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UNIVERSITE PARIS I PANTHEON SORBONNE Département de Science Politique Master 2 Recherche Sociologie et Institutions du Politique Internet et militantisme ni utopie ni dystopie : Usage de nouvelles technologies d’une association contestataire en Turquie Yasemin Berrak Tuna Mémoire dirigée par Monsieur Frédéric Sawicki Professeur à l’Université Paris I – Panthéon Sorbonne Septembre 2011

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UNIVERSITE PARIS I – PANTHEON SORBONNE

Département de Science Politique

Master 2 Recherche Sociologie et Institutions du Politique

Internet et militantisme ni utopie ni dystopie :

Usage de nouvelles technologies d’une association contestataire en

Turquie

Yasemin Berrak Tuna

Mémoire dirigée par Monsieur Frédéric Sawicki

Professeur à l’Université Paris I – Panthéon Sorbonne

Septembre 2011

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REMERCIEMENTS

Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Frédéric Sawicki, mon directeur de mémoire, qui

m’a éclairé de ses nombreuses remarques précieuses.

Je remercie à Türk Eğitim Vakfı (La fondation de l’Education Turque) et à l’Ambassade

de la France en Turquie pour leur soutien financier durant mon séjour en France. Je remercie

également à vingt trois personnes qui ont accepté à me consacrer leur temps et particulièrement à

Erkan et Tansel qui m’ont aidé à nouer nombreux contacts et à accéder à plusieurs informations.

Hamit Bozarslan, Hakan Yücel et Demet Lüküslü ont également toute ma reconnaissance

pour leurs conseils et leurs orientations. Une mention spéciale va à ma mère, mon père et mon

frère Berat qui m’ont soutenue moralement avec toute leur patience et m’ont aidé à surmonter

mes doutes. Leur support est inestimable. Je remercie également à mon oncle Nihat, qui m’a

soutenu et qui m’a envoyé des livres même à Paris. Il me faut enfin adresser un grand merci à

İsmail Saymaz, Erol Sağlam, Işıl Erdinç et Güneş Akkor pour leur soutien constant pour leurs

critiques judicieux.

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Note sur la prononciation du turc1

________________________________________

e se prononce « è », comme dans « thèse »

ı est une voyelle intermédiaire entre « i » et « é »

ö se prononce « eu », comme dans « peu »

u se prononce « ou », comme dans « loup »

ü se prononce « u » comme dans « tu »

c se prononce « dj » comme dans « djellaba »

ç se prononce « tch » comme dans « tchèque »

g est toujours dur, comme dans « gramme »

ğ ne se prononce pas, se rapproche du « h » français

et prolonge la voyelle qui le précède

h est expiré

s est toujours dur, comme dans « dessus »

ş se prononce « ch » comme dans « château »

y est une consonne, il se prononce comme dans « yoga »

1 Prises de la thèse de doctorat de : GOURISSE, Benjamin, L’Etat en jeu. Captation des ressources et

désobjectivation de l’Etat en Turquie (1975-1980), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Ecole doctorale de

Science Politique, Novembre 2010.

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RESUME

Ce mémoire analyse les conséquences de l’utilisation des nouvelles technologies de

l’information et de la communication dans la sphère du militantisme dans le but de montrer

qu’Internet ne se pose ni en tant que pure utopie permettant aux masses réprimées ou

désintéressées de la politique de se mobiliser, ni en tant que dystopie faisant disparaître les

pratiques classiques de militantisme ; au contraire, Internet joue un rôle significatif à la fois dans

l’engagement des militants et durant le processus de mobilisation, en offrant la possibilité de

combiner les pratiques du militantisme dans le monde réel avec les pratiques virtuelles, en

présentant à la fois opportunités et contraintes, et en apportant des nouveautés dans le domaine

du militantisme tout en perpétuant certaines traditions.

Notre étude a pour objet d’expliquer l’engagement et le processus de militantisme au sein

d’une association particulière en Turquie, Genç Siviller (Jeunes Civils), spécialement choisie

pour l’usage intensif qu’elle fait d’Internet en tant qu’outil de communication, répertoire d’action

collective et média. En nous concentrant sur l’expérience militante au sein de cette association,

dans le contexte politique spécifique turc -qui n’est en général considérés comme ni

démocratique ni autoritaire-, nous avons essayé de comprendre les conséquences d’Internet sur le

militantisme et les particularités des militants qui privilégient cette forme d’activisme. Notre

recherche accorde une importance particulière à la combinaison des points de vue

« macrologique » et « micrologique », afin de mieux analyser les effets de l’utilisation d’Internet

tout en évitant le « déterminisme technologique ». Dans un premier temps, nous nous

intéresserons à l’émergence du groupe de militants en tant que mouvement d’opposition en

Turquie dans un contexte politique qui n'est ni démocratique ni autoritaire et largement dominé

par une série de paradigme kémaliste-nationaliste et sécuritaire jusqu’à l’hiver 2008 et à la

transformation du caractère de l’activisme de l’association avec le changement du paradigme

dominant en Turquie au fil du temps, en accordant une attention spéciale aux spécificités du

contexte politique, pour nous interroger sur les limites du potentiel émancipateur d’Internet dans

le domaine socio-politique. Nous analyserons ensuite les modalités d’engagement de Genç

Siviller en insistant surtout sur la tendance à la passivité régnant actuellement dans l’association

et dans la carrière de ses militants, afin de démontrer comment l’usage d’Internet représente à la

fois une opportunité et une contrainte. Nous conclurons notre étude en examinant la forme de

militantisme privilégiée par l’association pour constater les nouveautés apportées et les modes

d’action habituels pénétrés au sein de cette association prônant les nouveaux modes d’action et

l’usage d’Internet.

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ABSTRACT

This thesis aims to analyze the implications of the use of new technologies of information

and communication in the sphere of activism to demonstrate the claim that the Internet does arise

neither as a pure utopia to for the masses which are generally conceived as repressed or

disinterested to politics for mobilize; nor as a dystopia, which make the traditional practices of

activism disappear, rather it arises as a significant factor both for the engagement of activists and

during the process of mobilization through rendering it possible to combine real practices with

virtual ones, posing both opportunities and constraints and bringing new features into the field of

activism while perpetuating some traditions.

Our study seeks to explain the process of engagement and activism within a particular

association in Turkey, Genç Siviller (Young Civilians), chosen specifically for their intensive

utilization of the Internet as a means for communication, collective action répertoire and media.

By focusing on the experience of activism in the association favoring the widespread use of the

Internet, in the specific political context of Turkey – which is widely assessed as neither

democratic nor authoritarian-, we tried to understand the consequence of Internet on activism

and the peculiarities of militants who privilege this form of activism. Our research gives special

importance to combine the « macrological » view and the « micrological » view to analyze the

effect of the use of the Internet better while avoiding « technological determinism ». At first, we

look to analyze the emergence of the group of militants as an opposition movement in Turkey in

years within a political context that is neither democratic nor authoritarian and thoroughly

dominated by a series of kemalist-nationalist security paradigm until the winter of 2008; and the

transformation of the attributes of activism of the association in parallel to the change of the

dominant paradigm in Turkey over time by giving special attention to the specific political

context to question the limits of the emancipatory potential of the Internet in the socio-political

realm. Then, we analyze the modalities of engagement in the case of Genç Siviller with

particular emphasis on the trend of passivity currently prevailing in the association and the career

of its activists in order to demonstrate how the use of the Internet arises both as opportunity and

constraint. We conclude our study by examining the form of activism favored by the association

to see the change brought and the usual modes of action penetrated to the association advocating

the new modes of action and the use of the Internet.

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ÖZET

Bu tez, yeni bilgi ve iletişim teknolojilerinin, aktivizm alanındaki etkilerini incelemek ve

internetin ne siyasi olanakları sınırlı veya depolitize olmuş kitleleri harekete geçirecek bir

ütopya, ne de geleneksel aktivizm formlarının kaybolmasına sebep olacak bir distopya olduğunu;

tam aksine, internetin, aktivistlere hem angajmanlarında hem de eylemlilik süreçlerinde gerçek

ve sanal eylem pratiklerini birleştirme imkânı vererek, bu süreçte hem kolaylıklar sağlayıp hem

engellere yol açarak ve aktivizm sürecindeki bazı geleneklerin devam etmesine engel

olamamasına rağmen yenilikler getirerek bu süreçte etkin bir rol oynadığını göstermeyi

amaçlamaktadır.

Çalışma; aktivizm ve angajman süreçlerinin analizini, interneti iletişim aracı, kolektif

hareket repertuarı ve medya olarak yoğun bir şekilde kullanan Genç Siviller hareketini

inceleyerek yapmayı amaçlamaktadır. İnternet üzerinden yapılan aktivizmi tercih eden bir

hareketin incelenmesi suretiyle, Türkiye’nin kendine özgü ne demokratik ne de otoriter olan

siyasal bağlamı göz önünde bulundurularak, internetin aktivizm üzerindeki etkilerini ve bu tip

aktivizmi tercih eden aktivistlerin kendilerine has özelliklerinin ortaya çıkarılması ve daha iyi

anlaşılması hedeflenmektedir. “Teknolojik belirlenimcilik” tarafından yaratılan bazı

sınırlamaların ötesine geçmek ve internetin etkilerini daha iyi anlayabilmek amacıyla, çalışma

hem makrolojik hem de mikrolojik bakış açılarını ele almakta ve bu iki perspektifin

birleştirilebilmesine özel önem verilmektedir. İlk olarak, 2008 kışına kadar kemalist-milliyetçi

ve güvenlikçi bir değerler dizisi tarafından yönetilmiş Türkiye’de hareketin bir grup

aktivist/militan tarafından bir muhalif hareket olarak nasıl oluşturulduğunu; örgütün ve aktivizm

formlarının, Türkiye’nin de geçirdiği dönüşüme paralel olarak, örgütün aktivizm niteliğinin

değişimi ile nasıl bir forma büründüğü ve bu bağlamda internetin özgürleştirici potansiyeli ve

bunun yapısal sınırlarını sorgulamak amacıyla spesifik politik bağlama özel bir vurguyla

incelenmektedir. Takip eden bölümlerde, özellikle Genç Siviller’de hakim olan pasif eğilim ve

üyelerin aktivizm kariyerleri üzerinde durarak angajman çeşitleri ve yapılarının bir incelemesi

sunularak internetin aktivizm formlarında nasıl hem bir fırsat hem de yapısal bir sınır olarak

değerlendirilebileceği üzerine bir analize yer verilmektedir. Çalışmanın son odağı ise, yeni eylem

biçimlerini ve internet kullanımını öne çıkaran örgütün getirdiği yenilikleri ve içine sızan

geleneksel eylem biçimlerini göstermek amacıyla örgütün aktivizm formlarını incelemek

olacaktır.

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TABLES DES MATIERES

Note sur la prononciation du turc ................................................................................................ 2

RESUME ........................................................................................................................................ 3

ABSTRACT ................................................................................................................................... 4

ÖZET .............................................................................................................................................. 5

TABLES DES MATIERES .......................................................................................................... 6

INTRODUCTION ......................................................................................................................... 9

1- L’activisme à l’époque d’Internet et les médias sociaux: un renouveau du militantisme et ses limites .................................................................................................................................. 10

a- Internet : une technologie ni intrinsèquement oppressive, ni automatiquement émancipatrice ......................................................................................................................... 10

b- Les jeunes, l’activisme et l’usage des réseaux télématiques ............................................. 13

2- Du coup d’État de 1980 à nos jours : comprendre le contexte sociopolitique en Turquie ... 17

a- Le coup d’État de 1980 et la tendance à dépolitiser l’espace public ................................. 17

b- Du « régime sécuritaire » à la transformation de l'équilibre du pouvoir des acteurs politiques en Turquie ............................................................................................................. 18

c- L’analyse de l’axe « démocratique-autoritaire » : le développement problématique de la société civile turque ............................................................................................................... 21

3- Réfléchir sur l’analyse de l’action collective en Turquie : les « nouveaux mouvements

sociaux » en Turquie sont-ils vraiment nouveaux ? ................................................................. 24

4- La construction de l’objet de l’analyse ................................................................................. 26

5-La méthodologie de recherche ............................................................................................... 29

CHAPITRE I. RECONSTITUTION DE L’HISTOIRE DE GENÇ SİVİLLER :

HYPOTHESE D’UN MOUVEMENT D’OPPOSITION EN TURQUIE .............................. 32

1- Lacune notoire de la société civile en Turquie : les mouvements d’opposition ................... 33

2- Genèse du cadre d’action collective du groupe et passage à l’acte ....................................... 35

a- Catalyseur de l’activisme politique : le bouleversement de la perception de l’État .......... 35

b- Formation d’une plateforme virtuelle et organisation de forums en tant qu’activité contestataire ........................................................................................................................... 37

3- Institutionnalisation et émergence de Genç Siviller en tant qu’association activiste ............ 41

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a- Passage à l’activisme au sein d’une association ................................................................ 41

b- Élargissement limité des sphères d’action et multiplication des modes d’action .............. 43

c- Une association d’opposition échappant à la répression policière et à la politique de l’apaisement : est-ce possible ? .............................................................................................. 46

4- Passage à une période passive : dévalorisation du cadre des pratiques contestataires de l’association ............................................................................................................................... 49

Conclusion ................................................................................................................................. 53

CHAPITRE II. MILITER A GENÇ SİVİLLER : PROCESSUS D’ENGAGEMENT

ENTRE CONTRAINTES ET OPPORTUNITES POSES PAR L’INTERNET ................... 55

1- Modalités du processus d’engagement et utilisation des réseaux télématiques .................... 56

a- Une association sans stratégie d’élargissement ................................................................. 56

b- Opportunité d’Internet: passage à une forme plus passive d’engagement sans se sentir pour autant détaché ................................................................................................................ 58

c- Contrainte d’Internet : impasse de passivité et émergence d’une demande de changement ................................................................................................................................................ 62

2- Qui s’engage à Genç Siviller: analyse de la carrière militante d’une « génération internet » ................................................................................................................................................... 65

a- Un corps de militants peu homogène ................................................................................. 65

b- Les adhérents n’ont pas de passé militant ......................................................................... 68

c- Trois générations différentes au sein de l’association ....................................................... 70

Conclusion ................................................................................................................................. 76

CHAPITRE III. GENÇ SİVİLLER, CAS TYPIQUE DES « NOUVEAUX MOUVEMENTS

DE LA JEUNESSE » EN TURQUIE? ...................................................................................... 78

1- Privilégier un nouveau type de militantisme : le répertoire d’action et les stratégies de mobilisation de Genç Siviller .................................................................................................... 79

a- Une association à la recherche des nouveaux modes d’action pour faire entendre sa voix ................................................................................................................................................ 79

b - Analyse d’une manifestation réalisée avec 178 mails : « Anlarsın ya baro » (Tu comprends le Barreau) ........................................................................................................... 84

2- Les nouveautés apportées et les traditions perpétuées par ce nouveau type de militantisme 87

a- Une forme hybride entre communauté virtuelle et association réelle ............................... 87

b- L’internet et la « loi d’airain de l’oligarchie » : un espace non hiérarchique est-il possible ? ................................................................................................................................ 91

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Conclusion ................................................................................................................................. 95

CONCLUSION GENERALE .................................................................................................... 97

BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................... 101

ANNEXES .................................................................................................................................. 111

Annexe I. Des affiches et des photos des manifestations de Genç Siviller ............................. 111

Annexe II. Des photos des plateformes virtuelles de Genç Siviller ........................................ 117

Annexe III. Le document de Wikileaks sur Genç Siviller ....................................................... 119

Annexe IV. Listes des adhérents de Genç Siviller ................................................................... 123

Annexe V. Listes des entretiens .............................................................................................. 125

Annexe VI. Les sigles rencontrés dans le mémoire ................................................................ 127

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INTRODUCTION

« Si vous êtes jeune, civil et « dérangé », n’hésitez pas à venir nous rejoindre, nous

sommes en train de faire connaissance, ce n'est pas un club des amis, nous sommes ici pour

apprendre à nous connaitre et discuter » dit le courrier électronique envoyé aux différentes

plateformes virtuelles pour inviter les jeunes au processus de préparation d’une déclaration

nommée « Genç Siviller Rahatsız » (Les Jeunes Civils sont dérangés). Ce courrier électronique,

que nos interviewés qualifient de « sincère » et d’« intime », marque en fait le début de la

carrière militante de plusieurs adhérents de Genç Siviller (Les Jeunes Civils). Un message

incitant les jeunes à s’engager nous montre que l’usage des nouvelles technologies de la

communication et de l’information affecte la sphère de militantisme et nous pousse à nous

interroger sur cette pratique et sur les limites de son influence. Dans notre recherche, nous allons

essayer de comprendre l’effet de l’utilisation d’Internet sur l’expérience militante au sein d’une

association turque, Genç Siviller, choisie spécialement pour l’usage intensif qu’elle fait des

réseaux télématiques dans la sphère de militantisme en tant qu’outil de communication,

répertoire d’action et média. Nous essaierons comprendre d’une part, si l’utilisation d’Internet

affecte l’émergence d’un mouvement qui s’oppose au pouvoir dans le contexte spécifique de la

Turquie où l’on sent cruellement l’absence d’une société civile libérée des contraintes de l’Etat2

et la transformation de cet état de fait au fil du temps ; d’autre part, nous essaierons de

comprendre comment et pourquoi certains groupes de militants privilégient l’usage des réseaux

télématiques et les nouvelles formes de militantisme, où cette pratique particulière se situe sur un

axe de rupture et de continuité avec les formes « classiques » de militantisme. Quelles sont les

nouveautés apportées et les traditions perpétuées par ce groupe de militants et quelles sont les

opportunités et les contraintes posées par l’usage de ces nouvelles technologies et par le recours

aux nouvelles formes d’activisme.

2 Voir: Hamit BOZARSLAN, Histoire de la Turquie Contemporaine, Paris, Editions La Découverte, 2004, p. 85-91;

Yael NAVARO-YASHIN, Faces of the State. Secularism and the Public Life in Turkey. Oxfordshire, Princeton

University Press, 2002, p. 130-137.

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1- L’activisme à l’époque d’Internet et les médias sociaux: un renouveau du militantisme et

ses limites

a- Internet : une technologie ni intrinsèquement oppressive, ni automatiquement

émancipatrice3

Le XXIe siècle a été marqué dans le monde entier par l’intégration de nouvelles

technologies de communication et de l’information dans la vie quotidienne. Il n'est plus

surprenant aujourd’hui de signer des pétitions électroniques, diffuser des vidéos opposées au

pouvoir sur Youtube, ou transmettre des messages protestataires par Twitter. Internet, qui nous

offre un mode de communication différent de la communication unidirectionnelle fournit d'autres

façons de faire entendre notre voix. En décrivant la communication via Internet comme mass

self-communication (autocommunication de masse)4, Manuel Castells souligne le caractère

interactif d’Internet qui nous offre d’une part, la possibilité de récupérer des messages que nous

choisissons nous-mêmes, et d’autre part, celle de produire notre propre message et de le

transmettre à une audience globale.5 De plus, cette technologie de communication permet

d’atteindre cette audience à moindre coût et plus rapidement. Cette capacité d’Internet de

faciliter la production et la diffusion de l’information représente une nouvelle façon de

communiquer, voire un nouveau répertoire d’action significatif pour les mouvements sociaux.

Dès le début des années 1990, quelques associations, minorités actives et militants

commencent à utiliser les réseaux télématiques.6 Dominique Cardon et Fabien Granjon

expliquent que les premiers groupes à remarquer les opportunités offertes par Internet sont les

militants les moins organisés et les groupes les plus périphériques.7 Aujourd’hui, l'utilisation de

ces réseaux est le fait de groupes plus organisés comme les écologistes, les antimilitaristes, les

altermondialistes etc. Internet est considéré par beaucoup comme une technologie

révolutionnaire par nature, surtout depuis les manifestations qui ont suivi les résultats des

élections présidentielles de 2009 en Iran, que les médias de masse ont qualifié de « Twitter

Révolution »8, et le cycle des émeutes populaires ayant lieu en 2011 au Moyen-Orient ‒en

Tunisie, en Égypte, à Bahreïn, au Yémen et en Libye‒. Durant le processus de mobilisation de

3 Barney WARF et John GRIMES, « Counter Hegemonic Discourses and the Internet », Geographical Review, Vol.

87, no 2, April 1997, p.259.

4 Manuel CASTELLS, Communication Power, Oxford ; New York, Oxford University Press, 2009, p. 302.

5 ibid, p.54-55. 6 Dominique CARDON et Fabien GRANJON, Médiactivistes, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2010, p.82.

7 idem.

8 Olivier TESQUET, « En Iran, “révolution Twitterˮ ou révolution tweetée », L’Express, publié le 15 Juin 2009.

Voir: http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/en-iran-revolution-twitter-ourevolutiontweetee_767535

.html, le 4 juin 2011.

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ces émeutes, Internet a joué un rôle significatif en apportant un soutien public aux émeutes, en

facilitant le processus de diffusion des idées opposées au système et du désir de revendication,

diffusion difficile dans les régimes autoritaires à cause des contraintes imposées par l’État.9 En

revanche, il faut tenir en compte du fait que « Internet n'est ni une technologie intrinsèquement

oppressive, ni automatiquement émancipatrice ».10 Même si Internet facilite la diffusion des

idées opposées au système et permet dans une certaine limite d’échapper au contrôle des

autorités, les autorités développent aussi des mécanismes pour contrôler le flux d’information sur

Internet et pour censurer les contenus qu’ils trouvent nuisibles. Par exemple, selon le rapport de

Freedom House qualifiant Internet en Turquie de « partiellement libre », en Juillet 2010, il

existait plus de 5 000 sites Internet bloqués en Turquie parce que leur contenu qui montrait ou

favorisait l'exploitation et les abus sexuels des enfants, l'obscénité, la prostitution ou les jeux de

hasard mais aussi en raison de contenu politique - insulter Mustafa Kemal Atatürk, père

fondateur de la Turquie moderne.11

Comme c’est le cas pour toutes les autres technologies -

téléphone, télévision, radio etc.- la valeur et la signification d'Internet, et l’expérience sociale et

individuelle qu’Internet représente changent selon le contexte et le temps.12 L’utilisation de

nouvelles technologies par les groupes militants doit être analysée tout en tenant compte des

effets du contexte politique et social. Ainsi, dans les pays arabes, en raison de l’existence de

régimes autoritaires, Internet se caractérise comme un outil important des groupes d'opposition

qui n’ont pas la possibilité de s’organiser ou de créer des espaces publics alternatifs.13 À l'instar

de ces pays, en Turquie, l’existence d’un « régime sécuritaire »14 ‒dominant jusqu’au début des

années 2000 et la persistance d’un régime politique qui ne peut être défini ni comme

démocratique ni comme autoritaire‒ bloque l’accès de certains groupes à l’espace public. La

9 Voir Burce ÇELİK, « Sosyal medya ve direniş. Tunus, Mısır ve sıradakiler. » (Les médias sociaux et la résistance.

La Tunisie, l’Égypte et les prochains. ) , Birikim, no 263, p. 20.

10 « Counter Hegemonic Discourses and the Internet », art. cit., p.259. Les écritures italiques montrent les parties

ajoutés par moi pour mettre l’accent. 11

Le rapport de Freedom House, Freedom on the Net 2011. Turkey. p.1-3 : http://www.freedomhouse.org/image

s/File/FotN/Turkey2011.pdf, consulté le 25 août 2011. Le gouvernement turc avait adopté une approche de la réglementation d’Internet non interventionniste jusqu'en 2001 ; par contre nous constatons que la censure d'Internet

en Turquie a augmenté ces dernières années et est devenue relativement commune surtout après la promulgation de

la loi n °5651 qui impose des responsabilités aux fournisseurs de contenu, aux sociétés d'hébergement et aux fournisseurs d’accès. [« Freedom on the Net 2011. Turkey », art. cit., p.3-5]. Cette loi permet la légitimation et l’institutionnalisation du contrôle des contenus publiés sur Internet. En 2011, l’autorité de technologies de l’information et de communication, BTK, décide d’introduire une sélection de quatre filtres Internet restreignant le niveau d’accès à l’Internet. Cette mesure qui n’est pas encore entrée en vigueur permet aussi de poursuivre en justice les internautes tentant de contourner ces filtres. [Voir : Le Monde, « Manifestations en Turquie contre la

censure d’Internet », publié le 16 mai 2001 : http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/05/16/manifestations-

en-turquie-contre-la-censure-d-internet_1522 540_ 651865.html, consulté le 25 août 2011] 12

« Sosyal medya ve direniş. Tunus, Mısır ve sıradakiler. », art. cit., p.21 13

idem. 14

Gilles DORRONSORO « Introduction, mobilisation et régime sécuritaire. » in Gilles Dorronsoro, dir., La Turquie

Conteste. Mobilisations sociales et régimes sécuritaire, Paris, CNRS ed., 2005, p. 21. Pour conceptualiser le régime de la Turquie, Dorronsoro propose le terme « régime sécuritaire» qui se différencie à la fois des systèmes démocratiques et des systèmes autoritaires. Nous discuterons de ce terme en détail ci-dessous.

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domination du discours du nationalisme unitaire adopté dans le processus de fondation de la

République de Turquie a longtemps exclu plusieurs segments de la société turque, hétérogène à

bien des égards, comme l’ethnie, la religion, la culture, la langue. Nous pouvons donc affirmer

qu’en Turquie, Internet apparaît comme une opportunité unique pour les groupes exclus ‒les

islamistes, les kurdes, les femmes, les ouvriers, etc.‒ de pénétrer à l'intérieur de l’espace public

dominant. Internet a permis l’élargissement de la société civile dans différents contextes

sociopolitiques du monde et a contribué à la création de sphères dans lesquelles les groupes qui

étaient exclus et marginalisés peuvent désormais s’exprimer. L’introduction d’Internet

considérée par Dominique Cardon comme une « double révolution » couvrant à la fois

l’élargissement du droit de donner la parole à la société toute entière et l’incorporation des

conversations privées dans l’espace public représente un remarquable élargissement de l’espace

public.15

Cet espace public qui va être créé sur l’internet, différent de l’espace public bourgeois

basé sur les classes cadré par l’État-nation, a la potentialité de permettre l’expression d’identités

diverses et plurielles16

mais il ne faut pas oublier de prendre en compte les limites de ces

transformations. Même si l'espace public est élargi, celui-ci ne concerne pas la société tout

entière.17 Selon les statistiques de Türkiye İstatistik Kurumu , TÜİK (Institution de statistiques de

la Turquie), seulement 41,6% des individus âgés de 16 à 74 ans utilisent Internet; de même, cette

utilisation est plus répandue dans le groupe des 16-24 ans et les taux sont plus élevés chez les

hommes dans tous les groupes d'âge.18 Donc, comme l'admet Gülüm Şener, quand nous

examinons le taux d'utilisation d'Internet en prenant en compte les critères comme le niveau de

revenu, le sexe, la langue, la culture, l'âge, nous remarquons un « clivage numérique » qui

indique la limitation matérielle à l’accès aux technologies de l’information et de la

communication due à l’existence des inégalités sociales dans les pays et entre les pays.19 Internet

offre donc une véritable opportunité à certains groupes jadis silencieux de faire entendre leur

voix, mais cette opportunité n'est pas la même pour tout le monde. L’existence de la technologie

d’Internet ne signifie pas que tout le monde a la possibilité de l’utiliser, ni que tout le monde

15

Dominique CARDON, La démocratie Internet. Promesses et limites. Paris, Seuil, 2010, p. 7-11. 16

Gülüm ŞENER, « İnternet ve demokrasi ilişkisine dair eleştirel bir yaklaşım » (Un approche critique sur la

relation d’Internet et la démocratie), Onzième Conférence Internet en Turquie, 21-23 décembre 2006, TOBB

Ekonomi Üniversitesi, Ankara, http://www.siyasaliletisim.org/pdf/internetvedemokrasi.pdf, le 6 Juin 2011, p.7. Les

passages en italiques montrent les parties que j'ai ajoutées. 17

Lorsque nous comparons les statistiques de la pénétration d’Internet dans différents pays, c’est-à-dire la

proportion de la population composée d'utilisateurs d’Internet dans ces pays, nous remarquons que dans les pays développés comme la France (68.9%), l’Allemagne (79,1%), l’Angleterre (82,5%), la Finlande (85.3%) les taux de pénétration d'Internet sont plus élevés que ceux des pays en voie de développement comme le Brésil (37.4%), l’Iran (42%), la Chine (35.7%). Statistiques reprises du site http://www.internetworldstats.com, consulté le 23 Juin 2011. 18

Ces statistiques correspondent aux « taux d’utilisation de l’ordinateur et de l’Internet des individus selon le temps de dernière utilisation » http://www.tuik.gov.tr/VeriBilgi.do?tb_id=60&ust_id=2, le 10 Juin 2011 et dans « Les résultats de l’enquête de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication par des ménages en 2010 », http://www.tuik.gov.tr/PreTablo.do?tb_id=60&ust_id=2 , le 10 juin 2010. 19« İnternet ve demokrasi ilişkisine dair eleştirel bir yaklaşım », art. cit., p.9.

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préfère l’utiliser. Il est donc important de savoir qui utilise ces nouvelles technologies de

communication et de l’information, comment, et pour quelles raisons. Ces questions sont

valables aussi pour l’usage d’Internet dans la sphère du militantisme car tous les groupes de

militants ne prônent pas l’usage des réseaux télématiques. En analysant le processus et les

stratégies de mobilisation d’une association turque, Genç Siviller, nous allons essayer dans cette

recherche de comprendre comment et pourquoi certains groupes de militants privilégient l’usage

des réseaux télématiques et les nouvelles formes de militantisme durant le processus de

mobilisation. Nous allons examiner les nouveautés adoptées par cette association et les traditions

perpétuées, en s’interrogeant d’une part sur l’effet que cette préférence produit sur les membres

de l'association ainsi que sur le contexte politique, et d’autre part, sur l’efficacité de la

mobilisation suite à cette préférence.

b- Les jeunes, l’activisme et l’usage des réseaux télématiques

Genç Siviller est une association formée de membres que l’on peut catégoriser comme «

jeunes »; il nous semble donc nécessaire d'étudier brièvement l’activisme des jeunes et l'usage

qu'ils font des réseaux télématiques. Nous allons tout d’abord apporter quelques clarifications sur

le concept ambigu de « jeunesse ». Le concept de jeunesse désigne une étape transitoire entre

l’enfance et l’âge adulte. Plusieurs travaux ont montré que la notion de « jeunesse », qui est en

général définie démographiquement par le groupe d’âge entre 15 et 24 ans, est une construction

de la modernité.20 Comme Olivier Galland le souligne, « être jeune n’a pas signifié en tout

temps la même chose; il n’est même pas sûr que cela ait toujours signifié quelque chose ».21

Aujourd’hui, les chercheurs en sciences sociales qui discutent de « l’allongement de la jeunesse

»22 signalent l’émergence d’une nouvelle catégorie nommée « adulescence »23

. Cette notion est

définie par Tony Anatrella comme une catégorie caractérisant de nos jours les jeunes entre 24

ans et le début de la trentaine qui sont soit au chômage, soit engagés dans des études ou dans une

activité professionnelle, qui dépendent encore de leurs parents, même si certains ne vivent plus

avec eux et désirent acquérir leur autonomie.24

Comme les militants de Genç Siviller ont en

20

Leyla NEYZİ, « Object or subject ? The paradox of youth in Turkey.» International Journal of Middle East

Studies, no 33, 2001, p. 413.

21 Olivier GALLAND, Les jeunes, Paris, La découverte, 2002, p. 6.

22 Pour une analyse plus détaillée de ce sujet, voir : Alessandro CAVALLI et Olivier GALLAND, dir.,

L’allongement de la jeunesse, Arles, Actes Sud, Observatoire du Changement Social en Europe Occidentale

(Poitiers), 1993. 23

Tony ANATRELLA, « Les “adulescentsˮ», Etudes, 2003/7, Tome 399, p. 37-47. 24

« Les “adulescentsˮ», art.cit., p. 37.

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général entre 20 et 35 ans, cette notion d'adulescence nous semble pertinente pour notre analyse

de ces militants.

La catégorie de la jeunesse comme celle de la vieillesse n’a pas d’une unité sociale25,

comme le rappelle Pierre Bourdieu. C’est-à-dire que la jeunesse ne peut pas être considérée

comme une catégorie homogène; il existe plusieurs jeunesses avec des expériences différentes

basées sur la classe sociale, l’ethnicité, le sexe, le niveau d’études. Les analystes qui travaillent

sur les jeunes ont en général tendance à baptiser les jeunes venant de milieux historico-sociaux

semblables -de génération-; cette analyse peut être trompeuse parce qu'elle considère un groupe

hétérogène comme une unité sociale homogène et cohérente.26 Puisqu’il existe plusieurs

individus ayant des expériences très variées, l’analyse d’une génération ne peut pas comprendre

tous les individus composant cette génération; en revanche, il faut tenir compte du fait que les

individus appartenant à la même génération partagent des expériences semblables en raison de

l’influence de l’« esprit du temps ».27 Donc, pour étudier l’influence des nouvelles technologies

de la communication et de l’information, nous pouvons catégoriser les membres de l’association

que nous allons étudier comme appartenant à la « génération Internet »28. Lorsque nous parlons

d’une génération Internet, nous nous référons à ce que Karl Mannheim appelle « unité de

génération » plutôt qu'un « ensemble de génération ».29 Cette distinction est importante car elle

nous permet de libérer notre analyse du risque de surgénéralisation en éliminant les points

trompeurs de la notion de « génération ».

Internet a ouvert pour les jeunes une sphère où ils sont plus puissants que les adultes. Les

jeunes de notre époque constituent une génération « préfigurative »30 qui, au lieu d’apprendre de

leurs parents, est plutôt informée par des « collèges invisibles »31 qui diffusent principalement

sur Internet. Internet offre aux jeunes un domaine où ils peuvent s’informer, discuter,

s’organiser et manifester d’une façon confortable et rapide, sans être gênés par les obstacles de

25

Pierre BOURDIEU, « La jeunesse n’est qu’un mot.», Questions de sociologie, Paris, Les éditions de Minuit, 2002. 26

Pour une analyse plus détaillée du concept de « génération » voir notamment : Karl MANNHEIM, Le problème des générations, Paris, Ed. Nathan, 1990; Claudine Attias-Donfut, Sociologie des générations. L’empreinte du temps, Paris, PUF, 1988. 27Demet LÜKÜSLÜ, Türkiye'de « Gençlik Miti ». 1980 sonrası Türkiye Gençliği (Le « mythe de la jeunesse » en

Turquie. La jeunesse turque de post-1980), İstanbul, İletişim yayınları, 2009, p. 43. 28

Bernard PREEL, Les générations mutantes. Belle époque, Krach, Mai 68, Internet : quatre générations dans l’histoire, Paris, Découverte, 2005, p. 203-270. 29

Karl MANNHEIM, Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990, p. 58-69. Mannheim souligne que l’«

ensemble générationnel » est constitué d'« une liaison comme la participation au destin commun de l’unité historico-

sociale ». Par contre, il différencie cet ensemble générationnel de l’ «unité de génération » formé par «un lien plus concret» que celui de l’ensemble générationnel. Un ensemble générationnel, l’indique Mannheim, est composé de plusieurs unités générationnelles qui s’approprient différemment les expériences de cet ensemble générationnel. 30

Margaret MEAD, Culture and Commitment: A Study of the Generation Gap, New York, Doubleday, 1970, p. 51-

76. 31

Diane CRANE, Invisible Colleges: Diffusion of Knowledge in Scientific Communities, Chicago, University of

Chicago Press, 1972.

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financement ou l’intervention de leurs parents. De plus, dans les pays autoritaires, même si

Internet n’arrive pas à supprimer totalement le risque d'intervention de l’État, il permet à certains

égards d’y échapper.32 Comme les contraintes policières et juridiques sont plus fortes dans ce

type de régime, l’espace ouvert par Internet a une signification plus importante en tant que

nouvel espace politique. En Turquie, l’existence du régime sécuritaire dominant jusqu’au début

des années 2000, et la persistance d’un régime politique qui ne peut être défini ni comme

démocratique ni comme autoritaire, qui tente de réprimer les voix de l'opposition, met en valeur

la signification de l’utilisation d’Internet pour les militants et surtout pour les militants jeunes à

qui les parents déconseillent fortement de se mêler de politique.33

En effet, en Turquie, les jeunes constituent un des groupes qui a des difficultés à faire

entendre sa voix, car même si les jeunes ne sont pas exclus de l’espace public, ils ne peuvent pas

entrer facilement dans la sphère politique. Par exemple, alors que la moyenne d’âge de la

population en Turquie est de 29 ans, celle des députés était de 54 ans.34 De plus, malgré

l’obtention du droit de vote à 18 ans, en Turquie, les jeunes devaient attendre d'avoir 30 ans pour

pouvoir être élus jusqu’à récemment; en 2006, la limite d’âge pour être élu est passée à 25 ans.35

Les statistiques montrent aussi que la participation des jeunes à la politique reste limitée en

Turquie. D’après les statistiques de 2008, seulement 48% des jeunes votent, 9% sont membres

de l’aile jeunesse d’un parti politique, 4,1% d'un parti en dehors des ailes jeunesses, 11,3% ont

participé à une marche publique, 6,8% ont participé à une action de boycott et seulement 4,4%

sont membres d'une organisation non gouvernementale.36

Mis à part la fermeture de la sphère

politique turque aux jeunes, plusieurs chercheurs soulignent que ces jeunes sont réticents à une

participation politique quelconque37

et ceux d'après 1980 sont souvent réduits à être apolitiques.

