Introduction Le symbolisme existe-t-il? - Presses Universitaires de … · 2011. 10. 25. · Le mot...

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Le mot Symbolisme fait songer les uns d’obscurité, d’étrangeté, de recherche excessive dans les arts; d’autres y découvrent je ne sais quel spiritualisme esthétique, ou quelle correspondance des choses visibles avec celles qui ne le sont pas ; et d’autres pensent à des libertés, à des excès qui menacent le langage, la prosodie, la forme et le bon sens. Que sais-je ? Le pouvoir excitant d’un mot est illimité. Paul Valéry 1 . 1) Commencement Il est deux principes épistémologiques, connexes et généraux, valant pour toute pensée qui cherche à connaître et définir un objet quel qu’il soit. Premier principe : un objet n’est jamais donné. Un objet n’est jamais donné à l’esprit comme une réalité toute faite qu’il aurait immédiatement à observer et à explorer. Un objet est construit. Il est construit par l’esprit et devient de ce fait le résultat d’un processus qui est l’ensemble des médiations par lesquelles la pensée se donne à elle-même l’objet de sa propre intellection. Comme aucun objet n’existe sur le mode du « déjà-là », on peut dire qu’il n’existe que des mouvements d’ob- jectivation au terme desquels les objets de la pensée sont délimitables, définissables et connaissables à l’extérieur d’elle, justement parce qu’elle les a fait sortir d’elle et les a posés devant elle de manière à ce qu’ils deviennent véritablement et éty- mologiquement des ob-jets. L’objet est donc un résultat patiemment advenu; il n’est pas dévoilé d’un coup (révélé en quelque sorte), ou même trouvé; il est éla- boré et construit méthodiquement, c’est-à-dire au sein d’un cheminement : ce che- •1– Existence du symbolisme, repris dans Variété, in Œuvres, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1957, t. 1, p. 687. Le symbolisme existe-t-il? Introduction

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  • Le mot Symbolisme fait songer les uns d’obscurité, d’étrangeté, derecherche excessive dans les arts ; d’autres y découvrent je ne sais quelspiritualisme esthétique, ou quelle correspondance des choses visiblesavec celles qui ne le sont pas ; et d’autres pensent à des libertés, à desexcès qui menacent le langage, la prosodie, la forme et le bon sens. Quesais-je ? Le pouvoir excitant d’un mot est illimité.

    Paul Valéry 1.

    1) CommencementIl est deux principes épistémologiques, connexes et généraux, valant pour toute

    pensée qui cherche à connaître et définir un objet quel qu’il soit.Premier principe : un objet n’est jamais donné. Un objet n’est jamais donné à

    l’esprit comme une réalité toute faite qu’il aurait immédiatement à observer et àexplorer. Un objet est construit. Il est construit par l’esprit et devient de ce fait lerésultat d’un processus qui est l’ensemble des médiations par lesquelles la penséese donne à elle-même l’objet de sa propre intellection. Comme aucun objet n’existesur le mode du « déjà-là », on peut dire qu’il n’existe que des mouvements d’ob-jectivation au terme desquels les objets de la pensée sont délimitables, définissableset connaissables à l’extérieur d’elle, justement parce qu’elle les a fait sortir d’elleet les a posés devant elle de manière à ce qu’ils deviennent véritablement et éty-mologiquement des ob-jets. L’objet est donc un résultat patiemment advenu ; iln’est pas dévoilé d’un coup (révélé en quelque sorte), ou même trouvé ; il est éla-boré et construit méthodiquement, c’est-à-dire au sein d’un cheminement : ce che-

    • 1 – Existence du symbolisme, repris dans Variété, in Œuvres, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1957,t. 1, p. 687.

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  • minement sans véritable terme, toujours précaire et jamais définitivement acquis,est celui de la connaissance.

    Second principe. Si l’objet n’est pas séparable du processus d’objectivation enquoi consiste la pensée, la méthode n’est pas non plus séparable de l’objectivationmême, c’est-à-dire du savoir. Il ne saurait y avoir de discours de la méthode anté-rieur aux essais de cette méthode sous peine de courir le risque du formalisme, del’abstraction ou de la stérilité. La méthode n’est ni avant ni après le savoir. Niavant, parce qu’elle n’est pas un outil parfait de recherche ou un ensemble de règlesa priori auxquelles le savoir devrait se conformer. Ni après, parce qu’elle n’est pasla vision rétrospective et parfaitement ordonnée d’un savoir qui se serait conquissans elle. Dans les deux cas, la méthode entretient avec le savoir une relation d’ex-tériorité qui impose une discontinuité ou un impossible passage entre méthodeet savoir, entre savoir et méthode. Dans le premier cas et comme l’a montré Spinoza,la recherche d’une méthode comme règle ou paradigme a priori et parfait du savoirà venir, nous condamne à la stérilité d’une régression à l’infini 2 ou d’un scepti-cisme radical 3. Dans le second, comme l’a montré Hegel, la recherche d’uneméthode récapitulative et seulement réflexive est inutile ou dérisoire dans la mesureoù le savoir a déjà été produit. La méthode est ainsi contemporaine du savoir lui-même. Elle est ce savoir 4 qui montre sa validité, non par sa conformité à des règlespréalables ou finales, mais par sa puissance de développement, par la nécessitéinterne du contenu duquel elle n’est plus différente.

    Ces deux principes préalables s’imposent à celui qui commence toute recherche,et spécialement une recherche sur le symbolisme historique de la fin du XIXe siècleen France, tant cet objet semble se dérober à des frontières stables. Il est néces-saire de commencer par se guérir des deux illusions que l’on vient de soulignerquant au commencement lui-même : l’illusion d’un objet préexistant à son explo-ration ; l’illusion d’une méthode préexistant à sa mise en œuvre. Dans cette pers-pective qui vaut dans les sciences, dans celles de l’homme plus que dans celles dela nature puisque le rôle des mathématiques y est moins puissant, qui vaut en his-toire de l’art comme en esthétique, constituer son objet c’est, en même temps,constituer sa méthode : c’est, de ce fait, considérer comme dérisoires ou nuisiblestous les préalables, toutes les préfaces dont Hegel dit, dans celle qu’il rédigea quandmême (et ironiquement) 5 pour la Phénoménologie de l’esprit, qu’elles sont « super-

    • 2 – S’il faut une méthode pour connaître, alors il faut une méthode pour trouver cette méthodeet ainsi de suite à l’infini.• 3 – Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, trad. Appuhn, GF, 1979, t. 1, § 26, p. 189 et§ 31, p. 194 et 195.• 4 – Encyclopédie, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1970, § 243, t. 1, p. 462-463.• 5 – Voir Jacques Derrida, La Dissémination, Seuil, 1972, p. 9 sqq.

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  • flues 6 ». Il n’y a pas pour la pensée de bon commencement qui la mettrait unefois pour toutes sur des rails sûrs 7. Si la pensée est une activité et non une repré-sentation passive, elle ne peut rien faire d’autre que de déployer l’activité qu’elleest en se mettant en œuvre. En se mettant en œuvre, elle ne peut rien faire d’autreque de se mettre à l’épreuve. Or mettre à l’épreuve sa pensée, c’est la produire oula former en l’exerçant et en la réformant 8. Tout en sachant deux choses : d’abord,qu’il n’y a rien ni avant ni après cet exercice ; ensuite, que le commencement esttoujours précaire, soit parce qu’on a déjà toujours commencé, soit parce que lecommencement doit être dépassé du fait de sa fragilité et de son imperfection entous points comparables à celles de ces « instruments naturels » dont parle Spinozaqui sont certes très imparfaits mais sans lesquels les hommes, à grand-peine, n’au-raient jamais appris à forger le fer ou à penser 9. Il n’y a donc pas de commence-ment absolu, pas de savoir originaire, pas de fondement inébranlable, pas de règlea priori. Il n’y a surtout pas d’objet immédiat, trouvable ou constatable dans cetteimmédiateté ou réalité mêmes. Ce par quoi il faut commencer, c’est donc par« une épochè, par la mise entre parenthèses de la réalité 10 ». Et cela est d’autantplus nécessaire que la pensée s’attaque ici à ce que l’on désigne du terme de sym-bolisme, terme dont la construction et le suffixe indiquent d’emblée une doctrine,un corps de thèses articulées, une homogénéité qui serait celle d’une époque, d’uneécole ou d’un style ; bref d’une réalité dont la constitution, préalable à son explo-ration et à son explication, passe pour évidente. Or, je voudrais montrer qu’il n’enest rien et que l’évidence est, là comme ailleurs, trompeuse.

    Telle est la raison de la mise en exergue du texte que Paul Valéry écrivit en 1936afin de fêter le cinquantième anniversaire du Manifeste du symbolisme de JeanMoréas. En effet ce texte, écrit de l’extérieur du symbolisme après que son auteurl’a exploré de l’intérieur, nous met d’emblée au cœur du problème qui occuperala totalité de mon travail : le problème de l’existence et de l’unité du symbolisme.Celles-ci, déclare Valéry, sont douteuses au moins pour quatre raisons. D’abord àcause de la signification du terme de symbole, multiple et fort générale : elle donnelieu en conséquence à des variations plus ou moins imaginatives ; elle est, selon lemot de l’auteur de Charmes, « un gouffre sans fond ». Ensuite, parce que cettesignification fut explorée par « des lettrés, des artistes, des philosophes », sansqu’elle se circonscrive dans un domaine lui-même délimité. Si bien qu’à la plura-lité du sens et à sa généralité s’ajoutent sa mobilité, son flou et sa confusion. Par

    • 6 – Trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne, 1941, t. 1, p. 5.• 7 – Voir Pierre Macherey, Hegel ou Spinoza, F. Maspéro, 1979, p. 43 sqq.• 8 – Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1980, p. 23.• 9 – Traité de la réforme de l’entendement, op. cit., § 26.• 10 – G. Bachelard La Philosophie du non, PUF, 1940, p. 34.

