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http://droit.wester.ouisse.free.fr Convention et juridiction pénale - 1999 1 Introduction. 1. « Convention et juridiction pénale » : la mise en perspective de ces deux institutions juridiques surprend a priori. Comment la juridiction pénale, garante de l’ordre social et de l’intérêt général pourrait-elle établir un rapport quelconque avec la convention ou le contrat, incarnation de l’intérêt et de la volonté autonome et privée ? Pourtant, un commun phénomène rapproche ces institutions. Le recours massif au consentement et, dans le même temps, à la sanction pénale dans tous les secteurs du droit contemporain n’aura échappé à personne. Nos sociétés se contractualisent, ce qui semble provenir pour l’essentiel de leur complexification, mais aussi de l’individualisme croissant. Chaque personne, chaque corps de métier, … souhaite vivre selon une norme particulière, adaptée, correspondant au mieux à ses désirs ou ses aspirations. En outre, gouverner de façon centralisée, à partir d’un Parlement et quelques ministres, est impossible. On assiste dès lors à un phénomène de démassification, décrit par des sociologues américains 1 : passage « de la hiérarchie pyramidale aux réseaux, de la production standardisée à la diversification, de la Nation-Etat au Monde et aux Régions, du droit imposé au droit négocié, … » 2 . Cette démassification se traduit par des déréglementations et la contractualisation de la société : « il s’agit de substituer au droit d’en- haut, droit imposé par l’Etat, un droit d’en-bas, négocié au sein de la société civile entre ses différents acteurs, au modèle de régulation étatique de la société un modèle d’autorégulation » 3 . Cette notion ainsi entendue rejoint les thèses développées par des hommes politiques de toute tendance 4 . L’analyse contractualiste est dans l’air du temps et la « politique contractualiste » 5 progresse dans l’esprit et le discours des responsables politiques 6 , au point que certains la décrivent comme un effet de mode, peut-être illusoire puisqu’elle servirait à renforcer le pouvoir de l’Etat : « La multiplication des mécanismes conventionnels n’a peut être pas le sens que lui prête volontiers le discours administratif : par là l’Etat n’entend pas nécessairement désinvestir la société civile, mais y pénétrer 1 A. Toffler, Les cartes du futur, Denoël, 1983 ; J. Naisbitt, Les dix commandements de l’avenir, Sand, 1981. 2 L. Cadiet, Interrogation sur le droit contemporain des contrats, in Le droit contemporain des contrats, Economica 1987, p. 7, spéc. p. 17, note 5. 3 L. Cadiet, préc., p. 12. 4 « Dans une société complexe et fragmentée, il ne suffit pas d’avoir une majorité au Parlement et de la supposer dans l’opinion pour faire aboutir un projet. Il faut aussi ne pas rassembler une majorité contre soi au sein du milieu où la mesure s’applique. Le consentement global ne garantit rien ; il faut obtenir un acquiescement particulier », L. Jospin, L’invention du possible, Flammarion 1991, au sujet de l’échec de la réforme des universités en 1986. Voir aussi la circulaire du 28 mai 1988 (JO 27 mai 1988, p. 7381) : « Nous devrons préférer, toutes les fois que c’est possible, aux arguments d’autorité, des négociations réelles, loyales, méthodiques et s’il y a lieu, formalisées dans les contrats ». « A la loi, préférons le contrat, qui suppose le dialogue, l’accord, l’engagement personnel », J. Chirac, Un élan partagé, Tribune adressée à quatorze quotidiens ; Le Monde, 8 mai 1997, p. 5. « Le dialogue social est le seul moteur d’une démocratie moderne et dynamique », J. Chirac, propos rapportés par O. Biffaud, Le Monde 13 janvier 1998, p. 6. 5 Expression due à J. Delors, Changer, Stock, 1975. 6 L. Cadiet, préc. p. 18. Voir aussi B. Starck, H. Roland, L. Boyer, Obligations, le contrat, Litec, 6 ème éd. 1998, n° 37 et s.

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Introduction.

1. « Convention et juridiction pénale » : la mise en perspective de ces

deux institutions juridiques surprend a priori. Comment la juridiction pénale, garante de

l’ordre social et de l’intérêt général pourrait-elle établir un rapport quelconque avec la

convention ou le contrat, incarnation de l’intérêt et de la volonté autonome et privée ?

Pourtant, un commun phénomène rapproche ces institutions. Le recours massif au

consentement et, dans le même temps, à la sanction pénale dans tous les secteurs du droit

contemporain n’aura échappé à personne.

Nos sociétés se contractualisent, ce qui semble provenir pour l’essentiel de leur

complexification, mais aussi de l’individualisme croissant. Chaque personne, chaque corps de

métier, … souhaite vivre selon une norme particulière, adaptée, correspondant au mieux à ses

désirs ou ses aspirations. En outre, gouverner de façon centralisée, à partir d’un Parlement et

quelques ministres, est impossible. On assiste dès lors à un phénomène de démassification,

décrit par des sociologues américains1 : passage « de la hiérarchie pyramidale aux réseaux,

de la production standardisée à la diversification, de la Nation-Etat au Monde et aux

Régions, du droit imposé au droit négocié, … »2. Cette démassification se traduit par des

déréglementations et la contractualisation de la société : « il s’agit de substituer au droit d’en-

haut, droit imposé par l’Etat, un droit d’en-bas, négocié au sein de la société civile entre ses

différents acteurs, au modèle de régulation étatique de la société un modèle

d’autorégulation »3. Cette notion ainsi entendue rejoint les thèses développées par des

hommes politiques de toute tendance4. L’analyse contractualiste est dans l’air du temps et la

« politique contractualiste »5 progresse dans l’esprit et le discours des responsables

politiques6, au point que certains la décrivent comme un effet de mode, peut-être illusoire

puisqu’elle servirait à renforcer le pouvoir de l’Etat : « La multiplication des mécanismes

conventionnels n’a peut être pas le sens que lui prête volontiers le discours administratif : par

là l’Etat n’entend pas nécessairement désinvestir la société civile, mais y pénétrer

1 A. Toffler , Les cartes du futur, Denoël, 1983 ; J. Naisbitt, Les dix commandements de l’avenir, Sand, 1981. 2 L. Cadiet, Interrogation sur le droit contemporain des contrats, in Le droit contemporain des contrats, Economica 1987, p. 7, spéc. p. 17, note 5. 3 L. Cadiet, préc., p. 12. 4 « Dans une société complexe et fragmentée, il ne suffit pas d’avoir une majorité au Parlement et de la supposer dans l’opinion pour faire aboutir un projet. Il faut aussi ne pas rassembler une majorité contre soi au sein du milieu où la mesure s’applique. Le consentement global ne garantit rien ; il faut obtenir un acquiescement particulier », L. Jospin, L’invention du possible, Flammarion 1991, au sujet de l’échec de la réforme des universités en 1986. Voir aussi la circulaire du 28 mai 1988 (JO 27 mai 1988, p. 7381) : « Nous devrons préférer, toutes les fois que c’est possible, aux arguments d’autorité, des négociations réelles, loyales, méthodiques et s’il y a lieu, formalisées dans les contrats ». « A la loi, préférons le contrat, qui suppose le dialogue, l’accord, l’engagement personnel », J. Chirac, Un élan partagé, Tribune adressée à quatorze quotidiens ; Le Monde, 8 mai 1997, p. 5. « Le dialogue social est le seul moteur d’une démocratie moderne et dynamique », J. Chirac, propos rapportés par O. Biffaud, Le Monde 13 janvier 1998, p. 6. 5 Expression due à J. Delors, Changer, Stock, 1975. 6 L. Cadiet, préc. p. 18. Voir aussi B. Starck, H. Roland, L. Boyer, Obligations, le contrat, Litec, 6ème éd. 1998, n° 37 et s.

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autrement »7. De même, le retrait de l’Etat ne serait qu’apparent lorsque le traitement de

certains litiges est confié à des groupements ou associations pour une résolution contractuelle

de ces litiges8. La société réglementaire côtoie la société contractuelle9, la règle et son

application sont souvent négociées10 et non plus imposées (accords collectifs, conventions

standardisées, arbitrages ou transactions, ...). Les pratiques étatiques ont pris la place de la

notion d’Etat unitaire du XIXe siècle : on « s’efforce de saisir non plus tel ou tel rêve de l’Etat

mais l’Etat en actes et, si l’on ose le dire, dans tous ses états »11. Dans le même temps, la

complexification de la société se manifeste par un accroissement des activités privées et de la

circulation des biens, ce qui contribue au développement des relations contractuelles privées.

L’Etat, loin d’être exclu, veille au bon fonctionnement de ces relations. Il opère sur de

nombreux terrains, grâce à plusieurs instances relativement indépendantes et agit sur le

contrôle et le rééquilibrage des circuits économiques dans leur ensemble.

Le consentement prend une telle importance dans toute relation humaine qu’il

en détermine la nature : l’importance du consentement remet en question le caractère

institutionnel de la société commerciale, de la relation de travail ou du mariage ; certains

rapports prennent une dimension contractuelle malgré les tourments idéologiques et éthiques

que cela provoque, telles que ceux des médecins avec leurs patients12. Les conventions dans

toutes leurs dimensions (consentement, acquiescement, contrat) émaillent les rapports

humains et en deviennent le ciment.

2. Ces tendances contractualistes prétendent ouvrir de grandes plages de

liberté et d’initiative, afin que chacun puisse assouvir ses désirs de consommateur,

d’entrepreneur, ses aspirations culturelles, familiales, etc. Les solutions globales sont

abandonnées au profit d’approches individualisées et pragmatiques. Dans un tel contexte,

l’intervention des juridictions pénales est presque un anachronisme : la juridiction pénale ne

serait guère en mesure de juger les conventions et celles-ci seraient un excellent moyen de

résoudre les litiges. Pourtant, le recours croissant aux sanctions pénales est manifeste dans

tous les secteurs du droit13. Les abus, rendus possibles par la disproportion des situations

économiques entre les contractants, scandalisent et les solutions musclées et extrêmes sont

7 J. Caillosse, Sur la progression en cours des techniques contractuelles d’administration, in Le droit contemporain des contrats, Economica 1987, p. 89, n° 35 et s. 8 D. Salas, Etat et droit pénal. Le droit pénal entre "Thémis" et "Dikè", Droits 1992, n° 15, p. 77, spéc. p. 82. 9 L. Cadiet, préc. p. 15 : la technique contractuelle et la technique réglementaire se partageant l’organisation des relations sociales. C.-A. Garbar, Les conventions d’objectifs et de gestion : nouvel avatar ducontractualisme", Droit social 1997, p. 816. 10 Voir notamment pour l’application de la règle pénale : J.-P. Ekeu, Consensualisme et poursuite en droit pénal comparé, Cujas 1992 ; M. Delmas-Marty, Les grands systèmes de politique criminelle, PUF 1992, p. 146 et s ; P.-H. Bolle, Le procès pénal nouveau, RD pén. crim. 1995, p. 5 ; P. Truche, Violente justice / justice non violente, in La justice, Cahiers français n° 251, p. 111 ; F. Tulkens, M. Van de Kerchove, La justice pénale : justice imposée, justice participative, justice consensuelle ou justice négociée ?, RD pén. crim. 1996, p. 445. 11 M. Foucault, La gouvernementalité, Aut n° 167-168, 1978. 12 Voir infra n° 8. 13 Voir notamment A. Garapon, D. Salas, La république pénalisée, Hachette Question de société 1996 ; Colloque sur Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Dalloz 1997.

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envisagées, en droit de la consommation14, du travail15, ainsi qu’entre sociétés commerciales

plus ou moins vulnérables16, entre médecin et patients17 ou en matière de contrats

administratifs18. Les sanctions dites pénales sont même utilisées hors de toute intervention des

juridictions répressives : des « clauses pénales » peuvent sanctionner des retards d’exécution ;

certaines autorités infligent de lourdes sanctions administratives ou disciplinaires.

L’intervention du juge pénal est sollicitée par le législateur non seulement pour juger des

opérations contractuelles en multiplication19, mais encore pour régler des conflits grâce à des

procédures laissant place au consentement des protagonistes20 : la juridiction répressive

contribue à la maîtrise de situations contractuelles devenues pléthoriques et incontrôlables ;

parallèlement, la technique contractuelle suscite de grands espoirs pour maîtriser un

contentieux devenu, lui-aussi, pléthorique et incontrôlable. Le recours aux modes contractuels

de traitement du contentieux s’inscrit dans ce mouvement plus vaste de contractualisation de

la société. Ce mouvement est certes peu cohérent : ces évolutions se font sous la forme de

règles techniques et autonomes, établies de façon pragmatique au fur et à mesure des besoins

et sans réel projet d’ensemble, pensé et réfléchi.

L’accroissement du rôle des juridictions répressives comme de celui du

consentement opèrent en synergie et suscitent des rébellions contre le droit pénal. « Le

foisonnement des lois corrompt la République » lance M. Jean Foyer lors d’une journée

d’étude à l’intitulé lui-même fort expressif : « Le dévoiement pénal »21, avant d’ajouter de

façon quelque peu paradoxale : « Il faudrait donner un coup de faux très bien aiguisée dans

ce magma de dispositions pénales qui ne servent pas à grand-chose »22. L’intervention accrue

du juge pénal dans le droit des conventions, souvent qualifiée d’« inflation pénale »23, est-elle

cohérente au regard de ses fonctions ? S’interroger sur la sanction pénale d’un défaut de

formation d’une convention, revient à supposer que les juridictions répressives contribuent à

préserver le principe de la liberté contractuelle. Rechercher à quelles conditions ces 14 Voir notamment, D. Ferrier , Les dispositions d’ordre public visant à préserver la réflexion des contractants, D. 1980, chron. p. 177. 15 Voir notamment A. Cœuret, E. Fortis, Droit pénal du travail, Litec 1998. C. Véron-Clavière, P. Lafarge, J. Clavière-Schiele, Droit pénal du travail, Dalloz 1997, O. Godard, Droit pénal du travail, Masson 1980 et le numéro spécial de Droit social juillet / août 1994, n° 7/8. 16 Voir notamment : IXe congrès de l’association française de droit pénal : Bilan et perspectives du droit pénal de l’entreprise, Economica 1989. 17 Voir notamment, B. Py, Recherche sur les justifications pénales de l’activité médicale, Thèse Nancy 1990 ; R. Nerson, Le respect par le médecin de la volonté du malade, Mélanges Marty, Université des sciences sociales de Toulouse, 1978, p. 853 ; A. Giudicelli , Le droit pénal de la bioéthique, Petites affiches 1994, n° 19 consacré à la bioéthique, p. 79. 18 Voir, par exemple, P. Delvolvé, Répression, droit pénal et droit administratif, in Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Dalloz 1997, p. 37 ; J. Hermann, Le juge pénal, juge ordinaire de l’administration ?, D. 1988, chron. p. 195. 19 Voir notamment, P. Salvage, Le consentement en droit pénal, Rev. sc. crim. 1991, p. 699, F. Alt-Maes, L’autonomie du droit pénal, mythe ou réalité d’aujourd’hui ou de demain ?, Rev. sc. crim. 1987, p. 347 ; R. Ottenhof, Le droit pénal et la formation du contrat civil, LGDJ 1970 ; J. Mestre, RTD civ. 1988, p. 129. 20 Voir notamment (préc.) : J.-P. Ekeu, Consensualisme et poursuite en droit pénal comparé, Cujas 1992 ; M. Delmas-Marty, Les grands systèmes de politique criminelle, PUF 1992, p. 146 et s ; P.-H. Bolle, Le procès pénal nouveau, RD pén. crim. 1995, p. .5 ; P. Truche, Violente justice / justice non violente, in La justice, Cahiers français n° 251, p. 111 ; F. Tulkens, M. Van de Kerchove, La justice pénale : justice imposée, justice participative, justice consensuelle ou justice négociée ?, RD pén. crim. 1996, p. 445. 21 Le dévoiement pénal, Droit pénal, numéro spécial avril 1995. 22 Préc., Droit pénal, p. 3. 23 Voir infra n° 15.

