Introduction : la demande d’accompagnement TCC · 3 Nous ne pouvons donc pas nous contenter du...

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Éric GRAFF psychologue scolaire [email protected] Réseau d’Aides Spécialisées aux Élèves en Difficulté École Émilie du Châtelet 9 avenue de Lyon — 57 070 METZ CONDUITES ET COMPORTEMENTS POUR Y VOIR MOINS « TROUBLE » Document servant de base à mes interventions dans la formation des auxiliaires de vie scolaire pour traiter la question des troubles des conduites et des comportements. Introduction : la demande d’accompagnement TCC Lorsque vous arrivez pour la première fois dans une école pour un élève qui présente un trouble des conduites ou des comportements, vous ne connaissez rien ou presque de l’histoire qui précède. Vous savez seulement que c’est la MDPH qui a reconnu le besoin et l’Éducation nationale qui vous nomme sur le poste. Qui dit MDPH dit handicap et compensation. Or les enfants atteints de TCC se considèrent rarement comme « handicapés ». Leurs parents voient bien les difficultés. Mais ils sont généralement réticents à les inscrire dans le champ du handicap. En réalité, le handicap, c’est l’enseignant(e) qui le vit. C’est lui ou elle qui se plaint de la conduite d’un enfant qui perturbe, c’est-à-dire qui « trouble » littéralement la classe. Au départ du processus, le trouble et le handicap ne sont donc pas du côté de l’enfant. C’est l’école qui éprouve le besoin d’une compensation. Avant la loi de 2005, il était possible à un enseignant de « signaler » son élève difficile à des instances chargées de traiter le handicap. Aujourd’hui, seuls les parents sont qualifiés pour déposer une demande. On arrive de la sorte assez souvent à une situation paradoxale : l’enfant se sent très bien comme ça, les parents plus ou moins, et c’est l’équipe enseignante qui déploie beaucoup d’énergie pour les convaincre de contacter la MDPH. Dans certains cas, les parents mettent longtemps à se décider. Et même quand ils se décident, ils ne s’approprient pas forcément cette demande qu’ils ont déposée sous la pression. Au bout de la chaîne, vous pouvez vous retrouver avec un enfant qui, lui, n’a rien demandé du tout. Vous allez lui dispenser un service qu’il perçoit non pas comme une aide, ni même un accompagnement, mais comme une entrave. Pour travailler auprès d’un enfant qui n’a rien demandé, et dont les parents n’ont fait que céder à la pression de l’école, vous allez déployer des trésors de diplomatie… Tout ce que vous savez de lui, c’est qu’il présente un « trouble », et que ce trouble, ce n’est pas lui qui le ressent, mais son entourage. De plus, comme on va le voir, la catégorie « troubles des conduites et des comportements » (TCC) n’est pas facile à définir. Classification ou « Nosologie » Il faut cependant que nous nous accordions sur un minimum. Je vous propose de partir d’une classification. De la sorte, nous délimiterons les genres. Il existe différentes classifications, inutile de les détailler. Retenons pour l’exemple celle de la CFTMEA (Classification Française des Troubles Mentaux de l'Enfance et de L'Adolescence).

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Éric GRAFF psychologue scolaire [email protected]

Réseau d’Aides Spécialisées aux Élèves en Difficulté École Émilie du Châtelet 9 avenue de Lyon — 57 070 METZ

CONDUITES ET COMPORTEMENTS — POUR Y VOIR MOINS

« TROUBLE »

Document servant de base à mes interventions dans la formation des auxiliaires de vie scolaire pour traiter la question des troubles des conduites et des comportements.

Introduction : la demande d’accompagnement TCC

Lorsque vous arrivez pour la première fois dans une école pour un élève qui présente un trouble des conduites ou des comportements, vous ne connaissez rien ou presque de l’histoire qui précède.

Vous savez seulement que c’est la MDPH qui a reconnu le besoin et l’Éducation nationale qui vous nomme sur le poste. Qui dit MDPH dit handicap et compensation. Or les enfants atteints de TCC se considèrent rarement comme « handicapés ». Leurs parents voient bien les difficultés. Mais ils sont généralement réticents à les inscrire dans le champ du handicap.

En réalité, le handicap, c’est l’enseignant(e) qui le vit. C’est lui ou elle qui se plaint de la conduite d’un enfant qui perturbe, c’est-à-dire qui « trouble » littéralement la classe. Au départ du processus, le trouble et le handicap ne sont donc pas du côté de l’enfant. C’est l’école qui éprouve le besoin d’une compensation.

Avant la loi de 2005, il était possible à un enseignant de « signaler » son élève difficile à des instances chargées de traiter le handicap. Aujourd’hui, seuls les parents sont qualifiés pour déposer une demande.

On arrive de la sorte assez souvent à une situation paradoxale : l’enfant se sent très bien comme ça, les parents plus ou moins, et c’est l’équipe enseignante qui déploie beaucoup d’énergie pour les convaincre de contacter la MDPH. Dans certains cas, les parents mettent longtemps à se décider. Et même quand ils se décident, ils ne s’approprient pas forcément cette demande qu’ils ont déposée sous la pression.

Au bout de la chaîne, vous pouvez vous retrouver avec un enfant qui, lui, n’a rien demandé du tout. Vous allez lui dispenser un service qu’il perçoit non pas comme une aide, ni même un accompagnement, mais comme une entrave.

Pour travailler auprès d’un enfant qui n’a rien demandé, et dont les parents n’ont fait que céder à la pression de l’école, vous allez déployer des trésors de diplomatie…

Tout ce que vous savez de lui, c’est qu’il présente un « trouble », et que ce trouble, ce n’est pas lui qui le ressent, mais son entourage. De plus, comme on va le voir, la catégorie « troubles des conduites et des comportements » (TCC) n’est pas facile à définir.

Classification ou « Nosologie »

Il faut cependant que nous nous accordions sur un minimum. Je vous propose de partir d’une classification. De la sorte, nous délimiterons les genres.

Il existe différentes classifications, inutile de les détailler. Retenons pour l’exemple celle de la CFTMEA (Classification Française des Troubles Mentaux de l'Enfance et de L'Adolescence).

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Procédons par élimination. La classification comporte 9 chapitres :

1. Autisme et troubles psychotiques

2. Troubles névrotiques

3. Pathologies limites

4. Troubles réactionnels

5. Déficiences mentales (arriérations, débilités mentales, démences)

6. Troubles du développement et des fonctions instrumentales

7. Troubles des conduites et des comportements

8. Troubles à expression somatique

9. Variations de la normale

Les troubles des conduites et des comportements sont détaillés au chapitre 7 :

7.0 Troubles hyperkinétiques, avec ou sans troubles de l’attention.

7.1 Troubles des conduites alimentaires : anorexies, boulimies, troubles des conduites alimentaires du nourrisson et de l'enfant, troubles alimentaires du nouveau né, pica1, mérycisme2, potomanie.

7.2 Tentatives de suicide

7.3 Troubles liés à l'usage de drogues ou d'alcool

7.4 Troubles de l'angoisse de séparation

7.5 Troubles de l'identité et des conduites sexuelles

7.6 Phobies scolaires

7.7 Autres troubles caractérisés des conduites : pyromanie, kleptomanie, trichotillomanie, fugues, violence contre les personnes, conduites à risques, errance, etc.

7.8 Autres troubles des conduites et des comportements

7.9 Troubles des conduites non spécifiés

Vous voyez qu’il s’agit d’un simple catalogue de conduites. À y voir de près, c’est même franchement du bric-à-brac : quoi de commun entre la potomanie, la phobie scolaire et la violence contre les personnes ? Comment comprendre ces catégories vagues telles « autres troubles… » ou « non spécifiés » ? Un peu comme si dans une classification des gastéropodes on vous mettait les escargots, les limaces et « autres gastéropodes ». La classification s’appuie sur des faits observables qui ne disent rien de la psychologie des enfants concernés. Par exemple, que dire d’un enfant qui ingurgite tout ce qui se trouve à sa portée ? Il peut agir ainsi pour toutes sortes de raisons : provoquer l’entourage, trouver du plaisir à mettre les choses en bouche, expérimenter des sensations inédites, rechercher une automutilation, etc. Et puis cette conduite n’a pas la même signification à deux ans qu’à six ans.

1 Pica : du latin pica, la pie. Appétit morbide pour des substances non comestibles.

2 Mérycisme : du grec mêrukismos, rumination) Comportement pathologique de rumination

d'aliments d'abord déglutis, puis régurgités et mastiqués sans arrêt.

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Nous ne pouvons donc pas nous contenter du simple constat des conduites et comportements présents dans une liste. Il faut nous donner les outils d’un discernement entre le normal et le pathologique.

Entre le normal et le pathologique, une frontière floue

Homo homini lupus : « L’homme est un loup pour l’homme

On serait tenté de tracer une ligne entre les gens qui se conduisent bien et ceux qui se conduisent mal. Ce n’est pas pertinent. Pourquoi ? Pour la simple raison que nous voyons toutes sortes de gens se conduire très mal — des escrocs, des voleurs, des tortionnaires, des bureaucrates, des élus politiques, des militaires et toutes sortes d’agités — en excellente santé mentale. On peut les critiquer au regard de la morale. Mais ils ne relèvent pas du soin psychologique.

D’ailleurs, ce qu’on appelle « bonne conduite » n’est pas franchement naturel aux être humains. Je vous conseille la lecture du Malaise dans la culture de Sigmund Freud. Il faut une grande naïveté pour voir en l’homme « un être débonnaire, au cœur assoiffé d'amour ». Rien de plus naturel au contraire que la tentation « de satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain, d'exploiter son travail sans dédommagements, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l'histoire, de s'inscrire en faux contre cet adage ? »

Tout l’effort de la civilisation consiste à contenir dans des limites raisonnables « cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres ». Considérez l’énormité de cet arsenal de morales, de religions, de psychologies, etc. visant à nous imposer cet idéal vertigineux « d'aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n'est plus contraire à la nature humaine primitive ».

Critères de bon sens : fréquence, gravité, adéquation aux circonstances, âge…

Ce n’est donc pas la bonne conduite qui peut nous servir de norme. Il nous faut rechercher d’autres critères. Certains sont évidents. Une conduite problématique mais occasionnelle est normale. Une cuite de temps à autre, ce n’est pas l’alcoolisme (même si l’alcoolique est quelqu’un de convaincu qu’il ne l’est pas, qu’il prend juste une cuite de temps à autre), une colère occasionnelle, ce n’est pas la psychopathie, etc. On parlera de trouble si ça se répète trop souvent. On peut également se baser sur la gravité. Un enfant de six ans qui tape sur le dos d’un camarade qui l’embête, cela n’a rien de préoccupant. S’il le menace avec la pointe des ciseaux, on va s’inquiéter. On peut également prendre en compte le rapport entre la mauvaise conduite et les circonstances. Ce n’est pas la même chose de taper son camarade dans le cadre d’une dispute que comme ça, sans motif. On relativisera aussi les conduites selon l’âge. Des crises de colère quotidienne à deux ans, c’est normal, à six ans ça l’est moins. Des caprices à six ans, c’est normal, à quarante ans aussi !

