Internet : une approche géographique à l’échelle...

15
5 INTERNET : ACTION LOCALE ET ÉVOLUTION GLOBALE L’espoir suscité par les NTIC en général et par Internet en parti- culier pour le développement des territoires est très largement partagé. « Facteur d’innovation, de productivité et de compéti- tivité pour les entreprises, outil de communication de plus en plus indispensable pour les particuliers, la connexion Internet rapide doit être rendue accessible à tous » (Kaplan, 2003). Cependant, cet espoir se heurte à la réalité des accès aux réseaux, parfois inexistants, souvent insuffisants ou trop chers pour susciter les effets d’entraînement escomptés. L’on observe alors plusieurs attitudes. L’une est opportunis- te. Telle ville tire profit de la proximité d’un nœud ou d’un axe important du réseau. Un centre d’appels s’implante, pour quelque temps. Quelques start up rejoignent, amorçant éven- tuellement un cercle vertueux. Une autre attitude est interven- tionniste. La ville ou la région entend alors trouver un substitut aux opérateurs défaillants. Les élus locaux demandent avec force à l’État d’opérer au titre de ses prérogatives d’aménage- ment du territoire. À ces demandes, l’État répond en légiférant non sans une visible hésitation entre plus de régulation (intégrer Internet dans le service universel de télécommunications) ou moins de régulation (laisser les collectivités locales jouer plei- nement le rôle d’opérateurs). Ou bien encore il se contente d’intervenir sur des secteurs, des domaines ou des technologies particulières {RENATER(1), cybercentres pour la politique de la ville, CPL(2)}. Au total, l’examen des actions menées depuis quelques années montre beaucoup d’hésitations et de tâtonnements (encore renforcés par l’éclatement de la « bulle » spéculative de la net-économie), comme si les acteurs étaient en peine de trou- ver un cadre de référence quelque peu stable pour mener de véritables politiques dans ce champ. À défaut, ils s’inspirent de manière mimétique d’autres réseaux aux logiques mieux connues, réseaux de transport (routier, ferroviaire…), d’énergie (électricité, gaz…), d’eau ou d’assainissement. Mais ces références sont trompeuses. Contrairement aux réseaux « classiques », Internet a à peine dix ans d’histoire. Il est né dans des conditions très particulières sous le double signe du marché et de la mondialisation. Il en résulte des particularités dont la connaissance est indispensable pour cadrer les poli- tiques locales. Un opérateur Internet intervenant dans une région française ne décide pas indépendamment d’un contexte mondial: il opère également dans d’autres pays, il doit respec- ter des standards techniques généraux, il est en concurrence avec d’autre opérateurs internationaux, il doit faire appel à un marché financier mondial. Il ne peut accepter ici ce qui est refu- sé là, à savoir la concurrence déloyale d’un opérateur histo- rique, d’une collectivité territoriale ou d’un État qui a justement édicté des principes de concurrence et promu une ouverture internationale dans ce secteur. À l’échelle locale, la marge de manœuvre est donc étroite. Mais elle dépend beaucoup de la manière dont le réseau Internet évolue à l’échelle mondiale, d’autant que cette évolu- Internet: une approche géographique à l’échelle mondiale Gabriel Dupuy Flux n°58 Octobre - Décembre 2004 pp. 5-19

Transcript of Internet : une approche géographique à l’échelle...

5

INTERNET : ACTION LOCALEET ÉVOLUTION GLOBALE

L’espoir suscité par les NTIC en général et par Internet en parti-culier pour le développement des territoires est très largementpartagé. « Facteur d’innovation, de productivité et de compéti-tivité pour les entreprises, outil de communication de plus enplus indispensable pour les particuliers, la connexion Internetrapide doit être rendue accessible à tous » (Kaplan, 2003).Cependant, cet espoir se heurte à la réalité des accès auxréseaux, parfois inexistants, souvent insuffisants ou trop cherspour susciter les effets d’entraînement escomptés.

L’on observe alors plusieurs attitudes. L’une est opportunis-te. Telle ville tire profit de la proximité d’un nœud ou d’un axeimportant du réseau. Un centre d’appels s’implante, pourquelque temps. Quelques start up rejoignent, amorçant éven-tuellement un cercle vertueux. Une autre attitude est interven-tionniste. La ville ou la région entend alors trouver un substitutaux opérateurs défaillants. Les élus locaux demandent avecforce à l’État d’opérer au titre de ses prérogatives d’aménage-ment du territoire. À ces demandes, l’État répond en légiférantnon sans une visible hésitation entre plus de régulation (intégrerInternet dans le service universel de télécommunications) oumoins de régulation (laisser les collectivités locales jouer plei-nement le rôle d’opérateurs). Ou bien encore il se contented’intervenir sur des secteurs, des domaines ou des technologiesparticulières {RENATER(1), cybercentres pour la politique de laville, CPL(2)}.

Au total, l’examen des actions menées depuis quelquesannées montre beaucoup d’hésitations et de tâtonnements(encore renforcés par l’éclatement de la « bulle » spéculative dela net-économie), comme si les acteurs étaient en peine de trou-ver un cadre de référence quelque peu stable pour mener devéritables politiques dans ce champ. À défaut, ils s’inspirent demanière mimétique d’autres réseaux aux logiques mieuxconnues, réseaux de transport (routier, ferroviaire…), d’énergie(électricité, gaz…), d’eau ou d’assainissement.

Mais ces références sont trompeuses. Contrairement auxréseaux « classiques », Internet a à peine dix ans d’histoire. Il estné dans des conditions très particulières sous le double signe dumarché et de la mondialisation. Il en résulte des particularitésdont la connaissance est indispensable pour cadrer les poli-tiques locales. Un opérateur Internet intervenant dans unerégion française ne décide pas indépendamment d’un contextemondial : il opère également dans d’autres pays, il doit respec-ter des standards techniques généraux, il est en concurrenceavec d’autre opérateurs internationaux, il doit faire appel à unmarché financier mondial. Il ne peut accepter ici ce qui est refu-sé là, à savoir la concurrence déloyale d’un opérateur histo-rique, d’une collectivité territoriale ou d’un État qui a justementédicté des principes de concurrence et promu une ouvertureinternationale dans ce secteur.

À l’échelle locale, la marge de manœuvre est donc étroite.Mais elle dépend beaucoup de la manière dont le réseauInternet évolue à l’échelle mondiale, d’autant que cette évolu-

Internet : une approche géographiqueà l’échelle mondiale

Gabriel Dupuy

Flux n°58 Octobre - Décembre 2004 pp. 5-19

Flux n° 58 Octobre - Décembre 2004

6

tion est rapide. Comme le note B. Benhamou à propos des tech-nologies d’Internet « [Elles] ne [peuvent] plus être analysées iso-lément en fonction des seuls bénéfices immédiats mais [doi-vent] être estimées en fonction de l’impact sur l’architecturegénérale d’Internet » (Benhamou, 2002). Cette évolution globa-le contraint effectivement les décisions locales des divers opé-rateurs mais peut aussi à cette échelle locale rendre possibleaujourd’hui ce qui ne l’était pas hier.

Cadre de référence utile, la logique d’évolution du réseauInternet à l’échelle mondiale est pourtant très mal connue dupoint de vue géographique qui constitue justement une entréeprivilégiée pour les acteurs de l’aménagement du territoire et dudéveloppement local (Duféal et Grasland, 2003). Le présentarticle propose une analyse géographique du déploiementd’Internet à l’échelle mondiale, analyse visant à pallier cemanque.

« WHERE ON THE EARTH IS THE INTERNET? »

Où est Internet sur la Terre? Ce titre quelque peu provocant estcelui d’un article de Martin Dodge et Narushige Shiode quiplaident pour une approche plus géographique d’Internet(Dodge & Shiode, 2000). Les auteurs ne répondent d’ailleurspas à la question, avouant la difficulté de localiser le phénomè-ne Internet et ses multiples conséquences. Il est vrai qu’à cettequestion, beaucoup sont tentés de répondre: « Nulle part etpartout », sous-entendant qu’elle est dénuée de sens.

En effet d’une part, la croissance d’Internet dans les pays etdans le monde entretient un optimisme général qui ne favorisepas l’approche géographique. Il existe actuellement des diffé-rences de desserte entre espaces ruraux et espaces urbains. Pourl’Europe le décalage est en moyenne d’un an (CURDS, 2003).Mais ces différences sont souvent imputées à des différencesd’activités ou de caractéristiques sociales (cf. l’étude de G.Madden et G. Coble-Neal, 2003, pour le Nord-Ouest del’Australie et celle de T-H. Grubesic, 2002, pour l’Ohio auxÉtats-Unis). On oscille par suite entre l’image d’un Internet encours de banalisation, les écarts se réduisant progressivementcomme ce fut jadis le cas pour le téléphone (Abler, 1997) et l’in-vocation de facteurs socio-économiques pour expliquer lesdécalages résiduels, gommant ainsi la dimension proprementspatiale de la question. Seule l’idée d’une fracture numérique(digital divide) vient rappeler qu’il pourrait exister une différen-ce géographique essentielle, mais les termes d’opposition (pays

du Nord/pays du Sud) sont malheureusement formulés de façonbien peu géographique, les « pays du Sud » ayant un contourtrès flou, variable selon les auteurs, et fort peu opératoire(Compaine, 2001).

