons romainesse donner à lui, à l’exception de Rhègion, solidement tenu par la legio Campa-na ? Pyrrhos triomphe deux fois des Romains, en 280 et 279, à Héraclée puis àAusculum, avant d’être appelé par Agrigente, Syracuse et Léontinoi afin qu’illes débarrasse de la présence carthaginoise, tandis que Rome et Carthage renou-vellent contre lui une vieille alliance. Il abandonne donc, en 278, ses alliés ita-liens pour passer en Sicile, où les Grecs finissent par se révolter contre sa rudeautorité. Puis, à l’automne de l’année 276, il quitte la Sicile, se heurte d’une ma-nière ou d’une autre, mais sans succès, aux Campaniens de Rhègion, et finale-ment quitte l’Italie après la bataille incertaine de Bénévent (automne 275), sansavoir reçu l’aide des autres souverains hellénistiques, apparemment indifférentsà la cause de l’hellénisme occidental. Il s’empare à nouveau de la Macédoine en274 et meurt à Argos un jour de l’automne 272, assommé, dit-on, par une tuilelancée par une vieille femme, puis décapité au couteau.

Pyrrhos et les Romains ont prouvé par leurs interventions parallèles qu’ilsétaient les défenseurs des Grecs d’Italie : tel est leur point commun, essentielpour un Grec de Rhègion. Qu’ils se soient combattus importe peu, comme im-portent peu les raisons profondes de leur engagement et leurs ambitions, territo-riales ou autres. Ils sont bien venus, à deux années d’intervalle, à l’appel de citésgrecques menacées, Thourioi et Tarente. Ils ont vaillamment combattu. Ils ontremporté des victoires et prouvé leur puissance sur terre et, à un moindre degré,sur mer. Rien de surprenant, donc, à ce que Lycophron les ait chantés dans lesmêmes termes, à quelque deux cents vers d’intervalle.

Sans doute. Mais pourquoi la prophétesse terminerait-elle avec ce roi à la« destinée chaotique85 », qui n’a pas tourné ses armes vers l’Orient, son évoca-tion du vieil antagonisme entre l’Europe et l’Asie (vers 1281-1450) ? Pyrrhos,apparemment désireux, tout au contraire, de se tailler un empire en Occident,n’est pas à sa place, bien qu’il ait souvent rappelé le « lion » Alexandre86. Et sesabandons successifs de l’Italie, de la Sicile et à nouveau de l’Italie, en 278, 276 et275, seraient-ils oubliés, à moins que le poème ne soit antérieur à ces dates, etbien évidemment à la mort sans gloire de Pyrrhos, dans une rue d’Argos ? De

85 P. Lévêque, Pyrrhos, p. 666.86 P. Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre, I, p. 116-118.

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quelles réconciliations aurait-il également pris « le chemin » ? Comment, pour-quoi, le « lion » obligerait-il les « chefs des Argiens » à bien accueillir ce « loup »qui n’établit pas durablement son pouvoir sur la Macédoine ? Pouvait-il être ditle « commandant [de] l’armée de Galadra » ? Pouvait-il être dit puissant surmer, quand il y fut sévèrement vaincu par les Carthaginois à l’automne 276 ?Autant de questions sans réponse, qu’il serait trop facile d’éluder en parlantd’un certain flou poétique.

Faut-il donc rejeter l’assimilation du « loup commandant l’armée de Gala-dra » au « lutteur unique », du sang d’Alexandra, qui, victorieux, « prendra lechemin des réconciliations », ainsi que l’interprétation proposée de la « sixièmegénération » ? Nullement, car ce loup peut également être assimilé au lion « néd’Éaque et de Dardanos ». Autre simplification, apparemment admise par Tzet-zès bien avant Wilamowitz, et qui ne fait pas difficulté, le poète représentantplus d’une fois la même personne par différents animaux. Quelques exemples :Scylla, la « chienne sauvage » du vers 45, est une « lionne égorgeuse de tau-reaux » dans le vers 47 ; les « loups ravisseurs » du vers 147 deviennent des rapa-ces à la vue perçante dans le vers 148 ; celle qui fut leur proie, Hélène, est à lafois une colombe et une chienne dans le vers 87 ; Ajax, poisson dans le vers 388,est pourvu d’ailes dans le vers 390, puis devient un coucou (vers 395) ; vautourdans le vers 357, il se transforme en oiseau marin dans le vers 358. Et qui ne voitl’intérêt de ce changement d’aspect ? N’est-ce pas dire que l’autorité, en Grèce,du prédateur impitoyable que fut Alexandre, notamment lors de la prise deThèbes, en 335, se trouva définitivement établie, malgré son éloignement, parles exploits du noble fauve qu’il fut lors de sa grande expédition87 ?