Ces données du bon sens sont généralement suffisantes. Cependant je voudrais vous rendre attentifs à une évolution récente. Il y a moins de dix ans encore, les enfants atteints de TCC étaient accueillis soit dans des établissements appelés « Instituts de Rééducation », les I.R., soit dans des « Centres d’Observation ». Les termes de rééducation et d’observation sont certes moins violents que ceux que l’on utilisait encore auparavant : maisons de correction ou de redressement. C’est moins violent, mais cela reste centré sur la conduite de l’enfant ou du jeune. En quelque sorte, on avait du mal à savoir si ces établissements avaient pour fonction

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de soigner la personne ou de protéger la société contre leur présence indésirable. Le changement de dénomination (ce sont les mêmes établissements, avec le même personnel) vise un but : que l’on se centre sur l’enfant. Que l’évaluation s’abstraie au moins en partie des plaintes de la société pour tenter de comprendre la psychologie de l’enfant ou du jeune. Quelle signification donner à la conduite décrite ? Et la finalité du soin est plus affirmée qu’elle ne l’était avant. Mais cela suppose désormais qu’on se donne d’autres critères, ce qu’on appelle des données cliniques.

Critères cliniques (basés sur l’observation, l’écoute et l’inteprétation)

Prenons l’exemple de Pierre. Il a cinq ans. Il vient de baisser la culotte de Déborah dans les toilettes. On est tous d’accord pour dire que ce n’est pas bien. Du point de vue de la morale, il va falloir lui apprendre à respecter les filles. Il y a au minimum un travail éducatif à assurer.

Pour autant, faut-il emmener Pierre en consultation chez un psychologue ? Pour répondre à cette question, nous devons trancher non pas au regard du bien et du mal, mais du normal et du pathologique. Pour évaluer cette conduite, nous allons nous appuyer sur cinq critères : l’image de soi, la capacité d’introspection, la capacité d’empathie, le sens moral et l’ouverture au dégagement.

Image de soi

Le premier critère, c’est l’image que se fait l’enfant de lui-même. Pierre se considère-t-il déjà comme une sorte de vicelard programmé à se conduire de la sorte ? Ou bien s’agit-il, de son point de vue, d’un moment d’égarement dont il se sent capable de se ressaisir ? Au passage, vous saisissez l’importance des mots qui vont être utilisés pour lui reprocher sa conduite. Si on lui dit : « Tu es un sale petit cochon, ça commence dans les toilettes des filles et ça finit aux assises pour viol », on lui suggère une identité définitive dont il n’a aucune chance de sortir. Un destin tracé. Si, au contraire, on ne pointe que le geste — ce que tu as fait n’est pas bien — on préserve l’image qu’il a de lui-même et on lui donne des chances de s’amender.

Et s’il s’agit d’un moment d’égarement, il est peut-être capable de remonter le fil de sa petite histoire. Est-il en mesure de dire quelque chose sur ce qui a motivé son geste ? Comment une telle envie lui est-elle venue ? Qu’a-t-il éprouvé ?

Introspection

C’est ce qu’on appelle la capacité d’introspection, voir en soi-même, connaître les mouvements psychiques qui se passent en nous. C’est le second critère. Les enfants atteints de véritables troubles du comportement sont souvent comme aveugles à eux-mêmes. Ils éprouvent des sentiments, des désirs, mais sont incapables de les identifier et, a fortiori, d’en dire quelque chose. Ils sont étrangers à leur propre monde intérieur. Le fait que l’enfant se taise quand vous lui demandez ce qui lui a pris de faire la vilaine chose ne signifie pas nécessairement qu’il soit incapable d’introspection. Cela peut venir d’un sentiment de honte, surtout si vous le regardez d’un air méchant. Si l’enfant a honte, encore une fois, du point de vue psychologique, rien n’est perdu.

Récemment, la petite Laura, 10 ans, me raconte ceci : « L’autre, là, elle arrêtait pas, elle m’énervait exprès. Alors je lui ai fichu un coup de poing. Ça m’a fait du bien. C’est comme mon père quand il était en pension, il a appris à se défendre. » La conduite de Laura est inacceptable du point de vue moral et réglementaire. Mais reconnaissons que du point de vue de l’introspection, il n’y a rien à redire. Elle est capable de décrire exactement ce qu’elle a ressenti. Je note, en plus, le petit élément d’identification à son père, qui me semble également de bon pronostic. Rassurez-vous, je ne l’ai pas encouragée à recommencer, je ne vous fais part que des réflexions qui me venaient en l’écoutant.

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Dans nos examens cliniques, nous évaluons cette capacité en demandant à l’enfant de raconter librement des histoires à partir d’images. Dans une des épreuves utilisées par les psychologues cliniciens, il y en a une qui représente un enfant accoudé à une table, l’air songeur avec un violon posé devant lui. Voici deux exemples de récit. Le premier, Arthur, sept ans. « C’est un petit garçon. Il a pas envie de jouer du violon… ses parents l’obligent… Il en a marre. » Arthur prête au personnage des sentiments qui correspondent bien à ce qu’on voit sur la planche. Voici maintenant Adeline, même âge : « C'est un enfant... Ben il téléphone… J'ai rien à dire, il y a un papier et un sac, et c'est tout. Et il va au lit (rire) au dodo ! » Aucun sentiment n’est prêté au personnage, aucune vie intérieure n’est exprimée. Peut-être aussi, peut-on déceler dans le rire gêné et la dérision quelque chose de défensif. On dirait qu’Adeline s’interdit d’entrer dans son propre monde intérieur de peur d’y faire de mauvaises rencontres. Adeline est en voie d’être orientée en Itep (Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique) en raison de ses nombreuses colères démesurées et ses crises d’insolence. Entre deux crises, c’est une fillette sérieuse, trop sérieuse, qui semble se contrôler. Elle raconte ses crises comme des anecdotes qui ne la concernent pas. J’ai traité la maîtresse de pute, je lui ai donné un coup de pied. Point. Tout se passe comme si son monde intérieur était soigneusement relégué dans l’ombre et le silence, entre deux explosions.

Mieux l’enfant est au clair avec ce qui se passe en lui, mieux il est capable de sentir aussi ce qui se passe chez les autres.

Empathie

C’est ce qu’on appelle l’empathie, troisième critère. Oui, Pierre a compris que Déborah était mal à l’aise quand il lui a descendu la culotte, qu’elle a eu très peur. Ou bien ça lui échappe complètement. Se mettre à la place de l’autre. Voir dans ses expressions des analogies avec ce qu’on peut ressentir soi-même. Si Pierre est doué d’empathie, il comprend que Déborah éprouvait une peur analogue à la sienne quand Théo, Tom et Jules l’avaient serré dans un coin de la cour…

L’introspection et l’empathie sont des facultés indispensables à la vie sociale. Elles ne garantissent pas une bonne conduite. Supposons que Pierre soit conscient de l’excitation sexuelle qu’il ressent face à la nudité de Déborah. Il est donc sain au regard de notre second critère. Imaginons que de surcroît, il soit capable de se mettre à la place de sa victime. Il comprendrait qu’elle souffre, qu’elle a peur, qu’elle est impressionnée. Il le comprendrait si bien que ça ne serait pas loin de l’exciter un peu. Donc rien à redire au regard de l’empathie, notre troisième critère.

Sens moral

Vous avez deviné ce qui lui fait défaut. C’est le sens moral. Le fait qu’il trouve du plaisir à déculotter Déborah, et plus encore à l’affoler, ne suffit pas. Il faut qu’il assume cette réalité supplémentaire : ça ne se fait pas. Ce n’est pas bien. On n’a pas le droit de forcer une camarade à des jeux pareils. Nous développerons plus loin la question de la morale. Mais je vous donne tout de suite un aperçu. Quatre possibilités se présentent. Première possibilité : Pierre se fiche de la morale comme d’une guigne. Cela existe. On voit des enfants et des adultes de tous âges afficher une superbe indifférence aux conséquences de leurs actes sur les autres. Certains justifient leurs actes par des circonstances extérieures. Ce n’est pas de ma faute si Déborah portait un short échancré… Cela peut motiver une consultation chez un psychologue, lequel n’aura pas la partie facile. Seconde possibilité : Pierre s’auto accuse des pires infamies. Je suis un misérable, etc. La complaisance dans les délices du masochisme moral pourrait également motiver une consultation. Troisième possibilité : Pierre comprend que ce qu’il a fait n’est pas bien. Il promet de ne plus recommencer. Ensuite, il recommence

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ou pas, mais son cas ne relève pas, ou pas encore, de la psychologie. On reste dans le domaine éducatif. Quatrième possibilité : Pierre voulait vérifier une hypothèse scientifique relative à la différence entre les garçons et les filles. Cela ne relève ni de la psychologie, ni de l’éducation, mais de la pédagogie : ce sont des contenus du programme inscrits aux instructions officielles que Pierre est prêt à aborder.

Ouverture au dégagement

Dans ce dernier cas, contrairement à ce qu’un jugement sommaire laisserait supposer, Pierre n’est pas forcément obsédé par des histoires de culotte. Son affaire avec Déborah n’est qu’un détail dans une affaire plus vaste. Il est à la découverte du monde. Il faut donner à sa curiosité matière à satisfaction. La différence sexuelle existe chez tous les animaux sous diverses formes. On est loin d’une fixation pathologique à la pulsion. Pierre est capable de s’intéresser à autre chose. C’est notre cinquième critère, l’ouverture au dégagement. Pour juger de la normalité ou de la pathologie d’une conduite, il faut évaluer l’aptitude du sujet à se déprendre de la pulsion pour aller vers d’autres horizons.

Vous avez donc compris que les actes, conduites et comportements problématiques ne sont pas suffisants à définir le trouble. Il faut se pencher sur leur signification. La psychologie n’a pas pour finalité de protéger la société contre l’envahissement par des troubles du comportement. Sa mission est de donner la parole à ceux dont la société se plaint à tort ou à raison afin de leur apporter une aide si nécessaire. Il s’agit de comprendre ce qui motive ces conduites problématiques, indésirables, pathologiques ou immorales.

Étiologies : « D’où ça vient ? »

La notion de « cause »

On nous demande souvent si le problème d’un enfant provient de causes précises. Par exemple, si l’enfant est violent, est-ce de naissance ? Est-ce héréditaire ? Et si c’est héréditaire, de qui ça vient ? Ou alors, vous ne croyez pas que c’est l’éducation ? La démission des parents, le laxisme, etc. ?

Ce genre de question m’embarrasse toujours car dans le domaine de la psychologie, la notion de « cause » est très complexe.

Une cause, c’est une chose qui en entraîne nécessairement une autre. Par exemple, vous jouez au croquet. La façon dont votre maillet frappe la boule sera cause de la direction qu’elle prend et de sa vitesse. Mais supposons que vous jouiez au croquet sous l’eau. Avec les courants, les tourbillons, etc. ça devient déjà plus complexe. Donc si par exemple vous pensez que c’est l’éducation que reçoit l’enfant dans sa famille qui détermine sa bonne conduite ou ses troubles à l’école, reconnaissez tout de même que cette cause n’agit jamais seule.

