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Introduction Ménagerie, détail de l’angle inférieur gauche de la Description des plantes, arbres, animaux et poissons des îles Antilles, avec les mœurs des sauvages qui s’y trouvent, et la manière dont on fait le sucre, gravure en couleur par Sébastien Leclerc, tirée de l’Histoire générale des Antilles habitées par les Français de Jean-Baptiste Du Tertre, vers 1667-1671 Bibliothèque nationale de France Photo © Bibliothèque nationale de France Commerce atlantique traite et esclavage (1700-1848) – Philippe Charon (dir.) ISBN 978-2-7535-7443-4 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

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Introduction

Ménagerie, détail de l’angle inférieur gauche de la Description des plantes, arbres, animaux et poissons des îles Antilles, avec les mœurs des sauvages qui s’y trouvent, et la manière dont on fait le sucre, gravure en couleur par Sébastien Leclerc, tirée de l’Histoire générale des Antilles habitées par les Français de Jean-Baptiste Du Tertre,vers 1667-1671

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n septembre 2001, la déclaration finale de la conférence de Durban, organisée par l’Organisation des Nations unies, a fait de l’esclavage et du commerce des esclaves des crimes contre l’Humanité. Quelques mois auparavant, avec l’adoption de la loi dite « Taubira » le 21 mai, la France avait

devancé cette décision, mais en limitant sa condamnation aux actions auxquelles des Français avaient pris part :« La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du 15e siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’Humanité1. »Si les deux termes, traite et esclavage, sont souvent accolés, ils renvoient pourtant à deux réalités distinctes : la traite désigne un commerce, dans le cas présent, d’êtres humains, tandis que l’esclavage qualifie un type de relations sociales qui a existé dans toutes les régions du monde à toutes les époques. En proposer une définition précise, valable pour l’ensemble des périodes historiques, n’est pas chose aisée. L’historien Olivier Grenouilleau s’y est attelé, en retenant quatre critères2 :L’esclave est d’abord un autre, perçu initialement comme tel, pour des raisons parfois religieuses, ou bien transformé en cet autre, par exemple à cause de dettes. Il peut subir un processus de transformation par la violence, le marché (vente, revente), ou par les liens avec son maître (rites de passage). Toutefois, pour cet auteur, on ne peut pas résumer l’esclavage à l’idée d’une « mort sociale », comme l’a fait le sociologue Orlando Patterson3, dans la mesure où le processus n’est jamais totalement atteint et où des formes de solidarité se recréent ensuite entre les esclaves.L’esclave est également un homme possédé par un autre, en fait ou en droit. Le terme de possession est préféré à celui de propriété et Olivier Grenouilleau insiste sur la dimension

par Bernard MichonMaître de conférences en histoire moderne CRHIA (EA 1163) université de Nantes

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Portrait de Dominique-René Deurbroucq, négociant et armateur nantais (1715-1782), huile sur toile par P.-B. Morlot, 1753

