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L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK

INSTITUT DENSEIGNEMENT DISTANCE DE LUNIVERSIT PARIS 8 VINCENNES-SAINT-DENIS

INTRODUCTION A LA THEORIE POLITIQUE

Cours de M. Pascual CORTES KRISCHUK

LICENCE DE DROIT - 1re anne 2009 - 2010

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK

INTRODUCTION A LA THEORIE POLITIQUE Sommaire INTRODUCTION ...........................................................................................................3 CHAPITRE I : REFERENCES (EXTRAITS).......................................................................11 1 - ARISTOTE (- 383 / - 322) : Les Politiques. .................................................11 2 JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1712-1778), DU CONTRAT SOCIAL ...11 3 EMMANUEL KANT (1724-1804), DU RAPPORT ENTRE LA THEORIE ET LA PRATIQUE DANS LE DROIT POLITIQUE ......................................................12 4 KARL MARX (1818-1883), LA GUERRE CIVILE EN FRANCE, PREMIERE REDACTION {MARS 1871} ......................................................................14 5 HANNAH ARENDT (1906-1975), CONDITION DE LHOMME MODERNE .......................................................................................................................15 6 - CLAUDE LEFORT (1924- ), DROITS DE LHOMME ET POLITIQUE ...........................................................................................................................................16 CHAPITRE II : LE PLURALISME COMME SOURCE DINGOUVERNABILITE ......................18 Section 1. Diversit et pluralit .................................................................................21 Section 2. Le pluralisme participatif : une menace pour la dmocratie librale ......27 Section 3. Autorit et gouvernabilit .........................................................................33 CHAPITRE III : MULTICULTURALISME ET IDENTITE FACE A LA DEMOCRATIE LIBERALE. ...................................................................................................................................................41 Section 1. Respect de la diffrence et reconnaissance des cultures minoritaires .....45 1 - La politique de la diffrence ou de la reconnaissance : une reconnaissance politique sous conditions ...................................................................................................48 2 - Limpossible neutralit...................................................................................52 Section 2. Le multiculturalisme responsable de la dconstruction politique et sociale ...............................................................................................................................................57 CHAPITRE IV. LA DMOCRATIE, UN PROJET REDECOUVRIR ..............................69 Section 1. Une tentative humaniste vers la dmocratie.............................................73 1 - Pour une galit politique effective entre les citoyens ...................................76 2 - Instruction et galit .......................................................................................79 3 - Dpendance conomique................................................................................82 Section 2. Vers une socit politique autogre ........................................................87

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INTRODUCTION La dmocratie reprsentative, en tant que forme de gouvernement, puise sa lgitimit dans la souverainet populaire, principe selon lequel, dans linterprtation librale prdominante, les citoyens donnent mandat leurs gouvernants pour une dure dtermine. Cet acte a priori participatif se traduit dun ct par laccs du simple citoyen la chose politique, mais saccompagne de lautre par des limites claires imposes sa participation. Notre dmarche relve dune tentative de dpassement de ce modle politique, qui ne rpond pas aux principes de libert et dgalit quil prtend incarner. Ce faisant, nous articulons une partie de notre rflexion au dbat relatif lhistoire des ides tel quil avait lieu aux premires heures de la Rvolution franaise. Dpasser les limites du modle politique actuel implique en effet, aujourdhui comme cette poque, la ncessit de poser des choix conceptuels et de mettre en place des mcanismes institutionnels impliquant tous les individus dans les processus de dcision concernant les affaires de la cit. Il exclut en revanche la limitation de ce droit aux seuls dtenteurs du mandat lectif et le maintien dune barrire infranchissable entre lu et lecteur, telle quelle existe aujourdhui. Lactivit politique limite aux normes proposes, la possibilit de participer aux processus de dcision ou dapprendre pour choisir librement , de manire individuelle et/ou collective, constituent une vritable illusion du modle libral, qui prtend ignorer la complexit des relations sociales et du processus global dchange dans la sphre conomique. Dans la mesure o ceux-ci vont faonner et modeler les comportements des individus ou des groupes lintrieur de toute socit, ils constituent pourtant des composantes essentielles de lquilibre social, dont le libralisme ne saurait minimiser la porte. nos yeux, la ralit socio-conomique des acteurs dans la cit ne saurait tre vacue ou sous-estime au nom du mythe de lgalit des chances ; elle ne saurait non plus tre passe sous silence par une rhtorique intellectuelle qui ne tient pas compte des vrits socio-historiques. Lobjectif consistant responsabiliser individuellement chaque citoyen relve dun discours purement idologique de la part des porte-paroles qualifis du modle reprsentatif ; faisant preuve dune vritable ccit scientifique, ils essayent de dmontrer le caractre linaire, voire la continuit historique des principes sur lesquels se fonde le modle quils prconisent, sous-estimant ainsi les innovations aussi bien thoriques que pratiques dans le vcu quotidien de la dmocratie. Le quotidien de la dmocratie est-il produit par le citoyen ? Sagit-il dun acteur ou dun spectateur ? Nous vous proposons diffrentes lectures concernant cet agent incontournable pour les uns, limiter ou nocif ou pour dautres. Bruno Bernardi (1999) propose une slection des extraits que nos vous prsentons ici fin darticuler thorie et pratique historique librale dune part et rflexions humanistes conduisant un modle dmocratique participatif dautre part. A travers les poques, les diffrents auteurs que nous avons retenus proposent ou imaginent un citoyen au sens plein (Aristote). Pour un auteur tel que Jean-Jacques Rousseau, en dehors de toute abstraction, la citoyennet serait lexercice direct et commun de la souverainet. Emmanuel Kant au contraire, construit sa figure rpublicaine sur la base dun citoyen actif et dun citoyen passif. Dans la perspective marxiste le rapport de lindividu au politique comme rapport actif, nest pas individuel mais collectif. Lide de la citoyennet-participation est la base de toute forme dmancipation sociale1. Hannah Arendt prconise une forme de gouvernement o le citoyen travers les conseils du peuple joue un rle actif. Enfin Claude Lefort dans lInvention dmocratique tente de refonder la relation entre lide des droits de lhomme et la dmocratie.1

Cf . Bruno Bernardi, La dmocratie, Textes choisis et prsents, Paris, GF-Flammarion, 1999, p. 2002.

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Dans le chapitre I, les extraits reproduits, nous prsentent diffrentes conceptions du citoyen, que nous allons retrouver tout au long de ce texte. Linterprtation entre thorie et pratique se fait la lumire des chapitres qui suivent o selon les thories et modles en question, le citoyen est cart, doit seffacer ou bien agir quotidiennement. Nous traiterons dans le chapitre II, deux figures de proue du libralisme classique, savoir Alexis de Tocqueville et John Stuart Mill. Leurs travaux nous permettent de bien saisir la porte nondmocratique quacquirent, dans la pense librale, des concepts tels que pluralit, diversit ou singularit dopinions. La nature, dune part, et la hirarchie sociale qui en dcoule, dautre part, sont leurs yeux lorigine de la diversit ou de la pluralit. Lgalit politique tant pour eux impossible, car contre-nature, ils sefforcent de proposer des modles thoriques lapparence dmocratique, susceptibles de sadapter aux rgimes parlementaires franais et britannique, secous par des mouvements populaires. La rflexion de Tocqueville se nourrit en outre de lobservation de la socit tasunienne et des vnements de 1848. Celle de J. S. Mill, quant elle, slabore dans le contexte de lAngleterre des annes 1840, marqu par la monte en puissance dune classe ouvrire qui conteste de plus en plus lordre tabli. Elle senrichit aussi des rflexions changes avec Tocqueville travers une correspondance rgulire. Les diverses actions et les pressions exerces par la classe ouvrire entraneront dailleurs une volution constante dans les crits de Mill. Chez ces deux auteurs, comme nous le verrons, le caractre litiste perce dans la dfinition des concepts eux-mmes : si diversit et pluralit il y a, cest parce que les individus ne sont pas gaux entre eux dune part, et cest aussi en raison de la place quils occupent dans la hirarchie sociale dautre part. Dans leurs constructions, tous deux, bien que par des biais diffrents, cartent donc une majorit revendicatrice dune participation accrue, position qui les conduit dcrire les malheurs auxquels serait voue une socit dmocratique galitaire dune part, ou le caractre invitablement chaotique dune socit qui serait domine par les pauvres dautre part. Tandis que le premier voque lmergence dune dissocit , le second propose daccorder le suffrage universel aux citoyens, mais de moduler le nombre de voix octroye un lecteur en fonction de la position quil occupe dans la socit. travers ce vote pluriel mais gomtrie variable, Mill tente donc dendiguer les exigences des classes populaires et de les intgrer, par le biais de la participation dans le modle parlementaire britannique. Dans un second temps, nous analyserons les concepts dvelopps, plus dun sicle plus tard, par certains politologues et sociologues occidentaux. Nous tenterons ici de mettre en lumire le fait que, lorsque le citoyen peut influer par le biais de laction collective sur les quelques mcanismes dmocratiques inscrits dans le modle libral, les dfenseurs du pluralisme tendent se transformer en dfenseurs de la dmocratie. Dans cette mouvance, S. P. Huntington et M. Crozier dveloppent un arsenal de garde-fous juridiques et politiques pour viter que trop de dmocratie ne tue la dmocratie . Comme nous le verrons, la pluralit des lites elle-mme, en croire ces penseurs, constituerait un facteur de dstabilisation et un risque majeur d ingouvernabilit . Nombre de concepts utiliss dans les thorisations sociologiques des auteurs de cette cole subissent linfluence de lanthropologie litiste. La socit tant une structure socialement et conomiquement hirarchise, toute transformation de cette ralit par le biais politique constituerait un facteur de dstabilisation et de dysfonctionnement. Cette assertion va conduire les auteurs ici tudis inverser les problmes de gouvernabilit des dmocraties plurielles et introduire le concept dingouvernabilit , concept quils invoquent pour carter la majorit des instances de dcision et prconiser que ce domaine reste entre les mains des meilleurs. Nous constaterons en effet travers cette tude que les libraux ne reconnaissent quun pluralisme formel, et que tout pluralisme des contenus est leurs yeux incompatible avec luniversalit transcendante qui doit exister dans une socit bien ordonne 2. Une socit est bien ordonne lorsquelle nest pas seulement conue pour favoriser le bien de ses membres, mais lorsquelle est aussi dtermine par une conception publique de la justice. Cest--dire quil sagit2