D’autre part, Internet est considéré comme un instrumentmajeur d’informatisation de la société, de facilitation de la com-munication entre les hommes. De nombreux auteurs se sontdéjà saisi du thème à leur manière et, entre sociologues, poli-tologues, philosophes…, la géographie n’y trouve pas soncompte. Citant M. Castells, A. Mattelart, M. Guillaume, W.Mitchell, P. Virilio, P. Lévy, l’introduction à un numéro théma-tique récent de la revue Mappemonde constate: « Ces auteursne s’intéressent pas à l’espace mais à sa disparition. Préoccupésd’en guetter les signes évocateurs, ils surinterprètent ceux-ci audétriment d’une interprétation de ce qu’est l’espace et de ceque sont ses transformations-recompositions » (Eveno et Puel,2003). Certes, pour les six auteurs cités, les enjeux de l’accès àInternet sont importants, mais les lieux précis où se trouvent leséquipements intermédiaires, leurs traces sur la surface de laterre ne justifient pas d’investigation particulière. Un dossierspécial consacré à la question par The Economist en 2001concluait : « The Internet is perceived as being everywhere, allat once. But geography matters in the networked world, andnow more than ever »(3). Mais les exemples cités à l’appui decette affirmation n’étaient pas des plus convaincants. Si un grosdata center requiert quelques milliers de m2 bien placés dansune zone urbaine, peut-on en déduire pour autant qu’Internettransforme, selon une expression chère aux géographes, « LaFace de la terre » (Pinchemel, P. et G., 1994)? D’ailleurs, com-ment situer un satellite par où transitent des communicationsInternet?

Pour la plupart des analystes, résoudre les problèmes d’ac-cès à Internet ne procède pas de la géographie mais de poli-tiques qui doivent faire mettre en œuvre les techniques adé-quates. Ces politiques sont régionales, nationales, plus rarementinternationales. Et le caractère mondial du phénomène Internetn’est pas pris en compte.

On aboutit ainsi dans la littérature soit à des monographies :par exemple, Internet en Tunisie (Ben Hassine, 2001), Interneten Islande (Dupuy, 2003), Internet au Japon (Yoshio et al.,2002), Internet en Corée du Sud (Cho, 2002), Internet en Russie(Vendina et Eckert, 2003); soit à des approches comparativesinterurbaines (Wheeler et Kelly, 1999), internationales

Dupuy - Internet : une approche géographique à l’échelle mondiale

7

(Hargittai, 1999, Beilock et Dimitrova, 2003), plus rarementinterrégionales (Strover, 2001, Benhamou, 2002, Loo et Wong,2002, Grubesic, 2002). Les comparaisons s’étendent. Parexemple Hargittai ne comparait que des pays de l’OCDE alorsque, quelques années plus tard, l’étude de Beilock et Dimitrovaporte sur 105 pays et celle de Loo et Wong concerne le vasteensemble Asie-Pacifique. Pourtant ces approches restent insatis-faisantes en ce qu’elles continuent d’occulter le fait qu’Internetest un réseau mondial, conçu comme tel, au moins depuis qu’ilest commercial, c’est-à-dire à partir du début des années 1990.La question de savoir « où il est sur la Terre? » doit être posée àcette échelle mondiale car c’est à cette échelle qu’elle prendtout son sens.

QUESTIONS DE MÉTHODE

Une approche mondiale pose de redoutables problèmes dedonnées (Zook, 2000, Dodge et Shiode, 2000), tenant aunombre des internautes (de l’ordre de 700 millions actuelle-ment), à l’absence de standardisation statistique à cette échelleplanétaire et au secret commercial dans un contexte général deconcurrence entre opérateurs et prestataires de services. En plusdes problèmes conceptuels précédemment évoqués, cetteextrême difficulté à disposer des données explique aussi quel’analyse à l’échelle mondiale soit peu courante. Mais tous lesefforts entrepris pour vaincre les obstacles dans ce domainesont très appréciables et le présent article leur doit beaucoup.Nous nous appuierons donc sur une revue de la littérature exis-tante, généralement trop fragmentaire sur la question centralede cet article, mais dont une synthèse permet de décrire dansleurs grandes lignes les logiques du déploiement mondiald’Internet.

Dans cette approche, nous privilégions l’infrastructure duréseau. Ce choix a plusieurs justifications. L’accent mis sur lesbackbones(4) et leurs routeurs(5) permet d’abord de relativiserquelque peu des facteurs tels que disparités de possession indi-viduelle d’ordinateurs, diffusion plus ou moins large dans lesécoles, informatisation plus ou moins poussée des entreprises(Chaillou, 2002). Ces facteurs, généralement mal cernés,conduisent couramment à des difficultés d’interprétation desstatistiques de connexion ou d’usage. Pour sa part, B-B.Abramson, constatant l’impossibilité d’obtenir des données detrafic Internet, préconise l’étude de l’infrastructure de based’Internet pour montrer la forme du déploiement du réseau(Abramson, 2000). Moss et Townsend estiment aussi que les

réseaux de backbones et les routeurs construits pour servir lesmarchés, tels qu’ils sont perçus par les opérateurs, en donnentune bonne approximation (Moss et Townsend, 2000).

En effet, par nature, Internet a été constitué à partir d’uneinfrastructure faite pour les communications téléphoniques etl’informatique sur laquelle une infostructure constituée essen-tiellement du protocole TCP/IP est venue assurer une homogé-néité suffisante pour rendre le réseau potentiellement mondial(Dupuy, 2002). La fonction de mise en relation, remplie par lescommutateurs dans le réseau téléphonique, a été dévolue auroutage pour Internet. Il s’en suit que, pour ce réseau, infra-structure et infostructure sont difficiles à dissocier. Les différentsservices utilisés par les internautes sont fournis à partir d’unecombinaison d’infrastructure téléphonique et informatiqued’une part, d’infostructure marquée par le protocole IP d’autrepart (Curien, 2000). Dans cet ensemble, les auteurs s’accordentà considérer que la base est constituée de backbones, liens etrouteurs qui jouent un rôle-clé (notamment Gorman, 1998 etMalecki, 2002).

On pourrait penser, du fait de la filiation téléphoniqued’Internet, que la question de l’accès au réseau est relativementindépendante de l’infrastructure de base, du « réseau d’auto-routes de l’information ». Ne suffit-il pas d’une ligne télépho-nique et d’un modem pour accéder à Internet de n’importe quelpoint du territoire? Un gros utilisateur (une université parexemple) a un volume de trafic tel qu’il est son propre fournis-seur d’accès à Internet. Il fait fonction lui-même de routeurlocalisé sur un backbone (RENATER en France). Pour les usagersordinaires, le recours à un fournisseur d’accès Internet (FAI) estnécessaire. Ce FAI joue le rôle de groupeur/dégroupeur vers/enprovenance des backbones. Mais les conditions dans lesquellesle FAI offre l’accès à ses clients dépendent essentiellement de lapossibilité qu’il a de se raccorder à l’infrastructure de base évo-quée plus haut. Il faut savoir que le coût d’accès au réseaubackbone est de l’ordre de 1 € par internaute et par heure enmoyenne et que ce coût est fonction de la distance au pointd’accès du backbone. Sachant qu’un gros FAI doit connecterquelques millions d’abonnés, les montants en jeu sont considé-rables. Les FAI portent donc une grande attention à la proximi-té des backbones. Sachant que les FAI doivent aussi êtreproches de leur clientèle, ils ne peuvent jouer leur rôle que sil’infrastructure de base des backbones est répartie de manièreassez fine sur le territoire. Sinon, comme l’ont bien montréDownes et Greenstein (Downes and Greenstein, 1998), il n’y a

Flux n° 58 Octobre - Décembre 2004

8

pas d’offre FAI ou une offre très restreinte à des tarifs dissuasifs,ce qui met en cause l’accès au réseau.

Le cas du « haut débit » n’est pas différent à cet égard. Nonseulement les « plaques » ADSL doivent pour des raisons tech-niques être proches des usagers mais elles doivent aussi pourdes raisons économiques être proches des backbones qui seulspeuvent écouler à des prix acceptables les débits importantsautorisés par le succès de cette technologie. On verra plus loinsur le cas particulier d’une région française comment cette dif-ficile équation trouve sa solution (voir carte 4 et graphique 1).

Ainsi, malgré l’existence de lignes téléphoniques, la pré-sence de backbones et routeurs constitue un élément essentielde l’accès à Internet sur un territoire. Non seulement la locali-sation des fournisseurs d’accès, mais celle des hébergeurs, dessites et celle des internautes est très corrélée à celle des back-bones et des routeurs (cf. par exemple la localisation des héber-geurs en France, représentée sur la carte 1). C’est par consé-

quent au réseau d’infrastructure constitué àl’échelle mondiale par les backbones (arcs) et lesrouteurs (nœuds) que nous nous intéresseronspour caractériser le déploiement d’Internet sur laTerre.