Maintenant, remplacez le maillet par un flamant rose et la boule par un hérisson. Vous connaissez cet épisode d’Alice au pays des merveilles où la reine de cœur impose ce jeu débile à toute sa cour. Il est évident que votre façon de manier le flamant rose aura des effets sur le hérisson. Mais quels effets ? Difficile à prévoir.

Moi, cette image d’Alice me fait penser aux mamans d’enfants atteints de TCC. C’est exactement ce qu’elles vivent quand elles viennent voir les enseignants qui leur reprochent l’inconduite de leur enfant. Il a encore fait ceci, ou cela. Implicitement, la mère est tenue responsable. Si elle lui avait donné une bonne éducation, son gamin saurait se conduire. Si

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elle avait serré plus fermement son flamant rose et tenu son hérisson à l’œil, il n’aurait pas baissé la culotte de Déborah dans les toilettes.

Les TCC sont une épreuve souvent terrible pour les parents, essentiellement les mères, qui se démènent comme elles peuvent. Consultations spécialisées, démarches administratives, réunions de toutes sortes, etc. Que récoltent-elles comme reconnaissance ? Peu de choses, comme si c’était normal. Celles qui sont épargnées par les remarques blessantes peuvent s’estimer contentes. Or il s’agit d’un travail énorme qui suppose de l’énergie, du temps, de l’intelligence et de la sensibilité. Ce travail social est totalement ignoré.

Donc, je ne voulais pas aborder la question des « causes » sans cette précaution. Il n’y a jamais, dans ce domaine, de cause univoque. Une même cause peut produire des effets différents. Un même effet peut résulter de causes différentes. On ne peut ni prévoir ni expliquer le trajet du hérisson à partir des mouvements d’Alice.

Nous allons évoquer trois séries de causes. Les causes primaires sont celles qui sont présentes avant ou pendant la naissance. Les causes secondaires sont celles qui apparaissent plus tard. Les causes occasionnelles sont celles qui peuvent entraîner un trouble temporaire des conduites et des comportements.

Causes primaires

Causes génétiques, héréditaires et congénitales

Comme vous le savez, dès la fécondation de l’ovule par un spermatozoïde, le bagage génétique de l’individu est constitué. La question est de savoir si dès la fécondation peuvent se déterminer des causes de TCC. Le trouble est-il programmé dans l’ADN ? La réponse est, comme précédemment, à la fois oui et non. À la fois oui, car certaines malformations cérébrales, même légères, et certains déséquilibres endocriniens ont des répercussions sur la conduite ultérieure de l’individu à naître. Et à la fois non, car en grandissant l’individu va vivre des expériences de nature à aggraver ou amoindrir le trouble.

Je vais vous donner un exemple parmi d’autres. On appelle ça le Syndrome de Brunner, du nom de celui qui l’a mis en évidence en 1993. Sa découverte fut la suivante. Il y avait, aux Pays-Bas, une famille tristement connue. La plupart des hommes, exactement 14 d’entre eux, — aucune femme, notez bien — y étaient décrits comme agressifs, violents, instables et insomniaques. Ils ne supportaient pas la moindre frustration ou contradiction. Ils étaient capables de foncer comme des bêtes dans une bagarre, ou paniquer pour n’importe quoi. Une partie d’entre eux s’était rendue tristement célèbre par des conduites de viol, pyromanie et exhibitionnisme. Enfin, ces tristes sires présentaient tous des QI nettement inférieurs à la moyenne. Certes, on trouve des gens comme ça dans toutes les familles, même les meilleures. Mais Brunner se demandait pourquoi justement, dans cette famille hollandaise on en trouvait un si grand nombre. Il constate alors chez tous ces individus un déficit d’une molécule appelée « Mono Amine Oxydase » (MAO). De plus, il découvre que ce déficit est causé par la mutation d’un gène présent sur le chromosome X. C’est ainsi qu’on pouvait expliquer l’absence du syndrome chez les femmes. Mais elles pouvaient cependant le transmettre de mère à fils par le chromosome X.

Je vous cite cet exemple parce qu’il est spectaculaire et rarissime. Même chez les animaux, on ne trouve pas de transmission génétique ou héréditaire du caractère ou du comportement aussi limpide. Pourquoi ? Toujours pour les mêmes raisons : ces facteurs n’agissent jamais seuls. Ils entrent en interaction avec d’autres facteurs qui auront pour effet d’en augmenter ou d’en amoindrir les effets.

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Dans cette famille hollandaise de Brunner, certes, les sujets mâles sont désavantagés par l’hérédité. Mais en plus de ça, ils vivent ensemble. Vous imaginez la vie d’un garçon qui naît dans ce milieu. Le père, les frères et les oncles complètement déjantés. Même si le petit garçon est épargné par l’hérédité, ce n’est pas anodin de vivre parmi une bande de brutes. A contrario, si pour une raison quelconque, il est élevé dans une autre famille, personne ne sait de quelle façon s’exprimera son hérédité.

Causes somatiques

On peut appliquer le même raisonnement par rapport à des causes dites « somatiques » c’est-à-dire liées au corps, à l’organisme, le système nerveux.

Nous n’allons pas épuiser le sujet, nous raisonnerons juste sur un exemple, à savoir l’épilepsie. Un grand nombre d’enfants atteints de TCC sont épileptiques. Mais tous les épileptiques, loin s’en faut, ne sont pas atteints de TCC. Et même si l’enfant atteint de TCC est épileptique, ça n’a pas forcément de rapport.

Quoi qu’il en soit, on a pu observer quelques corrélations. Certains épileptiques deviennent agressifs juste avant de faire une crise, c’est ce qu’on appelle « agression prémonitoire ». D’autres le sont pendant la crise (agression ictale), d’autre encore après la crise (agression péri-ictale), d’autres enfin entre deux crises (agressions intercritiques). Le lien avec l’épilepsie existe donc bel et bien. Par contre il est très difficile de savoir quelle est la nature de ce lien. Est-ce le désordre électrique du cerveau qui détermine l’agressivité ? Ou est-ce un moment de colère qui influence l’activité électrique du cerveau ? Ou bien s’agit-il d’une lésion cérébrale ayant des conséquences à la fois sur l’activité électrique du cerveau et sur le comportement ? Ou encore, s’agit-il d’un effet des médicaments antiépileptiques ?

Reconnaissez que la question est complexe et inépuisable. Retenons donc simplement ceci : même si la science poursuit inexorablement ses avancées, abstenons-nous de toute conclusion hâtive quant à l’origine génétique, héréditaire ou somatique d’un TCC. Les causes primaires ne programment pas une conduite donnée, mais des prédispositions plus ou moins sensibles à l’éducation et au soin.

Causes secondaires

Et quand bien même on arrive à déceler de telles causes, chaque individu va vivre sa propre histoire, dans un milieu plus ou moins favorable, parsemé d’événements heureux et malheureux qui tous influent sur son caractère et, par conséquent, ses conduites.

Traumatismes

Certains de ces événements peuvent avoir un effet traumatisant. Les traumatismes se produisent toujours en deux temps. Le premier temps, c’est un événement pas forcément catastrophique, mais qui provoque une blessure psychique. Dans le cas des névroses, il s’agit le plus souvent d’une excitation sexuelle trop forte que l’enfant n’a pas les moyens de contenir. Mais cela peut consister en une simple vexation à un moment de vulnérabilité. Le second temps, qu’on appelle « après-coup » consiste en un événement plus tardif qui réactive le précédent. L’un des symptômes les plus courants consiste en une « hypermnésie », une impossibilité de dégager le traumatisme de sa mémoire.

Ambre a dix ans. Elle est arrivée dans cette école l’année précédente pour redoubler le CE1. Cette année, au CE2, elle vomit tous les matins avant la classe et revient généralement en larmes. Pendant les vacances, tout va bien. Alors qu’elle avait cinq ans, elle a entendu la maîtresse dire à sa mère : « Votre fille, vous savez, elle ne deviendra jamais médecin. » Cette remarque avait blessé la mère et l’enfant qui ont eu du mal à digérer. Cette année, Ambre est

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en butte aux moqueries de certains camarades qui la traitent de redoublante (on se demande d’ailleurs par quelles indiscrétions ils le savent). Ces moqueries sont vécues comme la répétition quotidienne de la première humiliation subie en maternelle.

Quand on parle de traumatisme, on a toujours en tête la notion de victime — Ambre est victime de ses camarades et d’une maîtresse malveillante — victime d’une agression, d’une catastrophe, d’une violence, etc. Or l’on oublie trop facilement qu’un agresseur peut lui-même, la première fois qu’il commet un acte grave, s’en trouver traumatisé lui-même. Se découvrir capable d’une horreur constitue une grave atteinte de l’image qu’on se fait de soi. Quand un petit enfant commet une bêtise, il convient certes de le gronder, voire de le punir. Mais il faudrait éviter d’en faire trop. Car si la sanction revêt un caractère traumatisant, elle peut déclencher le besoin compulsif de recommencer indéfiniment l’acte incriminé.

Les traumatismes engendrent toutes sortes de pathologies, notamment les angoisses et surtout les dépressions.

Dépression et réactions hypomaniaques

Chez l’adulte, on repère facilement la dépression à des signes de tristesse et de lassitude extrêmes. L’adulte déprimé exprime une faible estime de soi et un retrait du monde. Plus rien ne l’intéresse, il rentre dans sa coquille.

On a du mal à imaginer que les enfants et adolescents puissent traverser de tels états. On a d’autant plus de mal à le concevoir que les signes ne sont généralement pas les mêmes que chez l’adulte. Chez l’adolescent, la dépression se traduit souvent par des conduites pathologiques. Les fugues, les vols, les conduites addictives, les passages à l’acte agressifs ou suicidaires, etc. peuvent servir de défense contre la dépression. Ils procurent une certaine excitation qui apaise la souffrance. Ils peuvent également avoir une valeur relationnelle, comme ces fameux « appels au secours ».

J'ai souvent observé chez des enfants qui vivent une situation difficile — par exemple une période de deuil — des signes d'exubérance, de vantardise, d'agitation et d'instabilité. Ces signes trompent l'entourage qui les interprète soit comme une joie de vivre, soit comme des inconduites à corriger. Or il s'agit, souvent d'une défense contre la dépression et l'angoisse qu'il faut prendre au sérieux.

Lorsque dans une famille un événement tragique survient, tout le monde va vivre une période de deuil. Le problème que rencontrent beaucoup d’enfants, c’est que dans cette période l’entourage adulte leur prête moins d’attention. Ils vivent le malheur d’une façon à eux, dans la solitude. Souvent, ils s’interdisent d’importuner les grandes personnes par des larmes et des pleurs. Les conduites exubérantes peuvent alors servir à tromper l’entourage, voire le rassurer.

Enfin, on cherche souvent l’explication de la conduite chez l’enfant. Or il n’est pas rare, concernant les enfants difficiles, de constater que leurs parents vont mal. Une réaction banale des enfants lorsque leur maman déprime, c’est de la provoquer, de l’énerver, lui désobéir, voire franchement l’agresser. Pendant que la maman est énervée, elle est moins abattue, elle reprend du poil de la bête. Au lieu de pleurer dans son coin, elle crie, elle menace, elle tape parfois, mais à tout prendre, c’est mieux que de la voir prostrée dans un lit ou un fauteuil les yeux dans le vague.