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  • conséquent, troisième raison, le terme de symbolisme apparaît aussi « conven-tionnel » que celui de Moyen Âge dont les hommes qui y vécurent « ne se dou-taient guère qu’ils y vivaient ». Enfin, à l’arbitraire et à l’extériorité du terme, ilfaut ajouter le fait qu’il est impossible de faire de la détermination « symboliste »la propriété commune d’œuvres qui ne semblent exister que par leurs différences :

    « Quoi de commun entre Verlaine et Villiers de l’Isle-Adam, entreMaeterlinck, Moréas et Laforgue?… Qu’est-ce donc qui les fait unir, puisquetous les traits possibles et positifs – doctrines, moyens, manières de sentiret d’exécuter – semblent plutôt les écarter les uns des autres ? […] Cesquelques remarques nous permettent de concevoir assez clairement ce quenous faisons en ce moment : nous sommes en train de construire le sym-bolisme, comme l’on a construit une foule d’existences intellectuelles, aux-quelles si la présence réelle a toujours fait défaut, les définitions n’ont jamaismanqué, chacun leur offrant la sienne et bien libre de le faire. Nous construi-sons le symbolisme ; nous le faisons naître aujourd’hui à l’âge heureux decinquante ans. […] Oui, célébrer en 1936 ce cinquantième anniversaire,c’est créer en 1936 un fait qui ne sera jamais le Symbolisme de 1886 ; et cefait ne dépend pas le moins du monde de l’existence en 86 de quelque chosequi se soit appelé le Symbolisme. […] Il est merveilleux de penser que nouscélébrons comme existant, il y a cinquante ans, un fait absent de l’univers,il y a cinquante ans. Je suis heureux et honoré de prendre part à la généra-tion d’un mythe, en pleine lumière 11. »

    La construction d’un objet, indique cependant Valéry, n’en fait pas nécessai-rement un « mythe » ou un simple effet « de perspective », c’est-à-dire une illu-sion. Car « il y a bien quelque chose » qui est mis en perspective, mais « noussavons que ce quelque chose ne réside pas dans les caractères sensibles » de l’artsymboliste. Alors, Valéry introduit sa propre hypothèse : si « l’Esthétique » divi-sait les symbolistes, « l’Ethique les unissait ». « Les artistes symbolistes se recon-naissaient identiquement séparés du reste des écrivains et des artistes de leurtemps 12. » Dit autrement : c’est leur conscience et leur volonté de séparation quifont leur union ; « ce n’est qu’une négation qui leur est commune » et qui est lemode contradictoire sur lequel ils pensent leur identité ainsi que leur commu-nauté. Cette négation, que Valéry nomme « éthique », est plutôt d’ordre psycho-logique et social : elle est « une résolution commune de renoncement au suffragedu nombre 13 » ; elle est une posture générale qui fait de la fragmentation ou de ladivision la trame, déchirée et reprise, de l’existence individuelle ou collective.

    • 11 – Existence du symbolisme, op. cit., p. 689 et 688.• 12 – Ibid., p. 690.• 13 – Ibid., p. 691.

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  • La thèse que je voudrais présenter, défendre et évaluer dans le sens de Valérymais finalement contre lui, est la suivante : ce n’est pas seulement « une négation »ou « quelque négation », comme le dit Valéry, qui est commune aux symbolistes.Ce qui construit leur communauté est la négation à la fois comme opération logiqueet comme principe métaphysique d’où sort leur position esthétique, existentielle,sociale et politique. Si l’existence et l’unité du symbolisme ne sont pas artistiques, ellessont d’ordre philosophique. L’intérêt pour le symbolisme ne peut être que philosophiqueparce que la philosophie est ce qui ordonne le symbolisme et lui confère une consistance.Par-delà (ou en deçà de) la diversité des œuvres et des textes théoriques ou critiques, ily a une pensée spéculative symboliste alimentée à l’ensemble de la tradition philoso-phique explicitement citée et travaillée dans le sens d’une pensée de la négation.

    Pour démontrer cette thèse, je voudrais reprendre à nouveaux frais, la méthodevaléryenne du doute sur l’existence même du symbolisme. Je voudrais penser etrejeter trois évidences s’exprimant sur le mode du « il y a » (évidences qui formentcomme trois cercles concentriques) :– d’une part l’évidence qu’il y a immédiatement des œuvres symbolistes ;– d’autre part celle qu’il y a des œuvres symbolistes immédiatement distinctes desœuvres impressionnistes ;– enfin celle qu’il y a une période, une condition et une pensée commune qui per-mettent de les circonscrire : ce que les hommes de la fin du XIXe siècle ont appeléla modernité.

    Prendre appui sur, et en même temps prendre ses distances par rapport à cestrois constats, tel est l’objet de cette introduction visant à se forger les outils deconstruction et d’interprétation du symbolisme, non dans un discours préalableà cette construction (et qui chercherait illusoirement, on l’a vu, un outil parfait),non dans une observation prétendument directe d’une portion de l’histoire del’art, mais dans un discours d’emblée constructeur et interprétateur de son objet.

    2) Une illusion rétrospectiveOn sait que dans la première conférence de La Pensée et le mouvant, Bergson

    définit ce qu’il appelle « le mouvement rétrograde du vrai 14 ». Cette expressiondésigne l’illusion consistant, pour chaque homme ou chaque société, « à créer sapropre préfiguration dans le passé et une explication de lui-même par ses antécé-dents ». C’est la position ou la préoccupation d’un individu (singulier ou collec-tif ) dans le présent, c’est la conscience ou l’intérêt qu’il possède pour lui-même,qui l’obligent à repérer dans son passé ce qu’il prend illusoirement pour les causes

    • 14 – In Œuvres, édition du centenaire, PUF, 1959, p. 1253-1270.

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  • ou les avant-courriers de ce qu’il est. « Les signes avant-coureurs ne sont donc ànos yeux des signes que parce nous connaissons maintenant la course, parce quela course a été effectuée. Ni la course, ni sa direction, ni par conséquent son termen’étaient donnés quand ces faits se produisaient : donc ces faits n’étaient pas encoredes signes. » C’est donc la connaissance de nous-mêmes qui nous plonge dans lacroyance que nous sommes les effets d’un processus passé, que nous héritons d’unesituation ancienne contenant ou enveloppant déjà ce que, aujourd’hui, nous avonsdéveloppé et fait advenir. C’est cette connaissance qui nous amène à prendreconscience de nous-mêmes comme des êtres sous influence en quelque sorte,comme des êtres portant sur leurs épaules le poids du passé. Or, remarque Bergson,ce n’est pas tant le passé, comme agent ou comme cause qui nous détermine, nous,comme patients et comme effets. Au contraire, c’est notre réalité au présent qui« introduit quelque chose dans le passé » ; c’est nous qui introduisons l’image duprésent se réfléchissant « derrière elle dans le passé indéfini 15 ». Ainsi, en nouscréant et nous connaissant nous-mêmes nous créons notre passé, nous créons dupossible comme « le mirage du présent dans le passé », comme quelque chose quin’est pas avant le réel selon la pensée commune, mais qui est bien après, une foisque le réel existe. Significativement, Bergson prend un exemple dans le domainede l’histoire de l’art. Il écrit :

    « Pour prendre un exemple simple, rien ne nous empêche aujourd’hui derattacher le romantisme du XIXe siècle à ce qu’il y avait déjà de romantiquechez les classiques. Mais l’aspect romantique du classicisme ne s’est dégagéque par l’effet rétroactif du romantisme une fois apparu. S’il n’y avait paseu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Victor Hugo, non seu-lement on n’aurait jamais aperçu, mais encore il n’y aurait réellement paseu de romantisme chez les classiques d’autrefois, car ce romantisme desclassiques ne se réalise que par le découpage, dans leur œuvre, d’un certainaspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n’existait pas plus dansla littérature classique avant l’apparition du romantisme que n’existe, dansle nuage qui passe, le dessin amusant qu’un artiste y apercevra en organi-sant la masse amorphe au gré de sa fantaisie. Le romantisme a opéré rétro-activement sur le classicisme, comme le dessin de l’artiste sur ce nuage 16. »

    Ce que dit Bergson du romantisme, il faut le dire du symbolisme. Ce derniersemble bien n’être que l’effet rétroactif de préoccupations esthétiques ou artis-tiques qui ont découpé dans la réalité de l’histoire de l’art une figure particulièrequi semble dépendre beaucoup moins des œuvres observables que du point de

    • 15 – Ibid., p. 1340.• 16 – Ibid., p. 1265.

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  • vue à partir duquel cette observation est faite. Comme je l’ai dit en commençant,il en va de même de n’importe quel objet naturel ou artificiel qu’une pensée tentede rendre intelligible : la nature d’un éclairage, le découpage des ombres, la répar-tition de plans, etc., tout cela dépend partout et évidemment, de la position oude la direction de la source lumineuse. Mais ce principe vaut encore plus dans ledomaine de la culture, de l’histoire de l’art ou de la critique d’art dans la mesureoù les œuvres d’art n’existent jamais, jusque dans leur création même, en dehorsd’une très grande épaisseur d’interprétations qu’elles modifient et qui les modifieen même temps, selon une circularité qui rend les déterminations difficiles et par-ticulièrement mouvantes. Plus que tout autre objet, l’objet esthétique, parce qu’ildérive d’une subjectivité, parce qu’il s’insère dans une histoire, parce qu’il est unmonde de significations susceptible d’interprétations diverses, l’objet esthétiquedonc, se laisse incessamment modifier et fait dépendre son existence même de dis-cours interprétatifs qui la rattachent à telle ou telle catégorie ou l’inscrivent dansune histoire. Or cette histoire, pour être plus bergsonien que Bergson, est unesérie sans fin de rétroactions, et même de rétroactions de rétroactions, interdisantla considération d’un degré zéro d’interprétation, la détermination d’un momentprimitif où un spectateur découvrirait « naïvement » une œuvre, la fixation de lamatérialité même d’une œuvre d’art qui doit être restaurée sans que l’on sache trèsbien jusqu’où ni de quelle manière puisque la restauration est une rétroactionin concreto et pas seulement in abstracto comme l’est une connaissance. Tout celavaut pour toutes les œuvres, pour toutes les « écoles » ou tous les « styles » commele romantisme dont parle Bergson. Cela vaut à mon sens encore plus pour lesymbolisme.

    D’abord, parce que le terme a été appliqué rétrospectivement par des critiquesà des artistes qui se sont, sans réelle résistance, laissés appeler symbolistes dans lamesure où ils y voyaient un moyen commode de se distinguer des artistes réalistes,naturalistes ou académiques. Les critiques en question sont essentiellement JeanMoréas (c’est lui qui impose le mot après ceux de « décadisme » ou de « déca-dentisme ») dans son Manifeste du symbolisme de septembre 1886, G.-Albert Aurierdans Le Symbolisme en peinture (Mercure de France, mars 1891), Remy deGourmont dans son article « Symbolisme » paru dans la Revue blanche enjuin 1892, et un peu plus tard, Gustave Kahn dans Symbolistes et décadents (édi-tion Meissein, 1902), Charles Morice dans La Littérature de tout-à-l’heure (édi-tion Perrin, 1902) et Albert Mockel dans Propos de littérature (Paris, Librairie del’art indépendant, 1894) ou Stéphane Mallarmé. Un héros (Mercure de France,1899). Tous considèrent Baudelaire (1821-1867) comme le père du symbolisme,Mallarmé (1842-1898) pour la poésie, Paul Gauguin (1848-1903) ou GustaveMoreau (1826-1898) pour la peinture, comme ses maîtres. Phénomène essen-

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  • tiellement critique, le symbolisme a été construit autour de 1890 par une nou-velle génération de jeunes auteurs 17 et pour des motifs qui apparaissaient déjà,aux artistes enrôlés sous leur bannière, comme extérieurs ou inutiles à leur art.Quels sont ces motifs, et quelle est leur nature ? C’est ce qu’il faudra préciser plustard. Mais il faut noter tout de suite que le symbolisme semble n’être, dès l’ori-gine, qu’un effet d’interprétation critique.