LES LOGIQUES DES OPÉRATEURS

Les comportements des acteurs de l’Internet,entre autres ceux des opérateurs de backbones etrouteurs, sont dépendants des conditions locales.Des événements historiques particuliers, des cir-constances politiques nationales ou régionalesont conduit à des modes de régulation divers.Certains auteurs vont jusqu’à évoquer l’influencede variables telles que la conception des libertésciviles ou les sentiments religieux propres àchaque pays (Beilock et Dimitrova, 2003). Lesbackbones ont suivi les emprises publiques dis-ponibles, chemins de fer, autoroutes, canaux,pipe-lines selon des accords trouvés avec lesopérateurs de ces réseaux, accords qui dépen-daient du statut particulier de ces opérateurs dansles différents pays concernés (Rutherford, 2004).Ainsi se sont créées des gateways, portes d’entréepour la desserte de certaines régions (Grubesic etO’Kelly, 2002, pour les États-Unis ; Chaillou,

2002, pour les pays de l’Est). Pour traiter de l’échelle mondiale,il est nécessaire de faire abstraction de ces multiples particula-rités et de retenir une approche plus macroscopique triantparmi les comportements des opérateurs les principes générauxqui restent valables à l’échelle mondiale.

L’analyse des publications les plus sérieuses à cet égardconduit à retenir quatre principes: le marché, la proximité, laconnectivité, la fiabilité, principes que nous allons expliciter.

Le marché. À partir des années 1995, Internet est devenucommercial. Ce n’est plus l’instrument d’organisations gouver-nementales comme ARPANET, NFSNET pour les États-Unis,RIO (6) pour l’Afrique de l’Ouest ou RENATER pour la Francequi commandent le développement du réseau. Les opérateursde backbones et de routeurs ont des impératifs de rentabilité (àterme plus ou moins long). Ils investissent pour trouver des mar-chés de clients solvables, entreprises, administrations,Universités, fournisseurs d’accès, fournisseurs de services,

Source : Jacquin, 2002

Forte présence des hébergeurs

Présence moyenne des hébergeurs

Présence faible des hébergeurs

Principales branches des réseaux opérateurs

Noeuds des réseaux opérateurs

Carte 1 : Densité d'hébergeurs en France (2002)

Dupuy - Internet : une approche géographique à l’échelle mondiale

9

hébergeurs de sites. On va chercher la demande d’abord là oùelle se trouve concentrée, dans les grandes métropoles mon-diales, puis nationales, riches et actives, puis dans des villes detaille plus réduite en descendant dans la hiérarchie urbaine(Malecki, 2002), puis en étalant les réseaux à partir des centres(Dodge et Shiode, 2000, Strover, 2001). Comme le montreGrubesic sur le cas de l’Ohio, les zones métropolitaines sontdesservies en priorité. La densité d’habitat, le niveau de reve-nus, la présence d’activités universitaires ou de recherche, d’ed-ge cities sont des facteurs qui favorisent certaines zones métro-politaines par rapport aux autres (Grubesic, 2002).

À l’échelle mondiale, on doit constater que ce principerevient à laisser de côté une grande partie de la population(Yook et al., 2002) soit parce qu’elle n’est pas assez concentréepour constituer un marché atteignable, soit parce qu’elle n’estpas susceptible de fournir, même indirectement, une clientèlepour les opérateurs. Les zones laissées à l’écart se définissent dela manière suivante. À l’échelle continentale, il est clair qu’enmoyenne l’Afrique est loin de constituer un marché intéressantpour les opérateurs (Bernard, 2004). Aux États-Unis on trouveun ordinateur-hôte(7) pour 2,4 personnes; en Afrique, on entrouve un pour 3700 personnes (Roycroft et Anantho, 2003). Sil’on veut comparer deux pays de même étendue géographique,l’un africain, l’autre européen, le Bénin et l’Islande sont de bonsexemples: la capacité de relation par Internet avec le reste dumonde est 350 fois plus grande pour l’Islande que pour le Bénin(Dupuy, 2002).

Mais l’échelle continentale masque des différences impor-tantes. Les opérateurs n’ont pas rechigné à desservir largementl’Afrique du Sud. En Amérique latine, en Asie, les opérateurs,peinant à trouver des marchés, ont limité les extensions de leursréseaux, ce qui n’empêche pas les grandes métropoles latino-américaines ou asiatiques d’être quand même atteintes. Mais,comme le montrent T.R. Roycroft et S. Anantho, les réactionsdes marchés ont de quoi rendre les opérateurs prudents. EnAfrique, on pourrait penser que le marché n’existe pas du faitdu sous-équipement en téléphone et en PC indispensables pourcréer la demande Internet. Or on a montré que même les popu-lations qui ont accès à ces équipements ont un taux de raccor-dement à Internet nettement inférieur à ce que l’on observeailleurs (Roycroft et Anantho, 2003). Pourtant, on observe quela recherche du marché peut se faire de différentes façons, soitpar création d’infrastructures ex nihilo, soit par négociationpour mieux utiliser des infrastructures existantes et développer

la demande avant de développer la capacité comme ce fut lecas en Argentine (Petrazzini et Guerrero, 2000).

Quoiqu’il en soit, dans les comportements des opérateurs,les niveaux de développement d’abord, la concentration despopulations et des activités ensuite, parce qu’elles traduisentbien le potentiel du marché, sont indiscutablement desvariables stratégiques pour le développement de leurs réseaux.

La proximité. L’image des NTIC en général et d’Internet enparticulier est celle de l’abolition de l’espace. Les informationscirculant désormais à la vitesse de la lumière et sans grandedépense d’énergie, il est couramment admis que l’espacen’offre plus de résistance à cette circulation. La distance neserait plus, comme c’est toujours le cas pour le transport despersonnes et des marchandises, un facteur-clé déterminant lesflux de communication. On oublie cependant que la circula-tion quasi-instantanée des informations suppose justement uneinfrastructure, des canaux adéquats. Le rôle des opérateurs quiréalisent ces canaux est donc essentiel. Pour eux, la proximitéest toujours un avantage car la distance a un coût. Prenonsl’exemple du câble. On estime le coût moyen à 100000 € parkm pour une infrastructure terrestre(8). Ce coût dépend pourune part des installations terminales, aux deux extrémités de laliaison, pour une autre part de la longueur du canal à réaliser.Dès que la portée de la liaison augmente, la part relative ducoût des terminaisons diminue. En fait, à l’échelle mondiale, lafonction de coût par rapport à la distance n’est pas, comme onl’a cru aux débuts d’Internet, exponentielle. Telle qu’elle estperçue par les opérateurs, elle peut être considérée comme sim-plement linéaire (Yook et al., 2002).

Mali

Niger

Bénin

GhanaTogo

Côte d'ivoire

Carte 2 : Le réseau du Burkina Faso

Ouaigouya

Kaya

Fada N'Gourma

Bobo-Dioulasso

KoudougouOuagadougou

Source : Bernard, 2003

0 100 200 km

Carte 2 : Le réseau du Burkina-Faso

Flux n° 58 Octobre - Décembre 2004

10

Compte tenu de cet élément, le principe est simple: les opé-rateurs s’efforcent de réaliser les liaisons les plus courtes pos-sibles, allant autant que faire se peut droit au but en évitant lesdétours coûteux (carte 2), sans que l’on observe de distancesabsolument dissuasives ni de seuil manifeste.

La connectivité. Dans la littérature, le terme est utilisé avecplusieurs sens différents. Nous retiendrons ici l’idée qu’unréseau fournit des opportunités de chemins alternatifs. Il se trou-ve que le protocole IP a été conçu pour permettre l’utilisationde différents itinéraires dans un réseau, en fonction de la dispo-nibilité des arcs. La connectivité est une caractéristique de larichesse du réseau en liens alternatifs à partir des différentsnœuds vers lesquels ils convergent ou d’où ils divergent.(Curien et Dupuy, 1996, Gorman et Malecki, 2002). C’est unbon indice de performance du réseau. À l’échelle mondiale,cette connectivité se mesure. Ainsi, Albert, Jeong et Barabasi

(1999) ont pu chiffrer la forte connectivitéd’Internet en assimilant le réseau mondial àun graphe. En cherchant systématiquementla plus courte distance topologique (ennombre d’arcs) entre deux nœuds quel-conques, ils ont établi que le diamètre (laplus longue de ces plus courtes distances) necomportait que 19 arcs (cité par Barnett etal., 2000).

Les routeurs concrétisent la connectivitépuisqu’ils offrent les chemins alternatifs auxinformations qu’ils reçoivent. En principe lesopérateurs recherchent la connectivité quileur permet de fournir à leurs clients la pres-tation attendue: orientation vers la destina-tion souhaitée dans leur réseau, orientationvia un autre réseau, diffusion vers de mul-tiples destinataires. Si la connectivité est faci-lement obtenue par un opérateur qui dessertun petit nombre de nœuds, un opérateur quidoit desservir de très nombreux nœuds seraitobligé, pour obtenir sur son réseau unebonne connectivité, de multiplier les liaisons(selon le carré du nombre de nœuds) ce quiest pour lui extrêmement coûteux (Wheeleret O’Kelly, 1999).