Facteurs éducatifs

De façon générale, l’analyse des conduites et des comportements d’un enfant est inséparable du milieu familial ou institutionnel. C’est une question de bon sens.

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Je ne vous apprendrai rien de neuf. Les enfants qui vivent dans un cadre à la fois souple, contenant et rassurant ont tendance à se conduire plutôt bien. Quand le cadre est imprévisible, sans limites, sans règles autres que l’humeur des parents, etc. les enfants se conduisent plutôt mal. Vous trouverez ça dans les magazines de vos salles d’attente préférées, avec des conseils pratiques et des avis d’expert.

Dans la réalité, l’éducation ne consiste pas à définir des principes pour ensuite les mettre en application. — Tiens, et si je donnais une éducation stricte à mon gamin ? Oh, non, moi je préfère le laxisme… — Les parents font face à la croissance de leurs enfants avec les moyens du bord. Ils se dépatouillent, ils bricolent avec plus ou moins de bonheur.

Du point de vue sociologique les TCC n’épargnent aucun milieu social. Pourtant, certains milieux sont plus concernés que d’autres. Est-ce un hasard ?

Facteurs sociaux et économiques

Je ne dispose pas de chiffres précis. Mais comme par hasard dans certains quartiers et certaines écoles on trouve plus de TCC que dans d’autres. Ces inégalités s’expliquent par un grand nombre de facteurs. Quelle que soit l’éducation qu’on reçoit, il n’est pas indifférent de vivre à quatre dans un deux-pièces que dans une grande maison. Certains enfants passent des journées éprouvantes, levés tôt le matin, de nourrice en périscolaire, en passant par l’école et la cantine. D’autres, retirés de leur famille pour des raisons souvent traumatisantes se retrouvent 24h/24 en collectivité.

Bref, il n’est pas nécessaire d’élaborer de grands modèles neurologiques pour comprendre que certains enfants sont exténués par leurs conditions d’existence. Leur comportement est à l’image d’un mal-être plus général.

On peut d’ailleurs se poser des questions sur une société qui ne répond à ce mal-être que par la voie psychiatrique. Ne serait-il pas de la responsabilité des pouvoirs publics de se pencher sur la réalité vécue par les enfants de façon concrète et matérielle ?

La tendance à « psychiatriser » les troubles de la conduite fait l’impasse sur les conditions matérielles. Elle fige l’enfant dans une identité pathologique. Il est important de saisir aussi les dynamiques de changement.

Causes occasionnelles

En effet, certaines conduites problématiques peuvent se rapporter à des circonstances provisoires liées à l’environnement.

Conduites antisociales (Winnicott)

Le pédiatre, psychiatre et psychanalyste anglais Donald Woods Winnicott décrit une « tendance antisociale » qui se traduit par toutes sortes de conduites parfois spectaculaires : mensonges, vols, destructions, gloutonnerie, énurésie, etc.

Cette tendance antisociale s’observe chez des enfants qui, jusque là, présentaient un bon développement. Voilà que soudain cela tourne mal. Il convient alors de repérer ce qui dans l’environnement de l’enfant s’est modifié.

Il peut s’agir d’un déménagement, une naissance, un changement dans les rythmes quotidiens… quelque chose se brise dans une situation jusqu’ici plutôt satisfaisante.

La conduite antisociale attire l’attention de l’entourage. Elle l’oblige à prendre en compte le malaise de l’enfant.

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Winnicott distingue nettement cette tendance des conduites plus pathologiques qu’on observe chez des enfants carencés. La tendance antisociale exprime non pas une privation, mais une déprivation. C’est l’histoire d’un enfant riche devenu pauvre.

La conduite antisociale exprime de la part de l’enfant l’espoir qu’il sera entendu. Les réponses à lui apporter sont banales. Elles consistent d’abord en paroles apaisantes : « Oui, mon loup, on a bien entendu que ça ne va pas fort pour toi en ce moment… » Ensuite, il faut considérer que les objets qu’il vole ou qu’il dégrade n’ont pas de valeur en soi. Ce sont des substituts qui servent à dire qu’il a perdu autre chose de plus important. Enfin, il reste à le chouchouter et le bichonner, le temps qu’il retrouve sa joie de vivre.

Vous comprenez l’importance des réponses adressées à un enfant réduit à s’exprimer par la voie des conduites antisociales. Car, enfin, jusqu’ici, tout lui donnait à penser que c’est bien de grandir. Et voilà que quelque chose se brise dans le fil du temps. Grandir devient une calamité.

Régressions et fixations infantiles

Grandir n’est pas qu’une affaire de taille et de poids. La croissance psychique des enfants passe par différents stades. Dans les moments difficiles, les enfants peuvent reprendre des conduites habituelles à un âge plus précoce. Cela peut consister à reprendre le biberon ou la totoche alors qu’on s’en était déshabitué depuis des mois. Cela peut consister à refaire pipi au lit alors qu’on avait acquis la propreté depuis des années.

On appelle « régression » ce retour à des conduites propres à un âge plus jeune. On appelle « fixation » l’impossibilité pour l’enfant de passer d’un stade à l’autre. Cela peut se traduire par des difficultés comportementales. Les régressions et les fixations remplissent différentes fonctions. Elles peuvent servir à retrouver des plaisirs perdus à des moments de traumatisme ou de frustration excessive. Elles peuvent également servir à attirer l’attention.

On a vu que les causes n’agissent jamais seules. Mais de plus, vous ne pouvez rien prédire à partir d’une cause que vous auriez repérée. Une même cause (par exemple un traumatisme) peut entraîner des effets très variés. Inversement, une même conduite peut s’expliquer par des causes très diverses. La prudence est de règle dans les interprétations.

Vous remarquerez que jusqu’ici nous recherchons des causes, comme l’on rechercherait les origines d’une maladie. Or une conduite et un comportement, même extrêmement pathologique, ce n’est jamais tout à fait involontaire. Il entre dans l’affaire, de façon variable, une part de décision chez l’enfant. Il peut soit laisser libre cours à sa conduite — je tire les cheveux de Déborah, elle m’a trop gonflé quand elle m’a cafté à la maîtresse — soit la suspendre au moins provisoirement ou en partie.

Il faut donc nous demander quels sont les facteurs qui entrent en jeu dans la décision que prend l’enfant de se conduire d’une certaine façon, ou de se retenir. Dans quelle mesure l’enfant est-il conscient du mécontentement voire des dommages qu’il cause ? Et s’il est conscient, sera-t-il plutôt enclin à en faire moins ou à en faire plus ? Dans presque tous les cas, le problème qui se pose est celui de donner libre cours à son agressivité, de l’inhiber ou de la retourner contre soi.

Ensuite, cette agressivité, il sait bien qu’il ne peut pas la laisser indéfiniment déferler. Il faut bien des barrières. À quel moment faut-il les respecter ou les renverser ? Parmi ces barrières, il en est une omniprésente qu’on appelle la morale.

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Nous allons donc creuser un peu la question de l’agressivité, puis de sa régulation par le sens moral.

Considérations sur l’agressivité

On appelle agressivité toute disposition de l’esprit qui prépare à une attaque. Ce n’est pas forcément physique. Il s’agit essentiellement du besoin de produire un effet brusque sur les autres. Un adolescent qui se scarifie en public ne fait de mal qu’à lui-même. Mais il peut entrer dans son geste une intention de frapper l’attention de manière agressive.

L’agressivité n’est pas donc pas la violence. Il est en effet toujours possible de retenir son geste, voire de le retourner contre soi. Inversement, il peut exister de la violence sans agressivité. Par exemple vous pouvez très bien dératiser votre cave sans éprouver le moindre sentiment de haine ni de pitié pour les bêtes que vous exterminez. Et pourtant, reconnaissez que vous exercez envers ces pauvres bêtes une violence inqualifiable.

L’agressivité est présente dans tous les organismes vivants. Elle remplit des fonctions vitales de conquête du territoire, de défense et de prédation. Notre cerveau, dans ses couches les plus profondes, est identique à celui d’une grenouille ou d’un lézard. Il assure exactement les mêmes fonctions nécessaires à notre survie.

L’instinct violent fondamental

On trouve, à la racine de l’agressivité, quelque chose de plus fruste encore que le psychiatre Bergeret qualifie d’instinct violent fondamental. Il s’agit d’une violence élémentaire sans haine ni amour. Elle consiste à détruire ce qui se trouve sur notre chemin sans discernement. J’observais récemment dans sa classe le petit Mathéo âgé de quatre ans qui, sans raison, tendait ses bras en avant et serrait les poings pour frapper les enfants se trouvant à sa portée.

J’ai d’abord interprété cette conduite comme relevant de la violence fondamentale. Il me semblait que Mathéo se réduisait à une machine brute. Une sorte de pur mécanisme qui frappe là où il y a quelque chose à frapper. Et puis, sa maîtresse m’a fait remarquer ceci : « En fait, regarde bien, Mathéo ne frappe pas à l’aveuglette. Il cogne exclusivement sur les filles. »

L’agressivité est sélective

C’est ce qui fait la différence entre la violence fondamentale et l’agressivité. La conduite agressive choisit sa cible. Et ce choix n’est pas motivé que par la haine. Il entre dans sa composition une dose d’amour. Si Mathéo cogne de préférence sur les filles, ce n’est pas une simple lâcheté. Il est assez fort pour terrasser tous les garçons de la classe. Il cogne sur les filles parce que, en attendant mieux, cogner sur une fille, c’est plus intéressant que de cogner sur un garçon. La violence est aveugle, l’agressivité est sélective. L’enfant agressif éprouve des sentiments — mitigés, certes, mais des sentiments — pour les personnes auxquelles il s’attaque.

Les pulsions sadiques

Par la suite, l’enfant découvre que l’exercice de son agressivité est source d’un certain plaisir. Vous connaissez le nom de ce plaisir : le sadisme. Oui, très tôt les enfants font cette expérience troublante : faire souffrir les autres est jouissif. On a quelque mal à l’admettre. On voudrait que les enfants soient des anges de pureté. Il n’en est rien. Sigmund Freud les qualifiait de « pervers sexuels polymorphes ». Cela commence très tôt, chez les bébés. Dès que poussent leurs premières dents, ils éprouvent du plaisir à s’attaquer au sein maternel, avec l’idée de le couper en morceaux. Cela se poursuit entre un et deux ans avec le pouvoir qu’exerce sa majesté le bébé d’expulser ou de retenir les selles. Mais surtout, du haut de son

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trône, ou de son modeste pot, il découvre que, ce faisant, il produit un effet sur son entourage. On le félicite, pour avoir fait caca sur commande. Ou on le blâme parce que ça sent mauvais, parce qu’il a tout sali.