Demet Lüküslü, dans son analyse sur la jeunesse d'après 1980, souligne que les jeunes de cette

époque ne sont pas apolitiques mais qu'ils adoptent un « apolitisme actif », qui est une façon

passive de faire de la résistance et de critiquer le système qui ne se transforme pas en une

32

Même si les théoriciens qui soulignent la potentialité de la démocratisation offerte par l’Internet considèrent cette nouvelle technologie comme un outil qui va nous libérer de l’intervention de l’Etat, nous voyons que l’espace virtuel n’est pas totalement libre de cette intervention dont un des exemples est la censure de l’Internet. 33

En Turquie, la tendance générale est de considérer l’activisme politique comme une activité dangereuse et de conseiller aux jeunes de ne pas être actifs politiquement en raison des souvenirs de la répression violente du coup

d’État de 1980 et les interventions violentes de la police qui continuent même aujourd’hui. 34

L’information sur la moyenne de l’âge des députés de la 23e promotion de Türkiye Büyük Millet Meclisi, TBMM

(L’Assemblée Nationale de la Turquie) est prise du site d’Internet : http://www.gecdegilgenc.net , le 13 juin 2011. 35

Ntvmsnbc News, « Sezer onayladı, seçilme yaşı 25 oldu.» (Sezer a approuvé, l’âge pour être élu est passé à 25 ans), le 30 Octobre 2006, http://arsiv.ntvmsnbc.com/news/389212.asp, 15 Juin 2011. 36

Cemil POYRAZ, dir., Gençler tartışıyor. Siyasete katılım, sorunlar ve çözüm önerileri.(Les jeunes discutent. La

participation politique, les problèmes et les propositions de solution), İstanbul, TÜSES, 2009, p. 77. 37

Pour une analyse détaillée sur la réticence des jeunes en Turquie pour la participation politique voir : M.

AKÖZEL, Ferhat KENTEL, Türk Gençliği 98. Suskun kitle büyüteç altında.(La jeunesse turque de 98. La masse

silencieuse sous la loupe.), Ankara : Konrad Adenauer Vakfı, 1999.

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opposition active.38

Puisque je considère la jeunesse comme une catégorie hétérogène, je trouve

que la conceptualisation de l’apolitisme actif que Demet Lüküslü fait pour la jeunesse d'après

1980 est trop général. Il ne faut pas oublier que les mouvements de la jeunesse d'après 1980 n'ont

pas tous disparu. Dans les années 1980 et 1990, indique Hakan Koçak, l’existence des

mouvements étudiants est ignorée en raison de leur impuissance par rapport à ceux des années

1960 et 1970; il ajoute que les mouvements d'étudiants qui ont recommencé en 1984 forment un

espace public original et contradictoire.39

En revanche, en raison du contexte sociopolitique de

la Turquie marqué par des limitations à la fois constitutionnelles et autoritaires que nous verrons

en détail dans la section suivante, cet espace public original et contradictoire reste très limité. Au

début des années 2000, nous constatons une augmentation en nombre à la fois des mobilisations

classiques, comme la mobilisation des ouvriers de TEKEL (Entreprise du tabac, des produits du

tabac, sel et alcool), et des groupes qui utilisent Internet pour se mobiliser et pour coordonner

leur action, comme l’association de Genç Siviller et en effet, l’existence de ces deux types de

mouvement n’est pas mutuellement exclusive. Dans le rapport mondial de la jeunesse de

l’ONU, il est indiqué que les technologies de l’information et de la communication et les

nouveaux médias sont devenus les composantes clefs de l'activisme des jeunes et de leur

engagement civique, même si le clivage numérique existe aussi entre les jeunes.40 Par contre,

nous ne pouvons ni suggérer que l’introduction d’Internet dans la vie des jeunes donne lieu à une

forte augmentation des taux de participation41

, ni qu’Internet est devenu le seul moyen de

s'engager. Au contraire, le projet Civicweb souligne que la participation « online » et « offline »

se complètent plutôt qu'elles ne se substituent l'une à l'autre.42

L’introduction d’Internet dans la

sphère du militantisme ne signifie ni la fin des actions collectives classiques comme les actions

de rue, ni les formes d’engagement classique, au contraire; nous devons garder à l’esprit la

relation de dépendance entre ces deux formes online et offline. Nous la constatons chez Genç

Siviller qui, certes, utilisent Internet à la fois comme un outil de coordination et comme un

38

Türkiye'de « Gençlik Miti ».1980 sonrası Türkiye Gençliği, op. cit., p. 16-17; p. 162-163. 39

Hakan KOÇAK, « Karşıt bir kamusal alan olarak 80’ler sonrası öğrenci hareketi » (Les Mouvements des

Etudiants après 80 comme un Espace Public Contradictoire), in Meral Özbek, dir., Kamusal Alan (Espace public),

İstanbul, Hil Yayınları, 2010, p. 589-594 . 40

« World Youth Report 2005. Young People Today and in 2015.», United Nations, 2005, p. 77-78. Voir

http://www.un.org/esa/socdev/unyin/documents/wyr05book.pdf, 16 juin 2011. 41

Dans le projet de Civicweb qui présente un échantillon intégrant sept pays -la Hongrie, les Pays-Bas, la Slovénie, l’Espagne,la Royaume-Uni- il est précisé que les personnes interrogées utilisent Internet 6.2 jours par semaine et 3.3 heures par jour, mais seulement 10% des personnes interrogées ont signalé une forme de participation en ligne.(Le rapport du projet de Civicweb, http://www.civicweb.eu/images/stories/reports/wp9civicwebdeliverable

8.pdf, le 17 juin 2011. De plus, selon les statistiques de 2008, seulement 7,2% des jeunes en Turquie ont participé à une manifestation réalisée en ligne. [Gençler tartışıyor. Siyasete katılım, sorunlar ve çözüm önerileri, op.cit., p.77] 42« Civicweb: Young People, the Internet and Civic Participation. », Civicweb, le 31 October 2009. Voir

http://www.civicweb.eu/images/stories/reports/civicweb%20wp11%20final.pdf , le 17 juin 2011.

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répertoire d’action, mais ont également un bureau à partir duquel ils organisent des réunions, des

manifestations de rue et des conférences de presse.

En plus de la stratégie de mobilisation et d’engagement qui combine les formes online et

offline, il nous semble important d’analyser le mouvement de la jeunesse dans un contexte où la

plupart des jeunes ne préfèrent pas l’option de « voice »43. C’est pourquoi, mis à part les

processus d’engagement et les stratégies de Genç Siviller, notre étude comprend l’analyse des

trajectoires et les motivations des jeunes qui s’engagent. En effet, l’analyse des trajectoires des

jeunes est cruciale si l'on veut comprendre les stratégies de mobilisation du groupe et leur

préférence de répertoire d’action. Jusqu’ici, nous avons discuté brièvement des effets d’Internet

sur les pratiques du militantisme et plus particulièrement sur l’engagement des jeunes. Par

ailleurs, Frédéric Sawicki et Johanna Siméant soulignent que pour étudier une mobilisation, il ne

suffit pas de faire l’analyse des transformations générales qui peuvent influencer le militantisme

comme la mondialisation, il faut également intégrer à l’analyse le contexte social spécifique.44

Pour mieux analyser à la fois le processus de mobilisation du groupe et d’engagement des

militants, il faut comprendre les dynamiques du contexte sociopolitique en Turquie. C’est

pourquoi, avant d'aborder notre recherche, nous réfléchirons sur le régime politique turc et sur le

processus de démocratisation en Turquie et les limites de ce processus.

2- Du coup d’État de 1980 à nos jours : comprendre le contexte sociopolitique en Turquie

a- Le coup d’État de 1980 et la tendance à dépolitiser l’espace public

Le 12 Septembre 1980, Türk Silahlı Kuvvetleri, TSK (les forces armées de la Turquie)

proclame la confiscation de la gestion du pays.45

La junte déclare son intention d'assurer la

stabilité politique, de mettre fin à la violence civile, de remettre en état le kémalisme et de mettre

en place la « discipline » nécessaire aux réadaptations économiques.46

Le régime militaire ayant

considéré la violence civile comme une politisation « excessive » de la société, visait à

43

Albert O. HIRSCHMANN, Exit, voice, and loyalty: responses to decline in firms, organizations, and states,

Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1970. 44Frédéric SAWICKI et Johanna SIMEANT, « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, Vol. 51, Issue 1, January-March 2009,

p. 97-125. Voir http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0038029608001465, le 17 juin 2011. [p.22 du pdf

accédé] 45

Pour une description plus détaillée du coup d’État de 1980 et du processus qui suivent le coup d’État voir: Eric Jan ZURCHER, Modernleşen Türkiye’nin Tarihi (L’histoire de la Turquie Modernisante), İstanbul, İletişim Yayınları, 1995, p.405-446; Bülent TANÖR, « Siyasal Tarih (1980-1995) », in Sina Akşin, dir., Bugünkü Türkiye. 1980-2003 (La Turquie d’aujourd’hui .1980-2003), İstanbul, Cem Yayınevi, 2008, p.27-77. 46

Hamit BOZARSLAN, Histoire de la Turquie Contemporaine, Paris, Editions La Découverte, 2004, p.65.

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dépolitiser la société et surtout les jeunes qui étaient les acteurs principaux de l’arène politique

des années 1970.47

Le coup d’État de 1980, suivi de la dissolution des partis politiques et de

l’arrestation des leaders de ces partis, de la déclaration de l’état d’urgence dans tout le pays, de

la résiliation des syndicats et des associations politiques, de la violation des droits de l’homme

par l’exécution de plusieurs militants, les cas de torture en masse sont fréquents et

l’emprisonnement de longue durée, a entraîné une répression massive en Turquie. Hamit

Bozarslan définit le régime du 12 Septembre comme « une mainmise ultranationaliste et

conservatrice » et indique que le kémalisme dicté par l’armée contient les éléments d’un islam

puritain en raison de l’adoption par l’armée d’une synthèse turque-islamique-occidentale qui sera

à court terme intégrée par toutes les institutions en Turquie.48

Ce paradigme a été le cadre

dominant discursif jusque dans les années 1990 où il a été remplacé par une forme qui mettait

davantage l’accent sur le discours laïque et kémaliste.49

En 1982, une nouvelle constitution renversant les développements constitutionnels de

1960 a été préparée. Cette constitution augmentait le pouvoir de l’exécutif et surtout celui du

Président, élargissait la notion de sécurité nationale et accentuait l’influence des décisions du

Conseil de la Sécurité nationale, facilitait le processus de passage à l’état d'urgence, limitait les

droits et la liberté en faveur de notions comme la sécurité nationale, l’intégrité indivisible de

l’État avec son pays et son nation, l’intérêt public et la moralité publique et apportait plusieurs

limitations et interdictions des droits et des libertés collectives comme la création d'associations,

les rassemblements et les manifestations, les activités syndicales et la liberté des partis

politiques.50

En résumé, la constitution de 1982, encore en vigueur aujourd’hui, a entraîné

l'affaiblissement de la démocratie en Turquie et a choisi l’armée comme un des centres du

pouvoir hégémonique qui a transformé le régime politique en un régime sécuritaire.

b- Du « régime sécuritaire » à la transformation de l'équilibre du pouvoir des acteurs

politiques en Turquie

En 1983, avec les élections, un passage « contrôlé »51 à la démocratie a eu lieu en Turquie

et ce processus de démocratisation a continué dans les années qui suivirent, avec des

47

Türkiye’de Gençlik Miti.1980 Sonrası Türkiye Gençliği, op. cit., p.117. 48

Histoire de la Turquie Contemporaine, op .cit., p. 66 49

Voir Histoire de la Turquie Contemporaine, op. cit., p. 87-91. 50

« Siyasal Tarih (1980-1995) », op. cit., p. 47-54. 51

Je décris ce passage à la démocratie comme « contrôlé » car seulement les trois partis autorisés -Milliyetçi Demokrasi Partisi (le parti de la démocratie nationaliste), CHP (le parti républicaine du peuple), Anavatan Partisi

(le parti de la mère patrie)- par la junte ont pu participer aux élections.

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interruptions provoquées par l’armée. Par contre, comme l'indique Gilles Dorronsoro, même

aujourd’hui, le système politique turc présente des divergences à la fois au niveau des systèmes

démocratiques et des régimes autoritaires.52 Dorronsoro conceptualise le système politique de la

Turquie comme un régime sécuritaire dans lequel la politique institutionnelle et la sphère

sécuritaire composée des institutions de l’armée, de la police, des services secrets, de la

diplomatie et de la justice, sont en relation.53

Même si la notion de régime sécuritaire explique

très nettement le régime politique en Turquie jusqu’au début des années 2000, nous devons la

revoir en tenant compte des faits actuels modifiant l'équilibre du pouvoir des acteurs politiques

pour définir le régime à partir de 2008.

Tout au long des années 1980 et 1990, en raison de la puissance du Conseil national de

sécurité, comme le suggère Bozarslan, l’armée s’est posée comme le « véritable organe du

pouvoir en Turquie ».54 Dans les années 1990, l’armée a, d’une part, fortifié son rôle dans la

sphère publique et d’autre part, transformé son image: elle n'est plus l'armée putschiste qui a

brisé la démocratie et causé la dissolution du kémalisme dans l’islam, elle est devenue gardien de

la patrie et du régime laïque menacé.55 Durant cette période, l’armée continue d’intervenir dans

la sphère politique quand elle le trouve nécessaire. L’une de ces interventions, nommée par

certains « coup d’État postmoderne » a eu lieu le 28 Février 1997. Ümit Cizre explique cette

intervention qui a entraîné la démission officielle du gouvernement, et la dissolution de Refah

Partisi, RP (Parti de la Prospérité) par la décision de la Cour constitutionnelle comme une

tentative de purification dans la sphère politique contre la montée de l’islam politique.56

Le «

régime de sécurité nationale » qui était influent surtout sur le sujet du problème kurde jusqu’à

1997, élargit sa sphère de gestion en commençant par dénoncer l’islamisme -toléré depuis le

coup d’État de 1980- comme l’un des ennemis intérieurs.57

L’autre intervention de la période

post-1980 a lieu le 27 avril 2007 par la publication d’une déclaration qui tente surtout de faire

reculer les initiatives de l’Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP (Le parti de la Justice et du

Développement) -le parti pro-islamiste qui est au pouvoir- qui essaie de forcer le statu-quo formé

par la constitution de 1982 et dont les limites sont tracées par les forces bureaucratiques

52

« Introduction, mobilisation et régime sécuritaire. », art. cit., p.21. 53

ibid ,p.22. 54

Histoire de la Turquie Contemporaine, op.cit., p. 88-89. 55

ibid, p.87 56

Ümit CİZRE, « Egemen ideoloji ve Türk Silahlı Kuvvetleri. Kavramsal ve kişisel bir analiz » (L’idéologie dominante et les forces armées turques. Une analyse conceptuelle et individuelle), in Ahmet İnsel, dir., Modern

Türkiye’de Siyasi Düşünce (vol 2). Kemalizm (La pensée politique dans la Turquie contemporaine (vol 2). Kémalisme), İstanbul, İletişim Yayınları, 2001, p.156-157 57

Ahmet INSEL, « “Cet Etat n’est pas sans propriétaires !ˮ. Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie », in Olivier Dabène, Vincent Gessier et Gilles Massardier, dir., Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXIe Siècle. Convergences nord-sud. Paris, La découverte, 2008, p. 147.

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militaires et par les organisations paramilitaires de la société civile.58 Dans l’article qu’il écrit

après ce mémorandum, Ahmet İnsel définit le régime politique en Turquie comme une «

république prétorienne » dans laquelle il existe un « système politique pluraliste limité sous

l’influence de soldats ».59 Par contre, les années qui suivent, nous sommes témoins d'un vrai

changement de structure de ce régime prétorien. À partir de l’hiver 2008, indique Bozarslan, les

arrestations massives de plusieurs officiers et intellectuels kémalistes, accusés de la préparation

d’un coup d’État, ont entrainé une perte d’influence à la fois de l’armée et des kémalistes.60 De

plus, Ahmet İnsel, dans un de ses articles publié en 2010, signale la fin du régime de tutelle en

Turquie, en désignant les arrestations des militaires, la révélation des plans, les perquisitions

faites dans les bâtiments de TSK et l’investigation sur le Balyoz Hareket Planı (le plan d’action

de « Balyoz ») comme des indices et il ajoute que ce qui est important maintenant est de lutter

pour éviter le remplacement du régime de tutelle par une démocratie autoritaire.61 La succession

d’événements rompant avec la tradition du régime sécuritaire nous montre clairement

l’expansion de la sphère politique civile en Turquie ces dernières années.

Nous sommes témoins, d’une part, de la diminution du pouvoir politique des forces

militaires et de l'expansion de la sphère politique civile, et d’autre part, nous constatons que le

Parti de la Justice et du Développement (AKP) commence à se poser sur la scène politique

comme un « pouvoir hégémonique ». Cihan Tuğal nomme « révolution passive » cette

transformation de l'hégémonie menée par les stratégies et les politiques à l'époque de l'AKP62

qui a réussi à changer fondamentalement la structure sociale et économique en Turquie.63

Par

contre, nous ne pouvons pas penser que ces transformations peuvent conduire à une démocratie

parfaite, car l’AKP, comme le suggère Ahmet İnsel, qui réclame sa légitimité en s’appuyant à la

volonté nationale, prend le risque d’entraîner une forme d’autoritarisme différente de celui de la

bureaucratie.64

Pour cette raison, nous devons être prudents en ce qui concerne les changements

dans deux sphères parallèles de démocratisation, dont l’axe « civil-militaire », dans lequel nous

voyons un développement remarquable, avec la diminution du pouvoir du régime sécuritaire aux

débuts des années 2000, développement qui autorise la multiplication des sujets pouvant être

58

Ahmet ÇİĞDEM, D’nin Halleri. Din, darbe, demokrasi. (Les façons de D. La Religion, le coup d’État, la démocratie), İstanbul, İletişim Yayınları, 2009, p. 100. 59

Ahmet İNSEL, « Devletin Sahipleri » (Les propriétaires de l’Etat), Radikal İki, le 14 Mai 2007. Voir

http://www.birikimdergisi.com/birikim/makale.aspx?mid=280&makale=Devletin%20Sahipleri,le 18 juin 2011. 60

Hamit BOZARSLAN, « La question kurde à l'heure de l' « ouverture » d'Ankara », Politique étrangère, 2010/1

Printemps, p. 58. 61

Ahmet İNSEL, « Vesayet rejimi sona erdi. » (Le régime de tutelle est fini.), Radikal İki, le 28 Février 2010.

Accédé via http://www.radikal.com.tr/Radikal.aspx?aType=RadikalEklerDetayV3&ArticleID=982789&Date= 17.06.2011& CategoryID=42, le 18 juin 2011. 62Cihan TUĞAL, Passive Revolution. Absorbing the islamic challenge to capitalism, California, Standford

University Press, 2009. 63

ibid. 64

« “Cet Etat n’est pas sans propriétaires ! ”. Forces prétoriennes… », art. cit., p. 151.

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discutés dans la sphère publique comme la question kurde, voire l’option de l’autonomie comme

solution, la disparition de l'immunité militaire, auparavant assurée en raison de l’existence du

paradigme de sécurité nationale. L’autre est l’axe « démocratique-autoritaire », qui comprend le

développement d’une société civile libre du contrôle et de la contrainte de l’État comme le

contrôle des contenus des masses médias, la censure, la répression policière violente, les

contraintes juridiques; dans cette sphère, nous voyons un développement limité qui nous

empêche d'assurer que le régime politique en Turquie est démocratique, c’est-à-dire que le

régime politique turc continue d'être différent à la fois du régime démocratique et du régime

autoritaire.

c- L’analyse de l’axe « démocratique-autoritaire » : le développement

problématique de la société civile turque

La société civile est un concept ambigü qui ne possède pas de définition faisant

l’unanimité. Pour cette raison, nous trouvons important de clarifier la conceptualisation de la

société civile dont nous parlons au cours de notre analyse. Notre conceptualisation de la société

civile se différencie de la perspective habermasien65 dans laquelle la société civile est considérée

comme un espace distinct de l’Etat. Nous pensons que, d’une manière similaire aux études

foucauldiennes de la gouvernementalité66, « les limites de la politique ne sont pas définies en

termes de frontières d'un appareil –l’Etat- et en termes de l’accomplissement de certaines

fonctions nécessaires –appareil d’Etat répressif et idéologique- mais comme eux-mêmes

discursives. »67 et que ce qui est politique englobe aussi la société civile comme il comprend tout

ce qui est social, culturel, individuel, économique etc., Nous considérons donc que la société

civile n’est pas un espace exempt de politique et que cet espace risque d’être contrôlé, apaisé et

manipulé, la plupart du temps par le pouvoir hégémonique, qui souhaite maintenir sa position

dominante. Ces types de tentatives sont surtout présents dans les régimes non démocratiques et

donc, l’émergence des associations politiques qui ont un caractère opposé au discours

hégémonique devient plus problématique dans ce type de régime. Même s’il existe des

associations dans des régimes non démocratiques, leur contenu contestataire est en général

65

Voir : Jürgen HABERMAS, The Structural Transformation of the Public Sphere, Cambridge, Mass.: The MIT

Press, 1991. 66

Voir : Andrew BARRY, Thomas OSBORNE, Nikolas ROSE, dir., Foucault and Political Reason. Liberalism,

neo-liberalism and rationalities of government, Chicago, University of Chicago Press, 1996 ; Graham BURCHELL,

Colin GORDON, Peter MILLER, dir., The Foucault Effect. Studies in Governmentality. With two lectures by and an interview with Michel Foucault, Chicago, University of Chicago Press, 1991. 67

Foucault and Political Reason. Liberalism, neo-liberalism and rationalities of government, op. cit., p.13.

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discutable. Dans ce cas, parler de l’existence d’une société civile autonome devient difficile car

la société civile, comme indique Nancy Fraser, doit contenir à la fois des « weak publics »

(publics faibles) exclusivement influents dans la formation d’opinion et des « strong publics »

(publics forts) influents à la fois dans la formation d’opinion et la prise de décision.68 Nous

constatons, en Turquie, le faible nombre de ces deux types de publics dont parle Fraser, en raison

de la forme hybride du régime qui n’est ni démocratique ni autoritaire.

Le développement d’une société civile libérée des contraintes politiques a toujours été

problématique en Turquie et continue de l’être même aujourd’hui. Les décennies 1980 et 1990

sont décrites par plusieurs chercheurs comme une période de démilitarisation, de démocratisation

et de développement de la société civile en Turquie.69 Même s’il y a eu plusieurs

développements dont nous discuterons plus avant dans ce texte, il faut tenir compte du fait que

ces processus de démilitarisation, de démocratisation et de développement de la société civile

sont restés limités en raison de l’existence d’un régime sécuritaire en Turquie qui était puissant

jusqu’à l’hiver 2008 -comme nous l'avons décrit en détail précédemment, et aujourd’hui, en

raison du contrôle et de la contrainte de la nouvelle autorité politique qui vient d’émerger. Dans

la période qui suit le coup d’État, nous voyons une augmentation sensible des initiatives de la

société civile comme les associations, les vakıf (les fondations), les syndicats.70

De plus, cette

époque est également marquée à la fois par l’émergence de nouveaux acteurs sur la scène

politique -comme les femmes, les écologistes, les étudiantes voilées, les homosexuels et les

transexuels- et de nouveaux sujets -comme la protection de l’environnement qui entrainent des

types inédits d’action politique.71 Certains auteurs interprètent ces développements comme la

vivification de la société civile. Un des faits majeurs associés avec le développement de la

société civile en Turquie est le processus de l’adhésion à l’Union Européenne comme le souligne

Emre Öngün : « L’espace politique turc est structuré par la tension entre deux phénomènes, la

stratégie d’adhésion à l’Union européenne poursuivie par les gouvernements successifs et le

caractère sécuritaire du régime. […] Cette dynamique offre tout de même une série

d’opportunités et de contraintes nouvelles, que ce soit par la traduction dans la législation turque

des normes ayant cours dans l’Union ou par le rôle que jouent les institutions européennes dans

68

Nancy FRASER, « Rethinking the public sphere. A contribution to the critique of actually existing democracy » ,

in Craig Calhoun , dir., Habermas and the public sphere, Cambridge, Mass , MIT Press , 1992 p.134-137. 69

Voir : G. GROC,« Le processus d’individuation en Turquie et en Iran: La « société civile » turque entre politique et individu. », CEMOTI, no

26, 1998; Nilüfer GÖLE, « Towards an autonomization of politics and civils society in Turkey », in Metin Heper and Ahmet Evin, dir., Politics in the Third Turkish Republic , Boulder and San Francisco

and Oxford, Westview Press, 1994. 70

« Türkiye’de Toplumsal Hareketler », art. cit, p.14-15 71

« Towards an autonomization of politics and civils society in Turkey », art. cit., p. 213-222.

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l’espace politique turc. ».72 D’après Groc, le développement de la société civile en Turquie est

déterminé par trois évènements: la poussée électorale des islamistes (1994,1997) qui a amené

certains milieux à se mobiliser pour défendre les valeurs « laïques »; la conférence Habitat II

(1996) qui a été la première identification réelle des associations, de leur utilité, de leur capacité

et de la problématique de la société civile en Turquie ; et enfin, le scandale de Susurluk (1996)

qui a révélé les collusions politico-criminelles et qui, en raison des enquêtes juridiques limitées

sur le sujet, a provoqué la colère générale des citoyens et une manifestation « civile ».73 Un autre

événement associé par certains auteurs au développement de la société civile est le tremblement

de terre de 1999, à la suite duquel l’« absence de l’Etat »74 et « l’importance des mouvements

sociaux et des organisations de ce type »75 ont été révélés. Finalement, l’assassinat de Hrant

Dink, un journaliste arménien de la Turquie, peut être considéré, comme le suggèrent Nilüfer

Göle et Christophe Chiclet, comme « un tournant dans la conscience collective de la société

civile turque »76 qui a mobilisé certains milieux de la société.

Je pense qu’il ne faut ni surestimer l’impact de ces événements et de l’émergence des

nouveaux mouvements et de nouveaux acteurs, ni les nier totalement. Je trouve plus exact de les

considérer comme des « petit pas » vers la démocratisation dans un régime prétorien, car en

analysant la période de 1980 à nos jours, nous remarquons d’une part, des développements dans

la société civile, d’autre part, nous nous rendons compte des limites de ces développements.

Même si depuis le coup d’Etat de 1980 nous voyons une expansion formelle de la société civile

qui se manifeste par une augmentation du nombre d’associations, syndicats et vakıf (fondation),

l'expansion formelle ne signifie pas que la société civile est en pleine expansion; ce qui importe,

c'est l’expansion du contenu des objectifs des associations, et surtout l’existence des associations

qui ont un discours opposé à celui du système. Cette expansion formelle est supportée par l’État

et le régime sécuritaire qui l’« instrumentalise[nt] comme la vitrine démocratique du régime »

envers les autres pays mais d’autre part, continuent de considérer les initiatives de la société

civile comme l’« ennemi idéal » qui trahit la Turquie, soit en coopérant avec le « terrorisme

séparatiste » ou l’« islam réactionnaire », soit en dénonçant la Turquie aux « étrangers ».77 En

effet, comme le précise Yael Navaro-Yashin, le développement de la société civile ne veut pas

72

Emre ÖNGÜN, « Efficacité et recours aux protecteurs étrangers en contexte autoritaire », in Olivier Dabène, Vincent Giesser, Gilles Massardier, dir., Autoritarismes démocratiques, démocraties autoritaires au XXIe

siècle, Paris, La Découverte, 2008, p. 288. 73

« Le processus d’individuation en Turquie et en Iran: La « société civile » turque …», art. cit. 74

Ümit KIVANÇ, « Bir dayanışma deneyi. Sivil Koordinasyon. » (Une expérience de la solidarité. La coordination civile.), in Leyla SANLI, dir., Toplumsal Hareketler Konuşuyor (Les Mouvements Sociaux parlent), İstanbul, Alan

Yayıncılık, 2003, p. 150 75

« Türkiye’de Toplumsal Hareketler », art. cit., p.24 76

Nilüfer GÖLE et Christophe CHICLET,« Hrant Dink. La conscience turque en mouvement», Confluences Méditerranée, 2007/1, n°60, p. 9. 77

Hamit BOZARSLAN, Histoire de la Turquie Contemporaine, Paris, Editions La Découverte, 2004, p. 86-87.

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dire que l’État turc a cessé de maintenir un pouvoir répressif, au contraire; l’État exerce son

pouvoir de façon productive et supporte la mobilisation des sphères autoproduites et spontanées

dans la société car sans le support indépendant des sphères de la société, l’imposition de l'idée

d'un État turc devient impossible.78 De plus, même si nous parlons d’un développement de la

société civile et d’une perte de puissance du régime prétorien, l’engagement à l’action collective

en Turquie n’est pas sans risque. Les contraintes posées par le cadre juridique et les pratiques

judicaires, et par la formation et les pratiques policières, font des mobilisations en Turquie un

acte risqué. Avec le processus de démocratisation qui se poursuit depuis 1980, le passage de

l’autoritarisme à la démocratie n’a pu être complété, même si le paradigme de sécurité est

rompu.

C’est pourquoi au cours de notre étude, nous allons réfléchir sur la capacité d'opposition

de l’association de Genç Siviller -association politique qui revendique des sujets comme la

diminution du pouvoir politique de l’armée-; la question kurde, en analysant son discours; le

discours de ses militants et leurs manifestations; nous examinerons également l’influence des

transformations du contexte sur cette capacité d'opposition. Mis à part l’existence et l’objectif

des associations, il existe une troisième dimension significative -la forme d’organisation et

répertoire d’action- dont nous devons tenir compte si nous voulons comprendre les

développements de la société civile et les points faibles ou inexistants de ces développements;

dans ce qui suit, nous examinerons cette troisième dimension.

3- Réfléchir sur l’analyse de l’action collective en Turquie : les « nouveaux mouvements

sociaux » en Turquie sont-ils vraiment nouveaux ?

Plusieurs théoriciens suggèrent l’émergence de nouvelles formes de mobilisation dès la

fin des années 1960.79

Ces nouvelles formes de mobilisation qui sont émergées de nouveaux

conflits nés dans la sphère publique -comme la problématique des droits humains, de

l’environnement, de l’émancipation des femmes- portent une étiquette de « nouveaux

mouvements sociaux »; elles se distinguent en certains traits des mobilisations « traditionnelles

», comme la protestation ouvrière.80 Erik Neveu indique quatre dimensions de rupture entre les

mouvements « classiques » et « nouveaux », soulignées par la plupart des théoriciens: les formes

78

Yael NAVARO-YASHIN, Faces of the State. Secularism and the Public Life in Turkey. Oxfordshire, Princeton

University Press, 2002, p. 130-132 79

Voir Roland Inglehart (1977) ; Jacques Ion (1997) ; Alain Touraine (1969) ; Claus Offe (1987) ; Alberto Melucci

(1985) ; Enrique Larana, Hank Johnson, Joseph R. Gusfield (1994) . 80

Florence PASSY, L’action altruiste. Contraintes et Opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux,

Genève, Librairie Droz S.A., p. 28.

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d’organisation et de répertoire d’action, les valeurs et revendications qui accompagnent la

mobilisation, le rapport au politique et l’identité de leurs acteurs.81 Les nouveaux mouvements

sociaux ont des structures plus décentralisées et un répertoire d’action peu institutionnalisé

(comme les grèves de faim, les sit-in etc.) ; au lieu de mettre l’accent sur les inégalités de la

redistribution des richesses, ils soulignent la résistance au contrôle social et leurs revendications

portent sur l’expression des styles de vie et d’identité ; ils visent à construire des espaces

d’autonomie contre l’État au lieu de défier l’État et finalement leurs acteurs s’identifient à

d’autres principes d’identité que la classe sociale.82

Plusieurs théories sont proposées par les analystes pour examiner ces nouveaux

mouvements sociaux. En revanche, pour analyser une mobilisation, nous devons aussi tenir

compte des particularités du contexte sociopolitique de la mobilisation. Après avoir montré que

la théorie de la mobilisation des ressources et la théorie des nouveaux mouvements sociaux sont

essentielles dans l'analyse des nouveaux mouvements sociaux, Sefa Şimşek se demande laquelle

est la plus appropriée pour analyser les mouvements actuels en Turquie, lorsqu'on examine le

type de la société et de l'État-nation, tout en tenant compte de la transformation que la Turquie a

subie dans les années 1980.83

D’après Şimşek, la théorie des nouveaux mouvements sociaux qui

reflète l’expérience de la mobilisation sociale et politique européenne est la plus adéquate, car en

raison de ses aspects homogénéisant et autoritaire, la construction de la l’État-nation turque

ressemble plus à celle de l'Europe qu’à celle des États-Unis.84

Par contre, Sefa Şimşek ne tient

pas compte de deux caractéristiques qui différencient la Turquie des pays européens. La

première est le fait que ce soit un pays musulman qui n'est pas une spécificité dans l’analyse des

actions collectives85

, la seconde est le contexte politique, qui est une spécificité à prendre en

compte dans l’analyse des actions collectives, car il serait problématique d’analyser les actions

collectives en Turquie en transposant directement des théories impliquant un « cadre

démocratique ».86 En effet, le coup d’État n’a pas seulement entrainé une répression excessive

de la société civile en Turquie, mais aussi « un changement majeur dans les formes de l’action

collective, notamment les répertoires d’action et les cadrages »87. Ce changement dans les formes

d’action collective a continué durant le régime sécuritaire, et même aujourd’hui, les formes de

l’action collective en Turquie se différencient de celles des régimes démocratiques, car –nous

81

Erik NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2005, p.61-62. 82 ibid. 83

Sefa ŞİMŞEK, « New Social Movements in Turkey Since 1980 », Turkish Studies, vol.5, no 2, p.116-119

84 « New Social Movements in Turkey Since 1980», art. cit., p. 119

85 Voir : Mounia BENNANI-CHRAIBI et Olivier FILLIEULE, Résistances et protestations dans les sociétés

musulmanes. Paris, Presses de Science Po, 2003. 86

« Introduction, mobilisation et régime sécuritaire. », art. cit., p.16-17 87

ibid., art. cit., p.25.

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l'avons déjà vu- le régime politique actuel turc est différent à la fois des régimes démocratiques

et autoritaires.

D’autre part, Mustafa Kemal Coşkun, ayant examiné les anciens et les nouveaux

mouvements en Turquie en fonction des caractéristiques de leurs participants, de la structure de

leur organisation et du changement de leurs valeurs, précise qu’il n’existe pas de distinction nette

entre les nouveaux et les anciens mouvements en Turquie, et qu’il y a continuité entre ces

mouvements plutôt que rupture, en raison du modèle de modernisation par le haut, le plus

souvent par l’État et de l’arrivée tardive du capitalisme en Turquie.88

Je pense que Coşkun sous-

estime la valeur des nouveautés apportées dans la sphère des mouvements sociaux, surtout la

valeur de la nouveauté des contenus des revendications, car en Turquie, nous ne voyons pas

seulement apparaître de nouvelles causes comme la protection de l’environnement ou l’égalité

des sexes, mais aussi le droit d’être éduqué dans sa langue maternelle ou le droit des minorités

qui commencent à apparaître ces dernières années dans l’espace public, ce qui n'existait pas du

temps du régime sécuritaire. De plus, même si nous ne pouvons pas prétendre que c’est une

pratique répandue, nous voyons de plus en plus l’utilisation de nouvelles technologies de

communication et d’information dans la sphère de l’action collective. C’est pourquoi nous

pensons qu'il est plus juste d’analyser les mouvements en Turquie en tenant compte à la fois des

points de rupture et de continuité. C'est la raison pour laquelle nous ne limiterons pas cette étude

à l’analyse des nouveautés apportées, mais nous y intégrerons également les traditions

perpétuées au sein de l’association de Genç Siviller et à cet égard, nous examinerons la manière

dont l’organisation forme son propre activisme en se situant dans l’axe des ruptures et de la

continuité.

4- La construction de l’objet de l’analyse

Dans ce mémoire, nous analyserons l’engagement des militants au sein de l’association

de Genç Siviller en tenant compte de la trajectoire de ces militants et de l’histoire de

l’association, en terme de stratégie de la mobilisation et du contenu des revendications, afin de

comprendre le positionnement de l’association dans la société civile et l’usage des nouvelles

technologies de la communication et de l’information dans l’activisme vis-à-vis la rupture et les

continuités des nouveaux mouvements en Turquie, en s’appuyant sur les théories des

mouvements sociaux et la littérature de la société civile. Au début, notre choix d’analyser cette

88

Mustafa Kemal COŞKUN, « Süreklililik ve kopuş teorileri bağlamında Türkiye’de eski ve yeni toplumsal hareketler. » ( Les anciens et les nouveaux mouvements en Turquie selon le contexte des théories de la rupture et de

la continuités.), Ankara Üniversitesi SBF dergisi, Vol. 61, no 1, p.76-89.