Quoiqu’il en soit, à l’échelle mondiale,le principe est bien pour les opérateurs de rechercher laconnectivité, c’est à dire le nombre maximal de liaisons entreles nœuds de leur réseau et avec les nœuds des réseaux exté-rieurs.

La fiabilité. Le fonctionnement d’Internet n’est pas sans pro-blème. Le développement « libre » du réseau a eu commecontrepartie des problèmes de congestions, de défaillances, decontaminations par des virus. Les opérateurs sont de plus enplus soucieux d’offrir à leurs clients un service fiable, qui lesmette à l’abri de ces inconvénients (Wheeler et O’Kelly, 1999).La congestion est inhérente à la conception historiqued’Internet (Gorman, 1998). On démontre que si les « gros »opérateurs de réseaux ne font pas payer les « petits » pour letransit (le peering (9) n’étant une solution que pour des réseauxsensiblement de même taille), la congestion et l’inefficacitémenacent Internet (Wilhelm, 1999, Little et Wrignt, 2000). Les

0 400 km

Carte 3 : Le réseau Colt Eurolan (2003)

Vienne

Munich

Nuremberg

Berlin

Leipzig

Copenhague

Stockholm

Dublin

Londres

BBiirrmmiinngghhaammBirmingham

MMaanncchheesstteerrManchester

Nantes

Bordeaux

Toulouse

Marseille

Rome

Milan

Turin

Genève

Paris

Lyon

LisbonneMadrid

Valence

Barcelone

Hambourg

HHaannoovvrreeHanovre

AAmmsstteerrddaammAmsterdamLa Haye

Rotterdam

Anvers

Bruxelles

Francfort

EEsssseenn

CologneDusseldorf

Berne

BâleStrasbourg SSttuuttttggaarrtt

Essen

MannheimKarlsruhe

Stuttgart

Zoug

Zurich

Lugano

Source : http://www.colt-telecom.fr

M

Dupuy - Internet : une approche géographique à l’échelle mondiale

11

goulots d’étranglement se trouvent plutôt sur les liens interur-bains à grande distance qu’à l’intérieur des réseaux métropoli-tains (Moss et Townsend, 2000). À ces défis, les opérateursrépondent d’abord en adoptant des tracés bouclés (Gorman etMalecki, 2002) (carte 3). Ces tracés offrent, en plus, des possi-bilités de pallier des ruptures des liaisons. Les ruptures sont rela-tivement fréquentes, qu’il s’agisse de câbles terrestres rompuspar des engins de travaux ou de câbles sous-marins endomma-gés par des poissons ou des ancres de bateaux avec des consé-quences graves (Dupuy, 2002, Barnes et al., 1997). Toujourspour assurer la fiabilité, il faut éviter la convergence vers desnœuds uniques trop importants. La propagation des virus estplus facile à éviter lorsque l’information doit passer par desnœuds-relais plus nombreux que lorsque qu’elle parcourtdirectement un lien long. Au total, du point de vue de la fiabi-lité, le principe adopté par les opérateurs de backbones et derouteurs à l’échelle mondiale consiste, dans la mesure (écono-mique) du possible, à diversifier et répartir les liens et les nœudsde leurs réseaux.

Ces quatre principes peuvent entrer en contradiction les unsavec les autres. C’est pourquoi les opérateurs ont souvent àrechercher des compromis. L’ensemble des comportements desopérateurs et des compromis auxquels ils parviennent concer-ne aujourd’hui, dans le monde, des backbones comportantquelques centaines de milliers de liens et de nœuds. C’est decet ensemble très complexe que résulte la forme d’Internet àl’échelle mondiale, forme que nous allons maintenant analyser.

Après les premiers développements de l’Internet commer-cial dans les années 1990, le réseau s’est rationalisé surtout àpartir de 2000. Au niveau des infrastructures que nous avonschoisi de privilégier dans notre approche, se dessinent déjà denouvelles tendances qui se confirmeront sans doute après2005. Nous examinerons d’abord la période 1990-2005, enco-re actuelle, avant de présenter les tendances d’avenir du réseau.

ÉVOLUTION D’INTERNET : DES DÉBUTS À LARATIONALISATION DU RÉSEAU (1990-2005)

Les débuts de l’évolution sont bien résumés par Moss etTownsend: «… au fur et à mesure que le contrôle de l’évolutiondu réseau passait du Département de la Défense à la NationalScience Foundation (NSF), puis finalement, en 1994, au secteurprivé, la centralisation de l’infrastructure autour de nœudsrégionaux devenait de plus en plus nécessaire. La croissance

rapide et les difficultés d’étendre un réseau à architecture distri-buée conduisirent la NSF à adopter un modèle de service enmultipartenariat qui agrégeait les réseaux [de base] enensembles régionaux et interconnectait entre eux cesensembles grâce à une superstructure surnommée « The back-bone » (Moss et Townsend, 2000). Même si elle est centrée surles États-Unis où Internet trouve son origine, cette vision traduitbien la logique des débuts. Chaque réseau est construit en fonc-tion du marché espéré. Les liens entre villes importantes sontdonc souvent multiples. Pour éviter les goulots d’étranglement,l’on évite la desserte des localités moins importantes, desserteque le marché ne justifie pas (Moss et Townsend, 2000). End’autres termes, l’application du principe de marché conduit àconstruire des réseaux métropolitains ou urbains que l’on inter-connecte directement, au besoin par des infrastructures delongue portée. En fait, le principe de proximité joue mais il esttempéré par la recherche de la fiabilité : plus un nœud offre depossibilités d’itinéraires alternatifs plus il permet d’éviter lacongestion. Dans ces conditions, il peut être tentant d’établir unlien plus long pour rejoindre un tel nœud (Gorman, 1998).Néanmoins les liens de longue portée restent encore techni-quement difficiles à construire et coûteux pour les opérateurs.Ainsi la recherche de connectivité est-elle influencée à la foispar un impératif d’économie sur les liaisons (principe de proxi-mité) et par un souci de fiabilité.

Il en résulte un schéma hiérarchique et polarisé. La hiérar-chie est « calée » sur le marché mondial. La polarisation estexceptionnellement recherchée pour elle-même, bien qu’ilexiste quelques exceptions remarquables. L’Arabie saoudite asouhaité construire un réseau complètement centralisé pourcontrôler l’information circulant sur Internet vers et à partir deson territoire (Al Tawil, 2001). Mais le plus souvent, la polarisa-tion résulte purement et simplement de l’application par lesopérateurs du principe de connectivité qui se traduit par ce quecertains auteurs nomment l’« attachement préférentiel », carac-térisé par l’observation de Yook et al. : le rythme auquel unnœud accroît son nombre de liens est proportionnel à cenombre (Barabasi, 2002, Yook et al., 2002).

Au total, cette phase de démarrage se caractérise par lacroissance d’un réseau qui, pour rencontrer la demande, atteintles agrégats de population et d’activités des zones les plusriches du globe en jouant autant que possible sur les longuesportées des liens et leur rattachement à des nœuds majeurs.

Flux n° 58 Octobre - Décembre 2004

12

Toutefois, un peu avant l’an 2000, se manifestent descraintes que le fonctionnement extrêmement libéral d’Internetne conduise à l’anarchie et à l’autodestruction. Pour beaucoup,Internet est déjà en danger de surcharge (Gorman, 1998). Oncraint d’une part que la fiabilité nécessaire au bon fonctionne-ment du réseau ne soit mise en cause par la congestion de cer-tains liens ou surtout de certains nœuds, par la diffusion despams ou par la propagation de virus. On craint d’autre part queles charges d’investissements nouveaux ne viennent grever desbudgets mis à mal par la chute de la net-économie. Les tech-niques utilisées jusque là semblent insuffisantes pour résoudreles problèmes. L’utilisation de liaisons de plus en plus longuespour pallier les difficultés en se raccordant aux nœuds majeursrencontre, comme on l’a dit, des limites techniques, mais aussi,de plus en plus, des limites financières (Gorman, 1998).

Le réseau Internet est toujours à la recherche de clients. Enprincipe, l’effet de club, connu par les opérateurs d’Internetsous le nom de loi de Metcalfe(10), devrait garantir un déve-loppement exponentiel. Mais dans la première période, lesclientèles équipées d’informatique, de bonnes lignes télépho-niques, concentrées dans les zones urbaines riches ont déjà étécapturées. Il reste à diffuser Internet dans de milieux plus diffi-ciles : zones peu denses, mal équipées, aux moyens écono-miques limités. Dans ces conditions, les gisements de deman-de, même restreinte mais quelque peu concentrée, négligésjusque-là par des liaisons trop directes de portées trop longuesont un intérêt à condition qu’ils se trouvent à proximité degrandes zones métropolitaines déjà bien irriguées par des back-bones ou d’axes interurbains puissants. La technologie faciliteles choses. Pour les liaisons terrestres, une observation anté-rieure (Moss et Townsend, 2000) annonçait une tendancedésormais manifeste. De nouveaux routeurs ont été installés surdes liens à très fort débit, en position intermédiaire entre desgrandes villes, de manière à desservir des marchés marginauxmais additionnels, marchés négligés au cours de la période pré-cédente. C’est ainsi que Mexia (Texas) et Bryan (Texas) ont étédesservies parce qu’elles se trouvaient sur l’axe majeur AGISOC 48 de Dallas à Houston (Moss et Townsend, 2000).