Aux alentours de deux ans, les enfants sont à la fois très charmants et insupportables. Leurs pulsions sadiques les rendent tyranniques. Avez-vous déjà fait l’expérience de tenir tête frontalement à un enfant de deux ans qui a décidé, littéralement et vulgairement parlant, de faire chier ? Aucun adulte n’arrive à la cheville d’un enfant de deux ans en matière de sadisme. Nos pulsions sont érodées par l’éducation, le sens moral, la civilisation et la peur des représailles. Chez ces petits salopards, elles s’exercent à chaud, sans retenue.

Origines de l’agressivité

Mais revenons aux origines de l’agressivité. Elle est présente dans les stades précoces du développement de l’enfant. L’agressivité vise les personnes les plus proches de son entourage. Elle remplit plusieurs fonctions. D’abord, elle sert d’exutoire à la frustration. Très tôt, le nourrisson est capable de ressentir contre sa mère une haine féroce. Cela se produit chaque fois qu’il éprouve quelque insatisfaction. Le bébé rend sa mère — ou toute personne chargée de ses soins — directement responsable des douleurs de la faim, de la soif ou des maladies dont il souffre. De puissantes pulsions destructrices émergent alors. Observez un bébé en crise de pleurs : l’on est impressionné du caractère extrême des manifestations émotives. C’est que dans son jeune âge il ne dispose pas encore des ressources nécessaires à contenir son excitation dans des limites supportables.

Par la suite, l’agressivité se différencie. L’enfant peut haïr le parent de même sexe en tant que rival dans l’amour du parent de sexe opposé. D’autres haines, tout aussi cruelles, vont se porter contre les frères et sœurs. Dans l’esprit du très jeune enfant, les rapports humains sont essentiellement des rapports d’agression. Il développe sur ce thème une activité fantasmatique intense. Il associera les actes agressifs à des interrogations sur la façon dont les enfants viennent au monde. Dans son jeune esprit, il imagine les adultes si puissants qui l’entourent se livrer en cachette aux pires horreurs. Et si papa et maman se cachent, c’est qu’ils en font de belles…

À défaut de connaître la vérité sur la façon dont les enfants viennent au monde, il échafaudera ses propres théories. Il établira des associations d’idées personnelles entre ces pulsions agressives et l’activité procréatrice des adultes.

Maintenant, mettez-vous à la place du petit bonhomme ou de la petite bonne femme en proie à des sentiments agressifs envers les personnes les plus précieuses de son existence : sa mère, son père, ses frères et sœurs. C’est lourd à porter. Comment se dépatouiller d’un désir qui pousse à détruire ce qu’on aime ?

C’est là que se constitue très tôt la nécessité d’une morale. Cette morale ne consiste pas en leçons et préceptes. Elle s’impose à l’enfant comme un problème crucial. Il s’agit de protéger les autres contre lui-même. Il s’agit également de se protéger contre les retours de manivelles de ses propres pulsions. Cet instinct de survie est au fondement du sens moral

Le sens moral et ses déviances

Le sens moral conscient : Jiminy Cricket

Dans la vie courante, il nous arrive d’hésiter entre deux conduites. Une conduite vertueuse mais sans joie. L’autre vicieuse mais tentante. Nous sommes alors la proie de dilemmes. En général, nous en sommes conscients, ou nous croyons l’être. Dans les traditions religieuses et les livres d’enfant, cette force morale est représentée sous les traits d’un ange gardien qui

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s’interpose entre nous et quelque démon tentateur. Voyez ici, le chien Milou partagé entre deux forces. L’ange lui prescrit la sobriété, le démon l’induit en tentation. Dans Pinocchio, cette force morale est incarnée par le grillon Jiminy Cricket. Ce personnage sympathique et énervant prend place dans le cœur de l’enfant pour l’encourager au bien et le détourner du mal. À l’âge adulte, le débat moral s’aligne sur la raison et la Loi, c’est du moins ce que nous croyons.

Mike, cinq ans, GS maternelle. Il aime venir à l’école. Il y a de quoi. Voyez : son réseau de copains, sous ses ordres, impose sa loi dans la cour. Il a mis les maîtresses dans sa poche. Il est puissant. Mais voici venir Ilana. Une peste. Une saleté. D’un battement de cils, elle te retourne la situation. Elle t’embrouille les maîtresses comme rien. Quelques insinuations bien placées, et Mike tombe de son piédestal.

Dans les tragédies, nous voyons le héros déchiré entre deux choix. Rodrigue doit-il tuer Don Gomès pour venger son père ou l’épargner par amour pour Chimène ? Dans la Traviata, l’héroïne reçoit la visite du père de son fiancé Alfredo qui lui demande de mettre fin à cette relation qui ternit l’honneur de sa famille et fait obstacle au mariage de la sœur, etc. Don José est partagé entre sa fidélité à la douce Micaela et sa passion sulfureuse pour une Bohémienne, la Carmencita. Dans ces situations, le héros est conscient de ce qui lui arrive, il le déclame, il le chante. Les autres personnages qui ont tout compris y vont de leurs commentaires. Les violons, les cuivres et les timbales guident vos émotions. Et le héros se contorsionne sur la scène pour asséner sa vérité au spectateur indifférent ou distrait. Pareillement, Mike est déchiré entre l’envie de régler son compte à cette peste d’Ilana qui lui a pourri la récré et la crainte de l’engueulade qui en résulterait s’il allait au bout de son idée. Le Jiminy Cricket tapi au fond du cœur de Mike réussira-t-il à le convaincre de n’en rien faire ?

Il existe un trouble des conduites et des comportements que l’on appelle « psychopathie ». Ce trouble apparaît à l’adolescence et peut se poursuivre à l’âge adulte. Il se caractérise précisément par une absence apparente de tout sens moral. Le psychopathe est capable des pires actes de délinquance et d’agression sans manifester la moindre culpabilité.

Petite remarque en passant. Le sens moral n’a pas seulement une fonction régulatrice. Il est source de toutes sortes de plaisirs. Plaisir de transgresser, — tant de choses ne sont intéressantes que parce qu’elles sont interdites — ou, au contraire, de se conformer de façon stricte à la loi, devenir un parangon de vertu. Plaisir aussi de dénoncer, s’offusquer — voyez avec quelle délectation les enfants jouent à être scandalisés : « On n’a pas le droit ! ». À l’âge adulte, vous trouvez ces personnages toujours prompts à vous rappeler une règle morale.

Tout cela est déjà très compliqué. Mais au moins c’est transparent. Tout est donné à voir. Les enjeux sont intelligibles à notre conscience.

Le sens moral à notre insu : le « Surmoi » œdipien

Mais certaines tragédies font exception à cette règle de transparence. Prenez Œdipe, roi de Thèbes, à la fois glorieux parce qu’il a débarrassé la ville du Sphynx — et pitoyable car il ignore tout de sa propre vie. C’est à son insu qu’il a tué son père. C’est à son insu qu’il a épousé sa propre mère. Il est tombé dans tous les pièges en s’efforçant de ne surtout pas tuer son père et surtout pas épouser sa mère. À force de ne surtout pas faire d’enfant adultérin à sa jolie maman, il va lui en faire quatre, Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène. Et l’histoire finit très mal, car découvrant la vérité, il se crèvera les yeux.

La psychanalyse s’inspire de ce drame qui exprime deux vérités. La première, c’est que nous sommes ignorants d’une grande part des sentiments, désirs, pensées et même souvenirs qui sont en nous. Nous sommes prêts à nous crever les yeux, tel Œdipe, plutôt que de les assumer. La seconde, c’est que nous conservons quelque chose du désir infantile qui nous poussait vers

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le parent du sexe opposé et nous faisait désirer la mort de l’autre. Ce que nous en conservons est inconscient, et continue d’agir en nous à notre insu. Ce qu’on appelle complexe d’Œdipe se joue dans la petite enfance, mais laisse des traces inconscientes tout au long de la vie.

Les processus psychiques qui nous agitent sont pour la plupart inaccessibles à notre vie consciente. Il existe en nous-mêmes une instance morale d’interdiction et de prescription à laquelle la psychanalyse donne le nom de Surmoi. L’activité du Surmoi est essentiellement inconsciente. Le Surmoi est une sorte de Jiminy Cricket. Mais contrairement au brave personnage de Disney, vous ne le verrez pas faire des moulinets avec son parapluie au grand jour. Il agit dans l’ombre. Il nous guide à notre insu.

Tout irait bien si le Surmoi se contentait de faire un peu le flic pour mettre de l’ordre. Le problème, c’est qu’il pose également ses propres exigences qui peuvent différer de la loi commune. Je vous conseille d’y penser lorsque vous observez certains enfants dont la conduite pathologique semble dirigée par une sorte de force intérieure qui les domine. On dirait qu’ils obéissent aux ordres d’un personnage mystérieux qui leur impose sa volonté. Un conspirateur animé d’intentions occultes. Un Jiminy Cricket masqué qui invente d’autres lois que celles de la société.

Le refoulement et le retour du refoulé

Le Surmoi sert à réfréner le désir du garçon pour sa mère et le désir de la fille pour son père. Il réfrène également l’agressivité qui pousse l’enfant à faire du mal à ses rivaux bien-aimés. Mais le Surmoi en fait toujours un peu trop. En effet, il ne retient pas seulement les actes. Plus qu’un flic, le Surmoi est un censeur qui barre à la conscience l’accès des sentiments et des pensées associées au sexe et à l’agressivité.

Ce mécanisme porte un nom : le refoulement. Là encore, tout irait bien si le refoulement pouvait faire simplement disparaître les éléments gênants de notre vie psychique. Le problème, c’est que le refoulé revient à la charge. Il insiste, il veut vaincre la barrière. Freud comparait les éléments psychiques refoulés à des étudiants chahuteurs que le professeur aurait chassés de l’amphithéâtre et qui continueraient de tambouriner à la porte en criant dans le couloir.

Mais dans la vie psychique, c’est encore pire. Car les éléments refoulés font surface sous des formes méconnaissables. Ils reviennent sous la forme de rêves, de cauchemars, de symptômes et surtout — et nous revoilà dans le vif de notre sujet — sous la forme de conduites et de comportements pathologiques. Encoprésie, énurésie, trichotillomanie, onychophagie, difficultés scolaires, bégaiements, agitation, inhibition, etc. Parfois, l’élément refoulé se déguise en son contraire. Voyez cette adorable puce si pleine de sollicitude pour son petit frère. Comment se fait-il que cinq secondes exactement après que le photographe a tourné le dos on retrouve le petit par terre avec une bosse ? Pourtant, elle a fait tout ce qu’elle pouvait la sœurette pour ne surtout pas le faire tomber sur le carrelage, parce qu’elle sait que ça lui ferait mal, qu’il pourrait même se fracasser en mille morceaux et que ce serait horrible si son petit frère mourait, son petit frère a qui elle a si bien pardonné d’avoir pris sa place dans le cœur de maman.