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juridictions s’attachent à l’inexécution du contrat, laisse penser que celui-ci cherche à

réaffirmer le dogme de la force obligatoire des conventions. Se pencher sur l’entrée de

solutions consensuelles en procédure pénale revient à affirmer que le juge pénal va devenir

initiateur, acteur, voire partie à des relations d’ordre conventionnel. Au regard des objectifs

traditionnels des juridictions répressives, est-il cohérent de leur confier la préservation de

deux principes et le maniement d’une institution qui, selon la conception classique, ont pour

origine l’idée de l’autonomie de la volonté ?

Afin de déterminer si la juridiction pénale peut effectivement rencontrer la

convention sans heurter les fondements de chacune de ces institutions, il faut préciser ce que

recouvre aujourd’hui la notion de convention (1) et quelle est la mission de la juridiction

pénale contemporaine (2).

1 – Quelle convention ?

3. Les objectifs des juridictions pénales et ceux des conventions sont-ils

conciliables ? A priori, le juge pénal ne peut être garant des mêmes valeurs que la loi

contractuelle. Si cette dernière protège des intérêts privés, le juge répressif se préoccupe de

l’ordre public, de l’intérêt général. Si la liberté contractuelle et la force obligatoire ont pour

fondement l’autonomie de la volonté, l’intervention du juge pénal ne paraît pas cohérente au

regard des objectifs qui lui sont assignés. Pour saisir l’évolution du rôle du juge pénal, il

convient de s’interroger sur l’origine des principes de liberté contractuelle et de force

obligatoire des conventions. L’idéologie du législateur napoléonien est toujours décrite

comme marquant l’apogée de l’autonomie de la volonté, qui constituerait le fondement de

toute règle contractuelle24. A cette thèse subjectiviste, décrivant la volonté comme créatrice de

droit (A), s’opposent des thèses objectivistes. L’accroissement de la réglementation des

conventions et de l’intervention juridique ont forcé le déclin du principe de l’autonomie de la

volonté, dès la fin du XIXe siècle. L’idée selon laquelle la convention a force obligatoire, non

pas parce qu’elle est une émanation d’une volonté libre, mais parce que la loi le veut, s’est

frayée un chemin (B). Pourtant, des définitions contemporaines du contrat sont sans doute

plus à même d’expliquer l’intervention massive de sanctions pénales dans des domaines

contractuels récemment définis (C). Ces développements rapides ne constitueront bien sûr

qu’un abrégé nécessairement simplifié de quelques courants de doctrine ayant marqué

l’histoire.

A - Déclin des fondements subjectifs des conventions.

4. Le principe de l’autonomie de la volonté est, aujourd’hui encore,

professé comme fondateur du droit des conventions. Ce pouvoir de la volonté de créer du

24 Voir notamment J.-L. Gazzaniga, Domat et Pothier. Le contrat à la fin de l’Ancien régime, Droits 1990, n° 12, p. 37. B. Starck, H. Roland, L. Boyer, Le contrat, préc., n° 4.

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droit25 est communément considéré comme la raison d’être de la liberté contractuelle et de la

force obligatoire des conventions, leur origine et leur explication. Il est censé trouver sa

traduction dans l’article 1134 du Code civil, même si cette disposition ne traite explicitement

que de force obligatoire. L’homme libre et raisonnable doit tenir une promesse, respecter sa

foi jurée : ce sont des valeurs sans doute universelles et immémoriales, que le droit romain

avait déjà consacrées et qui furent puissamment relayées par la culture chrétienne26. Si l’ordre

public impose quelques restrictions à la toute puissance de la volonté, celle-ci n’en est pas

moins l’élément moteur, dynamique du contrat27. Pourtant, cette idée de volonté contractuelle

toute puissante ne primait guère chez les rédacteurs du Code civil : de passionnantes

recherches historiques révèlent que le législateur napoléonien ne peut être soupçonné d’une

quelconque vision spiritualiste de l’homme.

La lecture des travaux préparatoires du Code civil permet de douter de la

primauté, sinon de l’existence du principe de l’autonomie de la volonté lors de l’élaboration

du Code civil. Au sujet de l’article 1134, on lit sous la plume du tribun Favart participant à

ces travaux : « Elles (les conventions) tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Déjà le

tribunal de cassation avait consacré ce principe : quelques jurisconsultes trop rigoristes

improuvaient sa jurisprudence ; ils n’étaient frappés que de la violation de la loi faite à la

volonté générale, qui est la loi ; ils ne voulaient pas voir que le contrat légalement formé était

une émanation de la loi même et non moins sacrée qu’elle »28. On peut aussi découvrir ce mot

de Bonaparte : « dans l’état de la société, l’homme ne fait presque rien par le mouvement pur

de sa volonté »29. Bien plus que la volonté individuelle, c’est la loi qui semble fonder la force

obligatoire des conventions. La présentation de ce principe comme le pilier fondateur du droit

des contrats dans la deuxième partie du XXe siècle, ne tient-elle pas du réflexe intellectuel ?

Les recherches historiques de M. Martin30, fondées notamment sur ces travaux préparatoires

du Code civil, dénoncent une bien piètre image de l’homme et de sa volonté à cette époque31.

Les auteurs du Code, marqués par la sombre époque de la Terreur qui venait de s’achever,

étaient fort loin de toute conception avantageuse et spiritualiste de l’homme en général, et de

la volonté en particulier, lorsqu’ils élaborèrent le droit des contrats : le régime pour le moins

troublé de Robespierre est, aux yeux des législateurs, une expérience de cet « état de nature »,

25 Conformément à la définition établie par E. Gounot dans sa thèse Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé, Contribution à l’étude critique de l’individualisme juridique, thèse Dijon, 1912. 26 « Se fait-il tort dans un serment, il ne se rétracte pas », Psaumes 15 (14) 4, TOB. De même en droit musulman, Coran, Sourate V, verset 1 : « Ô vous qui croyez ! Respectez vos engagements … ». J.-M. Trigeaud, Justice et fidélité dans les contrats, APD, T. 28, Sirey 1983, p. 207, spéc. p. 211 et s. 27 F. Terré, P. Simler, Y. Lequette, Droit civil, les obligations, Dalloz Précis, 6ème éd., 1996, n° 28 et 36. J. Carbonnier, Droit civil T. IV, Les obligations, PUF Thémis, 20ème éd. 1996, n° 16 et s. Si ces auteurs récents le présentent comme malmené par le droit positif, il demeure un pilier du droit civil, auquel on aspire à rendre une vraie place. 28 Rapport fait par le tribun Favart, Travaux préparatoires du Code civil, Fenet T XIII, p. 312 et s., spéc. p. 319. 29 Travaux préparatoires du Code civil, Fenet, T. X, p. 350. 30 X. Martin , Sur l’essor et l’essence de l’individualisme libéral en France, Bulletin de la société française d’histoire des idées et d’histoire des religions, 1986, n° 3, p. 37 à 85 ; Nature humaine et Code Napoléon, Droits 1985, n° 2, p. 117 à 128, cet article étant le condensé de Anthropologie et Code Napoléon, Bulletin de la société française d’histoire des idées et d’histoire des religions, 1984, n° 1, p. 39 à 62. 31 Dans le même sens, D. Alland, Le contrat dans tous ses états, Droits 1990, n° 12, p. 1 , qui retrace cette piètre image de la nature humaine dans la pensée des philosophes : le contrat est un remède à la méchanceté.

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tant idéalisé avant la Révolution et qui a révélé la nature humaine comme foncièrement

agressive, égoïste et meurtrière32. Puisque « l’homme n’est qu’un composé d’intérêts et de

penchants »33, d’égoïsme parfois ponctué d’accès de sensiblerie aberrants34, les règles de droit

doivent freiner sa versatilité35. Le Code civil napoléonien participe donc de cette

réorganisation autoritaire d’un tissu social et nullement de l’exaltation de l’individualité

raisonnable, autonome et libre.

5. L’autonomie de la volonté n’a pu rencontrer un certain prestige que

quelques années après l’élaboration des textes de droit des contrats que nous utilisons encore

aujourd’hui, et ne peut être conçue comme élément fondateur de ces textes. Quelles peuvent

être les origines de cette doctrine ? Si les racines philosophiques de ce principe sont

traditionnellement attribuées aux rationalistes, mais surtout à Kant qui a donné toute sa

notoriété à l’expression36, l’influence des théories économiques libérales et de

l’individualisme du XIXe siècle est essentielle pour expliquer le caractère primordial donné à

ce principe après l’avènement du Code civil. Les dogmes du droit des contrats ont tout

d’abord gagné en dignité, leur origine idéologiquement peu glorieuse tombant très rapidement

dans l’oubli. La raison majeure en est l’émergence d’une économie de type libéral, exigeant

que le pouvoir concède davantage de libertés37. Au départ, le libéralisme était beaucoup plus

proche de la notion de libéralité que de celle de liberté. Le pouvoir, libéral, concédait des

parcelles de puissance étatique. Puisque tout acte gratuit était conçu comme une aberration, la

libéralité n’était concevable que s’il s’agissait d’une concession faite à autrui, mais dans son

32 X. Martin , Nature humaine et Code Napoléon, préc., p. 124. Les travaux scientifiques de l’époque renforcent le matérialisme du législateur. Ainsi, l’influent député médecin Cabanis publie des exposés (Exposés et conférences devant l’institut en 1797-1798, publiés dans le recueil Rapports du physique et du moral de l’homme, éd. Paris 1944, repr. Genève 1980, cité par X. Martin) qui « repoussent l’idée d’une différence de nature entre l’homme et les autres espèces même végétales, tiennent que le moral de l’homme n’est qu’un versant de son physique, que toute vie intérieure se ramène à une digestion des sensations, que les idées ne sont, il le dit, que déjections cérébrales, et la volonté simple éruption de subjectivité dans l’instant, que l’intérêt égoïste, enfin, mène automatiquement, par une chimie sous peu élucidée, les machines humaines » (X. Martin , Sur l’essor et l’essence de l’individualisme libéral en France, préc., p. 44 ; Voir aussi J.-F. Niort , Droit, économie et libéralisme dans l’esprit du Code Napoléon, APD, T. 37, p. 101, spéc. p. 116). 33 X. Martin , préc., n° 2, p. 118. 34 d’où la « camisole juridique » imposée aux donations : X. Martin , préc., p. 120. 35 X. Martin , préc., p. 120 : « Si l’homme est, ainsi, conditionné par ses appétits, si sa volonté n’est que girouette, des individus s’engageant par contrat, loin de sécréter là un flux d’énergie juridique à l’égal de la loi souveraine, doivent être, dans l’intérêt social, proprement ligotés à leur engagement, et le législateur à cet effet maintiendra dans les reins de chaque contractant la pointe de cet alinéa (article 1134 alinéa 1) pour tenir socialement coordonnée cette masse d’individualités mécaniquement égoïste » 36 Les fondements de la métaphysique des mœurs, traduction Barni, 1ère éd. Paris 1848, p. 90, 98, 122 ; Critique de la raison pratique, traduction Barni, 1ère éd. Paris 1848, p. 179 ; cité notamment par V. Ranouil, L’autonomie de la volonté, naissance et évolution d’un concept, PUF. 1980, p. 53 ou par J.-M. Trigeaud Convention, in Vocabulaire fondamental du droit, APD, Sirey 1990, p. 13, spéc. p. 17. Relayé en France par Fouillée : « Qui dit contractuel dit juste ». J.-L. Gazzaniga considère pourtant que l’Ecole du droit naturel comme contenant ce principe, grâce à Grotius ou Pufendorf qui exaltent la volonté des contractants et qui peuvent passer pour les premiers théoriciens de l’autonomie de la volonté … : Domat et Pothier. Le contrat à la fin de l’ancien régime, Droits 1990, n° 12, p. 37, spéc. p. 39. 37 Dans le même sens, G. Rouhette, La définition du contrat et la méthode juridique française, Droits 1990, n° 12, p. 59, spéc. p. 66, n° 8. X. Martin cite aussi la réhabilitation de l’Eglise qui accorde une infinie valeur à chaque être humain, ainsi que la légende qui se crée autour du personnage de Bonaparte lors de son exil, achevant l’oubli du magma d’idéologies douteuses qui avait fondé son pouvoir (X. Martin, Sur l’essor et l’essence de l’individualisme libéral en France, Bulletin de la société française d’histoire des idées et d’histoire des religions, 1986, n° 3, spéc., p. 68).

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propre intérêt : par exemple le pouvoir octroyait une part de puissance au père de famille,

dans le but de le soulager dans l’exercice de sa fonction38. Il s’agit de « restreindre son

autorité pour l’affermir »39. Ainsi, le pouvoir a-t-il concédé du numéraire ou des droits pour

durer et les « libéralités » sont devenues des « libertés », réclamées avant d’être accordées40.

Le principe de l’autonomie de la volonté, classiquement attribué au Code civil

naissant et associé à une idée valorisante d’individualisme, n’a donc pu apparaître que

quelques années après. Malgré tout, une réelle suprématie de la volonté contractuelle semble

avoir existé au cours du XIXe siècle, comme accompagnant la révolution industrielle et le

libéralisme encore peu contesté, mais sans que le principe en soit explicitement formulé. Il

convient de rappeler, comme l’a montré Mme Ranouil, que l’expression « autonomie de la

volonté » n’est apparue en droit qu’à la fin du XIXe siècle, chez des auteurs qui ont tenu

justement à démontrer tous les aspects critiquables de cette doctrine41. Dès lors, curieusement,

on n’a jamais autant érigé l’autonomie de la volonté en principe que du jour où son autorité

réelle diminuait. De nombreux auteurs ont démontré que, bien plus que la volonté

individuelle, c’est la loi qui semble fonder la force obligatoire des conventions. Ce fondement

de la convention autoriserait sans doute une intervention du juge pénal dans le domaine

contractuel.

B - Progression des thèses objectivistes.

