Internet et militantisme ni utopie ni dystopie · tout en évitant le « déterminisme...
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UNIVERSITE PARIS I – PANTHEON SORBONNE
Département de Science Politique
Master 2 Recherche Sociologie et Institutions du Politique
Internet et militantisme ni utopie ni dystopie :
Usage de nouvelles technologies d’une association contestataire en
Turquie
Yasemin Berrak Tuna
Mémoire dirigée par Monsieur Frédéric Sawicki
Professeur à l’Université Paris I – Panthéon Sorbonne
Septembre 2011
1
REMERCIEMENTS
Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Frédéric Sawicki, mon directeur de mémoire, qui
m’a éclairé de ses nombreuses remarques précieuses.
Je remercie à Türk Eğitim Vakfı (La fondation de l’Education Turque) et à l’Ambassade
de la France en Turquie pour leur soutien financier durant mon séjour en France. Je remercie
également à vingt trois personnes qui ont accepté à me consacrer leur temps et particulièrement à
Erkan et Tansel qui m’ont aidé à nouer nombreux contacts et à accéder à plusieurs informations.
Hamit Bozarslan, Hakan Yücel et Demet Lüküslü ont également toute ma reconnaissance
pour leurs conseils et leurs orientations. Une mention spéciale va à ma mère, mon père et mon
frère Berat qui m’ont soutenue moralement avec toute leur patience et m’ont aidé à surmonter
mes doutes. Leur support est inestimable. Je remercie également à mon oncle Nihat, qui m’a
soutenu et qui m’a envoyé des livres même à Paris. Il me faut enfin adresser un grand merci à
İsmail Saymaz, Erol Sağlam, Işıl Erdinç et Güneş Akkor pour leur soutien constant pour leurs
critiques judicieux.
2
Note sur la prononciation du turc1
________________________________________
e se prononce « è », comme dans « thèse »
ı est une voyelle intermédiaire entre « i » et « é »
ö se prononce « eu », comme dans « peu »
u se prononce « ou », comme dans « loup »
ü se prononce « u » comme dans « tu »
c se prononce « dj » comme dans « djellaba »
ç se prononce « tch » comme dans « tchèque »
g est toujours dur, comme dans « gramme »
ğ ne se prononce pas, se rapproche du « h » français
et prolonge la voyelle qui le précède
h est expiré
s est toujours dur, comme dans « dessus »
ş se prononce « ch » comme dans « château »
y est une consonne, il se prononce comme dans « yoga »
1 Prises de la thèse de doctorat de : GOURISSE, Benjamin, L’Etat en jeu. Captation des ressources et
désobjectivation de l’Etat en Turquie (1975-1980), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Ecole doctorale de
Science Politique, Novembre 2010.
3
RESUME
Ce mémoire analyse les conséquences de l’utilisation des nouvelles technologies de
l’information et de la communication dans la sphère du militantisme dans le but de montrer
qu’Internet ne se pose ni en tant que pure utopie permettant aux masses réprimées ou
désintéressées de la politique de se mobiliser, ni en tant que dystopie faisant disparaître les
pratiques classiques de militantisme ; au contraire, Internet joue un rôle significatif à la fois dans
l’engagement des militants et durant le processus de mobilisation, en offrant la possibilité de
combiner les pratiques du militantisme dans le monde réel avec les pratiques virtuelles, en
présentant à la fois opportunités et contraintes, et en apportant des nouveautés dans le domaine
du militantisme tout en perpétuant certaines traditions.
Notre étude a pour objet d’expliquer l’engagement et le processus de militantisme au sein
d’une association particulière en Turquie, Genç Siviller (Jeunes Civils), spécialement choisie
pour l’usage intensif qu’elle fait d’Internet en tant qu’outil de communication, répertoire d’action
collective et média. En nous concentrant sur l’expérience militante au sein de cette association,
dans le contexte politique spécifique turc -qui n’est en général considérés comme ni
démocratique ni autoritaire-, nous avons essayé de comprendre les conséquences d’Internet sur le
militantisme et les particularités des militants qui privilégient cette forme d’activisme. Notre
recherche accorde une importance particulière à la combinaison des points de vue
« macrologique » et « micrologique », afin de mieux analyser les effets de l’utilisation d’Internet
tout en évitant le « déterminisme technologique ». Dans un premier temps, nous nous
intéresserons à l’émergence du groupe de militants en tant que mouvement d’opposition en
Turquie dans un contexte politique qui n'est ni démocratique ni autoritaire et largement dominé
par une série de paradigme kémaliste-nationaliste et sécuritaire jusqu’à l’hiver 2008 et à la
transformation du caractère de l’activisme de l’association avec le changement du paradigme
dominant en Turquie au fil du temps, en accordant une attention spéciale aux spécificités du
contexte politique, pour nous interroger sur les limites du potentiel émancipateur d’Internet dans
le domaine socio-politique. Nous analyserons ensuite les modalités d’engagement de Genç
Siviller en insistant surtout sur la tendance à la passivité régnant actuellement dans l’association
et dans la carrière de ses militants, afin de démontrer comment l’usage d’Internet représente à la
fois une opportunité et une contrainte. Nous conclurons notre étude en examinant la forme de
militantisme privilégiée par l’association pour constater les nouveautés apportées et les modes
d’action habituels pénétrés au sein de cette association prônant les nouveaux modes d’action et
l’usage d’Internet.