Le Surmoi en demande toujours plus

Cette fillette a toujours été extrêmement sage. Elle aide sa maman dans les tâches quotidiennes. Elle travaille bien à l’école, c’est un modèle de discipline. Quand un de ses camarades bavarde, elle le rappelle à l’ordre. Malgré cela, on la sent crispée, peu naturelle. À son écoute, on découvre qu’elle se sent toujours coupable de quelque chose. En fait, plus sa conduite est exemplaire, plus elle voudrait la perfectionner encore. C’est une des

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caractéristiques du Surmoi : plus vous lui en donnez, en matière de vertu et d’exemplarité, et plus il vous en redemande. Il vous torture par un moyen irrésistible : le sentiment de culpabilité. En principe, le sentiment de culpabilité nous retient de nous conduire comme des monstres, il dissuade les loups que nous sommes pour les autres hommes, d’aller au bout de notre appétits sanguinaires. Mais la psychanalyse met en évidence un fait étrange : en réalité le sentiment de culpabilité taraude plus cruellement les gens qui se conduisent bien que ceux qui se conduisent mal. Cette culpabilité est au fondement de certaines névroses où le sujet retourne contre lui-même toute l’agressivité que son désir porterait à l’encontre d’autres personnes. Vous me direz qu’il est rare qu’on fasse appel à un AVS pour des enfants qui se conduisent trop bien. Et pourtant…

Avant d’aller encore plus loin dans l’horreur, reprenons le souffle et récapitulons. Le sentiment moral se présente sous deux couches. Au niveau conscient, première couche, ce sont nos délibérations rationnelles entre le désir et la loi. Chacun se débrouille comme il peut en respectant, en contournant ou en transgressant les interdits. Au niveau inconscient, deuxième couche, c’est l’instance du Surmoi qui agit en nous comme un flic, un petit chef et un censeur, voire comme un gourou qui en demande toujours plus. Il impose ses volontés au nom de la morale. Il prétend nous protéger contre les vieux démons que le complexe d’Œdipe nous laisse en héritage. Et au passage, il nous cause des misères puisqu’il nous rend aveugles à nos propres désirs qui refont surface sous des formes incontrôlables.

Le monde du nourrisson

Maintenant, poursuivons notre plongée dans l’horreur. Pour cela, essayons de comprendre l’univers du nourrisson aux âges les plus précoces. Le monde du nourrisson se structure d’une façon différente de la nôtre. Nous, normalement, à moins d’être un peu schizophrènes, nous distinguons sans peine un monde intérieur et un monde extérieur séparés par une barrière, la peau. Nous sommes également capables de distinguer ce qui est bon, c’est-à-dire agréable, de ce qui est mauvais, non pas au sens moral, mais au sens du déplaisir, du désagrément, du manque ou de la douleur. Le nourrisson ne fait pas les mêmes distinctions. Son univers se compose d’abord de choses agréables qui tournent autour du plaisir de manger, boire, éprouver la satiété et se faire dorloter. Il se compose ensuite de choses désagréables : la faim, la soif, et toutes sortes de douleurs et picotements. La première distinction n’est donc pas entre le dedans et le dehors, mais entre le bon et le mauvais. Ensuite, il considérera que le bon, c’est lui, ça se passe en dedans, même si ça vient de dehors. Le sein maternel, par exemple, ça lui appartient parce que c’est bon, ça fait partie de lui. La sensation de faim, au contraire, ce n’est pas lui, ça vient du dehors, et ça le menace.

Ainsi va le monde du nourrisson. Ne soyons pas trop condescendants avec lui. Car nous, adultes sains et cultivés, lui ressemblons parfois. Lorsque nous avons faim, par exemple, nous savons que cette sensation désagréable nous vient du dedans. C’est l’hypoglycémie de notre sang et l’amertume de nos sucs gastriques qui nous indisposent. Alors, pourquoi faisons-nous passer notre mauvaise humeur sur nos enfants, nos conjoints et nos collègues qui ne nous ont rien fait ?

Mais nous avons les moyens de nous ressaisir. Le nourrisson, lui, est entièrement pris dans cette façon de structurer le monde. Vous comprenez que ça pose un problème. Car les éléments mauvais qui l’envahissent à certains moments sont impossibles à évacuer, puisqu’ils sont internes à son corps. Et, en même temps, des éléments agréables qu’il considère comme partie intégrante de lui-même échappent à son contrôle. Il en résulte une sensation horrible de morcellement. Certains enfants ne dépassent jamais ce stade et développent alors des

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psychoses infantiles. C’est ainsi qu’avant d’identifier sa mère comme une personne extérieure à lui, il va la cliver en deux personnages distincts : une bonne mère, gratifiante et comblante, en fusion avec lui, et une mauvaise mère, frustrante et menaçante, à l’extérieur de lui.

On retrouve la trace de ces deux figures inconscientes de la mère dans les contes et les mythes. Dans beaucoup de contes l’on voit une bonne mère, douce et aimante, morte de préférence, ayant laissé la place à une affreuse marâtre. Il y a les bonnes fées et les ignobles sorcières.

Contre cette mauvaise mère, le nourrisson éprouve de terribles rancœurs. Il rêve de la mettre en pièces, la piétiner, l’anéantir. Mais en même temps, il a horriblement peur que la mauvaise mère se venge, lui rende la pareille. Cela se conclut par une découverte attristante : ce que le monde comporte de bien n’est pas intégralement inclus en moi. Ma survie, mon bien-être et ma croissance dépendent de la présence et du bon vouloir de personnes extérieures. Il n’y a pas deux mères, l’une bonne, l’autre mauvaise. Il n’y en a qu’une, pas toujours présente, pas toujours bienveillante.

Ce stade est nécessaire au développement de l’enfant. Il se découvre comme un être incomplet et dépendant des autres. Il en conserve des traces tout au long de sa vie. Certains enfants restent fixés au sentiment de toute-puissance et supportent très mal l’idée qu’ils ont besoin des autres. Vous le repérez facilement chez ceux qui abordent le travail scolaire en refusant les aides et explications, qui veulent y arriver seuls sans se donner les moyens et qui envoient tout promener à la première difficulté. Ils vous disent alors que « C’est nul ! ». C’est exactement ce qu’ils ressentent, tel le nourrisson. Ça ne peut pas être moi qui défaille par mon ignorance et mon inexpérience, c’est les choses qui sont mal fichues, c’est toi qui ne sais pas expliquer, c’est à cause des autres qui font du bruit, etc.

Le Surmoi préœdipien

De cette peur du nourrisson à l’égard de la mauvaise mère, et de sa soumission à une mère comblante, va émerger le tout premier Surmoi. Comme il apparaît bien avant le complexe d’Œdipe, on l’appelle « Surmoi préœdipien ». Plus rien à voir avec un ange gardien ou un criquet sentencieux, c’est un monstre qui hante les fantasmes, les cauchemars et les terreurs les plus archaïques de l’enfant.

C’est un Surmoi qui préexiste à toutes les lois et toutes les morales. Ensuite, il occupera moins le devant de la scène, il laissera la place au Surmoi plus civilisé du complexe d’Œdipe. Pour autant, il ne disparaît jamais. Lisez les journaux et vous verrez de quoi sont capables des adultes sous l’injonction de cette instance cruelle et sans autre loi que son propre assouvissement.

Paradoxalement, pour lutter contre les menaces du Surmoi préoedipien, certains sujets commettent des actes répréhensibles de valeur autopunitive. Pourquoi ? C’est que les punitions réelles, même les plus rudes, sont moins angoissantes que les punitions imaginaires du Surmoi. Le temps de la punition, l’angoisse baisse un peu… jusqu’à la prochaine bêtise.

Vous mesurez, en conclusion, la difficulté essentielle de l’éducation. Sans Surmoi, rien ne nous retiendrait de commettre les actes les pires. Mais le Surmoi est un contrôleur imparfait qui peut même se dérégler et pousser à des conduites complètement pathologiques.

Voies de résolution : l’appareil à penser

Ce monde fantasque, cruel et imprévisible demande à être apprivoisé. L’enfant ne peut y parvenir par ses propres forces. Il lui faut l’aide d’un entourage adulte suffisamment compréhensif qui puisse lui donner les armes.

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Quelles sont les armes de l’enfant contre l’horreur du monde ? Ces armes sont celles de la pensée. Elles lui sont données par sa mère, ou par toute personne prenant soin de lui. Ce sont des armes ordinaires que vous connaissez bien. Des petites paroles — « Alors, mon loulou, oh ! ça ne va pas bien, on a faim, maman prépare un bon biberon… Viens que je te dorlote… » — accompagnées de rythmes et de musiques très répétitives. Ces répétitions, ces rituels, ces jeux informels et ces bercements ont des effets rassurants. Certaines d’entre vous accompagnent des enfants qui présentent des traits psychotiques. Vous avez remarqué que le jour où l’enfant vous réclame tous les jours la même histoire, la même image, le même rituel, etc. vous avez marqué un point.

On a donc d’un côté le nourrisson qui lance autour de lui de véritables roquettes de frustration, d’agressivité et d’angoisse. Et de l’autre, quelqu’un lui répond par des paroles, des gazouillis, des bercements, des caresses, des trucs et machins de toutes sortes. Et tout cela va composer, entre la mère et l’enfant, une drôle de langue compréhensible d’eux seuls. C’est littéralement, la langue « maternelle », celle que Lacan écrit en attachant l’article au nom — Lalangue — et que le psychiatre Hervé Bentata appelle langue mamanaise.

Par la suite, vont se constituer toutes sortes d’échanges dans un espace que Winnicott qualifie de transitionnel : des objets, des doudous, des chansonnettes, des rituels de manger, coucher, lever, etc. Et cela se poursuit et s’élargit dans un monde progressivement plus vaste : famille, crèche, école… Et petit à petit, l’enfant quitte la langue mamanaise pour entrer dans la culture. Il lui faut pour cela l’intervention d’un personnage qui vient dire : ce petit monde de bisounours était indispensable à ta croissance. Mais il n’est pas éternel. Ce personnage, dans les familles traditionnelles, s’appelait un papa. Mais le rôle peut être joué par un compagnon de la maman, ou même par toutes sortes d’abstractions : maman va travailler, et toi, tu vas à l’école te préparer à devenir une grande personne.

Remède : développer les aptitudes à l’introspection et à l’empathie

Grâce à cette complicité entre l’enfant et sa mère (ou toute personne qui lui est proche) les émotions et les sentiments qui l’agitent à l’état brut vont trouver leur langage. L’enfant apprend à mettre les affects à distance et même à en jouer. Les personnages de contes, des livres et des films lui donnent matière à s’identifier. La curiosité pour les dinosaures, par exemple, outre les effets instructifs qu’il en retire, lui permet de donner une forme culturelle et échangeable aux angoisses héritées du Surmoi archaïque. Quand on est le plus petit dans une famille où tout va mal, ça fait du bien de se prendre pour le Petit Poucet. Quand on a passé la journée à se faire engueuler par sa maîtresse, puis par la maman, puis par des grandes sœurs, ça fait du bien de se prendre pour Cendrillon, car la revanche ne saurait tarder.

Toutes ces expériences, agréables ou non, enrichissent la capacité d’introspection, et par conséquent, d’empathie. Lorsque ces capacités font défaut, l’enfant en est réduit à exprimer ses problèmes par les voies plus directes du comportement et du passage à l’acte.