6. Force est de constater qu’en droit positif, le fondement des rapports

contractuels est de moins en moins d’ordre volontaire. L’émergence des théories sociales a

eu, en premier lieu, de multiples influences42. Une plus grande importance fut accordée aux

intérêts collectifs, favorisant l’apparition de contrats d’association et d’assurance. Un frein fut

apporté au consensualisme grâce au formalisme essentiellement protecteur, imposé à certains

secteurs contractuels, et l’ordre public devint pléthorique et multiforme. Josserand, déjà, avait

constaté un « forçage » du contrat puisque le juge et le législateur y font entrer de plus en plus

d’obligations impératives, en plus des obligations décidées par les contractants eux-mêmes43.

M. Ottenhoff a expliqué l’altération de principes fondamentaux du droit civil, en particulier la

liberté contractuelle, par l’importance croissante du droit pénal, droit de la contrainte. Il

38 X. Martin, préc., p. 65 : « On ne saurait être libéral, au temps de l’élaboration du Code civil, qu’explicitement dans son propre intérêt ». Dans le même sens, J.-F. Niort , Droit, économie et libéralisme dans l’esprit du Code Napoléon, in Droit et économie, APD, T. 37, p. 101, spéc. p. 117. 39 Discours pour l’anniversaire du couronnement de S. M. Napoléon,..., Essais de discours religieux, Paris 1807, p. 70. 40 X. Martin , préc. : « Dès l’Empire et la Restauration, les libéralités gouvernementales dont l’opinion éprouvait le manque, ou qu’une intelligentsia exigeait, c’était avant tout des libertés ». 41 La critique est unanime dès 1894, voir V. Ranouil, L’autonomie de la volonté, naissance et évolution d’un concept, PUF. 1980, p. 97 et s. 42 A. Colin, H. Capitant, L. Julliot de La Morandière , Cours élémentaire de Droit civil français, T. II, Dalloz 1948, 10ème éd., n° 4. 43 L. Josserand, Le contrat dirigé, D. 1933, chron. p. 89, spéc. p. 91. Sur l’interprétation créatrice du juge, voir par exemple les obligations de sécurité ou d’information, imposées par le juge sur le fondement de l’article 1135 du Code civil, F. Terré, P. Simler, Y. Lequette, préc., n° 428 et s.

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observe cependant que cette contrainte a pour but de protéger la liberté individuelle et la

société44.

« Ils ne voulaient pas voir que le contrat légalement formé était une émanation

de la loi même » affirme le tribun Favart commentant l’article 1134 du Code civil45. Si le

respect de la parole donnée semble être de droit naturel, le respect de la loi ne l’est-il pas tout

autant46 ? En fait, c’est une question digne de celle d’Antigone qu’il convient de se poser :

peut-il y avoir une objection à la loi ? Plus précisément, la volonté individuelle conçue

comme créatrice de droit, peut-elle aller à l’encontre du droit des contrats ? Afin de répondre

à cette question il convient de se rappeler l’enjeu d’une convention : celui-ci n’est pas la

simple rencontre de deux volontés ; pour qu’il y ait convention, il faut que ces deux volontés

aient pour objet de créer, transmettre ou éteindre des obligations. L’objectif du contractant

n’est-il pas d’obtenir l’exécution de ce qui est prévu ? Le cas échéant, il cherchera à obtenir

exécution en nature ou par équivalent, de la part du débiteur inconstant ou inefficace. Or la

convention n’aura d’intérêt pour le contractant qui l’invoque que s’il est opposable au

cocontractant défaillant, si les obligations sont juridiquement exécutoires. Et la convention ne

pourra être invoquée en justice, défendue par le juge et produire ses effets que si elle respecte

la loi. En fait, plus que de manifester une pure volonté, les parties se mettent en situation

contractuelle. La contrainte vient de la loi. La volonté n’a de quelconque valeur que parce que

la loi lui en donne.

7. « Le contact des volontés formant le contrat ne crée pas plus d’énergie

juridique que le doigt actionnant le commutateur ne crée d’énergie électrique : dans les deux

cas, l’énergie vient d’ailleurs, et suppose tout un appareil, un réseau sans commune mesure

avec la part relativement très faible d’initiative et de pouvoir qui revient à l’individu »47.

La démonstration théorique en fut faite par divers auteurs, à commencer par la

doctrine allemande dès la seconde moitié du XIXe siècle48 puis par la doctrine française un

peu plus tard. En effet, la première thèse marquante prenant position contre le principe

d’autonomie de la volonté semble être celle de Gounot, en 191249. Celui-ci définit

l’autonomie de la volonté comme le pouvoir de la volonté de créer du droit. Il met en

évidence la primauté de ce principe dans la doctrine du droit des contrats de l’époque et en

démontre le caractère illusoire : la volonté ne peut être créatrice de droit, à l’égal de la loi.

Elle n’est que l’organe de mise en œuvre de droits subjectifs50.

44 R. Ottenhof, Le droit pénal et la formation du contrat civil, LGDJ 1970, spéc. introduction. 45 Rapport fait par le tribun Favart, Fenet T. XIII, p. 319. 46 Rapport préc., p. 337. 47 X. Martin , Nature humaine et Code Napoléon, Droits 1985, n° 2, p. 120. 48 A. Rieg, Le contrat dans les théories allemandes du XIXe siècle, APD, sur les notions du contrat, Sirey 1968, p. 31 à 49. Voir aussi, sur les doctrines allemandes, F.-K. Comparato, Essai d’analyse dualiste de l’obligation en droit privé, thèse, Dalloz 1964, n° 2 et s. V. Ranouil, L’autonomie de la volonté, naissance et évolution d’un concept, PUF 1980, p. 131. 49 E. Gounot, Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé, contribution à l’étude critique de l’individualisme juridique, Thèse Dijon, 1912. 50 E. Gounot, préc. p. 341. La volonté n’est que la cause instrumentale de l’accomplissement de la fin du droit qui est le « Bien commun ». Elle « n’est un organe de création juridique que dans la mesure où elle s’adapte à

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De très importants travaux suivirent, tels que ceux de Kelsen51. Celui-ci admet

que le contrat est créateur de règles et n’est pas la simple application individuelle de règles

générales. Mais c’est la loi, norme de degré supérieur, qui a institué la convention comme

créatrice de droit et donc comme norme de degré inférieur. La force obligatoire serait imposée

par purs intérêts politiques. M. Rouhette52 pense lui aussi que le fondement du droit des

contrats et de la force obligatoire n’est pas la volonté du débiteur : le pouvoir d’auto-

engagement, l’obligation de respecter la foi jurée ne sont pas spécifiques aux contrats et

paraissent même avoir été inventés pour les promesses unilatérales53. Comme Gounot, il

considère qu’une volonté essentiellement libre et mobile ne peut fonder la force obligatoire

des conventions, qui, en réalité, est imposée par le droit objectif. Il distingue la volonté

psychologique de chacun des contractants, de la volonté juridique qui est la norme exprimée

par le texte de la convention et qui n’est qu’un reflet déformé de la volonté de chacune des

parties. Or, seule cette volonté établie par la convention peut avoir des effets juridiques54.

La notion d’autonomie de la volonté comme pouvoir indépendant de la volonté

de créer du droit ne peut fonder à elle seule le droit des contrats. Si la volonté a bien un rôle

dans la formation d’une convention, c’est le législateur qui le lui confie55. La convention n’est

pas une affaire strictement individuelle. Mais si l’on en reste là, elle demeure de droit

purement privé puisque ne réglant que des intérêts privés. Le juge pénal ne peut toujours pas

y apporter sa pierre, s’il se conforme aux objectifs qui lui sont traditionnellement impartis :

protéger les intérêts de l’ensemble de la société. Certes, si l’on retient que ces auteurs nient

tout rôle de la volonté autre que celui attribué par quelque délégation de pouvoir, admises en

fonction des exigences politiques ou économiques du moment, ils font alors de la convention

une création strictement encadrée par la loi. Mais l’éventualité d’un Etat totalitaire n’est plus

bien loin, ce qui est une idée du droit et des conventions bien peu réjouissante.

8. Pourtant, il faut reconnaître un certain retour de la volonté ces dernières

années, cherchant justement à contourner les lois, tout spécialement dans le domaine

commercial56. Nous assistons à une résurgence de la contractualisation, donc à l’expression de

ce but supérieur et aux lois objectives qui en découlent. Son autonomie n’est au fond qu’une large compétence ». Selon Gounot, la libre volonté n’explique pas la force obligatoire du contrat. Elle est, par essence, mobile et on ne voit pas comment un simple accord, à un moment donné, pourrait la fixer : pourquoi la volonté d’hier primerait la volonté d’aujourd’hui, « quand la volonté d’hier se présente à moi sous l’aspect d’un huissier qui vient saisir mes meubles ou me contraindre par corps » ? Sur cette idée, G. Rouhette, Contribution a l’étude critique de la notion de contrat, Thèse, Paris 1965, p. 408 ; F. Terré, Sur la sociologie juridique du contrat, APD, sur les notions du contrat, Sirey 1968, p. 87 51 Kelsen, La théorie juridique de la convention, APD, 1940, p. 33 à 76. Voir aussi l’étude de J. Ghestin sur ces travaux de Kelsen, Traité de droit civil, La formation des contrats, LGDJ, 1997, n° 188 et s. 52 G. Rouhette, Contribution a l’étude critique de la notion de contrat, Thèse, Paris 1965 ; sur ces travaux, voir aussi J. Ghestin, Traité de droit civil, La formation des contrats, LGDJ 1993, 3ème éd., n° 191 et s ; L. Castro, Deux ouvrages récents sur l’idée de contrat, APD, sur les notions du contrat, Sirey 1968, p. 51 à 58. 53 G. Rouhette, préc., n° 111. 54 G. Rouhette, préc., n° 110. 55 En ce sens parmi les auteurs contemporains, voir par exemple, J. Ghestin, La formation du contrat, préc., n° 186 et s. 56 En ce sens, D. Tallon, L’évolution des idées en matière de contrat : survol comparatif, Droits 1990, n° 12, p. 81, spéc. p. 88. P. Jestaz décrit la pratique contractuelle comme un « univers en expansion » : L’évolution du

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la volonté, malgré ou en réaction contre les réglementations trop précises. Le droit des

affaires, notamment, connaît l’apparition constante de nouveaux contrats57 qui cherchent

toujours à contourner les exigences de droit commun contractuel, en l’espèce le droit très

précis des sociétés58. M. Ottenhof constate que si le rôle de la volonté, au sens classique du

terme, diminue, il apparaît un nouveau fondement volontariste, auquel le droit pénal a

contribué. L’auteur y voit l’influence de la doctrine néo-libérale, qui prône l’économie

concertée, dont l’instrument est le contrat59. Les contractants utilisent moins la volonté-libre,

que la volonté-adhésion : ils acceptent de se placer dans une situation en grande partie

préétablie ou d’utiliser tel instrument contractuel qui leur est proposé. Ainsi, les sociétés, un

temps considérées comme institutions, connaissent une résurgence de leur dimension

contractuelle60. La relation de travail qui a des dimensions institutionnelles est essentiellement

considérée comme un contrat61. Les relations entre les médecins et leurs patients, en

particulier le contrat de soin, sont contractualisées, quoiqu’elles aient pour objet le corps

humain et que le consentement du patient soit décrit par les auteurs comme sensiblement

différent du consentement classique d’un contractant62 ; les auteurs affirmant, dans un souci

de cohérence avec les principes, que l’acte de disposition du corps humain est un acte

unilatéral, sont obligés d’insérer cet acte dans un contrat préalable63.

droit des contrats spéciaux dans la loi depuis 1945, in L’évolution contemporaine du droit des contrats, Journées R. Savatier, Publications de la faculté de droit de Poitiers, T. XXV, 1986, p. 134. 57 J. Paillusseau, Les contrats d’affaires, in Le droit contemporain des contrats, Economica 1987, p. 169 et s. C’est le cas du « buy back » dans lequel la société vendeuse s’engage à rembourser un achat fait par le client, ce client gardant l’achat ... à certaines conditions (Voir l’analyse juridique du « buy-back », par G. Raymond, Contrats, conc., consom., 1991, août-septembre 1991, p. 3) ; le secteur financier a permis l’apparition du crédit-bail, de l’affacturage (Voir notamment B. Mercadal, Contrat et droit de l’entreprise, Mémento pratique F. Lefebvre 1998, n° 6405 et s.), de la cession des créances commerciales, … ; le droit des sociétés fournit de nombreux exemples de ces contrats nouveaux, avec les conventions de portage (Convention par laquelle une société (une banque par exemple), prend une participation dans une société pour le compte de clients, lesquels demeurent dans les coulisses, la société concernée pouvant ignorer l’existence du portage et la qualité de son bénéficiaire. Définition de M. Cozian, A. Viandier, Droit des sociétés, Litec, 10ème éd. 1997, n° 1765 ; Voir aussi, B. Mercadal, P. Janin, Sociétés commerciales, Mémento pratique F. Lefebvre, 1999, n° 3348), les promesses de cession de droits sociaux (B. Mercadal, P. Janin, Mémento pratique F. Lefebvre préc., n° 460-22 et s.), les pactes de préférences (B. Maubru , Les restriction au libre-choix du bénéficiaire du transfert de droits sociaux, Droit et patrimoine, octobre 1997, p. 50), les conventions de vote (M. Cozian, A. Viandier, préc., n° 1050. B. Mercadal, P. Janin, Mémento pratique F. Lefebvre préc., n° 1891) et autres pactes d’actionnaires (Martin et Faugerolas, Les pactes d’actionnaires, JCP 1989, I, 3412 ; Parléani, Les pactes d’actionnaires, Revue des sociétés 1991, p. 1 ; Daigre, Pactes d’actionnaires et capital-risque, Bull. Joly 1993, p. 157) … 58 C. Champaud, Le contrat de société existe-t-il encore ? in Le droit contemporain des contrats, Economica 1987, p. 125 et s, spéc. p. 136 et s. B. Saintoureins, La flexibilité du droit des sociétés, RTD com. 1987, p. 457. J.-P. Bertrel, Liberté contractuelle et droit des sociétés, RTD com. 1996, p. 595. 59 R. Ottenhof, préc. n° 151 et s. En droit administratif, voir aussi C.-A. Garbar, Les conventions d’objectifs et de gestion : nouvel avatar du "contractualisme", Droit social 1997, p. 816 ; L. Richer, Droit des contrats administratifs, LGDJ 1995. 60 Voir infra n° 17. 61 A. Jeammaud, M. Le Friant, A. Lyon-Caen, L’ordonnancement des relations de travail, D. 1998, chron, p. 359, n° 13. Cependant, sur la soumission de la volonté dans le contrat de travail, A. Supiot, Le juge et le droit du travail, thèse Bordeaux I 1979, p. 104 et s. 62 Ainsi, M. Thouvenin souligne : « Le consentement du malade ne porte pas sur le même objet selon qu’il s’agit du contrat de soins ou de l’essai. L’objet du contrat de soins porte sur les soins eux-mêmes ; en revanche, l’objet de l’essai c’est le corps humain. Et c’est sans doute pour cette raison qu’il est difficile de penser l’expérimentation sur l’homme par référence au contrat » : D. Thouvenin, Ethique médicale et droit de l’homme, La référence au contrat de soins dans l’expérimentation sur l’homme, Actes-Sud, INSERM 1988, p. 144 ; La personne et son corps : un sujet humain, pas un individu biologique, Petites affiches n° spécial bioéthique, 1994 n° 149, p. 25. Voir aussi S. Prieur, La disposition de son corps, thèse Dijon 1998, p. 12 et p. 50 et 162. 63 Voir notamment S. Prieur, préc. p. 173.