Le choix d’Alexandre le Grand, à la fois « lutteur unique », « loup » et« lion » d’origine épirote et macédonienne, « célébré parmi ses amis comme leplus digne de respect88 » (vers 1449), qui pouvait se vanter de descendre par sa

87 Raison de plus pour ne pas croire que le loup est Dèmètrios Poliorcète (Carl von Holzingen,Lykophron’s Alexandra, Leipzig [Teubner], 1895, p. 380-381), Antipatros (Emanuele Ciaceri, La« Alessandra » di Licofrone [1901], réimpression, Naples [Gaetano Macchiaroli], 1982, p. 37-38 et350-351, M. Fusillo, « L’Alessandra di Licofrone : racconto epico e discorso ‘drammatico’ »,p. 521), Pyrrhos (P. Corssen, « Ist die Alexandra dem Tragiker Lykophron abzusprechen ? », RhM,68 [1913], p. 325-326, P. Lévêque, « Lycophronica », p. 45-47 et 55-56), ou le roi d’Épire Alexandrele Molosse (G. Amiotti, art. cit., p. 458-459 ; cf. « Alessandro Magno e il mito troiano in Licofronee nella tradizione occidentale », dans Alessandro Magno tra storia e mito, publié par Marta Sordi,Milan [Jaca Book], 1984, p. 115-117).88 Cf. Paul Goukowsky, dans Édouard Will, Claude Mossé et P. Goukowsky, Le Monde grec et

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mère de Priam, par l’intermédiaire d’Hélénos (le frère jumeau de Cassandre-Alexandra), aussi bien que d’Achille89, et donc de Dardanos et d’Éaque, permeten effet de rendre compte de tous les détails du passage, mais également demieux comprendre et l’organisation du poème et le poème lui-même, dont nousmaintenons la datation proposée.

Que disent, dans cette hypothèse, les vers 1435-1450 ? Après « nombre deconfrontations et de meurtres » (vers 1435), entre les guerres médiques, évoquéesdans les vers précédents, et l’installation d’Alexandre au pouvoir, celui-ci vien-dra pacifier la Grèce. Réunies sous la main du roi de Macédoine, les cités hellé-niques, jusque-là si souvent opposées, cesseront de se déchirer. Et sa victoire surles Perses obligera les plus irréductibles chefs des Grecs (appelés les Argiens,comme si souvent chez Homère90), encore sensibles aux promesses et au soutienfinancier de Darius III au début du règne d’Alexandre, à renoncer à toute résis-tance pour accueillir favorablement le jeune roi et voir en lui le restaurateur de« l’antique monarchie » (vers 1445), par-delà le temps de la polis démocratiqueou aristocratique. Ce « lutteur unique » à plus d’un titre, et qu’Alexandra peutdire de son sang, après avoir montré tant de puissance sur terre mais égalementsur mer, en constituant une grande flotte qui vaincra celle des Perses dans lamer Égée en 332, puis une autre, plus grande encore91, qui ramènera une partiede l’armée, sous le commandement de Néarque, de l’Indus au Golfe persique,prendra cependant le « chemin des réconciliations ».