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association a été guidé par l'utilisation, par cette association, des « nouveaux » modes d’action

basés surtout sur l’usage des réseaux télématiques. « Genç Siviller a été créé et répandu sur

Internet »89, indique l’organisation dans son site Internet. D’autre part, Demet Lüküslü décrit

Genç Siviller comme un des « nouveaux mouvements de la jeunesse en Turquie qui utilisent

Internet comme un outil ».90 Genç Siviller, en utilisant cet outil efficacement, apparaissent sur la

scène comme une association qui attire l’attention des médias et des acteurs politiques. « Les

gens organisent des protestations dans les rues mais personne n'en tient compte. Nos

protestations attirent même l’attention du Premier Ministre» explique un des militants de

l’organisation dans un des entretiens informels que nous avons réalisés en Décembre 2010 dans

le cadre d'une première approche de notre objet. Il nous a donc semblé important d’analyser une

organisation composée de militants jeunes qui s'insurgent contre le pouvoir de l’armée, la

question kurde, le problème du voile, la censure d'Internet et qui réussissent à faire entendre leur

voix, car, comme nous l'avons exposé dans les sections précédentes, le régime politique en

Turquie est une forme hybride entre la démocratie et l’autoritarisme malgré le développement de

la société civile depuis le coup d’État de 1980. Les mouvements en Turquie rencontrent plusieurs

difficultés comme les répressions policières violentes, les contraintes juridiques ou la censure des

médias de masse. Nous avons pensé qu'il était important d’analyser l’émergence d’un

mouvement « d’opposition » de jeunes qui utilisent des nouvelles technologies de l’information

et de communication et de « nouveaux » modes d’action. En revanche, au cours de notre travail

de terrain, nous avons jugé utile de revoir notre problématique en problématisant le potentiel

contestataire de l’organisation, d'une part, et d'autre part, les limites de son utilisation des

nouvelles technologies et des nouveaux modes d’action.

Au cours de notre étude, nous allons combiner le point de vue macrologique qui «

focalise sur les structures sociales et les organisations »91 et le point de vue micrologique centré

« sur les trajectoires et les carrières individuelles »92. Nous analyserons d’une part les

motivations et les trajectoires des jeunes engagés au sein de l’organisation de Genç Siviller et les

stratégies de mobilisation privilégiés par ces militants, et d’autre part, nous combinerons notre

analyse avec l’impact du contexte sociopolitique en Turquie, afin de mieux comprendre la raison

de l’influence du groupe sur les acteurs politiques et la transformation de son potentiel opposant

au cours du temps. Nous tenterons de répondre aux questions « Qui sont les jeunes engagés au

sein de Genç Siviller? », « Pourquoi et comment s’engagent-ils? », « Comment l’usage de

89

Voir http://www.gencsiviller.net/haber.php?haber_id=235, le 20 juin 2011. 90

Demet LÜKÜSLÜ, « New youth movements and new political attitudes in Turkey », Ninth Mediterranean

Research Meeting, 12-15 March 2008, p. 11. 91

Frédéric SAWICKI, « Les temps de l’engagement. A propos de l’institutionnalisation d’une association de défense de l’environnement. », in Jacques Lagroye, dir., La politisation, Paris, Belin, p. 123. 92

ibid.

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l’Internet influence leur engagement? » et nous analyserons également les sujets autour desquels

les militants de Genç Siviller se mobilisent depuis la fondation de cette association et les modes

d’action privilégiés par ces militants. En combinant toutes ces données, nous tenterons de

comprendre si cette association émerge comme un mouvement d’opposition contre le pouvoir

hégémonique dominant l’espace public en Turquie; si tel est le cas, combien de temps a-t-il

continué à se poser comme un mouvement d’opposition? Quand et pour quelles raisons son

caractère d’opposition s’est transformé? Quel est le rôle de l’usage des nouvelles technologies

qui sont considérées comme « émancipateur » et « démocratisant » par certains auteurs dans

l’émergence du mouvement en tant qu’un mouvement d’opposition et dans la transformation de

son caractère au cours du temps ?

En Turquie, il existe trois mouvements d’opposition prééminents dont l’un est

mouvement islamiste qui est intégré, comme l'indique Tuğal, dans le système capitaliste, avec

l’établissement du pouvoir de l’AKP93; le second est le mouvement kurde qui préserve son

caractère opposant avec une augmentation de sa visibilité dans la sphère légale par l’influence de

la réduction du pouvoir du régime sécuritaire, et le troisième est l’ensemble des positions créé

par les mouvements antiautoritaristes, antimilitaristes et pro-démocratiques qui se sont surtout

multipliés au début des années 2000. En 2008, avec l’établissement décisif du pouvoir de l’AKP

et la perte d’influence du régime sécuritaire qui ont modifié le contexte sociopolitique en

Turquie, nous remarquons une transformation dans la position d’opposition de certains

mouvements à caractère antiautoritariste, antimilitariste et pro-démocratique. Selon notre

hypothèse, Genç Siviller émerge comme un mouvement d’opposition au début des années 2000,

alors que le régime sécuritaire était puissant en Turquie, mais avec le changement de l'équilibre

des pouvoirs des acteurs politiques, la position contestataire de Genç Siviller qui se nourrissait de

l’antimilitarisme subit une transformation. Nous supposons que le passage d’une position

d’opposition à une position proche du pouvoir se manifeste par une diminution de l’activisme

des membres et de l’organisation. Dans ce cadre, nous émettons l’hypothèse que même si

l’utilisation d’Internet facilite la mise en relation des adhérents et augmente la popularité de

Genç Siviller, son rôle dans l’émergence du mouvement en tant que mouvement d’opposition et

dans la transformation de sa position opposante au fil du temps reste très limité et que

l’émergence du mouvement est plutôt liée à la position relationnelle du mouvement par rapport

aux spécificités du contexte politique. Après avoir étudié l’histoire de Genç Siviller et sa position

dans la société civile, nous allons nous pencher sur ses modalités d’engagement et l’effet des

réseaux télématiques au processus de l’engagement des militants. Notre hypothèse suppose

93

Pour une analyse détaillé de l'incorporation du mouvement islamique dans le système capitaliste. Voir : Passive

Revolution. Absorbing the islamic challenge to capitalism, op. cit.

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qu’Internet est à la fois une opportunité et une contrainte durant le processus d’engagement et

que même si l’usage d’Internet n’entraine pas seul l’émergence de l’organisation et la

transformation de sa position, il influence de façon significative la forme et l’intensité de cette

transformation et a un effet déterminant sur l’activisme de l’association. Par ailleurs, en

analysant l’engagement des militants, nous étudierons l’hypothèse selon laquelle les trajectoires

des militants influencent les modes d’action de l’organisation et même si les militants

privilégient les nouveaux modes d’action –en particulier l’usage des réseaux télématiques- cela

ne signifie pas une rupture totale avec les anciens modes d’action mais crée plutôt une nouvelle

pratique qui se situe entre la rupture et la continuité en intégrant les nouveautés et les traditions.

5-La méthodologie de recherche

Dans le cadre de notre recherche, nous avons mis à profit l’analyse des différentes

sources heuristiques afin d’explorer notre terrain. Nous avons fondé principalement notre

recherche sur des entretiens réalisés avec les membres du groupe et les observations faites durant

notre étude de terrain. De plus, nous avons intégré à notre travail l’analyse de sources comme le

site Internet de Genç Siviller (www.gencsiviller.net), leurs pages Facebook, Twitter et

Friendfeed, leurs groupes Yahoo et leurs livres İçerde eylem var (Il y a manifestation dedans)94

et Ergenekon is our reality (Ergenekon est notre réalité)95 ainsi que les articles publiés dans la

presse. Nous avons effectué des lectures sur les mouvements sociaux et la société civile afin de

construire la base théorique de notre recherche, et sur la Turquie, afin d’élargir notre

connaissance du contexte sociopolitique.

Ayant décidé de travailler sur ce sujet, nous avons commencé à collecter nos premières

informations sur Genç Siviller sur leur site Internet. Ce site mis à jour périodiquement nous a été

très utile pour nous informer sur les sujets sur lesquels le groupe se mobilise et sur ses

répertoires d’action. Puis nous avons adhéré à leur groupe Yahoo ouvert à tous ceux qui désirent

suivre leurs activités (en d’autres termes, aux sympathisants de l'association). Avant de nous y

inscrire, nous pensions qu'il s'agissait d'une plateforme de discussion des membres de Genç

Siviller, mais nous avons constaté que le groupe servait uniquement à passer des annonces. Lors

de nos premiers entretiens informels, nous avons appris qu'il existait une autre plateforme de

discussion interne ouverte aux membres actifs du groupe seulement où les intervenants discutent

94

Genç siviller, İçerde Eylem Var (Il y a manifestation dedans), İstanbul, Hayykitap, 2007, 134 pages. 95

Human Rights Agenda Association and Genç Siviller, Ergenekon is our reality (Ergenekon est notre réalité), July

2010, 68 pages. Voir http://ergenekonisourreality.files.wordpress.com/2010/07/ergenekonisour reality-final.pdf,

consulté le 20 juin 2011.

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30

des manifestations qu’ils planifient. Au début des recherches, les jeunes parlaient de l’existence

d’une seule plateforme de discussion interne où une cinquantaine de membres actifs discutent et

décident des détails des manifestations. Au cours des entretiens, nous avons découvert

l’existence d’un deuxième groupe de discussion interne en ligne dans lequel seulement une

quinzaine des membres -selon nos observations, des membres plus influents- sont intégrés.

Durant nos entretiens, nous avons remarqué que la plupart des membres n’étaient pas très

désireux de parler de cette deuxième plateforme de discussion interne, et certains d'entre eux n'en

connaissaient même pas l'existence. La seule difficulté de terrain a résidé dans notre accès à ces

plateformes en ligne. Malgré notre insistance, ils ont refusé de nous admettre au sein du groupe

comme membre temporaire pour nous permettre d'assister aux discussions. Ils ont finalement

accepté de nous faire parvenir uniquement les discussions tenues dans le processus de décision et

d’organisation d’une manifestation, ce que nous analyserons plus avant en détail dans le cadre de

notre travail [Chap. III / 2. Analyse d’une manifestation: « Anlarsın ya baro » (Tu comprends

l’association des avocats)].

C'est en nous inscrivant à leur groupe externe Yahoo que nous sommes entrés en contact

pour la première fois sur Internet avec G2, membre actif de Genç Siviller, modérateur du groupe,

le seul travaillant professionnellement au bureau. En Décembre 2010, lors de notre visite en

Turquie, nous avons eu l’opportunité de nous familiariser pour la première fois avec notre objet,

en réalisant quelques entretiens informels par l’intermédiaire de G2 et d'autres connaissances qui

nous ont aidé à prendre contact avec des membres de Genç Siviller. Durant cette visite, nous

avons participé à un petit déjeuner organisé par l’association de Genç Siviller pour intégrer les

nouveaux membres. Puis, en mars et avril, nous avons continué notre recherche de terrain. Nous

avons réalisé 18 entretiens face à face qui ont duré entre 50 minutes et 1 heure et demi chacun,

un entretien sur Skype et un questionnaire envoyé par courrier électronique. Nous avons

privilégié les entretiens qualitatifs semi-directifs afin d'effectuer des analyses détaillées. Nous

avons pris soin de choisir un échantillon hétérogène, prenant compte de différentes

caractéristiques comme le sexe, l’ethnicité et le degré d’activisme dans l’organisation. Notre

échantillon comprend 9 filles et 11 garçons dont 3 vivent à l'étranger et un en-dehors d’Istanbul.

Le bureau de Genç Siviller a son siège à Istanbul, où vivent la plupart des membres de

l'association.96

Certains membres sont partis temporairement à l'étranger pour différentes raisons,

par exemple pour y suivre des études. Étant donné que nombre de membres vivent à l'étranger,

96

Il existe aussi un autre bureau à Bursa qui n’est pas très actif. Avant d'organiser une manifestation ou une activité, ils consultent à l’autorisation du groupe qui est à Istanbul et en général les militants d’Istanbul se rendent sur place

pour aider à la réalisation des activités. J’ai parlé aussi avec un des militants qui vit à Bursa, mais comme ma recherche est basée sur le groupe de militants qui est à Istanbul, mon échantillon n'en tiendra pas compte. Nous parlerons du groupe de Bursa seulement dans l’approche de Genç Siviller au sujet de l'expansion de l’association.

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31

nous avons pensé qu'il était important de les intégrer dans notre échantillon et tout aussi

important de constater l’effet de la distance géographique sur l’intensité de l’engagement des

militants.

Dans nos entretiens nous avons recueilli des informations sur les trajectoires des militants

et leurs motivations, et nous avons également essayé de retracer l’histoire de l’association en

parlant avec les membres fondateurs. Nous avons aussi réalisé deux entretiens avec deux

académiciens qui ont une relation étroite avec l’association et qui sont également membres de la

première plateforme interne de discussion, afin de comprendre leur relation avec l’association et

leur influence. Nous avons en outre continué de faire des observations participantes qui ont été

très utiles pour notre recherche. En plus de nos visites au bureau, nous avons assisté à deux

réunions et nous avons participé à deux manifestations en tant qu’observateur.

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32

CHAPITRE I. RECONSTITUTION DE L’HISTOIRE DE GENÇ SİVİLLER :

HYPOTHESE D’UN MOUVEMENT D’OPPOSITION EN TURQUIE

«We consider social movements to be a very feature of a vital, modern, civil society and an important form of

citizen participation in public life. »

Jean Cohen et Andrew Arato97

Genç Siviller est une association mobilisée autour de l’intervention de l’armée, l’état du

système juridique, l’attitude des acteurs politiques, la question kurde, etc. En 2009, l’association

prend officiellement le nom de Genç Siviller, même si le nom est de facto utilisé depuis la

déclaration de « Genç Siviller Rahatsız » (« Les jeunes civils sont dérangés ») publiée en 2006.

G13, un des fondateurs de l’organisation, explique ainsi l’émergence inattendue de ce nom : «

C’est comme si un groupe de rock prenait pour nom celui d’une chanson ou d’un album à succès

»98. En effet, selon les propos des fondateurs, recueillis lors des entretiens et selon l’histoire

figurant sur le site officiel de l’association, l’organisation existait bien avant l’apparition du nom

de Genç Siviller. Dans ce chapitre, nous tenterons de reconstituer l’histoire de Genç Siviller en

commençant par l’activisme de ses fondateurs au sein d’une association d’étudiants à

l’Université technique du Moyen-Orient (Ortadoğu Teknik Üniversitesi, ODTÜ) jusqu’à nos

jours.

Dans ce premier chapitre, nous nous interrogerons principalement sur le caractère «

d’opposition » de Genç Siviller en reconstituant l’historie de l’organisation. Nous utilisons le

terme « opposition » pour désigner une association politique à caractère contestataire, qui arrive

à développer un cadre libéré des impositions du pouvoir en place et la capacité d’élaborer un

discours qui critique ce pouvoir. L’analyse du contexte politique mettant en exergue les

différences entre les mouvements sociaux situés dans des différents espaces nationaux ne suffit

pas à mettre en évidence les différences entre les mouvements situés dans le même espace;99 la

reconstitution de l’historie du militantisme de Genç Siviller devient essentielle si l’on veut

comprendre « le type d’enjeu »100 de l’association pour défier l’État dans l’espace national

spécifique de la Turquie et la modification de cet enjeu dans le temps. Nous allons nous

intéresser aux positions subjectives adoptées par l’organisation pour comprendre les limites de

97

Cité dans L’action Altruiste. Contraintes et opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux, op. cit., p. 233. 98

Extrait d’entretien avec G18, le 7Avril 2011. 99

Florence PASSY, L’action Altruiste. Contraintes et opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux,

Genève, Librairie Droz S.A., 1998, p.44. 100 idem.

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son potentiel contestataire en analysant sa relation avec l’hégémonie et les stratégies qu’elle

développe pour mobiliser ses membres ; nous tâcherons également de comprendre l’effet de

l’Internet dans l’émergence de ce mouvement dans le contexte spécifique de la Turquie et

l’évolution de sa position au fil du temps.

1- Lacune notoire de la société civile en Turquie : les mouvements d’opposition

En Turquie, la dominance du régime sécuritaire jusqu’au début des années 2000

représente un obstacle significatif à la démocratisation et à l’émergence d’une société civile libre

des contraintes des autorités politiques. Même si après la répression du coup d’état de 1980, le

nombre d’associations augmente, cette croissance est très timide. Malgré cela, surtout dans les

années 1990, la plupart des associations sont apolitiques ; elles sont loin de développer un

discours critiquant l’autorité en place. C’est la raison pour laquelle si l’on veut évaluer

correctement le développement de la société civile, il faut tenir compte d’une part du

développement de l’existence formelle des associations et d’autre part de l’objectif et du discours

de ces associations. Cette dimension, nous aide à mieux comprendre les points faibles de la

société civile.

Graphique 1 : Répartition des associations en Turquie par type d’activités101

101Les données statistiques du graphique ont été reprises du site d’Internet de la Présidence des Associations lié au Ministère Intérieur actualisé le 1er Juin 2011. Accédé via http://www.dernekler.gov.tr/index.php?option=com_

content&view=category&layout=blog& id=52&Itemid=12&lang=tr, le 23 Juin 2011.

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Dans le contexte turc, la multiplication des associations est apparente : elles passent de 38 354

en 1980 à 88 093, en 2011.102

En revanche, lorsque nous examinons les objectifs des

associations, nous voyons que 17,6% d’entre elles religieuses, 17,3% sont sportives, 16,7 % sont

vouées à l’entraide sociale, et seulement 0,96% défendent les droits civils. Les statistiques des

domaines d’activité mettent en évidence leur caractère apolitique, ce qui montre que les

associations complètent les fonctions de l’État plutôt qu'elles ne s’y opposent au système comme

Çağdaş Yaşamı Destekleme Vakfı (Fondation du soutien de la vie modern) ou Türk Eğitim

Gönülleri Vakfı (Fondation des volontaires de l’éducation) qui s’occupent des populations des

quartiers défavorisés.103

Nous constatons que les associations fondées sur les revendications –

comme les associations féministes, écologistes et, antimilitaristes– sont minoritaires ; jusqu’au

début des années 2000, même le discours des associations qui disaient contestataires reflétait

l’imposition de l’idéologie sécuritaire.104 Par exemple, Alexandre Toumarkine en examinant les

contestations écologistes des années 1990 indique que le discours dominant de l’époque avait un

effet déterminant sur le cadre des protestations écologistes qui l’utilisent surtout pour légitimer

leurs revendications.105

Le paradigme sécuritaire se posait sur la scène sociopolitique comme une

légitimation nécessaire à la survie des mouvements contestataires et tentait de prévenir

l’émergence de tout mouvement opposé à ce paradigme. Le régime sécuritaire dominant jusqu’à

l’hiver 2008, rendait problématique l’existence d’une société civile « libre » en Turquie en

apaisant, en manipulant ou en marginalisant tout mouvement contestataire.

C’est dans ce contexte, qu’émerge Genç Siviller, mouvement pro-démocrate défendant

principalement l’existence d’une sphère politique civile libre de toute intervention et surtout d’un

régime de tutelle. Ce mouvement composé de jeunes de la « génération Internet » développe un

discours, que peu de mouvements contestataires en Turquie osaient élaborer à l’époque,

critiquant le régime hégémonique sécuritaire. L’analyse du contexte fermé à tout mouvement

d’opposition ne suffit pas à comprendre le cas spécifique de Genç Siviller émergeant dans ce

contexte avec un cadre revendicatif opposé au régime sécuritaire. Cette analyse nous permette de

voir la différence entre l’accessibilité des systèmes politiques qui conduisent aux variations entre

les mouvements sociaux situés dans différents espaces nationaux, mais ceci ne suffit pas à

102

Données concernant le nombre d'associations en 1980 reprises de: « Türkiye’de Toplumsal Hareketler » , art. cit., p.15. Les données pour 2011 sont sur le site de la Présidence des Associations lié au Ministère de l'Intérieur : http://www.dernekler.gov.tr/index.php?option=com_content&view=category&layout=blog&id=52&Itemid=12&lan

g=tr, le 23 Juin 2011. 103

Yasemin İpek CAN, « Türkiye’de sivil toplumu yeniden düşünmek. Neo-liberal dönüşümler ve gönüllülük » (Penser de nouveau la société civile en Turquie. Les transformations néolibérales et le volontarisme), Toplum ve

Bilim, vol.108, 2007. 104

« Introduction, mobilisation et régime sécuritaire. », art. cit., p. 25. 105

Alexandre TOUMARKINE, « Les protestations écologistes en Turquie dans les années 1990. », in Gilles Dorronsoro ,dir., La Turquie Conteste. Mobilisations sociales et régimes sécuritaire, Paris, CNRS, 2005, p.71.

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relever les différences entre les mouvements situés dans le même espace.106 Les mouvements

sociaux d’un même espace sont soumis, selon leur type d’enjeu, à différentes opportunités

politiques : d’une part, les mouvements perçoivent les opportunités différemment selon leur

logique d’action et leur motivation générale, et d’autre part, les autorités politiques réagissent

différemment selon le degré de menace que ces mouvements représentent.107 Nous procéderons à

la reconstitution de l’histoire de Genç Siviller en nous interrogeant sur les facteurs spécifiques,

notamment sa relation subjective avec les autorités politiques, les particularités de l’organisation

et ses stratégies de mobilisation, en insistant sur l’utilisation des réseaux télématiques,

particularité spécifique de l’association qui la différencie de plusieurs autres, et qui entraîne

l’élaboration du cadre revendicatif contre lequel les opportunités politiques semblent fermées en

Turquie à cette époque, en raison de la dominance du régime sécuritaire, influençant ainsi

l’évolution de l’organisation au fil du temps.

2- Genèse du cadre d’action collective du groupe et passage à l’acte

a- Catalyseur de l’activisme politique : le bouleversement de la perception de l’État

L’association Genç Siviller est fondée sur l’expérience activiste de ses fondateurs, vers la

fin des années 1990, au sein d’ODTÜ İletişim Topluluğu (Union de Communication de

l’Université Technique du Moyen-Orient), association d’étudiants de l’ODTÜ. « Au début,

ODTÜ İletişim Topluluğu était une association d’étudiants qui invitaient des célébrités et des

artistes et qui organisaient des campagnes d’éducation pour représenter leur université. À cette

époque, c’était devenu une des plus grandes associations d’étudiants de l’université. Après le

séisme, grâce à quelques amis et grâce à moi aussi, cette association s’est politisée. »108 dit G18

un des fondateurs de Genç Siviller. En effet, le tremblement de terre de 1999 dont l’importance

est soulignée par les fondateurs au cours de nos entretiens, représente un tournant dans le

processus de l’activisme politique de ses anciens militants et aussi dans l’histoire de Genç

Siviller. « Notre histoire commence avec un groupe de personnes se rendant en autobus à

Kaynaşlı pour venir en aide aux victimes du tremblement de terre. Le voyage était organisé par

ODTÜ İletişim Topluluğu. »109 dit G13 Dans la région du tremblement de terre, les étudiants

d’ODTÜ İletişim Topluluğu constatent l’insuffisance des initiatives de l’État pour venir en aide

106

idem. 107

Hanspeter KRIESI, Ruud KOOPMANS, Jan Willem DYVENDAK, Marco G. GIUGNI, New Social Movements

in Western Europe. A comparative analysis, Minneapolis, University of Minnesota, 1995, p.89. 108

Extrait d’entretien avec G18, le 7 Avril 2011. 109

Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011

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aux victimes : cela a changé le regard de l’État sur ces étudiants, pour la plupart étudiants en

sciences sociales. Le tremblement de terre de 1999 a mis en évidence la force d’inertie de l’État,

non seulement aux yeux des membres d’ODTÜ İletişim Topluluğu mais aussi aux yeux d’un

large segment de la société turque : après quoi les associations se sont multipliées, assumant les

fonctions de l’État.110 Les jeunes d’ODTÜ İletişim Topluluğu ont un parcours différent de ceux

qui assument les fonctions de l’État et qui organisent des activités d’entraide et de solidarité sous

forme d’activisme contestataire.

Au retour de leur voyage dans la région de tremblement de terre, les membres d’ODTÜ

İletişim Topluluğu décident de se rendre dans le sud-est de la Turquie. G13 raconte ce voyage :

« Environ 100 personnes sont allées à Gaziantep, Diyarbakır et Mardin. Tous les

participants étaient d’ODTÜ. Il n’y avait pas seulement des étudiants, des diplômés y ont participé aussi. Même si cette époque semble encore proche, la Turquie a beaucoup changé depuis ce temps-là. Les gens allaient pour la première fois dans les régions où l’état d’urgence111

était déclaré, ils ont vu qu’il y avait des véhicules militaires partout, des sacs de sable. Je pense que dans ce groupe sur la question kurde s’est éclaircie. »112

Le groupe de jeunes constate les défaillances de l’État dans l’aide aux victimes du tremblement

de terre ; il devient plus critique vis à vis des autorités; il constate, durant son voyage dans le

sud-est de la Turquie, que le régime sécuritaire dominant à cette époque intervenait dans la vie

quotidienne des citoyens dans les villes où l’état d’urgence était déclaré. L’observation du

paradoxe entre ces deux images de l’État -d’une part, un État incapable de venir en aide aux

victimes du tremblement de terre, mais qui contrôle par ailleurs la vie de ses citoyens, qui

restreint les libertés individuelles et collectives et qui réprime la société civile- les amènent à un

point différent des groupes qui fondent des organisations d’entraide et de solidarité venant palier

les défaillances de l’État. Cette appréhension du paradoxe donne lieu à la création d’un cadre

d’action collective par ces jeunes. La notion de « cadre », indique David Snow, est utilisée «

pour conceptualiser le travail de la signification, qui est une des activités que les adhérents et les

110

Voir « Bir dayanışma deneyi. Sivil Koordinasyon.», art. cit. p. 149-156 ; Yasemin İpek CAN, « Türkiye’de sivil toplumu yeniden düşünmek. Neo-liberal dönüşümler ve gönüllülük » (Penser de nouveau la société civile en Turquie. Les transformations néolibérales et le volontarisme), Toplum ve Bilim, vol.108, 2007 ; Erbay YUCAK,

« Depremzede dernekleri. Bir yerel örgütlenme deneyi. » (Les association des victimes du séisme. Une expérience de l’organisation locale.), in Meral Özbek, Kamusal Alan (L’espace public), İstanbul, Hil Yayın, 2004, p. 373-380. 111

Pour une analyse détaillée de l’état d’urgence en Turquie, voir Zafer ÜSKÜL, Olağanüstü hal üzerine yazılar

(Des articles sur l’état d’urgence), İstanbul, Büke Yayıncılık, 2003. Avec le coup d’État de 1980, la loi martiale qui

avait été déclarée dans certaines régions de la Turquie a été élargie à tout le pays. À partir de 1984, dans certains des villes où la loi martiale a été levée, l’état d’urgence a été déclaré. Zafer Üskül souligne qu’en Turquie seulement 13 villes n’ont pas connu l’état d’urgence.(Üskül, 2003 :122) L’état d’urgence en Turquie est levé à Van le 30 Juillet 2000 et puis à Hakkari et à Tunceli le 30 Juillet 2002. (Hürriyet , « 23 yıl sonra resmen ‘olağan hal’ » (23 ans plus

tard officiellement ‘l’Etat normal’), publiée le 30 Juillet 2002. Accédé via http://hurarsiv.hurriyet.com.tr/goster/

ShowNew.aspx?id=112742 , le 30 Juin 2010.) 112

Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011.

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dirigeants des mouvements sociaux font de manière continue »113. Ce terme montre que les

adhérents et les dirigeants des mouvements sociaux « donnent un sens, interprètent les

événements et les conditions pertinentes de façon à mobiliser les adhérents et les participants

potentiels, à obtenir le soutien du public et à provoquer la démobilisation des adversaires »114.

C’est le changement dans la manière dont ces jeunes perçoivent l’État qui leur permet de

développer un discours prodémocratique fondé sur une critique de l’État et surtout du régime

sécuritaire, et qui va donner forme au cadre de leur action collective. C’est ce discours qui donne

au mouvement son caractère protestataire.

b- Formation d’une plateforme virtuelle et organisation de forums en tant

qu’activité contestataire

Les jeunes qui ont participé à cette visite décident de créer une plateforme virtuelle pour

discuter de sujets politiques et forment le groupe de mail « One Buluşma » (Une rencontre).

Même si aujourd’hui les groupes virtuels nous semblent un peu « démodés » après l’apparition

de Facebook, Twitter, etc., l’originalité de « One Buluşma » vient du fait qu’il est l’un des

premiers groupes virtuels créé en Turquie. En effet, la première connexion Internet en Turquie

est réalisée à l’université ODTÜ le 12 Avril 1993115. Les étudiants d’ODTÜ étaient entre les

premiers à avoir accès à Internet. G13 raconte cette expérience: « Le premier accès à Internet a

commencé à ODTÜ. C’était un avantage pour nous. Alors que personne ne connaissait encore

l’existence d’Internet, nous avions des adresses e-mail»116. La création de cette plateforme

virtuelle facilite la mise en relation des jeunes du groupe en leur permettant de communiquer à

moindre coût et avec plus de rapidité ; elle leur offre également un espace où ils peuvent discuter

de sujets politiques. En revanche, G13 ajoute comme ils ne connaissaient rien au monde virtuel à

cette époque, les gens cherchaient plutôt à transformer ces relations virtuelles en rencontres

réelles. C’est pourquoi ils décidèrent d’organiser également une activité de rencontre entre

membres de la plateforme de discussion.

113

David SNOW, « Analyse de cadres et mouvements sociaux », in Daniel Cefaï et Danny Trom, dir., Les formes de

l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2001, p. 27-28. 114

Robert BENFORD, David SNOW, « Ideology, frame resonance, and participant mobilization », in B. Klandermans, H. Kriesi & S. Tarrow, From Structure to Action: Comparing Social Movement Research across

Cultures, Greenwich, JAI Press, p. 197-217 (« International Social Movement Research » 1). Cité dans « Analyse de

cadres et mouvements sociaux », art. cit., p. 28. 115

Ortadoğu Teknik Üniversitesi Bilgi İşlem Daire Başkanlığı (Le départment de l’informatique de l’université Technique du Moyen Orient), « Yurdum interneti 10 yaşında. Türkiye İnternet’inin 10. Yaşını doğduğu yerde, "ODTÜ’de", kutladık.» (Nous avons fêté le dixième anniversaire d’Internet en Turquie là où il est né, à ODTÜ.), http://www.internetarsivi.metu.edu.tr/10yil.php , le 30 juin 2011. 116

Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011.

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La première rencontre est organisée en 2000 à Van –sous état d’urgence, à cette époque.

Cette rencontre compte environ 200 participants et comprend des panels auxquels plusieurs

chercheurs, auteurs et journalistes connus sont invités ; des ateliers sont organisés, où discutent

les étudiants de plusieurs universités. Les thèmes de ces panels et de ces ateliers sont entre

autres, la question kurde ou le régime de tutelle, que peu de personnes osaient évoquer à cette

époque en raison de la répression très forte du régime sécuritaire. Nous comprenons d’après des

entretiens avec les fondateurs, qu’il était inhabituel et risqué de discuter de certains thèmes de

cette rencontre. « Nous avons voulu aborder la «question kurde» à un des panels mais nous

n’avons pas pu. Nous l’avons nommée « la question du sud-est » »117 souligne G18. G13 raconte

qu’un parlementaire qui avait participé aux panels leur avait conté qu’il avait dû effacer avec le

dos de sa veste le titre « Question de sud-est » écrite au tableau, car le préfet, qui avait placé des

agents dans les panels, avait dit à ce parlementaire que ce titre le dérangeait. Nous remarquons

qu’à cette époque, même les panels pouvaient être considérés comme une menace contre l’État ;

ils étaient très contrôlés, surtout dans les villes où l’état d’urgence était en vigueur. La question

kurde était considérée comme une menace au système, et toute discussion sur le sujet était

censurée. Y.O. raconte une autre anecdote : « L’université de Van nous a beaucoup soutenus.

Nous étions plus libres lorsque nous étions à l’université. Nous avions invité un groupe de

musiciens qui chantaient en kurde et il y avait un autre groupe d’étudiants kurdes. Quand ils ont

commencé à chanter, les soldats sont intervenus. »118. Même si l’organisation de panels ne

semblait présenter aucune menace vis à vis du pouvoir hégémonique, le fait d’organiser une

rencontre dans une ville où l’état d’urgence régnait119, et le choix des thèmes étaient considérés

comme une menace et interdits par les autorités ; les panels, considérés activité opposée au

pouvoir, dérangent les autorités. Par contre, même si le risque, que Doug McAdam définit

comme « les dangers anticipés -légaux, sociaux, physiques, financiers, etc.- à s’engager dans un

type particulier d’activité »120 est plus grand en raison du choix du lieu et des sujets à débattre,

nous ne considérons pas ces panels comme un activisme à haut risque 121

; plusieurs facteurs

atténuent ce risque, comme, par exemple, la participation d’un parlementaire qui encourage la

117

Extrait d’entretien avec G18, le 7Avril 2011. 118 ibid. 119

L’action collective, indique Ayşen Uysal, est une pratique risquée dans toute la Turquie, et ce risque est plus

élevé dans les régions où l’état d’urgence est déclaré, où il existe un « régime d’exception » dont le niveau de surveillance et de répression est plus élevé. Pour une analyse plus détaillée sur les pratiques policières voir : Ayşen UYSAL, « Maintien de l’ordre et répression policière en Turquie. », in Olivier Fillieule et Donatella Della Porta, dir., Police et Manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de Science Po, 2006, p.257-

278. 120

Doug McADAM, « Recruitment to high-risk activism. The case of Freedom Summer. » , American Journal of Sociology, Vol.92, n

o 1, July 1986, p.67.

121 ibid, p .64-90.

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réalisation de l’activité dans une université avec l’appui de l’université, la participation de

chercheurs, de journalistes et d’auteurs connus.

Il faut souligner que ce n’était pas seulement le projet de discussion sur la question kurde

qui dérangeait les autorités; cette rencontre avait aussi une autre signification qui s’opposait au

pouvoir. Les jeunes n’avaient pas seulement choisi un endroit précis, ils avaient également

consciemment choisi une date précise, le 19 mai, pour cette rencontre. C’est l’anniversaire du

début de la guerre d’indépendance de la Turquie, la Fête de la Jeunesse et du Sport, cadeau offert

à la jeunesse turque par Atatürk. Les jeunes de Buluşma Formu présentaient leur activité comme

une alternative à la célébration de la Fête de la jeunesse, car ils pensaient que les cérémonies du

19 mai organisées dans les stades avec les parades des jeunes et les démonstrations de figures

sportives ressemblaient aux cérémonies des pays totalitaires. Ces rencontres eurent eu lieu le 19

mai de chaque année, jusqu’en 2004, dans différentes villes de Turquie, İstanbul, Rize, Ankara et

Konya. Avec l’organisation de chaque forum, de nouveaux jeunes de villes et d’universités

différentes, qui communiquaient au sein d’une plateforme virtuelle, participaient à Buluşma

Formu. C’est cette plateforme qui a assuré la continuation des forums jusqu’en 2004. Durant

cette dernière rencontre organisée à Ankara, les jeunes ont eu l’occasion d’organiser une réunion

dans une salle de Türkiye Büyük Millet Meclisi, TBMM (L’assemblée nationale de Turquie) où ils

ont lu la déclaration : « Libérons le 19 Mai des stades »122, montrant ainsi que cette manifestation

était le « reflet de la mentalité autoritaire de l’État »; après cette déclaration, un parlementaire

d’AKP, Hüseyin Çelik, a prononcé un discours défendant les idées de la déclaration.123 Cette

déclaration et le discours de Çelik ont eu un très grand écho ; le jour suivant, ils faisaient la Une

de plusieurs quotidiens.124

Les kémalistes et les milieux militaires au pouvoir à cette époque

furent fortement contrariés par la déclaration, car ce jour était l’occasion de renforcer l’idée

d’État-nation en soulignant l’importance des principes kémalistes et l’importance de l’armée en

tant que gardien de ces principes.125

En effet, un mois après la déclaration, le journal

prokémaliste Cumhuriyet (la République) publie une nouvelle qui a pour titre « Genç Subaylar

Tedirgin » (Les jeunes officiers sont inquiets) dans laquelle il est dit que les critiques sur les

célébrations de la fête de la Jeunesse et du Sport dérangent les jeunes officiers.126 Les jeunes

organisateurs de Buluşma Formu ne répondent pas tout de suite à l’article, mais en 2006, ils

122

Site Internet de Genç Siviller, http://www.gencsiviller.net/leafs.php?leafs_id=1, consulté le 4 juillet 2011. 123

Milliyet, publié le 20 Mai 2003, http://gazetearsivi.milliyet.com.tr/Arsiv/2003/ 05/20, consulté le 4 juillet 2011. 124

Voir : Milliyet, http://gazetearsivi.milliyet.com.tr/Arsiv/2003/05/20; le journal Sabah, http://arsiv.sabah.com.

tr/2003/05/20; Radikal, http://www.radikal.com.tr/haber.php?haberno= 75675 , publié le 20 Mai 2003 [consulté le 4 juillet 2011] 125

Pour une analyse détaillée des commémorations nationales en Turquie voir : Srirupa ROY, « Seeing a State:

National Commemorations and the Public Sphere in India and Turkey», Society for Comparative Study of Society

and History, 2006, p. 200-232. 126

Cumhuriyet, « Genç Subaylar Tedirgin » (Les jeunes officiers sont inquiets), le 23 Mai 2003 ; Site Internet de

Genç Siviller, http://www.gencsiviller.net/leafs.php?leafs_id=1, consulté le 5 juillet 2011.

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invitent par email différentes plateformes virtuelles politiques à participer à la préparation d’une

déclaration sur la question kurde nommée « Genç Siviller Rahatsız » (Les jeunes civils sont

dérangés). Cette déclaration rencontre un franc succès; elle est citée par de nombreux

journalistes. Grâce à ce succès et au titre de la déclaration, le groupe adopte le nom « Genç

Siviller », d’après la déclaration.