Château des ducs de Bretagne, musée d’histoire de Nantes

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totalitaire de cette possession. Le rôle de l’État doit être examiné car, si celui-ci essaie souvent d’intervenir – c’est le cas sous le règne de Louis XIV avec le Code Noir –, au quotidien, l’esclave se retrouve bien malgré tout sous de la dépendance de son maître.Ensuite, l’esclave est utile pour son maître dans des domaines très différents et pas uniquement économique – il se différencie en cela du serf – militaire ou sexuel. Il peut occuper de très hautes fonctions administratives ou témoigner, par sa seule présence, de la puissance de son maître. Ce système, d’une grande souplesse, produit donc des hommes, des femmes, des enfants à tout faire.Enfin, l’esclave est un « homme-frontière », dont l’humanité est mise en sursis : il peut être tour à tour assimilé à une chose, un animal ou bien encore à une machine. Il n’en demeure pas moins un homme, dont l’appartenance à la société dépend largement de la médiation de son maître.L’esclave n’a pas toujours été noir, même s’il s’agit d’un stéréotype bien ancré. Ainsi, comme l’ont très justement rappelé les historiens Catherine Coquery-Vidrovitch et Éric Mesnard, le mot « nègre », emprunté à l’espagnol « negro », désignait au 15e siècle « une personne de race noire », avant de prendre au 18e siècle le sens d’« esclave noir4 ». Plusieurs courants de traite des Noirs ont existé : les traites internes au continent africain, les traites orientales, vers le monde arabo-musulman, et les traites occidentales, organisées par les Européens. Ces dernières ont pour objectif principal de fournir de la main-d’œuvre servile aux colonies de plantations situées en Amérique et dans l’océan Indien (Mascareignes) et demeurent, à ce jour, les mieux connues. Les travaux historiques sur ces questions, impulsés dans les années 1960 par le chercheur états-unien Philip Curtin (1922-2009)5, se sont considérablement développés et ont donné lieu, grâce à l’équipe dirigée par David Eltis, à la mise en ligne d’une gigantesque base de données, hébergée par Emory University (États-Unis), regroupant 35 942 campagnes de traite des Noirs entreprises entre 1514 et 18666.Les spécialistes s’accordent pour estimer l’ampleur de la déportation entre 12 et 13 millions d’hommes, de femmes et d’enfants, dont environ 15 % trouvent la mort au cours du voyage à destination des colonies européennes. Les victimes en Afrique, provoquées par la demande en captifs des négriers européens, sont beaucoup plus difficiles à évaluer : le chiffre de quatre à cinq fois le nombre d’Africains embarqués est généralement retenu7. Les traites occidentales se caractérisent par leur grande intensité. L’approche strictement séculaire ne permet pas complètement d’en témoigner : si 60 % des captifs sont déportés au cours du 18e siècle, la période allant du début des années 1760 (au sortir de la guerre de Sept Ans, 1756-1763), jusqu’à la fin des années 1820, apparaît comme la plus frénétique pour ce trafic. Lors des années de paix – la traite est en effet très sensible aux variations du contexte international – le rythme annuel de 70 000 à 90 000 esclaves traités est atteint et même dépassé en 1829, avec plus de 100 000 captifs transportés. Les esclaves constituent le moteur d’une économie coloniale en plein essor depuis la deuxième moitié du 17e siècle. En l’absence

Moi libre aussi, deux gravures en pendant gravées par L. Darcis, d'après S.-L. Boizot, 1794Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la photographiePhoto © Bibliothèque nationale de France

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Représentation de l’idée que, dans la colonie française de Saint-Domingue, les esclaves noirs se firent de la liberté démocratique française, qu’ils pensèrent acquérir par une cruauté inouïe ; ils ruinèrent plusieurs centaines de plantations de café et de sucre et brûlèrent les moulins. Ils massacrèrent également sans distinction tous les Blancs qui tombèrent entre leurs mains tandis qu’un enfant blanc leur servait d’étendard : ils violèrent les femmes, les traînèrent dans une misérable captivité mais en 1791 leurs desseins ne se réalisèrent pas, gravure anonyme, vers 1797

Musée d’Aquitaine, Bordeaux

Photo © Musée d’Aquitaine

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Jeu de la traite,chromolithographie par B. Coudert, vers 1820

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d’évolution technique majeure, il faut toujours plus de bras pour produire davantage de produits coloniaux, notamment du sucre de canne, du café et du coton, afin de répondre à la demande croissante des consommateurs européens.Les traites occidentales ne peuvent se réduire au seul « commerce triangulaire », formule commode utilisée pour décrire le circuit d’un navire partant d’un port européen pour se rendre le long des côtes africaines y négocier ses captifs, traversant ensuite l’océan Atlantique vers les colonies américaines et revenant enfin à son point de départ avec des marchandises coloniales échangées contre ses esclaves. Une telle expression, pertinente pour la plupart des opérations de traite menées par les Anglais ou les Français, ne convient pas pour qualifier celles entreprises depuis le Brésil portugais, en « droiture » dans l’Atlantique sud, entre les ports comme Pernambouc, Bahia ou Rio de Janeiro et les sites africains de Luanda ou Cabinda. Le Portugal, essentiellement par le biais de sa colonie brésilienne, s’est imposé comme la principale puissance négrière européenne avec plus de 4,5 millions de captifs acheminés, devant le Royaume-Uni, avec un peu plus de 3 millions.La France, en tant que puissance coloniale, a pris part à ce commerce d’êtres humains entre le 17e et le 19e siècle, en déportant environ 1,3 million d’Africains, principalement vers ses colonies Américaines des Grandes Antilles (Saint-Domingue, actuelle Haïti), des Petites Antilles (Martinique, Guadeloupe, Sainte-Lucie), de la Guyane et, dans une moindre mesure, à destination de celles de l’océan Indien (îles Bourbon