4
ABSTRACT
This thesis aims to analyze the implications of the use of new technologies of information
and communication in the sphere of activism to demonstrate the claim that the Internet does arise
neither as a pure utopia to for the masses which are generally conceived as repressed or
disinterested to politics for mobilize; nor as a dystopia, which make the traditional practices of
activism disappear, rather it arises as a significant factor both for the engagement of activists and
during the process of mobilization through rendering it possible to combine real practices with
virtual ones, posing both opportunities and constraints and bringing new features into the field of
activism while perpetuating some traditions.
Our study seeks to explain the process of engagement and activism within a particular
association in Turkey, Genç Siviller (Young Civilians), chosen specifically for their intensive
utilization of the Internet as a means for communication, collective action répertoire and media.
By focusing on the experience of activism in the association favoring the widespread use of the
Internet, in the specific political context of Turkey – which is widely assessed as neither
democratic nor authoritarian-, we tried to understand the consequence of Internet on activism
and the peculiarities of militants who privilege this form of activism. Our research gives special
importance to combine the « macrological » view and the « micrological » view to analyze the
effect of the use of the Internet better while avoiding « technological determinism ». At first, we
look to analyze the emergence of the group of militants as an opposition movement in Turkey in
years within a political context that is neither democratic nor authoritarian and thoroughly
dominated by a series of kemalist-nationalist security paradigm until the winter of 2008; and the
transformation of the attributes of activism of the association in parallel to the change of the
dominant paradigm in Turkey over time by giving special attention to the specific political
context to question the limits of the emancipatory potential of the Internet in the socio-political
realm. Then, we analyze the modalities of engagement in the case of Genç Siviller with
particular emphasis on the trend of passivity currently prevailing in the association and the career
of its activists in order to demonstrate how the use of the Internet arises both as opportunity and
constraint. We conclude our study by examining the form of activism favored by the association
to see the change brought and the usual modes of action penetrated to the association advocating
the new modes of action and the use of the Internet.
5
ÖZET
Bu tez, yeni bilgi ve iletişim teknolojilerinin, aktivizm alanındaki etkilerini incelemek ve
internetin ne siyasi olanakları sınırlı veya depolitize olmuş kitleleri harekete geçirecek bir
ütopya, ne de geleneksel aktivizm formlarının kaybolmasına sebep olacak bir distopya olduğunu;
tam aksine, internetin, aktivistlere hem angajmanlarında hem de eylemlilik süreçlerinde gerçek
ve sanal eylem pratiklerini birleştirme imkânı vererek, bu süreçte hem kolaylıklar sağlayıp hem
engellere yol açarak ve aktivizm sürecindeki bazı geleneklerin devam etmesine engel
olamamasına rağmen yenilikler getirerek bu süreçte etkin bir rol oynadığını göstermeyi
amaçlamaktadır.