Et quelles réconciliations ! Il ne s’agira pas seulement d’établir une trêve, designer un traité ou d’échanger des ambassades, comme on l’a cru en pensant auxRomains et à Ptolémée Philadelphe, mais d’unir l’Europe à l’Asie après tant deguerres, rappelées dans les vers 1291 à 1438. Alexandre se voudra le souverain

l’Orient. II. Le IVe siècle et l’époque hellénistique, Paris (PUF), 1975, p. 324 : « Ce souverain brutalet de plus en plus distant était en effet un ami sensible, délicat et attentionné, soucieux du sort deses compagnons malades, blessés ou en danger : son anxiété lorsqu’il craint pour eux, sa joie lors-qu’il les retrouve témoignent de qualités d’attachement assez vives pour que ses intimes acceptas-sent des défauts, dont certains étaient à leurs yeux véniels, comme son ivrognerie bien macédo-nienne. »89 Aussi honora-t-il, au début de son expédition, l’un et l’autre à Troie (Plutarque, Vie d’Alexan-dre, 15, 7-8 ; Arrien, Anabase, I, 11, 8).90 Loin d’être invalidée, l’explication est encore plus intéressante si l’on retient l’autre leçon, trans-formant les Argiens en Athéniens (cf. la note 69) : Alexandre, en restaurant « l’antique monar-chie », serait ainsi le lointain successeur du bien-aimé roi Codros.91 Apparemment 800 navires selon Néarque lui-même (Arrien, L’Inde, XIX, 7), 1 000 selon Quinte-Curce (IX, 3, 22) et Diodore (XVII, 95, 5), et 2 000 selon Ptolémée (Arrien, Anabase, VI, 2, 4).

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d’un empire à la fois asiatique et européen, ce qu’il manifestera de la façon laplus éclatante en épousant d’abord Roxane, fille du Sogdien Oxyartès, puis, auprintemps 324, à Suse, deux princesses achéménides (une fille d’Artaxerxès III etune fille de Darius III), et en mariant le même jour quatre-vingts de ses officiersà des jeunes filles de l’aristocratie perse. Dix mille soldats macédoniens verrontégalement leur union avec des femmes asiatiques officiellement reconnue, et re-cevront un cadeau de noces. Et Diodore de Sicile (XVIII, 4, 4) nous dit que lejeune souverain prévoyait, quand il mourut, de grands transferts de populationsde l’Asie vers l’Europe et de l’Europe vers l’Asie. D’où l’insistance du poète surson rôle pacificateur et réconciliateur, d’abord en Macédoine et en Grèce, puisdans tout le monde oriental connu, sans oublier l’Égypte92, et sur la consangui-nité établie, grâce à Alexandre, entre les Perses, les Troyens — puis, à travers eux,les Romains — et les Grecs unis aux Macédoniens.

Ainsi est également justifiée l’allusion, dans les vers 801-804, au jeune Héra-clès, sans doute bien oublié au temps où fut écrit le poème (c’est pourquoiLycophron dut renoncer à toute périphrase ou métaphore pour le désigner enclair). Car si l’opposition des chefs et des soldats macédoniens93, puis sa mortbrutale, un an après celle du fils d’Alexandre et de Roxane, l’empêchèrent dejouer un rôle dans l’Histoire, cet autre fils du Conquérant, peut-être illégitime,mais descendant par sa mère des rois de Perse, incarna lui-aussi, brièvement, laréconciliation de l’Europe et de l’Asie.

Cette analyse permet également de préciser le plan du texte. On observe eneffet deux grands mouvements dans la prophétie d’Alexandra, qui se terminentrespectivement, dans des termes proches, par l’annonce de la puissance desRomains, parents d’Alexandra, et celle de la puissance d’Alexandre, autre parentd’Alexandra :

I. Préambule du serviteur (vers 1-30).

I. 1. Le serviteur annonce à Priam qu’il va lui rapporter la prophétie faitepar Alexandra au moment du départ d’Alexandre-Pâris (vers 1-15).

92 Sur cet élément du mythe d’Alexandre, apparu dès avant sa mort, voir P. Goukowsky, Essai surles origines du mythe d’Alexandre, I, p. 68.93 Néarque, qui était devenu son parent en épousant la fille née de la précédente union de Barsinèavec Memnon, causa presque une émeute lorsqu’il proposa qu’Héraclès succédât à son père(Quinte-Curce, X, 6, 10-14).