Ce qui est remarquable dans le processus de l’organisation des forums et celui de la

préparation de la déclaration c’est que, malgré le caractère protestataire du mouvement

franchement opposé au pouvoir de l’époque, il ne s’agit pas là d’activisme à haut risque ; nous

pouvons même comprendre que les politiques lui soient à certains égards favorables. Pourtant,

même si le mouvement est contenu, le groupe de militants trouve le moyen d’exprimer sa

contestation en critiquant la Fête de la Jeunesse et du Sport -fête nationale considérée journée

« sacrée » pour la nation- en jouissant du support d’un parlementaire pour l’organisation d’un

forum et l’organisation d’une réunion dans une salle de l’Assemblée nationale. Si nous

comparons ceci avec les pratiques contestataires en Turquie à la même époque, telles les actions

concernant la grève de la faim intervenue de façon violente par la police ou les mouvements

écologistes qui adoptent le discours du régime sécuritaire pour légitimer leur mouvement, nous

constatons que le degré d’ouverture des opportunités politiques n’est pas le même pour tous les

mouvements d’un même contexte politique, et qu’Internet joue un rôle mineur dans l’émergence

du mouvement d’opposition. L’usage des réseaux télématiques reste limité, comme l’indique

Charles Tilly, avec l’accélération de la mise en relation127

des jeunes venant de villes et

d‘universités différentes et avec la croissance de la connectivité de ces jeunes en « abaissant les

coûts de coordination entre les militants qui sont déjà reliés les uns aux autres »128 et en mettant

en relation ce groupe de militants avec des personnes qu’ils n’ étaient pas déjà connectées,

comme dans le cas de la préparation de la déclaration de 2006. Nous pensons que même si

Internet donne une certaine force au mouvement, il ne suffit pas à expliquer tout seul les

dynamiques d’apparition du mouvement.

127

Charles TILLY, Social Movements.1768-2004., Boulder, Paradigm Publishers, 2004, p.112. 128

ibid, p.98.

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41

3- Institutionnalisation et émergence de Genç Siviller en tant qu’association activiste

a- Passage à l’activisme au sein d’une association

Le groupe de jeunes qui est réuni au sein de l’association d’étudiants d’ODTÜ et dont le

nombre a augmenté avec l’arrivée de nouveaux membres durant les forums, avaient adopté une

forme d’activisme de faible intensité. Les membres du groupe communiquaient par Internet et

organisaient une seule activité annuelle « offline », le 19 mai. Cette plateforme virtuelle de One

Buluşma comptait plusieurs membres de différentes villes de Turquie; en revanche, G18 indique

dans l’entretien que le mécanisme décisionnaire du groupe était petit. Ce noyau formé d’une

dizaine de personnes assurait la continuation des activités du groupe et l’organisation régulière

de forums organisés chaque année. Ce groupe a continué à réaliser ces forums jusqu'en 2004. En

2004, nous remarquons un changement d’organisation. Le processus de mobilisation commencé

avec la formation d’une plateforme virtuelle et l’organisation d’un forum offline chaque année

laisse place à l’activisme au sein d’une organisation non gouvernementale, Siyasal Ufuk Hareketi

Derneği (Association du mouvement de l’horizon politique).

Siyasal Ufuk Hareketi a été fondé en 2004 par des étudiants de l’Université de Sabancı où

un des forums avait été organisé, et où travaillait un fondateur de Buluşma Formu . Les militants

de Buluşma Formu en contact avec les fondateurs décident de continuer leur action. G9 indique

que la raison pour laquelle ils préfèrent agir au sein d’une association est qu’ils peuvent faire

passer leurs idées et leurs revendications de façon plus systématique, se créant ainsi une identité

politique. Nous comprenons des entretiens qu’il n’y a pas eu de fusion réelle entre les fondateurs

de l’association de Siyasal Ufuk Hareketi et le groupe de Buluşma Formu. G9 raconte son

expérience au sein de cette association:

« Nous n’arrivions pas à faire grand chose. Nous discutions toujours. Parfois il se passait

quelque chose il fallait agir tout de suite, mais là-bas il fallait toujours discuter d’abord.

C’était difficile de prendre une décision. C’était difficile, car certains de nos amis se

prenaient pour l’État. Quand nous parlions de la question kurde, une discussion

commençait. La question kurde existe-t-elle ? Les avis divergeaient, mais la question

n’était pas là. »129

Les militants de Buluşma Formu diffèrent des membres de Siyasal Ufuk Hareketi de par leur

orientation politique et leur désir d’activisme. Dans cette association, soulignent certains de nos

interviewés, les militants venaient de différents horizons: les islamistes, les kémalistes, les

étatistes et même les « ulusalcı » (séculaire nationaliste). Pour les militants de Buluşma Formu, il

129

Extrait d’entretien avec G9, le 23 Mars 2011.

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était difficile de continuer à organiser des manifestations opposées au système dans une

association comme Siyasal Ufuk Hareketi. De plus, même si la tendance du groupe était de

réagir à l’actualité politique, le groupe fondateur de Siyasal Ufuk Hareketi préférait organiser des

discussions avant, ou au lieu de passer à l’action. C’est la raison pour laquelle la plupart des

militants de Genç Siviller, en racontant leur expérience de Siyasal Ufuk Hareketi, indiquent

qu’elle représente plutôt leur côté de la «tefekkür » (pensée) qu’ils soulignent aussi dans leur

motto : « Eylemsiz tefekkür, tefekkürsüz eylem olmaz.» (Il n’existe ni action sans pensée, ni

pensée sans action).

À cette époque, il se produit une transformation dans le corps militant de l’association. Le

groupe des fondateurs de Siyasal Ufuk Hareketi quitte l’association pour des raisons diverses

(départ à l’étranger pour poursuivre des études, service militaire, querelles sur des sujets

politiques) et comme le soulignent les personnes que nous avons interrogées, cette association

reste aux militants de Buluşma Formu. Le processus de transformation du corps militant s’est

accéléré avec la déclaration de « Genç Siviller est dérangé ». L’idée de préparer cette déclaration

publiée le 19 mai 2006 qui souligne la perturbation des jeunes en raison des développements

politiques concernant la question kurde, venait de l’équipe Buluşma Formu. Cette déclaration a

rencontré un grand succès ; elle avait été signée par plusieurs personnes de différents milieux,

alors que l’association de Siyasal Ufuk Hareketi n’avait pas apposé sa signature officielle parce

que les idées exprimées dans la déclaration ne faisaient pas l’unanimité. Cette déclaration n’est

pas importante seulement à cause succès qu’elle rencontre, mais aussi parce qu’elle définit le

cadre principal des pratiques contestataires que l’organisation suit dans le processus issu de la

déclaration, en provoquant l’engagement d’un groupe de militants favorables à ce cadre. La

cause défendue dans cette déclaration ressemble à celle de Buluşma Formu tout en étant plus

élaborée. Elle tient un discours prodémocratique fondé sur la critique de l’idéologie nationaliste

d’un État fort, en mettant l’accent sur la question kurde. La préparation de la déclaration avait été

annoncée par des groupes virtuels ; plusieurs personnes qui avaient vu cette annonce ont

également participé à cette préparation. Certains venus aider à la préparation avaient été intégrés

à l’association Siyasal Ufuk Hareketi par les militants issus de Buluşma Formu. L’intégration

des nouveaux militants aux idées politiques proches de Buluşma Formu d’une part, le succès

massif rencontré par la déclaration « Genç Siviller sont dérangés » d’autre part, ont accéléré la

transformation du corps militant. Dans la période qui a suivi la déclaration, Siyasal Ufuk

Hareketi est devenue une association composée uniquement de militants de Buluşma Formu et

de nouveaux venus, sympathisants politiques de ce groupe.

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b- Élargissement limité des sphères d’action et multiplication des modes d’action

La déclaration « Genç Siviller sont dérangés » publiée en 2006 marque le début d’une

nouvelle phase dans l’activisme des militants. Le groupe se fait connaître sous le nom de Genç

Siviller après la publication de la déclaration qui rencontre un grand succès. À cette époque,

même si le nom officiel du groupe est toujours Siyasal Ufuk Hareketi, l’organisation utilise de

facto le nom de Genç Siviller qu’elle prendra officiellement en 2009. Cette nouvelle phase du

militantisme est caractérisé principalement par l’intensité croissante de son activisme,

l’élargissement limité de ses sphères d’action et la multiplication des modes d’action.

2007 2008 2009 2010 2011 TOTAL

Intervention militaire 7 9 3 5 2 26

Système juridique - 4 7 7 2 20

Procès d’Ergenekon - 2 3 - 1 6

Contre les Kemalistes 2 2 3 1 - 8

Contre la censure - 2 - 3 2 7

Antinationaliste - 3 2 1 - 6

La question du voile 1 1 - 1 - 3

La question kurde - 1 3 1 - 5

AKP - - - 1 - 1

Autre - - - 3 1 4

TOTAL 10 24 21 23 8 86

Graphique 2 : Manifestations organisées par Genç Siviller entre avril 2007 et juillet 2011

Selon le site Internet de Genç Siviller, l’association organise 86 manifestations entre avril

2007 et juillet 2011.130

Le cadre principal de l’action collective continue d’être tracé par un

discours prodémocratique dont l’accent se modifie légèrement au cours du temps. L’association

commence à s’opposer davantage à l’intervention militaire dans la sphère politique civile en

2007 et 2008. Cette critique accentuée de l’intervention militaire est provoquée surtout par les

événements politiques. L’actualité politique de cette époque n’entraine pas seulement une

accentuation dans le cadre des manifestations mais aussi l’intensité croissante remarquable de

l’activisme de l’association. Le processus politique qui a provoqué ces deux changements dans

l’activisme du groupe commence par la réalisation d’une série de manifestations de masse

130

Comme l’organisation passe à une période passive à partir de l’année 2010, dont nous discuterons en détail dans la section suivante, nous intégrons dans notre analyse de cette section seulement les activités de l’organisation de l’avril 2007 au début de 2010.

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nommées Cumhuriyet Mitingleri (Les manifestations de république) durant lesquelles les

partisans de l’idéologie kémaliste et de l’État laïc se mobilisent pour manifester contre l’élection

d’un président proislamiste. Ce processus conduit à l’intervention de l’armée dans la sphère

politique civile à travers la publication d’une déclaration, connue sous le nom e-muhtıra (e-

mémorandum), sur le site Internet de la Présidence de l’État-major soulignant l’importance de la

laïcité. Cette déclaration publiée sur le site Internet de la Présidence de l’ État-major ne vise pas

seulement à transmettre un message ordinaire sur la préférence d’un président non islamiste; elle

tente également de faire reculer les dispositions de l’AKP qui veut changer le statu quo imposé

par le régime sécuritaire.131 La publication de ce mémorandum du 27 avril est un tournant

important de l’activisme de Genç Siviller. G14, un militant de Genç Siviller, raconte le processus

qui suit l’intervention du 27 avril en soulignant l’importance de cette intervention pour

l’activisme de l’organisation:

« Le 27 avril était peut-être un tournant pour nous parce que nous étions le premier groupe qui sortait dans la rue. Nous avons publié un communiqué de presse même avant le gouvernement. […] Comme nous avons été le premier groupe à réagir et nous avons

attiré l’attention des médias qui nous connaissaient depuis notre déclaration de l’année précédente. Nous attendions que les personnes dont les idées étaient importantes pour nous réagissent au mémorandum. En l’absence de réaction, nous avons organisé une

manifestation six jours après, à Taksim, en disant « Nous voulons la conscience, la

démocratie, le droit. ». Il y eut 250 et 300 participants, ce fut une des manifestations avec

le plus grand nombre de participants que nous ayons organisées. […] Durant le processus

nous sommes sortis dans la rue presque toutes les semaines. Plusieurs sympathisants se

sont ralliés à la cause de Genç Siviller. »132

Les manifestations du groupe autour de l’e-mémorandum de 27 avril, comme indique G14, ont

influencé Genç Siviller à bien des égards. Tout d’abord, elles ont renforcé l’activisme de

l’organisation. Les militants qui n’organisaient qu’une seule manifestation annuelle sous forme

de forum et qui sont habitués à un militantisme plus passif au sein de Siyasal Ufuk Hareketi,

organisent maintenant des manifestations tous les semaines. G16, ancien membre de

l’organisation, décrit l’époque : « Presque tous les soirs, nous venions à la permanence. La

Turquie était très agitée. Nous organisions deux ou trois manifestations par semaine. »133. À cette

époque, l’organisation a recours à la fois à des pratiques protestataires « classiques » comme les

manifestations de rue, et à une forme plus inventive, sarcastique et spectaculaire. Ce qui

augmente la cote de popularité de l’association ce n’est pas tant les manifestations de rue

organisées avec de nombreux militants, mais les pratiques protestataires inventives et

131

D’nin Halleri. Din, darbe, demokrasi, op. cit., p.100. 132

Extrait d’entretien avec G14, le 25 Mars 2011. 133

Extrait d’entretien avec G16, le 31 Mars 2011.

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sarcastiques « nouvelles » avec peu de militants et visant une plus grande visibilité médiatique.

Par exemple, pour protester contre le contenu des discussions sur les élections présidentielles de

2007 axées sur le fait que le candidat président ne devait pas être pro-islamiste et que sa femme

ne devait pas porter le voile, l’association organise une conférence de presse au cours de laquelle

elle présente une candidate présidente imaginaire. C’est une femme voilée, à la fois kurde, turque

et arménienne (l’affiche est caricaturale); au début de la conférence, les journalistes pensent qu’il

s’agit d’une personne réelle.134 C’est grâce à ce genre sarcastique et spectaculaire que Genç

Siviller réussit à attirer l’attention des médias. À terme, le désir d’attirer l’attention des médias de

masse devient une tactique significative de mobilisation de l’association, et l’organisation veut

désormais organiser exclusivement des manifestations créatives que nous voyons plus avant dans

le chapitre 3. L’organisation qui utilise depuis sa création un répertoire d’actions inventif et

sarcastique, privilégie de plus en plus ce répertoire parce qu’il n’est pas routinier et parce qu’il

limite le risque qu’entraine une action collective. Par la suite, il se sert également d’Internet

(utilisé dès le début par les militants du groupe comme outil de communication et mécanisme de

décision) pour diffuser les nouvelles et comme répertoire d’action.

En plus de la diversification des modes d’action, nous constatons un élargissement de la

sphère d’action de Genç Siviller vers la fin de l’année 2008. Elle se mobilise pour protester

contre la censure –surtout la censure d’Internet-, les tendances nationalistes se présentant dans

l’espace sociopolitique et les faits concernant le système juridique. En revanche, nous constatons

que l’élargissement de la sphère d’action de l’association se limite au cadre du discours pro-

démocrate centré sur l’assurance de l’existence d’une sphère politique civile libre de toutes

contraintes. Le mécanisme mobilisateur de toutes les pratiques protestataires est déterminé par ce

discours (comme, par exemple, les manifestations contre les groupes kémalistes sur le voile,

critiquant le système juridique et même celles concernant l’actualité internationale, comme la

protestation pro-démocrate organisée à Fiji). Ce discours détermine le cadre des manifestations

qui voit augmenter le nombre de ses militants et qui les soude au sein de Genç Siviller.135

Au

même moment, l’organisation se mobilise à nouveau autour d’une cause essentielle pour elle : la

question kurde, sujet revendiqué dans les forums jusqu’à 2004 et objectif principal de la

déclaration « Genç Siviller sont dérangés.». Genç Siviller organise entre janvier et mai 2008 une

série d’activités « Biraz da biz Kürtleşelim »136 (À nous de nous « kurdifier » un peu)

134

Voir : Bianet, « Aliye Öztürk rüya gibi cumhurbaşkanı adayı » (Aliye Öztürk, candidat président comme une rêve), publié le 17 Avril 2007, http://77.79.79.245/bianet/siyaset/94671-aliye-ozturk-ruya-gibi-cumhurbaskani-

adayi, le 1 Août 2011. 135

Nous verrons l’engagement des militants en détail dans le chapitre 2. 136

Dans le graphique 2, nous avons considéré cette activité « Biraz da biz Kürtleşelim »136(A notre de nous «

kurdifier » un peu) comme une seule manifestation comme nous ne savons le nombre exact des activités entreprises.

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comprenant des cours de la langue kurde, des conférences d’histoire et de littérature kurde, des

chœurs kurdes. À İstanbul et à Diyarbakır, Genç Siviller invite tout le monde à découvrir la

culture, la langue, et l’histoire Kurde dont l’existence était niée par l’État turc et le régime

sécuritaire dominant à l’époque. Cette série d’actions présente un caractère protestataire et traite

d’un sujet dont très peu osent parler à cette époque en Turquie. Jusqu’au début de 2009, Genç

Siviller se pose sur la scène sociopolitique de la Turquie en tant que mouvement qui s’oppose au

pouvoir dominant et en tant qu’organisation osant aborder des sujets délicats mais dont les

enjeux et la forme minimisent les risques.

c- Une association d’opposition échappant à la répression policière et à la politique

de l’apaisement : est-ce possible ?

Depuis le début de son activisme, les militants du groupe n’ont jamais confronté la police

et personne n’a été arrêté. Dans un contexte où la répression policière violente des protestataires

est chose courante, comment l’organisation opposée au pouvoir (le régime sécuritaire) réussit-

elle à éviter les confrontations avec la police et à ne pas se faire taire par les autorités politiques?

L’un des facteurs qui diminue le risque de confrontation avec la police est, comme nous l’avons

déjà dit, le choix de répertoire d’action de Genç Siviller, c’est à dire les conférences de presse et

les événements organisés sur Internet. La notion de « répertoire d’action » est expliquée par

Charles Tilly :

« Toute population a un répertoire limité d’actions collectives, c’est-à-dire des moyens

d’agir en commun sur la base d’intérêts partagés. […] Ces différents moyens d’action composent un répertoire, un peu au sens où on l’entend dans le théâtre et la musique, mais qui ressemble plutôt à celui de la Commedia dell’arte ou du jazz qu’à celui d’un ensemble classique. On en connaît plus ou moins bien les règles, qu’on adapte au but poursuivi. […] Le répertoire en usage dicte l’action collective. »137

Cet éventail de formes d’action collective est, comme l’indique Michel Offerlé, une « co-

construction entre des mobilisés et les divers producteurs du maintien de l’ordre »138 et donc, le

fait de préférer un certain répertoire est à la fois « le résultat et le produit des structures

d’interaction. »139 Cette structure d’interaction entraine en Turquie une adaptation des répertoires

Pour information sur cette activité voir le site Internet de Genç siviller. URL : http://www.gencsiviller.net

/haber.php?haber_id=2, consulté le 13 juillet 2011. 137

Charles TILLY, La France conteste, 1986, Paris, Fayard, p. 541-542. 138

Michel OFFERLE, « Retour critique sur les répertoires de l’action collective (XVIIe-XXIe siecles) », Politix, 2008/1, n

o 81, p.81.

139 ibid.

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d’action à la répression policière et aux contraintes juridiques.140 D’une façon similaire, Genç

Siviller qui préfère une forme d’activisme plus pacifiste visant à ne pas affronter la police et ni

d’autres groupes de militants, conduit l’association à privilégier de plus en plus les formes

nouvelles d’action collective. Par contre, cela ne suffit pas à expliquer pourquoi Genç Siviller

utilise à la fois les répertoires d’action classiques et nouveaux. L’association organise aussi des

manifestations de rue, en général avec très peu de militants (avec environ une quinzaine), de

spectaculaire et sarcastique, en combinant les répertoires d’action classiques et des idées

créatives -comme la manifestation organisée contre Cumhuriyet Mitingleri à Miniaturk, ou les

maquettes de certains édifices en Turquie, en disant que là-bas une personne en représente

10 000. Si nous considérons ces caractéristiques de pratiques protestataires de Genç Siviller,

nous pouvons supposer que la police turque qui, selon Ayşen Uysal, sépare les manifestants en «

bons » et « mauvais »141, considère les militants de Genç Siviller comme de bons manifestants,

en conséquence de quoi elle n’intervient pas de façon violente lors de leur rassemblement.

D’autre part, nous voyons apparaître un mouvement qui s’oppose au pouvoir en place,

dans un contexte où les opportunités politiques semblent fermées en raison d’un Etat fort et de la

dominance du régime sécuritaire. Nous constatons que le concept de structure des opportunités

« destiné à rendre compte des rapports que les mobilisations entretiennent avec leur

environnement politique »142 reste insuffisant pour comprendre l’émergence de l’association de

Genç Siviller, car même si le concept nous aide à comprendre dans une certaine limite les

spécificités des mouvements situés dans un même contexte politique à un temps spécifique, il ne

suffit pas à expliquer les cas spécifiques des mouvements se situant dans un même contexte

politique.143

Comme l’indique Olivier Fillieule, le concept de structure des opportunités

politiques ne suffit pas à expliquer le caractère relationnel et dynamique de l’action collective,

puisqu’il considère l’État et la société civile comme entités distinctes et non pas comme deux

espaces liés à plusieurs niveaux et de manière transversale par les conflits.144 C’est la relation

interactive et temporelle entre l’État et le mouvement qui détermine le degré d’ouverture des

structures d’opportunités politiques comme l’admet volontiers Helena Flam :

140

Ayşen UYSAL, « Maintien de l’ordre et risques liés aux manifestations de rue », in Gilles Dorronsoro, dir., La Turquie Conteste. Mobilisations sociales et régimes sécuritaire, Paris, CNRS ed., 2005, p. 46. 141

« Maintien de l’ordre et répression policière en Turquie. », art. cit., p. 271. 142

Lilian MATHIEU, « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux » , Revue française de science politique, 2002/1, Vol. 52, p. 99. 143

L’action Altruiste. Contraintes et opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux, op.cit., p.44. 144

Olivier FILLIEULE, « Requiem pour un concept. Vie et mort de la notion de structure des opportunités politiques. », in Gilles Dorronsoro, dir., La Turquie Conteste. Mobilisations sociales et régimes sécuritaire, Paris,

CNRS ed., 2005, p. 209-210.

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« Le degré d’ouverture des États est en fait un produit interactif et temporel ; une

synthèse de règles d’accès et d’arènes préexistantes et ad novo que les mouvements et les

élites cherchent à utiliser, bloquer, surpasser et modifier. Une implication théorique radicale de cette approche est que le déterminant de « l’ouverture » à la contestation change au cours temps. Chaque moment de confrontation se définit de manière propre, voire unique. Le défi analytique revient dès lors à identifier une série de déterminants qui, dans une séquence temporelle, peut expliquer les dynamiques de l’interaction entre l’État

et le mouvement d’opposition, aussi bien que les effets institutionnels de cette dynamique ».

145

Donc, chaque mouvement crée des positions subjectives évoluant dans le temps par rapport à sa

relation avec l’État. Cela nous incite à regarder la relation de l’association avec le pouvoir en tant

que relation subjective en considérant le degré d’ouverture d’opportunités politiques comme un

concept interactif et temporel pour examiner le type d’enjeu particulier que l’association

représente au sein du contexte politique spécifique de la Turquie. Même si, au début des années

2000, l’opportunité politique en Turquie considérée par plusieurs auteurs fermée en raison de la

dominance du régime sécuritaire et de la tradition de l’État fort, l’enjeu spécifique qui détermine

la position de Genç Siviller lui permet de se mobiliser dans un espace plus accessible

comparativement à d’autres mouvements en Turquie. En effet, comme l’indique Olivier

Fillieule : « aucun mouvement social ne peut émerger s’il ne bénéficie pas d’un minimum

d’opportunités politiques »146. Il faut tenir en compte du fait que ces années coïncident en

Turquie avec une période où il existe une lutte d’hégémonie entre deux pouvoirs, l’armée et le

gouvernement de l’AKP. D’un côté, le régime sécuritaire présent sur la scène politique turque

comme le pouvoir hégémonique depuis le coup d’État de 1980 veut préserver son hégémonie

contre la montée du pouvoir de l’AKP ; l’armée intervient dans la sphère politique comme elle

l’avait fait le 27 avril 2007, afin d’organiser une « démonstration de pouvoir » par laquelle elle

veut faire reculer les initiatives de l’AKP en soulignant l’importance de la laïcité et sa préférence

d’un président non-islamiste. De l’autre, le gouvernement de l’AKP, au pouvoir depuis 2002,

tentait de se poser sur la scène politique comme le pouvoir hégémonique. Même si Genç Siviller

s’oppose nettement au régime sécuritaire, son objectif d’ouvrir un espace pour le pouvoir

politique civil en s’opposant à l’intervention militaire est soutenu par le gouvernement d’AKP

qui veut apparaître sur la scène politique comme le pouvoir hégémonique. Pour cette raison,

nous pensons que ce mouvement reste dans la « sphère de la tolérance » d’AKP, soutenu d’une

certaine façon par le gouvernement, comme, par exemple, en autorisant l’organisation d’une

réunion dans une des salles de TBMM, le fait qu’un des parlementaires d’AKP proclame un

145

Helena FLAM, States and anti-nuclear movements, Edinburgh, Edinburgh University Press, p.303. Cité dans « Requiem pour un concept. Vie et mort de la notion de structure des opportunités politiques. », art. cit., p. 215-216. 146

Olivier FILLIEULE, « L’analyse des mouvements sociaux. Pour une problématique unifiée », in Olivier Fillieule, dir.,Les formes de l’action collective dans la France contemporaine, Paris, L’Harmattan,1993, p.46.

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49

discours appuyant la déclaration de Genç Siviller durant cette réunion,147 l’invitation du

Président Abdullah Gül - ministre d’AKP avant d’en devenir le président- à sa résidence

présidentielle afin de remercier Genç Siviller pour son opposition à l’intervention militaire de 27

avril et pour son soutien durant les élections présidentielles148 et plus tard, en 2010, les

remerciements exprimés par le Premier Ministre à Genç Siviller pour son soutien durant le

référendum de la Constitution avec son slogan « Yetmez ama evet » (Insuffisant mais oui)149

. En

résumé, un répertoire d’action spécifique et des stratégies moins risquées de mobilisation

permettent aux militants d’échapper à l’intervention de la police, mais cela ne suffit pas à faire

émerger un mouvement opposé au pouvoir. Il faut que le mouvement profite au moins d’un

minimum d’opportunités politiques.

4- Passage à une période passive : dévalorisation du cadre des pratiques contestataires de

l’association

Le procès d’Ergenekon ouvert le 25 juillet 2008 afin de juger un groupe suspecté d’avoir

voulu renverser le gouvernement d’AKP par un coup d’État et par l’incitation du public150

influence effectivement le processus de mobilisation de Genç Siviller. Genç Siviller appuie ce

procès ; il publie même avec İnsan Hakları Gündemi Derneği (L’association de l’ordre du jour

des droits de l’Homme) un livret, Ergenekon is our reality (Ergenekon est notre réalité). Le

procès d’Ergenekon, toujours en cours, vient renforcer initialement la cause pro-démocratique de

Genç Siviller, contestant l’intervention de l’armée dans le politique et la critique des groupes

kémalistes qui considèrent cette intervention légitime. L’association organise des manifestations

en faveur du procès Ergenekon. Le procès et surtout l’enquête de Balyoz Harekat Planı (Le plan

d’action de Balyoz) entraînant l’arrestation de plusieurs militaires haut placés, les perquisitions

dans les bâtiments de TSK, la mise à jour des tentatives de coup d’état conduisent à la baisse de

pouvoir de l’armée. Cette baisse de l’influence de l’armée qui était le pouvoir dominant en

Turquie depuis le coup d’état de 1980, devient évidente avec les développements de l’année de 147

Le site Internet du journal Milliyet, « Bayram tartışması » (La dispute de la fête), publie le 20 Mai 2003 :

http://gazetearsivi.milliyet.com.tr/Arsiv/2003/05/20, le 12 Juillet 2011. 148Le site Internet de la chaine de télévision Haber 7, « Köşke converse ayakkabıyla girdi. » (Il est entré à Köşk (le nom de la résidence officielle du président) avec les chaussures Converse.), publié le 9 Septembre 2007 :

http://www.haber7.com/haber/20070909/Koske-Convers--ayakkabiyla-girdi.php, le 12 juillet 2011. 149Le site Internet de la chaine de télévision TRT, « Başbakan’dan « evet » teşekkürü. » (Le remerciement de

« oui » du Premier Ministre), publié le 13 Septembre 2010. Accédé via http://www.trt.gov.tr/Haber/Haber Detay.aspx?HaberKodu=f40e37db-ea84-4c7f-a75a-cf525790d92d , le 12 juillet 2011. 150

Voir : Bahar KILIÇGEDİK, « 1923’te kuruldu, 2008’de arınıyor » (Etabli en 1923, se purifie en 2008 ), le

journal de Taraf, publié le 26 juillet 2008, http://www.taraf.com.tr/haber/1923te-kuruldu-2008de-ariniyor.htm, le 13

juillet 2011; Daniel Steinvorth, « Massive trial in Turkey provides look into ‘deep state’ », Spigel Online International, http://www.spiegel.de/international/world/0,1518,603581,00.html, le 13 juillet 2011

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2010, comme la crise de la nomination durant les réunions de Yüksek Askeri Şura (le Conseil

militaire suprême) en Août 2010; la modification de Milli Güvenlik Siyaset Belgesi (le document

de la politique nationale de sécurité) en Novembre 2010 resserrant la sphère de la notion de

sécurité nationale en enlevant de ce document le terme irtica (réaction islamiste) considéré

comme une menace à la sécurité nationale; et l’arrestation d’un orgeneral (général de l’armée)

pour la première fois en Mai 2011151. Ces événements, rompant avec la tradition du régime

sécuritaire, entrainent la dissolution du paradigme sécuritaire dominant en Turquie depuis le

coup d’État de 1980. Avec la dissolution de ce paradigme, la valeur du cadre de l’action

collective de Genç Siviller centré sur la revendication d’une sphère politique civile libre de

l’intervention du régime sécuritaire commence à perdre de sa valeur : en effet, avec le

changement d’équilibre des pouvoirs en Turquie, cette revendication devient superflue.

Nous constatons par ailleurs que les manifestations de Genç Siviller contre l’intervention

militaire sur la scène politique n’ont pas totalement disparu, même si il y en a moins à partir de

2009. Ces manifestations rappellent les interventions militaires passées ou les manifestations que

l’association organise régulièrement chaque année comme « Yassıada Demokrasi Adası olsun »

(« Yassıada soit l’île de la démocratie ») où les militants de Genç Siviller vont à Yassıada le 27

Mai de chaque année pour protester contre le coup d’État de 1960.152

À cette époque, nous

voyons aussi augmenter les manifestations sur des sujets autres que l’intervention militaire, mais

il faut tout de même souligner que presque toutes les contestations de Genç Siviller reprennent le

même discours prodémocratique qui met l’accent sur le désir d’assurer l’existence d’une sphère

politique civile. Par exemple, ces dernières années voient augmenter les manifestations contre les

pratiques juridiques. Même si ces dernières protestent contre des groupes autres que les

militaires, le motif reste semblable. C’est le désir d’assurer l’existence d’une scène politique

civile libre. Ce motif qui mobilise l’organisation pour protester contre les pratiques juridiques

apparaît même les slogans des manifestations : « Ya yargıtay partisi olun ya muhtıra vermeyi

151

Pour voir les détails de ces trois événements, voir : Cnn Türk, « Yaş krizi dış basında » (La crise de Yaş est dans la presse étrangère), publié le 6 août 2010, http://www.cnnturk.com/2010/dunya/08/06/yas.krizi.dis.basin

da/585878.0/index.html ; Cnn Türk, « Milli güvenlik siyaset belgesi kabul edildi. » (Le document de la politique de

sécurité nationale est accepté), publié le 22 Novembre 2011, http://www.cnnturk.com/2010/turkiye/11/22/

milli.guvenlik.siyaset.belgesi.kabul.edildi/597105.0/index.html; Ntvmsnbc, « Org. Balanlı tutuklandı. » (Le général Balanlı a été arrêté), publié le 30 Mai 2011, http://www. ntvmsnbc.com/id/252179 99. (Consulté le 20 juin 2011.) 152

Le 27 Mai 1960, l’armée prend le pouvoir par un coup d’état sous prétexte de « sauver la démocratie de la crise où il est tombé ». Dans le processus qui suit le coup d’État, les travaux de Demokrat Parti (DP) (Le parti démocrate)

-parti au pouvoir- sont interrompus et le parti est fermé le 29 septembre. Les membres de DP accusés de

l’abrogation de la constitution et de divers crimes sont jugés dans des procès qui ont eu lieu sur l’ile de Yassıada. Dans les procès de Yassıada commencés le 14 Octobre 1960 et terminés le 15 septembre 1961, 592 personnes sont

mises en accusation, dont 15 ont été condamnées à mort, 31 ont été condamnées à la prison à vie et 418 se voient

infliger des peines plus légères. Voir : Modernleşen Türkiye’nin Tarihi (L’histoire de la Turquie Modernisante),

op.cit., p. 351-362 ; Yeliz KIZILARSLAN, « 27 Mayıs darbesi kronolojisi ve Yassıada duruşmaları. » (Chronologie

du coup d’état de 27 Mai et les procès de Yassıada), Bianet, publié le 26 Mai 2010, http://www.bianet.org/

bianet/siyaset/107229-27-mayis-darbesi-kronolojisi-ve-yassi ada-durusmalari, le 14 juillet 2011.

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öğrenin » (Soit prenez le parti de la Cour de cassation, soit apprenez à donner un mémorandum),

« Juristokrasiye faks gönder » (Envoie une télécopie à la juristocratie), « Darbeci baro Taksim’e

hoşgeldin » (L’association du barreau putschiste bienvenue à Taksim). En effet, l’intervention

des cadres juridiques faisant partie du régime sécuritaire153 dans la sphère politique civile était un

des handicaps de la démocratie en Turquie mais avec l’effondrement du paradigme sécuritaire, la

justice aussi est en perte de vitesse ces dernières années. Le fait de s’opposer à l’intervention de

la justice n’est pas fait nouveau pour Genç Siviller ; cela montre plutôt que l’association continue

à tenir son discours prodémocratique fondé sur l’assurance de l’existence d’une sphère politique

civile, même si ce discours n’est plus vraiment de mise.

L’équilibre des pouvoirs en Turquie change du fait de l’affaiblissement du régime

sécuritaire. Á partir du début de 2009, on constate l’émergence d’AKP en tant que nouveau

pouvoir hégémonique ceci étant dû à l’effondrement du paradigme sécuritaire dominant depuis

1980. Ce nouveau pouvoir et sa tendance autoritaire de plus en plus visible, surtout après la

victoire du « oui » au référendum de la Constitution en septembre 2010, laissent présager de

nouveaux problèmes pour la démocratie en Turquie. Les problèmes contraignant le bon

fonctionnement de la démocratie déplacent l’axe civil-sécuritaire vers l’axe démocratique-

autoritaire. Ces nouveaux obstacles pour la démocratie qui se situent surtout sur l’axe

démocratique-autoritaire sont par exemple l’emprisonnement pendant de longues périodes, la

pression financière contre les médias, de nombreux procès intentés contre les journalistes, les

écoutes téléphoniques par la police, etc. Le nouveau défi pour les associations contestataires

n’est plus de se libérer du discours sécuritaire mais d’éviter les contraintes du nouveau pouvoir

hégémonique. Ces transformations de la sphère politique rendent nécessaires une nouvelle

approche du discours prodémocratique et l’apparition de nouvelles contestations de ces

nouveaux problèmes dans la société civile si nous voulons pouvoir parler d’une « vraie » société

civile contenant à la fois des weak publics et des strong publics.

Malgré l’affaiblissement de son discours mobilisateur, Genç Siviller ne trouve pas les

mots appropriés aux changements de la scène politique. Sa tentative de transformation du cadre

(frame tranformation) est un échec vis à vis des nouveaux enjeux du contexte politique. La

transformation du cadre est ainsi définie par Robert Benford et David Snow : il faut « changer les

anciennes compréhensions et significations et/ou en engendrer de nouvelles »154. Avec la

transformation de cadre, les mouvements cherchent « à fonder, à diffuser et à justifier de

nouvelles pratiques, ou à modifier les jugements de valeur des préjugés et des opinions en

153

Dorronsoro indique que la justice comme l’armée, la police et les services secrets fait parti de la sphère sécuritaire en Turquie. Voir : « Introduction, mobilisation et régime sécuritaire.», art. cit., p. 21. 154

Robert BENFORD, David SNOW,« Framing Processes and Social Movements: An Overview and Assessment », Annual Review of Sociology, Vol. 26 , 2000, p. 625.

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vigueur »155. Le fait que l’association n’arrive pas à transformer son cadre en ajoutant à sa sphère

d’action l’opposition aux nouvelles entraves de la démocratisation affaiblit son discours

prodémocratique et l’association est décriée par plusieurs milieux qui la disent proche du

pouvoir. L’élection d’un membre de l’association, Bilal Macit comme parlementaire d’AKP

intensifie ces critiques.156

L’association commence à inscrire son action dans le nouveau

paradigme dominant. Par exemple, l’élection d’un candidat indépendant soutenu par Barış ve

Demokrasi Partisi, BDP (Parti de la paix et de la démocratie) a été invalidée : en effet, Yüksek

Seçim Kurulu, YSK (Haut conseil des élections) ayant condamné la propagande d’une

organisation terroriste ; le candidat a été remplacé par un parlementaire d’AKP, selon les règles

de l’élection, et huit autres candidats élus aux élections de 2011, qui sont en détention provisoire,

attendent toujours leur libération pour siéger au Parlement.157

Genç Siviller, dont la cause

principale est la défense de l’existence d’une sphère politique civile, et qui a organisé plusieurs

manifestations pour protester contre l’intervention de l’armée et de la justice, a juste besoin cette

fois de faire connaître l’événement sur son site Internet, sans recourir à aucune manifestation. La

position de l’association dans la société civile et sa relation avec le pouvoir se trouvent modifiées

par le changement du paradigme dominant et cela nuit beaucoup au caractère contestataire de

l’association.