Çalışma; aktivizm ve angajman süreçlerinin analizini, interneti iletişim aracı, kolektif
hareket repertuarı ve medya olarak yoğun bir şekilde kullanan Genç Siviller hareketini
inceleyerek yapmayı amaçlamaktadır. İnternet üzerinden yapılan aktivizmi tercih eden bir
hareketin incelenmesi suretiyle, Türkiye’nin kendine özgü ne demokratik ne de otoriter olan
siyasal bağlamı göz önünde bulundurularak, internetin aktivizm üzerindeki etkilerini ve bu tip
aktivizmi tercih eden aktivistlerin kendilerine has özelliklerinin ortaya çıkarılması ve daha iyi
anlaşılması hedeflenmektedir. “Teknolojik belirlenimcilik” tarafından yaratılan bazı
sınırlamaların ötesine geçmek ve internetin etkilerini daha iyi anlayabilmek amacıyla, çalışma
hem makrolojik hem de mikrolojik bakış açılarını ele almakta ve bu iki perspektifin
birleştirilebilmesine özel önem verilmektedir. İlk olarak, 2008 kışına kadar kemalist-milliyetçi
ve güvenlikçi bir değerler dizisi tarafından yönetilmiş Türkiye’de hareketin bir grup
aktivist/militan tarafından bir muhalif hareket olarak nasıl oluşturulduğunu; örgütün ve aktivizm
formlarının, Türkiye’nin de geçirdiği dönüşüme paralel olarak, örgütün aktivizm niteliğinin
değişimi ile nasıl bir forma büründüğü ve bu bağlamda internetin özgürleştirici potansiyeli ve
bunun yapısal sınırlarını sorgulamak amacıyla spesifik politik bağlama özel bir vurguyla
incelenmektedir. Takip eden bölümlerde, özellikle Genç Siviller’de hakim olan pasif eğilim ve
üyelerin aktivizm kariyerleri üzerinde durarak angajman çeşitleri ve yapılarının bir incelemesi
sunularak internetin aktivizm formlarında nasıl hem bir fırsat hem de yapısal bir sınır olarak
değerlendirilebileceği üzerine bir analize yer verilmektedir. Çalışmanın son odağı ise, yeni eylem
biçimlerini ve internet kullanımını öne çıkaran örgütün getirdiği yenilikleri ve içine sızan
geleneksel eylem biçimlerini göstermek amacıyla örgütün aktivizm formlarını incelemek
olacaktır.
6
TABLES DES MATIERES
Note sur la prononciation du turc ................................................................................................ 2
RESUME ........................................................................................................................................ 3
ABSTRACT ................................................................................................................................... 4
ÖZET .............................................................................................................................................. 5
TABLES DES MATIERES .......................................................................................................... 6
INTRODUCTION ......................................................................................................................... 9
1- L’activisme à l’époque d’Internet et les médias sociaux: un renouveau du militantisme et ses limites .................................................................................................................................. 10
a- Internet : une technologie ni intrinsèquement oppressive, ni automatiquement émancipatrice ......................................................................................................................... 10
b- Les jeunes, l’activisme et l’usage des réseaux télématiques ............................................. 13
2- Du coup d’État de 1980 à nos jours : comprendre le contexte sociopolitique en Turquie ... 17
a- Le coup d’État de 1980 et la tendance à dépolitiser l’espace public ................................. 17
b- Du « régime sécuritaire » à la transformation de l'équilibre du pouvoir des acteurs politiques en Turquie ............................................................................................................. 18
c- L’analyse de l’axe « démocratique-autoritaire » : le développement problématique de la société civile turque ............................................................................................................... 21
3- Réfléchir sur l’analyse de l’action collective en Turquie : les « nouveaux mouvements
sociaux » en Turquie sont-ils vraiment nouveaux ? ................................................................. 24
4- La construction de l’objet de l’analyse ................................................................................. 26
5-La méthodologie de recherche ............................................................................................... 29
CHAPITRE I. RECONSTITUTION DE L’HISTOIRE DE GENÇ SİVİLLER :
HYPOTHESE D’UN MOUVEMENT D’OPPOSITION EN TURQUIE .............................. 32
1- Lacune notoire de la société civile en Turquie : les mouvements d’opposition ................... 33
2- Genèse du cadre d’action collective du groupe et passage à l’acte ....................................... 35
a- Catalyseur de l’activisme politique : le bouleversement de la perception de l’État .......... 35
b- Formation d’une plateforme virtuelle et organisation de forums en tant qu’activité contestataire ........................................................................................................................... 37
3- Institutionnalisation et émergence de Genç Siviller en tant qu’association activiste ............ 41
7
a- Passage à l’activisme au sein d’une association ................................................................ 41
b- Élargissement limité des sphères d’action et multiplication des modes d’action .............. 43
c- Une association d’opposition échappant à la répression policière et à la politique de l’apaisement : est-ce possible ? .............................................................................................. 46
4- Passage à une période passive : dévalorisation du cadre des pratiques contestataires de l’association ............................................................................................................................... 49
Conclusion ................................................................................................................................. 53
CHAPITRE II. MILITER A GENÇ SİVİLLER : PROCESSUS D’ENGAGEMENT
ENTRE CONTRAINTES ET OPPORTUNITES POSES PAR L’INTERNET ................... 55