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La volonté n’est, certes, plus une fin en soi ; mais, loin de disparaître, elle

redevient un instrument majeur du droit des contrats, en ce qui concerne la détermination du

contenu des obligations et de leur exécution, tout particulièrement en droit commercial. La

volonté n’est qu’un « organe de création juridique que dans la mesure où elle s’adapte à ce

but supérieur (le bien commun) et aux lois objectives qui en découlent. Son autonomie n’est

au fond qu’une large compétence »64. Dès lors, la loi prime et l’initiative individuelle quand

c’est nécessaire, trouve toujours les moyens de s’affranchir. La loi est à la fois une forme de

confort et un passage obligé pour les contractants.

9. Si les auteurs contemporains enseignent toujours que l’autonomie de la

volonté fonde le droit des contrats, c’est peut-être par la force de l’habitude et surtout en

raison de l’absence d’une théorie aussi enthousiasmante pouvant réellement la remplacer. La

soumission à la loi, peu convaincante, ne suscitera jamais autant d’entrain que la liberté et la

puissance de la raison65. Il est vrai que l’histoire de la pensée du législateur au XIXe siècle,

étudiée par M. Martin, tendrait à conforter l’idée de la pérennité des textes du Code civil dont

peuvent s’accommoder des idéologies ou des systèmes économiques différents voire

discordants. Le droit contemporain des conventions peut-il alors être caractérisé de façon

synthétique ? Constatant que l’essence du contrat est difficilement saisissable, M. Villey

suggère une nouvelle méthode d’approche du droit des contrats, plus descriptive.

C - Approche descriptive de la convention.

10. M. Villey constate que « notre vision du contrat procède de notre

idéalisme, elle se plie aux visions du monde dominantes dans notre entourage, et d’y

échapper n’est pas facile »66. La description d’une convention peut être fort différente si l’on

se contente de l’observer simplement, sans en chercher l’essence qui sera toujours choisie en

fonction de l’idéologie dominante. « L’observation de la nature des affaires telles qu’elles se

déroulent objectivement dans le monde, ne mène pas à mettre au premier plan le rôle de la

convention ni de la loi »67. Cette méthode d’appréhension de la chose juridique, a priori

moins ambitieuse, ne doit pas être négligée. Elle fut adoptée par Aristote, par les juristes

romains, maîtres du droit s’il en est, et est aujourd’hui en vigueur dans le droit musulman. Or

toutes ces observations induisent un résultat comparable.

64 V. Ranouil, L’autonomie de la volonté, naissance et évolution d’un concept, PUF. 1980, p. 341. 65 M. Villey apporte une autre explication à cette survivance en doctrine de principes qui pourtant paraissent de longue date remis en cause : « Qu’il y ait d’autres notions du contrat laisse les juristes assez indifférents. Ils ont surtout besoin d’une langue fixe et commune, de textes et de définitions dont il sera toujours loisible de tirer à l’occasion le contraire de ce qu’ils voulaient dire. C’est l’art du juriste ; sans cesser de maintenir la lettre des grands articles du Code civil (1101-1134, etc.), il traite comme contrat des affaires dont le consentement n’est plus le cœur, où même parfois le consentement est plus supposé que réel. N’importe quelle solution pratique peut avec quelques artifices s’exprimer sans changer de langue ». M. Villey , Préface historique, APD, sur les notions du contrat, Sirey 1968, p. 2. 66 M. Villey , préc., p. 10. 67 M. Villey , préc., p. 7.

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Dans son Ethique à Nicomaque, Aristote constate l’existence d’un synallagma,

un échange, c’est à dire un déplacement d’un bien d’un patrimoine à un autre. Les volontés ne

déterminent que certaines clauses : le délai de restitution, le prix, ce qui dispense le juge

d’estimer la justesse de la contre-prestation. Mais ces volontés ne sont que secondaires. « Que

mon voisin me prête son échelle ou que j’ai profité de son absence pour m’en servir à son

insu, il me faudra la restituer à peu près de la même manière »68. C’est le déplacement d’un

patrimoine à l’autre qui donne lieu à restitution d’une valeur équivalente, afin de rétablir

l’équilibre des patrimoines. Les juristes romains ne fondent pas, eux non plus, leurs

raisonnements sur des idées telles que la liberté individuelle, ... Ils observent le donné social

et la nature des choses. Or les volontés, si elles ont une efficacité puisqu’il faut respecter le

prix prévu dans l’acte, ou autres clauses, ne peuvent rien à l’obligation de paiement, de

restitution, etc. Ce qui est poursuivi par les negocia, c’est le juste équilibre des prestations

réciproques. Les volontés ne sont qu’accessoires69. Le droit musulman constitue un autre

exemple, contemporain cette fois, de cette méthode d’observation du droit70. La notion de

consentement n’est pas absente, mais une fois encore, ne joue qu’un rôle restreint. Ainsi, les

vices du consentement ne sont pas sanctionnés71. Seul le vice de violence est pris en compte,

mais c’est alors en raison d’un défaut de « rida », de sécurité dans lequel doit se trouver

l’esprit du déclarant, que le contrat est sanctionné72. Le fondement de la force obligatoire du

contrat n’est pas la promesse, qui est nettement distinguée de la notion de contrat et dénuée de

tout caractère obligatoire en droit musulman car elle porte sur une chose future73. « Le contrat

est un acte essentiellement posé en vue d’une fin déterminée, reconnue par la loi. Il ne vise

pas à créer des obligations à la charge de l’une ou l’autre des parties contractantes. C’est

pourquoi la volonté individuelle n’entre pas en ligne de compte »74. Or, cette fin déterminée

68 M. Villey , préc., p. 6. Aristote ne construit pas « la science du droit sur des idées telles que celle de l’homme isolé, ou du produit de la rencontre de deux volontés individuelles, le consentement, ce corollaire du mythe de l’individu libre. Ni à partir de cet autre mythe qui serait l’absolue souveraineté de la loi étatique. Aristote décrit la nature et le fonctionnement de l’activité juridique, dans la nature telle qu’elle est, c’est à dire immédiatement sociale ». Voir aussi C. Despotopoulos, La notion de synallagma chez Aristote, APD, sur les notions du contrat, Sirey 1968, p. 115 à 128 ; J.-M. Trigeaud, Convention, in Vocabulaire fondamental du droit, APD, Sirey 1990, p. 13, spéc. p. 15 et s ; J.-M. Poughon, Une constante doctrinale : l’approche économique du contrat, Droits 1990, n° 12, p. 47, spéc. p. 48. 69 M. Villey , préc. p. 9 ; J.-M. Trigeaud, préc., p. 16 ; J.-M. Poughon, préc. p. 48 et s. M. Rouhette précise, dans l’étude de Gaïus, qu’il existe une certaine action volontaire du sujet qui contracte, mais pas nécessairement une convention des deux parties ; la cause de l’obligation, quant à elle, paraît située dans la « res » plutôt que dans le consentement. Ainsi, la cause dans les contrats innommés réside dans le fait que j’ai donné, ce qui oblige à rembourser l’équivalent de la contre-prestation. G. Rouhette, Contribution à l’étude critique de la notion du contrat, Paris 1965, p. 111 et s. 70 C. Chehata, Le contrat en droit musulman, APD, sur les notions du contrat, Sirey 1968, p. 129 à 142. 71 Y. Linant de Bellefonds, Traité de droit musulman comparé, T. I, Mouton et Cie 1965, n° 493 et s. sur l’erreur, distincte d’un vice du consentement et n° 452 sur le dol distinct d’un vice du consentement. Sur cette même distinction, N. Comair-Obeid, Les contrats en droit musulman des affaires, Economica 1995, p. 109 et s. sur l’erreur, p. 102 et s. sur le dol. 72 C. Chehata, préc., p. 134. Cependant, Y. Linant de Bellefonds, préc., n° 195, cite des auteurs qui rattachent la violence à une atteinte au consentement et au libre arbitre ; même sens : N. Comair-Obeid, préc., p. 96 et s. 73 C. Chehata, préc., p. 137. D’où l’interdiction des pratiques commerciales comportant un aléa N. Comair-Obeid, préc., p. 3, note 5. Voir aussi p. 55 et s. 74 C. Chehata, préc., p. 138. Dans ce sens, N. Comair-Obeid, préc. p. 30 : « La stricte limitation de l’objet de l’obligation (par la religion et la morale) confirme le souci permanent des fuqaha’ de sauvegarder un équilibre parfait entre les prestations des parties au nom d’un ordre moral spécifique et propre au droit musulman. Cet ordre moral consiste dans la recherche de la justice et de l’équité quitte à freiner, voire à limiter, la liberté contractuelle ». Du même auteur p. 112 : « Tout se joue en droit musulman autour de la notion d’équilibre des

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est, une fois encore, la notion d’équilibre et d’égalité : « Et c’est ainsi que nous sommes mis

devant le fondement véritable du caractère obligatoire du contrat. Pourquoi le vendeur ne

peut jamais se dédire : c’est parce qu’il ne peut réunir entre ses mains et la chose et son prix.

De même en est-il de l’acquéreur. L’idée d’échange qui se trouve à la base du contrat

synallagmatique va lui conférer son caractère obligatoire. Un auteur célèbre (Kasani) écrit

que l’égalité est la fin recherchée. Ne pas payer le prix, c’est rompre l’équilibre que tout

contrat doit assurer »75. « Ceux envers qui de vos propres mains vous vous êtes engagés,

donnez leur donc leur part »76, « Observez en toute équité la juste mesure et le bon poids dans

vos transactions »77.

11. Quoique procédant de façon moins descriptive, il semble que la

doctrine contemporaine parvient à des résultats proches de ceux des méthodes décrites par M.

Villey. On observe la survivance de la liberté contractuelle qui est utilisée et respectée autant

que possible. Mais elle est loin de constituer une priorité ; comme semblant suivre Lacordaire

et son illustre formule : « Entre le fort et le faible, ... », le droit positif n’autorise la liberté des

contractants qu’après avoir vérifié leur égalité. M. Ghestin, décrit aussi la notion de contrat

plus qu’il n’en recherche les fondements, et considère que le législateur ne donne force

obligatoire à cette manifestation de volonté que « parce que le contrat est utile, et à la

condition qu’il soit juste »78. Le contrat est utile car il est un instrument des prévisions

individuelles, instrument indispensable en ce qu’il est obligatoire, et autorise dès lors la

confiance du créancier, et parce qu’il permet de réaliser de la façon la plus simple et

universelle les besoins de l’homme et de la vie en société. Mais une vision seulement

utilitaire, voire utilitariste, ne suffirait pas79. Dès lors, M. Ghestin constate, à son tour, que le

contrat n’est obligatoire que s’il est juste et fait de ce caractère un fondement de la notion de

contrat. Le contrat doit être juste puisqu’il doit respecter le droit, mais aussi l’équilibre entre

les patrimoines : un déséquilibre excessif peut justifier l’intervention du juge80.

12. Ripert avait montré, à une époque où l’on professait une rigoureuse

séparation entre morale et droit, qu’« il n’y a en réalité entre la morale et la règle juridique

aucune différence de domaine, de nature et de but ; il ne peut y en avoir, car le droit doit

réaliser la justice et l’idée du juste est une idée morale »81. La règle de droit ne se distingue

que par son élaboration technique et sa sanction étatique. Des auteurs tels que M. Carbonnier

prestations, de juste profit, d’équité et de justice ; même en ce qui concerne ce qui est supposé être les vices du consentement – erreur, dol, lésion -, le rôle de la volonté et du consentement sont éclipsés au profit de ces notions morales qui sont sous-jacentes à tout le droit du contrat ». 75 C. Chehata, préc., p. 139. Voir aussi Y. Linant de Bellefonds, préc., n° 480. 76 Coran, Sourate IV, verset 33. 77 Coran, Sourate VI, verset 152. 78 J. Ghestin, La notion de contrat, D. 1990, chron. p. 144, spéc. p. 149 ; L’utile et le juste dans les contrats, APD, T. 26, L’utile et le juste, Sirey, 1981, p. 35, spéc. p. 41. 79 « L’utile, à quoi ça sert ? » demandait J. Lacan : pour une critique synthétique de l’utilitarisme, voir M. Villey , L’utile et le juste, préface historique, APD, T. 26, Sirey 1981, p. 1. 80 La notion de contrat, préc., p. 150 ; L’utile et le juste dans les contrats, préc. p. 45 et s. 81 G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, 4ème éd. LGDJ, 1949, n° 6.

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évoquent un retour massif de cette morale dans le droit positif, tout particulièrement dans le

droit des contrats, et d’une morale certainement beaucoup plus ambitieuse que la simple

protection de la morale sexuelle, jadis raison d’être essentielle de la notion de cause

immorale82.

Pourtant, le droit contemporain des conventions a-t-il véritablement comme

objectif la préservation de l’équilibre contractuel, qui suppose l’égalité, la loyauté et donc, un

certain sens moral ? Les visées essentiellement économiques, financières et fiscales du droit

des contrats contemporains, ainsi que ses caractères techniques et pragmatiques, semblent en

contradiction avec toute considération d’ordre éthique. « Depuis bien des années, affirme

Josserand, le droit a cessé de s’alimenter exclusivement à sa source traditionnelle ; après

avoir puisé ses inspirations et sa substance, anciennement dans la religion, puis à l’époque

moderne, dans la morale et la tradition, il a subi progressivement l’attraction et le joug des

faits économiques qui le dominent et dont il est devenu tributaire ; longtemps il oscilla entre

les deux pôles, le moral et l’économique ; aujourd’hui, c’est vers ce dernier qu’il tend,

constamment, comme une aiguille aimantée se tourne vers le nord »83. Ainsi, alors que jadis

étaient interdites et condamnées toutes les pratiques juridiques choquantes, celles-ci sont

aujourd’hui autorisées si leurs avantages économiques sont suffisants : Josserand cite les

exemples classiques du prêt à intérêt84 ou des assurances sur la vie. Ces deux instruments

juridiques ne sont plus remis en cause aujourd’hui. Le pragmatisme économique pousse la

morale à la porte du droit privé.