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I. 2. Évocation de ce départ (vers 16-30).

II. D’Alexandre à Alexandre, la prophétie d’Alexandra (vers 31-1460).

II. 1. De Troie-Ilion à Rome, ou du désastre à la toute puissance (vers 31-1282).

II. 1. 1. Prise et incendie de Troie, châtiant la faute d’Alexandre-Pâris (vers 31-360).

II. 1. 2. Les suites : grandeur des vaincus, malheur des vainqueurs, châtiant lecrime d’Ajax (vers 361-1280).

II. 1. 2. a) Non-retour de nombreux Achéens (vers 361-1089).II. 1. 2. b) Retour malheureux d’autres Achéens (vers 1090-1125).II. 1. 2. c) Grandeur posthume d’Alexandra, Hécube et Hector (vers 1126-1213).II. 1. 2. d) Retour malheureux d’Idoménée (vers 1214-1225).II. 1. 2. e) Grandeur d’Énée, dont les descendants restaureront la gloire de Troie (vers

1226-1280).

II. 1. 3. Conclusion (vers 1281-1282).

II. 2. Élargissement : le conflit de l’Europe et de l’Asie, de l’enlèvementd’Iô aux réconciliations voulues par Alexandre (vers 1283-1450).

II. 3. Retour au présent et lucidité d’Alexandra (vers 1451-1460).

III. Conclusion du serviteur (vers 1461-1474).

La composition de l’obscure Alexandra est donc parfaitement claire, sanspourtant révéler une exacte symétrie ou des calculs, des correspondances numé-riques telles qu’on en put trouver dans les merae rusticae du recueil théocritéenou, de façon moins convaincante, dans les Bucoliques de Virgile94. L’unique irré-gularité constatée, le traitement particulier réservé à Idoménée [I. 1. 2. d)], doitelle-même s’expliquer par le désir de détacher l’essentiel, la grandeur de la fu-ture Troie d’Occident, par cette interruption de douze vers. Encore faut-il pré-ciser que sur les sept cent vingt-neuf vers consacrés au non-retour des Achéens[I. 1. 2. a)], quatre cent quatre-vingt-dix-huit, soit plus de soixante-huit pourcent, le sont aux Achéens qui échouèrent en Occident (vers 592-1089), dont cent

94 Voir surtout Jean Irigoin, « Les Bucoliques de Théocrite : la composition du recueil », QUCC,19 (1975), p. 27-44, et Gilbert Ancher, « Les Bucoliques de Théocrite : structure et composition durecueil », REG, 94 (1981), p. 295-314.

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soixante-douze, soit près de vingt-quatre pour cent (près de douze pour cent del’ensemble), consacrés au seul Ulysse (vers 648-819), au milieu du poème.

Autre fait remarquable : la composition d’Alexandra laisse apparaître unephilosophie sous-tendant, unifiant et justifiant ce rapide parcours à travers lessiècles. On la peut résumer en quelques mots : tout malheur est châtimentd’une faute ou d’un crime (ici d’Alexandre-Pâris et d’Ajax). Les événements ontun sens ; ils ont une cause, mais également un but. Car l’Histoire, apparem-ment, s’achèvera lorsque la réconciliation de l’Europe et de l’Asie par Alexandrele Grand trouvera son couronnement avec le règne de la grande cité fondée surles rives du Tibre par les descendants victorieux des Troyens vaincus.

Le titre

Alexandra est celle que nous appelons Cassandre, la fille de Priam aiméepar Apollon, qui lui donna le don de prophétie, mais, lorsqu’elle se refusa à lui,voulut que personne ne la crût95. Elle fit partie du butin d’Agamemnon quandTroie succomba, et partagea le sort de son maître, assassiné à son retour par safemme, Clytemnestre, et l’amant de celle-ci, Égisthe. Tout cela est bien connu.Mais pourquoi n’avoir pas appelé Cassandre, et ce poème, Cassandre ?