Cet échec de la transformation de cadre de l’action collective n’entraîne pas seulement

l’effondrement du caractère contestataire de Genç Siviller mais aussi une diminution de son

activisme ainsi que l’affaiblissement de l’enthousiasme de ses militants. Un militant décrit ainsi

l’effet de la dissolution du paradigme sécuritaire :

« Aujourd’hui Genç Siviller fait plutôt des discussions sur elle-même. Quatre vingt dix

pour cent. Qu’allons-nous faire et comment ? Ce n’est pas comme avant parce que le contexte de conflit n’est pas comme avant. Quand le chef d’état major montre le lance-

roquette en disant que c’est un tuyau, tu peux lui répondre très facilement. Nous lui répondons d’une façon ironique, en se moquant. Comme la Turquie est normalisée, ce type d’événement n’existe plus. Avec la normalisation, mon ambition s’est anéantie. Au

155

Daniel CEFAI, « Les cadres de l’action collective. Définitions et problemes. », in Daniel Cefaï et Danny Trom, dir., Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2001, p. 58. 156

Bilal Macit qui a été élu comme parlementaire d’AKP aux élections de 2011 est devenu le plus jeune parlementaire de TBMM. Un autre membre de Genç Siviller avait candidaté pour etre candidat de parlementaire d’AKP aux élections de 2002 mais le parti ne l’avait pas mis son nom au liste comme candidat de parlementaire.

Pour les informations sur ces deux faits voir : Le journal de Milliyet, « 27 yaşında Meclis’e girdi. » (Il est entré à l’assemblée à 27 ans), publié le 14 juin 2011. URL : http://siyaset.milliyet.com.tr/27-yasinda-meclis-e-girdi/siyas

et/siyasetdetay/14.06.2011/1402168/default.htm; Genç Siviller, İçeride Eylem Var (Il y manifestation dedans),

İstanbul, Hayykitap, 2007, p. 77-81. 157

Voir : Emre USLU, « What happened in the Hatip Dicle case ? », Today’s Zaman, publié le 22 Juin 2001.

http://www.todayszaman.com/columnist-248213-what-happened-in-the-hatip-dicle-case.html, consulté le 18 août 2011.

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fur et à mesure, la magie de notre rassemblement, l’esprit du contexte anormal ont disparu. »158

Ce passage à une période passive et la baisse d’enthousiasme des militants de Genç Siviller est

dû principalement à la dévalorisation de la cause entrainée par le changement du paradigme

dominant en Turquie et par le changement de la relation de l’association avec l’hégémonie et

l’émergence d’un nouveau pouvoir hégémonique.

Conclusion

Ayant ainsi analysé l’histoire du mouvement, nous constatons que Genç Siviller, qui est

formé d’un groupe de jeunes organisés autour d’une plateforme virtuelle et qui pratiquent

l’activisme en utilisant à la fois les réseaux télématiques et les formes de militantisme classiques,

émerge en tant qu’une association politique contestataire qui développe un cadrage libre de

l’idéologie sécuritaire. Dans ce processus Internet, outil de communication, accélère la

connectivité des membres et les relient aux nouveaux individus; c’est un répertoire d’actions qui

leur offre de nouvelles formes de manifestation, un média pour faire leur publicité et confère à

l’organisation une certain force qui les différencie des autres mouvements, mais cela ne suffit pas

à expliquer l’apparition du mouvement. Comme indique Tilly, « même à notre époque de haute

technologie, les médias n'ont pas en eux la cause des mouvements sociaux »159. L’association

réussit à élaborer un discours opposé au régime sécuritaire, principalement en bénéficiant de

l’opportunité politique née du conflit entre deux pouvoirs : le régime sécuritaire qui veut

maintenir son pouvoir hégémonique, et AKP qui désire de le supplanter. Elle devient populaire

parce qu’elle privilégie un répertoire d’actions sarcastique et spectaculaire. Mais le changement

d’équilibre des pouvoirs et l’émergence d’AKP comme nouveau pouvoir hégémonique change

évidemment la relation entre l’association et le pouvoir, entrainant une transformation dans la

position de Genç Siviller. En analysant le cadrage des manifestations, nous constatons que le

groupe ne recentre pas son discours prodémocratique en ce qui concerne le changement de

paradigme dominant. Même si à cause de ce changement en Turquie, les obstacles à la

démocratisation qui se situaient dans l’axe civil-sécuritaire se déplacent sur l’axe démocratique-

autoritaire, Genç Siviller continue de centrer leur discours prodémocratique sur l’opposition à

toute sorte intervention contre la sphère politique civile. Avec les changements du contexte

158

Extrait de l’entretien avec G1, le 14 Mars 2011. 159

Social Movements.1768-2004, op. cit., p.88

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politique, le caractère d’opposition de l’association s’effondre. Ceci correspond dans

l’association à un passage à une période passive comme nous le voyons par la diminution du

nombre des manifestations et les récits des militants au cours de nos entretiens. Même si le

passage de Genç Siviller à une période passive est dû aux changements de contexte politique, les

particularités du processus d’engagement et les caractéristiques des militants engagés dans

l’association influencent remarquablement l’enthousiasme de l’activisme de ses militants. Cela

nous amène à analyser les modalités du processus d’engagement et la carrière des militants ;

pour cela, notre objectif principal sera de comprendre comment Internet - une des particularités

remarquable de Genç Siviller- influence les militants en se posant à la fois comme une contrainte

et une opportunité.

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CHAPITRE II. MILITER A GENÇ SİVİLLER : PROCESSUS D’ENGAGEMENT

ENTRE CONTRAINTES ET OPPORTUNITES POSES PAR L’INTERNET

« La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux »

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe

Nous pensons que l’état actuel de l’organisation est le résultat de l’interaction des

spécificités macrologiques et micrologiques. Ayant procédé à la reconstituion de l’histoire de

Genç Siviller en tenant compte des spécificités du contexte politique de la Turquie, il nous faut

maintenant intégrer à la monographie de l’association les spécificités de sa structure et la carrière

de ses militants. L’importance de l’analyse biographique qui met l’accent sur la trajectoire des

militants et sur les déterminants de l’engagement de ceux-ci est soulignée par plusieurs auteurs.

« L’organisation est le résultat d’un équilibre ponctuel résultant de la coexistence d’individus

dont la présence n’est redevable ni à des mêmes déterminants individuels ni à des mêmes

contextes. »160, concluent Nonna Mayer et Olivier Fillieule. Par ailleurs, Frédéric Sawicki

souligne l’existence d’un processus de fabrication réciproque entre le groupe et les militants par

l’ajustement des particularités de l’organisation et du terrain où elle intervient et des

particularités des militants.161 Sawicki indique que d’une part, les militants donnent sa forme à

l’organisation, et d’autre part, l’organisation forme ses militants en renforçant l’intégration de

certains et en excluant la militance de certains autres par les modalités de son fonctionnement et

par les objectifs qu’elle s’assigne.162

Il est donc important de comprendre les particularités des

militants qui donnent sa forme à l’organisation et le processus d’engagement des militants au

cours duquel les militants engagés et ceux qui continuent de le rester à Genç Siviller sont

déterminés par diverses opportunités et contraintes posées par l’organisation.

Dans ce chapitre, nous allons essayer de comprendre l’influence des particularités du

fonctionnement de l’association -en nous concentrant sur l’utilisation d’Internet- et des

particularités de la carrière de ses militants sur les dynamiques de militantisme de Genç Siviller.

Ayant procédé à la reconstitution historique de l’association, nous avons constaté que

l’émergence de Genç Siviller en tant qu’association activiste et contestataire, et l’évolution de

son caractère et de l’intensité de son activisme dans le temps sont dues principalement aux

160

Nonna MAYER, Olivier FILLIEULE, « Introduction », Revue française politique, 51e année, no 1-2, 2001, p.21.

161 Frédéric SAWICKI, « Les temps de l’engagement. À propos de l’institutionnalisation d’une association de

défense de l’environnement. », in Jacques Lagroye, dir., La politisation, Paris, Belin, 2003, p.145-146. 162

idem.

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particularités du contexte politique et du positionnement de l’association par rapport à ce

contexte. En revanche, les dynamiques qui déterminent l’expérience de militantisme d’une

association ne peuvent être réduites aux particularités d’un contexte politique. Il faut aussi

prendre en compte les caractéristiques particulières de l’association et celles de ses militants : en

effet, chaque mouvement crée une position unique dans la société civile par rapport à ses

particularités subjectives et les particularités de l’association sont la projection des particularités

de ses militants. Pour cette raison, nous pensons nécessaire d’insister dans ce chapitre sur

l’influence des réseaux télématiques sur le militantisme de l’association, et sur l’engagement de

ses militants, et puisque Internet joue un rôle prépondérant dans la carrière des militants de

Genç Siviller que nous baptisons « génération Internet ». Nous pensons que même si l’utilisation

des technologies de l’information et de la communication, comme l’indique Charles Tilly,

n’entraine pas forcément l’émergence des mouvements sociaux163, elle pose à la fois des

opportunités et des contraintes qui influencent de façon significative les dynamiques des

mouvements et l’engagement des militants dans ces mouvements : on voit alors naître une

nouvelle forme de militantisme.

1- Modalités du processus d’engagement et utilisation des réseaux télématiques

a- Une association sans stratégie d’élargissement

Genç Siviller est une organisation comptant actuellement 50 adhérents actifs164 qui ont

entre 18 et 37 ans, dont la plupart sont « jeunes ». Même si ni le nombre d’adhérents actifs -25

filles et 25 garçons- ni l’enthousiasme de ses adhérents ne reste stable au cours du temps, il faut

souligner que l’une des caractéristiques immuables de l’association est le petit nombre de ses

adhérents. Genç Siviller ne vise ni à faire augmenter le nombre de ses adhérents ni à devenir une

organisation de masse. Lilian Mathieu admet que « l’appel à la mobilisation est un échec quand

il ne parvient pas à recruter au-delà du cercle étroit des activistes habituels ; à l’inverse, voir des

têtes inconnues rassembler sur une pétition des signatures inespérées, accueillir plus de monde

que prévu à la manifestation […] sont les indicateurs que la mobilisation “prend” ». Cela ne

vaut pas dans le cas de Genç Siviller, parce que le but de l’association n’est pas d’organiser de

163

Social Movements. 1768-2004, op. cit., p.88. 164

Nous considérons comme adhérents actifs de l’association, les membres de leur groupe interne yahoo où les militants discutent des manifestations à organiser. Les adhérents actifs sont peu nombreux mais cela n’est pas une preuve de faiblesse de l’organisation mais un choix conscient des militants. La population de notre échantillon est composée de 20 adhérents actifs.

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très grandes manifestations, mais d’organiser des manifestations efficaces qui vont influencer les

acteurs politiques en attirant surtout l’attention des médias. L’association préfère organiser des

manifestations demandant l’effort et la présence de peu de militants, en utilisant Internet comme

outil efficace. G20, militant, raconte : « Genç Siviller n’a pas de stratégie d’élargissement.

Pourquoi allons-nous élargir? Les manifestations de 5 ou 10 personnes représentent qui nous

sommes. Nous n’avons pas besoin de remplir les stades ou d’avoir des permanences dans les

endroits peu fréquentés de la Turquie. »165. Le petit nombre d’adhérents de Genç Siviller ne

signifie pas que l’organisation est faible, c’est plutôt le résultat d’un choix conscient des

militants qui prônent une stratégie de mobilisation différente de celle des mouvements «

classiques ».166

Le fait de privilégier un tel type de mobilisation a un effet déterminant sur les modalités

d’engagement. L’association ne cherche pas à multiplier ses adhérents ni à ouvrir des

permanences dans plusieurs villes de Turquie parce que ni la survie ni l’efficacité de

l’organisation en dépendent. Genç Siviller a un bureau unique à İstanbul.167 Ankara, capitale du

pays, représente l’épicentre politique de la Turquie ; en tant que tel, elle est significative pour

Genç Siviller, pourtant l’association préfère de ne pas y ouvrir de bureau parce qu’il serait

difficile de contrôler les initiatives de ses membres. Elle considère en fait que son image pourrait

souffrir de l’ouverture d’autres bureaux, en raison du manque de mécanisme de contrôle. En

effet, Genç Siviller n’a pas de structure formelle suffisante pour contrôler un corps militant élargi

et dispersé. L’association ne possède pas non plus de processus d’engagement institutionnalisé ni

de rites formels ; elle ne distribue pas non plus de cartes d’adhérents. Chacun invente sa propre

expérience d’engagement. G6, militant, raconte ainsi le processus d’engagement du groupe:

« Parfois nous organisons des petits-déjeuners. Les gens qui y participent sont liés au groupe.

Parfois ils viennent aux manifestations s’ils en ont envie. Il faut que ce soit un peu avec leur

volonté. Il faut qu’ils le veuillent. »168. L’intégration à l’association se fait par la participation de

chacun aux activités ou aux manifestations et allant à la permanence, mais le participant ne

s’intègre que lorsqu’il commence à prendre des responsabilités au sein du groupe. Les nouveaux

venus qui ont des compétences utiles à l’association comme le dessin graphique ou qui peuvent

créer un site Internet prennent plus facilement des responsabilités, ce qui accélère le processus

d’intégration. L’absence de ces compétences gêne vraiment à l’intégration à Genç Siviller, mais

165

Extrait d’entretien avec G20, le 12 Avril 2011. 166

Nous allons discuter en détail sur les stratégies de mobilisation et les répertoires d’action de l’association au chapitre 3. 167

Ils ont aussi un bureau à Bursa mais qui n’est pas actif, très peu de manifestations y ont été réalisées. Les

membres de ce bureau font partie d’un groupe virtuel différent. Donc, ils ne sont pas intégrés au mécanisme de prise de décisions de Genç Siviller. C’est pourquoi nous ne le prenons pas en compte dans notre étude. 168

Extrait d’entretien avec R.S., le 20 Mars 2011.

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ce n’est pas la seule contrainte rencontrée par les nouveaux venus. G8, un nouvel arrivant qui a

adhéré en décembre 2010 et qui dessine la plupart des affiches depuis son engagement, indique

qu’elle ne se sent pas encore partie du groupe; elle ajoute : « Il y a plusieurs raisons à cela. Je ne

connais pas encore tout le monde parce que beaucoup de choses se font par mail. Dans une

réunion, on voit 10 personnes alors que le groupe virtuel touche 65 personnes. [...] De plus, je

vois les autres seulement lors des réunions. A part ça, on n’a pas l’occasion de prendre un repas

ensemble, par exemple, ou de discuter de questions personnelles. Il me semble que c’est aussi

pourquoi je ne peux pas entretenir de relations avec les autres. »169. Comme le dit G8, une autre

lacune du processus d’engagement est la difficulté de tisser des liens avec les autres membres.

Certains sont amis depuis longtemps mais pour les nouveaux venus, la communication virtuelle

est un obstacle certain à l’amitié dans le monde « réel ». Le groupe virtuel est utilisé par

l’association comme outil de communication et mécanisme de prise des décisions, ce qui a une

influence à la fois positive et négative sur le processus d’engagement et sur l’enthousiasme des

militants. Cela nous amène à analyser l’effet d’Internet en tant qu’opportunité et contrainte dans

le processus d’engagement au sein de Genç Siviller.

b- Opportunité d’Internet: passage à une forme plus passive d’engagement sans se

sentir pour autant détaché

Le groupe de discussion formé sur Yahoo est une plateforme virtuelle où les membres de

l’association discutent des manifestations à venir et des détails de l’organisation de ces

manifestations. L’adhésion à Genç Siviller par l’inscription à cette plateforme virtuelle. G13, un

des fondateurs de l’association, explique : « Lorsqu’on s’inscrit au groupe interne Yahoo, on

devient pratiquement membre de l’association. À terme, quand on est invité par une chaine de

télévision ou bien lorsqu’un journaliste nous demande un entretien, celui qui parle au nom du

groupe est un des membres du groupe interne Yahoo. »170. Lorsqu’une personne adhère au

groupe de discussion virtuelle, elle adhère par là même à l’association, mais le groupe n’est ni

une simple liste d’adhérents ni une simple plateforme de communication de militant ; il

représente également le mécanisme décisionnel de l’association. Cette plateforme virtuelle est un

outil de communication interne et un mécanisme de décision -ce qui représente un obstacle à

l’intégration de nouveaux membres parce que la rencontre réelle des nouveaux membres et des

anciens est difficile- ; elle favorise par ailleurs la continuation de participation des anciens

169

Extrait d’entretien avec G8, le 21 Mars 2011. 170

Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011.

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59

membres en leur permettant de garder le contact avec l’association et de participer au processus

de décision. Cette plateforme virtuelle offre aux militants la possibilité de s’engager auprès de

l’association avec une faible intensité tout en restant en contact et en prenant part aux prises de

décisions. L’usage d’Internet augmente la connectivité des militants en leur permettant de

communiquer à moindre coût et plus rapidement. Les militants n’ont pas obligation de fréquenter

la permanence ni de participer aux réunions pour être actifs au sein de Genç Siviller. Pour rester

engagés auprès du groupe, il suffit qu’ils surveillent leurs mails fréquemment. En effet, grâce à

cette possibilité, les militants vivant à l’étranger ou en dehors d’Istanbul continuent à avoir le

sentiment de rester actifs comme s’ils étaient à İstanbul.

Ces particularités au sein de Genç Siviller rappellent le militantisme « post-it »171 dont

parle Jacques Ion. Ce concept représente une forme d’engagement « desserré » qui n’englobe pas

toute la vie du militant mais qui l’autorise à distancer son militantisme de sa vie personnelle.172

G3, membre de Genç Siviller, racontant son activisme au sein de l’association décrit une

expérience semblable à ce que Ion appelle le militantisme « post-it » : « Genç Siviller est

quelque chose que nous faisons en plus de notre vie. J’étudie, j’ai d’autres activités. Je ne peux

pas aller tous les jours à la permanence, mais je peux suivre tous les jours sur Internet la vie de

l’association»173 L’utilisation d’Internet pour communiquer et pour prendre des décisions permet

de réduire le coût d’engagement que Doug McAdam définit ainsi : « les dépenses de temps,

d'argent et d'énergie requises d’une personne engagée dans une forme particulière de

militantisme »174. Avec l’effondrement de la valeur de la cause principale de Genç Siviller, la

notion de réduction de coût d’engagement devient plus importante pour la survie de l’association

-la revendication de l’existence d’une sphère politique civile libre de toute intervention- compte

tenu des changements politiques en Turquie. Les militants de Genç Siviller hésitent à rester

s’engager à cause de la diminution de la pertinence de la cause catalyseur. Cette réticence que

nous sentons au cours de nos entretiens175

a pour effet le passage d’une période active à une

période passive. La diminution des manifestations, des réunions « offline » et la faible

fréquentation de la permanence sont autant d’indices de la passivité de cette période. G16,

membre du groupe, raconte:

171

Jacques ION, La fin des militants, Paris, Editions de l’Atelier,1997, p. 81. 172

idem. 173

Extrait d’entretien fait avec G3, 17 Mars 2011 174

« Recruitment to high-risk activism. The case of Freedom summer. », art. cit., p. 67. 175

Notre échantillon comprend seulement les adhérents actuellement engagés à Genç Siviller. Le choix de ne pas intégrer les militants désengagés est conscient car notre but est d’analyser la situation actuelle de l’organisation et de voir comment l’association s’est transformée avec les changements de contexte politique. Nous verrons pourquoi les

militants restent engagés malgré la réduction de la signifiance de la cause.

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« Avant, nous allions à la permanence presque tous les soirs; la Turquie était tellement agitée! Parfois nous faisions deux ou trois manifestations par semaine. […] Ces jours-ci,

je vais rarement à la permanence. Le nombre de nos réunions a diminué mais nous sommes en contact sur Internet. […] Ce n’est pas seulement moi. C’est l’époque où nous vivons. Je ne me considère pas détaché du groupe. Nous restons toujours en contact […] C’est la tendance générale. Par exemple, nous n’avons pas eu de réunions depuis longtemps. Auparavant nous en faisions régulièrement, parfois deux fois par semaine. Par

exemple, il se passait quelque chose de très important, tout le monde se réunissait ce soir-là. »176

.

Le changement d’atmosphère politique qui entraîne la perte de signification de la cause

principale de l’association n’aboutit pas à un désengagement important au sein de Genç Siviller

parce que les militants ne se sentent pas détachés et continuent de s’identifier à l’association.177

Ce « moment critique »178 se manifeste plutôt par une diminution de l’activisme de l’association,

où les militants consacrent moins de temps et d’énergie à Genç Siviller. En effet, « la

participation individuelle dépend d’abord des coûts et des bénéfices anticipés de l’action »179 ;

l’alternance d’équilibre des « incitations sélectives »180 de l’engagement peut conduire à une

baisse de l’engagement ou au désengagement pur et simple. Comme l’attirance de la cause est

une des incitations sélectives signifiantes qui conduit les militants s’engager et à le rester, nous

croyons que la réduction d’intensité de l’engagement des militants de Genç Siviller est

principalement liée à l’effondrement de la cause qu’ils défendent. La défense de la cause,

explique Daniel Gaxie, considérée noble et juste, a en général une grande valeur pour la plupart

des militants et les autres rétributions dont l’appropriation est liée à l’engagement à la défense de

cette cause tendent à s’effondrer avec la diminution de la signification de cette cause

défendue.181 Même si la cause pour laquelle les militants de Genç Siviller luttent continue selon

eux de rester noble et juste182, sa défense devient superflue avec les développements dans l’axe «

démocratique-sécuritaire » qui sont produits entraînant la perte d’influence du régime sécuritaire

en Turquie ; les rétributions du militantisme au sein de Genç Siviller ont donc largement

diminué. Malgré cela, les militants sont toujours engagés mais l’intensité de leur engagement

176Extrait d’entretien avec G16, le 31 Mars 2011. 177Pour une analyse détaillée du processus de désengagement, voir : Olivier FILLIEULE, dir., Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005 178

Cité in Catherine LECLERQ, « Raisons de sortir ». Les militants du parti communiste français, in Olivier

Fillieule, dir., Le désengagement militant, Paris , Belin, 2005, p.147. 179

Olivier FILLIEULE, Cécile PECHU, Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, Paris, L’Harmattan, 1993, p.83. 180

Mancur OLSON, Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978, p.73-74. 181

Daniel GAXIE, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Swiss Political Review, Vol

11, no 1, p.184-185

182 Le fait qu’il existe encore des nouveaux militants désireux de s’engager à l’association montre aussi que cette

cause est encore considérée noble et juste et que l’association continue de soutenir une popularité non négligeable. Il faut aussi prendre en compte qu’en plus de tous les autres facteurs que nous citons dans cette section, le fait que la

cause continue d’être considérée même si sa défense devient superflue et que l’association continue d’être populaire influence évidemment le fait que les militants préfèrent rester passifs plutôt que se désengager.

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baisse. L’engagement d’un militant, admettent Florence Passy et Marco Guigni, est plus stable

quand ses sphères de vie et d’engagement sont reliées l’une à l’autre ; en conséquence, lorsque

que le militant a une sphère d’engagement isolée de sa vie, la qualité de son activisme s’en

trouve affectée, il peut même se désengager.183 L’engagement à Genç Siviller est une forme d’«

engagement distancié »184 caractérisé par l’établissement de liens distendus ; avec l’association

permettant une séparation entre les sphères de vie et d’engagement ; c’est pourquoi la perte

d’attirance de la cause a un effet notoire sur l’activisme des militants. Les militants sont moins

engagés mais il ne se désengagent pas non plus. Nous pensons qu’une des choses qui évite le

désengagement est que les modalités d’engagement de Genç Siviller et l’usage des réseaux

télématiques permettent une forme d’engagement distancié qui facilite la communication avec le

groupe par Internet et la participation à la prise des décisions sur Internet. L’utilisation d’Internet

comme outil de communication et mécanisme de décision permet une liaison différente entre la

sphère de vie et d’engagement. Tout d’abord Internet permet de réduire les coûts de l’activisme

en diminuant le temps et l’énergie sacrifiés au militantisme. Les militants n’ont pas besoin de

fréquenter autant la permanence ; ils surveillent simplement leurs mails régulièrement, souvent à

partir même de leur téléphone portable. Les militants n’ont pas besoin d’organiser leur vie autour

de leur engagement politique mais ils adaptent plutôt leur sphère de militantisme à la vie

quotidienne. L’importance de « biographical availability »185 (disponibilité biographique) que

Doug McAdam cite comme facteur significatif pour l’engagement des militants peut être réduit

dans les groupes comme Genç Siviller qui intègrent Internet dans leur sphère de militantisme. La

disponibilité biographique est définie par McAdam comme l’« absence de contraintes

personnelles pouvant augmenter les coûts et les risques de la participation à un mouvement

comme l’emploi à plein temps, le mariage et les responsabilités familiales »186 ; or la

disponibilité biographique est réduite dans une certaine limite dans le cas de Genç Siviller, car

l’existence de ces contraintes personnelles n’influence pas l’engagement des militants autant

qu’elle l’influence dans le cas des formes « classiques » d’engagement. Même si la plupart des

militants sont disponibles biographiquement parce qu’ils sont étudiants, qu’ils ne sont en général

pas mariés, nous constatons que les militants qui commencent à travailler à plein temps, qui se

marient, qui vivent dans une autre ville ou dans un autre pays se sentent aussi actifs qu’ils 183

Florence PASSY et Marco GUIGNI, « Life-spheres, networks and sustained participation in social movements. A

phenomenological approach to political commitment. », Sociological Forum, Vol. 15, no. 1, March 2000, p.123. 184

Selon Jacques ION « l’engagement distancié » se caractérise par « l’affaiblissement du nous. La plus grande

autonomie des personnes par rapport aux réseaux, un fonctionnement interne moins collectivisé et moins anonymisé, un moindre formalisme juridique, un moindre emploi du nombre comme moyen de revendication, des actions

souvent pensées comme des « coups », l’exigence accrue de technicité, une participation davantage à la carte, une plus grande intermittence des adhésions, un moindre souci d’implantation durable et massive, l’utilisation des compétences personnelles. Un autre rapport au temps. » [La fin des militants, op. cit., p.79]. 185

« Recruitment to high-risk activism. The case of Freedom Summer », art. cit., p. 70. 186

ibid.

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l’étaient auparavant et autant que les autres militants. Ces militants soulignent en général qu’ils

se sentent toujours actifs parce qu’ils continuent d’être en contact avec le groupe, de participer à

la prise de décisions et la plupart pensent que se rendre à la permanence et participer aux

réunions n’est pas indispensable pour être actif. Nous pensons, comme Snow et al.187

, que la

structure de l’organisation, dont la forme est influencée dans le cas de Genç Siviller de façon non

négligeable -par l’usage des réseaux télématiques comme outil de communication et de prise de

décision- semble très déterminant dans le processus d’engagement. Cet usage des réseaux

télématiques permet aux militants d’adopter une forme de militantisme distancié de faible

intensité qui rend possible un passage à une période passive sans entrainer de détachement tout

en permettant la diminution du coût d’engagement et l’adaptation de la sphère de militantisme

aux exigences de la vie quotidienne des militants ; de cette façon, l’usage d’Internet dans la

sphère de militantisme permet de prévenir dans une certaine limite le désengagement des

militants bien que les rétributions du militantisme soient en baisse, en raison de la dévalorisation

de la cause principale de l’association ou en raison du changement de disponibilité biographique

des militants.

c- Contrainte d’Internet : impasse de passivité et émergence d’une demande de

changement

Cette facilitation de la connectivité des militants par l’usage d’Internet dans la sphère du

militantisme ne représente pas seulement une opportunité, c’est aussi une contrainte. Même si la

possibilité de se connecter de façon confortable, plus rapidement et à moindre coût, quand la

motivation des militants à s’engager diminue en raison du changement des rétributions, ils

restent engagés même s’ils y montrent moins d’enthousiasme ; par ailleurs, cela favorise la

tendance à la passivité des militants. L’effondrement de la valeur de leur cause n’entraîne pas

seulement une réduction d’activisme de Genç Siviller et d’intensité d’engagement des militants

mais aussi un besoin de changement du groupe. Les militants qui sont conscients de la baisse de

la signification de leur cause et de la passivité de l’association discutent de la possibilité de

transformer l’association ; en effet, même si Internet permet une forme plus distanciée

d’engagement et évite dans une certaine limite le désengagement, il accroît la tendance passive

de l’association en provoquant un relâchement chez les militants. Ces derniers pensent qu’ils

sont suffisamment actifs en suivant le groupe virtuel, n’éprouvent pas le besoin de fréquenter la 187

David A. SNOW, Louis A. ZURCHER et Jr. Sheldon EKLAND-OLSON, « Social networks and social

movements. A microstructural approach to differential recruitement. », American Sociological Review, Vol. 45, no 5,

octobre 1980, p. 789.

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permanence ni de participer aux manifestations ou de prendre des responsabilités. Cette tendance

est renforcée lorsque les rétributions du militantisme au sein de Genç Siviller diminuent ou

lorsque la disponibilité biographique des militants change. L’adoption de cette forme d’activisme

« confortable » et relâché accroît la passivité due au manque d’attirance de la cause. G18, un des

fondateurs de l’association, raconte ainsi la situation actuelle de Genç Siviller:

« Le noyau de l’association devient plus dur quand nous faisons une manifestation qui a

du succès mais il peut éclater si nous ne faisons rien. Être membre d’un groupe sur Internet entraîne un relâchement. A la longue, ce relâchement endommage l’association. C’est un soulagement, nous ne sentons pas le poids d’une institution sur nous mais d’un

autre côté, cela pose problème. Cela veut dire aussi ne plus voir l’horizon. Pour cette

raison, nous nous posons la question de l’avenir de l’association. »188.

Le fait de « rester sans horizon » incite les militants à réfléchir à différentes manières de

transformer la structure du groupe. Cette transformation concerne plutôt la forme de

l’organisation. Les militants discutent les options de transformation de Genç Siviller en une

association plus professionnelle, un « think tank », un groupe de pression, voire un parti

politique. Le groupe organise plusieurs discussions internes sur ce sujet auxquelles ils invitent

aussi les auteurs, les académiciens pour demander leurs idées. Même si les militants désirent

transformer la structure de l’organisation afin de résoudre le problème de passivité, le facteur

crucial est lié plutôt au contenu qu’à la forme. L’association n’arrive pas à remplacer la cause

dont la valeur s’est effondrée en raison des changements du contexte politique par une nouvelle

cause qui aurait une valeur similaire pour les militants et la capacité d’attirer tous les membres

du groupe et qui pourrait inciter à augmenter l’intensité de l’engagement au sein de Genç

Siviller. L’association dont le cadre activiste est déterminé par un discours prodémocratique

centré sur la défense d’une sphère politique civile libre de toute intervention, n’arrive pas à

transformer son cadre par rapport au changement du paradigme dominant qui transpose les

obstacles à la démocratisation de l’axe démocratique-sécuritaire à l’axe démocratique-autoritaire.

L’association n’arrive ni à recentrer sa cause dans ce nouvel axe ni à développer une nouvelle

cause séduisante en raison des particularités des militants engagés et de leur faible

homogénéisation au sein de l’association, car l’engagement à Genç Siviller n’entraîne pas une

structuration d’identité des militants de façon significative ; la cause manque d’intensité parce

qu’elle sépare la sphère de vie et de militantisme et parce que les rencontres réelles des membres

reste limitées en raison de la communication interne du groupe fondée sur une plateforme

virtuelle. Même si le groupe s’unifie autour d’un discours prodémocratique mettant d’avantage

l’accent sur l’existence d’une sphère politique civile, les militants continuent de rester d’accord

188

Extrait d’entretien avec G18, le 7 Avril 2011.

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sur certains sujets comme l’« idéologie »189 du groupe -que nous pouvons nommer « être

démocrate »190- ne touche pas la dimension économique des problèmes et permet l’intégration

dans le groupe des militants de tendances politiques différentes –à l’exception des fascistes, des

nationalistes et des kémalistes. C’est la raison pour laquelle l’association ne peut pas organiser

de manifestations sur des sujets économiques ; ils préfèrent par exemple rester silencieux comme

dans le cas des ouvriers de TEKEL. De plus, Genç Siviller ne peut pas recentrer son discours

prodémocratique sur l’opposition aux tendances autoritaires du nouveau pouvoir hégémonique,

car l’association intègre à la fois des militants qui se sentent proches du pouvoir et d’autres qui

s’opposent au pouvoir. Voici le cas où l’organisation préfère ne pas protester lorsque les

autorités censurent un livre qui n’est même pas terminé191 : elle ne peut pas formuler une

nouvelle cause centrée sur la contestation du renouveau de la tendance autoritaire. Les militants

du groupe ont des idées divergentes sur le sujet, l’association n’organise pas de manifestations ;

sur le site Internet de l’association, il y a simplement un lien vers le site Web du livre.

En résumé, l’usage d’Internet qui facilite la connectivité des militants pose aussi certaines

contraintes au militantisme de l’association ; il provoque chez les militants un relâchement qui

intensifie leur tendance passive, il occasionne un faible niveau d’homogénéisation qui rend

difficile la transformation du cadre des pratiques protestataires et empêche de sortir de la

passivité ; de plus, comme nous avons évoqué au début du chapitre, l’usage d’Internet présente

des difficultés pour l’intégration des nouveaux membres parce qu’il limite le contact des

nouveaux et des anciens militants dans le monde réel. En revanche, l’activisme de Genç Siviller

n’est pas influencé seulement par les modalités d’engagement où Internet joue un rôle important

(en tant qu’opportunité et contrainte) ; nous allons nous intérersser maintenant aux militants

appartenant à la « génération Internet », ceux qui privilégient une forme de militantisme

intégrant Internet.

189

Par « idéologie » nous ne désignons pas les courants de pensée comme le marxisme, le fascisme, le

communisme etc. puisque le groupe n’est proche d’aucun de ces courants de pensée. « Idéologie » désigne l’ensemble des idées cohérentes du groupe. 190

Nous baptisons leur « idéologie » «démocrate » parce que la plupart des militants parlent de l’importance d’essayer d’être démocrate et sept militants de notre échantillon sont plutôt démocrates. 191

Guillaume PERRIER, « Turkish authorities lauch raids to censor book before publication. » ,Guardian weekly,

5 Avril 2001, http://www.guardian.co.uk/world/2011/apr/05/turkey-censorship-ahmet-sik-perrier, le 31 Juillet 2001.

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2- Qui s’engage à Genç Siviller: analyse de la carrière militante d’une « génération

internet »

L’émergence d’un groupe contestataire ou sa transformation au fil du temps n’est pas

seulement la conséquence d’un contexte politique ou de particularités structurelles de

l’organisation. Il est essentiel d’analyser les particularités des militants si l’on veut comprendre

la situation actuelle du groupe. En effet, il existe un processus de fabrication réciproque entre le

groupe et les militants, au cours duquel les militants fabriquent le groupe et inversement.192

Pour

cette raison, il nous paraît indispensable d’intégrer l’analyse de la carrière des militants qui ont

adhéré à l’association, en partant d’entretiens semi-directifs conduits avec une vingtaine de

militants de Genç Siviller ; il semble que ces carrières ont eu une forte influence sur

l’organisation telle qu’elle existe aujourd’hui. En analysant la carrière des militants, nous

insisterons surtout sur l’effet d’Internet sur l’expérience militante des adhérents.

Nous avons constaté que l’utilisation des réseaux télématiques dans la sphère du

militantisme influence de façon significative à la fois positive et négative l’expérience de Genç

Siviller, mais qu’est-ce qui pousse l’organisation à privilégier l’usage d’Internet dans la sphère

de militantisme en tant qu’outil de communication, espace de prise de décision et répertoire

d’action alors que d’autres associations ne l’utilisent pas aussi régulièrement ni aussi

efficacement? En analysant la carrière des militants, nous allons montrer la relation entre le fait

de privilégier l’usage d’Internet dans la sphère de militantisme et les particularités de la carrière

des militants.

a- Un corps de militants peu homogène

Le corps militant de Genç Siviller n’est pas très homogène. Les militants de l’association

ont des orientations politiques différentes à bien des égards. A la manière d’Anne Muxel qui voit

un « affaiblissement de la lecture idéologique du monde »193, nous constatons qu’une grande

partie de notre population ne se situe pas sur l’axe gauche-droite. La population des militants que

nous avons interrogés se disent « démocrates » (sept militants), « libéraux » (quatre militants),

« libéraux de gauche » (deux militants), « de gauche » (trois militants). De plus, certains d’entre

eux (quatre militants) préfèrent ne pas définir en un seul mot leur orientation politique. Par

192

Pour une analyse détaillée voir : « Les temps d’engagement. A propos d’institutionnalisation d’une association de

défense de l’environnement. », op. cit. 193

Anne MUXEL, Avoir 20 ans en politique. Les enfants du désenchantement, Paris, Seuil, 2010, p. 104.

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exemple, un des militants dit : « Je n’arrive pas à expliquer ma tendance politique avec des mots

familiers. Je sais que je ne suis pas nationaliste. Je suis conscient que je ne suis pas socialiste.