Indigoterie, détail de l’angle supérieur gauche de la Description des plantes, arbres, animaux et poissons des îles Antilles, avec les mœurs des sauvages qui s’y trouvent, et la manière dont on fait le sucre, gravure en couleur par Sébastien Leclerc, tirée de l’Histoire générale des Antilles habitées par les Français deJean-Baptiste Du Tertre, vers 1667-1671

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et de France, actuelles îles de la Réunion et Maurice). La publication des recherches de Jean Mettas (1941-1975), sous la forme de répertoires des expéditions négrières françaises entreprises entre 1707 et 1793, et de celles de Serge Daget (1927-1992), sur les armements illégaux en traite au siècle suivant, ont offert à la communauté scientifique et au public de très solides bases documentaires pour leurs investigations8. Ces travaux ont contribué à alimenter la base de données évoquée précédemment et ont été enrichis par des études conduites sur différents ports de traite : Édouard Delobette a par exemple permis de mieux cerner l’investissement havrais dans ce secteur, tandis que Gilbert Buti a montré comment Marseille a participé à « l’infâme trafic9 ». De nombreux sites d’armements négriers ont d’ailleurs bénéficié de monographies à l’image de La Rochelle, Bordeaux, Saint-Malo ou même Bayonne10. Plusieurs études se sont également concentrées sur une province comme la Bretagne ou encore l’Aunis et la Saintonge11.Il convient dans ce panorama de faire une place particulière à Nantes, qui occupe la place de premier port d’armement négrier durant la période où ce commerce d’êtres humains est légal et aussi au temps de la traite illégale : le port ligérien est bien la « capitale » française de la traite des Noirs. Jean Mettas a répertorié 1 427 expéditions négrières nantaises entre 1707 et 1793 sur un total de 3 341 pour l’ensemble des ports français, soit 42,7 %13. Depuis, des recherches complémentaires ont permis d’affiner ce nombre : 1 470 armements nantais ont été identifiés entre 1688 et 179314. Pour le port de Nantes, l’année 1688 était considérée jusqu’à il y a peu comme celle du premier armement négrier. Pourtant, des travaux récents ont mis au jour de possibles tentatives bien antérieures grâce aux archives notariales : ainsi, les trois frères Libault, grands marchands nantais du 17e siècle, très investis dans l’ouverture de la route antillaise, paraissent avoir expédié au moins deux navires en direction des côtes africaines à la fin des années 165015. L’une des caractéristiques de la traite nantaise est sa poursuite au 19e siècle, bien après l’interdiction de ce funeste trafic en 1817. En l’état actuel des connaissances, le chiffre de 1 800 armements de traite entrepris à Nantes semble atteint et le nombre de captifs déportés par les négriers nantais peut être estimé à plus de 550 000. Durant deux siècles, les Nantais ont donc activement participé aux traites occidentales : de par sa durée et son intensité, cette activité a profondément marqué le port ligérien, mais également son arrière-pays fluvial16. Les acteurs de la traite, négociants-armateurs, capitaines de navires, chirurgiens navigants, marins, ont par exemple suscité de nombreuses études17.Ce poids de la traite des Noirs explique peut-être le caractère pionnier, par rapport à d’autres lieux, et l’ampleur de la démarche mémorielle conduite à Nantes sous l’impulsion de chercheurs, de militants associatifs et de politiques. La tenue d’un colloque international en juillet 1985 à l’université de Nantes, à l’initiative de Serge Daget, a constitué la première manifestation d’envergure en France sur le passé négrier