Cependant, cette opposition entre morale et économie est-elle si définitive ? Le

pragmatisme vient heurter les dogmes économiques eux-mêmes : ainsi, quoique le principe de

la libre concurrence soit préservé par les lois européennes contre les ententes, les pratiques de

franchisage n’ont reçu aucune véritable menace d’interdiction85. De plus, à ce pragmatisme

économique généralement favorable à l’expansion des flux financiers et des entreprises, tend

à répondre un autre courant pragmatique, bien souvent à caractère économique puisqu’il s’agit

de protéger le contractant en état de faiblesse économique, mais aussi proche de la morale

puisqu’il s’inscrit dans un mouvement plus vaste de protection du contractant plus faible. Il

n’est qu’à voir l’invasion dans les textes de loi comme dans la jurisprudence des notions telles

que l’ordre public, l’abus, la bonne ou mauvaise foi86. 82 J. Carbonnier, Les obligations, préc., n° 17. 83 Josserand, Un ordre juridique nouveau, D. H. 1937, chron. p. 41. Voir aussi Justices n° 1, 1995, Justice et économie, spéc. L. Cadiet et S. Guinchard, Les jeux de la justice et de l’économie, p. 1. 84 Sur l’histoire de la répression de l’usure, voir notamment B. Schnapper, A propos de quelques délits économiques au siècle dernier, in Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Dalloz 1997, p. 17. 85 Le caractère de « pratique assurant un progrès économique » proposé par l’article 10 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, leur est aisément accordé. Par exemple, C.A. Paris, 13 juillet 1993, RJDA, 1994, n° 303 ; O. Gast, Une nouvelle confirmation de la validité des contrats de franchise : l’arrêt Pronuptia, Cour d’appel de Paris du 22 septembre 1992, Petites affiches 1992, n° 146, p. 16. 86 Ainsi, les lois interdisent des clauses contractuelles « abusives » (Article L. 132-1 du Code de la consommation ), autorisent la révision des clauses pénales « excessives » (Articles 1152 et 1231 du Code civil), surveillent l’intégrité véritable du contractant consommateur en raison de son état présumé de « faiblesse économique », « l’abus de faiblesse » étant tout particulièrement châtié (Article L. 122-8 du Code de la consommation) ; l’article 1134, exigeant la bonne foi dans l’exécution du contrat, est utilisé pour la période précontractuel, par exemple grâce à des obligations d’information. Les juridictions se sentent même obligées d’utiliser la notion de « bonne foi » dans des circonstances clairement définies par le code et où, jusqu’alors,

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13. Les notions d’équilibre, d’équité, d’égalité, de justice restent bien des

objectifs majeurs du droit des conventions, sinon son fondement, et les évolutions récentes s’y

rattachent. Plus large qu’une simple notion d’équivalence des prestations, de

proportionnalité87, comme pouvaient la concevoir Aristote ou les juristes du droit romain,

l’équilibre se mesure aussi dans la personne des contractants, leur savoir, leur compétence,

leur pouvoir. Il ne s’agit pas d’arriver à une équivalence stricte des parties et des prestations,

mais à ce que les disparités irréductibles ne pèsent pas de façon excessive sur la formation et

la vie de la convention. Si l’une des parties décide d’une prestation disproportionnée au

regard de ce qu’elle recevra, elle doit le faire librement, ce qui exige une certaine égalité dans

leurs rapports de force. Autrement dit, l’autonomie de la volonté, la liberté, la raison,

demeurent des éléments importants des conventions. Mais le principe d’équilibre leur est

supérieur, constituant une sorte de butoir, voire le critère sine qua non de cette liberté ou cette

autonomie88. M. Trigeaud ajoute que la vision réaliste du contrat dans les sociétés archaïques,

visant à rechercher l’équilibre des prestations, découle de ce que les parties contractantes

occupent des situations différentes au sein du groupe social89. La recherche contemporaine de

l’équilibre s’explique aussi par une prise de conscience de ces différences entre contractants,

parfois dans leur statut social, mais aussi, aujourd’hui, dans leur savoir technique, leur

pouvoir économique, …90 cette notion était restée superflue : ainsi, l’élément moral du dol n’est plus décrit comme une intention de tromper, mais comme une « absence de bonne foi » (Par exemple, Cass. 3e civ., 27 mars 1991, Bull. civ. III, n° 108). La violence peut être caractérisée par un « abus de puissance économique » (Voir par exemple Cass. soc., 8 novembre 1984, Bull. civ. V, n° 423 et Cass. com. du 21 février 1995, Bull. civ. IV, n° 50). Les « abus d’une position dominante ou de dépendance économique » sont sanctionnés en droit des affaires (Article 8 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, relative à la liberté des prix et de la concurrence). La théorie de la cause est aujourd’hui utilisée pour traquer les déséquilibres contractuels ; cette tendance donne gain de cause aux doctrines modernes décrivant la cause comme l’équivalent économique voulu (Définition de J. .Maury , Essai sur le rôle de la notion d’équivalence en droit civil français, Thèse Toulouse 1920 ; voir l’exposé de ces théories par J. Ghestin, La formation du contrat, préc., n° 832). Dans ces exemples, c’est au juge que revient la tâche de détecter l’abus, le déséquilibre, en vertu d’une demande expresse ou supposée du législateur. Cependant, les juridictions, ainsi pressement sollicitées par le législateur, prennent alors des initiatives au support textuel plus qu’approximatif : c’est ainsi que l’on ne traque plus l’indétermination du prix, comme pouvaient l’autoriser les articles 1591 et 1129 du Code civil, mais « l’abus » dans la fixation du prix (Nous pensons au célèbre revirement opéré par l’Assemblée Plénière dans quatre arrêts du 1er décembre 1995, JCP 1996, II, 22565, conclusions Jéol, note J. Ghestin, dont la tendance était déjà largement préfigurée dans les arrêts Alcatel de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation du 29 novembre 1994, JCP 1995, II, 22371) ; les textes sur le dol deviennent parfois superflus puisque leur existence même est oubliée : le juge a ainsi pu annuler un contrat de cautionnement pour simple « mauvaise foi », alors que le dol du cocontractant était évident (Cass. civ.1, 16 mai 1995, JCP 1996, II, 22736, note F.-X. Lucas. Un arrêt du 18 février 1997 (Bull. civ. I, n° 61), rétablit cependant le recours à la notion de dol par réticence en plus de la bonne foi). 87 Plusieurs auteurs décrivent l’équilibre des prestations seules comme essentiel : comp. J.-M. Poughon, Une constante doctrinale : l’approche économique du contrat, Droits 1990, n° 12, p. 47, spéc. p. 54 et s. ; P. Chauvel, Erreur substantielle, cause et équilibre des prestations dans les contrats synallagmatiques, Droits 1990, n° 12, p. 93. 88 J.-M. Trigeaud, Convention, in Vocabulaire fondamental du droit, APD, Sirey 1990, p. 13, spéc. p. 20, 24. 89 J.-M. Trigeaud, préc., APD, Sirey 1990, p. 13, spéc. p. 16. 90 J.-M. Trigeaud précise que la fidélité à ses engagements, imposée par l’autonomie de la volonté et qui fonde la force obligatoire du contrat, est certes une exigence pleinement justifiée dans les contrats « personnels » qui ont pour objet d’unir des personnes, mais beaucoup moins pour des contrats « matériels », qui consistent en un échange de prestations (Justice et fidélité dans les contrats, APD, T. 28, Sirey 1983, p. 207). M. Trigeaud considère que l’on « abuse du concept de fidélité » en l’étendant à des contrats autres que personnels, où la fidélité signifie « l’égalité à soi-même », « l’exigence générale de ne commettre aucun acte qui pourrait nuire ou porter atteinte à sa dignité » (p. 208). Dans le cadre des contrats matériels, la fidélité devrait être axée sur les prestations et « tendre vers la permanence de l’équilibre initial tel qu’il a été "voulu", en laissant place à une révision pour conjurer les effets néfastes d’éléments extérieurs … Il s’agirait de justice-équivalence » (p. 216).

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Ces principes sont teintés de sens moral, ce qui permet de distinguer cette

conception descriptive de la convention d’un courant « fonctionnaliste » que l’on a pu

constater en droit des sociétés91. Ce courant a tenté de dépasser la discussion classique

concernant la nature de la société, hésitant entre une nature contractuelle ou institutionnelle92.

Le dépassement s’est réalisé en considérant qu’il était inutile de poursuivre le débat sur ce

thème sans conséquence pratique. Il convenait de rechercher, non plus la nature de la société,

mais ses finalités : elle n’est en réalité qu’une technique juridique mise au service de

l’entreprise93. Ces théories fonctionnalistes, contestées aujourd’hui94, abaissent le droit au

rang de pures techniques, mises au service d’intérêts économiques supérieurs95, ce qui les

oppose à une conception descriptive des conventions.

Les notions d’équilibre, d’égalité, grâce à la dimension éthique qu’elles

contiennent, permettent d’admettre, a priori, l’action du juge pénal dans le champ contractuel

puisque son action suppose un blâme social. L’ensemble du corps social est intéressé par la

préservation de l’égalité et d’un certain équilibre des relations. Nous avons rappelé les

principes généraux qui régissent l’exécution des obligations et leurs conséquences générales

sur la force obligatoire des conventions et sur le rôle du juge en général. Il convient de

préciser le rôle du juge pénal en cette matière.

2 – Quelle juridiction pénale ?

14. Si la force obligatoire est issue de l’autonomie de la volonté,

l’intervention du juge pénal dans la matière contractuelle ne paraît pas cohérente au regard

des préoccupations d’intérêt public qui lui sont assignées. Les griefs d’« inflation » ou de

« dévoiement pénal » à l’encontre du grand nombre d’infractions dans le droit des contrats

pourraient alors trouver justifications ; de même, les procédés contractuels de règlement des

litiges pénaux seraient inexplicables. En revanche, si on prend en compte une certaine

socialisation de la convention et des fondements d’ordre moral, la rencontre du juge pénal et

des contrats devient envisageable. Les objectifs du droit des contrats font un pas vers ceux du

droit pénal qui tendent à la préservation de l’intérêt commun. Le juge pénal peut-il pourtant

contribuer aux aspirations du droit des contrats, reposant essentiellement sur la préservation

Cette idée n’a pas prévalu (mais les choses changent) car « La tradition de la fidélité pure et rigoureuse confondue avec la fidélité morale était trop solidement implantée » (p. 218). 91 C. Champaud, Le pouvoir de concentration de la société par actions, Sirey, 1962 ; Le contrat de société existe-t-il encore ? in Le droit contemporain des contrats, Economica 1987. J. Paillusseau., La société anonyme, technique d’organisation de l’entreprise, Sirey 1967 ; Les fondements du droit moderne des sociétés, JCP 1984, éd. E., II, 14193 ; éd. G., I, 3148 ; Le droit moderne et la personnalité morale, RTD civ. 1993, p. 705. 92 J.-P. Bertrel, Liberté contractuelle et sociétés, RTD com. 1996, p. 595, spéc. p. 611 et s. 93 J. Paillusseau, Les fondements du droit moderne des sociétés, préc. 94 J.-P. Bertrel, préc., spéc. p. 616 et s. 95 D. Tallon, L’évolution des idées en matière de contrat : survol comparatif, Droits 1990, n° 12, p. 82, spéc. p. 87 : cet auteur évoque les théories américaines qui prônent une « vision utilitariste du droit et juge le contrat d’après son efficacité économique … la répudiation du contrat est licite lorsqu’elle provient des résultats économiques favorables à tous les intéressés ».

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de l’équilibre entre les contractants et leur prestation ? Les litiges pénaux peuvent-ils trouver

solution par des modes contractuels ? Selon M. Bouzat96, le rôle du droit criminel consiste « à

prévenir par la menace et au besoin à réprimer les actions ou omissions de nature à troubler

l’ordre social ». En effet, quoique ses pouvoirs soient vilipendés et accusés d’inflationisme

(A), la juridiction pénale a pour tâche essentielle la qualification des actes litigieux (B) afin de

prononcer une sanction pénale si les actes correspondent bien à une infraction (C).

A – La juridiction pénale accusée.

15. La sanction pénale est communément décrite comme inefficace

puisqu’elle ne parvient pas à prévenir la délinquance et éviter toute récidive97. A cette

méfiance suscitée par le « châtiment » s’ajoute à une défiance quasi culturelle envers les

juges. Ceci contribue nécessairement à une contestation de sa légitimité, donc de son pouvoir

de sanctionner98. L’adage « Un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès » qui date

de l’Ancien Régime, évoquait l’état de délabrement dans lequel se trouvait l’institution

judiciaire du royaume : les officiers de justice, propriétaires de leur charge, la transmettaient à

leurs héritiers sans aucun examen de leurs capacités juridiques, le tarif de l’hérédité99 étant

dérisoire. Ces officiers avaient intérêt financièrement à ce que les procédures traînent en

longueur ; dès lors, certains procès se sont prolongés pendant des siècles, aidés en cela par les

conflits territoriaux de lois et de coutumes100, les renvois aux divers degrés de juridictions,

l’usage de formules latines ou langages hermétiques pour le simple justiciable et autres

avanies. Visiblement traumatisé par ce sinistre passage de notre histoire judiciaire, notre

« inconscient culturel juridique » reste marqué par cet adage101 qui est même repris par

certains auteurs comme une maxime d’actualité102. La méfiance inspirée par les juges a

encouragé l’essor de ces procédés conventionnels. Il y a peu de temps encore, on sentait

poindre « une défiance à l’égard du juge, dit étatique, dont l’indépendance et le pouvoir se

sont considérablement réduits depuis la Révolution de 1789 et, plus singulièrement, depuis

1958 »103. Les manifestations d’indépendance dont le juge a fait preuve ces derniers temps ont

96 Traité de droit pénal et criminologie, T. I, Dalloz 3ème éd. 1975, n° 1. 97 Voir notamment Les objectifs de la sanction pénale, ouvrage collectif, Bruylant Bruxelles 1989. 98 P. Poncela, Droit de punir et pouvoir de punir : une problématique de l’Etat, in Philosophie pénale, APD T. 28, Sirey 1983, p. 123, spéc. p. 126 (rappel des liens entre la légitimité et le pouvoir). 99 Droits de succession, dits «Paulette», s’élevant seulement à un vingt-cinquième de la valeur de l’office par an. 100 On en dénombrait en France environ sept-cents. 101 On en trouve des traces encore plus anciennes : voir notamment Matt. 18, 15.20. G. Cornu, Les modes alternatifs de règlement des conflits, RID comp. 1997, p. 313, spéc. p. 314 et note 3. H. Roland, H. Boyer, Adages du droit français, Litec 3ème éd. 1992, n° 206, p. 435. Et l'expression coutumière « Raide comme la justice » n'est-elle pas symptomatique ?! 102 Voir, par exemple, P. Malaurie, L. Aynès, P.-Y. Gautier, Contrats spéciaux, Cujas 1998, 12ème éd., n° 1100 ; L. Boyer, Encyclopédie Dalloz V° Transation, n° 5. C. Jarrosson, Les concessions réciproques dans la transaction, D. 1997, chron p. 267, n° 2. 103 L. Cadiet, Interrogations sur le droit contemporain des contrats, in Le droit contemporain des contrats, Economica, 1987, p. 7, n° 18.

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amoindri cet argument en faveur d’une solution négociée des litiges. Il demeure que les

procès sont longs104 et que de très nombreuses affaires demeurent classées sans suite105.