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Du point de vue de la reprsentation et de la gouvernabilit , nous voquerons encore la position de B. Manin, laquelle nous souscrivons lorsquil signale que dans une constitution mixte o le mlange est parfait, on doit voir la fois la dmocratie et loligarchie, et aucune des deux. La gnalogie rvle donc le gouvernement reprsentatif, la constitution mixte des modernes 3. Mais partir du moment o on a constat ce mlange parfait , faut-il en rester l ? Ou bien convient-il au contraire de poursuivre notre rflexion pour le dpasser ? Ces questions, bien entendu, sortent du champ des proccupations des thoriciens libraux. travers lanalyse de la priode historique et des auteurs libraux laquelle nous allons nous livrer dans ce chapitre, nous tenterons de dmontrer que cette cole de pense cherche invariablement affirmer la prpondrance des individualits suprieures, censes guider le peuple et lui souffler les choix rationnels qui conviennent la communaut dans son ensemble. Lorsque le peuple incapable dpeint par les litistes savise de participer politiquement, certains analystes libraux avancent des arguments tendant dmontrer quil a outrepass le niveau optimal de participation, au-del duquel lquilibre dmocratique est en danger. Comme lcrivait Samuel Huntington dans un texte de 1975, texte par ailleurs amplement critiqu : Le fonctionnement effectif dun systme politique dmocratique requiert gnralement une certaine dose dapathie ou de non engagement de certains individus et de certains groupes 4. Dans cette priode historico-politique, gouvernabilit et participation politique ne font pas bon mnage. Nous nous emploierons dmontrer, en outre, que la pluralit des lites et le libralisme ne constituent pas un couple indissociable , contrairement ce que les derniers litistes cherchent nous faire croire. Nous conclurons, dans le chapitre III, notre rflexion sur le pluralisme, abord cette fois par le biais du multiculturalisme. Dans les socits occidentales, le pluralisme se trouve, de lavis de certains penseurs et la lumire des recherches menes dans le domaine de lanthropologie, enrichi par lapport culturel des divers groupes ethniques qui se sont installs au fil des dcennies dans les diffrents tats daccueil. La doctrine librale, quant elle, confronte au phnomne du multiculturalisme, fait curieusement abstraction de la recherche anthropologique. Face cette nouvelle donne de la modernit, les positions des penseurs libraux contemporains restent proches de celles de leurs prdcesseurs : elles oscillent entre exclusion individuelle et collective dun ct ou assimilation individuelle de lautre, lune et lautre de ces solutions tant censes sauvegarder le projet politique national. Le pluralisme des socits modernes nest plus une caractristique analyser du point de vue purement national. Laugmentation constante des changes entre les tats, les flux migratoires et les rapports quotidiens avec dautres cultures nous obligent porter sur ce phnomne un regard allant bien au-del des particularismes nationaux. Au sein de la famille librale doutre-Atlantique, cette nouvelle problmatique est au cur des dbats philosophiques. John Rawls, par exemple, dans lunedune socit o, premirement, chacun accepte et sait que les autres acceptent les mmes principes de la justice et o, deuximement, les institutions de base de la socit satisfont en gnral, et sont reconnues comme satisfaisant ces principes. Dans ce cas, mme si les hommes mettent des exigences excessives les uns lgard des autres, ils reconnaissent nanmoins un point de vue commun partir duquel leurs revendications peuvent tre arbitres. Si la tendance des hommes favoriser leur intrt personnel rend ncessaire de leur part une vigilance rciproque, leur sens public de la justice rend possible et sre leur association. Entre des individus ayant des buts et des projets disparates, le fait de partager une conception de la justice tablit les liens de lamiti civique ; le dsir gnral de justice limite la poursuite dautres fins. Il est permis denvisager cette conception publique de la justice comme constituant la charte fondamentale dune socit bien ordonne . J. Rawls, Thorie de la justice, traduit de lamricain par C. Audard, Paris, Le Seuil, 1987 (A Theory of Justice, 1971), p. 31. 3 B. Manin, op . cit., p. 308. 4 S. P. Huntington, The Crisis of Democracy , New York, New York University Press, 1975, p. 114-115.

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK des ses propositions thoriques, gomme purement et simplement la pluralit des individus et des groupes. Grce une abstraction thorique, la pluralit effective des individus disparat derrire le voile dignorance , et nous nous trouvons face un seul individu, ou individu gnrique . Dans son modle thorique visant contribuer lavnement dune socit juste ou dune socit bien ordonne , Rawls fait abstraction de tout lment empirique. Daprs Jol Roman, cest le formalisme de ces thories qui leur confre leur universalit. En effet, seule une thorie formelle peut rduire la pluralit inhrente toute socit singulire, qui ne conoit de rpartition juste qu partir des traditions et valeurs partages par ses membres 5. Par cette dmarche constructiviste, Rawls arrive concevoir un seul et vritable principe de justice, mme quand il en existe manifestement plusieurs6. La composante multiculturelle constitue indniablement un lment dterminant dans les socits contemporaines. En France comme ailleurs il y a longtemps que les manifestations des diverses spcificits culturelles ont commenc se traduire et occuper de manires multiples et significatives la place publique. Les individus dorigine trangre veulent tre reconnus en tant que tels, et refusent dtre seulement assimils un collectif qui pense ou agit en leur nom. Cest dans ce sens que Charles Taylor, professeur de philosophie et de sciences politiques lUniversit McGill au Qubec, souligne que, dans ce quon appelle aujourdhui la politique du multiculturalisme7, lexigence de reconnaissance prend une certaine acuit du fait des liens supposs entre reconnaissance et identit, o ce dernier terme dsigne quelque chose qui ressemble la perception que les gens ont deux-mmes et des caractristiques fondamentales qui les dfinissent comme tres humains 8. linstar des multiculturalistes, on pourrait penser par exemple que la dmarche des ouvriers spcialiss dorigine maghrbine de Citron-Aulnay, dans leur manifeste de mai-juin 1982, entrait dans ce cas de figure, lorsquils rclamaient notamment la reconnaissance dun droit de pense et de religion diffrentes, par lattribution dune salle pour prier, et par des mesures adaptes aux priodes du ramadan 9. Alors que les dfenseurs de la logique multiculturaliste, ou culturaliste, voient dans les mouvements des ouvriers de Citron-Aulnay des revendications portant sur la reconnaissance de leur spcificit religieuse, les sociologues ou les politologues interprtent plutt ces mouvements comme une rponse la non-reconnaissance politique ou une discrimination de ces ouvriers dans le monde du travail. Les diffrents acteurs sociaux et politiques sont aujourdhui tenus de prendre la donne multiculturelle en considration, mais ils doivent galement, et simultanment, prendre acte des diffrences existantes entre des individus partageant un mme patrimoine culturel. Vus sous cet angle, les problmes de reprsentation et de participation, entre autres, qui se posent aujourdhui, sont tout autant lis aux distinctions de culture et de vcu existant lintrieur de chaque catgorie, y compris entre catgories similaires en milieu urbain et rural, quaux diffrences de classe entre cadres, employs et ouvriers. Pour bien comprendre ces problmes, les acteurs sociaux gagneraient refuser les grilles rductrices des penseurs et des hommes politiques libraux qui, dans leurs analyses,J. Roman, Le pluralisme de Michael Walzer , Introduction Michael Walzer, Pluralisme et dmocratie, Paris, ditions Esprit, 1997, p. 10. 6 Idem. Cf. J-P. Dupuy, Unicit ou pluralit des principes de Justice ? , in Individu et justice sociale, J-P. Dupuy (sous la direction de), Paris, Le Seuil, 1988 (collection Points). 7 Le multiculturalisme revendique lacceptation de la diffrence comme premire dmarche vers une socit multiculturelle . Par ailleurs, nous tenons prciser demble que le concept de socit multiculturelle est un concept extrmement ambigu. Dune part la plupart des socits sont multiculturelles si on considre les cultures de classe et de rgion, sans parler de celles des minorits religieuses ou non nationales. De lautre, de telles socits ne valorisent pas ncessairement lgalit des droits, do la possibilit pour diverses tendances politiques de se rallier le concept . Couper Kristin, La socit multiculturelle : version britannique , in Pluralisme culturel en Europe. Culture(s) europennes(s) et culture(s) des diasporas, Revue Lhomme et la socit, Paris, lHarmattan, 1993, p. 79. 8 Ch. Taylor, Multiculturalisme. Diffrence et dmocratie, Paris, Aubier, 1994 (1992), p. 43. 9 R. Mouriaux, Le syndicalisme face la crise, Paris, La Dcouverte, 1986, p. 110 (collection Repres).5