Une autre question tiendra lieu de réponse : pourquoi Cassandre aurait-ellegardé son nom quand à peu près tous les personnages du poème sont désignéspar des périphrases ou des métaphores ? Le jeune Héraclès, évoqué plus haut,n’a-t-il pas lui-même été nommé clairement parce que son nom permettait aussid’introduire une équivoque, le lecteur ou l’auditeur pensant d’abord au héros siconnu, auteur des douze travaux ? Cassandre est pourtant seule à recevoir unesorte de pseudonyme.

Première explication : poète érudit, Lycophron savait l’existence en Laco-nie, plus précisément à Amyclées et à Leuctres, du culte d’une Alexandra, « Pro-tectrice de l’homme » (cf. a≥Ä∂› et aμçƒ), assimilée à la fille de Priam, ou plusexactement à la sœur d’Alexandre-Pâris96 ; poète italien, il savait l’existence en

95 Homère semble pourtant ne pas faire de Cassandre une prophétesse : cette innovation serait dueà l’auteur des Chants cypriens (Stasinos de Chypre, au VIIe siècle ?), et s’expliquerait par l’influencede la légende du devin Hélénos, le frère jumeau de Cassandre (Juliette Davreux, La Légende de laprophétesse Cassandre, Liège et Paris [E. Droz], 1942, p. 10-11 ; cf. Sabina Mazzoldi, Cassandra, lavergine e l’indovina, Pise et Rome (Istituti Editoriali e Poligrafici Internazionali), 2001, p. 116-117).96 Pausanias, III, 19, 6 et 26, 5 ; cf. Plutarque, Vie d’Agis, 9, 2, Hésychios, s.u. L`««cμ{ƒ`, et lastèle d’Amyclées, du IIe ou Ier siècle avant J.-C. (Willelm Dittenberger, Sylloge inscriptionum Grae-

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Daunie d’un autre culte d’une autre Alexandra — cette fois une divinité « Quirepousse l’homme », en prenant a≥Ä∂› dans son autre sens, si le nom n’est pasindigène —, implorée par les jeunes filles qui ne voulaient pas d’un mari troplaid ou mal né (vers 1126-1273). L’identification secondaire — le fait n’est guèrediscutable, surtout dans le deuxième cas97 — d’une obscure divinité locale à laprincesse mise en scène par Eschyle dans Agamemnon, et par Euripide dans LesTroyennes, donnait ainsi à Lycophron la possibilité d’user d’un autre nom.

Cela, toutefois, ne peut suffire après l’image que nous avons pu donner del’ensemble du poème, et surtout de la prophétie prêtée à Cassandre-Alexandra.Alexandre — le fils de Priam ou celui de Philippe, dont l’homonymie fait ledouble du premier, celui qui réveillera « la querelle ancienne » (vers 1362) etcelui qui endormira le « pénible tumulte » (vers 1439) — sera au début comme àla fin, alpha et oméga de la longue histoire annoncée. L’Alexandra est doncessentiellement le poème d’Alexandre. Avant même son début le titre annonceque, bien plus que du retour, réussi ou non, des Achéens, auquel plus de lamoitié des vers est consacrée, il y sera question de celui qui fut « le médiateurpar excellence98 », de celui qui, le premier, cessa d’opposer l’Orient et l’Occi-dent, Grecs et barbares, et dont la gloire ne sera peut-être égalée que par lepeuple, oriental et occidental tout à la fois, barbare et non-barbare, qui s’est faitle protecteur des Grecs d’Italie.

Ce n’est pas tout. Comment, en effet, Cassandre aurait-elle gardé son nom(L`««cμ{ƒ`) quand celui-ci est à l’évidence le correspondant féminin de Cas-sandros (Lc««`μ{ƒ∑»), le nom du roi qui fit exécuter la mère, la veuve, le filsposthume d’Alexandre le Grand (Olympias, Roxane et le jeune Alexandre IV),et passa pour avoir poursuivi de sa haine jusqu’à la mémoire du Conquérant99 ?Ce changement paraît s’expliquer aussi par le désir de ne rien laisser qui rap-pelât un roi honni des admirateurs d’Alexandre, et d’accorder à ce dernier unesorte de revanche posthume.