    3) Impressionnisme et symbolismeLa seconde raison pour laquelle il faut pratiquer, sur le symbolisme, l’épochè

    du symbolisme lui-même, c’est la trop grande évidence de sa distinction d’avecl’impressionnisme. L’impressionnisme semble présenter une unité plus facile à cer-ner du fait qu’il s’est constitué en rupture avec la peinture officielle, traditionnelle,conventionnelle et académique. L’impressionnisme est une peinture de « refusés »et « d’indépendants » : quant à sa reconnaissance officielle, quant au sujet de lapeinture qui fuit l’histoire, l’allégorie, le religieux, enfin et surtout quant à lamanière (peinture en plein air, technique de la touche colorée « simple, fraîche,légèrement posée » comme dit Mallarmé 18, qui abolit le dessin et engendre uneesthétique « atmosphérique » de l’esquisse ou du non finito). L’impressionnismede Manet, Monet, Pissarro, Sisley, Degas, Morisot, Whistler s’est pensé lui-mêmecomme un groupe sinon une école (cf. les huit expositions collectives de 1874 à1886) dans sa volonté de peindre, non l’idéal universel, mais au contraire la par-ticularité des choses et des effets de ces choses sur l’esprit qui en est, en consé-quence, tout impressionné. Que Manet alors expose Le Déjeuner sur l’herbe auSalon des refusés de 1863 au moment même où Alexandre Cabanel présente saNaissance de Vénus (qui sera d’ailleurs achetée par Napoléon III) au Salon officiel,et il s’ensuit le scandale que l’on sait, et que Manet reproduit en 1865 avec la pré-sentation de son Olympia. Car Manet ne fait pas seulement que représenter l’in-dividuel : dans Le Déjeuner sur l’herbe il réinterprète le Concert champêtre deGiorgione et Le Jugement de Pâris de M.-A. Raimondi ; dans l’Olympia il réinter-prète la Vénus du Titien. Il va donc, non du réel particulier à l’idéal, comme onle fait dans la peinture classique et académique, mais de l’idéal au réel particulier.L’idéal se trouve alors violemment et scandaleusement subverti dans une peinturequi est apparue comme une provocation et comme une parodie parce qu’elle semoque de son sujet et de ses modèles historiques pour mieux s’intéresser à elle-

    • 17 – Moréas (1856-1910) ; Aurier (1865-1892) ; Remy de Gourmont (1858-1915) ; Kahn (1859-1936) ; Morice (1860-1919) ; Mockel (1866-1945).• 18 – « Les Impressionnistes et Edouard Manet », paru en anglais le 30 septembre 1876 dans TheArt Monthly Review. In Écrits sur l’art, édition Michel Draguet, Garnier Flammarion, 1998, p. 314.

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  • même. À elle-même, c’est-à-dire à sa nature propre de tableau et de surface peinte,sans la profondeur de la perspective artificielle ou du modelé 19. Cette interpréta-tion de l’impressionnisme sera celle de Baudelaire et de Mallarmé. De Baudelairedont on connaît la formule oxymorique qu’il envoya à Manet lui-même dans unelettre datée du 11 mai 1865 : « … vous n’êtes que le premier dans la décrépitude devotre art ». Le premier certes, mais le premier dans un art qui n’est plus soumis« au gouvernement de l’imagination 20 », cette faculté « cardinale » qui sert àBaudelaire de « pierre de touche » dans ses évaluations critiques du Salon de 1859principalement. La peinture manetienne n’est pas celle d’un visionnaire. Elle estcelle d’un voyant qui en reste à ce qui est. Telle est également la thèse de Mallarmémais, cette fois-ci, tirée en un sens pleinement positif.

    « M. Manet, pour une Académie […] est […] un danger. La simplifica-tion, apportée par son regard de voyant, tant il est positif ! à certains pro-cédés de la peinture dont le tort principal est de voiler l’origine de cet artfait d’onguents et de couleurs, peut tenter les sots séduits par une appa-rence de facilité 21. »

    Manet et l’impressionnisme qui suit, c’est donc la peinture pure : en sa maté-rialité faite d’onguents et de couleurs ; en son principe qui est celui de voir lanature ; en son lieu propre qui est ce qui existe ici et non ce qui pourrait existerailleurs ou au-delà. Manet, dit Mallarmé : « L’œil, une main 22… » C’est dans l’im-médiateté que l’Olympia montre « pour la première fois au public une nudité, nonle nu conventionnel de la tradition 23 ». C’est dans l’immanence que l’impres-sionnisme fuit ce que Mallarmé appelle les « magnificences allégoriques » qui sontcelles du symbolisme de Puvis de Chavannes ou de Gustave Moreau et qui nepeuvent être interprétées que par la présupposition de dualismes tels que ceux del’esprit et de la matière, de l’être et de l’apparence, de l’idéal et du réel, de l’ici etde l’au-delà. On voit donc que l’impressionnisme peut être pensé assez facilementcomme un style relativement homogène parce que né d’une rupture avec l’ordreancien de la peinture, c’est-à-dire de ce que Mallarmé appelle, à plusieurs reprisesdans ses textes sur Manet, « une crise 24 ».

    • 19 – Voir Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Seuil, 1990, p. 38 sqq.• 20 – Salon de 1859, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1976, t. 2, p. 623. C’estcette édition due à Claude Pichois que j’utilise dans l’ensemble de ce livre.• 21 – Le Jury de peinture pour 1874 et M. Manet, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, éditionMondor et Jean-Aubry, Gallimard, 1945, p. 696. C’est cette édition que j’utilise pour tous lestextes de Mallarmé, sauf pour les lettres et pour l’article « Les Impressionnistes et Edouard Manet ».• 22 – Edouard Manet, Quelques médaillons et portraits en pied, op. cit., p. 532.• 23 – « Les Impressionnistes et Edouard Manet », op. cit., p. 310. C’est moi qui souligne.• 24 – Ibid., p. 308, p. 323.

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  • Pourtant quand l’histoire de l’art, comme celle de Pierre Francastel par exemple,regarde de plus près l’impressionnisme, il lui semble qu’il n’instaure pas une rup-ture aussi radicale qu’il paraît à Mallarmé et à nous qui sommes redevables de salecture. Par contrecoup, c’est la distinction entre l’impressionnisme et le symbo-lisme qui semble aussi problématique. La thèse du livre de Francastel 25 consisteen effet à montrer que l’unité et la nouveauté de l’impressionnisme ne sont pasd’ordre technique ou doctrinal. Condamnant l’idée même d’école, Francastel reliela lecture de l’impressionnisme et celle du symbolisme sous la considération com-mune qu’ils « ne sont pas une période de la vie des styles, mais un témoignage surune époque unique de la vie des hommes 26 ». Sous bien des aspects 27, il y a doncdu symbolisme dans l’impressionnisme (dans les Nymphéas de Monet par exemple,dans un certain Degas, ou un certain Cézanne aussi qui relisait sans cesse etBaudelaire et Flaubert) et de l’impressionnisme dans le symbolisme, essentiellementpar la volonté de ce dernier de créer un art subjectif. Pour cet art, la vision parti-culière liée à un tempérament importe plus que l’objet vu, et les exigences de l’idéalclassique sont remplacées par celles de faire coïncider, au sein de l’impression etde l’émotion artistique, l’extrême particularité de la vision avec son universalitéprimitive ou originelle. Mais dira-t-on, prétendre qu’il y a du symbolisme dansl’impressionnisme et de l’impressionnisme dans le symbolisme, c’est justementprésupposer l’unité distinctive de ces deux mouvements alors que c’est cette unitéet cette distinction qui sont problématiques. En fait, on peut constater que trèstôt dans le XXe siècle, les critiques et les historiens de l’impressionnisme et du sym-bolisme ont eu conscience du caractère conventionnel, arbitraire et extérieur desdeux termes qu’ils utilisaient. Ainsi Gustave Geffroy pour l’impressionnisme :

    « Les mots et les étiquettes importent peu sans doute, ne servent qu’à fixerdes dates, qu’à signifier des groupements, mais leur durée prend une signi-fication historique. Ici derrière le mot [impressionnisme], il y a une œuvre,il y a un peintre, il y a un poète, qui font songer, non à une école, mais àla nature éternelle, toujours fraîche, imprévue, renouvelée 28. »

    Ainsi André Barre pour le symbolisme. Dans son livre de 1911, il cite la for-mule suivante due à Adolphe Retté (La Plume, n° 68, février 1892) :

    « Si l’on interrogeait séparément les poètes dits symbolistes, il est à croirequ’on obtiendrait autant de définitions qu’il y aurait d’individus interro-

    • 25 – L’Impressionnisme, coll. « Bibliothèque Médiations », Éditions Gonthier-Denoël, 1974.• 26 – Ibid., p. 93.• 27 – Gustave Geffroy, in Monet, sa vie, son œuvre, Éditions Crès et Cie, 1922, rééd. en un volume,Macula, 1980, chap. 30 et 37.• 28 – Ibid., chap. 30, p. 402.

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  • gés. […] Pour nous, nous ne considérons le terme de symbolisme quecomme une étiquette désignant les poètes idéalistes de notre génération.C’est une épithète commode et rien de plus 29. »

    Tout se passe donc comme s’il n’existait qu’une seule réalité artistique, celle dudernier quart du XIXe siècle, réagissant contre l’académisme d’une part et le natu-ralisme d’autre part, réalité artistique qui pose les problèmes esthétiques à peuprès dans les mêmes termes (on le verra, ce sont ceux de l’expression, de l’im-pression, de l’émotion et de leur paradoxale vérité), et qui trouve deux solutionsdifférentes mais compatibles et solidaires ; ou plutôt qui trouve deux modalitésd’une même solution, deux aspects d’une même esthétique de l’immédiateté oùl’idée et l’impression cherchent à se confondre 30 au sein d’un dualisme tentant,plus ou moins adéquatement et difficilement, à se dépasser.