1- Modalités du processus d’engagement et utilisation des réseaux télématiques .................... 56
a- Une association sans stratégie d’élargissement ................................................................. 56
b- Opportunité d’Internet: passage à une forme plus passive d’engagement sans se sentir pour autant détaché ................................................................................................................ 58
c- Contrainte d’Internet : impasse de passivité et émergence d’une demande de changement ................................................................................................................................................ 62
2- Qui s’engage à Genç Siviller: analyse de la carrière militante d’une « génération internet » ................................................................................................................................................... 65
a- Un corps de militants peu homogène ................................................................................. 65
b- Les adhérents n’ont pas de passé militant ......................................................................... 68
c- Trois générations différentes au sein de l’association ....................................................... 70
Conclusion ................................................................................................................................. 76
CHAPITRE III. GENÇ SİVİLLER, CAS TYPIQUE DES « NOUVEAUX MOUVEMENTS
DE LA JEUNESSE » EN TURQUIE? ...................................................................................... 78
1- Privilégier un nouveau type de militantisme : le répertoire d’action et les stratégies de mobilisation de Genç Siviller .................................................................................................... 79
a- Une association à la recherche des nouveaux modes d’action pour faire entendre sa voix ................................................................................................................................................ 79
b - Analyse d’une manifestation réalisée avec 178 mails : « Anlarsın ya baro » (Tu comprends le Barreau) ........................................................................................................... 84
2- Les nouveautés apportées et les traditions perpétuées par ce nouveau type de militantisme 87
a- Une forme hybride entre communauté virtuelle et association réelle ............................... 87
b- L’internet et la « loi d’airain de l’oligarchie » : un espace non hiérarchique est-il possible ? ................................................................................................................................ 91
8
Conclusion ................................................................................................................................. 95
CONCLUSION GENERALE .................................................................................................... 97
BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................... 101
ANNEXES .................................................................................................................................. 111
Annexe I. Des affiches et des photos des manifestations de Genç Siviller ............................. 111
Annexe II. Des photos des plateformes virtuelles de Genç Siviller ........................................ 117
Annexe III. Le document de Wikileaks sur Genç Siviller ....................................................... 119
Annexe IV. Listes des adhérents de Genç Siviller ................................................................... 123
Annexe V. Listes des entretiens .............................................................................................. 125
Annexe VI. Les sigles rencontrés dans le mémoire ................................................................ 127
9
INTRODUCTION
« Si vous êtes jeune, civil et « dérangé », n’hésitez pas à venir nous rejoindre, nous
sommes en train de faire connaissance, ce n'est pas un club des amis, nous sommes ici pour
apprendre à nous connaitre et discuter » dit le courrier électronique envoyé aux différentes
plateformes virtuelles pour inviter les jeunes au processus de préparation d’une déclaration
nommée « Genç Siviller Rahatsız » (Les Jeunes Civils sont dérangés). Ce courrier électronique,
que nos interviewés qualifient de « sincère » et d’« intime », marque en fait le début de la
carrière militante de plusieurs adhérents de Genç Siviller (Les Jeunes Civils). Un message
incitant les jeunes à s’engager nous montre que l’usage des nouvelles technologies de la
communication et de l’information affecte la sphère de militantisme et nous pousse à nous
interroger sur cette pratique et sur les limites de son influence. Dans notre recherche, nous allons
essayer de comprendre l’effet de l’utilisation d’Internet sur l’expérience militante au sein d’une
association turque, Genç Siviller, choisie spécialement pour l’usage intensif qu’elle fait des
réseaux télématiques dans la sphère de militantisme en tant qu’outil de communication,
répertoire d’action et média. Nous essaierons comprendre d’une part, si l’utilisation d’Internet
affecte l’émergence d’un mouvement qui s’oppose au pouvoir dans le contexte spécifique de la
Turquie où l’on sent cruellement l’absence d’une société civile libérée des contraintes de l’Etat2
et la transformation de cet état de fait au fil du temps ; d’autre part, nous essaierons de
comprendre comment et pourquoi certains groupes de militants privilégient l’usage des réseaux
télématiques et les nouvelles formes de militantisme, où cette pratique particulière se situe sur un
axe de rupture et de continuité avec les formes « classiques » de militantisme. Quelles sont les
nouveautés apportées et les traditions perpétuées par ce groupe de militants et quelles sont les
opportunités et les contraintes posées par l’usage de ces nouvelles technologies et par le recours
aux nouvelles formes d’activisme.
2 Voir: Hamit BOZARSLAN, Histoire de la Turquie Contemporaine, Paris, Editions La Découverte, 2004, p. 85-91;
Yael NAVARO-YASHIN, Faces of the State. Secularism and the Public Life in Turkey. Oxfordshire, Princeton
University Press, 2002, p. 130-137.