16. La sanction pénale est suspecte et le grand nombre d’infractions,

couramment qualifié d’« inflation pénale »106, est critiqué de façon d’autant plus virulente que

la vie de l’entreprise est concernée. Les idées néo-libérales ont leur part, refusant par principe

les réglementations qui entravent la liberté des marchés et des entrepreneurs107 : les auteurs

reprochent au droit pénal des affaires d’être pléthorique au point de mettre en péril l’économie

dynamique et efficace dont notre pays a besoin et de casser les ressorts de la confiance108. De

façon quelque peu contradictoire, ils ajoutent qu’il est impossible à un chef d’entreprise de

connaître toutes les règles qui s’imposent à lui au point qu’elles ne sont jamais appliquées

(comment entravent-elles alors les affaires et la croissance ?). Les professionnels, ou autres

parties contractantes fortes, se sentent entravés dans leurs actions, amoindris dans leurs

pouvoirs109 : les appels à une « régulation interne » de la vie des affaires se substituant à la

régulation externe – celle de la loi et des juridictions qui l’appliquent – se font pressants110.

Les mêmes revendications ont lieux dans les quartiers en difficulté puisqu’il faudrait

« restituer le conflit à leurs protagonistes » et laisser se régler les litiges par des

conciliations111. Des colloques posent la question : « La pénalisation nuit-elle à la

démocratie ? »112. Certains versent dans une idéologie quelque peu cynique : le droit pénal

intervenant dans la vie économique serait l’illustration « d’une mentalité publique où la prise

en compte des défavorisés et le maintien des conditions élémentaires d’une existence décente

sont en fait le masque d’une politique de jalousie, une politique qui ne saurait tolérer les

inégalités pas plus que la moindre dissidence – toutes les utilisations de l’autorité publique

sont incompatibles avec les conditions d’une économie libérale, quand bien même chacune de

104 Voir notamment le portrait saisissant de la crise de la justice dressé par H. Haenel, J. Arthuis, Justice sinistrée : démocratie en danger, Economica 1991, spéc. p. 22 et s. et p. 55 et s. 105 Environ 80 % des procédures transmises aux parquets sont classées sans suites : Rapport P. Fauchon, projet de loi relatif aux alternatives aux poursuites, Sénat 1997-1998, n° 486, p. 9. J. Faget, La médiation. Essai de politique pénale, Erès Trajet 1997, p. 66 et s. : « L’explosion des classements sans suite ». 106 Voir notamment M.-T. Calais-Auloy, La dépénalisation en droit des affaires, D. 1988, chron. p. 315, n° 1 ; M. Delmas-Marty, L’inflation pénale, VIe congrès de l’association française de droit pénal, Montpellier, 7-9 novembre 1983 ; J.-J. de Bresson, Inflation des lois pénales et législations ou réglementations techniques, Rev. sc. crim. 1985, p. 241. R. Pelen, L’enjeu répressif : réactions d’un chef d’entreprise, in Bilan et perspectives du droit pénal de l’entreprise, Economica 1989. 107 G. Farjat , La notion de droit économique, in Droit et économie, APD, T. 37, Sirey 1992, p. 27, spéc. p. 37. C. Fried, Libéralisme et droit pénal, in Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Dalloz 1997, p. 101. 108 P. Bezard, L’objet de la pénalisation de la vie économique, in Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Dalloz 1997, p. 11. J. Larché, Les politiques de la pénalisation de la vie économique, même ouvrage, p. 95. R. Pelen, préc. 109 J.-F. Verny, La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, Petites affiches 1997, n° 12, p. 16, spéc. p. 18. 110 Voir notamment : J.-F. Verny, préc., p. 18 ; P. Bezard, préc., spéc. p. 13 ; D. Schmidt, Le partage entre régulation interne et régulation externe des sociétés, in Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Dalloz 1997, p. 33. B. Vatier, La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, Petites affiches 1997, n° 12, p. 4. A. Roger, Ethique des affaires et droit pénal, Mélanges Larguier, PUG 1993, p. 261, spéc. p. 266. P. Kolb, Recherches sur l’ineffectivité des sanctions pénales en droit des affaires, Thèse Poitiers 1993, p. 33 et s. 111 Voir notamment : J. Bonafé-Schmitt, La médiation : une autre justice, Syros-Alternatives 1992, p. 176 et s. S. Rojare, La médiation pénale, thèse Paris I 1996, p. 63 et s. J. Faget, La médiation. Essai de politique pénale, Erès Trajets, 1997, p. 34 et s. 112 La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, Petites affiches 1997, n° 12 (préc.).

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ces mesures prise individuellement pourrait être justifiée par référence à la protection de

l’intégrité des marchés ou de tiers innocents »113.

17. Il est vrai que le nombre d’infractions devient difficile à évaluer114. Le

recours croissant aux sanctions pénales est manifeste dans tous les secteurs du droit115. Il est

probable qu’un besoin de morale et de justice accrue pousse à exiger des sanctions pour des

actes qui, auparavant, auraient été tolérés116. Certaines incriminations peuvent surprendre : de

nombreuses redondances existent en droit de l’environnement puisque des lois sur la faune et

la flore se recoupent avec des textes du Code forestier ou rural ; les sanctions deviennent

incohérentes et la hiérarchie des infractions en fonction de leur gravité fort douteuse117.

Il y a bien une certaine inflation du droit pénal. Cependant, curieusement, ce ne

sont pas ces quelques outrances qui sont vilipendées par les auteurs hostiles à la pénalisation :

les critiques récurrentes concernent l’infraction d’abus de biens sociaux118 ; les affaires

médiatisées qui suscitent les inquiétudes, concernent des corruptions, des présentations de

comptes faux ou inexacts, des délits d’initiés ou des atteintes aux règles de la concurrence.

Ces textes figurent tous, de longue date, dans l’arsenal répressif et leur connexité avec des

valeurs essentielles de notre société est reconnue la plupart du temps, y compris par ceux qui

les critiquent119. La médiatisation de certaines affaires ou de quelques mises en examen de

personnalités explique pour une part importante les sensations d’inflation du droit pénal120. Le

rétablissement par le nouveau Code pénal de l’élément moral pour tout crime ou délit entraîne

la disparition de ce qu’on a pu appeler les infractions « matérielles » : celles-ci constituaient

un des arguments majeurs des détracteurs de la pénalisation qui arguaient de leur caractère

artificiel121. Il convient donc de relativiser les haros d’autant qu’un courant de dépénalisation

dans de nombreuses branches du droit vient peu à peu gommer ces quelques défauts122. Des 113 C. Fried, préc., spéc. p. 103. 114 Sur les opérations d’inventaires, M. Delmas-Marty, Les conditions de rationalité d’une dépénalisation partielle du droit pénal de l’entreprise, in Bilan et perspectives du droit pénal de l’entreprise, Economica 1989, p. 89. J. Deveze, De la diversité des sources du droit pénal de l’entreprise, même ouvrage, p. 15. 115 Voir notamment : A. Garapon, D. Salas, La République pénalisée, Hachette, Questions de société, 1996. Colloque sur Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Dalloz 1997. Rencontres internationales du barreau de Paris, La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, Petites affiches 1997, n° 12. 116 Nous en avons un exemple manifeste avec les affaires d’enrichissement personnel dans les milieux politiques, auparavant négligées, aujourd’hui objets de scandales. A. Garapon, D. Salas, préc. p. 6 et s. L. Cadiet, Le spectre de la société contentieuse, Mélanges Cornu, PUF, 1994, p. 29. 117 J.-J. de Bresson, Inflation des lois pénales et législations ou réglementations "techniques", Rev. sc. crim. 1985 p. 241 ; l’auteur donne l’exemple d’un déversement de substances chimiques dans une rivière qui peut être réprimé par l’article 434-1 du Code rural, par la loi du 19 juillet 1976 sur les installations classées, par la loi du 15 juillet 1975 sur les déchets et par l’article 10 de la loi du 12 juillet 1977 sur le contrôle des produits chimiques, incriminations assorties de peines très différentes. 118 Voir notamment J. Larché, préc., p. 95 ; D. Cohen, Le chef d’entreprise est-il délinquant ordinaire ?, même ouvrage, p. 71 ; B. Vatier, préc., p. 4. 119 J. Larché, préc., appelle à une vision plus restrictive de l’abus de bien social dont les poursuites « peut-être, éthiquement, pénalement, sont fondées, mais qui, intéressant de très grands chefs d’entreprises amènent des conséquences dommageables. La concurrence n’est pas tendre dans le cadre des frontières de l’Hexagone (…) et à l’échelon international ». 120 En ce sens, J.-F. Prat, Pénalisation de la vie économique et choix de solutions juridiques, in Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Dalloz 1997, p. 163. A. Garapon, D. Salas, préc., p. 6 et 27. 121 J.-F. Verny, La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, Petites affiches 1997, n° 12, p. 16. 122 Voir notamment M. Delmas-Marty, De quelques aspects de la dépénalisation actuelle en France, Rev. sc. crim. 1989, p. 252, Les conditions de rationalité d’une dépénalisation partielle du droit pénal de l’entreprise, in Bilan et perpective du droit pénal de l’entreprise, préc., p. 89 ; J. Azéma, La dépénalisation du droit de la

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auteurs plaident même pour plus de retenue dans ces critiques incessantes. M. Conte

remarque : « Il est paradoxal qu’à l’époque même où la dépénalisation de pans entiers du

droit pénal serait à l’ordre du jour, de nombreux auteurs – souvent les mêmes – demandent

avec véhémence, l’instauration de la responsabilité pénale des personnes morales ! Il faut

donc croire que le droit pénal, spécialement au sein de l’entreprise, n’est pas inutile. De plus

les partisans de la dépénalisation sont ceux qui considèrent que l’intervention du droit pénal

dans certains secteurs d’activité (droit du travail, de l’économie ou de l’environnement) est

artificielle … à l’époque même où tout le monde s’accorde à reconnaître l’importance prise

par ces disciplines … (Ces règles dites artificielles) consacrent des valeurs désormais

fondamentales pour la société contemporaine »123.

18. L’essentiel des réactions de défiance est sans doute la manifestation

d’une période nécessaire d’adaptation à un phénomène plus général de responsabilisation de

toutes les composantes du corps social124. Ce phénomène est à inclure dans le mouvement

plus vaste du « retour du droit » décrit par plusieurs auteurs125. Certes, ce mouvement de

pénalisation peut également s’expliquer par une quête de repères moraux126 ou un désir de

voir dans les faits l’égalité des personnes promise depuis deux siècles. Mais on peut y lire

surtout une aspiration à la sécurité, un refus de subir les risques de toute nature (économiques,

techniques, …) que peuvent entraîner l’activité et les choix des autres. Ainsi, l’engagement de

la responsabilité civile est facilité aujourd’hui grâce à l’abandon de la faute comme unique

fondement de la responsabilité127. Ceci oblige à beaucoup plus de précautions, de prévisions

des risques et d’attention lorsque l’activité est en cours. Dans un mouvement parallèle la

responsabilisation pénale s’accroît128. Des exigences de prudence, de réflexion, de

connaissance sont imposées pour toute activité et des personnes auxquelles on pardonnait

beaucoup jadis n’en sont plus dispensées aujourd’hui (instituteurs, médecins, élus, chefs concurrence, Rev. sc. crim. 1989, p. 651 ; M.-T. Calais-Auloy, La dépénalisation en droit des affaires, D. 1988, chron. p. 315 ; F. Derrida, La dépénalisation dans la loi du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaire des entreprises, Rev. sc. crim. 1989, p. 658. 123 P. Conte, Du particularisme des sanctions en droit pénal de l’entreprise, in Bilan et perspectives du droit pénal de l’entreprise, IXème congrès de l’association française de droit pénal, Economica 1989, p. 49, spéc. p. 70. Voir aussi M. Dobkine, La question judiciaire : un enjeu pour la justice ou pour le politique ?, D. 1998 n° 15, Actualité du 16 avril 1998, p. 1 ; voir infra n° 552. 124 En ce sens, Y. Lambert-Faivre , L’éthique de la responsabilité, RTD civ. 1998, p. 1. 125 Voir notamment, L. Cohen-Tanugi, La métamorphose de la démocratie française ; De l’Etat jacobin à l’Etat de droit, Gallimard Folio 1993, spéc. p. 55 et s. ; A. Garapon, D. Salas, préc. 126 Ceci est la thèse essentielle de A. Garapon, D. Salas, préc. Voir aussi, A. Garapon, La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, préc. 127 Chacun est obligé de répondre des actes de ses enfants, de ses préposés ou de toute personne dont il dirige l’activité, ainsi que de toutes les choses dont il a la garde, en matière délictuelle comme en matière contractuelle. Abandon du fondement de la faute pour la responsabilité délictuelle du fait des choses (arrêt Jand’heur, chambres réunies, 13 février 1930, DP 1930, I, p. 57, note Ripert ), pour la responsabilité délictuelle des parents du fait de l’enfant (arrêt Fullenwarth Cass. ass. plén., 9 mai 1984, JCP 1984, II, 20255 ; arrêt Bertrand Cass. 2e civ., 19 février 1997 JCP 1997, II, 22848, concl. Kessous, note G. Viney) ; responsabilité délictuelle générale du fait d’autrui (arrêt Blieck, Ass. Plen., 29 mai 1991, JCP 1991, II, 21673, concl. Dontenville, note J. Ghestin) non fondée sur la faute (arrêt Notre Dame des Flots, Cass. 2e civ. , 26 mars 1997, JCP 1997, II, 22868, rapp. Desportes ; D. 1997, p. 496, note P. Jourdain) ; responsabilité contractuelle du fait des choses (arrêt Planet Wattohm Cass. 1re civ., 17 janvier 1995, Bull. civ. I, n° 43) ou du fait d’autrui (Cass. 1re civ., 4 juin 1991, Bull. civ. I, n° 185), ces arrêts écartant la faute comme unique fondement de la responsabilité contractuelle. 128 Elle-même fondée exclusivement sur la faute puisque l’exigence d’un élément moral interdit évidemment toute « objectivation ».

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d’entreprise, … )129. Individualisme oblige, mais aussi manifestation de nouvelles exigences

de disciplines collectives. Face à cette montée en intensité des responsabilités de tous ordres,

il n’est guère étonnant d’assister à des réactions de défiance, s’illustrant par exemple par

l’inquiétude de chefs d’entreprise, craignant d’avoir commis un impair ou réalisant que ce

qu’ils croyaient vétille130 est bel et bien une infraction. Le droit pénal est indispensable dans

les relations contractuelles en général, dans l’entreprise et la vie des affaires en particulier :

les activités des entreprises ne peuvent se contenter de la responsabilité contractuelle comme

seule protection. En particulier, certaines pratiques manquant de transparence et de

démocratie dans les entreprises131 comme dans la sphère politique ne sont plus tolérées ; M.

Bézard, par ailleurs très critique à l’encontre du droit pénal des affaires, le concède :

« Nombreux sont ceux qui admettent que les choses n’auraient sans doute pas évolué de la

même manière, ces dernières années, sans le droit pénal »132.

Le grand nombre d’infractions intéressant les conventions place le travail de

qualification des faits sur le terrain du droit civil, commercial ou du travail. Le juge pénal est-

il contraint à suivre fidèlement les options choisies par le juge naturel des conventions ?

L’émergence d’un important corpus de textes en droit pénal des conventions lui permet sans

doute de dépasser son rôle simplement sanctionnateur pour accéder à une mission normative.