Pour ce qui est des relations transcontinentales, on peutprendre les exemples de Saint Louis, Kansas City, Indianapolis,qui ont supplanté dans la hiérarchie américaine des capacitésde backbones des villes économiquement plus performantestelles Seattle, Denver, Phoenix ou Miami (sans parler des septmajors, en tête de la hiérarchie urbaine américaine). Ces

exemples sont ceux de villes n’ayant pas de demandes localesde service Internet considérables mais situées dans des posi-tions centrales sur le continent américain. Elles constituentdonc probablement de simples étapes (waypoints) sur les lienstranscontinentaux les plus importants (Moss et Townsend,2000).

Pour les relations intercontinentales, on citera le cas deReykjavik (Islande) (Dupuy, 2003). La taille de l’Islande et de sacapitale (280000 habitants dont la moitié à Reykjavik) n’auraitpas justifié précédemment une desserte par un puissant back-bone international. Mais l’évolution des technologies de câblessous-marins, permettant à la fois des portées très longues sansamplification et des « décrochages » intermédiaires (Chesnoy etal., 1997, Barnes et al., 1997), ainsi que l’intérêt des opérateurspour des marchés limités mais à fort potentiels a permis àReykjavik de se placer dans le système Internet comme unepetite métropole mondiale sur l’axe transatlantique (Dupuy,2003). On peut interpréter de la même manière la constructiond’une liaison terrestre Europe/Asie par l’opérateur russeTransTelecom (Chaillou, 2002) et celle du câble circum-africainSAT-3/WASC/SAFE par un large consortium international(Bernard, 2003).

Au début des années 2000, ces dessertes de nouvelles clien-tèles aboutissent à l’échelle mondiale à une situation danslaquelle Internet n’approche que marginalement le monde

Le modèle de Yook, Jeong et Barabasi

Supposons l’espace terrestre divisé en très petits carrésdont les côtés ont une même longueur l. À chaque carré,centré sur un point de coordonnées (x,y) est affectée unedensité de population p(x,y) avec une dimension fractaleD. À chaque étape, on place un nouveau nœud i sur lacarte de telle sorte que la probabilité de placer un nœuden (x,y) soit proportionnelle à p(x,y). On suppose que lenouveau nœud est connecté par m liens avec des nœudsdéjà présents dans le réseau. La probabilité que le nou-veau nœud soit lié au nœud j, situé à la distance dij dunœud i, et qui a déjà kj liens, est proportionnelle à kj

αα/dijσσ.

α est un paramètre qui caractérise la force de l’«attache-ment préférentiel», donc de la polarisation sur un nœud.σ est un paramètre qui caractérise la résistance de l’espa-ce, plus précisément de la distance (la portée), à l’établis-sement de liens.m est également un paramètre du modèle. Mais c’est unparamètre local ou régional. Seuls D, α et σ caractérisentà une date donnée l’évolution de la topologie d’Internet àl’échelle mondiale.

D’après Yook et al., 2002

Dupuy - Internet : une approche géographique à l’échelle mondiale

13

sous-développé mais couvre la population des pays dévelop-pés. Il faut entendre par là, non pas que la densité des routeursou des backbones est uniforme dans les pays développés: lesinégalités de desserte entre espaces urbains et espaces rurauxrestent très fortes (Korsching et al., 2000) comme on l’a rappeléplus haut pour l’Europe et les États-Unis, mais que la manièredont l’infrastructure majeure d’Internet couvre l’espace mondialdéveloppé suit de près la manière dont la population occupe cemême espace. Yook et al. proposent une modélisation de cephénomène fondée sur l’étude de la dimension fractale. À par-tir du repérage des positions de centaines de milliers de nœudset de liens dans le monde développé (Amérique du Nord,Europe, Australie), ils ont mis en évidence que la probabilité detrouver une certaine densité de population sur un élément de lasurface terrestre et la probabilité de trouver un nœud de back-bone Internet étaient distribuées selon la même loi fractale dedimension 1,5 (voir encadré page 12).

Compte tenu du caractère auto-similaire des figures frac-tales, on peut illustrer, à une échelle beaucoup plus restreinte,cette constatation (carte 4). Elle signifie que les dessertes deszones très densément peuplées ne trouvent pas de continuitévers les zones de moindre densité, la desserte se raréfiant dansles même proportions. Pour cette période du moins, l’idée quela desserte des grandes zones métropolitaines constituait unesorte de standard à atteindre pour l’ensemble des territoiresparaît contestable.

En même temps, le souci d’éviter la congestion et aussi lesrisques de contamination par des virus (Barabasi, 2002) conduità limiter la polarisation systématique observée précédemmentautour de nœuds de très forte connectivité ainsi que les portéesde certains axes. Une meilleure utilisation des capacités exis-tantes, des routages alternatifs, des nœuds intermédiaires per-mettent de diversifier les trajets tout en garantissant aux clientsune bonne connectivité, en limitant la transmission de virus, enévitant les goulots d’étranglement dans les équipements les plussaturés (Gorman, 1998) : l’ « attachement préférentiel », ou sil’on préfère, la polarisation du réseau Internet se stabilise.

Vers 2000, à l’issue de cette évolution des débuts à la ratio-nalisation, Internet est donc un réseau qui à l’échelle mondialelaisse toujours de côté le monde sous-développé et dessert lemonde développé en suivant statistiquement la densité de sapopulation, sans plus, c’est-à-dire sans visée de couverture uni-forme du territoire. L’évolution topologique de ce réseau

Internet se caractérise aussi en moyenne par un ralentissementde la polarisation et par une réduction des portées (schéma 1).

L’AVENIR DU RÉSEAU

Même si à partir des années 2005 l’évolution de l’infrastructured’Internet sera toujours lestée par le poids des investissementsd’infrastructure déjà réalisés, des changements importants, enparticulier d’ordre technologique et d’ordre économique, sont àattendre. Ils sont susceptibles de l’infléchir notamment au plande sa topologie et de sa géographie à l’échelle mondiale.Précédemment les modifications technico-économiques ont étérelativement continues, sans rupture majeure (loi de Moore(11), accroissement des capacités de transmission et de traite-ment, et donc baisse des coûts unitaires pour les opérateurs,possibilités de dessertes intermédiaires permettant l’accès à desmarchés complémentaires). On voit aujourd’hui se profiler desinnovations plus radicales dont les effets seront sans doute trèssensibles à partir des années 2005. Nous citerons le caching, laréforme de l‘adressage, la communication peer to peer et mêmede processeur à processeur, la tarification des transits.

L’évolution vers le caching peut se définir comme le passa-ge d’une architecture d’Internet dans laquelle un contenu estlocalisé précisément dans un serveur spécifié à une architectu-re dans laquelle les contenus sont répliqués dans des cachesplacés dans des serveurs géographiquement répartis, le clientaccédant au contenu disponible dans le serveur le plus proche(Kangasharju et al., 2000, Gorman et Malecki, 2002, Nagaraj,2004). Le caching trouve son principal intérêt dans le fait quepour des applications nécessitant de forts débits (stream video)même la vitesse de la lumière atteinte dans les fibres optiquesest insuffisante. Gorman et Malecki prennent l’exemple de lafirme Mirror Image pour montrer les changements que lecaching est susceptible d’introduire dans l’architectured’Internet (carte 5). Mirror Image a créé un réseau de CAP(Content Access Points), caches qui stockent des contenus« lourds » (notamment des films) près des IX (échangeurs debackbones) des grandes métropoles. Cela permet à Mirrorimage de répondre à la demande de fournisseurs de servicesInternet, eux-mêmes prêts à payer pour répondre à la demandede leurs clients. Il faut noter que la fourniture de ces servicesdépend de la localisation des caches près des gros échangeursde réseaux backbones. Elle est donc intimement liée à l’infra-structure d’Internet (Gorman et Malecki, 2002).