10
1- L’activisme à l’époque d’Internet et les médias sociaux: un renouveau du militantisme et
ses limites
a- Internet : une technologie ni intrinsèquement oppressive, ni automatiquement
émancipatrice3
Le XXIe siècle a été marqué dans le monde entier par l’intégration de nouvelles
technologies de communication et de l’information dans la vie quotidienne. Il n'est plus
surprenant aujourd’hui de signer des pétitions électroniques, diffuser des vidéos opposées au
pouvoir sur Youtube, ou transmettre des messages protestataires par Twitter. Internet, qui nous
offre un mode de communication différent de la communication unidirectionnelle fournit d'autres
façons de faire entendre notre voix. En décrivant la communication via Internet comme mass
self-communication (autocommunication de masse)4, Manuel Castells souligne le caractère
interactif d’Internet qui nous offre d’une part, la possibilité de récupérer des messages que nous
choisissons nous-mêmes, et d’autre part, celle de produire notre propre message et de le
transmettre à une audience globale.5 De plus, cette technologie de communication permet
d’atteindre cette audience à moindre coût et plus rapidement. Cette capacité d’Internet de
faciliter la production et la diffusion de l’information représente une nouvelle façon de
communiquer, voire un nouveau répertoire d’action significatif pour les mouvements sociaux.
Dès le début des années 1990, quelques associations, minorités actives et militants
commencent à utiliser les réseaux télématiques.6 Dominique Cardon et Fabien Granjon
expliquent que les premiers groupes à remarquer les opportunités offertes par Internet sont les
militants les moins organisés et les groupes les plus périphériques.7 Aujourd’hui, l'utilisation de
ces réseaux est le fait de groupes plus organisés comme les écologistes, les antimilitaristes, les
altermondialistes etc. Internet est considéré par beaucoup comme une technologie
révolutionnaire par nature, surtout depuis les manifestations qui ont suivi les résultats des
élections présidentielles de 2009 en Iran, que les médias de masse ont qualifié de « Twitter
Révolution »8, et le cycle des émeutes populaires ayant lieu en 2011 au Moyen-Orient ‒en
Tunisie, en Égypte, à Bahreïn, au Yémen et en Libye‒. Durant le processus de mobilisation de
3 Barney WARF et John GRIMES, « Counter Hegemonic Discourses and the Internet », Geographical Review, Vol.
87, no 2, April 1997, p.259.
4 Manuel CASTELLS, Communication Power, Oxford ; New York, Oxford University Press, 2009, p. 302.
5 ibid, p.54-55. 6 Dominique CARDON et Fabien GRANJON, Médiactivistes, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2010, p.82.
7 idem.
8 Olivier TESQUET, « En Iran, “révolution Twitterˮ ou révolution tweetée », L’Express, publié le 15 Juin 2009.
Voir: http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/en-iran-revolution-twitter-ourevolutiontweetee_767535
.html, le 4 juin 2011.
11
ces émeutes, Internet a joué un rôle significatif en apportant un soutien public aux émeutes, en
facilitant le processus de diffusion des idées opposées au système et du désir de revendication,
diffusion difficile dans les régimes autoritaires à cause des contraintes imposées par l’État.9 En
revanche, il faut tenir en compte du fait que « Internet n'est ni une technologie intrinsèquement
oppressive, ni automatiquement émancipatrice ».10 Même si Internet facilite la diffusion des
idées opposées au système et permet dans une certaine limite d’échapper au contrôle des
autorités, les autorités développent aussi des mécanismes pour contrôler le flux d’information sur
Internet et pour censurer les contenus qu’ils trouvent nuisibles. Par exemple, selon le rapport de
Freedom House qualifiant Internet en Turquie de « partiellement libre », en Juillet 2010, il
existait plus de 5 000 sites Internet bloqués en Turquie parce que leur contenu qui montrait ou
favorisait l'exploitation et les abus sexuels des enfants, l'obscénité, la prostitution ou les jeux de
hasard mais aussi en raison de contenu politique - insulter Mustafa Kemal Atatürk, père
fondateur de la Turquie moderne.11
Comme c’est le cas pour toutes les autres technologies -
téléphone, télévision, radio etc.- la valeur et la signification d'Internet, et l’expérience sociale et
individuelle qu’Internet représente changent selon le contexte et le temps.12 L’utilisation de
nouvelles technologies par les groupes militants doit être analysée tout en tenant compte des
effets du contexte politique et social. Ainsi, dans les pays arabes, en raison de l’existence de
régimes autoritaires, Internet se caractérise comme un outil important des groupes d'opposition
qui n’ont pas la possibilité de s’organiser ou de créer des espaces publics alternatifs.13 À l'instar
de ces pays, en Turquie, l’existence d’un « régime sécuritaire »14 ‒dominant jusqu’au début des
années 2000 et la persistance d’un régime politique qui ne peut être défini ni comme
démocratique ni comme autoritaire‒ bloque l’accès de certains groupes à l’espace public. La
9 Voir Burce ÇELİK, « Sosyal medya ve direniş. Tunus, Mısır ve sıradakiler. » (Les médias sociaux et la résistance.
La Tunisie, l’Égypte et les prochains. ) , Birikim, no 263, p. 20.