Traite des nègres, gravure sur papier par Rollet, d’après une peinture de G. Morland, après 1792

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des villes portuaires18. Quelques années plus tard, entre décembre 1992 et février 1994, l’organisation d’une grande exposition au château des ducs de Bretagne, à l’initiative de l’association Les Anneaux de la Mémoire, rendait inéluctable la dynamique de la reconnaissance et de la réflexion sur le passé négrier de la ville19. Par la suite, le musée d’histoire de Nantes rénové, ouvert en 2007 au sein du château des ducs, accordait une large place à la participation nantaise à la traite des Noirs, avec pour objectif de ne pas séparer l’histoire de la ville de l’histoire négrière. L’érection d’un mémorial de l’abolition de l’esclavage le long du quai de la Fosse, inauguré le 25 mars 2012 par le député-maire Jean-Marc Ayrault, pouvait apparaître comme le point d’orgue de ce processus20. Un tel travail historique et mémoriel a été rendu possible par le recours aux nombreux documents d’archives de la traite et de l’esclavage conservés principalement dans les différents dépôts, aux échelles nationale, départementale et municipale. De ce point de vue, les archives départementales de Loire-Atlantique disposent de très riches fonds mobilisables par les personnes intéressées par ces sujets.Les recherches conduites sur les traites occidentales et l’esclavage colonial se poursuivent dans de nombreuses directions. Parmi-elles, trois pourraient être esquissées.La première consiste à donner une place centrale aux victimes de la traite et de l’esclave, en s’intéressant à leurs témoignages et en les publiant21. Il n’est cependant pas toujours possible de disposer de telles sources et, à ce jour, aucun récit de ce genre n’a été retrouvé pour les colonies françaises. Dans un célèbre essai dont la première édition remonte à 1970, l’historien Hubert Gerbeau avait d’ailleurs milité pour une « histoire du silence22 ». Plusieurs publications récentes exploitent cependant les sources judiciaires pour retrouver des témoignages d’esclaves23. Il s’agit notamment de montrer le quotidien de ces personnes et d’étudier leurs actes de résistance au système esclavagiste. L’historien états-unien Markus Rediker a, pour sa part, cherché à rompre avec les traditions historiographiques de la traite atlantique, longtemps focalisées sur les questions des chiffres – même s’il en reprend les apports dans son étude – et à proposer une vision « à hauteur d’homme » de ce que fut l’horreur de la traversée à bord des négriers24.La deuxième orientation de la recherche vise à examiner la situation le long des côtes africaines, en particulier la façon dont les opérations de traite étaient menées et l’impact de ces activités sur les sociétés autochtones. Des travaux récents ont en effet permis de revaloriser la place des intermédiaires africains dans les négociations des captifs25.Enfin, la troisième piste s’intéresse à la construction des sociétés atlantiques et aux influences réciproques exercées par les civilisations européennes, africaines et américaines les unes sur les autres26. Dans cette perspective, les concepts de métissages et des rapports de « races » bénéficient d’une attention toute particulière de la part des chercheurs27.

Portrait de Marguerite-Urbane Deurbroucq, née Sengstack (1715-1784), huile sur toile par P.-B. Morlot, 1753

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Le présent ouvrage a été conçu pour rendre compte de la diversité des documents, relatifs à la traite des Noirs et à l’esclavage colonial, conservés aux archives départementales de Loire-Atlantique. Ils permettent d’embrasser de très nombreux aspects de cette douloureuse histoire et donnent à voir la réalité crue de ce commerce d’êtres humains et du système esclavagiste pratiqué dans les colonies françaises. La première partie s’intéresse au cadre du commerce colonial et de la traite des Noirs ; la deuxième retrace l’organisation des expéditions négrières et l’étape africaine du voyage circuiteux ; la troisième aborde l’économie de plantation et le fonctionnement des habitations coloniales ; la quatrième révèle comment les productions coloniales alimentent les échanges commerciaux transocéaniques et européens ; la cinquième montre la manière dont la société coloniale est structurée ; la sixième et dernière s’attache aux débats liés à l’abolition de la traite et de l’esclavage ainsi qu’à la période illégale.