Flux n° 58 Octobre - Décembre 2004

14

Toulouse

0 50 km

Limite de la région Midi-Pyrénées

Couverture ADSL prévue en 2004

Carte 4 : Couverture ADSL et densité de population en Midi-Pyrénées

Densité de population lissée en 1999, en hab / km2

> 200

de 100 à 200

de 60 à100

de 20 à 60

<20

Sources : Cabinet JCA ON-X et Conseil Régional Midi-Pyrénées, 2003 (ADSL); ® INSEE 2003 ( Densité de population)

y=1,436x-2,4128R2=0,9955

R2=0,9777y=1,3605x-1,8983

ln (diamètre d'un cercle autour de Toulouse)3 3,5 4 4,5 5 5,5 6

6,5

6

5,5

5

4,5

4

3,5

3

2,5

2

ln (aire de disponibilité de l'ADSL)ln (aire de population de densité supérieure à 80 km2)

Graphique 1 : Dimensions fractales comparées de la couverture ADSL et de la densité de population en Midi-Pyrénées

Sources : Cabinet JCA ON-X et Conseil Régional Midi-Pyrénées, 2003 (ADSL); ® INSEE 2003 ( Densité de population)

La répartition des zones couvertes parl’ADSL en 2004 dans la Région Midi-Pyrénées suit une loi fractale de dimension1, 44 (graphique 1). La répartition des den-sités de population dans la même Régionsuit également une loi fractale de dimen-sion très proche (1,36).Visuellement, la carte 4 montre la corres-pondance entre couverture ADSL et densi-té de population. Cette correspondance,conforme aux résultats obtenus par Yook etal. à l’échelle mondiale pour les back-bones (Yook et al., 2002), signifie :- que dans la Région la couverture spatialeen infrastructure Internet majeure est répar-tie régulièrement en fonction de la présen-ce des populations- qu’en termes de dimension fractale, Midi-Pyrénées dispose d’une couverture spatialede sa population en infrastructure Internettrès proche de la moyenne mondiale (voireun peu supérieure à cette moyenne comp-te tenu de la répartition de la population)- que cette conformité à la norme mondia-le s’accommode d’inégalités entre la des-serte de la métropole toulousaine et celledu reste de la région et ne saurait garantirla couverture des zones de faibles densités(surtout en-deça de 80 habitants au km2).

Toulouse

0 50 km

Limite de la région Midi-Pyrénées

Couverture ADSL prévue en 2004

Carte 4 : Couverture ADSL et densité de population en Midi-Pyrénées

Densité de population lissée en 1999, en hab / km2

> 200

de 100 à 200

de 60 à100

de 20 à 60

<20

Sources : Cabinet JCA ON-X et Conseil Régional Midi-Pyrénées, 2003 (ADSL); ® INSEE 2003 ( Densité de population)

y=1,436x-2,4128R2=0,9955

R2=0,9777y=1,3605x-1,8983

ln (diamètre d'un cercle autour de Toulouse)3 3,5 4 4,5 5 5,5 6

6,5

6

5,5

5

4,5

4

3,5

3

2,5

2

ln (aire de disponibilité de l'ADSL)ln (aire de population de densité supérieure à 80 km2)

Graphique 1 : Dimensions fractales comparées de la couverture ADSL et de la densité de population en Midi-Pyrénées

Sources : Cabinet JCA ON-X et Conseil Régional Midi-Pyrénées, 2003 (ADSL); ® INSEE 2003 ( Densité de population)

In (aire de disponibilité de l’ADSL)In (aire de population de densité supérieure à 80 h/km2)

Dupuy - Internet : une approche géographique à l’échelle mondiale

15

Évolutions et tendances : la curieusetrajectoire du réseau mondial

Le réseau principal d’infrastructure d’Internet est icireprésenté par trois caractéristiques (indiquées surles trois axes de la figure) : couverture, portée, pola-risation. La couverture spatiale peut être mesuréecomme suggéré par Yook et al. (2002) par la dimen-sion fractale de la loi de répartition des liens et desnœuds du réseau. La portée est la longueur moyen-ne d’une liaison entre deux nœuds du réseau. Lapolarisation caractérise la présence plus ou moinsfréquente dans le réseau de nœuds d’où partent ouarrivent de nombreux liens.À un moment donné, le réseau occupe une certaineposition repérée par rapport à ces trois axes. La suitede ces positions est la trajectoire du réseau Internetconsidéré à l’échelle mondiale.Cette trajectoire peut s’interpréter de la manière sui-vante. En tant que réseau, jouant sur les effets declub, Internet doit croître, c’est-à-dire augmenter lenombre de ses usagers. Après écrémage des clien-tèles riches et concentrées, le réseau doit donc s’ef-forcer d’accroître sa couverture spatiale. S’il ad’abord pu le faire à partir de hubs de plus en plus gros, le maintien et la qualité de service, dans un contexte économiquedifficile (crise de la net-économie) mais fertile en innovations technologiques, a conduit à un renversement de tendance àpartir de 2000. Des hubs plus répartis (une moindre polarisation), des portées moins longues, permettent d’étendre la cou-verture spatiale en maintenant le niveau de service … en attendant sans doute de nouvelles inflexions de la trajectoire au-delà de 2005.

2000

Polarisation

2005

1990

Couverture

Portée

Schéma 1 : Tendances mondiales d'évolution de l'infrastructure du réseau Internet entre 1990 et 2005

La conséquence à attendre d’un développement du cachingest une certaine décentralisation d’Internet, rendant moinsnécessaire les liens backbones à longue porté de forte capacitépar rapport aux liens à courte portée.

Venons-en à la réforme de l’adressage. Actuellement, pourdes raisons historiques, l’adressage sur Internet est organisé entenant compte des pays d’appartenances des sites : adresses desites se terminant par exemple en .fr (France), .be (Belgique), ...Le nouveau système {habituellement nommé IPV6 (12)}, à l’étu-de depuis plusieurs années a l’objectif d’accroître le nombred’adresses Internet disponibles. Il cherche également à simpli-fier les opérations de routage en orientant les paquets d’infor-mation non plus directement en fonction des adresses finales dedestination (avec souvent un critère géographique implicite, lepays de rattachement) mais en fonction des adresses des princi-paux fournisseurs d’accès, désormais internationaux (Huitema,1997, Gorman, 1998). Ces derniers se chargeraient de l’orien-tation finale vers les machines raccordées à leur propre réseau,en appliquant le cas échéant des priorités d’acheminementselon la valeur des contenus de messages (Benhamou, 2002).

Dans cette perspective, l’orientation vers les grands nœuds d’in-frastructure du réseau, qui donnent un maximum de possibilitésde destination, serait sans doute moins nécessaire, ce qui rédui-rait l’« attachement préférentiel », c’est-à-dire la polarisation del’infrastructure. Cette réforme est toujours en discussion, lesintérêts des protagonistes étant divergents. En particulier lesÉtats défendent un système d’adressage géographique. Nombrede fournisseurs d’accès et de services issus des opérateurs his-toriques de télécommunications ont intérêt au statu quo sur cepoint alors que les très grands fournisseurs d’accès internatio-naux défendent la réforme. Une solution de compromis estpour l’instant à l’étude qui consisterait en un adressage géogra-phique vers des villes nodales. Même dans ce cas, la polarisa-tion se trouverait sans doute limitée par rapport à la situationprésente.

La communication peer to peer (p2p) (13) procède d’uneévolution qui comporte à la fois un aspect technique et unaspect commercial. Le concept mis en œuvre par Napsterconsistant à faciliter la mise en relation d’internautes les unsavec les autres (peer to peer) pour s’échanger par exemple des

Flux n° 58 Octobre - Décembre 2004

16

morceaux de musique enregistrés sur leur ordinateur avaitrecours à un serveur central. Aujourd’hui des firmes commeGnutella et Freenet fournissent des services similaires mais sansserveur central. Grâce à d’ingénieuses procédures (limitant lenombre d’ordinateurs à contacter pour trouver, sans référence-ment centralisé, la ressource recherchée), Gnutella et Freenetfournissent un service appréciable sans tomber sous le coup dela loi qui a condamné Napster. Si ce type de services peer topeer se développe, on peut aussi s’attendre à ce que la techno-logie évolue dans le sens d’une communication plus directedite « de processeur à processeur », c’est-à-dire débarrassée del’appareillage logiciel nécessaire lorsque les ordinateurs jouentdes rôles dissymétriques clients/serveurs (Rutkowski, 2000).Cette évolution rapprocherait alors l’architecture d’Internet del’architecture des réseaux téléphoniques. Elle est mal ressentiepar les opérateurs de réseaux actuels qui craignent une réduc-tion des flux d’informations à véhiculer. L’accès au marché, laconnectivité seraient obtenus avec des nœuds plus nombreux etmoins importants, les portées pourraient aussi être réduites.Cela se traduirait par des besoins moindres de capacité de trans-mission et surtout une déhiérarchisation du réseau.

Évolution économique enfin, la substitution d’un principede tarification des transits sur les backbones au système précé-

demment dominant de peering(Malecki, 2002) devrait faciliterles investissements de capacitéqui réduiraient les congestions.Cette évolution conduirait certesà un accroissement de la densitédes nœuds et liens à l’échellemondiale, mais compte tenu dece qui précède, il s’agirait sansdoute de nœuds plus réduits etd’arcs de moindre portée moyen-ne que ceux qui ont été établisjusqu’ici.

Cette nouvelle période del’histoire d’Internet qui commen-ce demain pourrait donc êtrecelle d’une remise en cause plusnette de l’évolution du réseaumondial. Il est assez douteux quel’équilibre couverture/population

auquel on est aujourd’hui parvenu soit bouleversé dans lesannées qui viennent, ce qui n’exclut pas une croissance raison-nable du nombre d’internautes. Mais c’est surtout un change-ment de l’architecture vers une organisation moins polarisée,moins hiérarchisée et ipso facto moins reliée aux USA quidevait s’opérer.