10 « Counter Hegemonic Discourses and the Internet », art. cit., p.259. Les écritures italiques montrent les parties
ajoutés par moi pour mettre l’accent. 11
Le rapport de Freedom House, Freedom on the Net 2011. Turkey. p.1-3 : http://www.freedomhouse.org/image
s/File/FotN/Turkey2011.pdf, consulté le 25 août 2011. Le gouvernement turc avait adopté une approche de la réglementation d’Internet non interventionniste jusqu'en 2001 ; par contre nous constatons que la censure d'Internet
en Turquie a augmenté ces dernières années et est devenue relativement commune surtout après la promulgation de
la loi n °5651 qui impose des responsabilités aux fournisseurs de contenu, aux sociétés d'hébergement et aux fournisseurs d’accès. [« Freedom on the Net 2011. Turkey », art. cit., p.3-5]. Cette loi permet la légitimation et l’institutionnalisation du contrôle des contenus publiés sur Internet. En 2011, l’autorité de technologies de l’information et de communication, BTK, décide d’introduire une sélection de quatre filtres Internet restreignant le niveau d’accès à l’Internet. Cette mesure qui n’est pas encore entrée en vigueur permet aussi de poursuivre en justice les internautes tentant de contourner ces filtres. [Voir : Le Monde, « Manifestations en Turquie contre la
censure d’Internet », publié le 16 mai 2001 : http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/05/16/manifestations-
en-turquie-contre-la-censure-d-internet_1522 540_ 651865.html, consulté le 25 août 2011] 12
« Sosyal medya ve direniş. Tunus, Mısır ve sıradakiler. », art. cit., p.21 13
idem. 14
Gilles DORRONSORO « Introduction, mobilisation et régime sécuritaire. » in Gilles Dorronsoro, dir., La Turquie
Conteste. Mobilisations sociales et régimes sécuritaire, Paris, CNRS ed., 2005, p. 21. Pour conceptualiser le régime de la Turquie, Dorronsoro propose le terme « régime sécuritaire» qui se différencie à la fois des systèmes démocratiques et des systèmes autoritaires. Nous discuterons de ce terme en détail ci-dessous.
12
domination du discours du nationalisme unitaire adopté dans le processus de fondation de la
République de Turquie a longtemps exclu plusieurs segments de la société turque, hétérogène à
bien des égards, comme l’ethnie, la religion, la culture, la langue. Nous pouvons donc affirmer
qu’en Turquie, Internet apparaît comme une opportunité unique pour les groupes exclus ‒les
islamistes, les kurdes, les femmes, les ouvriers, etc.‒ de pénétrer à l'intérieur de l’espace public
dominant. Internet a permis l’élargissement de la société civile dans différents contextes
sociopolitiques du monde et a contribué à la création de sphères dans lesquelles les groupes qui
étaient exclus et marginalisés peuvent désormais s’exprimer. L’introduction d’Internet
considérée par Dominique Cardon comme une « double révolution » couvrant à la fois
l’élargissement du droit de donner la parole à la société toute entière et l’incorporation des
conversations privées dans l’espace public représente un remarquable élargissement de l’espace
public.15
Cet espace public qui va être créé sur l’internet, différent de l’espace public bourgeois
basé sur les classes cadré par l’État-nation, a la potentialité de permettre l’expression d’identités
diverses et plurielles16
mais il ne faut pas oublier de prendre en compte les limites de ces
transformations. Même si l'espace public est élargi, celui-ci ne concerne pas la société tout
entière.17 Selon les statistiques de Türkiye İstatistik Kurumu , TÜİK (Institution de statistiques de
la Turquie), seulement 41,6% des individus âgés de 16 à 74 ans utilisent Internet; de même, cette
utilisation est plus répandue dans le groupe des 16-24 ans et les taux sont plus élevés chez les
hommes dans tous les groupes d'âge.18 Donc, comme l'admet Gülüm Şener, quand nous
examinons le taux d'utilisation d'Internet en prenant en compte les critères comme le niveau de
revenu, le sexe, la langue, la culture, l'âge, nous remarquons un « clivage numérique » qui
indique la limitation matérielle à l’accès aux technologies de l’information et de la
communication due à l’existence des inégalités sociales dans les pays et entre les pays.19 Internet
offre donc une véritable opportunité à certains groupes jadis silencieux de faire entendre leur