B – La juridition pénale et la qualification.

19. Le droit pénal renforce-t-il seulement l’édifice juridique ou peut-il

imposer des règles ou des raisonnements propres et ainsi, contribuer activement à l’évolution

du droit des conventions ? Classiquement, le droit pénal est au service des disciplines non 129 En ce sens, A. Garapon, La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, Petites affiches 1997, n° 12, p. 9 ; A. Garapon, D. Salas, La République pénalisée, Hachette, Questions de société, 1996, p. 6 et s., p. 41 et s. 130 Sur cette surprise des chefs d’entreprise apprenant qu’ils ont commis une infraction : J.-F. Verny (Vice-Président de la Commission juridique du Conseil National du Patronat Français), La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, Petites affiches 1997, n° 12, p. 16 ; C. Heurteux, Prise de risque par l’entrepreneur et droit pénal, in Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Colloque Dalloz 1997, p. 169. 131 P. Bezard, L’objet de la pénalisation de la vie économique, in Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Colloque Dalloz 1997, p. 11, spéc. p. 15. D. Schmidt, Le partage entre régulation interne et régulation externe des sociétés, même ouvrage, p. 33. 132 P. Bezard, préc., p. 16. Voir aussi A. Roger, Ethique des affaires et droit pénal, Mélanges Larguier, PUG 1993, p. 261, spéc. p. 272 et s. L’irresponsabilité des dirigeants, garantie par la rétention des pouvoirs et des informations devient intolérable dans une économie qui se veut réellement compétitive, performante et crédible (C. de Boissieu, Les risques collectifs encourus par le système économique et financier, in Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Colloque Dalloz 1997, p. 179. Dans le même sens, S. Mogini, Droit pénal, contrôle des marchés et autorégulation des acteurs, même ouvrage, p. 185, spéc. p. 192. Sur les avantages du droit de la concurrence pour l’économie libérale : G. Farjat , La notion de droit économique, in Droit et économie, APD T. 37, p. 27, spéc. p. 36 et s. MM. Truche et Buthurieux, Droit pénal et comptabilité de l’entreprise, in Bilan et perspectives du droit pénale de l’entreprise, Economica 1989, p. 109, spéc. p. 121). Un « gouvernement d’entreprise » digne de ce nom suppose la transparence des actes et des pouvoirs, ainsi que des contre-pouvoirs réels : actionnaires, conseils d’administration, administrateurs indépendants ou commissaires aux comptes, disposant d’informations sérieuses (C. de Boissieu, préc.). Les interventions musclées des juridictions répressives constituent une réaction aux archaïsmes et contribuent à ces évolutions positives et nécessaires. Les quelques incidences très passagères que peut avoir la mise en examen d’un chef d’entreprise sur l’obtention d’un marché ou la cotation en bourse des actions de l’entreprise concernée ne se font sentir qu’à court terme. C. de Boissieu (économiste), préc., précise qu’il est difficile de lier une baisse des cours d’une action avec la mise en examen du dirigeant de l’entreprise concernée : « Les affaires ont un effet à très court terme en bourse, pendant quelques jours, quelques heures » (p. 181).

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répressives et doit suivre strictement les règles élaborées par les matières juridiques

auxquelles il apporte son soutien133. Les sanctions spécifiques qu’il détient interviennent

lorsque l’arsenal dont disposent les autres branches du droit devient insuffisant : on le dit

communément « gendarme du droit »134. Cette doctrine primait au XIXe siècle ; Portalis

affirmait par exemple : « Les lois pénales sont moins une espèce particulière de lois que la

sanction de toutes les autres »135. Il est vrai que de nombreux textes d’apparition récente, qui

sanctionnent des infractions au droit du travail, au droit commercial ou de la consommation

paraissent être de simples renforts d’une législation de droit privé préexistante136. En outre,

que le juge répressif suive les options et les définitions établies par les autres branches du

droit, coïnciderait avec le principe de légalité criminelle : afin que chacun puisse connaître les

enjeux de sa conduite, chaque incrimination doit être clairement définie et son contenu

identifiable par tous. Si le juge pénal doit caractériser tel élément du droit d’un contrat, il doit

le faire en respectant les définitions adoptées par les juges naturels de ces contrats. La

prévisibilité des sanctions est alors possible. Pourtant, même dans ces cas où la norme pénale

jouxte la norme contractuelle, les juridictions répressives ne pourraient-elles faire valoir une

valeur propre ou choisir d’analyser différemment telle notion, surtout si cette analyse semble

plus rigoureuse ou plus à même de garantir la valeur protégée ?

20. Le droit pénal est aussi normatif. Il contient des concepts, des règles et

des valeurs spécifiques (notions de tentative, de complicité, obligation de porter secours, … )

souvent sans équivalent dans les autres branches du droit. Il n’est pas le simple « réceptacle

passif des valeurs déterminées par les autres branches du droit »137, publiques ou privées. Le

droit pénal fait preuve de ce que MM. Merle et Vitu ont appelé l’autonomie fonctionnelle138.

Bien souvent, même si le texte d’incrimination a pour effet de sanctionner un

défaut de formation ou d’exécution d’une obligation contractuelle, l’objectif premier du juge

pénal, comme celui du législateur, n’est pas d’éviter ou de sanctionner ce défaut contractuel.

Le but peut être ailleurs, mais l’on rejoint alors les objectifs plus larges du droit des

conventions : sauvegarder la confiance dans les relations commerciales, l’intégrité corporelle,

la loyauté, la propriété, la moralité contractuelle, les droits du consommateur139, ...

133 En ce sens, Roux, S. 1914, 1, p. 116 et S. 1929, 1, p. 153 : les décisions pénales qui ne tiennent pas compte strictement des préceptes de droit civil « orientent le droit pénal vers un domaine et un rôle qui ne sont pas les siens ». 134 Voir notamment : R. Merle, A. Vitu , Problèmes généraux de la science criminelle, droit pénal général, Traité de droit criminel, T. I, Cujas 1997, n° 146. P. Conte, P. Maistre du Chambon, Droit pénal général, Droit pénal général, Masson 1998, 3ème éd, n° 32. G. Stéfani, G. Levasseur, B. Bouloc, Droit pénal général, Dalloz, Précis, 16ème éd. 1997, n° 31. 135 Cité par R. Merle, A. Vitu , préc, n° 146. 136 En ce sens, Levasseur, Droit pénal et droit social, Mélanges Brun, 1974, p. 317 ou Chavanne, Le droit pénal des sociétés et le droit pénal général, Rev. sc. crim. 1963, p. 683. 137 P. Conte, P. Maistre du Chambon, Droit pénal général, préc., n° 28 et 31. Voir aussi M.-L. Rassat, Droit pénal, PUF 1987, n° 73. Concernant le droit du travail, R. Ottenhof, R. Cario, Droit pénal et relations de travail dans l’entreprise, in Bilan et perspectives du droit pénal de l’entreprise, Economica 1989, p. 123, spéc. p. 124. 138 R. Merle, A. Vitu , Problèmes généraux de la science criminelle, droit pénal général, préc., n° 150. 139 M. Muller , L’inexécution pénalement répréhensible du contrat, thèse dactyl. Paris II, 1977, n° 42.

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Des auteurs nient que les nombreuses incriminations intéressant

l’environnement, les entreprises, la consommation, … protègent véritablement une valeur

sociale importante140 : des règles sont adoptées et c’est uniquement par crainte de leur

ineffectivité qu’elles sont assorties de sanctions pénales141. Cette pléthore d’incriminations

artificielles et inutiles en arrive à « affadir les catégories du licite et de l’illicite … Il devient

donc urgent de refaire des catégories juridiques pour ne réserver au droit pénal que quelques

interdits fondamentaux »142. Curieusement, le caractère traditionnellement sanctionnateur et

non normatif du droit pénal est ignoré : des auteurs prétendent défendre le droit pénal en

affirmant qu’il ne doit intervenir que pour consacrer les intérêts fondamentaux de la société

(sont alors cités le meurtre ou l’inceste), donc de façon normative, et qu’il est dégradant pour

cette branche du droit de « l’appeler à intervenir dès l’instant que la loi principale donne des

signes de défaillance … comme bouche-trou »143. Enfin, c’est parfois le droit pénal qui est

remis en cause dans son existence même : il est une porte qui « dessine l’âme humaine et son

goût sournois de la répression et des jugements sommaires. (Cette porte) dresse le

réquisitoire de notre propre organisation sociale, qui ne prend conscience de l’injuste

répression que lorsqu’elle atteint les puissants. Et l’on ne sait ce qu’on doit le plus lui

reprocher ; de les avoir constitués un temps intouchables ou de traiter aussi mal, plus mal

encore que les délinquants ordinaires »144.

Pourtant, l’éthique est indispensable à la vie économique145 ; M. Mogini

rappelle à quel point elle peut favoriser les performances économiques : Weber avait

démontré l’influence du protestantisme dans l’émergence du capitalisme et de semblables

théories furent avancées au sujet du rôle du confucianisme dans l’essor du Japon de l’après-

guerre146. Le droit pénal des contrats, loin d’être « artificiel », consacre bien au contraire des

valeurs essentielles147 telles que le respect du plus faible, la protection de la confiance, du 140 M.-T. Calais-Auloy, La dépénalisation en droit des affaires, D. 1988, Chron. p. 315, qui distingue les infractions sanctionnant une valeur morale indispensable et universelle et les autres « artificielles », qui ne sont que le reflet d’une organisation contingente de la société. En ce sens, G. Stéfani, G. Levasseur, B. Bouloc, Droit pénal général, préc., n° 7 ; R. Merle, A. Vitu , préc., n° 8. A. Roger, Ethique des affaires et droit pénal, Mélanges Larguier, PUG 1993, p. 261. 141 B. Vatier, La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, Petites affiches 1997, n° 12, p. 4. Le pouvoir exécutif détient le réel pouvoir de concevoir l’ensemble des textes puisqu’il est à l’origine de tous les décrets et circulaires et de tous les projets de loi déposés devant un Parlement acquis à sa cause (P. Devedjian, La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, Petites affiches 1997, n° 12, p. 7). Or tout gouvernement « recherche la consécration rapide et spectaculaire de la politique qu’il conduit … a besoin d’afficher rapidement les résultats de sa politique … L’assortiment d’une sanction pénale à une règle, c’est l’espérance d’un résultat rapide et spectaculaire » (p. 8). 142 A. Garapon, D. Salas, La République pénalisée, Hachette, Questions de société, 1996, p. 96. Dans le même sens, J.-F. Verny (Vice-Président de la Commission juridique du Conseil National du Patronat Français), La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, Petites affiches 1997, n° 12, p. 16, affirme que les chefs d’entreprises, grands ou petits, ne peuvent connaître le contenu de la loi pénale ; le droit pénal n’est donc plus en adéquation avec la frontière du bien et du mal aux yeux de la société. Il est banalisé. 143 B. Vatier, préc., p. 4. Dans le même sens, notamment, J.-F. Verny, préc. ; P. Bezard, L’objet de la pénalisation de la vie économique, in Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Dalloz 1997, p. 11. 144 M. A. Frison-Roche, Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Dalloz, 1997, p. VIII. 145 J.-F. Daigne, L’éthique, nouveau moteur de l’efficacité, Petites affiches 1990, n° 78, p. 27. J.-F. Barbiéri, Morale et droit des sociétés, Petites affiches 1995, n° 68, p. 13. 146 S. Mogini, Droit pénal, contrôle des marchés et autorégulation des acteurs, in Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Colloque Dalloz, 1997, p. 185. 147 En ce sens, J. Larguier, P. Conte, Droit pénal des affaires, Armand Colin, 9ème éd. 1998, n° 1 et 5. Contra : J.-R. Massimi, Ethique de l’entreprise ou commercialisation de l’éthique ?, in Droit et économie, APD, T. 37, p. 179. Sur le pouvoir normatif du droit pénal dans le droit du travail, voir notamment A. Lyon-Caen, Sur les

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patrimoine d’autrui (celui des sociétés ou des collectivités locales est tout aussi digne de

protection et leur atteinte trouble au moins autant l’ordre public que le vol d’un sac à main148),

l’équilibre et la justice des conventions, … Loin de pénaliser l’économie, il contribue à son

évolution et sa modernisation. Avec l’émergence des théories objectives expliquant le

principe de force obligatoire des contrats par la puissance de la loi, le regard sur la

criminalisation du droit des contrats est différent. Aristote rappelle que « aller devant le juge,

c’est aller devant le juste ; car le juge veut être comme une sorte de juste vivant »149. La

sanction pénale comprend un blâme social. La menace d’une sanction n’est agitée que si un

acte menaçant les valeurs en vigueur est perpétré.

21. Cependant, tout particulièrement au stade de la qualification, le juge

pénal doit-il se soumettre aux options retenues par les juges naturels des diverses conventions

envisagées ? Est en jeu ici la fameuse autonomie du droit pénal. Un rôle normatif dit

« fonctionnel » lui est accordé, mais ce rôle normatif va plus loin : les juridictions répressives

elles-mêmes se voient accorder d’un tel pouvoir. Lorsque le juge pénal qualifie les faits, le but

est la lutte contre la criminalité, l’enjeu est la liberté individuelle ou l’intégrité du patrimoine

de l’accusé. Ce travail de qualification ne peut donc se faire qu’avec une grande précision,

loin de toute flexibilité ou pragmatisme dont peuvent s’enorgueillir les autres branches du

droit150. Les faits doivent être décrits tels qu’ils apparaissent réellement et non tels que

peuvent les qualifier des constructions juridiques issues du droit privé des conventions, certes

subtiles, mais fictives. Prenons l’exemple d’une chose vendue avec clause de réserve de

propriété : cette retenue fictive de la propriété par le vendeur n’empêche pas qu’aux yeux des

tiers, le bien est transmis et utilisé par son acquéreur ; celui-ci devrait pouvoir se plaindre de

vol en cas de soustraction frauduleuse de la chose151. Le juge s’attache à l’intérêt commun et

porte un jugement de valeur sur les comportements152. Il tient compte de l’effet réel que

produisent les actes sur les personnes et leur environnement juridique, ainsi que de l’intention

et des arrière-pensées qui ont conduit leur attitude153.

fonctions du droit pénal dans les relations de travail, Droit social 1984, p. 438 ; R. Ottenhof, R. Cario, Droit pénal et relations de travail dans l’entreprise, in Bilan et perspectives du droit pénal de l’entreprise, IXe congrès de l’Association française de droit pénal, Economica 1989, p. 123. 148 En ce sens, P. Truche, La pénalisation nuit-elle à la démocratie ?, Petites affiches 1997, n° 12, p. 11, spéc. p. 12, intervention qui suscite des protestations contre la jurisprudence sévère en matière d’abus de biens sociaux de M. J.-F. Verny, préc., p. 17. 149 C. Despotopoulos, La notion de synallagma chez Aristote, APD, T. XIII, Sirey 1968, p. 127. 150 En ce sens, P. Conte, P. Maistre du Chambon, Droit pénal général, préc., p. 12, n° 28. 151 Pour d’autres exemples, voir notamment R. Merle, A. Vitu , Problèmes généraux de la science criminelle, préc., n° 152 et 153, J.-L. Goutal, L’autonomie du droit pénal : reflux et métamorphose, Rev. sc. crim. 1980, p. 911, ou nos développements. 152 P. Conte, P. Maistre du Chambon, préc., p. 12. 153 MM. Merle et Vitu privilégient la prise en compte de l’intention du délinquant pour expliquer cette autonomie du droit pénal (ouvrage préc., n° 154), alors que MM. Conte et Maistre du Chambon l’expliquent davantage par la théorie de l’apparence (voir leur ouvrage préc. p. 12 et nos développements infra n° 192). La rigueur de qualification du juge pénal se manifeste donc autant sur le terrain des éléments matériels que de l’élément moral. Sur l’autonomie des juges à l’égard des textes, S. Rials, L’office du juge, Droits 1989, n° 9, p. 12 et s.