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK ngligent ou sous-estiment ces donnes sociales. Ceux-ci tendent en effet situer une rflexion thorique dans un cadre temporel qui dpasse largement les individus et prend en compte, de manire abstraite, les gnrations passes, prsentes et futures, diluant ou gommant ainsi les spcificits immdiates du contexte dans lequel, dans la pratique, les citoyens dveloppent leur action politique. Mais ces acteurs sociaux devraient galement rsister ce que Jean-Franois Bayart appelle la btise identitaire , cest--dire la notion didentit telle qunonce par les anti-culturalistes, lesquels transforment en vrit absolue le fait qu une identit culturelle correspond ncessairement une identit politique 10. Dans ce chapitre, nous verrons que les problmes qui se posent la dmocratie librale, de mme qu tout projet politique en gnral, ne rsultent pas seulement des contestations relatives lcart entre gouvernants et gouverns, ni dune pluralit sociale cherchant les voies et moyens de son expression. Ils sont aussi lis une nouvelle donne, de plus en plus prgnante dans les socits occidentales, savoir le multiculturalisme. Ce multiculturalisme est un phnomne quil convient danalyser en profondeur. Il ne peut tre question de le minimiser ou de lignorer, comme cela a trop souvent t le cas jusqu' prsent. On ne saurait non plus sen tenir aux points de vue simplistes et manichens selon lesquels le multiculturalisme constituerait soit une vertu dmocratique des socits contemporaines, soit un risque dclatement pour ltat-nation. Dans le contexte dmocratique contemporain, les diffrentes coles politiques dbattent, ici et l, des revendications portes par les individus dorigine trangre installs dans les pays industrialiss. Comment ragir face ces revendications? Nous verrons que, par rapport elles, lapproche librale multiculturelle narrive pas se dmarquer dune fausse certitude, savoir que la raison culturelle dterminerait nos actions, ou quelle existe en nous comme une totalit ou un systme tangible11. Dans une dmarche librale politique, Michel Walzer, par exemple, professeur de sciences politiques, formule cet gard une srie de questions quil se pose en tant que citoyen, questions relatives lattitude tenir vis--vis de l autre ou de ltranger, candidat ou pas au statut de citoyen. Ses questions elles-mmes trahissent des a priori implicites. Selon lui, tant donn que les tres humains sont minemment mobiles, un grand nombre dhommes et de femmes tentent rgulirement de changer de rsidence et dappartenance, de passer denvironnements dfavoriss des environnements favoriss . Les pays libres et prospres, nous dit-il, sont, comme les universits dlite, pris dassaut par les candidats limmigration. Ils doivent prendre des dcisions quant leurDans ce sens, J. F. Bayart souligne les inepties profres propos de la rtraction identitaire : ltonnant nest pas que de telles inepties soient profres avec un aplomb darracheurs de dent, mais quelles occupent une place croissante dans le dbat, au point de finir par lorganiser . Ces inepties dcoulent, selon lui, de lutilisation politique de la survalorisation de lidentit : la rtraction identitaire dans le domaine politique va de pair avec le rabougrissement des interrogations intellectuelles, pour ne pas dire morales . Ce sont des Noirs, nous sommes des Blancs. Voil pourquoi il ne faut pas intervenir [au Rwanda] , dclare lAssemble nationale un ancien ministre du gnral de Gaulle. Un juge militaire de la Rpublique reconnat des lgionnaires coupables davoir sommairement excut un braconnier des circonstances attnuantes parce que le meurtre t commis en Centrafrique, une autre plante . Un ministre de la culture estime que le film Jurassic Park menace lidentit franaise . Un ancien Premier ministre et futur Prsident de la Rpublique conclut lchec inluctable de la dmocratie en Afrique, pour cause de tribalisme. Et un politologue amricain rput, Samuel Huntington, annonce gravement que le XXIe sicle sera domin par le choc des civilisations . J-F.Bayart, Lillusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 9-11. 11 Idem, p. 25. Dans cette logique de survalorisation du facteur culturel, M. Sahlins parle de schme culturel (...) diversement inflchi par un lieu dominant de production symbolique, qui alimente lidiome majeur dautres relations et activits , ou encore de lieu institutionnel privilgi du processus symbolique, do mane une grille classificatoire impose la culture dans son entier . M. Sahlins, Au cur des socits. Raison utilitaire ou raison culturelle, Paris, Gallimard, 1980, p. 263.10

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK taille et leur caractre. Plus prcisment, en tant que citoyen de ce genre de pays, il nous faut dcider. Qui devons-nous admettre ? Devons-nous accepter tout le monde ? Pouvons-nous choisir parmi les candidats ? Quels sont les critres appropris pour la rpartition de lappartenance ? 12. Selon lui, cette question porte surtout sur le bien premier distribuer , savoir lappartenance une communaut humaine. En dautres termes, la question qui se pose est de savoir qui fait partie de la communaut politique et qui en est exclu. En effet, cette communaut politique, en tant que bien social, est constitue par la conception que nous en avons ; sa valeur est fixe par notre travail et notre conversation 13. Ces interrogations, si elles semblent lgitimes lorsquelles sont poses propos de nouveaux arrivants, ne se justifieraient pas, daprs lui, lorsquelles concernent des immigrants de la deuxime ou de la troisime gnrations, parmi lesquelles on trouve des populations qui ont t invites par les pays daccueil (pour contribuer la reconstruction daprs-guerre, par exemple : cas de limmigration turque en Allemagne ; pour palier le manque de main-duvre disponible : cas de la population maghrbine en France ; ou tout simplement pour fournir une main-duvre meilleur prix : cas des Mexicains ou autres populations centramricaines aux tats-Unis)14. Les auteurs contemporains que nous analyserons dans ce chapitre abordent la problmatique du multiculturalisme travers une dmarche individualiste. Dans ce sens, ils nenvisagent la reconnaissance politique de lautre que lorsque cet autre arrive se dtacher ou se dfaire de son bagage culturel. Le droit la diffrence est reconnu par certains, qui en font mme le cur de leur rflexion. Du point de vue des solutions proposes, la neutralit librale proclame ne rsiste cependant pas au rflexe ethnocentrique, qui conduit les auteurs libraux tablir, implicitement pour les uns et explicitement pour les autres, une hirarchisation entre les diffrentes cultures. la lumire des modes de gestion de la question multiculturelle, prconiss par ces diffrents auteurs, il apparat que la diffrence quils reconnaissent tient la place que chaque individu occupe dans la hirarchie sociale, place quil doit gagner dans une comptition libre et dmocratique de tous contre tous. Dun point de vue politique en revanche, la diffrence culturelle, quelle soit individuelle ou collective, est rejete ou mise en sursis, car elle est perue comme tant en contradiction avec luniversalisme libral. Dans une telle situation, des communauts culturelles entires se trouvent exclues du projet politique. Nous nous trouvons donc dans un modle censitaire de fait, marginalisant politiquement tous ceux qui npouseraient pas lunicit culturelle prconise par cette doctrine. Enfin, dans le chapitre IV, en poursuivant donc ainsi notre interrogation des modles politiques, nous tenterons de mettre en lumire des concepts et des interrogations inscrits au cur de la pense de Condorcet. Dans les moments les plus forts de la rvolution franaise, celui-ci pense linstitution duM. Walzer, Sphres de justice. Une dfense du pluralisme et dgalit, traduit de lamricain par P. Engel, Paris, Seuil, 1997 ( Spheres of Justice. A Defense of Pluralism and Equality, 1983), p. 62. 13 Idem. 14 Walzer nous donne dautres exemples illustrant des politiques gouvernementales en matire dimmigration et demploi. Dans les annes 70, des tats comme la Suisse, la Sude ou encore lAllemagne fdrale attiraient des travailleurs htes (Gestarbeiter) pour occuper des emplois considrs comme puisants, dangereux ou dgradants pour les salaris nationaux. Les politiques gouvernementales recherchaient donc des travailleurs , et non des immigrants la recherche dune nouvelle citoyennet : La plupart sont des jeunes hommes et femmes dune vingtaine ou dune trentaine dannes ; sans possibilits de poursuivre leur ducation, pas encore infirmes, ils ne cotent pas cher aux services daide sociale locaux (ils nont pas le droit une assurance chmage parce quils nont pas le droit dtre au chmage dans les pays do ils viennent). Ni citoyens, ni citoyens potentiels, ils nont pas de droits politiques. Les liberts civiles de parole, dassemble, dassociation - qui sont dans dautres cas fortement dfendues - leur sont couramment dnies, quelquefois explicitement par les reprsentants de ltat, quelquefois implicitement quand on les menace de les renvoyer ou de les dporter . M. Walzer, op. cit., p. 95. La France avait sciemment fait appel la main-duvre trangre pour compenser une stagnation dmographique qui avait dur plus dun sicle et reprsentait un phnomne unique en Europe . Voir B. Falga, C. Wihtol de Wenden et C. Leggewie (sous la direction de), Au miroir de lautre. De limmigration lintgration en France et en Allemagne, Paris, Le Cerf, 1994, p. 12.12

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK citoyen bien au-del dune simple abstraction sans incidence relle sur lorganisation politico-sociale de la cit. Linstitution du citoyen telle que dfinie par Condorcet renfermait cependant, selon Charles Coutel, une redoutable contradiction : pour instituer le citoyen, il faut avoir t duqu la citoyennet, mais pour que cette ducation civique soit possible, lducateur comme lduqu doivent dj tre citoyens 15. Contradiction qui, pour Coutel, ne peut tre surmonte que si les termes institution et citoyennet sappellent et sclairent mutuellement. En effet, selon Condorcet, il faut clairer les hommes pour en faire des citoyens 16, car ses yeux, une constitution vraiment libre, o toutes les classes de la socit jouissent des mmes droits, ne peut subsister si lignorance dune partie des citoyens ne leur permet pas den connatre la nature et les limites 17. Or, ceci nest possible que l o rgnent la libert et lgalit. Cependant, dans toute socit politique o elle se mue en constitution rpublicaine , cette institution du citoyen requiert trois lments fondamentaux. Selon Coutel, ces lments, pour Condorcet, sappellent et sharmonisent en une dmarche densemble qui nous prmunit, a priori, contre les trois dfauts qui guettent toute institution non rpublicaine du citoyen : une rduction de la citoyennet lapprentissage dun simple savoir technique : ce serait oublier la pratique de la citoyennet ; une survalorisation de lducation civique, qui luderait la responsabilit des citoyens adultes face aux futurs citoyens : ce serait oublier le rle de la vertu politique dans les Rpubliques ; enfin, la tentation de faire de linstitution du citoyen laffaire de quelques personnes inspires : ce serait une drive propagandiste, et vite catchistique de la citoyennet 18. Ces dangers ou cueils auxquels, selon Coutel, Condorcet chappe, constituent nos yeux lessence mme de ce que la citoyennet librale a de restreint lorsquelle se rfre des modles politiques prexistants pour sauvegarder lordre hirarchique dune socit ingalitaire (la constitution anglaise chez Siys par exemple). travers lanalyse des proccupations de Condorcet, nous tenterons, de dmontrer que les dmocraties dites pluralistes ne prsentent pas ces trois aspects comme des dfauts, mais comme des qualits permettant de contrler la socit den haut et de garantir les conditions dune bonne gouvernance. Dpasser le modle dmocratique libral doit forcment impliquer lensemble des acteurs composant la socit, si lon veut parvenir la concrtisation dun projet politique solidaire venant aussi den bas. Dans cette optique, nous analyserons galement dans ce chapitre des principes et concepts thoriques labors plus rcemment et visant contribuer une dmocratie participative fonde sur une dynamique sociale et politique diffrente de celle qui met les citoyens en comptition les uns avec les autres au nom du respect des liberts individuelles. Pour Condorcet, cette participation constituait le cur mme dun projet politique global, rompant avec la simple opposition entre gouvernants et gouverns, opposition qui, daprs Coutel, reste nanmoins prsente chez Robespierre, tout comme chez Siys. Pour Condorcet, une circulation des avis, dbats et dcisions politiques est primordiale dans le fonctionnement quotidien et dmocratique de la cit, et est seule susceptible de mettre fin cette opposition. Cest la Rpublique permanente ou la dmocratie permanente quil prconise dans ses crits. ses yeux, la place de lunanimisme, le dbat et largumentation deviennent donc incontournables si lon veut dvelopper une citoyennet partage mme de remplacer une citoyennet de spcialistes 19. Lucien Jaume souligne les diffrences entre la conception interlocutive et participative que Condorcet a de la souverainet du peuple et celle, substantialiste et religieuse , de Saint-Just.Ch. Coutel, Condorcet. Instituer le citoyen, Paris, Editions Michalon, 1999, p. 5. Idem, p. 7. Condorcet, uvres compltes en 12 volumes (1847-1849) ; vol III, p. 383. 17 Ibidem,Condorcet, Premier Mmoire sur linstruction publique (1791), in Cinq Mmoires sur linstruction publique, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, p. 80. 18 Ch. Coutel, Condorcet. Instituer le citoyen, op. cit., p. 9. 19 Idem, p. 97.16 15