Les enfants atteints de TCC dont vous vous occupez sont souvent fragiles de ce côté. Dans les moments difficiles, ils se sentent tendus, énervés, agacés, découragés, etc. sans pouvoir mettre de mots sur ce qu’ils ressentent. C’est là que vous pouvez jouer un rôle important.

Nous allons donc aborder les recommandations pratiques concernant l’accompagnement des enfants atteints de TCC.

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Recommandations pratiques

Tenir sa place, toute sa place

On vous l’a sûrement dit et répété. Vous n’êtes là ni pour éduquer ni pour soigner. On vous demande d’accompagner. Comme si c’était simple. Il m’arrive de rêver qu’un jour l’acte d’accompagnement sera qualifié comme un véritable geste professionnel, avec une formation et une reconnaissance, etc. Que l’on développe cette pratique comme un art qui suppose des qualités, des talents et de la création. Avec une rémunération à la mesure des attentes sociales correspondantes.

Nous avons le droit d’y croire et de nous y préparer. Comment ? Par exemple, même si ça ne suffit pas, en affinant les pratiques au fil des jours et de l’expérience.

Au niveau le plus élémentaire, on vous demande d’abord de contenir les effets de la conduite ou du comportement pathologique. Il faut que la vie de l’école se poursuive normalement. Une grande partie de votre énergie est utilisée à intervenir physiquement pour éviter les dégâts sur les biens et les personnes.

Mais si vous ne faisiez que ça, quelle utilité ? L’accompagnement suppose que vous établissiez avec l’enfant, même le plus difficile, une relation de qualité. Cela signifie que vous lui parlez même s’il n’a pas encore accès au langage. Vous établissez avec lui un lien de complicité. L’enfant vous dira ce qu’il ne peut dire à personne d’autre, pas même à ses parents. Voire, surtout pas à ses parents.

Vous serez donc, en diverses circonstances, son porte-parole. Vous aurez à faire entendre des besoins qui échappent à d’autres experts. Vous développerez l’expertise singulière portant sur cet enfant, valable pour lui et personne d’autre.

Abandonner le vocabulaire expert

On reconnaît les experts à leur langage. Les experts en pédagogie avec leurs grilles d’évaluation. Les experts en psychologie avec leur jargon — vous me rendrez justice des efforts que je fais pour limiter les dégâts. Les experts médicaux, psychiatriques, administratifs, etc.

Votre expertise se distingue des autres en ce qu’elle ne dispose pas encore de codes spécifiques. D’où la tentation d’utiliser le code des autres. Et c’est exactement ce que je vous déconseille. Cultivez l’art de parler de l’enfant avec les mots qui vous sont propres, au plus près de votre vécu.

Parlez votre langue. Traduisez dans votre langue ce que l’enfant vous a dit dans la sienne. Je ne parle pas de telle langue — française ou étrangère — construite avec sa syntaxe et son lexique. Je parle de cette langue intime qui est celle de vos pensées, et de la langue — française ou autre — dans laquelle l’enfant s’adresse à vous. Cette langue brute, faite de contacts, d’incidents, et parfois faite de coups et de crachats qui vous est adressée, et que vous seuls saurez transcrire.

Abandonnez le langage psychiatrique : trouble de la conduite, hyperactivité, psychopathie, autisme… Rien ne vaut la richesse de notre langue commune avec son pouvoir évocateur et ses finesses. Exemple, les adjectifs « chieur » et « chiant ». Ils dérivent tous deux du même verbe et désignent des réalités distinctes. Un enfant chiant ne fait pas exprès. Un enfant chieur fait exprès. Souvent, les experts s’y perdent, alors que vous savez faire le distinguo. C’est à vous qu’on demandera de trancher : il fait exprès ? c’est un chieur — ou pas ?, il est chiant.

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Il y a aussi l’enfant « azimuté » c’est-à-dire pris dans la logique d’un désir qui l’oriente dans des directions inattendues. Azimuté, ou « à l’ouest », ce qui n’est certes pas gentil, mais lui laisse des chances. Christophe Colomb aussi était à l’Ouest. Tant que la terre sera ronde, il pourra toujours revenir par l’Est.

Voyez le diagnostic d’ « hyperactivité ». Les diagnostics ont leur utilité. Très peu d’enfants sont hyperactifs. La preuve, c’est que la Ritaline3, à ce que je sache, soulage une minorité d’enfants dits hyperactifs. Vous me direz, il y en a chez qui ça produit des effets. Tant mieux pour eux, mais s’agit-il d’un soulagement ? Peut-être que ça leur fait simplement du bien. Comme ces adultes qui prennent de la cocaïne. Ils vont très bien, mais grâce à la cocaïne, ils vont encore mieux.

C’est quand même un peu drôle comme diagnostic, l’hyperactivité. Comme si ces enfants étaient des sortes de machines qu’un dérèglement interne agitait de soubresauts. Ça bouge, ça gigote, ça grimpe au mur, et en face, il y a quelqu’un ou pas ? Allô ? Il y a quelqu’un ?

C’est peut-être justement parce qu’il n’y a personne au bout du fil que certains enfants en sont réduits à s’agiter comme ça. L’hyperactivité est une invention récente. Avant, on parlait de casse-bonbons et autres casse-c… . C’était plus mignon. On supposait au moins à l’enfant une motivation relationnelle, le désir d’adresser quelque chose à son entourage.

Ces mots simples disent ce qu’il en est de votre rapport complice ou conflictuel avec l’enfant. Au contraire, les terminologies expertes figent la réalité sur un diagnostic, avec souvent à la clef, la prétention de lire l’avenir.

Abandonner les postures de voyance

Quand vous prendrez de la bouteille dans le métier — je ne sais s’il faut vous le souhaiter ou pas — vous serez frappées par la quantité d’énoncés prédictifs qui portent sur l’avenir de l’enfant. À quatre ans, il tire les cheveux d’Ilana, à cinq il baisse la culotte de Déborah, ça promet…

Les équipes éducatives et les équipes de suivi de la scolarisation sont peuplées de Nostradamus qui prédisent à l’enfant chiant, chieur, excité, azimuté ou déjanté, un avenir tout tracé.

Je vous mets en garde contre deux pièges. Le premier piège, c’est la surenchère : oh, oui, Madame Nostradamus, oh, oui, Monsieur Nostradama, il est évident que cet enfant court à sa perte, à un an il est comme ci, à deux, il est comme ça, à trois, je vous dis pas la cata, et à trente… Le second piège consiste à concurrencer Madame Nostradamus et Monsieur Notradama sur le terrain où ils excellent, la prédiction — en opposant à leurs prédictions les vôtres.

Abstenez-vous de prédire quoi que ce soit. Laissez à l’enfant toutes ses chances de déployer au fil du temps le meilleur et le pire de ses potentialités, et restez ouverts à la surprise. Restez dans le présent, dans l’ici et maintenant, à l’écoute de l’enfant. Ce n’est pas du luxe, pour l’enfant, un adulte vraiment à son écoute.

L’enfant ne comprend pas la raison des autres tant qu’on n’a pas compris la sienne

Quand un enfant se met en colère, ou quand il se conduit mal, les leçons de morale ne tardent pas, sous toutes les formes : rappel de la règle, recadrage, invitation à se mettre à la place des

3 Méthylphénidate, classé dans les neurostimulants.

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autres (tu te rends compte qu’Ilana, quand tu lui tires les nattes, ça lui fait mal ?)… et en général, la portée de ces règles morales est très limitée, même avec des enfants non étiquetés TCC. Avec les adultes, ça ne donne généralement pas grand-chose non plus. Allez demander à des responsables politiques de se mettre à la place des gens qui subissent les conséquences de leurs décisions…

C’est facile à comprendre, mais je vais quand même expliciter un peu la question.

À quoi servent les leçons de morale ? Elles servent à dire qu’il faut savoir prendre en compte la raison des autres. Exemples : la discipline nécessaire dans la classe, le respect du matériel, la sensibilité du cuir chevelu d’Ilana, le travail exténuant des Atsem quand tu renverses les pots de peinture, etc.

Pourquoi ces leçons admirables de justesse peinent-elles tant à se frayer un chemin dans l’esprit des enfants ? Pour une raison très simple. L’enfant qui a renversé les pots, tiré les cheveux d’Ilana ou meurtri les tibias de la maîtresse, a tort, certes. Mais il ne l’a pas fait sans quelque raison qui lui est propre. Il se désole de ne pas savoir faire entendre sa raison autrement qu’en en rajoutant du côté de la violence. Aussi longtemps que l’on oppose aux raisons de l’enfant (raisons bizarres peut-être, que lui-même ne sait pas expliquer) la raison des autres, l’enfant se sent acculé à répéter les gestes qu’on réprime au lieu d’entendre ce qui les motive. Si, au contraire, vous cessez quelques instants de moraliser, et que vous écoutez, vous le dispensez d’en rajouter du côté des signaux de comportement.

Supprimer du vocabulaire l’adverbe « encore »

Cet enfant avec lequel vous travaillez, tout le monde le sait qu’il résulte de son trouble des actes indésirables qu’on lui reproche au fil des jours. Chaque incident résonne comme le rappel de ce qui fonde votre mission auprès de lui : oui, décidément, c’est un cas pathologique, on n’y changera rien.

Alors, on est bien d’accord, il n’entre pas dans vos missions de « guérir » l’enfant de sa pathologie. Mais on peut quand même vous demander une chose en apparence simple qui serait de ne pas aggraver son cas.

Observez ce qui se passe à chaque fois que l’enfant dont vous vous occupez se distingue par son inconduite. Écoutez bien les réflexions qui lui sont faites. Vous serez frappés par la fréquence de l’adverbe « encore ». Tu t’es encore bagarré, tu as encore tiré les cheveux d’Ilana, tu as encore renversé les peintures…

Cet adverbe « encore » n’est pas anodin. Il inscrit chaque incident dans la série de ceux qui l’ont précédé. Et surtout, il pronostique que ce n’est pas le dernier, d’autres suivront. En quelque sorte, cet adverbe trace une ligne droite entre l’incident qui vient de se produire, ceux qui le précèdent et ceux qui vont suivre. À trois ans, il tirait les cheveux des filles, à quatre ans il les cognait, qu’est-ce que ça va donner à seize ans ?

Je vous propose de supprimer cet adverbe « encore » de votre vocabulaire. L’objectif est de traiter chaque incident de façon singulière en oubliant ceux qui l’ont précédé et sans préjuger de ceux qui suivront. Vous prenez un moment pour discuter à l’écart du groupe, vous dites, par exemple, même si c’est la troisième fois qu’il tire les cheveux d’Ilana : « Bon, alors, qu’est-ce qui s’est passé avec Ilana ? Raconte… » Et vous recentrez systématiquement la discussion sur ce qui se passe ici et maintenant. Elle t’a embêté ? Tu aimes bien ses nattes ? Quelqu’un t’a dit de les tirer ?

Vous oubliez les incidents de la veille et vous ne savez rien de ceux qui se produiront par la suite. De la sorte, vous permettez à l’enfant de traiter au moins partiellement ce qui lui a posé problème aujourd’hui, et pour la suite, on verra. On a le temps…

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Fignoler le sous-texte

Bien sûr, si vous suivez mon conseil de supprimer l’adverbe « encore » de votre vocabulaire, je ne vous garantis pas le succès immédiat. Pourquoi ?