    Quand Proust achève vers 1919 À la recherche du temps perdu et qu’il inventeà la fin d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs la fameuse œuvre du peintre Elstir,n’est-ce pas cette thèse qu’il entend, de manière littéraire, nous faire comprendre ?L’œuvre d’Elstir comporte en effet deux « manières31 ». La première est la « manièremythologique » qui est explicitement rattachée au symbolisme de GustaveMoreau 32. La seconde est la manière impressionniste ressemblant fort à celle deClaude Monet. Entre les deux s’intercale une manière transitoire, celle du japo-nisme dont on sait comment il marqua réellement l’ensemble de la peinture fran-çaise de Manet à Gauguin. Or tout l’effort littéraire de Proust consiste à montrerla communauté de ces trois manières, cette communauté qui lui apparaît de façonromanesque devant le personnage de Madame Elstir. L’œuvre d’Elstir est la méta-phore de l’unité et de la dualité de l’impressionnisme et du symbolisme, de leurinterpénétration. Ainsi ce que cherche Proust, c’est à tisser, entre les deux attitudesesthétiques jumelles, une relation qui est elle-même métaphorique, une relationde passage réciproque bien sensible dans le texte suivant :

    « C’était un grand peintre […], mais comme beaucoup d’artistes de notretemps, peut-être trop homme de goût en même temps, trop amateurd’œuvres d’art qui l’avaient successivement impressionné et orienté dansdes recherches différentes jusqu’à lui faire diverses “manières” successives,et même dans la dernière, celle de maintenant où il avait sacrifié toutes sesplus chères idolâtries d’autrefois, où il ne peignait plus que le réel, paysages

    • 29 – Le Symbolisme, Jouve et Cie Éditeurs, 1911, p. 100.• 30 – Voir Richard Shiff, Cézanne et la fin de l’impressionnisme, trad. fr., Flammarion, 1995.• 31 – À l’ombre des jeunes filles en fleurs, édition Jean-Yves Tadié, Bibl. de la Pléiade, Gallimard,1988, t. 2, p. 191.• 32 – Esquisse LVI pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1988,t. 2, p. 968 et 969.

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  • et portraits, donnant peut-être tout de même à la nature et aux êtres quelquechose de trop “artiste” dans sa plus profonde vérité, ajoutant à sa plus belle,à sa plus vivante marine un suprême clignement, une harmonie trop sub-tile qui semblait donner à la mer et au ciel une délicatesse, une intentionde raffiné 33. »

    Il y a donc du surplus dans le symbolisme et ce surplus amène à penser l’im-pressionnisme comme un symbolisme « sans scène mythologique, sans œuvre d’artou de curiosité ajoutée ». Il y a un manque dans l’impressionnisme, dans celui deMonet ou de Manet au sein duquel Elstir avait « l’impression d’une nature désin-tellectualisée, déshabillée de ses symboles, nue, crue, commune 34 ». Et ce manqueamène à penser symétriquement le symbolisme comme un impressionnisme pour-tant capable « d’initier à une vie mystérieuse ». Les tableaux du peintre de Balbecapparaissent alors comme idéaux parce qu’ils sont la métaphore du lien de réci-procité entre symbolisme et impressionnisme. Or, ils sont cette métaphore, parcequ’ils sont justement en eux-mêmes métaphoriques :

    « Ses peintures étaient donc des sortes de métaphores qui montraient unechose avec des qualités dont le plaisir qu’elles faisaient appartenait plutôtau plaisir que donne une autre chose, mais de ces métaphores qui expri-ment l’essence de l’impression qu’une chose produit, essence qui reste impé-nétrable pour nous tant que le génie ne nous l’a pas dévoilée 35. »

    La réussite d’Elstir c’est ainsi, dans un tableau représentant le port de Carquethuitpar exemple, d’avoir « préparé l’esprit du spectateur en n’employant pour la petiteville que des termes marins, et que des termes urbains pour la mer 36 ». Alors, dansson tableau, « on sentait s’ébaucher […] les natures mêlées du rocher, du nuage oudu reflet » ; on sentait « ce qui s’est passé en vous quand vous voyez un bateau auloin ou une embouchure dans un pays accidenté, une impression que vous avezépousée et refoulée, on s’écriait devant la vérité de sa peinture précisément à causede l’illusion représentée 37 ». Peindre une impression pour Proust et pour Elstir,c’est peindre les sensations avant que l’intelligence raisonnante et calculante ne s’enmêle pour produire des représentations délimitées, et de ce fait, déterminées. Peindreune impression, c’est peindre les correspondances, les analogies, les mouvementsentre les sensations avant que la représentation n’oublie ce sur quoi elle a travaillépour se produire : ce sur quoi, c’est-à-dire ce monde si indistinct et si moutonnant

    • 33 – Ibid., p. 968.• 34 – Ibid., p. 970.• 35 – Ibid., p. 974.• 36 – À l’ombre des jeunes filles…, op. cit., p. 192.• 37 – Esquisse LVI, op. cit., p. 972.

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  • « […] qu’on unit ensemble cette moitié de la rivière et ces terres, soit quece soit la rivière qui tire l’eau à elle et la fasse eau, soit que ce soit la terrequi fasse champ cette eau, si bien qu’on voit l’estuaire soit deux fois moinslarge soit deux fois plus qu’il n’est, où le soir un chaland tout plat, étroit,mou, traîne au ras de l’eau comme un vieux manteau tandis que sur la rivedont le brouillard, pareil à une inondation fait comme une extension duflanc, une fille de pêcheur au visage antique, au regard enfantin, toujoursla femme qu’il peignait, dessine si avant dans l’eau son svelte profil, sa voilerepliée tenue comme un caducée, qu’on se demande si ce n’est pas quelquecréature mythologique qui flotte dans l’eau 38 ».

    On ne saurait mieux indiquer la solidarité de l’impressionnisme et du sym-bolisme dans ce projet de saisir une impression contre une représentation, de pro-duire une suggestion contre une notation, de ramener la pensée à son origineinconsciente où la distinction entre le sujet et l’objet n’avait pas encore d’exis-tence. Pour Proust, le symbolisme et l’impressionnisme sont plus que des étiquettescommodes ; ils sont deux modes d’expression artistique, deux pôles théoriques quistructurent l’art et la pensée de l’art à la fin du XIXe siècle et qui ont, non la sta-bilité et les contours d’une chose, d’une école, d’un style, d’une période histo-rique, mais au contraire le mouvement d’un vecteur, la puissance de structurationet d’attraction d’une fonction. Ceci explique quatre points :– d’abord, le fait que les historiens d’art puissent considérer le symbolisme commefaisant partie de l’impressionnisme sous la forme d’un post-impressionnisme danslequel le souci pour la poésie, la musique et la métaphysique marque le symbo-lisme, alors que l’aspect proprement pictural et scientifique marque l’impression-nisme strict ;– qu’à vouloir penser le symbolisme non comme un pôle théorique mais plutôtcomme un style ou un groupe artistique historiquement situés, on se condamneà parler vaguement « d’univers symboliste 39 » ou de « génération symboliste 40 » ;– qu’un auteur comme Mallarmé, ami intime de Manet, qui s’est intéressé qua-siment exclusivement à l’impressionnisme de Manet, de Whistler (dont on ditqu’il est le modèle le plus plausible du Elstir de Proust) et de Morisot, puisse êtrepourtant aussi considéré, par la génération des artistes des années 1880-1890 ainsique par nous aujourd’hui, comme le plus grand théoricien du symbolisme en tantqu’art et esthétique de la suggestion ou de l’évocation d’un « objet tu, par des motsallusifs, jamais directs se réduisant à du silence égal 41… » ;

    • 38 – Ibid., p. 973.• 39 – Titre de l’ouvrage de José Pierre, Somogy, 1991.• 40 – Titre de l’ouvrage de Pierre-Louis Mathieu, Skira, 1990.• 41 – Mallarmé, Magie, op. cit., p. 400.

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  • – qu’une fois encore le symbolisme soit une construction théorique et rétrospec-tive (rappelons que Proust est né en 1871) : ce qui rétroagit sur Baudelaire, surMallarmé, sur Moreau ou sur Gauguin c’est la vision que nous nous faisons, etqu’ils ont faite aussi 42, de ce qui est devenu depuis un siècle, un poncif, le poncifde la modernité.

    4) Symbolisme et modernitéIl me paraît ainsi nécessaire de penser le troisième cercle (ou la troisième évi-

    dence) que j’avais présenté plus haut et qui est le cercle, le plus large et le plusdangereux aussi, de la modernité. Cercle le plus large et le plus dangereux puisqued’un côté et conformément à la thèse baudelairienne et flaubertienne, le lieu com-mun de la modernité est à la fois vrai et « bête », et que d’un autre côté il engagede manière très complexe une conception de la culture et du moment historiqueoù elle se pense. En quoi consiste donc ce poncif de la modernité qui fournit à laculture des générations ultérieures à Baudelaire le moyen de penser leur nature etleur origine ? Avant de répondre, disons ce que Baudelaire et Flaubert entendentpar « poncif ».

    « Créer un poncif, c’est le génie. Je dois créer un poncif » disait Baudelaire 43

    dans ses Fusées publiées de façon posthume en 1887. En créant la notion de moder-nité sur un mode d’ailleurs peu assuré et prudent qui contraste singulièrementavec l’inflation dont le terme est aujourd’hui la victime 44, le génie baudelairienengendra bien un poncif dans sa double dimension contradictoire (sensible aussichez Flaubert) conforme en cela à la contradiction même de la modernité. Unponcif est en effet à la fois un obstacle à la pensée et une perfection de la pensée.Un obstacle d’abord comme dans le Salon de 1846 : « Il y a dans la vie et dans lanature des choses et des êtres poncifs, c’est-à-dire qui sont le résumé des idées vul-gaires et banales qu’on se fait de ces choses et de ces êtres : aussi les grands artistesen ont horreur. Tout ce qui est conventionnel et traditionnel relève du chic et duponcif 45. » Le poncif est bien une idée reçue telle que Flaubert la concevait aussià la même époque dans un « style poussé à outrance, à fusées 46 » ; elle est une idée

    • 42 – Sur cette circularité voir Jerrold Levinson, L’Art, la musique et l’histoire, Éd. de l’Éclat, 1998,chap. 4, p. 114 sqq.• 43 – Fusées, frag. 20, op. cit., t. 1, p. 662.• 44 – Le Peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1976, t. 2,p. 694.• 45 – Salon de 1846, op. cit., t. 2, p. 468.• 46 – Lettre à Louise Colet du 17 décembre 1852, in Correspondance, Bibl. de la Pléiade, Gallimard,1980, t. 2, p. 208.

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  • chic, une bêtise, répétée par le « premier venu 47 ». Mais le poncif est aussi le lieucommun d’une pensée indubitable et universellement partageable ; une pensée oùgît « la profondeur immense de la pensée » en une véritable « Religion Uni-verselle 48 ». Ce sont ces deux faces du poncif comme « lieu de rencontre de lafoule, le rendez-vous public de l’éloquence » qui rassemblèrent Baudelaire etFlaubert par-delà leurs mésaventures judiciaires de 1857. Ce sont ces deux facesque le poncif de la modernité semble posséder.