ÉCHELLE MONDIALE, ACTION LOCALE :LA PLACE DES ÉTATS

L’approche d’Internet à l’échelle mondiale montre que le chan-gement d’échelle n’est pas simplement, comme on le croit sou-vent, un effet de focale, une modification des dimensions del’espace sur lequel on déploie le réseau. À cette échelle mon-diale, certains types d’analyses ne conviennent plus et doiventlaisser place à d’autres systèmes explicatifs.

Ainsi, à l’échelle mondiale, l’idée d’une « fracture numé-rique » correspondant à une différence sensible de la dimensionfractale du modèle de Yook et al., est plus éclairante que lesnotions de « retard » ou de « décalage », couramment utiliséesà l’échelle régionale ou nationale pour rendre compte dudéploiement d’Internet. Cette dimension fractale n’est bien sûrqu’un indicateur parmi d’autres de la couverture par le réseau.Il s’agit d’une valeur synthétique en ce sens qu’à une même

Carte 5 : Points d'accès "cache" de l'opérateur Mirror Image (2000)

Nombre de points d'accès

5 4 3 2 1Source http : www.mirror-image.com

Los Angeles

San JoséDenver

Seattle

Dallas

Miami

AAttllaannttaaWashington,DC

New-York

TToorroonnttooCChhiiccaaggoo

Atlanta

TorontoChicagoBoston

Tokyo

SSiinnggaappoouurrSingapour

Hong-Kong

Londres

SSttoocckkhhoollmmStockholm

ZZuurriicchhParis FFrraannkkffuurrtt

AAmmsstteerrddaamm

ZurichFrankfurt

Amsterdam

Sydney

Dupuy - Internet : une approche géographique à l’échelle mondiale

17

dimension fractale peuvent correspondre des formes différentesde déploiement du réseau (par exemple plus ou moins mailléesou arborescentes, et, comme on l’a indiqué, plus ou moinspolarisées) L’existence d’une dimension fractale signale unetendance régulière dans la desserte d‘un espace par un réseau.Lorsque l’échelle territoriale augmente, cette régularité se véri-fie. Une dimension fractale donnée ne signifie nullement que ladensité de desserte par le réseau reste constante quelle que soitl’échelle considérée. Une dimension fractale inférieure à 2implique au contraire une baisse régulière de la densité de des-serte lorsque l’échelle augmente. Mais, comme on l’a vu plushaut, cette baisse est parallèle à la diminution de l’occupationdu territoire par la population lorsque l’échelle augmente. Il y adonc dans la constance de la dimension fractale un indice plu-tôt favorable d’adéquation du réseau à l’espace tel qu’il esthabité par les hommes. En revanche un changement de dimen-sion fractale signifie que l’on entre sur des espaces de caracté-ristiques différentes pour lesquels cette adéquation ne peut êtreassurée de la même manière (par exemple parce que lesespaces peu peuplés le sont aussi par des populations pauvresou parce qu’ils n’ont pas d’activité économique). Dans ce cas,le changement de dimension fractale peut signaler une véritablefracture numérique.

De même, la crainte que l’éloignement ne handicape forte-ment certains espaces (par exemple les DOM-TOM pour laFrance) à cause de la difficulté de les relier par une infrastruc-ture performante, l’idée que les opérateurs établissent des liai-sons qui affectent tel ou tel espace de manière aléatoire etimprévisible, sont aussi à revoir. Acceptables en premièreapproximation à échelle restreinte, elles doivent être révisées àpartir de la perspective à l’échelle mondiale (Yook et al., 2002).

Ce qui compte, c’est la capacité de l’infrastructured’Internet à respecter l’établissement des populations et de leursactivités, capacité qui est bonne et régulière, hors « fracturenumérique ». Ce qui compte également, c’est l’architecture duréseau, c’est-à-dire sa structure topologique générale qui gou-verne la répartition des nœuds gros ou petits, des liens longs oucourts. Cette architecture a des effets importants sur la desserte :elle la concentre plus ou moins sur de gros pôles, ouvre desgateways, place des waypoints dont les effets locaux sontimportants.

L’évolution de cette architecture, telle que résumée sur leschéma 1, peut paraître assez surprenante pour un réseau. En

effet, il n’y a pas de tendance constante mais au contraire unesorte de retour en arrière, de réforme de l’architecture, alorsmême qu’Internet est un réseau très jeune qui pourrait faireappel à de nombreuses innovations pour poursuivre simple-ment sur sa lancée sa trajectoire de développement. En fait, ona déjà observé dans le passé des évolutions paradoxales de cetype pour d’autres réseaux. À l’échelle de la France, en unsiècle, l’architecture du réseau de chemin de fer s’est ainsi trans-formée, avec des retournements de tendance, des phases derationalisation succédant à des phases d’extension effrénée(Dancoisne, 1984). Plus récemment, à l’échelle continentale, letransport aérien a vu une topologie de « hubs and spokes » suc-céder à un réseau de lignes directes. Aujourd’hui, les compa-gnies à bas coût initient un retour à des dessertes directes, évi-tant les gros hubs trop coûteux et trop encombrés. Dans le casd’Internet, on peut relever deux particularités. D’une part, l’évo-lution est très rapide, comme si le système avait une capacité deréaction inédite. D’autre part, ce réseau qui a pu paraître anar-chique semble capable d’organisation et de réorganisation.

Peut-on tirer de ce qui précède des leçons pour l’action, sin-gulièrement dans le domaine de l’aménagement des territoirespour lequel les NTIC et Internet en particulier apparaissent sou-vent comme une panacée? Sans entrer dans de longs dévelop-pements qui dépasseraient les limites de cet article, on peutapporter quelques éléments de réponse. Tout d’abord lesacteurs de l’aménagement restent des acteurs locaux: il n’y apas d’aménageur mondial. Notre approche à l’échelle mondia-le a montré les grandes logiques qui président au déploiementd’Internet. Il est essentiel pour un acteur local de reconnaîtreces logiques. S’y opposer pour contrer tel ou tel effet territorialjugé indésirable est possible mais évidemment très difficile,extrêmement coûteux et probablement inefficace. S’y confor-mer consiste à saisir les opportunités qui en découlent à unmoment ou à un autre pour tel ou tel territoire : politiquementdifficile ce comportement s’avère judicieux à chaque fois qu’ilest possible, ce qui est rare et peu prévisible en un lieu donné.Face à ce constat peu enthousiasmant, il faut sans doute accep-ter de redonner la main aux États nationaux. Acteurs classiquesde l’aménagement du territoire, ils ont vu leur rôle fortementmis en cause. En France particulièrement, le mouvement dedécentralisation a conduit dans de nombreux domaines à uneffacement de l’État au profit des collectivités locales et territo-riales. Il est par conséquent difficile pour celles-ci de recon-naître à l’État un rôle éminent pour le déploiement local des

Flux n° 58 Octobre - Décembre 2004

18

NTIC. Pourtant, c’est bien ce que suggère l’analyse que nousavons présentée. En effet les logiques mondiales d’Internet, quiconditionnent les possibilités d’action locale, relèvent d’unegouvernance dans laquelle les opérateurs sont partiellementmais réellement influencée par les États. L’influence est rare-ment directe. Elle passe par des actions concertées (telles lesactions de justice contre le piratage des contenus susceptiblesde brider l’évolution vers le peer to peer), des initiatives inter-nationales de développement pour les pays du Sud (projet decâble circum-africain Africa One) ou dans le travail des orga-nismes propres à Internet comme l’ICANN (14), ITEF (15) oul’IAB (16) (cf. ci-dessus la mise au point du nouvel adressageIPV6). Comme on l’a vu dans plusieurs cas et encore récem-

ment pour l’évolution vers l’adressage IPV6, les États continuentd’être consultés et influent ainsi sur les évolutions d’Internet. Letout est de savoir quelles sont les priorités d’échelle locale àdéfendre dans de telles consultations concernant l’échelle mon-diale (Bernard, 2003). En général les États ne sont guère prépa-rés à ce rôle. Mais certains le sont plus que d’autres (Chéneau-Loquay, 2000, Dupuy, 2003). La rapidité des évolutions décritesdans cet article montre qu’en tous cas il y a péril en la demeu-re.

Gabriel Dupuy Professeur à l’Université Paris 1

et à l’ENPC, CRIA

(1) Réseau National de Télécommunications pour laTechnologie, l’Enseignement et la Recherche.

(2) Courants Porteurs en Ligne: utilisation des lignes d’ali-mentation électrique desservant les abonnés pour transmettrel’information Internet.

(3) The Economist, 11 August 2001.(4) Backbone (épine dorsale) : liaisons principales à très haut

débit d’information du réseau Internet.(5) Un routeur est une sorte d’aiguillage électronique per-

mettant sur le réseau Internet l’orientation optimale des« paquets » d’information.

(6) Réseau Intertropical d’Ordinateurs.(7) Ordinateur connecté à Internet et capable de traiter l’in-

formation reçue ou émise par cette voie selon les normespropres au réseau (protocole TCP/IP).

(8) Inférieur en moyenne, mais plus variable, pour un câblesous-marin.

(9) Peering: accord entre deux propriétaires de réseaux

backbone interconnectés consistant pour chacun d’eux à auto-riser le transit gratuit sur son réseau du trafic en provenance ouen direction de l’autre.