voix, mais cette opportunité n'est pas la même pour tout le monde. L’existence de la technologie
d’Internet ne signifie pas que tout le monde a la possibilité de l’utiliser, ni que tout le monde
15
Dominique CARDON, La démocratie Internet. Promesses et limites. Paris, Seuil, 2010, p. 7-11. 16
Gülüm ŞENER, « İnternet ve demokrasi ilişkisine dair eleştirel bir yaklaşım » (Un approche critique sur la
relation d’Internet et la démocratie), Onzième Conférence Internet en Turquie, 21-23 décembre 2006, TOBB
Ekonomi Üniversitesi, Ankara, http://www.siyasaliletisim.org/pdf/internetvedemokrasi.pdf, le 6 Juin 2011, p.7. Les
passages en italiques montrent les parties que j'ai ajoutées. 17
Lorsque nous comparons les statistiques de la pénétration d’Internet dans différents pays, c’est-à-dire la
proportion de la population composée d'utilisateurs d’Internet dans ces pays, nous remarquons que dans les pays développés comme la France (68.9%), l’Allemagne (79,1%), l’Angleterre (82,5%), la Finlande (85.3%) les taux de pénétration d'Internet sont plus élevés que ceux des pays en voie de développement comme le Brésil (37.4%), l’Iran (42%), la Chine (35.7%). Statistiques reprises du site http://www.internetworldstats.com, consulté le 23 Juin 2011. 18
Ces statistiques correspondent aux « taux d’utilisation de l’ordinateur et de l’Internet des individus selon le temps de dernière utilisation » http://www.tuik.gov.tr/VeriBilgi.do?tb_id=60&ust_id=2, le 10 Juin 2011 et dans « Les résultats de l’enquête de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication par des ménages en 2010 », http://www.tuik.gov.tr/PreTablo.do?tb_id=60&ust_id=2 , le 10 juin 2010. 19« İnternet ve demokrasi ilişkisine dair eleştirel bir yaklaşım », art. cit., p.9.
13
préfère l’utiliser. Il est donc important de savoir qui utilise ces nouvelles technologies de
communication et de l’information, comment, et pour quelles raisons. Ces questions sont
valables aussi pour l’usage d’Internet dans la sphère du militantisme car tous les groupes de
militants ne prônent pas l’usage des réseaux télématiques. En analysant le processus et les
stratégies de mobilisation d’une association turque, Genç Siviller, nous allons essayer dans cette
recherche de comprendre comment et pourquoi certains groupes de militants privilégient l’usage
des réseaux télématiques et les nouvelles formes de militantisme durant le processus de
mobilisation. Nous allons examiner les nouveautés adoptées par cette association et les traditions
perpétuées, en s’interrogeant d’une part sur l’effet que cette préférence produit sur les membres
de l'association ainsi que sur le contexte politique, et d’autre part, sur l’efficacité de la
mobilisation suite à cette préférence.
b- Les jeunes, l’activisme et l’usage des réseaux télématiques
Genç Siviller est une association formée de membres que l’on peut catégoriser comme «
jeunes »; il nous semble donc nécessaire d'étudier brièvement l’activisme des jeunes et l'usage
qu'ils font des réseaux télématiques. Nous allons tout d’abord apporter quelques clarifications sur
le concept ambigu de « jeunesse ». Le concept de jeunesse désigne une étape transitoire entre
l’enfance et l’âge adulte. Plusieurs travaux ont montré que la notion de « jeunesse », qui est en
général définie démographiquement par le groupe d’âge entre 15 et 24 ans, est une construction
de la modernité.20 Comme Olivier Galland le souligne, « être jeune n’a pas signifié en tout
temps la même chose; il n’est même pas sûr que cela ait toujours signifié quelque chose ».21
Aujourd’hui, les chercheurs en sciences sociales qui discutent de « l’allongement de la jeunesse
»22 signalent l’émergence d’une nouvelle catégorie nommée « adulescence »23
. Cette notion est
définie par Tony Anatrella comme une catégorie caractérisant de nos jours les jeunes entre 24
ans et le début de la trentaine qui sont soit au chômage, soit engagés dans des études ou dans une
activité professionnelle, qui dépendent encore de leurs parents, même si certains ne vivent plus
avec eux et désirent acquérir leur autonomie.24
Comme les militants de Genç Siviller ont en
20
Leyla NEYZİ, « Object or subject ? The paradox of youth in Turkey.» International Journal of Middle East
Studies, no 33, 2001, p. 413.