    Qu’est-ce donc que la modernité ?

    a) Le choc de l’éternel et du transitoireComme on sait, Baudelaire l’a définie, célèbrement et de manière ambiguë,

    dans Le Peintre de la vie moderne. D’une part, « la modernité, c’est le transitoire,le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’im-muable 49 ». Mais, d’autre part et quelques lignes plus haut, Baudelaire fait s’entre-choquer les deux moitiés de l’art, afin que la modernité ne soit plus seulementune partie de la beauté, mais son ensemble scindé et contradictoire : « Il s’agitpour lui [Constantin Guys], de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir depoétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. » La modernité est ainsiet en même temps, le transitoire de l’événement ou de l’apparence coupé de l’éter-nel du poétique et de l’essence ; elle est aussi la continuité, voire la fusion de l’éter-nel avec le transitoire dont on ne saurait se passer sans tomber « forcément dansle vide d’une beauté abstraite et indéfinissable ». C’est la coupure et la fusion dece qui a été précédemment coupé que Baudelaire aperçoit par exemple dans leMarat assassiné de David 50. Et c’est par cette ambiguïté au sein de laquelleBaudelaire maintient et résorbe la distinction platonicienne de l’essence et de l’ap-parence, que l’auteur des Petits poèmes en prose circonscrit le problème esthétiquegénéral que l’art de la fin du XIXe siècle reprendra à son compte pour se penser lui-même.

    b) L’impression individuelleL’opposition entre l’éternel et le transitoire (le surgissement de l’éternel dans

    et par le transitoire, leur « choc » comme le dira Walter Benjamin) permet de pen-ser la distinction entre l’impressionnisme, tiré du côté de la contingence ou de lalabilité de la sensation, et le symbolisme tiré du côté du mythe. Elle permet aussi

    • 47 – Baudelaire, Mon cœur mis à nu, frag. 2, op. cit., t. 1, p. 676. Voir l’ouvrage de Pierre Pachet,Le Premier Venu, Denoël, 1976, p. 7 et 8.• 48 – Mon cœur mis à nu, frag. 56, op. cit., t. 1, p. 696.• 49 – Le Peintre de la vie moderne, op. cit., p. 695.• 50 – Le Musée du Bazar Bonne-Nouvelle (1846), op. cit., t. 2, p. 409.

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  • de penser la tension à l’intérieur même de l’œuvre impressionniste et symbolisteentre la fugacité de la vision, et la vérité universelle ou éternelle que cette fugacitécontient paradoxalement. C’est le point de vue de cette tension (qui est celle del’impression où le plus immédiatement psychologique est le plus fondamentale-ment spirituel), que l’on a vu à l’œuvre chez Proust, qui permet bien de considé-rer comme solidaires le symbolisme et l’impressionnisme. C’est ce point de vuequi permet également de circonscrire la beauté moderne comme étant « toujoursbizarre 51 » et de définir pour l’art moderne un nouvel idéal valant pour le sym-bolisme comme pour l’impressionnisme : l’idéal, ce n’est plus cette forme styli-sée, simplifiée, et abstraite des imperfections ou particularités des individus sin-guliers ; l’idéal moderne à l’opposé de l’idéal classique « n’est pas cette chose vague,ce rêve ennuyeux et impalpable qui nage au plafond des académies ; […] c’est l’in-dividu redressé par l’individu, reconstruit et rendu par le pinceau ou le ciseau àl’éclatante vérité de son harmonie native 52 ». Ce n’est donc pas en échappant à lasubjectivité des sensations et des émotions que l’idéal se construit ; c’est au contraireen creusant cette subjectivité pour aller au plus profond, au plus immédiat et auplus particulier que, « bizarrement » pour reprendre le mot de Baudelaire, sedécouvre ce qui est le plus objectif et le plus universel : la vérité de l’art, son nou-vel idéal, son idéal moderne n’étant jamais le fruit d’un travail d’abstraction maisau contraire et toujours le fruit d’un travail d’imagination.

    c) L’expression du présentOn voit bien alors comment ce que l’on entend par modernité depuis

    Baudelaire, c’est essentiellement l’abandon en art de toutes les traditions, de toutesles conventions et de toutes les règles qui entravaient la subjectivité de l’artiste etqui intercalaient, entre son expression individuelle et l’universalité ou la vérité decette expression, un ensemble de médiations ou de constructions. La modernitéest la double subversion de ce qu’on entend habituellement en art par objectivitéet subjectivité, réalisme et idéalisme 53. Cette double subversion commune au sym-bolisme et à l’impressionnisme apparaît comme la condition de leur lutte contrel’académisme attaché, selon eux, à la représentation stéréotypée d’un contenu etd’un sujet obligés (mythologiques le plus souvent), préalables à leur représenta-tion. C’est donc bien, comme le voulait Baudelaire, dans le présent nécessairementpassager et précaire, que se tient la modernité. Ce présent est quadruple. Il estcelui des choses concrètes, celui des objets de notre contemporanéité urbaine et

    • 51 – Exposition universelle de 1855, op. cit., t. 2, p. 578.• 52 – Salon de 1846, op. cit., t. 2, p. 456.• 53 – Cf. Bergson, Le Rire (paru en trois articles en février et mars 1899), in Œuvres, PUF, 1959,p. 462.

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  • industrielle, celui de la sensation ou de l’impression individuelles que doit expri-mer l’artiste devant les choses, celui de l’œuvre d’art elle-même qui, libre et auto-nome désormais, représente moins les choses concrètes, qu’elle n’exprime d’unemanière individuelle ou nouvelle les sensations et les impressions que ces chosesproduisent sur l’artiste. Le présent de l’œuvre moderne, en dehors duquel il n’y arien, pas même l’éternité ni la poésie, est celui des effets des choses sur l’esprit del’artiste, effets que l’artiste doit noter (plus que représenter) avec la convictionqu’il n’existe rien en dehors de ces effets passagers. Ces effets constituent le sensà la fois de la réalité et de l’œuvre, dans la mesure où la réalité comme l’œuvren’existent pas en dehors des effets que la première produit sur la seconde, et quela seconde note. « Dans ces conditions, il n’y a que des effets de sens et le sens lui-même est purement et simplement un effet 54. » C’est ce qui se dégage de ce quedira l’un des premiers théoriciens de l’impressionnisme, Jules Antoine Castagnary :

    « Ils sont impressionnistes en ce sens qu’ils rendent non le paysage, mais lasensation produite par le paysage 55. »

    C’est aussi ce que formulera Mallarmé : « Peindre, non la chose mais l’effet qu’elleproduit. » Et le poète continue : « Le vers ne doit donc pas, là, se composer demots, mais d’intentions, et toutes les paroles s’effacer devant la sensation 56. » Sila chose s’efface derrière ses effets, l’œuvre elle-même s’efface derrière ses inten-tions afin qu’il ne reste plus que du sens naissant, des formes imparfaites ou mou-vantes contrastant avec la fixité, le fini et l’impeccabilité des structures parnas-siennes ou académiques.

    d) L’héroïsme de la décadenceOn découvre bien alors que la modernité, de Baudelaire à Mallarmé, est non

    seulement l’affirmation du seul présent de la sensation ou de l’œuvre, mais qu’enconséquence, elle est l’affirmation d’une métamorphose de l’œuvre transforméeen velléités, en esquisses passagères, en miroitements d’images jamais complète-ment abouties, pas même dans l’esprit du spectateur ou du lecteur auxquels cemiroitement est offert. En ce sens, cette esthétique de l’expressivité qui promeutle présent selon les quatre dimensions susdites, sera solidaire de la conscienceaccrue de décrépitude ou de décadence d’un art inquiet, se pensant dans sa propreimpossibilité. Être voué au présent, c’est y être condamné sans pouvoir en sortir,

    • 54 – Pierre Campion, Mallarmé, poésie et philosophie, coll. « Philosophies », PUF, 1994, p. 27.• 55 – « Exposition du boulevard des Capucines : Les impressionnistes », Le Siècle, le 29 avril 1874,cité par Richard Shiff, Cézanne et la fin de l’impressionnisme, Flammarion, 1995, p. 13.• 56 – Lettre à Cazalis du 30 octobre 1864. Sauf mention contraire, je me réfère toujours à l’édi-tion (due à Bertrand Marchal) de la correspondance de Mallarmé, coll. « Folio », Gallimard, 1995.

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  • sans la promesse d’un avenir plus radieux, sans l’espoir d’un moment ou d’unailleurs qui soient meilleurs. « L’héroïsme de la vie moderne » comme dit Baudelaireou « l’héroïsme du réel » comme dira Cézanne 57 consiste ainsi à assumer cettecontradiction, cette déchirure insurpassable qui fait que le poétique sort du pro-saïque et que le prosaïque est le lieu même du poétique. Pour être plus précis, ilfaudrait dire que l’héroïsme consiste à extraire volontairement, difficilement etlibrement le poétique du prosaïque et à le faire rentrer dans son lieu prosaïqueinsurpassable. La vie est moderne certes. Elle passe. Elle se fait le milieu de rup-tures et d’émergences de nouveautés. Mais le peintre moderne de la vie modernene doit pas s’abandonner, tel le « flâneur », à cette vie moderne. Au contraire, ildoit « l’héroïser 58 », c’est-à-dire reconnaître le présent sans jamais se laisser aller àsa pure fugacité (à celle de la mode par exemple), sans l’éterniser purement et sim-plement non plus (c’est-à-dire l’immobiliser et le sacraliser). C’est dans cet entre-deux particulièrement insituable et dangereux que se place l’homme moderne, etsurtout l’homme qui prend une attitude héroïque de modernité. Or pourBaudelaire, cet homme, c’est le dandy, c’est surtout l’artiste qui se voue à une« prostitution sacrée 59 », à une religion déchue et négative : une religion de l’art.

    e) Mort et résurrection du platonismeCe qui frappe dans ces analyses rapides de la théorie baudelairienne de la moder-

    nité, c’est la persistance d’un vocabulaire spiritualiste d’origine platonicienne etla volonté d’en montrer l’insuffisance pour penser la situation esthétique modernetout entière articulée autour de la volonté d’expressivité. Il n’est donc pas éton-nant que ce soit les symbolistes qui aient insisté sur les textes baudelairiens et nousaient livré, dès les années 1880, l’héritage d’un Baudelaire symboliste. Car si leursprofessions de foi caricaturalement idéalistes ou platoniciennes 60, leurs référencesconstantes à l’éternité de l’idéal, de l’azur, du mythe, de l’essence, sont souventexprimées, c’est pour mieux produire le contraste et le choc avec leur souci constantdu présent, du concret et de la matérialité indépassable de la vie comme de l’œuvre.Il y a chez eux, plus que chez les impressionnistes, la volonté de dépasser la tradi-tion artistique et philosophique, mais au sein de l’incapacité à penser autrement,

    • 57 – Conversations avec Cézanne, Macula, 1978, p. 126. La formule se poursuit par : « Courbet.Flaubert. »• 58 – Voir Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Dits et écrits, Gallimard, 1994,t. 4, p. 569.• 59 – Mon cœur mis à nu, frag. 6, op. cit., t. 1, p. 678.• 60 – Jean Moréas : « La poésie symboliste cherche à vêtir l’Idée d’une forme sensible » (Manifestedu symbolisme. Figaro littéraire du 18 septembre 1886, in Guy Michaud, Le Message poétique dusymbolisme, Nizet, 1947, p. 725).