carum, 3e édition, III, Leipzig, 1920, no 932). On connaît également une dédicace du Ier siècle avantou après J.-C. à cette Alexandra (Bulletin Épigraphique, 1968, no 261). Bonne synthèse de J. Da-vreux, op. cit., p. 88-93.97 Même pour l’autre Alexandra J. Davreux remarque (p. 89) que « L’identification d’Alexandra etde Cassandre pose un problème fort singulier. Les deux personnages ne paraissent avoir rien decommun, ni dans leurs attributions, ni dans leur nature. Alexandra est une déesse, Cassandre unehéroïne, dont au surplus, les Amycléens se flattaient de posséder le tombeau. »98 André Hurst, « Alexandre Médiateur dans l’Alexandra de Lycophron », dans M. Bridges et J.Ch. Bürgel (éd.), The Problematics of Power, Berne (Peter Lang), 1996, p. 67.99 P. Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre, I, p. 105, 107 et 108.

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Conclusion

La fécondité de notre hypothèse, la cohérence des éléments que nous enavons pu tirer, les clartés qu’elle apporte sur la signification même de l’œuvre,n’autorisent guère le doute. L’auteur d’Alexandra est bien le fils de l’historienLycos de Rhègion ; il ne doit plus être confondu avec son homonyme et con-temporain Lycophron de Chalcis, ni être considéré comme étant du IIe siècle ;son œuvre, vraisemblablement écrite entre 270 et 260, semble ne comporter au-cune interpolation du IIe ou Ier siècle, fût-elle « romaine ».

De ce Lycophron de Rhègion, nous ne savons à peu près rien, pas mêmes’il écrivit autre chose qu’Alexandra. Mais cette ignorance laisse à l’auteur toutesa place, à l’œuvre toute son importance. Elle est, en un sens, bienheureuse,parce qu’elle fait d’Alexandra un poème nu. Ni biographie ni histoire littéraire— à quel genre peut-on même le rattacher ? —, rien ne s’interpose entre le texte etson lecteur. Notre regard est neuf.

** *

Nous avons repris le texte de Lorenzo Mascialino, dans la BibliothecaTeubneriana (Leipzig, 1964), pratiquement identique à celui qu’il avait publié àBarcelone, avec une traduction espagnole, en 1956. Les rares écarts jugés souhai-tables ont été justifiés en note.

Dans la traduction nous nous sommes efforcé de préserver jusqu’à l’ordredes mots et de faire correspondre à chaque vers une ligne pouvant souvent pa-raître un vers libre (octosyllabe, décasyllabe, alexandrin régulier ou non, élémentde quatorze syllabes, coupé de préférence 6+8 ou 8+6, voire plus long). Nonpoint par un respect superstitieux, mais parce que c’était à la fois permettre auxhellénistes de se reporter plus commodément au texte et nous donner le moyende garder un peu de sa poésie. Certaines phrases alambiquées ont même parun’être pas déplacées dans la traduction d’un « poème obscur ».

Quant à l’annotation, qui ne prétend pas rivaliser avec les commentaires deCarl von Holzinger (1895), Emanuele Ciaceri (1901), Massimo Fusillo (1991) ouValeria Gigante Lanzara (2000), bien qu’elle les complète ou corrige parfois, le

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mieux a semblé de prolonger la traduction de certains vers par une précisiontrès succinte, mais venant immédiatement sous les yeux, en réservant pour lebas des page les explications moins nécessaires ou plus longues.

Suivent enfin trois lectures, qui sont autant d’éclairages donnés à un poèmeméritant moins que tout autre d’être considéré comme un simple document surles pratiques oraculaires, un résumé de mythologie ou même un vestige des pro-ductions mineures du IIIe siècle avant J.-C. La première définit la poétique, sineuve, de Lycophron ; la deuxième, en partant des métaphores, tente de péné-trer plus avant dans son inspiration ; la troisième s’intéresse aux autres « artifi-ces » — le mot est d’Aristote —, en complétant un ensemble allant de la surfacedu texte vers ses profondeurs, du dit au non-dit.