C’est plus facile de dire ce que je ne suis pas.»194. Puisque les militants de Genç Siviller ont des

orientations politiques différentes ; il sera plus facile de définir le groupe en se concentrant sur ce

qu’il n’est pas, à la manière de G13. Genç Siviller est un groupe composé de militants qui ne

sont ni nationalistes, ni fascistes, ni communistes, ni kémalistes. Les militants sont d’accord sur

certains sujets comme l’opposition à l’intervention dans la sphère civile, ou l’opposition aux

tendances nationalistes, qui forment le cadre des pratiques contestataires de l’association et se

rapprochent au fur et à mesure où ils restent engagés au sein de l’association ; en ce qui concerne

les sujets en dehors du discours prodémocratique centré sur la défense d’un espace politique civil

libre, les idées des militants restent divergent. Par exemple, ils n’ont pas réussi de consensus sur

la dimension économique des problèmes politiques et sociaux et se positionnent différemment

par rapport au pouvoir en place - aujourd’hui, le pouvoir hégémonique en Turquie. Certains sont

proches du AKP, comme, par exemple, un membre qui est devenu député d’AKP, aux élections

de juin 2011 ; certains autres adoptent une approche plus critique envers les pratiques du

pouvoir. Nous constatons que l’identité collective –qui existe « lorsque le sens que chaque

individu a ce qu’il est devient un sens partagé par les coparticipants à l’action »195- est très faible

chez Genç Siviller. Même s’il existe une certaine forme d’homogénéité entre les membres de

l’association en raison de l’influence des facteurs comme la participation aux conférences

organisés par l’association, les discussions entre militants, la lecture du même journal196, c’est

une homogénéité limitée encadrée par le discours prodémocratique de l’association fondé

principalement sur l’opposition à toute intervention dans la sphère politique civile. Par exemple,

les militants qui s’engagent dans l’association, en raison de leur sensibilité aux interventions

faites dans l’espace publique et dans la sphère politique sous prétexte de protéger la laïcité,

commencent à se sensibiliser aux autres interventions faites sous d’autres prétextes comme celle

de la question kurde. C’est la sensibilité à l’intervention dans la sphère politique civile qui

détermine leur cadre principal de mobilisation et comme les membres ont un faible niveau

d’homogénéisation, le changement de cadre par rapport aux changements du contexte politique

devient difficile.

194

Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011. 195

Olivier FILLIEULE, « L’analyse des mouvements sociaux. Pour une problématique unifiée. », in Olivier Fillieule, dir., Sociologie de la Protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine, Paris,

L’Harmattan, 1993, p.39. 196

Il est à noter que tous les membres de l’association, sans exception, lisent le journal Taraf (Coté) , quotidien

publié depuis 2007 qui donne principalement des nouvelles opposées au régime de tutelle et contre l’armée, et prend

comme modèle certains auteurs de ce journal.

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Même si les militants ne se positionnent pas sur l’axe gauche-droite, nous constatons,

comme l’indique aussi Anne Muxel, que « les mécanismes traditionnels de la socialisation

politique fonctionnent bien. Le rôle prépondérant de la famille dans ce domaine, et tout

particulièrement son influence sur la constitution d’orientations politiques, est toujours

confirmé. »197. Nous voyons que les militants qui définissent leur tendance politique à « gauche »

ou « libéral de gauche » viennent en général de familles qui ont une orientation politique se

situant près de la gauche ; les autres militants viennent plutôt de familles se situant plus à droite -

« conservateur », « islamiste » ou « centre-droit »-. Ce qui est remarquable c’est qu’un grand

nombre de militants disent que leurs parents sont sensibles à la question kurde ou aux problèmes

de démocratisation ; de plus, certains soulignent que leurs parents sont à la fois conservateurs et

démocrates. Même si leurs familles sont de tendances politiques différentes, ils sont en général

sensibles aux causes défendues par Genç Siviller. En revanche, s’il existe une certaine continuité

entre les tendances des militants et de leurs familles, il existe aussi des points de rupture. Les

militants critiquent certaines tendances de leurs parents, comme ceux dont les parents se

rapprochent de la gauche tout en étant kémalistes et racontent qu’ils étaient jadis proches du

kémalisme mais ils critiquent maintenant l’opinion de leurs parents.198

Même si les orientations politiques des adhérents de Genç Siviller sont différentes en

certains points, nous admettons qu’à l’égard du capital économique et social, le groupe est plus

homogène. Les militants appartiennent en général à la classe moyenne, leur niveau d’éducation

est élevé -études universitaires, master- et un grand nombre ont quitté la province pour venir

faire leurs études à Istanbul (13 militants dans notre échantillon). En effet, nous constatons que

les militants de Genç Siviller constituent une population qui utilise Internet plus fréquemment.

De par leur âge199 ils assimilent et utilisent plus facilement les nouvelles technologies de

communication et d’information ; grâce à leur situation économique et leur niveau d’éducation,

ils disposent des moyens financiers nécessaires pour accéder à ces nouvelles technologies. Ce

facteur est important car ces technologies ne sont pas réparties de manière égale, et comme

l’indique Charles Tilly, « les communications électroniques relient les militants des mouvements

sociaux de façon sélective à la fois entre pays et au sein des pays»200. C’est en fait l’orientation

(l’âge, le capital économique et social) des militants de Genç Siviller qui influence l’utilisation

intense et efficace de cette technologie dans la sphère du militantisme de l’association.

197

Anne MUXEL, « Seuils d’entrée en politique : entre héritage et expérimentation. », in Alessandro Cavalli et

Olivier Galland, dir., L’allongement de la jeunesse, Poitiers, Actes Sud, 1993, p. 162. 198

Cette critique de l’idéologie kémaliste forme une des sphères de mobilisation de Genç Siviller et les groupes kémalistes sont un des groupes contre lesquels se mobilise Genç Siviller. 199

Comme nous l’avons déjà évoqué, les statistiques de TUİK montrent que l’utilisation d’Internet en Turquie est plus répandue entre les jeunes. 200 Social Movements. 1768-2004., op. cit., p.104.

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b- Les adhérents n’ont pas de passé militant

L’engagement politique, indique Pascal Perrineau, « implique le passage à l’acte;

s’engager politiquement consiste essentiellement à avoir une activité politique (des activités les

moins intenses: inscription sur les listes électorales, aux activités les plus intenses : adhésion à un

parti) »201. Quand nous analysons le passé de l’engagement politique des militants de Genç

Siviller, nous remarquons que leur engagement politique reste plutôt limité, avec des activités

moins intenses, et se caractérisent chez la plupart des militants par une non-adhésion. Une

écrasante majorité de notre population n’a pas appartenu à une organisation politique ni à un

parti politique avant de s’engager à Genç Siviller. Seulement quatre militants déclarent qu’ils se

sont engagés dans une organisation politique ou dans un parti politique avant leur adhésion à

cette organisation et deux militants soulignent qu’ils se sont trouvés dans des groupes politiques

dans le cadre de projets, même si Genç Siviller est leur première expérience militante. Nous

voyons deux raisons déterminantes qui ont empêché le passage à l’acte des adhérents avant

d’adhérer à Genç Siviller. L’une d’elles est le regard sceptique envers l’activisme politique que

la Turquie continue de porter depuis le coup d’État de 1980, qui empêche de préférer l’option de

« voice »202. La répression violente à cette époque a donné à l’activisme une image d’activité

dangereuse. Lors des entretiens, nous comprenons que l’idée de danger que représente

l’activisme est présente chez certains militants et surtout chez les parents de ces militants. Une

d’entre eux, G3, raconte qu’elle n’était pas active politiquement quand elle était à l’université car

sa mère lui conseillait toujours de ne pas de se mêler de politique ; G3 ajoute qu’à cause du

traumatisme causé à l’époque de coup d’état, sa mère avait peur qu’elle n’arrive pas à finir ses

études si elle se mêlait de politique . Certains autres militants disent qu’ils n’ont pas dit

immédiatement à leurs parents qu’il s’étaient engagés à Genç Siviller pour qu’ils n’aient pas

peur; certains autres soulignent que leurs parents s’étaient opposés à leur adhésion. G12 vivait à

İzmir quand elle était au lycée et suivait le groupe sur Internet au sein du groupe externe Yahoo.

Elle dit:

« Je disais toujours que si un jour j’étais acceptée dans une université à Istanbul, j’irais à Genç Siviller. [..] Mon père me disait de faire des recherches sur le groupe. Je suis venue

à Istanbul pour l’université. Quand mon père est venu me rendre visite, nous sommes

allés pour la première fois ensemble à la permanence, pour voir le groupe ensemble. […] Ma mère avait des doutes, comme c’était quelque chose de politique. Une fois, nous

201

Pascal PERRINEAU, « Introduction », in Pascal Perrineau, dir., L’engagement politique. Déclin ou mutation?

Paris, Presses de la FNSP, 1994, p. 13. 202

Albert O. HIRSCHMAN, Exit, voice, and loyalty. Responses to decline in firms, organizations, and states,

Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1970.

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avons regardé un programme de télévision auquel quelques membres du groupe étaient invités. Elle les a aimés. Elle m’a autorisée à aller à la permanence. Ensuite, j’y ai aussi

emmené ma mère. »203

En raison du traumatisme causé par la répression violente des années 1980, l’activisme est

considéré une activité dangereuse ; ce n’est pas la seule chose qui a poussé les militants à être

moins actifs avant d’entrer à Genç Siviller. Il existait un autre obstacle : la plupart des militants

ne trouvaient pas de groupe politique proche de leur orientation politique. Les militants de Genç

Siviller ne sont pas apolitiques avant leur engagement ; certains soulignent même qu’ils avaient

envie de s’engager dans une organisation politique avant leur adhésion à Genç Siviller, mais

qu’ils n’arrivaient pas à s’identifier à un groupe. Par exemple, G16, militante, explique qu’elle

voulait s’engager dans un mouvement mais qu’en ce temps-là, tous les groupes étaient trop

radicaux pour elle ; une autre adhérente, G20, explique ainsi ses raisons :

« Je ne suis pas de gauche, je ne l’ai jamais été. Cela ne veut pas dire qu’être de gauche est mauvais. En Turquie, la gauche a le monopole des mouvements progressifs. Dans ce

pays, ce sont en général les gauchistes qui défendent la question kurde, le problème arménien. Ces problèmes sont abordés dans les mouvements de gauche, mais je ne me verrais pas y appartenir. Ils ne me reconnaîtraient pas non plus comme un d’entre eux. À Genç Siviller, il existe un non-sol demokratlık (le fait d’être démocrate sans être de gauche). Quand je suis venue ici, j’ai dit “ouiˮ. »204

.

Ce ne sont pas seulement les membres qui ont préféré la non-adhésion politique avant leur

engagement à Genç Siviller qui ont souffert de ce problème d’identification ; même les membres

qui ont un passé militant soulignent qu’en général ils ne s’identifiaient pas avec les groupes dont

ils faisaient partie avant de rejoindre Genç Siviller, et qu’ils n’étaient pas très actifs dans ces

groupes. Nous pensons que la question de l’adhésion à une organisation politique –différente de

Genç Siviller- avec laquelle ils peuvent s’identifier persiste encore; seulement quatre militants de

notre échantillon sont actifs aujourd’hui dans une autre organisation politique. Même si Lilian

Mathieu suggère que la dynamique du militantisme conduit les individus engagés dans une cause

à multiplier ses engagements grâce aux connexions des réseaux et des terrains de luttes 205

, nous

ne voyons pas de tendance semblable chez les militants de Genç Siviller. Les militants de

l’association ne sont en général pas « multicartes »206 et même l’affaiblissement de la cause ne

les pousse pas forcément à s’engager dans d’autres organisations. Seulement deux membres de

notre échantillon cherchent à utiliser l’énergie et le temps qu’ils sacrifient à l’activisme au sein

203

Extrait d’entretien avec G12, le 22 Mars 2011. 204

Extrait d’entretien avec G20, le 12 Avril 2011 205

Lilian MATHIEU, Comment lutter? Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Textuel, 2004, p. 82 206

idem. Même si presque tous les militants sont membres de Taraf Okurları Derneği (L’association des lecteurs de Taraf), c’est en fait une association fondée par les membres de Genç Siviller.

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de Genç Siviller pour le compte d’une autre organisation, sans toutefois se désengager de Genç

Siviller. L’un de ces militants dit que la raison de sa « reconversion » correspond à un

changement dans ses priorités à cause de l’affaiblissement de la cause de Genç Siviller. Il dit :

« Je crois que la phase finale est dépassée. Je pense qu’il y a eu rupture dans la régime de tutelle.

Selon moi, l’horizon du soir irrévocable (dönülmez akşamın ufku) est arrivé. Après cela, ma

priorité est de trouver des alternatives démocratiques au gouvernement. Maintenant, je suis aussi

membre d’un parti politique, d’Eşitlik ve Demokrasi Partisi (Parti de l’égalité et de la

démocratie) »207. L’autre, nouvelle militante indique qu’elle pense à s’engager ailleurs parce que

Genç Siviller est devenue trop passive.

Plusieurs recherches montrent, indique Lilian Mathieu, que « le militantisme est une

activité qui exige, mais aussi qui permet d’acquérir, un certain nombre de compétences

spécialisés »208 nécessaires à la fois pour organiser des manifestations effectives, des

conférences, des réunions etc., et pour assurer la continuation de l’association -en recrutant des

nouveaux membres, en les mobilisant etc.-. La plupart des militants de Genç Siviller ne

possèdent pas ces compétences quand ils arrivent au groupe et après leur adhésion, comme la

plupart des militants ne sont pas multicartes, leur processus d’acquisition des expériences est

plus difficile que d’autres militants. Nous pensons que ce manque d’expérience préalable de

militantisme des adhérents est aussi un facteur qui rend difficile de secouer la passivité de

l’association et des militants.

c- Trois générations différentes au sein de l’association

En analysant les entretiens avec 20 adhérents de l’association, nous repérons trois

générations de militants engagés au sein de Genç Siviller arrivées à différentes époques.209 Ceux

qui ont adhéré à la même époque ont des caractéristiques similaires importantes pour notre

étude ; nous avons donc décidé de catégoriser ces militants en termes de générations, en tenant

compte de leur date précise d’adhésion, en s’inspirant du modèle adopté par Cécile Péchu dans

207

Extrait d’entretien avec G1, le 14 Mars 2011. 208

Lilian MATHIEU, Comment lutter ? Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Textuel, 2004, p. 81. 209

Les trois générations que nous retenons au sein de Genç Siviller sont catégorisées ont des similarités. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de divergence entre les membres de ces catégories, ni d’exceptions dont l’analyse au

sein d’une même catégorie. De plus, il faut souligner que notre échantillon intègre seulement les militants actuellement engagés à Genç Siviller mais pas ceux qui se sont désengagés. Ces catégories ne concernent pas les militants désengagés, mais comme notre analyse cherche à comprendre l’état actuel de l’association et sa difficulté à échapper à la passivité, nous pensons qu’il ne serait pas pertinent d’intégrer à notre analyse le parcours des militants désengagés.

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son article « Les générations militantes à droit au logement »210. Notre catégorisation ne tient pas

compte initialement de l’âge des militants ; elle se différencie de la notion de « génération »211

définie par Mannheim ; elle examine trois catégories que nous avons repérées par rapport à leur

groupe d’adhésion mais nous constatons que chaque catégorie correspond aussi à une tranche

d’âge différente. Au sein de Genç Siviller, nous voyons coexister trois générations appartenant

chacune à un groupe d’âge différent et ayant un rapport d’engagement particulier à Genç Siviller.

- Les « fondateurs »

La première génération que nous nommerons les « fondateurs »212 compte des militants

ayant rejoint le groupe dans les années 1999 à 2004. Ils ont formé le groupe en mobilisant

d’abord une association d’étudiants, en organisant un forum le 19 mai de chaque année jusqu'en

2004, et en fondant l’association de Genç Siviller. Les militants de cette génération ont entre 32

et 37 ans. Nous les appelons aussi « adultes » : ils vivent sans dépendre de leurs parents, sont

mariés et sont employés à plein temps. Les événements politiques qui les ont poussés à l’acte est

la réalisation de la force d’inertie de l’État lors du tremblement de terre de 1999 et leur voyage

dans le Sud-Est de la Turquie. Les fondateurs transforment l’association étudiante d’ODTÜ dont

ils étaient membres en une association politique activiste. L’organisation d’un forum, Buluşma

Formu, constitue aussi leur premier acte militant213

. Les fondateurs soulignent lors des entretiens

qu’ils étaient toujours politisés mais qu’avant de rejoindre Buluşma Formu, ils n’avaient jamais

été membres d’un parti ni d’une organisation politique. Seul un d’entre eux indique qu’il avait

participé auparavant à certaines manifestations. Au cours du forum organisé chaque année, de

nouveaux adhérents viennent grossir les rangs de Buluşma Formu. Le groupe formé durant ce

forum compte une centaine de personnes, mais le noyau vif de ce groupe est composé d’une

dizaine de personnes dont trois sont toujours engagés malgré un changement de disponibilité

biographique. Ces militants, étudiants à l’époque de la formation du groupe, ont commencé à

travailler à plein temps ; deux entre d’eux se sont mariés et ont continué à militer dans le groupe.

Nous pensons que deux facteurs leur ont permis de continuer à militer : Internet en tant qu’un

outil de communication et mécanisme de décision ; en effet, deux de ces militants soulignent

210

Cécile PECHU, « Les générations militantes à droit au logement », Revue Française de Science Politique, Vol.

51, 2001/1, p. 73-103

211 Voir : Le problème des générations, op. cit.

212 Seulement trois militants de notre population appartiennent à la génération des « fondateurs ».

213 Même si les forums ne sont pas toujours considérés comme une forme de manifestation, nous pensons que leur

contenu et le lieu de leur réalisation en font une pratique protestataire à part entière.

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qu’ils ne peuvent plus consacrer beaucoup de temps à Genç Siviller et qu’ils restent actifs à

travers le groupe virtuel. Toutefois, l’effet d’intégration d’Internet à la sphère de militantisme ne

suffit pas à expliquer pourquoi ils sont toujours engagés : en effet, si c’était le seul facteur qui

influençait l’engagement, davantage de membres seraient toujours engagés. Nous pensons que

c’est aussi lié à leur sphère de vie et de militantisme. Ces trois militants, dont deux sont frères,

sont journaliste, enseignant de l’université, responsable de la communication d’université ; cela

leur permet de rester en contact avec la sphère politique, la société civile, les médias et les

jeunes, principaux composants de la sphère militante de Genç Siviller.

La hiérarchie n’est pas très structurée entre les adhérents, bien que les fondateurs

jouissent d’une influence certaine au sein de l’association G13 consacre encore beaucoup de

temps à l’association ; il est Président en titre de Genç Siviller. Les fondateurs sont plus influents

parce que leur expérience est plus riche de par leur ancienneté au sein de Genç Siviller ; les

nouveaux sont en général plus jeunes, sans expérience préalable du milieu. G13, fondateur,

souligne qu’il a acquis ses compétences de militantisme au fil du temps grâce aux relations de

Genç Siviller avec différentes organisations comme Küresel Barış ve Adalet Koalisyonu, Küresel

BAK (Coalition pour la paix mondiale et la justice)214

et Devrimci Sosyalist İşçi Partisi, DSİP

(Parti révolutionnaire des ouvriers)215

; il y participait à l’organisation de manifestations et à la

formation de plateformes. Ces compétences sont très utiles, surtout dans la formation de

stratégies de mobilisation et de répertoires d’action que nous verrons plus loin. Les fondateurs

n’utilisent pas seulement les compétences de militantisme acquises dans d’autres groupes ; ils les

combinent avec celles acquises dans différents domaines de la vie, inventant ainsi leur propre

forme de militantisme. Une des compétences ayant un effet déterminant dans la formation du

groupe est l’intégration d’Internet au militantisme.216

La première connexion Internet en Turquie

a lieu à l’université ODTÜ217, où certains fondateurs étudiaient. Ceux-ci ont eu la possibilité

d’utiliser Internet dès le commencement de l’accès à l’Internet en Turquie. Un des fondateurs dit

qu’ils ont utilisé cet « avantage » et l’ont intégré à leur militantisme. Au début, les fondateurs

forment un groupe virtuel assurant la communication des membres de Buluşma Formu entre

eux ; ils se rassemblaient une fois par an dans un forum. Par la suite, ils continuent d’utiliser

Internet de manière plus fréquente et efficace pour la communication interne du groupe, comme

214

Küresel BAK est une coalition formée en 2003 qui s’oppose à la guerre en Irak . L’influence de DSIP dans cette coalition augmente et se concentrer sur son opposition à l’intervention militaire. 215

DSIP est un parti trotskiste qui organise plusieurs manifestations avec Genç Siviller. 216

L’introduction d’Internet à la sphère de militantisme n’a pas seulement un effet crucial sur les modalités d’engagement mais aussi sur les répertoires d’action et sur la structure de l’association. 217

Ortadoğu Teknik Üniversitesi Bilgi İşlem Daire Başkanlığı (Le départment de l’informatique de l’université Technique du Moyen Orient), « Yurdum interneti 10 yaşında. Türkiye İnternet’inin 10. Yaşını doğduğu yerde,

"ODTÜ’de", kutladık.» (L’internet de mon pays a 10 ans. Nous avons fêté le dixième anniversaire d’Internet en

Turquie à la place où il est né, à ODTÜ.), http://www.internetarsivi.metu.edu.tr/10yil.php , le 30 juin 2011.

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mécanisme de prise de décisions, comme média pour diffuser les nouvelles du groupe et comme

répertoire d’action. Cet usage d’Internet dans la sphère de militantisme joue aussi un rôle

important dans le recrutement des nouveaux.

-Les « militants de l’effet Internet »

Nous baptisons les militants engagés à l’association entre les années 2005 et 2009

« militants de l’effet Internet » parce que leur point commun est d’avoir découvert l’organisation

grâce à cette technologie. Ces militants sont plus actifs que les fondateurs parce qu’ils sont plus

disponibles biographiquement.218

Ce sont eux qui organisent les manifestations et les activités,

qui assurent la liaison avec les journalistes ou qui présentent l’association sur certaines

plateformes. Ce sont des « adulescents » : ils ont entre 23 et 34 ans, ne sont pas mariés,

dépendent encore de leur parents ou y vivent encore, certains ne sont pas autonomes

économiquement, et seulement quelques uns travaillent à plein temps. La plupart continuent des

études, en général préparent un master.

Internet est important surtout dans l’engagement de cette génération de « militants de

l’effet d’Internet ». Certains indiquent qu’ils étaient membres de plusieurs groupes virtuels à

l’époque où ils ont eu connaissance de Genç Siviller. Ils disent que ces groupes où ils discutaient

de politique étaient très populaires à cette époque. Ces militants, sur une de ces plateformes

virtuelles, lisent un message de G13, fondateur, dans lequel ce dernier invitait tout le monde à la

préparation d’une déclaration : « Nous attendons toutes les personnes jeunes, civiles et

dérangées »219. Ce message attire l’attention des militants dont certains décident de participer au

processus de la préparation de la déclaration « Genç Siviller Rahatsız » (Les Jeunes Civils sont

dérangés) et rejoignent le groupe. D’autres préfèrent seulement signer la déclaration et continuer

à suivre l’association sur Internet un certain temps avant de s’engager. Un autre groupe de la

génération de « militant de l’effet d’Internet » rencontre le groupe sur Internet, deviennent

membres du groupe virtuel externe ; ils sont informés des activités et des manifestations du

groupe par cette plateforme virtuelle et décident de s’engager à Genç Siviller après avoir suivi

sur Internet durant une période de temps. Nous croyons qu’Internet et spécialement ce groupe

218

Même si l’usage d’Internet dans la sphère de militantisme réduit dans une certaine mesure le risque de

désengagement en raison du changement de la disponibilité biographique tout en assurant le contact entre les

membres, le manque de la disponibilité biographique limite tout de même l’intensité d’activisme et en effet, c’est cette tolérance qui pousse les militants à rester engagés. 219

Extrait d’entretien fait avec G14, le 25 Mars 2011

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virtuel externe forment un des principaux réseaux220 pour recruter de nouveaux militants. Les

réseaux qui portent leur « attention sur les formes et les propriétés des relations réciproques »221

jouent un rôle crucial dans les mouvements sociaux ; Mario Diani définit ainsi le mouvement

social: « un mouvement social est un réseau d'interactions informelles entre une pluralité

d'individus, groupes et/ou organisations »222. Les réseaux ont plusieurs fonctions dans les

mouvements sociaux dont le recrutement.223

Cette fonction est ainsi décrite par Florence Passy :

« les réseaux qui sont culturellement proches d’un mouvement social constituent les principaux

acteurs de la mise en contact des individus socioculturellement prêts à s’engager et une

opportunité de mobilisation. »224. Dans le cas des militants de l’« effet Internet », cette fonction

de mise en contact avec l’organisation se fait par Internet. Les adhérents de la deuxième

génération qui n’ont pas de passé militant, et qui, par conséquent, n’ont probablement pas de lien

avec des réseaux militants pouvant les conduire à s’engager à Genç Siviller, approchent

l’association sur Internet et prennent contact pour la première fois avec elle en s’inscrivant à leur

groupe externe Yahoo. Internet, se pose en tant que réseau de recrutement, met en relation les

individus politisés prêts à s’engager qui ne se sont pas encore reconnus dans les causes

défendues par d’autres groupes. Par ailleurs, Internet met aussi en contact des individus dotés

d’un capital social et économique nécessaire à l’utilisation de la télématique. De plus, ces

individus engagés dans une organisation politique à travers Internet sont aussi politisés, car sur

Internet, à la différence de la télévision, de la radio ou du journal, les utilisateurs choisissent

consciemment le contenu de ce qu’ils consultent et pour entrer en contact avec les organisations

politiques, ils doivent plutôt consulter des sites qui ont un contenu politique. Par exemple, un

certain nombre de militants lisent le mail sur la déclaration de Genç Siviller sur une des

plateformes virtuelles dont ils étaient membres pour discuter de sujets politiques.

C’est à travers le groupe externe Yahoo grâce que de nombreux militants entrent en

contact pour la première fois avec l’association et ceci déclenche le « passage à l’acte » des

membres de ce groupe virtuel de « sympathisants » de l’association. Un mail envoyé à cette

plateforme virtuelle externe par un des sympathisants de Genç Siviller montre bien cette

caractéristique de ce groupe. Même si nous ne savons pas si l’expéditeur de ce mail a, ou non,

220

Nous constatons que Genç Siviller a deux réseaux qui ont le fonction de recrutement des membres. L’un est l’Internet et spécialement leur groupe virtuel externe et l’autre, qui a un moindre effet au recrutement, est le cercle

d’amis. 221

Daniel CEFAI, Pourquoi se mobilise-t-on? Les théories de l’action collective, Paris, La Découverte, 2007, p.366. 222

Mario DIANI, The concept of social movement, Sociological Review, Vol. 41, no 1, 1992, p.8

223 Voir « Social networks and social movements. A microstructural approach to differential recruitement. », art. cit

; L’action Altruiste. Contraintes et opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux, op. cit., p.61-67. 224

L’action Altruiste. Contraintes et opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux, op. cit., p.65.

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participé à la manifestation, le message montre bien que l’appartenance au groupe virtuel a un

certain effet mobilisateur :

« Même si jusque maintenant j’ai suivi le groupe avec tout mon cœur, je n’ai ni participé à une manifestation ni à aucune activité. Je crois que c’est à cause du préjugé contre les rassemblements et de l’inhabitude. Par contre, les derniers mails de T. m’ont gêné. Plus

important que la peur. Je suppose que nous ne voulons pas que tout soit bouleversé lorsque nous croyons que tout va bien. Cette fois-ci, bien que j’habite à Ankara, pour le

temps d’une fin de semaine je me suis dit que je devait participer à la manifestation. Je

termine en ajoutant que j’espère que mes amis qui vivent à Istanbul y participeront

aussi. »225

Certains membres de ce groupe virtuel externe qui observent un certain temps Genç Siviller en

tant que sympathisants s’engagent, soit en fréquentant la permanence, soit en participant aux

manifestations ou aux activités de l’association. Ce processus d’engagement est commun à

presque tous les militants –excepté trois d’entre eux qui sont entrés au groupe par l’intermédiaire

d’amis appartenant à cette deuxième génération.

-Les « nouveaux militants »

La troisième génération, ceux que nous appelons les « nouveaux militants » est

constituée des personnes ayant adhéré à Genç Siviller après la fin de 2009. Nous les appelons

« militants jeunes » parce qu’ils ont entre 20 et 26 ans, ils sont étudiants et célibataires. Nous

avons eu des entretiens seulement avec trois militants du groupe, mais nous en avons rencontré

certains au petit déjeuner organisé pour l’intégration de nouveaux membres, et à la permanence,

nous avons pu observer leur processus d’intégration à Genç Siviller. Les nouveaux militants ont

en général entendu le nom de l’association pour la première fois dans les médias. Cela prouve

que l’association devient maintenant plus connue. Ce ne sont plus seulement des gens qui

s’occupent de politique et suivent des plateformes politiques sur Internet qui connaissent

l’association. Avec le temps, les manifestations de l’association commencent à trouver un cadre

dans les médias.

Le premier contact des « nouveaux militants » avec l’association et leur processus

d’engagement ressemblent à ceux de la génération des « militants de l’effet Internet ». Les

nouveaux membres aussi ont connu Genç Siviller par l’intermédiaire de leur groupe externe

Yahoo. Les membres qui décident de s’engager participent à une manifestation ou à une activité

225

Pris du groupe externe Yahoo (http://groups.yahoo.com/group/gencsiviller/), message # 7942, http://groups.

yahoo.com/group/gencsiviller/message/7942, le 01 Août 2011.

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ou encore fréquentent la permanence. Les militants qui veulent s’intégrer vont souvent à la

permanence afin d’essayer de participer au plus de manifestations possible et de prendre des

responsabilités. Les nouveaux militants sont en fait les membres de l’association qui passent plus

de temps à la permanence. La principale caractéristique de la génération des « nouveaux

militants » est qu’ils se sont engagés dans le groupe à travers le groupe virtuel interne qui est le

mécanisme de décision mais ils ne sont pas encore intégrés totalement à Genç Siviller comme

nous le constatons d’après les faits suivants: ils ne connaissent pas encore tous les membres, ils

n’ont pas établi de relations d’amitié avec eux, ils préfèrent plutôt rester silencieux dans les

réunions, ils écrivent très rarement au groupe interne et la plupart d’entre eux n’ont jamais pris

de responsabilités au sein de l’association. Les anciens militants ne font pas beaucoup d’efforts

pour les intégrer, le groupe communique sur Internet et la tendance passive qui règne dans

l’association : tout cela n’aide pas à l’intégration de ces nouveaux membres.

Conclusion

Ayant analysé les modalités d’engagement de Genç Siviller et la carrière de ses militants,

nous constatons qu’Internet a transformé l’expérience du militantisme au sein de l’association.

Plusieurs auteurs soulignent les effets positifs (émancipateur, démocratisant, etc.) de l’Internet, il

influence cependant la pratique militante de manière à la fois positive et négative. Internet fait

fonction de réseau de recrutement de Genç Siviller et attire vers l’association des jeunes qui

n’ont pas l’expérience de militantisme mais qui s’intéressent à la politique. Comme l’indique

Fabien Granjon : « Cette mise en lien qui se répand bien au-delà des communautés militantes

constituées démontre donc de facto la porosité des frontières entre les Nous militants et les Ils

non-militants »226. Les militants recrutés au travers de contacts créés sur Internet, forment un

groupe qui a un capital économique, social et culturel permettant l’accès à Internet et pouvant

utiliser cette nouvelle technologie. Ce groupe prône de plus en plus l’utilisation de nouvelles

technologies dans le militantisme. Internet, outil de communication avec le monde extérieur,

facilite le recrutement des nouveaux militants ; cependant, en tant qu’outil de communication

interne, c’est un obstacle qui complique l’intégration de nouveaux militants en diminuant la

possibilité de contacts réels (physiques) entre les nouveaux venus et les anciens militants; les

contacts deviennent virtuels au sein d’un groupe de discussion de même nature. Nous constatons

qu’Internet, mécanisme de prise de décision, est paradoxalement opportunité et contrainte. Cet

226

Fabien GRANJON, L’Internet militant. Mouvement social et usage des réseaux télématiques, Rennes, Apogée, 2001, p.169.

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usage d’Internet permet aux militants d’adopter une forme d’engagement plus confortable,

ajustable à leur vie personnelle et d’équilibrer, d’une façon différente des formes d’engagement

classique, vie quotidienne et sphère de militantisme Comme dit Fabien Granjon :

« L’“asynchronité” des technologies de l’internet [...] autorise a priori un agencement

souple des temporalités et des sphères d’activité dans une logique de séparation. […] certains militants-internautes […] utilisent alors la souplesse et la flexibilité des réseaux télématiques pour répartir leurs engagements digitaux et militer également à domicile ou

sur leur lieu de travail. Les espaces-temps privés et/ou professionnels rentrent ainsi en collusion avec ceux du militantisme. »227

Cette forme d’activisme n’exige pas beaucoup d’énergie et de temps et rend difficile l’existence

d’une identité collective forte, entraînant chez les militants un relâchement plus évident encore

chez Genç Siviller à cause de l’affaiblissement de la cause qu’il défend. Ceci étant, Internet en

tant que mécanisme décisionnel intensifie la tendance à la passivité. En revanche, la possibilité

de s’engager à peu de frais évite le désengagement des membres du groupe malgré la faiblesse

de la cause ; les membres restent en contact et participent au processus décisionnel sur Internet

bien qu’ils sacrifient peu de temps et d’énergie au militantisme.

227

ibid, p. 169-170.

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78

CHAPITRE III. GENÇ SİVİLLER, CAS TYPIQUE DES « NOUVEAUX

MOUVEMENTS DE LA JEUNESSE » EN TURQUIE?

« The report of my death was an exaggeration »

Mark Twain, 1897

Selon Zygmunt Bauman, la société dans laquelle nous vivons, est « en train de passer de

la phase « solide » à une « phase liquide » »228 de la modernité. Cette nouvelle phase marquée

par la décomposition des formes sociales limitant les choix des individus, et par la montée de la

flexibilité et l’aptitude au changement229, favorise de nouvelles formes de militantisme,

émergence soulignée par plusieurs auteurs230. A partir des années 60, ces nouvelles formes

alimentent la théorie des « nouveaux mouvements sociaux » montrant la singularité de ces

mobilisations, principalement à l’égard de la forme d’organisation et du répertoire d’action, des

valeurs et revendications, du rapport au politique et de l’identité de leurs acteurs.231

Par contre,

comme l’indique Marc Jacquemain et al., « l’approche du militantisme ne peut être que plurielle

aujourd’hui, pour rendre compte à la fois de ce qui subsiste des formes classiques de

l’engagement public (en déclin, mais certainement encore numériquement dominante) et ce qui

émerge réellement en termes de formes nouvelles (en devenir, peut-être, mais encore peu

structurées et en constante évolution).»232. L’émergence de nouvelles formes de militantisme doit

être comprise et analysée à la fois en tant que continuité et rupture par rapport aux formes

classiques de militantisme et non antagonisme entre ces deux formes : d’une part, les formes

classiques de militantisme continuent d’exister, d’autre part, les nouvelles formes associent les

nouvelles pratiques avec les pratiques préexistantes du militantisme.

Nous montrerons dans ce chapitre comment Genç Siviller, nouveau mouvement de la

jeunesse, associe les formes nouvelles et Internet dans le militantisme avec les formes classiques

et « offline » en analysant le répertoire d’action et la stratégie de mobilisation de l’association.

Nous examinerons ensuite comment l’appropriation des nouvelles formes de militantisme et

surtout l’utilisation de l’Internet en tant qu’outil de communication, répertoire d’action et média

dans la sphère de militantisme apportent des nouveautés tout en perpétuant certaines traditions.

228

Zygmunt BAUMAN, Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007, p. 7. 229

ibid. 230

Voir Roland Inglehart (1977) ; Jacques Ion (1997) ; Alain Touraine (1969) ; Claus Offe (1987) ; Alberto

Melucci (1985) ; Enrique Larana, Hank Johnson, Joseph R. Gusfield (1994). 231

Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p.61-62. 232

Marc JACQUEMAIN, Pascal DELWIT, Bruno FRERE, « Engagements actuels, actualité des engagements », in

Marc Jacquemain, Pascal Delwit, dir., Engagements actuels et actualité des engagements, Louvain-la-Neuve,

Academia-Bruylant, 2010, p.15.

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79

1- Privilégier un nouveau type de militantisme : le répertoire d’action et les stratégies de

mobilisation de Genç Siviller

a- Une association à la recherche des nouveaux modes d’action pour faire entendre

sa voix

« L’homme est à inventer chaque jour »

Jean-Paul Sartre, Situations II

Genç Siviller est une association qui vise principalement à attirer l’attention des acteurs

politiques par les actions contestataires comptant très peu de militants. Les activités ou les

campagnes de l’association ne sont pas de longue durée. Le groupe privilégie une réaction

spontanée à l’actualité politique, c’est pourquoi Internet devient un outil essentiel à

l’organisation et la réalisation des manifestations. Ce type de mobilisation a été baptisé « vur-kaç

» par les militants (frappe et fuit) ou « one shoot ». Le groupe explique pourquoi il privilégie ce

type d’action:

« Nous ne sommes pas le genre à travailler sur des projets à long terme. Nous faisons une

manifestation si ça s’impose. Le lendemain, si l’actualité change, nous pouvons annuler

la manifestation parce que la visibilité est très importante pour nous. C’est pourquoi nos

manifestations sont organisées dans un délai très court : parfois pendant la nuit, nous

décidons d’organiser une manifestation pour le lendemain. »233

Par exemple, les militants décident d’organiser la manifestation «Biji Diva » (Vive la Prima

Donna) afin d’appuyer une chanteuse jugée pour avoir tenu des propos antimilitaristes ; en 12

heures environ, les militants préparent les pancartes qu’ils vont arborer. Ce qui est remarquable

c’est leur motivation et leur rapidité : ils ont conscience que la chanteuse est un personnage très

médiatique et que les journalistes seront présents au procès. Même si seulement quatre militants

y participent, la manifestation a une couverture médiatique importante et le slogan de « Biji

Diva » devient vite populaire.