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Selon Jaume, la souverainet du peuple, chez Condorcet, nest pas dans llection mais dans les divers actes par lesquels les citoyens rpondent linitiative du corps lgislatif, ou dveloppent une initiative propre. Cest pourquoi la volont gnrale ne saurait rsider dans le peuple seul, mais mane du mcanisme gnral dinteractions 20. En nous appuyant sur les textes de Condorcet et de certains auteurs qui reprennent et poursuivent lanalyse du marquis, nous verrons que, laide de concepts et de propositions politiques radicalement diffrents de ceux prconiss par des auteurs comme Siys par exemple, il est possible non seulement dinstituer le citoyen, mais encore de contribuer une transformation structurelle de la socit, en donnant les moyens aux individus dinterpeller les institutions reprsentatives, et, ce faisant, de permettre un dbat public dlibratif. Les intuitions de Condorcet et dautres auteurs sinscrivant dans sa mouvance, relatives la citoyennet, linstruction tous les ges, la participation active des individus composant la cit, permettant un dialogue constant entre reprsentants et reprsents, restent dune telle actualit quelles nous semblent aptes contribuer lidentification de solutions dmocratiques aux problmes rencontrs par les socits modernes. Ces socits institutionnalises, dans leur fonctionnement politique, cartent aujourdhui, ou contribuent indirectement carter des centres de dcision un nombre de plus en plus important dacteurs qui ne demandent qu tre consults et qui aspirent un dbat public largi sur de dcisions qui les concernent. La libert et la participation, telles quelles taient conues par Condorcet, contribueraient lintensification du dbat politique, dans la mesure o elles permettraient de faire entrer dans larne des dbats publics et des prises de dcision un nombre accru de reprsentants de sensibilits varies, permettant la prise en compte dune plus grande diversit dintrts, de valeurs et de croyances et contribuant ainsi favoriser lmergence de contre-pouvoirs face lautorit en place. Les institutions politiques placent le dbat dans une sorte dextriorit, celle-ci nautorise que des choix techniques, certes ncessaires, mais loigne des processus de dcision vritables la masse des citoyens qui va en assumer les consquences. Enfin, le retour sur les concepts proposs par Condorcet nous permet de rappeler quaucune socit se voulant dmocratique ne saurait se limiter au simple fait doctroyer des droits sociaux ou politiques, sous la pression de diffrents groupes que russissent sintgrer ou se mobiliser collectivement. Cest la totalit des citoyens qui devrait tre intgre, invite participer et ainsi collaborer un projet politique commun que lon pourrait qualifier dhistorique.

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Ibidem, p. 98. Cf. L. Jaume, Le discours jacobin et la dmocratie, op. cit.,

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CHAPITRE I : REFERENCES (EXTRAITS)

1 - ARISTOTE (- 383 / - 322) : LES POLITIQUES. (livre III, chap. I et IV, Trad. P. Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 206-209 (a), et 209220 (b)) A. (2) {}. La cit, en effet, est un ensemble dtermin de citoyens, de sorte que nous avons examiner qui il faut appeler citoyen et ce quest le citoyen {} (6) Un citoyen au sens plein ne peut pas tre mieux dfini que par la participation une fonction judiciaire et une magistrature. Or parmi les magistratures certaines sont limites dans le temps, en sorte que, pour les unes, il est absolument interdit au mme individu de les exercer deux fois, alors que, pour dautres, il faut laisser passer un intervalle de temps dtermin. Dautres sont dure illimit, par exemple celles de juge et de membre de lassemble. (7) Peut-tre semblera-t-il certains que de tels gens ne sont pas des magistrats et ne participent pas une magistrature par de telles fonctions. Pourtant il serait ridicule de ne pas reconnatre le pouvoir ceux qui sont tout-puissants. Mais il ne faut pas faire cette distinction, car le dbat est purement question dappellation et vient du fait quil nexiste aucun terme gnrique commun sappliquant un juge et un membre de lassemble par lequel il faille les dsigner tous les deux. Disons donc pour les dfinir : magistrature sans limite . (8) Nous posons donc que sont citoyens ceux qui participent de cette manire au pouvoir. Telle est donc peu prs la dfinition de citoyen qui sadapte le mieux tous les gens qui sont dits citoyens {}. (10) Cest pourquoi le citoyen tel que nous lavons dfini existe surtout en dmocratie ; dans les autres rgimes il peut aussi se rencontrer mais pas ncessairement. Car dans certains rgimes il ny a pas de peuple : on na pas coutume de tenir une assemble, mais des conseils extraordinaires, et on juge les procs devant des instances spcialises {}. B. Mais il existe un certain pouvoir en vertu duquel on commande des gens du mme genre que soi, cest--dire libres (14) Celui-l nous lappelons le pouvoir politique ; le gouvernant lapprend en tant lui-mme gouvern, comme on apprend commander la cavalerie, commander dans larme en obissant dans larme, de mme pour une brigade et un bataillon ; cest pourquoi lon dit, juste titre, quon ne commande pas bien si lon na pas bien obi. (15) Ces deux statuts de gouvernant et de gouvern ont des excellences diffrentes, mais le bon citoyen doit savoir et pouvoir obir et commander, et lexcellence propre dun citoyen cest de connatre le gouvernement des hommes libres dans ces deux sens. 2 JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1712-1778), DU CONTRAT SOCIAL (livre III, chap. XV, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 121-124) CHAPITRE XV. DES DEPUTES OU REPRESENTANTS Sitt que le service public cesse dtre la principale affaire des citoyens, et quils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, lEtat est dj prs de sa ruine. Faut-il marcher au combat ? Ils payent des troupes et restent chez eux ; faut-il aller au conseil ? Ils nomment des dputs et restent chez eux. A force de paresse et dargent ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie et des reprsentants pour la vendre.

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK Cest le tracas du commerce et des arts, cest lavide intrt du gain, cest la mollesse et lamour des commodits, qui changent les services personnels en argent. On cde une partie de son profit pour laugmenter son aise. Donnez de largent, et bientt vous aurez de fers. Ce mot de finance est un mot desclave, il est inconnu dans la cit. Dans un Etat vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec de largent. Loin de payer pour sexempter de leurs devoirs, ils paieraient pour les remplir eux-mmes. Je suis bien loin des ides communes ; je crois les corves moins contraires la libert que les taxes. Mieux lEtat est constitu, plus les affaires publiques lemportent sur les prives dans lesprit des citoyens. Il y a mme beaucoup moins daffaires prives, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considrable celui de chaque individu. Il lui en reste moins chercher dans les soins particuliers. Dans une cit bien conduite chacun vole aux assembles ; sous un mauvais gouvernement nul naime faire un pas pour sy rendre ; parce que nul ne prend intrt ce qui sy fait, quon prvoit que la volont gnrale ny dominera pas, et quenfin les soins domestiques absorbent tout. Les bonnes lois en font faire des meilleures, les mauvaises en amnent de pires. Sitt que quelquun dit des affaires de lEtat : Que mimporte ? On doit compter que lEtat est perdu. Lattidissement de lamour de la patrie, lactivit de lintrt priv, limmensit des Etats, les conqutes, labus du gouvernement ont fait imaginer la voie des dputs ou reprsentants du peuple dans les assembles de la nation { La souverainet ne peut tre reprsente, par la mme raison quelle ne peut-tre aline ; elle consiste essentiellement dans la volont gnrale, et la volont ne se reprsente point : elle est la mme, ou elle est autre ; il ny a point de milieu. Les dputs du peuple ne sont donc ni ne peuvent tre ses reprsentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure dfinitivement. Toute loi que le peuple en personne na pas ratifie est nulle ; ce nest point une loi. Le peuple anglais pense tre libre ; il se trompe fort, il ne lest que durant llection des membres du parlement ; sitt quils sont lus, il est esclave, il nest rien. Dans les courts moments de sa libert, lusage quil en fait mrite bien quil la perde. Lide des reprsentants est moderne : elle nous vient du gouvernement fodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel lespce humaine est dgrade, et o le nom dhomme est en dshonneur. Dans les anciennes rpubliques et mme dans les monarchies, jamais le peuple neut des reprsentants ; on ne connaissait pas ce mot-l. Il est trs singulier qu Rome o les tribuns taient si sacrs on nait pas mme imagin quils pussent usurper les fonctions du peuple, et quau milieu dune si grande multitude ils naient jamais tent de passer de leur chef un seul plbiscite. Quon juge cependant de lembarras que causait quelquefois la foule, par ce qui arriva du temps des Gracques, o une partie des citoyens donnait son suffrage de dessus les toits. {} Pour expliquer cependant comment les tribuns les reprsentaient quelquefois, il suffit de concevoir comment le gouvernement reprsente le souverain. La loi ntant que la dclaration de la volont gnrale il est clair que dans la puissance lgislative le peuple ne peut-tre reprsent ; mais il peut et doit ltre dans la puissance excutive, qui nest que la force applique de la loi. Ceci fait voir quen examinant bien les choses on trouverait que trs peu de nations ont des lois. 3 EMMANUEL KANT (1724-1804), DU RAPPORT ENTRE LA THEORIE ET LA PRATIQUE DANS LE DROIT POLITIQUE (in Thorie et pratique, section II, trad. F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 63 et sqq. (A) ; Doctrine du droit, in Mtaphysique des murs, trad. A. Renaud, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 129-130 (B).) A. Ainsi ltat civil, considr simplement comme un tat juridique, se fonde sur les trois principes a priori suivants :