(10) Inventeur des réseaux locaux Ethernet, R. Metcalfe aformulé la « loi » selon laquelle « la valeur d’un réseau variecomme le carré du nombre de ses membres ».

(11) Président-fondateur d’Intel qui énonça la « loi » sui-vante: la puissance d’un microprocesseur double tous les 18mois.

(12) IPV6: Internet Protocol Version 6.(13) Peer to peer : réseau dans lequel tous les ordinateurs

connectés possèdent les mêmes droits : chacun peut être aussibien client que serveur.

(14) ICANN: Internet Corporation for Assigned Names andNumbers.

(15) ITEF: Internet Engineering Task Force.(16) IAB: Internet Architecture Board.

NOTES

BIBLIOGRAPHIE

ABLER, R., The telephone and the evolution of the Americanmetropolitan system, in Ithiel De Sola Pool, Ed., The socialimpact of the telephone, Cambridge, Ma., MIT Press, 1977

ABRAMSON, B.D., Internet globalization indicators,Telecommunications Policy, 24, 2000, pp. 69-74

AL-TAWIL, K.M., The Internet in Saudi Arabia,Telecommunications Policy, 25, 2001, pp. 625-632

BARABASI, A.L., Linked, The New Science of Networks, PerseusPublishing, Cambridge, Mass., 2002

BARNES, S.R. et al., 150 Years of Submarine Cable Systems: fromMorse Code to Cyber Talk, Alcatel TelecommunicationsReview, 1st quarter 1997, pp. 55-62

BARNETT, G.A., The structure of the Internet Flows inCyberspace, Paper presented to the InternationalGeographical Union Commission on CommunicationNetworks and Telecommunications, Kwangju, Korea,August 2000

BEILOCK, R., Dimitrova, D.V., An exploratory model of inter-country Internet diffusion, Telecommunications policy, 27,2003, pp. 237-252

BENHAMOU, B., Réflexions sur l’architecture et les enjeux poli-tiques de l’Internet, Cahiers de l’IREPP, janvier 2002

BEN HASSINE, A., Internet en Tunisie, Bulletin de l’Associationdes Géographes Français, Mars 2001, pp. 11-16

BERNARD, E., Quelle insertion de l’Afrique de l’Ouest dans latoile mondiale ? in Chéneau-Loquay, A. (Dir),Mondialisation et technologies de communication enAfrique, Karthala-MSHA, 2004

BERNARD, E., Le déploiement des infrastructures Internet enAfrique de l’Ouest, Thèse de Doctorat de géographie del’Université de Montpellier III, sous la direction de Bakis,H., et de Chéneau-Loquay, A., 2003

CHAILLOU, V., The State of the Web in Eastern Europe,Communications et Stratégies, N° 45, 1st quarter 2002,

Dupuy - Internet : une approche géographique à l’échelle mondiale

19

pp.159-175CHÉNEAU-LOQUAY, A. (sous la coordination de), Enjeux des tech-

nologies de la communication en Afrique, du téléphone àInternet, Karthala, 2000

CHESNOY, J., et al., WDM Submarine Networking, AlcatelTelecommunications Review, 1st quarter 1997, pp. 63-68

CHO, S., Telecommunications and Informatization in SouthKorea, Netcom, Vol.16, N°1-2, 2002, pp.29-42

COMPAINE, B.M., Ed., The Digital Divide, Facing a Crisis orCreating a Myth? The MIT Press, Cambridge, Mass., 2001

CURIEN, N., Économie des réseaux, La Découverte, 2000CURIEN, N., DUPUY, G., Réseaux de communication, marchés et

territoires, Presses des Ponts et Chaussées, 1996DANCOISNE, P., Théorie des graphes et constitution du réseau

ferré français, Thèse de Doctorat de troisième cycle,Université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne), sous la directionde Pinchemel, P., 1984

DODGE, M., Shiode, N., Where on the Earth is the Internet?http://casa.ucl.ac.uk, 2000

DOWNES, T.A., Greenstein, S.M., Do Commercial ISPs ProvideUniversal Access ?, www.kellog.nwu.edu/faculty/ima-ges/htm/Research/tprcbook.pdf, December 1998

DUFÉAL, M., Grasland, L., La planification des réseaux à l’épreu-ve de la matérialité des TIC et de l’hétérogénéité des terri-toires, Flux, N°54, Octobre-Décembre 2003, pp. 49-69

DUPUY, G., Internet, géographie d’un réseau, Ellipses, 2002DUPUY, G. The Icelandic Miracle: The Internet in an Emergent

Metropolis, Urban Technology, Vol 10, N° 2, August 2003,pp. 1-18

GORMAN, P., The Death of Distance but not the End ofGeography: The Internet as a Network, Paper presented tothe Regional Science Association Meeting, Santa Fe, NewMexico, oct. 1998

GORMAN, P., Malecki, E.J., Fixed and fluid: stability and changein the geography of the Internet, TelecommunicationsPolicy, 26, 2002, pp. 389-413

GRUBESIC, T.H., Spatial dimensions of Internet activity,Telecommunications policy, 26, pp. 363-387

GRUBESIC, T.H., O’Kelly, M.E., Using Points of Presence toMeasure Accessibility to the Commercial Internet, TheProfessional Geographer, Vol. 54, 2002, pp. 259-284

HARGITTAI, E., Weaving the Western Web: explaining diffe-rences in Internet connectivity among OCDE countries,Telecommunications Policy, 23, 1999, pp. 701-718

HOGAN & HARTSON, LLP, Submarine Cable Landing Rights andExisting Practices For The Provision of TransmissionCapacity on International Routes, UE Final Report, 2000

JACQUIN, C., Étude des logiques d’implantation spatiale deshébergeurs Internet, Mémoire de maîtrise de géographie,Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne, sous la directionde Dupuy, G., 2002

JACQUIN, C., Les services d’hébergement d’Internet en France,Netcom, Vol 17, N°1-2, Août 2003, pp. 23-34

KANGASHARJU, J., et al., Performance evaluation of redirectionschemes in content distribution networks, ComputerCommunications, 24, 2000, pp. 207-214

KAPLAN,D. (Dir.), Hauts débits, Librairie générale de droit et dejurisprudence, Paris, 2003

KORSCHING, P.F., et al., Having All the Right Connections,Telecommunications and Rural Viability, London, Praeger,2000

LITTLE, I., WRIGHT, J., Peering and Settlement in the Internet : AnEconomic Analysis, Journal of Regulatory Economics, 18 :2,2000, pp.151-173

LITTLE, R.G., Controlling Cascading Failure: Understanding theVulnerabilities of Inteconnected Infrastructures, Journal ofUrban Technology, Volume 9, Number 1, pp. 109-123

LOO, B.P.Y.,WONG, A.Y.P., Internet Development in Asia-Pacific :Spatial Patterns and Underlying Locational Factors, Netcom,Vol; 16, N°3-4, 2002, pp.113-134

MADDEN, G., COBLE-NEAL, G., Internet use in rural and remoteWestern Australia, Telecommunications Policy, 27, 2003,pp. 253-266

MALECKI, E.J., The Economic Geography of the Internet’s infra-structure, Economic Geography, V. 78, N° 4, 2002, pp. 399-424

MOSS, M.M., TOWNSEND, A.M., The Internet Backbone and theAmerican Metropolis, The Information Society, 16 :35-47,2000

NAGARAJ, S.V., Web Caching and its Applications, KluwerPubishing, Hingham, Ma, 2004

PETRAZZINI, B.A., GUERRERO, A., Promoting Interet development:the case of Argentina, Telecommunications Policy, 24,2000, pp. 89-112

PINCHEMEL, P. et G., La face de la Terre, éléments de géographie,A. Colin, 3-ème éd., 1994

PITT, D., Editorial, Telecommunications policy, 26, 2002, pp.361-362

ROYCROFT, T.R., ANANTHO, S., Internet subscription in Africa:policy for a dual digital divide, Telecommunications policy,27, 2003, pp. 61-74

RUTHERFORD, J., A Tale of Two Global Cities, Comparing theTerritorialities of Telecommunications Developments inParis and London, Ashgate Publishing, Aldershot, 2004

RUTKOWSKI, A.M., Understanding next-generation Internet : anoverview of developments, Telecommunications Policy, 24,1999, pp. 469-476

STROVER, S., Rural Internet connectivity, TelecommunicationsPolicy, 25 (5), 2001, pp. 331-347

WHEELER, D.C., O’Kelly, M.E., Network Topology and CityAccessibility of the Commercial Internet, ProfessionalGeographer, 51 (3), 1999, pp. 327-339

WILHELM, S.M.A., The Geography behind the Internet Cloud –Peering, Transit and Access Issues, Netcom, Vol 1 », N°3-4,1999, pp. 235-252

YOOK, S., et al., Modeling the Internet’large scale topology,PNAS, Vol 99, N°21, October 15, 2002, pp. 13382-13386

YOSHIO, A., et al., Penetration of the Internet into JapaneseSociety, Netcom, Vol.16., N°3-4, 2002, pp. 135-154

ZOOK, M., Internet metrics : using host and domain counts tomap the Internet, Telecommunications Policy, 24, 2000, pp.613-620