Parce que quand on parle, on dit toujours au moins deux choses à la fois. Il y a ce qui est intelligible par les oreilles et il y a ce qui se comprend par en dessous. En théâtre, on appelle ça le « sous-texte ». Quand un acteur récite son texte, il exprime en même temps quelque chose de silencieux. Il l’a écrit quelque part dans sa tête au fil des répétitions. Ce sous-texte va inspirer le ton de sa parole, ses gestes, la force de sa déclamation, les nuances, les insistances et les contradictions. En principe les acteurs maîtrisent leur sous-texte. Nous, dans la vie courante, on produit aussi du sous-texte, mais on ne le contrôle pas bien.

Pourquoi je vous parle du sous-texte ? Parce que le jour où vous cessez de dire « Tu as encore tiré les cheveux d’Ilana » pour dire simplement « Tu as tiré les cheveux d’Ilana », il se peut que l’adverbe ait disparu du texte mais soit resté présent dans le sous-texte. Et dites-vous bien que les enfants sont très forts pour entendre le sous-texte, y compris dans des langues étrangères à la langue maternelle.

Il y a deux sortes de sous-texte. Il y a les sous-textes qui confirment le texte et ceux qui le contredisent. Par exemple, quand quelqu’un vous dit « Je suis calme », vous lisez dans le sous-texte qu’il est très énervé. Quand un chef vous convoque et qu’il commence par « Vous savez à quel point j’apprécie votre collaboration… » vous lisez dans le sous-texte que ça va mal finir.

Donc, quand vous dites à un enfant « Calme-toi ». S’il se calme, c’est que le sous-texte ne présentait pas de contradiction avec le texte. Il a entendu l’injonction de se calmer et, en même temps, dans le ton de votre voix, quelque chose de sympa qui l’encourageait à se déprendre d’un truc qui l’excitait à ce moment. S’il ne se calme pas, c’est qu’il a perçu dans le sous-texte autre chose, par exemple votre propre agacement.

Je vous donne un autre exemple. Vous dites à un enfant : « Tu es intelligent. » La suite dépend du sous-texte. Par exemple, si le sous-texte comporte une restriction du genre « Tu es pourtant intelligent », l’enfant a vite compris qu’il vient de faire ou de dire un truc idiot. Ou alors, s’il figure dans le sous-texte une exclamation d’enthousiasme « Ouah ! qu’est-ce que tu es intelligent », par exemple parce que l’enfant vient de réussir quelque chose de difficile, il comprend que jusqu’ici, cette intelligence, on ne la voyait pas très bien. Bref, dans les deux cas, le sous-texte contredit l’idée du texte. En disant « Tu es intelligent », en réalité, vous mettez en cause son intelligence. D’ailleurs en général, quand on est sûr de l’intelligence de quelqu’un on ne passe pas son temps à s’extasier dessus. Si quelqu’un d’entre vous me disait « Monsieur Graff, vous qui êtes intelligent… » bonjour le sous-texte…

Vous y penserez de temps à autre. Surtout dans les moments de crise et de conflit où l’on ne maîtrise pas grand’ chose de nos modes de communication. Ces conflits, dont on dit qu’il faut savoir les gérer.

« Gérer » les conflits

Gérer un conflit… Le verbe gérer signifie administrer, contrôler, etc. Exemples : je gère mon stress, ou bien, les autorités gèrent la crise. Soyez gentils avec ceux qui gèrent le stress, ils sont au bord du burn-out. Soyez indulgents avec ceux qui gèrent la crise, ils n’en mènent pas large. Vous avez deviné le sous-texte. Que veut dire « gérer un conflit ? » Dans le texte, ça veut dire qu’on a la situation en main. Dans le sous-texte, ça veut dire qu’on ne sait pas très bien où on va.

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Comment voulez-vous gérer un conflit ? Par exemple, Jimmy a lancé tous les crayons aux quatre coins de la salle. Vous lui demandez de les ramasser, il vous dit non. C’est insoluble. Si vous insistez, Jimmy va vous tenir tête, c’est garanti. Et si vous cédez vous perdez la face.

Vous voilà face à un conflit à gérer. Qu’y a-t-il de gérable dans cette affaire ? À peu près rien du tout, du moins aussi longtemps que le problème est posé de cette façon.

La méthode consiste donc, avant tout, à examiner le conflit sous quatre angles différents. Le premier angle, c’est l’objet du litige : ramasse les crayons ! — non je ne les ramasse pas. Vu sous cet angle, le conflit ne bouge pas beaucoup. Le second angle consiste à considérer que les protagonistes d’un conflit, même très dur, peuvent avoir quelques terrains d’entente. Peut-être que, par ailleurs, il vous aime bien, Jimmy, il existe entre vous une connivence faire de jeux partagés, de souvenirs communs, etc. Vous pouvez donc, sans désarmer par rapport à votre objectif, lui rappeler ce qui vous rapproche. Le troisième angle, c’est que vous pouvez choisir votre attitude : douceur, fermeté, indifférence, colère, etc. Le quatrième angle, c’est de garder à l’esprit que quoi qu’il arrive, c’est vous l’adulte et lui l’enfant. Concrètement, vous pouvez donc rappeler à Jimmy qu’il est très fort dans la reconnaissance des couleurs. Vous pouvez donc, avant de revenir à la charge, jouer un peu avec lui : quelle est la couleur du crayon qui a roulé sous la chaise ? Où est passé le bleu ? Tu préfères ramasser d’abord le carmin ou le vermillon ? Etc. Ensuite, à un moment propice, vous lui demandez de vous rapporter le jaune, puis de vous dire la couleur du crayon qu’on ramassera juste après.

Je vous donne un autre exemple. Je vous parlais du petit Mathéo, celui qui fonçait sur les filles à poings tendus. J’avais passé un moment avec lui à part. Il y avait dans la salle une grande marionnette, très amusante. C’était un clown qu’on pouvait manipuler en mettant les mains dans les siennes. Ça lui donnait un air de vie très étonnant, avec des mains démesurées. Mathéo était très excité, c’était plus qu’un jeu. Et puis arrive sa mère venant le reprendre pour rentrer à la maison. Mathéo ne veut plus lâcher le clown, il veut l’emporter à la maison. Conflit : la marionnette appartient à l’école, pas question qu’il la prenne. On est parti pour un incident pénible. Nous redoutons une colère de Mathéo. A ce moment, la directrice qui assiste à la scène dit à Mathéo : « Il est rigolo, le petit clown, non ? Oh ! il me dit quelque chose à l’oreille ! Ah, bon, tu es fatigué, petit clown ? Alors, viens, Mathéo va te mettre au lit. » Enthousiaste, Mathéo installe le clown dans un petit lit, il lui fourre une totoche en bouche, lui borde la couverture. Puis la directrice ferme les stores et invite Mathéo à quitter la pièce sur la pointe des pieds, comme elle, pour ne pas réveiller le clown. En trois minutes, c’était réglé.

Vous ne réussirez pas toujours à régler des conflits de cette façon, et la technique utilisée par cette directrice n’est pas infaillible. Retenez simplement l’essentiel. Dans un conflit, tant que l’attention reste focalisée sur l’objet du litige, il est impossible de sortir du blocage. Il faut considérer la situation sous trois autres angles : les points de convergence, la possibilité de structurer son attitude selon des choix stratégiques, et, enfin, même si on est souple et conciliant, tenir bon sur le rôle social qu’on joue.

Conclusion

En conclusion, qu’y a-t-il d’essentiel à retenir ?

Tout d’abord le flou des frontières entre le normal et le pathologique. Les conduites décrites en termes de troubles existent chez toutes sortes de gens, à titre occasionnel ou habituel. De plus, elles correspondent à des tendances qui n’épargnent personne, notamment l’agressivité ou la cruauté. Qui peut se prévaloir d’en être dépourvu ? On ne peut pas les faire disparaître. À chacun de s’en arranger pour qu’elles ne nuisent pas trop à la vie sociale. Une voie de dérivation peut être la pratique sportive. Elle permet d’utiliser l’agressivité comme une force qui nécessite au préalable d’être canalisée par des règles.

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Mais ces moyens ordinaires ne suffisent pas toujours. En effet, certains troubles de la conduite sont le reflet de souffrances qui nécessitent une attention particulière. Dans ces cas, on va se pencher sur l’image que se fait l’enfant de lui-même : se ressent-il ou non comme quelqu’un qui pourrait se conduire autrement ? Quels sont les liens qu’il établit entre ses actes et les sentiments qu’il éprouvait au moment où il agissait ? Est-il, ou non, sensible à ce qu’éprouvent les autres ? Quel est le sens moral qui guide ses conduites ? La morale commune, proche de la loi ? Ou la morale inconsciente du Surmoi de la psychanalyse ? Et quelle version du Surmoi ? Le Surmoi conformiste du complexe d’Œdipe ? Ou le Surmoi extravagant d’avant l’Œdipe ? Enfin, dans quelle mesure l’enfant est-il ouvert à d’autres intérêts que ceux qui le motivent à se conduire d’une certaine façon ?

Certains des enfants que vous accompagnez souffrent de troubles bien ancrés. Ils peuvent être de nature neurologique, voire génétique. Mais personne ne peut prévoir leur évolution. Car dans tous les cas, la qualité de l’éducation, des soins et de votre accompagnement produit des effets. Il ne faut donc jamais désarmer. Considérez que le propre des humains, c’est de bouger, de se transformer, même si les changements sont parfois modestes en apparence.

Il convient également d’apprécier le contexte. Certaines conduites présentent ce qu’on appelle un caractère « réactionnel », c’est-à-dire en réaction à des circonstances. La suite dépendra de la capacité des adultes à établir un lien entre ces conduites et des événements qui ont pu affecter l’enfant à bas bruit.

Votre accompagnement vous permet de tenir justement cette place de sentinelle. C’est vous qui percevez avant tout le monde les signes d’alerte ou de changement. Vous savez, avant les autres professionnels, et parfois avant les parents, mettre ces signes en relation avec le contexte.

Vous saurez mettre des mots sur ce que vous observez et ressentez en présence d’un enfant qui s’exprime par l’action directe. Grâce à vous, les autres adultes comprendront peut-être mieux le sens de ces conduites. Grâce à vous aussi, ces enfants eux-mêmes disposeront d’un langage qui les dispense de s’épuiser en actes répétitifs et désespérés.

Grâce à vous, les conduites et comportements d’un enfant peuvent devenir plus intelligibles pour lui-même et pour les autres. Au lieu de simplement protéger l’entourage de ses débordements, vous contribuez à des changements dont personne ne peut encore mesurer la portée.

Travailler avec un enfant qui ne trouve pas dans le langage des humains matière à s’exprimer ni à comprendre le monde, c’est partir à l’aventure dans des terres ingrates dont nous n’avons pas encore dressé toutes les cartes. Mais nous avançons à petits pas, inexorablement, un peu comme un certain cosmonaute… Que nos petits pas pour l’homme soient de grands pas pour l’humanité…