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK 1. La libert de chaque membre de la socit, en tant quhomme. 2. Lgalit de tout homme avec tout autre, en tant que sujet. 3. Lautonomie de chaque membre dune communaut en tant que citoyen. Ces principes ne sont pas tant des lois que se donne un Etat dj constitu, que les lois qui rendent possible linstitution dun Etat qui se conforme aux principes de la raison dans le droit extrieur des hommes en gnral {} 3. Lautonomie (sibi sufficientia) dun membre de la communaut en tant que citoyen, cest--dire en tant que co-lgislateur. En ce qui concerne la lgislation elle-mme, tous ceux qui sont libres et gaux daprs les lois publiques dj existantes ne doivent pas pour autant tre considrs comme gaux en ce qui concerne le droit de lgifrer. Ceux qui ne sont pas aptes ce droit sont pourtant, en tant que membres de la communaut, soumis lobservation de ces lois, et, par l, ils ont une part la protection quelles assurent, non pas certes et tant que citoyen, mais en tant que protgs. En effet, tout droit dpend des lois. Mais une loi publique qui dtermine pour tous ce qui leur doit tre ou non juridiquement permis est lacte dune volont publique do provient toute loi et qui ncessairement ne peut causer elle-mme de tort quiconque. Mais, pour cela, il ny a pas dautre volont possible que celle du peuple rassembl (puisque tous dcident de tous donc chacun de soimme), car il ny a qu soi-mme que nul ne puisse causer de tort. Mais supposer quil y en ait une autre, la simple volont de quelquun de diffrent dun autre ne peut dcider son gard rien qui ne pourrait pas lui causer de tort ; par consquent sa loi exigerait son tour une autre loi qui limiterait sa lgislation, donc il ne peut y avoir une volont particulire qui lgifre pour une communaut21 ( vrai dire pour former ce concept il faut la conjonction des concepts de libert extrieure, dgalit et dunit de la volont de tous et la condition de lunit est lautonomie, puisque le vote est exig lorsque les deux premiers sont runis). On appelle contrat originaire cette loi fondamentale qui ne peut provenir que de la volont universelle (runie) du peuple. Or, celui qui a le droit de vote dans cette lgislation sappelle un citoyen (citoyen dun Etat et non un bourgeois, cest--dire un citoyen dune ville). Lunique qualit exige, outre la qualit naturelle (ntre ni femme ni enfant), est dtre son propre matre (sui juris), donc de possder quelque proprit (on peut y inclure la possession dune technique, dun mtier, dun art, ou dune science) qui le nourrisse : ainsi au cas o il lui faut obtenir dautrui de quoi vivre, il lobtient en alinant ce qui est sien, et non en consentant ce que dautres fassent usage de ses forces ; par consquent il ne sert, au sens propre du terme, personne dautre qu la communaut {}. B. seule la capacit d voter dfinit la qualification qui fait le citoyen ; cela tant, elle prsuppose lindpendance, dans le peuple, de celui qui ne veut pas simplement tre une partie de la rpublique, mais qui veut aussi en tre membre, cest--dire en constituer une partie agissant par son propre arbitre en communaut avec dautres. Cependant, cette dernire qualit rend ncessaire la distinction entre citoyen actif et citoyen passif, bien que le concept de citoyen passif semble entrer en contradiction avec la dfinition du concept de citoyen en gnral. {Suivent une srie de distinctions de mme style que celle du perruquier et du coiffeur.}Celui qui accomplit une uvre (opus) peut la livrer autrui en lalinant comme si ctait sa proprit. Mais la prestatio operae nest pas une alination. Le domestique, le commis de magasin, le journalier et mme le coiffeur ne sont que des operarii et non des artifices (au sens large du mot), par consquent ils ne sont pas qualifis pour tre des membres de lEtat, ni pour tre des citoyens. Mme si celui qui je donne mon bois de chauffage prparer et le tailleur qui je donne mon drap pour quil en fasse un vtement semblent avoir des rapports totalement semblables avec moi, ils diffrent lun de lautre, comme le coiffeur du perruquier (auquel je peux galement donner des cheveux pour quil en fasse une perruque), comme on distingue un journalier dun artiste ou dun artisan qui fait une uvre qui lui appartient aussi longtemps quil nest pas pay. En tant quil exerce un mtier, ce dernier change sa proprit avec autrui (opus), alors que le premier change lusage de ses forces quil concde autrui (operam). Il est quelque peu difficile, je lavoue, de dterminer ce qui est requis pour pouvoir prtendre ltat o lhomme est son propre matre [note de Kant].21

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK Cette dpendance vis--vis de la volont dautrui et cette ingalit ne sont cependant nullement contraires la libert et lgalit de ces individus considrs en tant quhommes qui constituent ensemble un peuple : bien plutt est-ce seulement ces conditions que ce peuple peut devenir un Etat et entrer dans une constitution civile. Quant disposer toutefois dans cette constitution du droit de vote, cest--dire quant tre des citoyens, et non pas seulement des associs de lEtat, tous nen ont pas la qualification droit gal. Car du fait quils peuvent exiger dtre traits par tous les autres, comme partie passive de lEtat, selon des lois de la libert et de lgalit naturelles, ne dcoule pas le droit dagir aussi vis--vis de lEtat comme membres actifs, de lorganiser ou dapporter leur collaboration lintroduction de certaines lois ; simplement est-il vrai que, de quelque sorte que puissent tre les lois positives votes par les citoyens actifs, elles doivent en tout cas ne pas entrer en contradiction avec les lois naturelles de la libert et de lgalit correspondante de tous au sein du peuple libert et galit qui consistent pouvoir travailler et slever de cet tat passif ltat actif. 4 KARL MARX (1818-1883), LA GUERRE CIVILE EN FRANCE, PREMIERE REDACTION {MARS 1871} (in La Guerre civile en France, trad. P. Meier, Paris, Editions sociales, 1953, p. 209-213) Lappareil dEtat centralis qui, avec ses organes militaires, bureaucratiques, clricaux et judiciaires, omniprsents et compliqus, enserre (enveloppe) le corps vivant de la socit civile, comme un boa constrictor, fut dabord forg au temps de la monarchie absolue comme arme de la socit moderne naissante dans sa lutte pour smanciper du fodalisme {}. La premire Rvolution franaise, qui avait pour tche de fonder lunit nationale (crer une nation), dut briser toutes les autorits locales, territoriales, urbaines et provinciales. Poursuivant luvre entreprise par la monarchie absolue, elle fut donc contrainte de dvelopper lorganisation et la centralisation du pouvoir dEtat, den agrandir le cercle et les attributions, daugmenter le nombre de ses instruments, daccrotre son indpendance et son emprise surnaturelle sur la socit relle emprise qui, en fait, remplaa le ciel surnaturel du Moyen Age avec ses saints. Tout intrt mineur et isol, engendr par les rapports des groupes sociaux, fut spar de la socit mme, dtermin, rendu indpendant de celle-ci et mis en opposition avec elle au nom de la raison dEtat, que dfendaient les prtres du pouvoir dEtat aux fonctions hirarchiques troitement dfinies. Cette croissance parasitaire cre sur la socit civile, et qui prtendait en tre la rplique idale {} croissait mesure que la division du travail dans la socit civile crait de nouveaux groupes dintrt et, par suite, de nouveaux prtextes lintervention de lEtat {}. Toutes les rvolutions eurent donc pour consquence unique de perfectionner lappareil dEtat, au lieu de rejeter ce cauchemar touffant {}. Le 4 de septembre fut simplement la revendication du retour la Rpublique contre laventurier grotesque qui lavait assassine. La vritable antithse de lEmpire lui-mme cest--dire du pouvoir dEtat, de lexcutif centralis, dont le Second Empire ntait que la formule dfinitive ce fut la Commune {}. Ce ne fut donc pas une rvolution contre telle ou telle forme de pouvoir dEtat, lgitimiste, constitutionnelle, rpublicaine ou impriale. Ce fut une rvolution contre lEtat lui-mme, cet avorton surnaturel de la socit ; ce fut la reprise par le peuple et pour le peuple de sa propre vie sociale. Ce ne fut pas une rvolution faite pour transfrer ce pouvoir dune fraction des classes dominantes une autre, mais une rvolution pour briser cet horrible appareil dEtat mme de la domination de classe. Ce ne fut pas une de ces luttes mesquines entre la forme excutive et la forme parlementaire de la domination de classe, mais une rvolte contre ses deux formes qui se confondent, la forme parlementaire ntant quun appendice trompeur de lexcutif. Le Second Empire fut la forme acheve de cette usurpation de lEtat. La Commune fut sa ngation nette, et, par suite, le dbut de la rvolution sociale du XIXe sicle. Quel que soit donc son destin Paris, elle fera le tour du monde {} La Commune est la reprise du pouvoir dEtat par la socit, dont il devient la force vivante, au lieu dtre la force qui la domine et la subjugue. Cest sa reprise par les masses populaires elles-

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK mmes, qui substituent leur propre force la force organise pour les opprimer ; la Commune cest la forme politique de leur mancipation sociale. 5 HANNAH ARENDT (1906-1975), CONDITION DE LHOMME MODERNE (trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lvy, 1961, p. 274 et sq.) Il est bien dans la nature du travail de rassembler les hommes en quipes dans lesquelles des individus en nombre quelconque travaillent ensemble comme un seul homme , et en ce sens lesprit de communaut imprgne le travail peut-tre plus que toute autre activit. Mais cette nature collective du travail , loin de fonder une ralit reconnaissable, identifiable pour chaque membre de lquipe, requiert au contraire, en fait, leffacement de toute conscience dindividualit et didentit : et cest pour cette raison que toutes les valeurs drives du travail, outre sa fonction vidente dans le processus vital, sont entirement sociales : elles ne diffrent pas essentiellement du surcrot de plaisir que lon prouve boire et manger en compagnie {} Cette rduction lunit est foncirement antipolitique ; cest exactement loppos de la communaut qui rgne dans les socits politiques ou commerciales et qui pour reprendre lexemple aristotlicien ne consiste pas en lassociation (koinonia) de deux mdecins, mais en lassociation tablie entre mdecin et un cultivateur, et en gnral entre gens diffrents et ingaux . {} Linaptitude de lanimal laborans la distinction, et par consquent la parole et laction, parat confirme par labsence remarquable de srieuses rvoltes desclaves dans lAntiquit comme aux temps modernes. Mais ce qui nest pas moins remarquable, cest le rle soudain et souvent extraordinairement productif quont jou les mouvements ouvriers dans la politique moderne. Depuis les rvolutions de 1848 jusqu la rvolution hongroise de 1956, la classe ouvrire en Europe, formant le seul secteur organis et par consquent le secteur dirigeant du peuple, a crit un des chapitres les plus glorieux, et sans doute les plus riches de promesses de lhistoire rcente {}. Il y a un fait qui chappe aisment aux historiens qui traitent de lavnement des systmes totalitaires et surtout de ce qui sest pass en Union sovitique : de mme que les masses et leurs dirigeants ont russi, provisoirement du moins, crer une forme de gouvernement authentique, encore que destructrice, de mme les rvolutions populaires depuis plus de cent ans ont propos sans jamais russir, une autre forme nouvelle de gouvernement : le systme des conseils du peuple qui eut remplac le systme continental des partis22, lequel, il faut bien le dire, tait discrdit avant mme dexister. Rien de plus diffrent que les destins historiques des deux tendances de la classe ouvrire, le mouvement syndical et les aspirations politiques du peuple : les syndicats, cest--dire la classe ouvrire en tant que lune des classes de la socit moderne, sont alls de victoire en victoire, tandis que, dans le mme temps, le mouvement politique ouvrier a t vaincu chaque fois quil a os prsenter ses revendications propres, distinctes des programmes de parti et des rformes conomiques. Si la tragdie de la rvolution hongroise na eu dautre rsultat que de prouver au monde quen dpit de toutes les dfaites et de toutes les apparences, cet lan politique existe encore, ses sacrifices nont pas t vains.