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  • en dehors des cadres de cette tradition. C’est d’ailleurs pourquoi la modernité, siproblématique et aux contradictions si exacerbées au sein du symbolisme à causede son intérêt métaphysique et mythologique, se pense comme une décadence.Elle se pense comme la fin d’un monde parce qu’elle ne possède pas les moyensd’en penser un nouveau. Aussi reste-t-elle crispée sur ses difficultés et sur les rai-sons de son impossibilité. Dit autrement, elle ne s’est jamais pensée comme pré-curseur. Elle ne s’est jamais voulue une avant-garde.

    f) De la modernité à la contemporanéitéMême si le terme d’avant-garde est employé, dans le cadre artistique et déjà

    comme métaphore militaire, dès 1825 par Saint-Simon 61, la réalité même del’avant-garde comme ce qui est en avant, en avance, comme ce qui prépare l’ave-nir sous les poussées et les préparatifs du présent, n’existe pas pour les artistes quinous occupent. Certes Théodore Duret publie en 1885 son ouvrage intituléCritique d’avant-garde 62 où il défend la peinture impressionniste. Mais commeon l’a dit 63, ce n’est pas l’art qui est d’avant-garde, c’est seulement la critique. L’artest, pour les artistes de la fin du XIXe siècle, de son temps; un art présent et moderneparce qu’un art du présent. Cet art moderne n’est donc pas encore l’art contem-porain qui est conçu par nous, non seulement comme un art actuel, mais aussicomme un art qui prend place dans un procès historique débordant, par le passécomme par le futur, son actualité. Car si l’avant-garde détruit le passé pourconstruire l’avenir en un processus historique et selon une sorte de religion del’avenir, les symbolistes et les impressionnistes se voulurent, eux et uniquement,de leur temps. Pour Baudelaire l’idée de progrès n’est « qu’un fanal obscur, inven-tion du philosophisme actuel ». Il ne considère son œuvre tout entière qu’au seinde la solitude morne d’un présent sans passé et sans avenir :

    « Quant à moi qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, jesais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilainmonde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œilne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amer-tume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni ensei-gnement ni douleur 64. »

    De même pour Mallarmé, qui avait conscience de créer lucidement et diffici-lement une œuvre pensée par lui comme « une impasse » :

    • 61 – Voir Antoine Compagnon, op. cit., p. 50.• 62 – Charpentier, 1985. Voir la réédition due à Denys Rioux, Ensb-a, 1998.• 63 – Denys Riout dans sa présentation de l’ouvrage de Duret, op. cit., p. 19.• 64 – Fusées n° 15, in Fusées, op. cit., t. 1, p. 667.

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  • « Le suicide ou abstention, ne rien faire, pourquoi? – Unique fois au monde,parce qu’en raison d’un événement toujours que j’expliquerai, il n’est pasde Présent, non – un présent n’existe pas… Faute que se déclare la Foule,faute – de tout. Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain,désertant, usurpant, avec impudence égale, quand du passé cessa et quetarde un futur ou que les deux se remmêlent perplexement en vue de mas-quer l’écart. Hors des premiers-Paris chargés de divulguer une fois en lequotidien néant et inexperts si le fléau mesure sa période à un fragment,important ou pas, de siècle.

    Aussi garde-toi et sois là 65. »

    Au jeune « Camarade » qui vient le voir pour lui « confier le besoin d’agir »,Mallarmé conseille stoïquement d’être là, c’est-à-dire d’être présent. Mais quel estce présent dont il dit plus haut qu’il « n’existe pas » ? Le Présent que vise iciMallarmé, c’est ce point actuel, et qui manque justement dans les années 1890,où s’articuleraient le passé et l’avenir en un processus transitoire dont on pourraitapercevoir le sens c’est-à-dire la signification et la direction. Le Présent, qui n’existepas pour Mallarmé, est le point qui permettrait de totaliser le temps parce qu’ilserait, s’il existait, le fruit du passé et l’accoucheur de l’avenir. Or pour lui commepour Baudelaire, il n’y a que du présent, c’est-à-dire qu’il « n’est pas de Présent » :il n’y a que de la rupture, que de la séparation, que de la « crise », que ce queMallarmé appelle aussi un « interrègne 66 », à savoir ce suspens, cette épochè enquoi consiste justement l’époque de la modernité en tant qu’elle n’est pas l’époquecontemporaine : « Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain. »

    Deux questions alors. La première que pose Mallarmé lui-même et à laquelleil répond : d’où vient cette absence de totalisation et d’un sens de l’existence? Quelest cet événement qui cause cette absence et par lequel l’époque prend conscienced’elle-même sur un mode purement négatif : « faute de tout » ? Mallarmé déclare :

    « On assiste, comme finale d’un siècle, pas ainsi que ce fut dans le dernier,à des bouleversements ; mais, hors de la place publique, à une inquiétudedu voile dans le temple avec des plis significatifs et un peu sa déchirure 67. »

    Dieu vient donc à manquer, ou l’Absolu, ou la Transcendance. Sans arrière-monde garantissant le sens de l’existence et la vérité de nos représentations, artis-tiques ou pas, le monde moderne et le monde de l’art qui lui correspond, sont desmondes rompus ou, cela revient au même, des absences de monde, des fins demonde. Il découle de là un second événement : si Dieu est mort, si l’ordre du monde

    • 65 – L’Action restreinte, op. cit., p. 372.• 66 – Crise de vers, op. cit., p. 365.• 67 – Ibid., p. 360.

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  • n’est plus assuré, si enfin l’accord entre le monde et la pensée n’est plus garanti,alors la représentation elle-même « vient à rompre » : l’esprit n’est ni Dieu ni Je. LeJe ne peut plus être cette conscience maîtresse de ses pensées car, précise Mallarmé,« il doit y avoir quelque chose d’occulte au fond de tous, je crois décidément àquelque chose d’abscons, signifiant fermé et caché, qui habite le commun 68 ».

    Deuxième question. À quel moment pourra-t-on se crier son propre contem-porain ? À quel moment l’art s’est-il donné les moyens de s’appeler lui-même artcontemporain ? Au moment de l’invention de ce qui s’est pensé immédiatementcomme une avant-garde, comme une nouveauté anticipant et annonçant des pro-grès futurs. C’est donc dans les années 1910, avec l’invention des avant-gardes,que l’art contemporain est né. Comme le dit Meyer Schapiro dans son analyse del’Armory Show de 1913 :

    « Le “contemporain” en art – ou l’art vivant, comme on l’appelait –, cen’était pas simplement tout ce qu’on pouvait faire à ce moment-là, puisqueles styles anciens et les nouveaux, les styles imitatifs et les inventifs, se trou-vaient à la vue du public ensemble et côte à côte. C’était plutôt le contem-porain de sens progressif, celui qui, modifiant l’acquis du passé, ouvrait lavoie à un avenir plus neuf encore. Et ce sentiment d’une poussée continuedu présent conduisait à une révision de l’image du passé 69. »

    L’exposition de l’Armory Show est donc un moment de totalisation du temps etde l’histoire : même si les œuvres avant-gardistes constituent des nouveautés quien promettent d’autres tout aussi incroyables et imprévisibles, elles représententun présent (le Présent dont parlait Mallarmé) qui relie le passé des œuvres duXIXe siècle finissant avec le futur des œuvres du XXe commençant. Alors que, pourBaudelaire ou Mallarmé, la rupture est le propre d’une époque décadente et frag-mentée (à tous les points de vue esthétique, philosophique, social, politique 70),pour l’art contemporain d’avant-garde la rupture devient, non pas une ruptureabsolue entraînant un radical pessimisme, mais une rupture conçue comme uneparadoxale modalité de liaison entre les hommes, entre les moments du temps etentre les œuvres, tous reliés dans leur séparation même. Faire du nouveau étaitpour la modernité une exigence et une sorte de damnation ; cela devient, pourl’avant-garde, une exigence et un salut : comme on l’a dit, cela devient une « tra-dition du nouveau 71 ».

    • 68 – Le Mystère dans les lettres, op. cit., p. 383.• 69 – « L’introduction de l’art moderne européen aux États-Unis : The Armory Show (1913) »,in Style, artiste et société, trad. D. Arasse et alii, coll. « TEL », Gallimard, 1982, p. 388.• 70 – L’individualisme et l’anarchisme sont les faits sociaux et politiques majeurs de la fin dusiècle.• 71 – Selon le titre de l’ouvrage d’Harold Rosenberg, trad. fr., Minuit, 1962.

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  • g) Un esthétismeL’existence est, pour la modernité, appréhendée négativement sur le mode de la

    déchirure, de la division, de la crise : un moment critique à tous les sens du terme72.À ce titre, elle est l’héritière du romantisme allemand qui voyait déjà, dans le per-sonnage shakespearien d’Hamlet, le symbole de cette solidarité douloureuse et mor-tifère de « l’âge chimique », selon l’expression de Friedriech Schlegel, qui est l’époquediscordante ou dissolvante de la crise et de la critique 73. La modernité est laconscience de la division absolue, d’une catastrophe dont la sortie ou le dépassementdemeurent obscurs ou incertains. Cette catastrophe est la double perte de l’absoluet de la représentation. De l’absolu, c’est-à-dire d’un principe ou d’une pensée quisurplomberait l’homme et que l’homme aurait à découvrir ou à redécouvrir en cequi a toujours été pensé, depuis Platon, comme une réminiscence. De la représen-tation, c’est-à-dire d’une pensée maîtresse d’elle-même et de ses objets à l’intérieurde la réflexion, de la conscience ou du sujet. La modernité renonce donc aux deuxmoyens traditionnels de penser la vérité : la réminiscence d’une pensée immémo-riale 74 et le travail de la réflexion. Ou plutôt, elle maintient contradictoirement,comme chez Baudelaire et chez Mallarmé, ces deux moyens dans l’acte qui consisteà les faire jouer l’un contre l’autre. C’est à l’intérieur du sujet lui-même et de sesreprésentations que l’homme découvrira l’absolu, c’est-à-dire des significations qu’ilne maîtrise pas parce que c’est en elles que réside l’être de l’homme, mais qu’il acependant librement et réflexivement engendrées sous la forme d’œuvres d’art.