D’après les militants, le « succès » ou l’« échec »234 d’une manifestation n’a rien à voir

avec le nombre de participants mais avec sa visibilité. L’association ne cherche pas à mobiliser

les masses mais à attirer l’attention des acteurs politiques et à faire entendre leurs revendications

aux politiques comme au grand public. Comme Erik Neveu le souligne, « le moyen princeps

233

Extrait d’entretien avec G10, le 22 Mars 2011. 234

Chabanet et Guigni soulignent que le « succès » ou l’« échec » des mouvements sociaux est lié à la fois aux effets externes et internes et donc « doit nécessairement rapporté à la subjectivité de celui qui l’énonce. ». Didier CHABANET et Marco GUIGNI, « Les conséquences des mouvements sociaux », in Olivier Fillieule, Eric Agrikoliansky, Isabelle Sommier, dir., Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les

sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, 2010, p.145-146.

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d’attirer l’attention étant aujourd’hui la télévision, les quotidiens et les sites Web, ils sont la cible

de tout travail de mobilisation »235. De la même manière, Genç Siviller en choisissant ses modes

d’action protestataires privilégie les formes qui aboutissent à une plus grande visibilité

médiatique. L’association recourt à la fois aux modes d’action classiques (organisation de

manifestation de rue) et aux nouveaux modes, principalement Internet pour le vidéo-activisme,

construire un site Internet ironique sur une revendication, etc. Pour Genç Siviller, Internet n’est

pas seulement un outil de communication, c’est aussi un répertoire d’action. La notion de

répertoire d’action collective désigne l’« “ensemble des moyens” dont un groupe dispose pour

faire des revendications et à laquelle ses membres retournent constamment »236. Cette « palette

préexistante de formes protestataires plus ou moins codifiées », comme le souligne Erik Neveu,

est « inégalement accessible selon l’identité des groupes mobilisés ».237 Le fait que Genç Siviller

est composé de militants qui ont les moyens d’accéder et utilisent Internet régulièrement facilite

le choix de cette technologie dans leur sphère de militantisme en tant que répertoire d’action qui

peut être considéré en fait comme un « sous-produit de l’expérience quotidienne »238.

L’utilisation des modes d’action virtuels permet à l’association de recourir aussi aux formes

contestataires discrètes. L’association préfère garder anonymes certaines de leurs manifestations

virtuelles ; elle ne dévoile son identité qu’après avoir vérifié les résultats de la manifestation,

comme dans le cas du site Internet « milli motor » (moteur national) qui critiquait la censure

d’Internet. Nous voyons que l’association utilise à la fois des modes d’action discrets et ouverts.

Cécile Péchu dit que les deux dimensions de contestation « “individuelle-collective” et “discrète-

ouverte” ne covarient pas nécessairement, et la seconde au moins de ces dimensions n’est pas

une opposition binaire mais bien un continuum. »239. Genç Siviller, groupe de militants mobilisés

collectivement, adopte à la fois des modes d’action ouverts et discrets (même dans une mesure

moindre) et nous constatons qu’Internet facilite l’organisation collective et individuelle de

manifestations anonymes .

Les manifestations sur Internet ne remplacent pas les manifestations réelles ; les deux

formes sont alternées. Le choix de forme d’une manifestation –virtuelle ou réelle–, souligne

G20, dépend de la nature de l’événement. Dans certains cas, une manifestation sur Internet est

plus populaire qu’une manifestation de rue (exemple : les sites Internet ironiques de Genç 235

Erik NEVEU, « Médias et protestation collective », in Olivier Fillieule, Eric Agrikoliansky, Isabelle Sommier, dir., Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Paris, La

Découverte, 2010, p. 245. 236

Mark TRAUGOTT, « Barricades as repertoire. Continuities and discontinuities in the history of French

contention. », Social Science History, Vol. 17, no2, 1993, p. 310.

237 Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p.20.

238« Barricades as repertoire. Continuities and discontinuities… », art. cit., p.313. 239

Cécile PECHU, « Entre résistance et contestation. La genèse du squat comme mode d’action. », communication

au congres de l'AFSP, table ronde « Où en sont les théories de l’action collective ? », Lyon, 14-16 septembre 2005,

p. 22.

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Siviller contre la censure d’Internet en Turquie). En revanche, dans certains cas, l’utilisation

d’Internet ne convient pas à la nature de la revendication, admet G20, en citant l’exemple de la

manifestation du 1er

Mai 2009 contre le massacre de 1er

mai 1977 : sur le balcon de l’hôtel d’où

les coups de feu avaient été tirés en 1977, une banderole disait: « ceux qui ont ouvert le feu d’ici

le 1er

mai 1977 soient trouvés ». De plus, les modes d’action réels et virtuels ne sont pas toujours

utilisés en alternance ; ils sont parfois utilisés en complément, surtout pour les actions qui se

prolongent dans le temps, comme par exemple, la campagne « Yetmez ama Evet » (Insuffisant

mais oui) organisée pour le référendum de la constitution de 2010. L’association organise des

défilés de rue, distribue des brochures ; elle publie aussi sur Internet des vidéos regardées par

environ deux millions personnes, selon les informations recueillies auprès de militants. Les

modes d’action réel et virtuel se complètent ; les manifestations sont ainsi plus efficaces. En

revanche, l’association réalise que les manifestations de rue n’attirent pas assez l’attention des

médias parce que « manifester est devenu de plus en plus banal, pour de plus en plus de gens et

dans des milieux de plus en plus divers »240 comme disent Olivier Fillieule et Danielle

Tartakowsky. Genç Siviller privilégie alors les modes innovants dont Internet comme répertoire

d’action. G13 en expose les raisons:

« La société consomme très rapidement. Auparavant, les manifestations de rue spectaculaires étaient très originales. Cela a commencé à être usé, tout le monde en fait. Même les devises sont similaires. Les pancartes du barreau, de Atatürkçü Düşünce Derneği (Association de la pensée kémaliste) et la nôtre ont commencé à se ressembler. Les défilés de rue de « Darbelere karşı 70 milyon adım » (70 millions pas contre les

coups d’état) que nous avons organisés avec DSİP, de Hrant Dink, tous ont commencé à se ressembler. »241

Comme les manifestations de rue -même les plus spectaculaires- tendent à perdre leur originalité,

l’association privilégie les modes d’action originaux pour attirer davantage l’attention des

médias. L’originalité est en fait considérée par l’association comme un des facteurs importants

pour l’efficacité des manifestations parce que cela a un effet immédiat sur leur visibilité

médiatique ; l’association remarque que les manifestations de rue, même les plus spectaculaires,

restent insuffisantes pour se faire voir des médias; elle modifie alors son répertoire d’action en

attribuant la priorité aux « performances »242 originales, ironiques et virtuelles. Mises à part les

particularités du contexte politique et des militants dont nous avons évoqué l’influence dans les

chapitres précédents, les performances prônées par les militants sont affectées aussi par des «

240

Olivier FILLIEULE, Danielle Tartakowsky, La Manifestation, Paris, Presses de la FNSP, 2008, p.163. 241

Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011. 242

Charles TILLY, Contentious Performances, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

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épisodes discrets, des innovations, succès et échecs dans la contestation »243. Les militants se

rendent compte que les manifestations de rue n’attirent plus l’attention des médias, et cherchent

donc de nouvelles formes de manifestation : les messages envoyés au Président sur Twitter244 ;

déployer une banderole sur le balcon d’une chambre d’hôtel ; publier sur son site Internet la

traduction en kurde de la déclaration de l’Etat-major –dans laquelle ce dernier souligne que la

langue officielle de la Turquie est le Turc– ; ils organisent également des manifestations

ironiques et « rusées », par exemple, ils envoient une couronne de fleurs au Barreau d’Istanbul

sur laquelle on peut lire : « Carl Schmitt-Barreau de Nurnberg » pour critiquer les initiatives du

Barreau ; critiquer la censure d’Internet en créant des sites comme « milli motor » (moteur

national) qui ressemble au moteur de recherche de Google et dans lequel on trouve des liens

comme « les mots dont la recherche ne peut même pas être proposée » et « milli tüp » (tube

national) dans lequel des vidéos sont annoncées sous le titre « vidéos effacées » en inventant des

raisons de censure et en montrant les raisons ridicules pour lesquelles Youtube a été censuré en

Turquie. En analysant les manifestations de Genç Siviller, nous voyons que l’ironie intégrée dans

le répertoire d’action des militants depuis l’émergence du mouvement devient de plus en plus

forte au fur et à mesure qu’augmente le souci d’originalité et d’efficacité. G4 explique ainsi

l’importance de l’ironie pour les manifestations de Genç Siviller:

« L’usage d’une langue ironique présente deux avantages. Tout d’abord, tu peux dire

quelque chose avec humour de façon plus piquante sans heurter tes opposants.

Deuxièmement, cela attire l'attention. A İstiklal245, il y a un processus entre 11 heures et 2

heures durant lequel les médias sont attentifs. Chaque demi-heure il se passe quelque

chose ; l’après-midi aussi. Les médias ne s’intéressent pas à la plupart des événements. Tu dois être visible. Comment faire? Tu peux avoir un langage ironique, il faut être inventif. C’est ce que nous essayons de faire: susciter l’intérêt. Sinon, soit tu ne paraîtras

pas aux nouvelles du soir, soit tu auras une toute petite place, une seule ligne de

journal. »246

En revanche, même si les manifestations de Genç Siviller sont plus originales et sont assurées

d’une certaine couverture médiatique de par leur ironie, les journalistes peuvent les interprètent

243

Contentious Performances, op. cit., p. 149. Cité dans Olivier FILLIEULE, « Tombeau pour Charles Tilly.

Répertoires, performances et stratégies d’action », in Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et

contestations dans les sociétés contemporaines, op. cit., p.77. Pour une analyse sur les « performances » voir aussi: « Tombeau pour Charles Tilly. Répertoires, performances et stratégies d’action », art. cit., p. 77-99. 244

Selon l’information mise sur le site d’Internet de Genç Siviller, la manifestation qui est faite le 21 Mai 2010 par

l’envoi du message « @cbabdullahgul Sayın Cumhurbaşkanım 27 Mayıs'ın 50. Yılında Yassıada Demokrasi Adası Olsun » (@cbabdullahgul Monsieur le Président à la 50e anniversaire du 27 mai Yassıada soit l'île de la démocratie.)

par plusieurs personnes est la première manifestation organisée sur les médiaux sociaux en Turquie. http://www.gencsiviller.net/haber.php?haber_id=278, le 12 Août 2011. 245

İstiklal est un quartier populaire à Istanbul où la plupart des manifestations sont faits. 246

Extrait d’entretien avec G4, le 19 Mars 2011.

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de plusieurs façon différentes. L’importance des interprétations est plus grande lorsque la

manifestation a un contenu symbolique, comme le dit Patrick Champagne:

« Plus les manifestations s’éloignent des jacqueries rurales ou des émeutes urbaines pour devenir des formes symboliques de protestation, plus la lutte sur le sens qu’il convient de

donner à celles-ci tend à devenir l’enjeu majeur de ces défilés. On lutte aujourd’hui moins physiquement dans la rue qu’avant et après la manifestation [...] »247

Cette lutte avant et après la manifestation est assurée par Genç Siviller par les réseaux

télématiques utilisés à la fois comme un outil de communication interne et comme média pour

diffuser les nouvelles. Les militants décident des détails de la manifestation par la plateforme

virtuelle et utilisent également les réseaux télématiques de manière efficace après les

manifestations, pour les faire connaître au grand public. Dans ce processus, Internet présente

deux avantages. Tout d’abord, même s’il est important pour Genç Siviller de couvrir les masses

médias, Internet permet également de toucher un large public, tout particulièrement une

population jeune qui regarde de moins en moins la télévision, achète de moins en moins de

journaux et suit de plus en plus les nouvelles sur Internet.248

C’est la raison pour laquelle Genç

Siviller annonce les manifestations sur quatre plateformes virtuelles : le groupe de mail externe,

le site Internet officiel de Genç Siviller, leur page Facebook et leur profil Twitter.249

G2 souligne

l’importance de poster les nouvelles sur Facebook et Twitter: « Sur notre page Facebook, il y a

beaucoup de gens, environ 60 000 personnes.250

C’est important. Aujourd’hui le journal de Taraf

est vendu à 50 000 exemplaires. C’est pourquoi nous mettons à jour cette plateforme très

souvent. Twitter est aussi très important parce que les médias de masse suivent cette plateforme

de près. ».251 Nous constatons qu’Internet permet à Genç Siviller à la fois de faire connaître leurs

manifestations aux internautes –ce qui constitue un nombre non négligeable de personnes- et aux

journalistes qui consultent les sources sur Internet et les plateformes virtuelles pour publier les

informations. Deuxièmement, Internet permet à Genç Siviller de parler de ces manifestations en

les interprétant à leur façon, ce qui est crucial pour l’association, surtout en raison de son style

247

Patrick CHAMPAGNE, « La manifestation comme action symbolique », Pierre Favre, dir., La Manifestation,

Paris, Presses de la FNSP, 1990, p. 352. 248

Durant les entretiens avec les membres de Genç Siviller, nous avons constaté un cas similaire à cette masse spéciale qui est l’objectif de l’association par la diffusion de nouvelles sur Internet. Tous les militants suivent les

nouvelles sur Internet, même si certains achètent un journal par jour –exclusivement Taraf–, aucun des militants de

notre population ne regarde régulièrement le journal télévisé. 249

Le groupe de mail externe -plateforme de sympathisants de Genç Siviller- appelle ses correspondants à participer

à une manifestation -; le site Internet fait la même chose, généralement, au plus tard une heure après l’événement, Internet, la page Facebook et Twitter affichent les nouvelles des manifestations. 250

Genç siviller compte 62 747 membres sur sa page Facebook, 21 359 followers sur Twitter et 4 851 membres sur

leur groupe externe Yahoo. (Consulté le 11 Août 2011) 251

Extrait d’entretien avec G2, le 17 mars 2011.

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ironique : le contenu symbolique est ouvert à une interprétation trompeuse et exige parfois une

explication du rôle de l’association.

b - Analyse d’une manifestation réalisée avec 178 mails : « Anlarsın ya baro » (Tu

comprends le Barreau)

Internet est un outil important pour Genç Siviller à la fois pour organiser leurs

manifestations, les réaliser et les faire connaître. Genç Siviller, association activiste, utilise

Internet comme outil de communication, répertoire d’action et média. Même dans les

manifestations « réelles », celles où Genç Siviller n’utilisent pas Internet comme mode d’action,

nous constatons qu’Internet continue d’être un outil important durant tout le processus de la

manifestation –à la fois avant, pendant et après la manifestation–. Pour examiner les différents

usages des réseaux télématiques durant le processus d’une manifestation « réelle » et la

pertinence de ces usages pour la réalisation et l’efficacité de cette manifestation, nous allons

analyser en détail la manifestation « Anlarsın ya baro » que nous avons eu l’occasion de

pratiquer l’observation participante et de consulter les communications internes des militants sur

le groupe de mails internes durant ce processus.

Le Barreau d’Istanbul est un des groupes contre lesquels Genç Siviller a organisé

plusieurs manifestations ; les membres ont envoyé une couronne de fleurs sur laquelle était écrit

« Carl Schmitt-Barreau de Nurnberg » ; ils ont déployé une banderole sur le balcon d’un hôtel

disant « Darbeci Baro Taksim’e Hoşgeldin » (Le barreau putschiste est bienvenu à Taksim)

durant la manifestation de rue organisée par le Barreau. La raison principale pour laquelle Genç

Siviller s’est mobilisé contre le barreau d’Istanbul était de critiquer les initiatives du barreau qui

soutiennent la sphère politique civile.252 La manifestation « Anlarsın ya baro » que nous

analysons est la dernière que Genç Siviller ait organisée contre le Barreau d’Istanbul. Pour

organiser cette manifestation, Genç Siviller écrit au groupe interne, plateforme virtuelle de

communication des militants et mécanisme de prise de décision. Un militant envoie à la

plateforme virtuelle une annonce du Barreau d’Istanbul qu’il a reçue par mail. Le Barreau

appelle à une manifestation de rue qui va avoir lieu le 22 Mars 2011 pour protester contre « les

252

Après la manifestation de « Darbeci Baro Taksim’e Hoşgeldin » du 1er

Mars 2010, l’association publie une

déclaration sur son site Internet expliquant les raisons de leur manifestation : « Les hommes de loi en Turquie se

voient avant tout comme des hommes d’Etat, et ensuite comme un homme de loi. Leurs réflexes protègent le régime avant la justice. Toutes les violations des droits durant l’histoire de la République ont eu lieu sous les yeux de ces

avocats en habit. Les invitations à tous les coups d’état sont venues d’eux.[…] Heureusement, aujourd’hui pour la première fois, ils ont entrepris une démarche à la recherche du droit. Pour leur propre liberté de communication. ». http://www.gencsiviller.net/haber.php?hab er_id=205, le 13 Août 2011.

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tentatives des politiques d’abolir la liberté de la presse et d’intimider l'opposition, les pratiques

illégales des tribunaux spéciaux qui violent le droit à un procès équitable, les violations des

droits de la défense et l'état de police »253. Le militant qui envoie cette annonce du Barreau

d’Istanbul à la plateforme virtuelle interne propose une contre-manifestation. Tous les militants

étant d’accord sur le contenu politique de la manifestation, ils décident de l’organiser rapidement

avec un minimum de discussions préalables. Dans ces discussions on anticipe les problèmes

éventuels ; par exemple, lors de la dernière manifestation contre le Barreau, les avocats s’étaient

montrés très agressifs envers les militants de Genç Siviller. La décision est prise, on commence à

proposer des slogans. Ceux qui ont une idée l’envoient par email :

Mail A : Darbeci Baro / Baydın Artık.… (Le Barreau Putchiste / Nous en avons marre maintenant…)

Mail B : "Yalancııı yalancııı size kimse inanmaz" desek :) ("Menteur menteur,

personne ne vous croit" disons :))

Mail C : Baro / Anlarsın ya / Genç Siviller

(Le Barreau/ Tu comprends/ Les jeunes Civils)

On choisit le slogan C. Les membres discutent ensuite du type de manifestation : ils trouvent un

mode d’action original : l’association accorde beaucoup d’importance à l’originalité de sa

pratique contestataire, considérant que c’est le moyen d’être efficace et reconnue par les médias

de masse. Les militants proposent des idées très originales, parfois « fantastiques » dit un

militant. Quelques exemples:

Mail D : Selon moi, il vaut mieux ne pas organiser la manifestation de l’hôtel … Je pense que le panneau d’affichage marche mieux. C’était à la mode d’ouvrir une banderole à partir de l’hélicoptère pour faire une proposition de mariage. Combien ça coûterait d’utiliser un hélicoptère ?

Mail E : Et si on accrochait la pancarte à des ballons d’hélium?

Finalement, les militants adoptent la « manifestation de l’hôtel » : ils vont déployer une

banderole à partir de la fenêtre d’une chambre d’hôtel. Le souci d’originalité se voit dans

l’abondance des propositions envoyées par mail ainsi que par la déclaration faite quand ce mode

d’action qui est choisi pour la deuxième fois : « Oui, nous savons que nous avons déjà fait ce 253

Extrait de la déclaration de l’appel du barreau à la manifestation de rue envoyé par un des membres de Genç Siviller au groupe interne de communication de Genç Siviller. Tous les mails que nous utilisons dans cette section

sont empruntés au groupe de mail Yahoo: [email protected].

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truc, mais comme le barreau est tellement rassis, nous avons pensé que ce n’était pas la peine de

trouver une nouvelle idée. »254. Pour la manifestation « Anlarsın ya baro », ils choisissent le

même mode d’action. Il y a des idées originales mais leur réalisation soit coûte cher soit est

difficile. Même si Genç Siviller a recours à de nouvelles formes d’action collective et essaie

d’inventer des formes originales d’action en combinant des idées innovatrices, l’usage des

réseaux télématiques et l’ironie, ces nouveaux modes d’action restent restreintes en raison des

contraintes liées au coût, aux risques, etc. Charles Tilly dit : « en un temps et en un lieu donné,

les gens apprennent un nombre limité de moyens pour se faire entendre et s’y cantonnent le plus

souvent. Ces modes d’action évoluent lentement sous l’effet de l’expérience accumulée et des

contraintes extérieures. Mais dans un temps court, ces contraintes limitent les choix disponibles

pour les contestataires potentiels »255. Le répertoire d’action de Genç Siviller évolue surtout en

raison de son souci d’originalité et de son effort pour trouver des modes d’action innovants ;

cependant, cette évolution est lente et limitée, cela va contre l’objectif de Genç Siviller qui est de

« ne pas répéter deux fois la même manifestation ».

Apres avoir décidé du mode d’action, les militants décident de l’hôtel où ils vont

organiser la manifestation. Leur bureau se trouve à Taksim même, dans le quartier où la

manifestation va avoir lieu, pourtant, ils préfèrent repérer l’hôtel sur Google maps avant de se

décider, ce qui leur fait manquer l’opportunité d’un hôtel plus convenable. Puis, les volontaires

se font connaître. Les militants décident que deux filles se présenteront à l’hôtel ; elles

n’attireront pas trop l’attention. Ils réservent donc deux chambres pour elles –une chambre pour

la manifestation, l’autre pour se cacher des avocats (les militants de Genç Siviller supposent

qu’après la manifestation, les avocats essaieront d’attaquer Genç Siviller). Les militants décident

de passer à l’action et passent tous les détails en revue ; ils communiquent sur une plateforme

virtuelle sans rencontrer physiquement. Le traffic de mails continue le jour même de la

manifestation ; seulement deux militants se rendent à la permanence ce matin-là : le militant

employé de Genç Siviller et un de ceux qui participent à la manifestation. Tout est prêt (pancarte,

chambre d’hôtel etc.), pourtant les militants continuent à se demander s’ils ont fait le bon choix

d’hôtel qui n’a pas de système sécurité ; or les militants craignent des représailles de la part des

avocats. Une heure avant la manifestation, les militants votent encore pour ou contre la

manifestation et la permanence compte les voix. On vote « pour ». Quatre personnes au total

participent, deux déploient la pancarte, un militant prend des photos et un autre, lui-même

254Sol haber portalı (Portail de nouvelles de gauche), « Genç Siviller Baro’dan rahatsız olmuş » (Les Jeunes Civils

sont dérangés du barreau), publié le 19 Novembre 2009. http://haber.sol.org.tr/devlet-ve-siyaset/genc-siviller-

barodan-rahatsiz-olmus-haberi-20603, consulté le 13 Août 2011. 255

Charles TILLY, Contentious Performances, CUP, Cambridge, 2008, p.4-5. Cité dans Olivier FILLIEULE,

« Tombeau pour Charles Tilly. Répertoires, performances et stratégies d’action », art. cit., p. 77.

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avocat, est prêt à réagir s’il se passe quelque chose. Durant la manifestation, la communication

continue sur Internet et par téléphone portable. Voici ce qu’écrit un militant :

Mail F : Les jeunes, il reste peu de temps, X et Y ont tout préparé, elles attendent en

mangeant du chocolat. W a pris quelques photos, elle attend au restaurant en face. Z est

avec le cortège, je crois. Ils ont passés Galatasaray, il reste peu de temps.

Quand les militants déploient la pancarte, quelques avocats entrent dans l’hôtel et attaquent les

militants sans qu’ils puissent bouger. L’un d’entre eux, avocat, qui attend au restaurant, court

pour les aider et le photographe va directement à la permanence pour poster les clichés sur

Internet le plus rapidement possible et les envoyer aux médias. La publicité de l’événement est

aussi importante que sa réalisation. Ils suivent de près les sites Internet, les journaux et la

télévision qui parlent de leur manifestation, ils envoient des photos aux journalistes qui en

demandent. Tout ce processus est réalisé avec un minimum de contacts en personne ; ça se fait

surtout à travers le groupe de discussions Internet et courrier électronique. Durant le processus,

les militants échangent 178 courriers électroniques et c’est seulement le soir de la manifestation

qu’une réunion réelle est organisée au cours de laquelle deux militants reçoivent des cadeaux

pour la réalisation de la manifestation ; cela ressemble davantage à une célébration de réussite

plutôt qu’à une réunion à proprement parler.

2- Les nouveautés apportées et les traditions perpétuées par ce nouveau type de

militantisme

a- Une forme hybride entre communauté virtuelle et association réelle

Genç Siviller est une organisation qui combine Internet et les formes personnelles

d’engagement. Les militants sont membres d’une association réelle et de différentes plateformes

virtuelles. La notion de communauté virtuelle est définie par Howard Rheingold, dans son livre

The Virtual Community, en tant qu’« agrégations sociales qui émergent de l’Internet quand

suffisamment de gens portent sur ces discussions publiques pendant assez longtemps, avec des

sentiments humains suffisants pour former des réseaux de relations personnelles dans le

cyberespace »256

. Ces communautés virtuelles, selon Barry Wellman et Milena Gulia, sont « une

continuation technologiquement soutenue d'un passage à long terme aux communautés

256

Howard RHEINGOLD, The Virtual Community. Homesteading on the Electronic Frontier, Cambridge, Mass.,

MIT Press, 1993, p.5. http://www.rheingold.com/vc/book/intro.html, le 16 Août 2011.

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88

organisées par des intérêts communs plutôt que du lieu partagé (voisinage ou village) ou des

ancêtres communs (groups de parenté) »257. L’apparition des communautés virtuelles semble être

la conséquence d’un processus de changement qui n’est pas seulement lié aux développements

technologiques mais aussi aux changements du monde réel ; ces communautés virtuelles

désignent en général des groupes de personnes qui combinent des relations créées en ligne avec

des relations réelles ou l’inverse. Les communautés, comme l’indiquent Peter Kollock and Marc

A.Smith, en général n’existent pas exclusivement dans l’espace virtuel, au contraire, nous

constatons très souvent que les groupes du cyberspace se rencontrent aussi dans le monde réel

(ou inversement).258

Dans le cas de Genç Siviller, le groupe coexiste dans l’espace réel et virtuel

avec l’expansion au cyberespace d’un groupe formé initialement hors ligne dans une association

d’étudiants. Le niveau d’intégration entre le réel et le virtuel au sein du groupe varie au fil du

temps et selon les plateformes créées par l’association. Tout d’abord, le groupe de jeunes de

l’association d’étudiant d’ODTÜ se rassemble dans l’espace virtuel en formant un groupe

surnommé One Buluşma, il s’agit d’étudiants de différentes universités qui se rencontrent une

fois par an pour organiser le forum Buluşma Formu. Le groupe prend forme autour de relations

virtuelles, sauf le noyau du groupe qui se connaît et est en contact régulier dans la vie réelle.

Bientôt l’ensemble des relations réelles et virtuelles du groupe devient plus complexe et

multidimensionnel. Les liens sociaux s’intensifient et se multiplient hors ligne, avec la

« pérennisation » de ces liens offline par le passage à l’activisme au sein d’une association et

avec la création de divers réseaux en ligne. Les réseaux sont définis par Manuel Castells comme

« des structures de communication complexes construits autour d'un ensemble d'objectifs qui,

simultanément, assurent l'unité du but et la flexibilité de l'exécution par leur adaptabilité à

l'environnement d'exploitation »259. L’association forme alors différents réseaux virtuels dont

plusieurs existent simultanément avec différents objectifs. Par exemple, il faut assurer la

communication interne des militants, former un lien avec les sympathisants de Genç Siviller,

annoncer les nouvelles de l’association en les interprétant à leur manière. La création de ces

réseaux ne veut pas dire que les réseaux réels disparaissent mais plutôt que les deux types

viennent se compléter en plusieurs aspects.

L’association possède aujourd’hui plusieurs plateformes virtuelles –groupes de mails,

page Facebook, profil Twitter, site Internet– ayant divers objectifs et assurant la communication

entre les différents groupes de personnes. Facebook, Twitter et le site Internet sont formés par

257

Barry WELLMAN, Milena GULIA, « Virtual communities as communities. Net surfers don’t ride alone », in

Peter KOLLOCK, Marc A. SMITH, dir., Communities in Cyberspace, New York, Taylor & Francis e-Library, 2005,

p.171. 258

Peter KOLLOCK, Marc A. SMITH, « Introduction. Communities in Cyberspace », in Communities in Cyberspace, op. cit., p.19. 259

Communication Power, op. cit., p.21.

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l’association pour annoncer les nouvelles des activités et des manifestations de Genç Siviller et

pour transmettre des messages à un public que les militants ne connaissent pas encore. Ces

plateformes virtuelles sont utilisées comme média mais l’association veut être visible dans les

masses médias car le public touché par les plateformes virtuelles et les masses médias n’est pas

le même ; à la différence des médias de masse, seul les personnes intéressées par les nouvelles de

l’association consultent ces plateformes sur Internet. Les personnes qui suivent ces plateformes

ont aussi la possibilité de formuler des commentaires sur les nouvelles postées par l’association –

sauf lorsque la plateforme est supprimée parce qu’il est difficile de supprimer les messages

d’insulte ou blasphématoires. Les réseaux formés sur Facebook et Twitter permettent une

communication bidirectionnelle entre les militants de Genç Siviller et les personnes intéressées

par les activités de l’association ; de plus, dans certains cas, surtout sur Twitter, ces liens virtuels

tendent à devenir réels, lorsque ces personnes participent aux manifestations ou aux activités

organisées. Durant la manifestation « Yassıada Demokrasi Adası olsun » (Yassıada soit l’île de

la démocratie), par exemple, nous avons constaté que plusieurs personnes qui suivent

l’association online et qui n’ont pas de contact hors ligne avec l’association, ont participé à la

manifestation et qu’un grand nombre d’entre elles est venu à la manifestation qui se

connaissaient déjà par Twitter. Nous pouvons donc dire que Twitter fonctionne comme une

communauté virtuelle dont les frontières sont plus flexibles que les communautés formées sur

des groupes mails parce que la rencontre physique des personnes partageant les mêmes idées est

plus facile sur Twitter. Même si Twitter permet à l’association d’attirer des gens à ses actions

collectives, nous avons remarqué qu’aucun des militants de l’association –surtout des nouveaux

militants parce que Twitter est plus répandu en Turquie ces dernières années– n’est recruté par

Twitter ni par Facebook. Le recrutement des nouveaux militants se fait plutôt par l’intermédiaire

du groupe de mail externe (4851 membres) qui est pourtant moins fréquenté que les réseaux Genç

Siviller de Twitter (21.359 membres) et Facebook (62.747 membres)260. Ce groupe de mails est

utilisé surtout pour annoncer les manifestations et les activités de Genç Siviller et pour la levée

de fonds lorsque l’association a besoin d’argent. Cette plateforme virtuelle est formée de

sympathisants qui suivent les actions de Genç Siviller et y participent quand ils le désirent. Elle

est unidirectionnelle –les membres reçoivent les annonces mais ne peuvent pas y répondre261– et

joue un rôle important dans le recrutement de nouveaux militants. Nous avons remarqué que la 260

Les nombres des membres consultés sur Yahoo! Groupes (groups.yahoo.com/group/gencsiviller/) ; Facebook

(www.facebook.com/gencsivillerpage) ; Twitter (twitter.com/#!/GencSiviller) le 18 août 2011. 261

Ce groupe de mails externe est au début formé en tant que plateforme de discussions où à la fois les militants de Genç Siviller et les sympathisants du groupe pouvaient envoyer des mails et discuter. Par contre, les militants remarquent que les discussions sur ce plateforme ne sont pas très utiles à leurs actions ni ne les aide à contrôler les mails pour supprimer ceux qui portent tort à l’association, qui contiennent des insultes ou des blasphèmes. Tout cela

demande beaucoup de temps et les militants décident de transformer cette plateforme virtuelle bidirectionnelle en une plateforme unidirectionnelle.

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plupart des militants deviennent membres de ce groupe de mail externe lorsqu’ils commencent à

s’intéresser à Genç Siviller ; après avoir suivi les activités du groupe par email, ils entrent en

contact direct avec les militants de Genç Siviller : ils vont à une manifestation ou directement au

bureau de l’association. Un certain nombre des relations établies sur cette plateforme virtuelle se

convertissent donc en engagement au sein de l’association ; cette plateforme recrute bon nombre

de militants de Genç Siviller. Cependant, même si cette plateforme virtuelle joue un rôle

important pour le recrutement de militants, ce recrutement se fait aussi autrement. Les cercles

d’amis constituent un réseau important et nous constatons que les membres recrutés de cette

façon s’intègrent plus facilement à l’association.

Les réseaux virtuels ne sont pas seulement utilisés pour assurer la communication de

l’association avec le monde extérieur mais aussi pour la communication interne. Il existe deux

réseaux de mails pour communiquer en interne. L’un d’eux, « groupe de mail interne », compte

50 membres, tous militants actifs de l’association. Ce groupe est utilisé pour prendre les

décisions concernant l’association, organiser des manifestations ou des activités, discuter en

détail de ces manifestations. Cette plateforme, dont presque tous les membres (sauf certains

nouveaux) ont des contacts personnels face à face, constitue à la fois l’outil de communication

des militants et le mécanisme de décision. La deuxième plateforme interne, comptant 15

militants, est utilisée pour des sujets plus spécifiques comme l’acceptation d’un nouveau membre

au sein de l’association ou l’exclusion d’un militant. L’usage de ces deux plateformes virtuelles

utilisées comme outil de communication et mécanisme de prise de décision ne suffit pas à garder

l’association en vie. Genç Siviller organise aussi des réunions hors ligne au bureau de

l’association de Taksim, un des quartiers les plus fréquentés d’Istanbul et de plus les militants

fréquentent la permanence de manière intermittente. Ces contacts face à face durant les réunions

ou lors des rencontres au bureau sont surtout importants d’après les militants parce que leur

motivation d’activiste se trouve renforcée et crée ou renforce les liens d’amitié, ce qui est

essentiel pour la perpétuation de l’engagement des militants et pour la survie de l’association.

L’intensité de la communication en ligne et des réunions hors ligne changent parfois selon

l’actualité politique et la motivation des militants. Cet équilibre entre le réel et le virtuel permet

à l’association d’agir plus efficacement, plus facilement et plus rapidement. Dans le cas de Genç

Siviller, nous constatons que les formes offlines et online se complètent plutôt qu’elles ne se

remplacent et que l’équilibre entre ces formes n’est pas stable.

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b- L’internet et la « loi d’airain de l’oligarchie »262 : un espace non hiérarchique est-

il possible ?

«No one believes more firmly than Comrade Napoleon that all animals are equal. He would be only too happy to

let you make your decisions for yourselves. But sometimes you might make the wrong decisions,

comrades, and then where should we be? »

Georges Orwell -Animal Farm

Les effets des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur la

structure sociale sont soulignés par plusieurs auteurs. Manuel Castells, un auteur connu pour ses

thèses sur ce sujet, qualifie la société contemporaine de « network society » (société de réseau) :

« les fonctions et les processus dominants à l'ère de l'information sont de plus en plus organisés

autour de réseaux. Les réseaux constituent la nouvelle morphologie sociale de nos sociétés, et la

diffusion de la logique de réseau modifie sensiblement le fonctionnement et les résultats dans les

processus de la production, de l'expérience, de la puissance et de la culture. Bien que la forme de

réseautage de l'organisation sociale ait existé dans d'autres temps et espaces, le paradigme de la

nouvelle technologie de l’information fournit la base matérielle pour son expansion

omniprésente dans toute la structure sociale »263. L’expansion de la logique des réseaux par

l’émergence de nouvelles technologies et surtout d’Internet est, selon certains auteurs, un facteur

qui facilite le développement des structures horizontales.264 Ces nouvelles formes de structure

horizontale non hiérarchiques sont considérées par les théoriciens des nouveaux mouvements

sociaux comme une caractéristique qui différencie les nouveaux mouvements des mouvements

traditionnels marqués par une structure verticale.265 Nous pensons cependant que même si

l’introduction des nouvelles technologies et le passage à une « phase liquide »266 de la modernité

introduisent une modification dans la nature des hiérarchies, cela n’entraine pas la disparition

totale des hiérarchies ni dans les nouveaux mouvements sociaux, ni dans l’espace virtuel. Dans

le cas de Genç Siviller, organisation ayant les caractéristiques des nouveaux mouvements comme

l’identité des acteurs, son rapport au politique, ses répertoires, sa forme d’organisation et qui

utilise efficacement Internet comme outil de communication, répertoire d’action et média, nous

262

Robert MICHELS, « The Iron Law of Oligarchy », in F.rankLindenfeld, dir., Reader in Political Sociology, New

York, Funk & Wagnalls, 1968, p. 386-387. 263

Manuel CASTELLS, The rise of network society, Malden, MA, Blackwell Publishing, 2010, p.500. 264

Voir : Jacques ION, Spyros FRANGUIADAKIS, Pascal VIOT, Militer aujourd’hui, Paris, Autrement, 2005, p.

56-58. 265

Voir : Claus OFFE, « New Social Movements. Challenging the boundaries of institutional politics. », Social

Research, Vol.52, no 4, 1985, p. 817-868; Alain TOURAINE, « An introduction to the study of social movements »,

Social Research, Vol.52, no 4, 1985, p. 749-88.

266 Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, op. cit., p.7.

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constatons que les hiérarchies sont créées à plusieurs niveaux même si elles ne sont pas aussi

strictes que dans le cas des organisations « classiques », des partis politiques, des syndicats.