Il importe de noter la diffrence frappante de substance et de fonction politique entre le systme continental des partis et les systmes britannique et amricain. Cest un fait capital, mais peu remarqu, dans lhistoire des rvolutions europennes que le slogan des conseils, Soviets, Rte, etc., na jamais t lanc par les partis et mouvements ayant pris une part active leur organisation, mais toujours par des rvoltes spontanes ; comme tels, les conseils nont jamais t bien compris ni bien accueillis des idologues des divers mouvements dsireux dutiliser la rvolution pour imposer au peuple une forme de gouvernement prconue. Le fameux slogan de la rvolte de Kronstadt, qui fut un moment dcisif de la rvolution russe, tait : les Soviets sans communisme, ce qui voulait dire lpoque : les Soviets sans partis {note dHannah Arendt}.

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L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK 6 - CLAUDE LEFORT (1924- ), DROITS DE LHOMME ET POLITIQUE (in Linvention dmocratique, Paris, Fayard, 1981, p. 70-72 (A) et 78-79 (B).) A. La lutte pour les droits de lhomme rend-elle possible un nouveau rapport la politique ? cette question, il semble quon puisse donner une rponse positive et la soutenir sans hsiter en regard des socits dmocratiques o nous vivons. Impossible, en effet, de limiter largument lobservation du totalitarisme comme nous paraissons dabord le faire. L, nous voyons bien que les droits de lhomme sont annuls et quen luttant pour les faire reconnatre, des dissidents sattaquent aux fondements politiques du systme. Mais ce serait entretenir encore une quivoque que daffirmer : ici o nous sommes ces droits existent. Autant en effet, lon est fond juger quil est de lessence du totalitarisme de les rcuser, autant on doit se garder de leur confrer une ralit dans notre propre socit. Ces droits sont un des principes gnrateurs de la dmocratie. De tels principes nexistent pas la manire dinstitutions positives, dont on peut inventorier les lments de fait, mme sil est sr quils animent des institutions. Leur efficacit tient ladhsion qui leur est apporte, et cette adhsion est lie une manire dtre en socit, dont la simple conservation des avantages acquis ne fournit pas la mesure. Bref, les droits ne se dissocient pas de la conscience des droits : telle est notre premire observation. Mais il est non moins vrai que cette conscience des droits se trouve dautant mieux partage quand ils sont dclars, que le pouvoir affirme sen faire le garant, que sont rendus visibles par les lois les repres des liberts. Ainsi la conscience du droit et son institutionnalisation entretiennent un rapport ambigu {}. Cependant, puisque nous parlons de la socit dmocratique, observons que la dimension symbolique du droit se manifeste la fois dans lirrductibilit de la conscience du droit toute objectivation juridique, qui signifierait sa ptrification dans un corps de lois, et dans linstauration dun registre public o lcriture des lois comme criture sans auteur na dautre guide que limpratif continu dun dchiffrement de la socit par elle-mme. Dun tel point de vue, ramener le problme du droit aux termes de la critique marxiste, opposer la forme et le contenu, dnoncer le langage qui transpose et travesti les rapports bourgeois et la ralit conomique qui serait au fondement de ces rapports, cest en ignorant cette dimension symbolique, se priver des moyens de comprendre le sens de revendications dont la finalit est linscription de nouveaux droits, ainsi que les changements qui soprent dans la socit sous leffet de la dissmination de ces revendications et, non moins, dans la reprsentation sociale de la diffrence des modes dexistence lgitimes ; cest enfin maintenir intacte limage du pouvoir dEtat, dans la conviction tenace que seule sa conqute serait la condition du nouveau {}. B. Faisons donc apparatre un second trait des luttes inspires par la notion des droits : naissant ou se dveloppant partir de foyers divers, parfois loccasion de conflits conjoncturels, elles ne tendent pas fusionner. Quelles que soient leurs affinits et leurs convergences, elles ne sordonnent pas sous limage dun agent de lhistoire, sous celle du Peuple-Un, et rcusent lhypothse dun accomplissement du droit dans le rel. Il faut donc se dcider abandonner lide dune politique qui comprimerait les aspirations collectives dans le modle dune socit-autre ou, ce qui revient aumme, lide dune politique qui surplomberait le monde dans lequel nous vivons, pour laisser tomber sur lui les foudres du jugement dernier. Sans doute se rsoudre cet abandon parat-il difficile, tant est profondment enracine, dans lesprit de ceux qui sont convaincus de la duperie du rformisme, la foi en un avenir libr des attaches au prsent. Mais on devrait sonder cette foi et se demander si le rvolutionnarisme ne nourrit pas des illusions jumelles de celles du rformisme. {} Rformistes et rvolutionnaires sont aveugles la fonction symbolique du pouvoir et obsds par lappropriation de sa fonction de fait, celle dune matrise du fonctionnement de lorganisation sociale. Et cet aveuglement et cette obsession ont non seulement les mmes causes, mais les mmes effets : les luttes

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK qui se dveloppent partir des divers foyers de la socit civile ne sont pas apprcies quen fonction des chances quelles offrent, court ou long terme, de modifier ou de bouleverser les rapports de forces entre les groupes politiques et lappareil de lEtat. Or ce sont ces luttes, pensons-nous, quil sagit de librer de lhypothque que font peser sur elles les partis qui ont vocation au pouvoir, en mettant en vidence lide dune transformation de la socit par des mouvements attachs leur autonomie.

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CHAPITRE II : LE PLURALISME COMME SOURCE DINGOUVERNABILITE Dans lintroduction, nous avons tent desquisser leffort dploy par le libralisme dmocratique pour inscrire lindissociabilit du couple litisme et dmocratie comme une vrit absolue dans lhistoire des ides. A partir des prsupposs sur lesquels elle sappuie, lidologie librale propose un modle thorique permettant selon elle tout la fois de grer la conflictualit sociale et de rester dans le cadre dun gouvernement aux mcanismes dmocratiques. Il nen reste pas moins que si, dans la forme, on retrouve effectivement des mcanismes dmocratiques, dans le fond ces constructions thoriques lui permettent de neutraliser la majorit en tant quacteur politique. Mme si les reprsentants du libralisme se soucient de dcrire une ralit inscrite dans des contextes historiques et conjoncturels diffrents, la majorit se voit invariablement carte, dans leur pense, de la pleine participation au jeu politique. En revisitant les auteurs libraux la lumire des spcificits de leurs contextes respectifs, nous avons cherch en clairer les aspects les plus frappants, et dmontrer que lun des objectifs immdiats de ces thories tait de valider historiquement la scission ternelle entre minorit et majorit. Dans leur interprtation socio-historique de la ralit, des auteurs tels que Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et plus tard Raymond Aron semploient, neutraliser en tant quacteur politique une majorit prsente comme amorphe , incapable , ignorante , goste , gntiquement infrieure , ou tout simplement apathique . La construction dune thorie des lites a permis aux auteurs libraux daffirmer la supriorit naturelle dune minorit de citoyens, laquelle se serait selon eux forge en dehors des interactions conomiques et sociales. Cependant, force est de constater que le concept des lites nest pas le seul invoqu par le libralisme dmocratique pour justifier cette supriorit. Ds la premire heure, les thoriciens de cette mouvance idologique cherchaient en imposer et en justifier le principe, dans lobjectif de procurer llite une capacit de dcision non entrave par la majorit, et donc la latitude de gouverner correctement et dans lintrt de la nation tout entire. Aprs la Rvolution, face la majorit citoyenne quinstituait en droit une galit politique , ces thoriciens commencent dvelopper des concepts tels que diversit et pluralisme de singularits , afin de mieux sopposer l galit ou l uniformit sociale imposes par un projet politique allant lencontre de leur interprtation de lhomme et de la socit. Par ailleurs, lanalyse dune autre facette de la pense librale litiste, savoir limportance accorde au pluralisme des lites, va nous permettre de pousser plus loin la rflexion : elle dmontrera, si besoin en est, quil ny a pas seulement, entre libralisme et dmocratie, un rapport difficile ( nec cum te nec sine te ), daprs les analyses de Norberto Bobbio23, mais quil existe plus fondamentalement entre elles une relation vritablement contradictoire. Tous les auteurs litistes tudis saccordent reconnatre lexistence dlites concurrentielles et dun pluralisme social, quils la dnomment htrognit, diffrenciation ou hirarchisation. Ce principe de pluralit sera essentiellement brandi dans les dbats idologiques avec les thoriciens socialistes, afin de dmontrer la supriorit dmocratique suppose de lidologie librale. Pour un auteur comme R. Aron, par exemple : La pluralit des catgories dirigeantes constitue la donne premire, pluralit des catgories dirigeantes qui permet des comparaisons entre les rgimes24. Si lon pousse plus loin sa rflexion, la socit industrielle devrait, par le biais du pluralisme social et de la concurrence entre les partis, se rapprocher de lidal dmocratique, idal cens permettre le libre dbat23 24

Ni avec toi, ni sans toi , N. Bobbio, Libralisme et dmocratie, Paris, Le Cerf, 1996 (1991), p. 110. R. Aron, Les dsillusions du progrs, op. cit., p. 81.