    Le terme de symbolisme acquiert alors ici une première pertinence. L’impres-sionnisme engendre un art du présent des choses comme de l’impression que fontces choses sur l’artiste. Il tente de ressaisir une pensée immédiate d’avant la repré-sentation ou la réflexion, et qui l’englobe en la rendant possible. Le symbolisme,attaché lui aussi à ce souci du présent immédiat et à cette volonté de voir uni-quement sans considération d’un au-delà, « héroïse » un peu plus l’art impres-sionniste en le pénétrant d’un souci métaphysique par lequel le présent des impres-sions est tout plein des significations spirituelles et religieuses. Certes l’absoluéternel s’est enfui, certes « Dieu est mort » et il n’y a plus de Logos héraclitéen 75

    • 72 – Un moment de doute qui oblige à examiner (krinein) ; un moment où se joue la destinéed’un processus (sens médical) ; un moment de crise (krisis) et de séparation ; un moment où le dis-cours critique va cesser d’être second pour devenir constitutif de l’œuvre d’art qu’elle prétendaitauparavant et seulement évaluer.• 73 – Lettre à son frère August Wilhelm, citée par Peter Szondi, Poésie et poétique de l’idéalismeallemand, Gallimard, 1991, p. 97-98.• 74 – L’expression n’est qu’apparemment contradictoire si l’on prend soin de distinguer, commele fait Platon, la réminiscence de la mémoire.• 75 – Héraclite, frag. 17 (78 Diels-Kranz) : « Le caractère humain n’a pas de raison, le divin ena » (trad. Marcel Conche, PUF, 1986, p. 81).

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  • par exemple qui soit le sens du sens. Le sens est au contraire pleinement humainet il se trouve dans l’immanence des impressions et des pensées humaines. Maisces impressions sont considérées en même temps comme des symboles qui s’op-posent à la toute-puissance de la réflexion et du sujet. « L’œuvre pure, dit Mallarmé,implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots 76. » Cequi signifie que l’artiste crée réflexivement une œuvre dans laquelle la réflexionva s’abîmer et se perdre dans un absolu coïncidant exactement avec la labilité desimpressions nées du jeu verbal. Ce jeu verbal est le fait du poète qui, au fur et àmesure du jeu, semble abdiquer sa liberté dans une œuvre d’art qui contient tout,qui est bien un absolu mais un absolu immanent à elle. L’art est l’absolu ; les appa-rences mouvantes de l’art sont le seul absolu. C’est pourquoi la première manièred’Elstir, « la manière mythologique », est le contraire d’un académisme : c’est unimpressionnisme qui est en même temps un symbolisme dans la mesure où la réfé-rence mythologique a pour unique fonction de nous indiquer que la seule reli-gion possible, ce n’est pas celle qui est signifiée grâce à l’anecdote figurée sur lestoiles de Gustave Moreau, que la seule croyance possible ce n’est pas celle en cesêtres monstrueux représentés par les œuvres d’Odilon Redon. La seule religion etla seule croyance modernes sont celles de l’art non en tant qu’il figure l’éternitédes concepts, mais en tant qu’il note ou suggère des impressions passagères où seniche le sens mystérieux de l’homme : le sens inconscient et immanent à laconscience.

    Conformément à la thèse de Michel Foucault à la fin des Mots et les choses 77,la modernité conteste, au moment de la naissance de la psychologie, de la socio-logie et de la psychanalyse, le cogito humaniste. La manière impressionniste consisteà remonter à l’expérience immédiate, et c’est la raison pour laquelle ses modèlesphilosophiques seraient plutôt ceux de la psychologie scientifique et du bergso-nisme. La manière symboliste (jumelle, on l’a dit) consiste plutôt à pervertir lecogito en l’immergeant dans les apparences de l’art d’une part, et en faisant de l’ab-solu le processus inconscient et impersonnel d’une pensée qui déborde la consciencepersonnelle d’autre part 78. Le pessimisme symboliste s’alimente alors à la philo-sophie schopenhauerienne ; et la découverte de la pensée comme à la fois imper-sonnelle et personnelle 79, hégélienne. On a donc ici une sorte de constellation phi-losophique que les symbolistes vont faire jouer à leur gré (au gré aussi de leurscontresens) pour produire, à l’intérieur de ce syncrétisme philosophique, leur ima-

    • 76 – Crise de vers, op. cit., p. 366.• 77 – Gallimard, 1966, p. 394 sqq. Voir aussi au chap. IX, § 5, p. 335.• 78 – Laurent Jenny note à cet égard la marque de la philosophie de Bergson sur le symbolismed’un Tancrède de Visan par exemple. Voir La Fin de l’intériorité, PUF, 2002, p. 22 sqq.• 79 – Un « universel-singulier ».

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  • ginaire et un rêve : le rêve d’une conception absolument spéculative 80 et religieusede l’art, et que l’on peut appeler un radical esthétisme.

    Par ce terme il faut entendre : l’idée selon laquelle l’art est l’instrument de connais-sance privilégié des réalités fondamentales ; la conviction que, non seulement l’artest un instrument spirituel et métaphysique, mais qu’il est aussi le moyen de résoudreles problèmes sociaux et politiques des hommes, ainsi que le moyen de poser latotalité des questions concernant l’existence humaine; la doctrine enfin, de la fusionde l’art et de la vie par laquelle, si tout se condense dans une œuvre d’art, l’œuvred’art en retour se dilate aux dimensions mêmes du réel. L’esthétisme rêve ainsi d’unart total, et d’une œuvre de toutes les œuvres qui soit le chiffre de tout :

    « Tant on n’échappe pas, sitôt entré dans l’art, sous quelque de ses cieuxqu’il plaise de s’établir, à l’inéluctable Mythe : aussi bien vaut-il peut-êtrecommencer par savoir cela et y employer la merveille de trésors, qu’ils soientdocumentaires ou de pure divination »

    déclare Mallarmé81. Promotion inouïe et exorbitante de l’art, l’esthétisme modernerelève en même temps, et par là même, d’une conscience malheureuse. Car lavolonté de produire une œuvre d’art qui tienne lieu de philosophie, de science,de religion, de politique, etc., s’accompagne d’une critique de toutes ces instancesramenées aux images de l’art. Or celles-ci ne sauraient renvoyer à un modèle exté-rieur réel dans la mesure où elles ont complètement assimilé et le monde et lesdomaines de connaissance du monde ou d’action sur lui. Ces images de l’art quicontiennent tout ne peuvent donc le faire qu’en détruisant ce qu’elles contien-nent et qu’en se détruisant elles-mêmes comme images. Car qu’est-ce qu’une imagequi ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même? Une apparence certes, mais une appa-rence d’un type particulier, une apparence d’apparence, bref un simulacre qui n’estpas essentiellement une apparence si infiniment dégradée que l’essence y devientinaccessible, mais une image d’un nouveau type (un type moderne) qui subvertitet renverse la distinction platonicienne du modèle éternel et de la copie transi-toire. Parce que le simulacre, situé par-delà l’opposition du modèle et de la copie,possède une force qu’il ne détient que de lui-même, l’esthétisme assoit le règned’un art tout-puissant. Or ce règne est paradoxalement celui de l’inconsistancedes simulacres qu’il promeut au niveau d’un absolu : celui du symbole, englobantet mystérieux, qui n’est que « le songe d’une ombre » pour paraphraser Pindare 82,

    • 80 – « Conception spéculative de l’art » est l’expression qu’emploie Jean-Marie Schaeffer dansL’Art de l’âge moderne, Gallimard, 1992.• 81 – Crayonné au théâtre, op. cit., p. 345.• 82 – Huitième Pythique, trad. Brasillach, Anthologie de la poésie grecque, Club des libraires deFrance, 1955, vol. 1, p. 254.

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  • ou pour dire avec Edgar Poe traduit par Mallarmé, « un rêve dans un rêve 83 ».Ainsi la modernité symboliste est-elle engagée dans une double rhétorique plato-nicienne dont les deux faces, toujours présentes l’une à l’autre, déploient le voca-bulaire de la toute-puissance spirituelle ou de l’élévation, comme celui de l’im-puissance, du « goût du néant », de la destruction ou de la chute.

    5) D’une pluralité des modèles philosophiquesdu symbolisme à l’unité d’une philosophie symboliste

    Que conclure provisoirement de cette présentation du « poncif » de la moder-nité ? Trois ensembles de remarques s’imposent. Le dernier me permettra d’asseoirl’hypothèse interprétative dirigeant la suite de mon enquête.

    1) D’abord, la construction baudelairienne de la modernité s’est trouvée enté-rinée par l’avant-garde selon la logique rétroactive que j’avais dégagée au départet qui l’a bel et bien transformée en un poncif. La modernité c’est, pour elle-même, le suspens (celui qui relie et sépare l’éternité et le présent), et c’est, pourl’avant-garde, le suspens et l’hésitation qui la précèdent, elle et sa foi en la nou-veauté et en l’avenir. La modernité est apparue comme la déconstruction de lamanière traditionnelle de penser l’art. Par déconstruction il faut entendre la cri-tique d’une conception considérée comme dépassée, mais qui utilise, pour ce faireet paradoxalement, les outils théoriques de cette conception. La modernité s’estpensée comme une subversion ; l’avant-garde contemporaine comme une « révo-lution » engendrant une « grande époque 84 » parce que se coupant de la défini-tion traditionnelle de l’œuvre d’art comme représentation. Il est clair pourtantqu’entre cette subversion et cette révolution, existe une réelle continuité : car sil’avant-garde abandonne bien la figuration, elle n’abandonne pas pour autant lesouci d’un art philosophique prétendant connaître et l’essence de l’art et celle dumonde. Ainsi Malévitch peut-il déclarer que l’époque contemporaine doit créer« une nouvelle époque » qui ne soit pas « contiguë avec l’ancienne 85 », mais ilreconnaît aussi que sa peinture est une peinture « sans-objet » qui cherche à samanière l’abolition de la représentation reposant sur la distinction de l’objectif etdu subjectif. Il y a donc bien un esthétisme de l’avant-garde qui la rattache à lamodernité baudelairienne et symboliste 86. Seulement cet esthétisme change d’es-prit : il a foi en l’avenir, il pense que ses œuvres ne sont plus de simples simu-

    • 83 – Un Rêve dans un rêve, « Les poëmes d’Edgar Poe traduits par Mallarmé », op. cit., p. 199.• 84 – Kandinsky, Du spirituel dans l’art, Gonthier-Denoël, 1969, p. 163.• 85 – « Sur le Musée » (1919), in Le Miroir suprématiste, L’Âge d’homme, 1977, p. 64.• 86 – Du spirituel dans l’art s’achève sur deux références : au Sâr Péladan et à Maeterlink.