Notes

1. Journal Officiel de la République française, no 119 du 23 mai 2001, p. 8175, Loi du 21 mai 2001, dite « loi Taubira », article 1.

2. Olivier GRENOUILLEAU, Qu’est-ce que l’escla-vage ? Une histoire globale, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2014, voir en particulier la partie II, intitulée « Éléments de défini-tion », p. 161-278.

3. Orlando PATTERSON, Slavery and Social Death. A Comparative Study, Cambridge/London, Harvard University Press, 1982.

4. Catherine COQUERY-VIDROVITCH et Éric MESNARD, Être esclave. Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle, Paris, Éditions La Découverte, 2013, p. 24.

5. Philip D. CURTIN, The Atlantic slave trade. A census, Madison, Wisconsin University Press, 1969 (réédition en 2011).

6. David ELTIS, Stephen D. BEHRENDT, David RICHARDSON et Herbert S. KLEIN, The Trans-Atlantic Slave Trade. A Database on CD-ROM, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1999. Environ 11 000 expéditions de traite étaient recen-sées à la fin des années 1980, 27 233 en 1999. La base de données est consultable sur [http://www.slavevoyages.org/].

7. Marcel DORIGNY et Bernard GAINOT, Atlas des esclavages. De l’Antiquité à nos jours, Paris, Éditions Autrement, 2006 (réédition en 2017), p. 26.

8. Jean METTAS, Répertoire des expéditions négrières françaises au XVIIIe siècle, 2 tomes, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, édité par Serge et Michèle Daget, 1978-1984 ; Serge DAGET, Répertoire des expéditions négrières françaises à la traite illégale (1814-1850), Nantes, CRHMA univer-sité de Nantes, 1988. Un travail est en cours sur les expéditions françaises mises en place

sous le Consulat et l’Empire, par l’historien Éric Saugera, et devrait prochainement aboutir.

9. Édouard DELOBETTE, « La traite négrière dans la croissance atlantique havraise du XVIIIe siècle », Villes portuaires du commerce triangulaire à l’abolition, Éric Saunier (dir.), Cahiers de l’histoire et des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en Normandie, no 1, Actes du colloque du Havre (9-10 mai 2008), Le Havre, Les Routes du Philanthrope/CIRTAI, 2009, p. 31-55 ; Gilbert BUTI, « Marseille, port négrier au XVIIIe siècle », Les ports et la traite négrière - Nantes, B. Michon (dir.), Cahiers des Anneaux de la Mémoire, no 10, 2007, p. 163-178.

10. Jean-Michel DEVEAU, La traite rochelaise, Paris, Karthala, 1990 (réédition en 2009) ; Éric SAUGERA, Bordeaux port négrier. Chronologie, économie, idéologie, XVIIe-XIXe siècles, Paris, Karthala, 1995 (réédition en 2002) ; Alain ROMAN, Saint-Malo au temps des négriers, Paris, Karthala, 2002 ; Jacques DE CAUNA, Marion GRAFF, La traite bayon-naise au XVIIIe siècle. Instructions, journal de bord, projets d’armement, Pau, Éditions Cairn, 2009.

11. Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU (dir.), Lorient, la Bretagne et la traite, Actes du colloque de Lorient (10-11 mai 2006), Port-Louis, musée de la Compagnie des Indes, 2006 ; Mickaël AUGERON et Olivier CAUDRON (dir.), La Rochelle, l’Aunis et la Saintonge face à l’esclavage, Paris, Les Indes savantes, 2012.

12. Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, L’argent de la traite. Milieu négrier, capitalisme et dévelop-pement : un modèle, Paris, Aubier, 1996 (réédition en 2009) ; Id., Nantes au temps de la traite des noirs, Paris, Hachette, coll. « La vie quotidienne », 1998 (réédition en 2007).