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK et une participation citoyenne largement accrue. Pluralisme et participation politique seraient donc les moteurs essentiels de la vie politique. Cependant, ils deviennent sources de troubles et dinstabilit si les diverses catgories dirigeantes cessent daccepter unanimement les rgles du jeu . Nous tenterons ici de dmontrer que les auteurs libraux contemporains, linstar de leurs prdcesseurs, semploient de mille manires baliser cet aspect fondamental que constitue la diversit dans une socit dmocratique. En dautres termes, sils prconisent ce pluralisme comme contre-argument par rapport llite unifie du socialisme rel, ils sont avertis des dangers quil comporte et le limitent tout aussitt dans sa porte. La fin des annes 1960 et le dbut des annes 1970 sont marqus par un lan participatif citoyen de grande envergure. Le mouvement des femmes, les revendications rgionalistes ou cologistes, les mobilisations dtudiants, de salaris, dhomosexuels... vont bouleverser la reprsentation politique traditionnelle : lmergence de nouvelles formes daction politique largissent la notion de participation politique des modalits daction directe jusqualors ignores 25. Les ttes de file des diffrents groupes sociaux inscrivent au cur du dbat politique des revendications qui vont lencontre des intrts et des valeurs des lites dirigeantes en place. Pour reprendre une formule de R. Aron, toutes les victimes de la dmocratie veulent bnficier des droits politiques part entire : la pluralit sociale veut tre prise en compte en tant que telle. Ce contexte historique et politique trs particulier va donner naissance une participation citoyenne plurielle sans prcdent. Mais dans le mme temps, il sera loccasion, pour les libraux, davancer des arguments visant limiter lidal pluriel quils prconisaient autrefois. Les analyses dcrivant un citoyen politiquement apathique sont dornavant mises en cause26. La conception dmocratique de G. Sartori, par exemple, selon laquelle nous devons admettre des minorits qui comptent pour beaucoup et qui dirigent, et des majorits qui ne comptent gure et qui suivent , parat compltement mise en chec une poque o cette majorit, dans sa pluralit, entre en bullition. Le citoyen actif devient alors le responsable de lincapacit des gouvernants dmocratiques de dominer, comme il convient, les conflits dune socit complexe 27. Cet lan participatif amnera des auteurs libraux plus rcents prendre la relve des analyses socio-politiques pour chercher enrayer ce phnomne, qui met en danger leur conception de la dmocratie. Lenjeu pour ces auteurs consiste prsenter des arguments qui contribuent rtablir lquilibre entre deux aspects selon eux constitutifs de la dmocratie : vitalit dune part et gouvernabilit dautre part. Ainsi, alors que, lorigine de la pense librale, le plein exercice des liberts individuelles tait invoqu comme la meilleure formule pour contrer la tyrannie de la majorit, partir des annes 1970, le pluralisme des lites devient la cible principale des attaques des libraux, lesquels commencent cette poque clamer haut et fort quil est indispensable dencadrer et de limiter ce pluralisme pour garantir les conditions dune bonne gouvernance. En tant que modle de socit dmocratique, le pluralisme a t plac au centre des dbats par les thoriciens libraux. Mais confronter ce concept avec dautres analyses de cette idologie, portant cette fois-ci sur le citoyen, nous sommes amens mettre en doute sa vritable porte : il nest pas seulement question comme le prtendaient J. Schumpeter ou R. Aron, davoir des lites unifies moralement ou unanimes entre tous les intrts influents . Il apparat que le pluralisme des lites tait utilis en tant que principe dmocratique lorsquil sagissait de sopposer un modle thorique non-dmocratique, alors qu lintrieur dune socit dmocratique il est prsent comme synonymeN. Mayer, P. Perrineau, Les comportements politiques, Paris, Armand colin, 1992, p. 11. cologie et rgionalisme font partie des nouveaux mouvements sociaux analyss alors par A. Touraine. 26 Lun des points forts de la thorie de G. Sartori repose sur le prsuppos dun citoyen inactif, dsintress de la politique. Il est trs affirmatif lorsquil nous signale que : La politique est, et sera toujours, le produit de ce que font ceux qui sont actifs en politique. Ainsi la dmocratie est et ne peut tre, que le systme politique dans lequel le pouvoir rside dans le demos actif. Bien sr, si nous consultons les chiffres, nous dcouvrirons que le peuple actif nest quune minorit... , in La thorie de la dmocratie, op. cit., p. 76. 27 N. Bobbio, Libralisme et dmocratie, op. cit., p. 111.25

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK de dstabilisation et danarchie, pour paraphraser J. H. Herz et G. Sartori. Comme nous lavons soulign ci-dessus, la conception dmocratique dveloppe par la pense librale nest dpeinte comme viable que dans des socits o les citoyens suivent les guides clairs, placs au sommet de chaque groupe considr comme reprsentatif. Guides qui, bien entendu, doivent trouver un terrain dentente, sur la base dun ordre tabli comme immuable par la ralit socio-historique. Les aspects jugs pervers du pluralisme politique, ainsi que ses effets nfastes sur la socit, avaient dj t souligns dans les crits de J. Schumpeter, R. Aron et G. Sartori. Ces auteurs en effet avanaient dj des arguments allant dans ce sens, dans le souci de protger leur conception dun ordre social et politique. Selon R. Aron : Ce qui rend prcaire lordre des socits pluralistes, ce nest pas le fait de loligarchie, ni linsuffisance de la dmocratie, cest la dissociation des catgories dirigeantes et leurs querelles. Il faut que la modernisation ait reconstitu un ordre acceptable au plus grand nombre aussi bien quaux privilgis pour que le dialogue permanent des groupes dintrt, des partis et des idologies permette la formation dune autorit efficace et dune volont commune 28. Giovanni Sartori son tour, partir dun autre angle danalyse, mettait en garde contre un excs dmocratique, contre les dangers dun pouvoir illimit entre les mains du peuple, pluriel dans son essence : Lorsquun idal se concrtise, il faut lajuster dans la mme mesure, en fonction de la distance qui le spare de ses fins. (...) Plus la dmocratie saccrot, plus la dontologie dmocratique doit diminuer 29. En ce sens, le pluralisme, dune part en tant que doctrine selon laquelle les tres sont multiples, individuels et ne dpendent pas dune ralit absolue, et dautre part en tant que systme admettant lexistence dopinions politiques et religieuses distinctes ainsi que de comportements culturels et sociaux diffrencis au sein de groupes organiss, se voit limit dans ses manifestations par une volont commune impose den haut. Nous nous trouvons donc devant le paradoxe selon lequel une socit plurielle ne peut laisser spanouir sa pluralit sans se mettre en danger elle-mme. Pour tre stable et fonctionnel, lidal pluriel libral doit tre limit. ses origines, la construction thorique librale, comme dautres penses contemporaines, vhiculait une conception de lhomme et de la socit qui, combine des proccupations morales dmontrait la ncessit dun gouvernement30. En ce sens, en se limitant analyser la question de la bonne gouvernance, les tenants du pluralisme, dans les annes 60 et 70, entrent en conflit avec la vision librale de la dmocratie. Selon cette vision, un gouvernement nest efficace que dans la mesure o il est accept et capable de simposer lgitimement aux citoyens quil doit gouverner. Dans cette interprtation de la dmocratie, on continue donc construire des modles thoriques qui coiffent la socit, sans tenir le moindre compte des revendications et aspirations de tous ordres, et forcment contradictoires, qui en manent constamment. Ces contradictions commencent poser problme et deviennent sources de dstabilisation partir du moment o le citoyen nagit plus dans le cadre fix par les prsupposs thoriques correspondant cette vision, qui le prsentent invariablement comme un individu ignorant, dsintress, inactif et apathique ou soccupant essentiellement de ses intrts personnels. Le pouvoir rside dans le demos actif et celui-ci nest constitu que par une minorit, sefforait de dmontrer G. Sartori. Lanalyse des priodes et des auteurs que nous allons aborder va nous permettre de mettre en lumire le caractre anti-dmocratique des solutions proposes par les libraux pour canaliser les manifestations des couches populaires lorsque, informes, scolarises et solidaires, elles deviennent politiquement actives. Ces solutions dmontrent on ne peut plus clairement que les thorisations librales, loin de chercher sinterroger sur la possibilit de dpasser le cadre dune dmocratie limite, abondent au contraire dans le sens dune justification de plus en plus outrancire de ces limitations.28 29

Idem, p. 87. G. Sartori, Thorie de la dmocratie, op. cit., p. 56. 30 C. B. Macpherson, Principes et limites de la dmocratie librale, op. cit. p. 30.

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Selon la logique de lanalyse librale, le pluralisme, dans un premier temps synonyme de dmocratie, dbouche forcment, sil est illimit, sur la dstabilisation sociale et limpossibilit de gouverner. Dans les annes 60-70, dans toutes les socits occidentales, on ne dnonce plus un excs de pouvoir, comme lpoque o lon fustigeait la tyrannie de la majorit, mais au contraire un dfaut ou une absence de pouvoir. Cette absence de pouvoir et dautorit constitue lpine dorsale des analyses qui introduiront le concept dingouvernabilit. Dans un premier temps, nous tenterons de dmontrer que les arguments invoqus pour carter la majorit des citoyens de la scne politique tiennent au fait quils ne dtiennent ni la vertu , ni la connaissance qui leur permettraient de participer la gestion des affaires de la cit. La majorit fait bien partie de lchelle hirarchique de la socit, et la diversit des individus et des opinions se manifeste aussi travers elle. Mais cette diversit na pas dinfluence relle dans les processus de prise de dcisions ou dans la gestion quotidienne de la cit. Vouloir faire en sorte quil en aille autrement reviendrait dfier la nature dune part, et submerger les plus dous dans la mdiocrit de la foule dautre part. Les ingalits naturelles justifieraient cette hypothse thorique. Dans un second temps, nous chercherons montrer comment le savoir et les actions menes par des citoyens capables de matriser linformation dans une socit hautement scolarise contribuent llan participatif des annes 1960. Nous montrerons comment ces actions, de mme que la volont de plus en plus manifeste, chez les citoyens, de participer de plus prs la gestion gouvernementale, vont tre dcries par les auteurs libraux comme tant la base de la dconstruction sociale, de leffondrement des autorits traditionnelles et des valeurs de jadis. partir de ce moment, le dveloppement thorique de la pense librale va semployer dmontrer que le savoir et linformation ne sauraient tre accessibles tous de manire gale. Ceci contribuerait en effet une participation politique aveugle, allant lencontre de la conception hirarchique, et donc de lautorit, qui constituent le fondement de la stabilit et de la gouvernabilit de nos socits. SECTION 1. DIVERSITE ET PLURALITE Les concepts de pluralisme ou de pluralit sont abords diffremment par les premiers penseurs libraux. Au dbut du XIXe sicle, des auteurs comme Alexis de Tocqueville (1805-1859) en France et John Stuart Mill (1806-1873) en Angleterre invoquaient des concepts tudis plus haut, tels que diversit dindividus , diversit dopinions , pluralisme de singularits , pluralit des voix , pour analyser et dcrire la socit idale. Des notions diffrentes, certes, de celles dlites ou de pluralisme, mais qui permettaient ces premiers penseurs libraux de mettre en lumire la supriorit naturelle de certaines catgories sociales et de les opposer la mdiocrit de la masse . Nous pensons quant nous que ces concepts taient surtout mis en avant dans le souci de faire remarquer la diffrence et lingalit qui caractrisaient la socit humaine. Lun partir dune grande enqute aux tats-Unis, lautre devant les transformations suscites par le mouvement chartiste31. Pour un auteur comme Tocqueville, aristocrate et libral conservateur, les individus ntaient pas gaux : lingalit des intelligences , qui venait directement de Dieu 32, constituait une preuveMouvement rformateur qui agita la vie politique de la Grande-Bretagne, alors que les transformations industrielles du dbut du XIXe sicle engendraient une terrible misre. Il tire son nom de la Charte du peuple publie le 8 mai 1838, qui rclamait, entre autres, le suffrage universel, le vote secret, un plus quitable dcoupage des circonscriptions lectorales et lindemnit parlementaire. Le manque de cohsion de ce mouvement ne lui permit pas de lutter contre la rpression policire et il seffondra en 1848. Malgr son chec, le chartisme influena toute la vie politique europenne du XIXe sicle par la menace rvolutionnaire quil fit peser. 32 Tocqueville, dans son discours lAssemble nationale en septembre 1848, prsente les principes de 1789 comme ceux de la dmocratie chrtienne qui prend la masse des hommes dans leurs diffrences et leurs31