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  • lacres, et il devient par là même un « constructivisme » ou un « futurisme » quifont dire à Malévitch : « Nos ateliers ne peignent plus des tableaux, ils édifientdes formes de vie 87. »

    2) Ensuite, la modernité est sans doute ce moment où explicitement l’art et lathéorie de l’art deviennent une conscience d’époque, une conscience historiquequi dépasse de loin les seuls enjeux artistiques pour devenir des enjeux sociaux,politiques, éthiques, philosophiques et métaphysiques. Comme on l’a vu, lesméandres de la modernité concernent la totalité d’une existence dont les diffé-rents aspects se trouvent intriqués au sein de la synthèse vivante d’une expérience.Cette expérience est la prise d’une conscience plus ou moins lucide d’une condi-tion, et cette condition engendre elle-même, à son égard, des attitudes. Par là, lesymbolisme n’est ni un groupe, ni une école, ni une doctrine, ni un style. Il semblen’être qu’une attitude existentielle qui structure d’une manière particulière l’ex-périence de la modernité vécue, par les hommes de l’époque, comme une condi-tion. Cette attitude est, on l’a vu, esthétisante puisqu’elle fait de l’art le moyenprivilégié de la prise de conscience des contradictions de l’homme moderne, ainsique le remède inadéquat de ces contradictions.

    3) Le statut théorique de la notion de modernité semble alors de même natureque celui du symbolisme. Comme lieu commun ou poncif, la modernité n’est pasun concept 88. C’est une notion floue et hybride qui tient à la philosophie, à lasociologie, à la psychologie, à la théorie de l’art comme à la critique d’art. Il estintéressant de noter que cette catégorie est d’ailleurs centrale chez des auteurscomme Georg Simmel ou Walter Benjamin qui tentent d’élaborer, chacun à leurmanière, une théorie de la culture et qui, pour ce faire, utilisent la modernitécomme le moyen théorique de circonscription d’une culture se pensant elle-mêmecomme mouvante et disséminée. C’est ce mouvement et cette dissémination quel’on retrouve dans la notion de modernité : un thème sans cesse repris qui engendreune multitude de variations toujours différentes ; un thème qui n’existe que dansses propres variations et qui disparaît derrière elles en enlevant les moyens de fixer,à celui qui la cherche, son identité à soi qui n’existe d’ailleurs pas. Le symbolismesemble être de même nature : une inflexion, si l’on peut dire, de la modernité,c’est-à-dire une expérience à la fois philosophique, critique et artistique qui sepense et se vit à la fois : l’expérience d’un monde en crise, « démythologisé » par

    • 87 – « De la part de l’OUNOVIS » (1919-1920), in Le Miroir suprématiste, op. cit., p. 86.• 88 – Un concept n’a en effet de sens qu’au sein d’une architecture d’autres concepts parmi les-quels il prend place et fonction. Sa signification est strictement relationnelle. Expliquer un conceptc’est déployer la structure à laquelle il appartient. C’est cartographier la totalité de pensée qu’ilimplique et dont il n’est qu’un élément, un organe ou un moment, selon le modèle théorique quel’on adopte.

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  • la science et la critique, mais qui n’est pas pour autant « démythisé 89 » dans lamesure où l’homme y conserve le sens de la totalité cosmique, celui de la présencedu sacré, celui enfin de la fonction « cultuelle » et de la nature « auratique 90 » del’œuvre d’art. Cependant cette totalité et ce sacré ne sont plus ceux des dieux oudu monde : ce sont ceux, ironiquement pensés évidemment, des œuvres d’artconçues comme ensemble de symboles indissolublement poétiques et oniriques.Pour ces symboles dont il faudra dire la nature exacte, le plus subjectif est le plusobjectif, le plus personnel est le plus impersonnel, le plus matériel est le plusspirituel.

    Élaborées dans le champ de la critique d’art, les notions de symbolisme et demodernité relèvent bien d’un lieu indistinct au confluent de la littérature, de lathéorie de l’art ou de la philosophie. Ce confluent est d’autant plus syncrétiqueque l’art qui est en son centre réfléchit une double multiplicité à l’intérieur et àl’extérieur de lui.

    À l’intérieur, il pense l’unité et la pluralité des différents arts qui le constituentcomme un monde dont il cherche les principes d’organisation ainsi que la naturede ses régions. Mais le symbolisme ne cherche vraiment ni un parallèle entre lesarts, ni une classification des arts s’appliquant à penser des frontières. Comme jel’ai dit, il cherche un art total et, à ce titre, un art de tous les arts qui repose surla volonté d’une fusion. Cette dernière implique moins l’élaboration de l’idée d’unecorrespondance réglée ou d’une analogie comme identité de rapports, que la sai-sie d’un mouvement enveloppant toutes les formes d’art. Ce mouvement sera celuide l’essence de l’art en sa nature expressive qui exclut l’extériorité, l’étrangeté oul’arbitraire du signe toujours particulier, pour impliquer au contraire l’unité vivantedu symbole toujours universel. Dans cette perspective, le symbolisme s’intéres-sera – un peu à la manière hégélienne qui fait de l’expression son concept cen-tral –, au processus par lequel chaque art passe l’un dans l’autre et se dépasse l’unpar l’autre. De même, au moment de la grande mode wagnérienne, il fera du dia-logue entre la musique et la poésie, le centre de gravité de la synthèse des arts parcequ’il y verra l’instrument d’une expressivité pure. Cette dernière amènera, commechez Hegel à nouveau, la question du passage et de l’articulation de la poésie à laprose, de la prose poétique à la prose de la philosophie.

    Alors, l’art s’envisagera en tant qu’il se dépasse toujours lui-même vers unevocation qui n’est pas seulement artistique mais proprement philosophique. Etc’est la raison pour laquelle il convoquera tour à tour des modèles philosophiques

    • 89 – Voir Paul Ricœur, Finitude et culpabilité, Aubier, 1960, t. 2, p. 13.• 90 – Walter Benjamin dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Écrits fran-çais, trad. fr., Gallimard, 1991.

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  • qui auront en commun de révoquer en doute le concept de représentation. Ceux-ci auront pour tâche, d’une part de justifier l’art moderne symboliste dans sa voca-tion philosophique, et d’autre part, de se résorber dans un art qui prendra leurrelève. Par relève, j’entends ce processus d’abolition et de conservation qui feradire à Mallarmé :

    « Nul vestige d’une philosophie, l’éthique ou la métaphysique ne transpa-raîtra ; j’ajoute qu’il la faut, incluse et latente 91. »

    On comprend pourquoi le symbolisme est introuvable : il n’est ni complètementun style, ni complètement une époque, ni complètement une philosophie, ni complè-tement une figure critique ou interprétative, ni complètement une sensibilité particu-lière à l’existence, ni complètement un imaginaire. Il est tout cela à la fois, c’est-à-direun monstre théorique ou un spectre fait d’absence et de présence qui hante encore l’art,la théorie de l’art et même la philosophie du XXe siècle. L’analyse rapide de la notionde modernité a donc été, pour la position de cet objet paradoxal, à la fois un obs-tacle et un instrument. Un obstacle au vu de l’hybridité de la modernité. Un ins-trument au vu de l’hybridité même du symbolisme qui nous apparaît alors commeun moment culturel conscient d’un vacillement généralisé des certitudes liées àl’absolu et au sujet, et qui cherche un remède dans les vacillements mêmes d’unart critique et philosophique tentant de surmonter l’adage schlégélien selon lequel« dans la philosophie de l’art, il manque généralement l’un des deux, soit la phi-losophie, soit l’art 92 ». C’est dans la double et réciproque soumission de l’art etde la philosophie que je chercherai l’identité tournoyante du symbolisme qui pos-sède la particularité de nier chacune des postures théoriques qu’il prend tour àtour, voire en même temps.

    Il suit de là l’hypothèse centrale de mon travail selon laquelle la négation seraitl’opération principale de ce mouvement ou son opérateur. Cette étude montreraque la négation permet de dépasser et de conserver les différentes postures théo-riques que le symbolisme emmêle ou superpose, et qu’elle est envisagée par le sym-bolisme lui-même de trois manières différentes :– négation comme opération intellectuelle – processus de soustraction ou de puri-fication selon un modèle néoplatonicien et schopenhauerien, et processus d’alié-nation selon un modèle hégélien ;– négation comme sentiment existentiel négatif exprimant le malheur de vivre maissurtout dévoilant à la fois le fond du réel et la troisième forme de la négation ;– négation comme principe métaphysique appelé Néant ou Mort.

    • 91 – Sur Poe, op. cit., p. 872.• 92 – Fragments, in Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire, Seuil, 1978, p. 82.

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  • J’essaierai ainsi de comprendre comment les trois modèles philosophiques pla-tonicien, schopenhauerien et hégélien explicitement pensés par le symbolisme,sont susceptibles de trouver une unité ; et je tenterai de montrer que cette unitésera produite par la pensée mallarméenne enveloppant les différentes négations etles différents modèles philosophiques dans le déploiement de ce que le poèteappelle la Littérature. Cette dernière devra être considérée dans une dimensionindissolublement artistique et philosophique.

    Après avoir analysé, dans une première partie, le soubassement néoplatonicienindiquant au symbolisme la voie négative de la soustraction, je tenterai de com-prendre, dans la seconde partie, comment le pessimisme symboliste, tout impré-gné de Schopenhauer, pense et articule la négation comme sentiment existentielet principe métaphysique. Je consacrerai alors le troisième moment de cet ouvrageà la compréhension de l’œuvre mallarméenne en tant qu’elle relève les deuxmoments précédents dans une pratique et une pensée de la négativité au senshégélien.

    Nous allons donc parcourir une vaste période artistique aux bornes imprécises,qui irait approximativement des années 1860 aux premières années du XXe siècle :de Baudelaire à Verhaeren, de Moreau à Gauguin, de Wagner à Debussy et, defaçon symbolique que le lecteur comprendra au fur et à mesure de sa lecture, dela mort de Schopenhauer (1860) à la naissance de Sartre (1905). Il n’est pas pos-sible d’analyser tous les artistes du symbolisme, qu’ils y appartiennent par volontédélibérée ou qu’ils y soient enrôlés par la critique. Je traiterai de ceux qui me parais-sent les plus significatifs des opérations que je viens de dégager à titre d’hypothèseet qui constitueraient les figures principales de l’histoire conceptuelle du symbo-lisme et, partant, de « l’histoire conceptuelle de l’œuvre d’art moderne » commedit Hans Belting 93. Ce faisant, mon travail consistera à examiner la pertinence etles conditions de possibilité de la dénomination « symboliste » en tant qu’elledésigne un art philosophique engendrant une philosophie de l’art et se déployantexplicitement, dans tous les domaines de la pensée, comme la négation à l’œuvre.

    Deux remarques avant d’aller plus loin.Premièrement, comme le discours qui suit est moins historique que philoso-

    phique, il convient d’avouer le modèle idéal et exemplaire dont il s’inspi