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22. Comment justifier cette « autonomie technique »154 ? Le juge pénal se

laisse guider par une certaine équité, sans que jamais cette voie ne soit conçue comme la mise

à part de la loi155. Ce pouvoir d’équité n’est certes pas si grand qu’il permette d’écarter une

règle de droit, mais il dépasse la notion d’équité retenue par la Convention européenne des

droits de l’homme156, qui impose seulement l’impartialité du juge et l’équilibre des débats

dans le procès157. L’équité, la recherche du juste, se situe dans le cadre du droit et dans les

marges de pouvoir qu’il laisse au juge répressif. Ainsi, dans le travail de qualification des

faits, le juge recherche si les éléments matériels et moraux prescrits par le texte

d’incrimination sont réunis, en opérant un raisonnement qui parfois lui est propre puisque

fonction de la réalité et des véritables conséquences juridiques des actes. Lorsque le juge

pénal adopte des positions différentes de celle du juge civil, commercial, … ce n’est jamais

par pur esprit d’autonomie, de chapelle. La rigueur du raisonnement et le réalisme de la

qualification expliquent les divergences et jamais les textes de droit pénal ou extra-pénal ne

sont directement remis en question ou dénaturés. Notons encore que le simple fait que l’on

constate une divergence de qualification devant le juge de la convention et devant le juge

pénal, ne suffit pas à entraver la légalité criminelle. Le choix de raisonnement et de

qualification propre respecte ce principe puisque chaque élément de l’infraction est envisagé

de façon rigoureuse, dans un souci de réalisme et d’équité. Chacun peut donc connaître à

l’avance les conséquences juridiques de ses actes, bien mieux que dans d’autres branches du

droit où il convient souvent d’être très au fait des techniques et constructions juridiques ou

des choix jurisprudentiels du moment. Une fois que ce travail de qualification est accompli, la

marge de manœuvre du juge pénal se ferme puisque la culpabilité en découle

automatiquement. Le juge retrouve ce pouvoir d’équité au stade du prononcé de la sanction

puisqu’il est autorisé à la moduler en fonction des circonstances entourant l’infraction.

La pénalisation du droit des conventions, comme l’utilisation de la convention

par le juge pénal, permettent de rendre effectives des valeurs montantes dans la société civile

et de contribuer à une relecture des principes fondateurs et des règles particulières de ces

conventions. Il est abusif d’expliquer l’autonomie du juge pénal par le rejet de règles de droit

trop éloignées de la réalité, comme le font les doctrines de défense sociale nouvelle158. Son

pouvoir normatif consiste seulement en une lecture particulière des textes et des faits,

éventuellement différente de celle de ses collègues de droit privé. Sa fonction n’est pas

exclusivement déclarative, il n’est pas seulement « la bouche qui prononce les paroles de la

154 R. Merle, A. Vitu , préc., n° 152. 155 Cette définition de l’équité est retenue par de nombreux auteurs. Voir notamment L. Cadiet, Découvrir la justice, Dalloz 1997, p. 33 ; M. S. Zaki, Définir l’équité, Vocabulaire fondamental du droit, APD,1990, p. 87 et s. Mais S. Rials, préc., p. 16, objecte qu’il ne peut y avoir de jugement sans norme préalable. 156 Article 6-1 de la Convention Européenne des droits de l’homme, Rome, 1950, qui pose le droit à un procès équitable. 157 L. Cadiet, préc., p. 35, qui parle d’équité du processus délibératif. 158 M. Ancel, La défense sociale nouvelle, Cujas 1981, p. 204 et s.

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loi, des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur »159. Ces

prérogatives découlent de la fonction de préservation du corps social du droit pénal.

La sanction prononcée tend à préserver la société, ainsi qu’à punir le condamné

en lui infligeant une peine, le plus souvent en argent, éventuellement en privation de liberté. Il

convient de rechercher si ces deux objectifs de la sanction peuvent trouver une compatibilité

avec les objectifs d’équilibre contractuel.

C – La juridiction pénale et la sanction.

23. Les peines seraient inefficaces et les juridictions pénales impuissantes

et inadaptées face à un contentieux toujours croissant. Ici encore, le rôle de la juridiction

pénale est contesté puisque des conciliations privées ou des règles établies de façon

conventionnelle permettraient une meilleure appréhension des difficultés de tel corps

professionnel, tel quartier, etc. Au fond, la justice serait un produit commercial, un service

comme les autres, qui devrait donc se montrer rentable, profitable, efficace160. Si les

juridictions pénales se montrent incapables d’assumer leur tâche, il convient d’envisager des

solutions telles que le recours à des organes spécialisés, voire la restitution du conflit aux

personnes privées. La sanction pénale est-elle utile dans le domaine contractuel ? Une

solution contractuelle des litiges ne pourrait-elle remplacer avantageusement l’intervention

juridictionnelle ?

24. Tout d’abord, les juridictions répressives doivent-elles restaurer l’ordre

public ? Une telle description de leurs objectifs est sans doute par trop caricaturale. La justice

n’est pas rattachée au ministère de l’intérieur. Le juge pénal prononce une sanction

proportionnelle aux faits reprochés, au terme d’un débat contradictoire, individualisé, où peut

s’exprimer le doute161. Cette sanction contribue néanmoins à préserver l’ordre social par la

crainte qu’elle inspire - dès lors, elle prévient théoriquement l’acte, voire la récidive - ou par

la mise à l’écart du délinquant grâce à une peine privative de liberté, une interdiction

professionnelle, etc. Or le défaut de formation du contrat ou l’inexécution contractuelle

ébranlent l’ordre juridique. « Il apparaît normal de la décourager par l’application de

sanctions pénales »162. Une action pénale paraît plus dissuasive qu’une simple action devant

159 Montesquieu, L’esprit des lois, chapitre 6 du livre II, De la constitution en Angleterre. Sur cette idée voir aussi S. Rials, L’office du juge, Droits 1989, n° 9, p. 3 ; E. Couture, Le procès comme institution, RID comp. 1950, p. 276, spéc. p. 279. 160 B. Lemennicier, L’économie de la justice : du monopole d’Etat à la concurrence privée ?, in Justice et économie, Justices n° 1, p. 135. Contra : A. Garapon, Nouveaux enjeux de la justice. L’évolution du rôle du juge, La justice, Cahiers Français n° 251, p. 74. Dans le même sens, L. Cadiet, Découvrir la justice, Dalloz 1997, p. 3. Voir infra n° 543 et s. 161 D. Salas, Etat et droit pénal. Le droit pénal entre "Thémis" et "Dikè", Droits 1992, n° 15, p. 77, spéc. p. 78. 162 M. Muller, L’inexécution pénalement répréhensible du contrat, thèse dactyl. Paris II, 1977, n° 1.

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les juges civils, même si certains parlent de peine privée163. Le juge pénal peut poursuivre

certaines ruptures graves de l’équilibre contractuel si un texte d’incrimination les prévoit ; il

peut tenter de les réparer au même titre que le juge civil et dispose sans doute de certains

avantages tels que le caractère plus dissuasif ou moins onéreux d’une procédure pénale.

Cependant, l’intervention de la juridiction pénale n’est-elle pas trop tardive

pour prétendre rétablir un équilibre entre deux parties contractantes en rupture ? Lorsque la

sanction est prononcée, cet équilibre semble irrémédiablement rompu. Le vendeur

« dynamique, performant et immédiatement opérationnel » a embobiné la vieille dame.

Pourtant le juge pénal peut se prononcer sur l’action civile et tenter d’octroyer une réparation,

qui n’est jamais qu’une tentative de compensation, y compris devant le juge civil. La

réparation n’est jamais effective puisque dans le meilleur des cas, la victime aura, de toute

façon, subi l’inquiétude du procès, la vexation, les pertes de temps, ... En outre, la sanction

elle-même peut être juste, quoique son objectif premier soit la souffrance du coupable. M.

Vullierme a démontré que la satisfaction d’un certain besoin de vengeance de la victime est

indispensable. La peine n’est pas une vengeance privée ; elle est une « sublimation publique

de la vengeance, et sa métamorphose en une vindicatio contrôlée »164. Elle est proportionnée

et le droit est respecté ; ce qui ne serait pas le cas d’une justice trop clémente, passive :

« aucune barrière ne viendrait plus borner l’emportement collectif. Et ce n’est plus alors la

vengeance que nourrit une justice qui dégénère, mais la sauvagerie »165. Une punition, une

souffrance, non pas conçue comme une douleur équivalente166, mais comme la prise de

conscience de l’écart entre la réalité de l’acte et les justifications imaginées par le délinquant,

peut seule amener le coupable à changer de comportement, ce que ne permet pas un discours

anesthésiant niant la gravité de l’acte ou la part de responsabilité de l’agent.

25. La sanction peut-elle accueillir une dose de consensualisme ? La

convention est partout et le juge pénal n’y échappe pas, ni dans son contentieux, ni dans ses

procédures : la concertation envahit les prétoires. Puisque le juge pénal doit rétablir la justice

et préserver l’ordre public, on peut admettre le recours à des modes contractuels de traitement

des litiges dont le fondement réside précisément dans la justice – qui « dé-partage », délimite

les prétentions, corrige les prétentions injustes167 - et, souvent, dans la recherche

d’individualisation de la peine. Le mouvement de pénalisation des conventions comme celui

de contractualisation des procès suscitent les plus vives réactions, d’enthousiasme comme de

réprobation. On retrouve toujours dans ces mouvements la recherche de l’équilibre, de

l’équité entre les contractants, dans leurs relations privées comme dans le règlement des

163 S. Galand-Carval, De la fonction de peine privée de la responsabilité civile, thèse Paris 1993, (publiée LGDJ 1995) 164 J.-L. Vullierme , La fin de la justice pénale, APD, T. 28, philosophie pénale, p. 169. Voir aussi Y. Lambert-Faivre, L’éthique de la responsabilité, RTD civ. 1998, p. 1, spéc. p. 21. 165 J.-L. Vullierme , préc. p. 170. 166 A. Garapon, D. Salas, La République pénalisée, Hachette, 1996, p. 13 : « Cette recherche d’une équation qui rendrait une souffrance équivalente à une autre s’apparente plutôt à un mythe ». 167 L. Cadiet, Découvrir la justice, Dalloz 1997, p. 25, qui cite P. Ricoeur.

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conflits168, ces aspirations découlant certes de l’individualisme mais aussi d’une quête de

responsabilisation : les contractants plus puissants doivent policer leur conduite et les

délinquants, par la négociation, doivent prendre conscience de leurs actes. Le rôle du juge

pénal est de trancher les litiges au regard du droit et de restaurer l’ordre public grâce à des

procédures précises au cours desquelles il qualifie les faits, afin de les sanctionner et en

réparer les conséquences. Pourtant, les textes qui permettent l’intervention du juge pénal en

matière contractuelle et celle du contrat dans le traitement des affaires pénales, semblent

susciter un enthousiasme modéré de la pratique : nous verrons que leur effectivité dans le

contentieux reste modeste. Ces textes semblent essentiellement dictés par les nécessités

économiques, sociales, médicales, etc. sans que de véritables moyens soient donnés aux

juridictions pour les exploiter. En outre, il n’est pas évident que les principes fondateurs du

droit pénal et de la procédure pénale soient respectés par les textes autorisant le règlement des

conflits par médiation ou transaction : l’opportunité des poursuites est-elle toujours le

monopole du ministère public ? Les droits des personnes soupçonnées sont-ils préservés ?

Une certaine sévérité de la sanction est nécessaire ; il nous faudra sans doute vérifier si le

droit pénal remplit bien son office ici.

26. Le législateur a développé un arsenal de textes qui permettent au juge

pénal d’intervenir en matière de convention. Un certain nombre de mesures de dépénalisation

n’a pas empêché l’influence croissante du droit pénal des conventions, confirmant ainsi

certains de ses aspects comme valeurs essentielles de notre société, dignes d’une protection

des plus attentives. Les juridictions répressives contribuent nécessairement aux grandes

évolutions du droit des contrats. Ce droit pénal des conventions, très complet, conduit le juge,

dans son travail de qualification des faits, à utiliser des notions issues du droit civil,

commercial, etc. et faire preuve parfois d’une certaine autonomie d’analyse. L’utilisation du

droit privé des contrats par le juge pénal intervient au stade de l’action publique comme de

l’action civile puisque de la qualification des faits dépend certes la reconnaissance du

caractère infractionnel de l’acte mais aussi le mode de réparation des dommages subis. La

jurisprudence récente a considérablement modifié les positions classiques des juridictions

répressives à l’égard des notions de droit privé des conventions et de la réparation

contractuelle. Depuis peu, l’action civile semble pouvoir être fondée sur des modes

contractuels de réparation. La convention est devenu un instrument privilégié du juge dans

son travail de qualification (première partie).

Le rôle de la juridiction pénale ne s’arrête pas à la qualification des faits. Celle-

ci entraîne une condamnation sous forme d’une sanction et d’une réparation. Ces deux aspects

de la condamnation ont parfois tendance à se confondre, la réparation participant de la

sanction et la sanction consistant en partie en une réparation ; ceci est renforcé par

l’émergence de techniques négociées de traitement des infractions, telles que les transactions

168 En ce sens, L. Cadiet, préc., p. 68.

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ou les médiations. Ces techniques ont pour objectif une individualisation plus grande de la

réponse à l’infraction, chaque délinquant, mais aussi chaque victime aspirant à une solution

en adéquation parfaite avec ses besoins, son histoire, ses désirs, … La technique contractuelle

ayant pour fondement la recherche d’un équilibre entre les contractants et les prestations, elle

semble à certains le moyen idéal pour arriver à une sanction responsabilisante ou une

réparation apaisante. Ces techniques d’apparition très récente s’imposent de façon quelque

peu anarchique, sans véritable politique juridique d’ensemble et en excluant le plus souvent

les juridictions pénales. L’enthousiasme qu’elles suscitent souvent chez les commentateurs ne

doit pas faire oublier leur résonance tant au plan, une fois encore, de la technique

contractuelle qu’au plan de la cohérence de l’ensemble de la procédure pénale. La convention

est un instrument de sanction pénale (deuxième partie). Première partie – La convention instrument de qualification pénale. Deuxième partie – La convention instrument de sanction pénale.