13. Jean METTAS, op. cit. Le premier tome est entièrement consacré aux expéditions nantaises.

14. Ces résultats sont le fruit d’une enquête collective menée à l’université de Nantes au sein du Centre de recherches sur l’his-toire du Monde atlantique (CRHMA), devenu depuis le Centre de recherches en histoire internationale et atlantique (CRHIA). Sous l’impulsion de plusieurs enseignants-chercheurs – Christian Hermann, Guy Saupin et Jacques Weber – une quinzaine de mémoires de maîtrise (actuel master 1) ont été consacrés à la traite nantaise durant le 18e siècle.

15. Bernard MICHON, « Une expédition négrière d’un navire de Nantes en 1657 », Revue d’Histoire Maritime, no 6, Presses de l’uni-versité Paris-Sorbonne, 2006, p. 165-172 ; Marion TANGUY, Étude d’une famille de grands marchands nantais au XVIIe siècle : les Libault, master 1 d’histoire, dactyl., sous la direction de Guy Saupin, 2007, p. 153-155.

16. La Loire et le commerce atlantique, XVIIe-XIXe siècle, Bernard Michon (dir.), Cahiers des Anneaux de la Mémoire, no 16, 2015.

17. Nous renvoyons le lecteur à la bibliogra-phie présente dans ce volume.

18. Serge DAGET (éd.), De la traite à l’esclavage du Ve au XIXe siècle, 2 tomes, Actes du colloque de Nantes (juillet 1985), Paris, CRHMA, Société française d’histoire d’outre-mer/Éditions L’Harmattan, 1988.

19. Les Anneaux de la Mémoire, Nantes-Europe - Afrique - Amériques : itinéraires de l’exposi-tion, Nantes, CIM Corderie Royale, 1992.

20. Emmanuelle CHÉREL, Le Mémorial de l’abo-lition de l’esclavage de Nantes : enjeux et controverses (1998-2012), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.

21. Les récits d’esclaves représentent un véritable genre littéraire aux États-Unis. Voir, par exemple, Olaudah EQUIANO, The Interesting Narrative of Olaudah Equiano, or Gustavus Vassa, the African, New York,

Durell, 1791. L’ouvrage a été traduit en français : Ma véritable histoire par Equiano. Africain, esclave en Amérique, homme libre, Paris, Mercure de France, 2008.

22. Hubert GERBEAU, Les esclaves noirs. Pour une histoire du silence, Paris, Les Indes Savantes, coll. « Rivages des Xantons », 2013.

23. Frédéric RÉGENT, Gilda GONFIER et Bruno MAILLARD, Libres et sans fers. Paroles d’esclaves français. Guadeloupe, Île Bourbon (Réunion), Martinique, Paris, Fayard, 2015.

24. Marcus REDIKER, The Slave Ship. A human history, New York, Viking Penguin, 2007. L’ouvrage a été traduit en français : À bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite, Paris, Éditions du Seuil, 2013.

25. À ce propos, voir Randy J. SPARKS, Where The Negroes Are Masters. An African Port in the Erea of the Slave Trade, Cambridge, Harvard University Press, 2014. L’ouvrage a été traduit en français : Là où les Nègres sont Maîtres. Un port africain à l’époque de la traite, Paris, Alma Éditeur, 2017 ; Kouakou BI KAKOU, La côte des Quaqua dans la traite négrière atlantique du XVIIIe siècle au XIXe siècle, thèse d’histoire, dactyl., sous la direction de Guy Saupin et Aka Kouamé, universi-tés de Nantes et d’Abidjan (Côte d’Ivoire), 2017.

26. Guy SAUPIN (dir.), Africains et Européens dans le monde atlantique, XVe-XIXe siècle, Actes du colloque de Nantes (7-9 juin 2010), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

27. Un programme de recherche, conduit par António de Almeida Mendes et Clément Thibaud, appelé « STARACO » (STAtuts, « RAce » et COuleurs dans le monde atlantique de l’Antiquité à nos jours), a ainsi cherché à engager une réflexion sur la question des différences de statuts et de couleurs, sur la construction historique des « races » et des hiérarchies qui en ont découlé.

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