Genç Siviller étant une association, elle a plusieurs exigences légales à satisfaire, par

exemple, avoir un président et une assemblée générale.267 Il est en revanche évident que cela ne

constitue qu’une formalité pour les militants ; peu d’entre eux savent qui est le président et qui

sont les membres de l’assemblée générale. Même si cela montre qu’il n’existe de hiérarchie

stricte et formelle dans l’association, ce n’est pas suffisant pour assimiler Genç Siviller à un

réseau de militants ayant une structure libre de toute hiérarchie. Même si plusieurs membres ne

savent pas qui est le président de l’association, lorsque nous leur posons la question de désigner

quelqu’un au hasard, ils désignent tous la même personne qui se trouve être le président. Selon

les militants, être président n’est pas très important dans l’association, mais cela ne veut pas dire

que les idées de tous les militants sont prises en considération de la même façon. Un des

militants explique cela ainsi:

« L’élection d’un président est une chose procédurière pour nous. Je suis vice-président mais ce n’est que sur le papier. Nous avons fondé l’association pour qu’elle nous facilite certaines choses. Sans fonder une association, il est difficile d’organiser une activité, de

collecter des dons. Nous créons une association parce que nous en avons besoin. Par

conséquent, nous avons aussi un président.[…] Le fait d’être président n’est pas important mais il existe quelque chose comme ceci, ce que GX (elle parle de la personne

qui est le président) dit est très important pour nous, c’est normal. S’il dit quelque chose ce n’est pas pour rien mais bien sûr, parfois nous nous opposons à lui de façon sérieuse. »268

Les qualités du président se font sentir durant les réunions : par exemple, la réunion ne

commence pas sans lui, c’est lui qui modère la réunion, et de plus, nous remarquons durant les

réunions que certains militants s’affirment plus que d’autres et qu’ils font plus aisément valoir

leurs idées. La hiérarchie n’est pas le résultat de procédures ou d’attitudes cérémoniales, mais

elle est ressentie, vécue par les militants. Même si la hiérarchie n’est pas très stricte entre les

militants, la loi d’airain de l’oligarchie formulée par Robert Michels s’applique dans le cas de

Genç Siviller. Robert Michels note la présence inévitable de la loi d’airain dans chaque

organisation: « qui dit organisation, dit oligarchie. […] La formation des oligarchies au sein des

différentes formes de la démocratie est le résultat de la nécessité organique, et affecte par

267

5253 Sayılı Dernekler Kanunu (La loi des associations du numéro 5253) accédé via http://www.dernekler. gov.tr/index.php?option=com_content&view=article&id=180%3A5253-derneklerkanunu&catid=30%3Akanun lar

&Itemid=43&lang=tr, le 18 Août 2011 ; le règlement des associations accédé via http://www.dernekler.gov

.tr/index.php?option=com_content&view=article&id=58%3Adernekler-yoenetmelii&catid=31%3Ayoenetmelikler

&Itemid =44&lang=tr, le 18 Août 2011. 268

Extrait d’entretien avec G16, le 31 Mars 2011.

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conséquent chaque organisation, qu'elle soit socialiste ou anarchiste. »269. Cette structure

oligarchique qu’on rencontre aussi chez Genç Siviller est renforcée par la façon dont se fait le

financement de l’association. Cette dernière ne collecte pas de cotisations de façon régulière et

n’a pas de barème de cotisation.270 Chaque militant paie une cotisation à la mesure de son budget

et cela présente des avantages pour la plupart qui sont étudiants. La plupart des militants

préfèrent en général donner une cotisation d’environ de 50 tl (20 euros), mais par exemple deux

militants (dont l’un est président de l’association) de notre échantillon ont indiqué qu’ils cotisent

à hauteur d’environ 1500 tl (600 euros). Cette pratique de l’association crée un gouffre entre les

sommes cotisées et nous pensons que ce gouffre renforce la structure oligarchique.

Les réunions ne sont pas le seul mécanisme de prise des décisions de Genç Siviller.

L’espace virtuel est utilisé aussi comme mécanisme de prise des décisions et l’association

l’utilise plutôt pour prendre des décisions et pour organiser ses actions collectives parce que c’est

plus efficace et plus pratique. Les formes hiérarchiques existantes au cours des réunions par les

attitudes, les gestes et les mimiques sont absentes de l’espace virtuel et les qualités de leadership

de certains militants sont plus difficiles à repérer dans l’espace virtuel. Cet espace n’est pas

dénué de hiérarchie mais on voit apparaître des des formes différentes de hiérarchie. Voici ce

que dit Tim Jordan:

« Les hiérarchies dans le cyberespace sont construites sur des bases différentes que dans l'espace non-virtuel et tendent à saper les hiérarchies offlines. Les hiérarchies en ligne doivent être construites à partir des particularités de la vie en ligne tels que le style

d'écriture de quelqu'un dans un groupe de discussion ou la puissance de leur logiciel de

codage dans un MUD. Les hiérarchies hors ligne peuvent être sapées par la vie virtuelle,

car le cyberespace diffuse des informations plus larges et permet la prise de décision plus

inclusive, même si cela nécessite des hiérarchies hors ligne de permettre un accès complet au cyberespace. »271

Dans le cas de Genç Siviller, d’une part les hiérarchies de l’espace réel créées par les attitudes,

les gestes, les mimiques sont remplacées dans l’espace virtuel par d’autres formes de hiérarchie

269

« The Iron Law of Oligarchy », art. cit., p. 386-387. 270

La collecte des fonds n’est pas la seule source de financement de l’association. L’association reçoit aussi des

donations et les militants disent qu’ils veulent faire des appels de fonds par Internet mais qu’ils ne peuvent pas parce

que cela exige plusieurs formalités. De plus, l’association cherche des manières inventives pour trouver de l’argent par exemple financer une manifestation ou une activité spécifique. Quand la réalisation d’une manifestation exige une somme élevée, ils envoient un mail à la plateforme virtuelle externe pour expliquer qu’ils ont besoin d’une

certaine somme. L’un des militants souligne qu’il est plus facile de collecter des donations de cette façon parce que

les gens sont plus enclins à payer pour la réalisation d’une activité spécifique qu’ils appuient. 271

Tim JORDAN, Cyberpower. The culture and the politics of cyberspace and the Internet, New York, Taylor &

Francis e-Library, 2003, p. 59.

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créées par le style d’écriture272, d’autre part l’association crée des hiérarchies en multipliant les

plateformes virtuelles.

Graphique 3: Hiéarchie sur l’espace virtuel

Genç Siviller a trois groupes de mails qui forment une structure hiérarchique très visible. Le

premier groupe est ouvert à tout le monde et compte 4 851 membres. Cette plateforme est

composée des sympathisants de Genç Siviller ; l’association ne l’utilise que pour faire ses

annonces et n’y discute ni des sujets internes de l’association ni des détails des manifestations

mais parfois Genç Siviller organise des manifestations avec les gens de cette plateforme, par

exemple, pour manifester pour le train de « Hürriyet Hakkımızdır » (Liberté est notre droit) qui

va aller dans plusieurs villes. L’association communique par l’intermédiaire de cette plateforme

avec les gens qui vivent dans ces villes qui veulent manifester contre le train. Par contre, les

membres du groupe ne peuvent pas adresser de messages à cette plateforme pour contacter

d’autres militants de Genç Siviller, ils doivent adresser leur mail directement à l’association. La

deuxième plateforme est le groupe de mails Interne utilisé par les militants actifs de

l’association : il compte 50 membres. Les personnes sur cette plateforme deviennent aussi

adhérents de Genç Siviller. Les décisions concernant les manifestations, les détails des actions

collectives ou des activités sont traités la plupart du temps sur cette plateforme virtuelle. A la

différence du groupe de mails externe, tous les membres de cette plateforme peuvent envoyer des

messages à ce groupe de mails interne. Enfin, il existe aussi une autre plateforme virtuelle

interne que nous appelons groupe de mails du noyau de Genç Siviller à l’intérieur duquel on

272

Comme nous n’avons pas eu l’occasion de consulter les mails du groupe interne, nous ne pouvons pas faire de

commentaire détaillé sur les formes des hiérarchies qui peuvent être créées par mail. Les commentaires que nous

faisons s’appuient seulement nos entretiens, nos observations et les mails concernant la manifestation de « Anlarsın ya Baro ».

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compte seulement 15 membres. Dans cette plateforme, les militants discutent de sujets plus

techniques -accepter ou non un nouveau militant à l’association, ou exclure un militant du

groupe de mails interne. L’un des fondateurs de l’association décrit ce groupe de mail comme un

« groupe de l’Etat profond formé par les militants plus anciens »273. Certains militants ne

connaissent même pas l’existence d’une telle plateforme, surtout les nouveaux venus, et certains

découvrent son existence plus tard, comme le dit un militant : « Au début j’étais membre du

groupe commun. J’allais à la permanence, je voyais qu’ils parlaient de sujets dont je n’étais pas

au courant. J’ai remarqué qu’il existait une autre plateforme. Je ne me suis pas fâchée. J’étais

nouvelle, je commençais à apporter ma contribution au groupe. Ensuite, je suis devenue membre

de ce groupe aussi »274. L’association crée une structure hiérarchique dans l’espace virtuel en

multipliant consciemment le nombre de groupes de mails à l’intérieur desquels différents

groupes de membres ont une position hiérarchique différente. Même si Internet convient mieux à

offrir un espace pour constituer des réseaux non hiérarchiques, les particularités de l’espace ne

conduisent pas forcément à la formation de réseaux non hiérarchiques. L’espace virtuel produit

par ces nouvelles technologies est façonné par les choix des personnes utilisant ses technologies.

Les nouvelles technologies ne sont pas seules responsables de la disparation des structures

hiérarchiques, mais la structure des réseaux formés dépend plutôt des choix des personnes qui

utilisent ces technologies. Nous constatons que Genç Siviller cherche à former une structure

hiérarchique qui n’est pas stricte mais qui est nécessaire, selon les militants, au bon

fonctionnement de l’association. Au contraire de plusieurs théoriciens de nouveaux mouvements

sociaux qui parlent de forme d’organisation horizontale des nouveaux mouvements, nous

constatons que même s’il n’existe pas une hiérarchie stricte dans Genç Siviller, l’association crée

consciemment ou inconsciemment des formes de hiérarchies à la fois dans le monde réel et dans

le monde virtuel.

Conclusion

Nous constatons que même si Genç Siviller qui peut être considéré comme un cas typique

des nouveaux mouvements sociaux en Turquie en raison de sa structure décentralisée, de son

répertoire d’action peu institutionnalisé, le contenu de ses revendications excluant

spécifiquement la dimension économique, ses acteurs jeunes qui ne positionnent pas sur l’axe

gauche-droite, la forme de militantisme de l’association n’est pas seulement marquée par une

273

Extrait d’entretien avec G18, le 7 Avril 2011. 274

Extrait d’entretien avec G15, le 26 Mars 2011.

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rupture par rapport aux formes classiques d’engagement mais se situe plutôt entre la rupture et la

continuité. L’une des différences de Genç Siviller par rapport aux mouvements classiques est son

utilisation efficace d’Internet comme outil de communication, répertoire d’action et média. Mais

cela ne veut pas dire que les anciennes formes sont remplacées, mais plutôt que l’association

préfère utiliser à la fois les formes classiques et nouvelles. Les pratiques online et offline se

complètent l’une l’autre et de cette façon, l’association crée sa propre forme de militantisme.

Dans la sphère de militantisme, Internet apporte d’une part certaines nouveautés -comme le

développement d’un répertoire plus diversifié et inventif, l’option pour une forme d’engagement

distancié, confortable et moins contraignant, la possibilité de diffuser ses nouvelles plus

facilement avec sa propre interprétation- mais il permet aussi de continuer certaines traditions

comme la création de hiérarchies, même si elles sont plus flexibles que les hiérarchies

traditionnelles.

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CONCLUSION GENERALE

Internet et militantisme : ni utopie ni dystopie

Nous avons essayé de démontrer au cours de notre recherche que dans la sphère de

militantisme Internet ne se pose ni en tant que pure utopie permettant aux masses réprimées ou

désintéressées de la politique de se mobiliser, ni en tant que dystopie qui fait disparaître les

pratiques classiques de militantisme. En analysant l’expérience de militantisme au sein de Genç

Siviller, association prônant dès le début de son processus d’activisme l’usage intensif d’Internet

comme outil de communication, répertoire d’action et média, dans le contexte politique

spécifique de la Turquie -ni démocratique ni autoritaire-, nous avons essayé de comprendre

l’effet d’Internet sur le militantisme et les particularités des militants qui privilégient cette forme

d’activisme.

Dans un premier temps, nous nous sommes concentré sur l’histoire de l’association afin

de mieux comprendre la dynamique de son émergence et la transformation de ses

caractéristiques au fil du temps. La reconstitution de l’histoire de Genç Siviller tenant compte des

spécificités du contexte politique Turc et des usages des différents réseaux télématiques par les

militants nous a montré qu’il était essentiel d’« éviter le déterminisme technologique » et

important de « reconnaitre que la plupart des nouvelles caractéristiques des mouvements sociaux

résultent des modifications dans leurs contextes sociaux et politiques plutôt que d'innovations

techniques » (Charles Tilly).275 Nous avons constaté que l’émergence de Genç Siviller dans un

contexte sociopolitique où la société civile n’est pas libérée de l’idéologie sécuritaire dominante

en Turquie jusqu’à l’hiver 2008 était plutôt lié à la position particulière de l’association qui

profitait de l’opportunité politique née de la confrontation entre deux pouvoirs, le régime

sécuritaire d’une part, qui protège sa position dominante et le gouvernement d’AKP d’autre part,

déterminé à devenir le pouvoir hégémonique, plutôt qu’à l’usage d’Internet dans la sphère de

militantisme. Nous avons donc vérifié, comme dit Olivier Fillieule, qu’un mouvement

contestataire doit bénéficier d’un minimum d’opportunité politique afin d’émerger276 et

qu’Internet affecte ce processus d’émergence du mouvement contestataire, mais que cet effet

reste limité avec la facilitation et l’accélération de la connectivité des militants, la mise en

contact de nouveaux militants avec l’organisation et l’augmentation de la popularité de

275

Social Movements.1768-2004., op. cit., p. 98. 276

« L’analyse des mouvements sociaux. Pour une problématique unifiée », art. cit., p. 46.

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l’organisation grâce aux nouveaux modes d’action et à la diffusion des nouvelles sans

l’intervention des masses médias.

Le changement d’équilibre des pouvoirs en Turquie à partir de l’hiver 2008 entraine la

transformation de la position d’opposition de Genç Siviller et nous constatons que l’association

est dans une période passive qui se manifeste principalement par la diminution du nombre

d’actions collectives entreprises et du nombre de réunions face à face. Sur ce point, nous avons

examiné les modalités d’engagement de Genç Siviller pour comprendre l’effet d’Internet sur

l’état actuel de l’organisation et surtout cette tendance à la passivité. Notre analyse met en

exergue que l’usage d’Internet présente des opportunités et des contraintes en ce qui concerne le

processus d’engagement. Nous avons vu tout d’abord qu’Internet, utilisé comme outil de

communication externe pour contacter avec les sympathisants de l’association, constitue un

réseau de recrutement de Genç Siviller et facilite ce processus. Les militants recrutés par une

mise en contact sur une plateforme virtuelle de discussion constituent un groupe sans passé

militant, ayant accès à Internet et enclin à l’utiliser régulièrement. Internet mobilise donc des

groupes ayant le capital économique, social et culturel nécessaire pour y accéder et facilite le

passage à l’acte des jeunes sans passé militant baptisés « génération Internet » parce qu’ils

utilisent Internet régulièrement. Cette « génération Internet » utilise régulièrement cette

technologie dans leur vie quotidienne et privilégie l’usage des réseaux télématiques dans leur

sphère de militantisme. Même si Internet en tant qu’outil de communication externe met en

contact avec l’association des jeunes de la « génération Internet » ayant des tendances politiques

proches de Genç Siviller et facilite leur passage à l’acte, nous avons vu que l’utilisation des

plateformes virtuelles en tant qu’outil de communication interne et mécanisme décisionnel de

l’association rend difficile l’intégration des nouveaux membres à l’association à cause de la

réduction des contacts réels entre les nouveaux et les anciens adhérents. Une fois intégré à

l’association, les militants préfèrent plutôt adapter leur sphère de militantisme par rapport aux

exigences de leur vie quotidienne et non l’inverse. Nous avons constaté que cela présente deux

contraintes significatives pour l’association. L’une est la tendance au relâchement des militants

qui pensent être suffisamment actifs en suivant les discussions sur Internet, et l’autre est la

difficulté de création d’une identité collective forte à cause du peu de contacts réels entre

militants. Ces deux contraintes intensifient la tendance à la passivité régnant au sein de

l’association. Les militants manquant d’identité collective forte se différencient surtout par leurs

idées sur la dimension économique des sujets et par leur positionnement par rapport au

gouvernement en place, ce qui empêche le recentrage de la cause de l’association par rapport aux

transformations du contexte sociopolitique turc. Bien que les obstacles de démocratisation

déplacent l’axe civil-sécuritaire vers un axe démocratique-autoritaire, l’association continue de

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centrer sa cause prodémocratique sur l’opposition à l’intervention militaire dans la sphère

politique civile. La dévalorisation de la cause par les changements d’équilibre des pouvoirs en

Turquie et l’incapacité de l’association à reformuler cette cause sont deux facteurs qui

conduisent Genç Siviller dans l’impasse de la passivité et entrainent dans l’association une

demande de changement de structure (l’association pourrait être transformée en association

professionnelle, parti politique, lobby ou autre). Par contre, nous avons vu que cette impasse

n’entraine pas de processus de désengagement notoire. L’un des facteurs déterminants qui

prévient ce désengagement est l’usage d’Internet : lorsque la motivation des militants diminue

parce qu’ils perdent foi en la cause mobilisatrice, ils peuvent toujours réduire le temps et

l’énergie qu’ils consacrent à la cause, sans pour autant se sentir détaché de l’organisation. Nous

avons constaté que l’usage des plateformes virtuelles en tant qu’outil de communication et

mécanisme décisionnel permet une forme de militantisme « confortable » et plus souple,

offrant la possibilité d’adapter le militantisme selon les exigences de la vie quotidienne et

professionnelle, de garder le contact avec l’association et de participer à la prise de décision sur

Internet -la plupart des membres ont accès à Internet avec leur téléphone portable-. On comprend

alors que la baisse de la motivation provoquée par l’usure de la cause ou le changement de la

disponibilité biographique des militants (mariage, début d’un emploi à plein temps, changement

de ville ou de pays) n’entrainent pas toujours le désengagement dans les groupes de militants

utilisant Internet de manière efficace pour communiquer et pour s’organiser.

Nous avons enfin montré que même si l’usage d’Internet permet l’émergence de

nouvelles pratiques de militantisme, il n’entraine pas la disparition totale des formes de l’action

collective et des structures classiques d’organisation, mais au contraire, nous constatons

l’émergence d’une nouvelle forme de militantisme combinant les nouveaux et les anciennes

formes et apportant des nouveautés toute en perpétuant certaines traditions. Tout d’abord, nous

avons analysé les modes d’action de Genç Siviller, ce qui nous a permis de constater que

l’association complète les modes d’action classiques (les défilés de rue) avec les nouveaux

modes d’action réalisés surtout sur Internet, utilisant l’ironie et la créativité. En revanche, nous

avons vu que même si l’association cherche à être inventive et originale, elle est souvent obligée

d’avoir recours aux même modes d’action. Nous avons donc suggéré que, comme le dit Charles

Tilly, en un temps et un lieu donné ils existent un nombre limité de répertoires en raison de

l’expérience accumulée et des contraintes extérieures. L’association n’utilise pas seulement

Internet comme outil de communication et répertoire d’action, mais aussi comme média pour

diffuser ses nouvelles en utilisant différentes plateformes virtuelles comme le site Internet, les

groupes de discussions, Facebook et Twitter. Cela ne veut pas dire que l’association n’accorde

pas d’importance à sa visibilité médiatique ; au contraire, son objectif principal, en organisant

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ses manifestations, est d’attirer l’attention des médias. L’association combine donc la visibilité

sur les médias sociaux et sur les masses médias afin de maximiser le nombre de personnes qui

prennent connaissance de leurs manifestations, dans le but primordial d’attirer l’attention des

acteurs politiques. De plus, l’utilisation des médias sociaux pour la diffusion des nouvelles

permet à Genç Siviller d’interpréter ses manifestations – ce qui est important, surtout pour les

manifestations ironiques et symboliques, pouvant être interprétées de plusieurs façons

différentes. A la fin de notre recherche, nous avons montré qu’Internet, en tant qu’outil de

communication, répertoire d’action et média, n’entraine pas la disparition des pratiques de

militantisme offline mais au contraire, crée une nouvelle forme de militantisme combinant les

pratiques réelles (comme les réunions face à face, les manifestations de rue, etc.) et les pratiques

virtuelles (comme les manifestations sur une plateforme virtuelle, manifestation en ligne, etc.).

Nous voyons ainsi émerger une nouvelle forme d’organisation se situant entre communauté

virtuelle et association réelle. Cette nouvelle structure apporte d’une part des nouveautés, et

d’autre part, perpétue certaines traditions comme la création des hiérarchies. Nous avons montré

que même si les nouveaux mouvements sociaux et l’espace créé sur Internet sont décrits par

plusieurs auteurs comme un espace libre de hiérarchies, celles-ci ne disparaissent pas totalement

mais deviennent plus flexibles et réapparaissent même sur Internet, par exemple dans le cas de

Genç Siviller où elles prennent la forme de plateformes virtuelles composées des différents

membres selon leur position hiérarchique.

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KIZILARSLAN, Yeliz, « 27 Mayıs darbesi kronolojisi ve Yassıada duruşmaları. » [Chronologie du coup d’état de 27 Mai et les procès de Yassıada], Bianet, publié le 26 Mai 2010, http://www.bianet.org/bianet/siyaset/107229-27-mayis-darbesi-kronolojisi-ve-yassiadad

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« 23 yıl sonra resmen “olağan halˮ » [23 ans plus tard officiellement “l’Etat normalˮ], Hürriyet, publiée le 30 Juillet 2002, http://hurarsiv.hurriyet.com.tr/goster/ShowNew.aspx?id =112742

« Yurdum interneti 10 yaşında. Türkiye İnternet’inin 10. Yaşını doğduğu yerde, “ODTÜ’deˮ,

kutladık. », [Nous avons fêté le dixième anniversaire d’Internet en Turquie là où il est né, à

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« Aliye Öztürk rüya gibi cumhurbaşkanı adayı » [Aliye Öztürk, candidat président comme une rêve], publié le 17 Avril 2007, http://77.79.79.245/bianet/siyaset/94671-aliye-ozturk-ruya-gibi-

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« Bayram tartışması » [La dispute de la fête], Milliyet, publié le 20 Mai 2003, http://gazetearsivi.milliyet.com.tr/Arsiv/2003/05/20

« Köşke converse ayakkabıyla girdi. » [Il est entré à Köşk (le nom de la résidence officielle du président) avec les chaussures Converse.], Haber 7, publié le 9 Septembre 2007, http://www.haber7.com/haber/20070909/Koske-Convers--ayakkabiyla-girdi.php

« Yaş krizi dış basında » [La crise de Yaş est dans la presse étrangère], Cnn Türk, publié le 6 août 2010, http://www.cnnturk.com/2010/dunya/08/06/yas.krizi.dis.basinda/585878.0/index.

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« Milli güvenlik siyaset belgesi kabul edildi. » [Le document de la politique de sécurité nationale est accepté], Cnn Türk, publié le 22 Novembre 2011, http://www.cnnturk.com/2010/turki

ye/11/22/milli.guvenlik.siyaset.belgesi.kabul.edildi/597105.0/index.html

« Org. Balanlı tutuklandı. » [Le général Balanlı a été arrêté], Ntvmsnbc, publié le 30 Mai 2011, http://www. ntvmsnbc.com/id/252179 99

« 27 yaşında Meclis’e girdi. » [Il est entré à l’assemblée à 27 ans], Milliyet, publié le 14 juin 2011. http://siyaset.milliyet.com.tr/27-yasinda-meclis-e-girdi/siyaset/siyasetdetay/14.06.2011/

1402168/default.htm

« Genç Siviller Baro’dan rahatsız olmuş » [Les Jeunes Civils sont dérangés du barreau], Sol

haber portalı [Portail de nouvelles de gauche], publié le 19 Novembre 2009.

http://haber.sol.org.tr/devlet-ve-siyaset/genc-siviller-barodan-rahatsiz-olmus-haberi-20603

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ANNEXES

Annexe I. Des affiches et des photos des manifestations de Genç Siviller

1. Le logo de Genç Siviller

2. Le journal Cumhuriyet (La République) du 23 mai 2003 titre en Une : « Les jeunes

officiers sont dérangés ». Cela a incité Genç Siviller à nommer sa déclaration de 2006 : «

Les jeunes civiles sont dérangés »

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3. Manifestation fait le 12 Septembre 2008 avec le slogan « Bir daha asla » (« Plus jamais »)

pour critiquer et faire rappeler le coup d’Etat de 1980

URL : http://gencsiviller.net/wp-content/uploads/2011/04/158.jpg

4. Manifestation réalisé le 24 septembre 2008 et devenue populaire avec le slogan « Biji

Diva » (« Vive la Prima Donna ») pour supporter une chanteuse jugé à cause de sa

déclaration antimilitariste

URL: http://fotogaleri.haberler.com/ersoy-a-biji-diva-li-destek

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5. Manifestation réalisée le 1er Mai 2009 avec le slogan « Que ceux qui ont ouvert le feu

d’ici le 1er

mai 1977 soient trouvés »

URL: http://www.flickr.com/photos/41955861@N02/3866852041/in/photostream/

6. Un adhérent de Genç Siviller participe à la conférence organisée à Washington pour le

35ème

anniversaire de la création d’Internet en janvier 2010

URL : http://gencsiviller.net/haber.php?haber_id=241&print=1

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7. « Milli Tüp » (Tube Nationale) : Site d’Internet créé pour manifester la censure de

Youtube

URL: http://gencsiviller.net/wp-content/uploads/2011/03/590.jpg

8. « Milli Motor » (Moteur national) : Site d’Internet créé pour manifester la censure

d’Internet

URL: http://www.millimotor.com/

La traduction des mots de haute vers le bas: Moteur National -Moteur national de recherche -Recherche -Je me sens

intelligent, agile et moral -Les mots dont sa recherche ne peut même pas être proposé -Les conditions d’utilisation -

Formulaire d’application.

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9. Manifestation contre le Barreau d’Istanbul le 3 Avril 2010 réalisée en envoyant une

couronne sur laquelle c’est écrit: « Carl Schmitt – Barreau Nurnberg »

URL: http://gencsiviller.net/2010/04/03/carl-schmittten-istanbul-barosuna-celenk/

10. Manifestation contre le Barreau d’Istanbul le 22 Mars 2011 avec le slogan « Anlarsın ya

Baro » (« Tu comprends Barreau »)

URL: http://gencsiviller.net/wp-content/uploads/2011/04/699.jpg

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11. Manifestation annuelle créée le 27 mai 2008 faite pour protester et faire rappeler le

coup d’Etat de 1960 avec le slogan de « Yassıada Demokrasi Adası olsun » (« Yassıada soit

l’île de la démocratie »)

URL :https://picasaweb.google.com/110687166961294552071/BirDahaAsla?authkey=Gv1sRgCMfRvaW75u-

CjwE&feat=email#5611705924717058082, la photo prise le 27 Mai 2011

12. L’adhérent de Genç Siviller élu comme parlementaire à 27 ans aux élections de juin

2011

URL:http://www.radikal.com.tr/Radikal.aspx?aType=RadikalDetayV3&ArticleID=1053447&Date=03.09.2011&Ca

tegoryID=78

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Annexe II. Des photos des plateformes virtuelles de Genç Siviller

1. La page d'accueil du site Internet de Genç Siviller

« Les Jeunes Civiles sont dérangés »

URL: http://gencsiviller.net/

2. La page de Twitter de Genç Siviller

URL: http://www.facebook.com/gencsivillerpage

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3. La page de Facebook de Genç Siviller

URL: http://www.facebook.com/gencsivillerpage

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Annexe III. Le document de Wikileaks sur Genç Siviller

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122

URL: http://www.cablegatesearch.net/search.php?q=Genc+Siviller&sort=1

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Annexe IV. Listes des adhérents de Genç Siviller

a- Liste des adhérents actifs qui sont membres de la plateforme virtuelle interne :

1- Femme, banquier, 34 ans, vit à İstanbul

2- Femme, ingénieur en informatique, 31 ans, vit à İstanbul

3- Femme, médecin, 31 ans, vit à İstanbul

4- Homme, ingénieur industriel, 27 ans, vit à İstanbul

5- Femme, étudiante, 21 ans, vit à İstanbul

6- Homme, étudiant, 22 ans, vit en dehors d’Istanbul

7- Homme, ingénieur, 27 ans, vit à Istanbul

8- Femme, étudiante, 19 ans, vit à l’étranger

9- Homme, fonctionnaire de l’Etat, 23 ans, vit à İstanbul

10- Homme, étudiant, 28 ans, vit à İstanbul

11- Homme, banquier, 26 ans, vit à l’étranger

12- Homme, étudiant, 29 ans, vit à İstanbul

13- Femme, étudiante, 23 ans, vit à İstanbul

14- Femme, étudiante, 21 ans, vit à İstanbul

15- Femme, journaliste, 25 ans, vit à İstanbul

16- Homme, professeur, 29 ans, vit à İstanbul

17- Femme, étudiante, 28 ans, vit à İstanbul

18- Femme, journaliste, 28 ans, vit à İstanbul

19- Femme, journaliste, 31 ans, vit à İstanbul

20- Homme, administrateur, 30 ans, vit en dehors d’Istanbul

21- Femme, experte des relations publiques, 26 ans, vit à İstanbul

22- Homme, journaliste, 33 ans, vit à İstanbul

23- Homme, architecte, 31 ans, vit à İstanbul

24- Homme, administrateur, 37 ans, vit à İstanbul

25- Homme, étudiant, 25 ans, vit à İstanbul

26- Femme, administrateur, 25 ans, vit à İstanbul

27- Femme, étudiante, 19 ans, vit à İstanbul

28- Femme, professeur, 26 ans, vit à İstanbul

29- Homme, étudiant, 27 ans, vit à İstanbul

30- Homme, entrepreneur, 26 ans, vit en dehors d’Istanbul

31- Femme, assistante administrative, 34 ans, vit à İstanbul

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32- Femme, chercheuse, 32 ans, vit à İstanbul

33- Femme, journaliste, 29 ans, vit à İstanbul

34- Femme, psychologue, 34 ans, vit à İstanbul

35- Femme, médecin, 30 ans, vit à İstanbul

36- Femme, étudiante, 23 ans, vit à İstanbul

37- Homme, ouvrier, 32 ans, vit à İstanbul

38- Femme, étudiante, 25 ans, vit à İstanbul

39- Homme, étudiant, 25 ans, vit à İstanbul

40- Homme, spécialiste de la science politique, 27 ans, vit à İstanbul

41- Homme, journaliste, 23 ans, vit à İstanbul

42- Homme, fonctionnaire de l’Etat, 32 ans, vit à İstanbul

43- Homme, chercheur, 36 ans, vit à İstanbul

44- Homme, spécialiste du logiciel, 27 ans, vit à İstanbul

45- Homme, étudiant, 25 ans, vit à İstanbul

46- Homme, ingénieur en information, 30 ans, vit à İstanbul

47- Femme, chercheuse, 27 ans, vit à l’étranger

48- Femme, étudiante, 23 ans, vit à İstanbul

49- Femme, chercheur, 26 ans, vit à İstanbul

50- Homme, chercheur, 32 ans, vit à İstanbul

b- Liste des adhérents qui sont membres de la plateforme virtuelle du noyau :

1- Femme, ingénieur en informatique, 31 ans, vit à İstanbul

2- Femme, chercheuse, 32 ans, vit à İstanbul

3- Homme, étudiant, 25 ans, vit à İstanbul

4- Femme, chercheuse, 27 ans, vit à l’étranger

5- Homme, spécialiste de la science politique, 27 ans, vit à İstanbul

6- Homme, entrepreneur, 26 ans, vit en dehors d’Istanbul

7- Homme, journaliste, 23 ans, vit à İstanbul

8- Homme, administrateur, 37 ans, vit à İstanbul

9- Femme, banquier, 34 ans, vit à İstanbul

10- Homme, architecte, 31 ans, vit à İstanbul

11- Homme, journaliste, 33 ans, vit à İstanbul

12- Homme, fonctionnaire de l’Etat, 32 ans, vit à İstanbul

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13- Homme, ouvrier, 32 ans, vit à İstanbul

14- Femme, étudiante, 23 ans, vit à İstanbul

15- Homme, étudiant, 27 ans, vit à İstanbul

Annexe V. Listes des entretiens

20 entretiens formels réalisés avec les membres actifs de Genç Siviller, 1 entretien avec

un membre de Genç Siviller Bursa et 2 entretiens réalisés avec les académiciens qui sont

membres du groupe de discussions interne de Genç Siviller. Les entretiens formels ne

représentent qu’une partie de notre travail de terrain, nous avons su aussi des observations

participantes en allant au bureau de Genç Siviller, en participant aux réunions et aux

manifestations.

1- Entretien réalisé le 14 Mars 2011 avec l’adhérent G1 : Né en 1983, étudiant en master, vit à

İstanbul

2- Entretien réalisé le 17 Mars 2011 avec l’adhérent G2 : Né en 1984, travaille à plein temps, vit

actuellement à İstanbul

3- Entretien réalisé le 17 Mars 2011 avec l’adhérent G3 : Né en 1987, étudiante en master, vit à

actuellement İstanbul

4- Entretien réalisé le 19 Mars 2011 avec l’adhérent G4 : Né en 1980, travaille à plein temps, vit

actuellement à İstanbul

5- Entretien réalisé le 19 Mars 2011 avec l’adhérent G5 : Né en 1979, travaille à plein temps, vit

actuellement à İstanbul

6- Entretien réalisé le 20 Mars 2011 avec l’adhérent G6 : Né en 1987, travaille à plein temps, vit

actuellement à İstanbul

7- Entretien réalisé le 20 Mars 2011 avec l’adhérent G7 : Né en 1979, étudiant en post-doctorat,

vit actuellement aux Etats-Unis

8- Entretien réalisé le 21 Mars 2011 avec l’adhérent G8 : Né en 1986, étudiante en licence, vit

actuellement à İstanbul

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9- Entretien réalisé le 21 Mars 2011 avec l’adhérent G9 : Né en 1979, travaille à plein temps, vit

actuellement à İstanbul

10- Entretien réalisé le 22 Mars 2011 avec l’adhérent G10 : Né en 1983, étudiante en licence, vit

actuellement à Bolu

11- Entretien réalisé le 22 Mars 2011 avec l’adhérent G11 : Né en 1985, travaille part-time, vit

actuellement à İstanbul

12- Entretien réalisé le 22 Mars 2011 avec l’adhérent G12 : Né en 1990, étudiante en licence, vit

actuellement à İstanbul

13-Entretien réalisé le 23 Mars 2011 avec l’adhérent G13 : Né en 1974, travaille à plein temps,

vit actuellement à İstanbul

14- Entretien réalisé le 25 Mars et 18 mai 2011 avec l’adhérent G14 : Né en 1986, étudiant en

licence, vit actuellement à İstanbul

15- Entretien réalisé le 26 Mars 2011 avec l’adhérent G15 : Né en 1980, travaille à plein temps,

vit actuellement à İstanbul

16- Entretien réalisé le 31 Mars 2011 avec l’adhérent G16 : Né en 1977, travaille à plein temps,

vit actuellement à İstanbul

17- Entretien réalisé le 1 Avril 2011 avec l’adhérent G17 : Né en 1973, travaille à plein temps,

vit actuellement à İstanbul

18- Entretien réalisé le 7 Avril 2011 avec l’adhérent G18 : Né en 1978, travaille à plein temps,

vit actuellement à İstanbul

19- Entretien réalisé le 9 Avril 2011 avec l’adhérent G19 (questionnaire envoyé par courrier

électronique- Né en 1988, étudiante en master, vit actuellement aux Etats-Unis

20- Entretien réalisé le 12 Avril 2011 avec l’adhérent G20 (sur Skype)- Né en 1984, étudiante en

mater, vit actuellement en Liban

21- Entretien réalisé le 21 Mars 2011 avec l’adhérent de Genç Siviller Bursa- Né en 1983,

chausseur, vit actuellement à Bursa.

22- Entretien réalisé le 30 Mars 2011 avec un chercheur en sciences sociales, proche de Genç

Siviller, membre de la plateforme virtuelle interne mais pas adhérent de l’association.

23- Entretien réalisé le 1 Avril 2001 avec un chercheur en sciences sociales, proche de Genç

Siviller, membre de la plateforme virtuelle interne mais pas adhérent de l’association.

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Annexe VI. Les sigles rencontrés dans le mémoire

AKP, Adalet ve Kalkınma Partisi : Le parti de la Justice et du développement

CHP, Cumhuriyet Halk Partisi : le parti républicaine du peuple

DSİP, Devrimci Sosyalist İşçi Partisi : Parti révolutionnaire des ouvriers

Küresel BAK, Küresel Barış ve Adalet Koalisyonu : Coalition pour la paix mondiale et la justice

ODTÜ, Ortadoğu Teknik Üniversitesi : Université technique du Moyen-Orient

RP, Refah Partisi : Parti de la Prospérité

TBMM, Türkiye Büyük Millet Meclisi : L’assemblée nationale de Turquie

TSK, Türk Silahlı Kuvvetleri : Les forces armées de la Turquie

TÜİK, Türkiye İstatistik Kurumu : Institution de statistiques de la Turquie