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK quotidienne dune ingalit naturelle, entranant elle-mme une diversit dindividus et donc une diversit dopinions. Cest prcisment cette diversit et cette pluralit que Tocqueville entendait protger de ce qui, ses yeux, constituait un danger : la dmocratie et la forme de gouvernement qui lui est associe. Avec la dmocratie, celles-ci, preuve de lingalit entre les hommes, se trouvaient en effet menace. Pour les libraux, dans un contexte dmocratique, la notion gnrale de suprieur devient plus faible et moins claire 33. Pour Tocqueville en particulier, ceci tait lune des consquences de transformations beaucoup plus graves encore, qui allaient aboutir mettre en cause lide mme de lhomme 34. Pour lui, la diversit des individus rsultait de leurs ingalits. Elle tait donc naturelle. Vouloir en finir avec cette diversit par laction dun projet politique revenait rendre inhumain ce qui tait rellement humain : en dautres termes, mettre les hommes cte cte, pour reprendre les termes de Tocqueville, est un artifice contraire aux rgles de la nature, qui elle les place les uns au-dessus des autres. Dans ce contexte, il parat clair que la diversit ntait pas pense en dehors dune hirarchie sociale, quil importait au contraire de prserver. Ds lors, on peut penser que cette diversit ntait mise en avant que pour faire apparatre et prvaloir les bienfaits dune supriorit autre que politique. Dans ce sens, Tocqueville est sans ambigut lorsquil analyse les effets de la dmocratie dans une socit sans histoire, o les hommes sont ns gaux au lieu de le devenir 35. ses yeux, la socit amricaine illustrait parfaitement la vraie nature de la dmocratie, laquelle contribuait leffacement des individualits influentes . Daprs lui, lvolution de la convention dmocratique risquait de dnaturer compltement le lien social initial : Cest dans lOuest quon peut observer la dmocratie parvenue sa dernire limite. Dans ces tats, improviss en quelque sorte par la fortune, les habitants sont arrivs dhier sur le sol quils occupent. Ils se connaissent peine les uns les autres, et chacun ignore lhistoire de son plus proche voisin. Dans cette partie du continent amricain, la population chappe donc non seulement linfluence des grands noms et des grandes richesses, mais cette naturelle aristocratie qui dcoule des lumires et de la vertu. (...) Les nouveaux tats de lOuest ont dj des habitants ; la socit ny existe point encore 36. En rsum, un projet politique impliquant un gouvernement dmocratique pouvait tre, ses yeux, llment fondamental empchant lmergence dune socit dune part, ou encore llment dconstructeur dune socit construite dans le respect de la tradition et dans lacceptation sans conteste des supriorits naturelles dautre part. Car une socit o il ny aurait pas dinfluences individuelles ne serait pas une socit mais une dissocit 37. Nous pouvons donc affirmer que ce qui allait devenir le pluralisme un sicle plus tard sous la plume des libraux contemporains est, dans une premire approche, utilis tout autrement. lpoque de Tocqueville, il renvoie plutt la diversit humaine et la richesse dune socit. Cependant, cette conceptualisation, ou cette utilisation du concept de diversit , savre tre un argument de taille dans la lgitimation de la diffrence existant entre les individus, et, par consquence, de lexistence dindividualits suprieures. Penser autrement revenait sopposer lordre naturel. Ce pluralisme, ou cette diversit, ntaient pas politiquement galitaires : ils ntaient que la dmonstration dune hirarchie naturelle et sociale immuable. Tout effort pour renverser cet ordre naturel des choses et pour instaurer une galit tait insens, dans la mesure o il en dcoulerait de nouvelles ingalits. Les individualits suprieures se retrouveraient en effet noyes dans la foule , tandis que lon ferait croire aux infrieurs, donc la majorit, quils pouvaient chapper leur place dans lchelle sociale etingalits et fait jouer la charit et la philanthropie pour corriger les plus grandes misres. A. de Tocqueville, uvres compltes, tome 4. 33 A. de Tocqueville, cit par P. Manent, Tocqueville et la nature de la dmocratie, Paris, Fayard, 1993, p. 100. 34 P. Manent, Les libraux, Paris, Hachette, Pluriel, 1986, tome 2, p. 284. 35 Idem. 36 A. de Tocqueville, De la dmocratie en Amrique, tome I, op. cit., p. 50-51. 37 P. Manent, op. cit., p. 28.

L1 - Introduction la thorie politique Pascual CORTES KRISCHUK leur condition de dpendance. propos de linsurrection de juin 1848, Tocqueville crit par exemple : On ne doit voir quun effort brutal et aveugle, mais puissant, des ouvriers pour chapper aux ncessits de leur condition, quon leur avait dpeinte comme une oppression illgitime et pour souvrir par le fer un chemin vers ce bien-tre imaginaire quon leur avait montr de loin comme un droit. Cest ce mlange de dsirs cupides et de thories fausses qui rendit cette insurrection si formidable aprs lavoir fait natre 38 (les italiques sont de nous). Nanmoins, si pour Tocqueville la dmocratie abolit les influences de laristocratie naturelle des lumires et de la vertu , abolition qui par ailleurs livre les hommes la pression de lopinion commune et la paresse intellectuelle 39, lun de ses plus grands mrites est, daprs lui, que le gouvernement de la dmocratie fait descendre lide des droits politiques jusquau moindre des citoyens, comme la division des biens met lide du droit de proprit en gnral la porte de tous les hommes 40. Lexercice de droits politiques la porte de tous, deviendrait un vrai problme politique, dans la mesure o la diversit sociale constate doit se manifester tout en respectant et en sauvegardant le soi-disant ordre naturel . Limportance dune distinction sociale, dune diversit vritable, synonyme de socit, tait donc mise en avant, mais par ailleurs, cette diversit voulait, puisquelle existait, se faire entendre, sorganiser. Lenjeu tait alors darriver laisser sexprimer cette pluralit sans risquer dintroduire des bouleversements trop importants pour la socit. Pour un auteur comme Tocqueville, linfluence de lopinion publique tait un progrs de la dmocratie, mais elle entranait avec elle lrosion des influences individuelles41. ses yeux, cder linfluence de lopinion publique conduirait les gouvernants se placer entre servitude politique et uniformit sociale, situation quil considrait comme une premire tape vers la construction dune dissocit . En effet, travers son analyse de la socit amricaine, il tente rtroactivement de mettre en garde les dmocrates contre le danger dune dconstruction de lordre social connu. Lingalit inscrite dans la nature doit tre prserve. Pour lui la dmocratie, cest la nature qui met en danger la nature 42. Assurer la continuit sociale et politique impliquait une nouvelle gestion politique de la socit : selon Pierre Manent, les analyses que fait Tocqueville du dsir galitaire chez les hommes montrent qu on ne peut chapper la dmocratie ; on ne peut jamais rendre la dmocratie compltement relle , et il ne faut pas. On peut et on doit modrer la dmocratie, la limiter, cest-dire temprer son hostilit la nature tout en bnficiant de sa conformit la nature. Affirmer et vouloir la dmocratie en tant quelle est conforme la nature, la limiter en tant quelle lui est contraire, tel est lart souverain dont dpendent la prosprit et la moralit des dmocrates 43. Lart politique libral va donc consister en la neutralisation de la majorit citoyenne susceptible de transformer la socit. La dmocratie serait conforme la nature par le seul fait que les hommes vivent ensemble : transformer la diversit et les ingalits rsultant de la vie en socit quivaut sopposer la nature.A. de Tocqueville, mme sil crit que le peuple faim dans son ouvrage intitul Souvenirs, juge les convoitises de ces hommes avec autant de svrit que les tentatives de la classe moyenne pour exploiter ltat lors du rgime prcdent , p. 151. Cf. A. Jardin, Alexis de Tocqueville, 1805-1859, Paris, Hachette, Pluriel, 1984. 39 P. Manent, Idem, p. 97. 40 A. de Tocqueville, De la dmocratie en Amrique, tome 1, op. cit., p. 187. Voir, sur ce point, D. Jacques, Tocqueville et la modernit, la question de lindividualisme dans la dmocratie en Amrique, Qubec, Boral, 1995. 41 P. Manent, Tocqueville et la nature de la dmocratie, op. cit., p. 26. 42 Lorsque lhomme dmocratique cherche raliser lhypothse daprs laquelle tous les hommes naissent libres et gaux en droit, il ne fait daprs Tocqueville que transformer lhomme lui-mme, donc la socit. Cest dans ce sens quon peut passer dune socit une dissocit, cest--dire un ensemble dindividus qui va nier la vraie nature humaine : La convention dmocratique est la plus manifestement proche de la nature : en un sens, elle ne fait que reformuler lappartenance de tous les hommes la mme espce. Mais exigeant des hommes quils se rapportent les uns aux autres selon lgalit, elle conduit les individus voiler en eux-mmes et ignorer en autrui tous les sentiments, qualits, actions qui tendraient contredire cette galit. Or la nature ne cesse de fournir de lingalit . Idem, p. 113. 43 Ibidem, p. 116.38

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En ce sens, ds ses origines, la pense librale est amene sinterroger sur la participation politique du plus grand nombre, caractris par une htrognit difficile mettre en cohre