21 Olivier GALLAND, Les jeunes, Paris, La découverte, 2002, p. 6.
22 Pour une analyse plus détaillée de ce sujet, voir : Alessandro CAVALLI et Olivier GALLAND, dir.,
L’allongement de la jeunesse, Arles, Actes Sud, Observatoire du Changement Social en Europe Occidentale
(Poitiers), 1993. 23
Tony ANATRELLA, « Les “adulescentsˮ», Etudes, 2003/7, Tome 399, p. 37-47. 24
« Les “adulescentsˮ», art.cit., p. 37.
14
général entre 20 et 35 ans, cette notion d'adulescence nous semble pertinente pour notre analyse
de ces militants.
La catégorie de la jeunesse comme celle de la vieillesse n’a pas d’une unité sociale25,
comme le rappelle Pierre Bourdieu. C’est-à-dire que la jeunesse ne peut pas être considérée
comme une catégorie homogène; il existe plusieurs jeunesses avec des expériences différentes
basées sur la classe sociale, l’ethnicité, le sexe, le niveau d’études. Les analystes qui travaillent
sur les jeunes ont en général tendance à baptiser les jeunes venant de milieux historico-sociaux
semblables -de génération-; cette analyse peut être trompeuse parce qu'elle considère un groupe
hétérogène comme une unité sociale homogène et cohérente.26 Puisqu’il existe plusieurs
individus ayant des expériences très variées, l’analyse d’une génération ne peut pas comprendre
tous les individus composant cette génération; en revanche, il faut tenir compte du fait que les
individus appartenant à la même génération partagent des expériences semblables en raison de
l’influence de l’« esprit du temps ».27 Donc, pour étudier l’influence des nouvelles technologies
de la communication et de l’information, nous pouvons catégoriser les membres de l’association
que nous allons étudier comme appartenant à la « génération Internet »28. Lorsque nous parlons
d’une génération Internet, nous nous référons à ce que Karl Mannheim appelle « unité de
génération » plutôt qu'un « ensemble de génération ».29 Cette distinction est importante car elle
nous permet de libérer notre analyse du risque de surgénéralisation en éliminant les points
trompeurs de la notion de « génération ».
Internet a ouvert pour les jeunes une sphère où ils sont plus puissants que les adultes. Les
jeunes de notre époque constituent une génération « préfigurative »30 qui, au lieu d’apprendre de
leurs parents, est plutôt informée par des « collèges invisibles »31 qui diffusent principalement
sur Internet. Internet offre aux jeunes un domaine où ils peuvent s’informer, discuter,
s’organiser et manifester d’une façon confortable et rapide, sans être gênés par les obstacles de
25
Pierre BOURDIEU, « La jeunesse n’est qu’un mot.», Questions de sociologie, Paris, Les éditions de Minuit, 2002. 26
Pour une analyse plus détaillée du concept de « génération » voir notamment : Karl MANNHEIM, Le problème des générations, Paris, Ed. Nathan, 1990; Claudine Attias-Donfut, Sociologie des générations. L’empreinte du temps, Paris, PUF, 1988. 27Demet LÜKÜSLÜ, Türkiye'de « Gençlik Miti ». 1980 sonrası Türkiye Gençliği (Le « mythe de la jeunesse » en
Turquie. La jeunesse turque de post-1980), İstanbul, İletişim yayınları, 2009, p. 43. 28
Bernard PREEL, Les générations mutantes. Belle époque, Krach, Mai 68, Internet : quatre générations dans l’histoire, Paris, Découverte, 2005, p. 203-270. 29
Karl MANNHEIM, Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990, p. 58-69. Mannheim souligne que l’«
ensemble générationnel » est constitué d'« une liaison comme la participation au destin commun de l’unité historico-
sociale ». Par contre, il différencie cet ensemble générationnel de l’ «unité de génération » formé par «un lien plus concret» que celui de l’ensemble générationnel. Un ensemble générationnel, l’indique Mannheim, est composé de plusieurs unités générationnelles qui s’approprient différemment les expériences de cet ensemble générationnel. 30
Margaret MEAD, Culture and Commitment: A Study of the Generation Gap, New York, Doubleday, 1970, p. 51-
76. 31
Diane CRANE, Invisible Colleges: Diffusion of Knowledge in Scientific Communities, Chicago, University of
Chicago Press, 1972.
15
financement ou l’intervention de leurs parents. De plus, dans les pays autoritaires, même si
Internet n’arrive pas à supprimer totalement le risque d'intervention de l’État, il permet à certains
égards d’y échapper.32 Comme les contraintes policières et juridiques sont plus fortes dans ce
type de régime, l’espace ouvert par Internet a une signification plus importante en tant que
nouvel espace politique. En Turquie, l’existence du régime sécuritaire dominant jusqu’au début
des années 2000, et la persistance d’un régime politique qui ne peut être défini ni comme
démocratique ni comme autoritaire, qui tente de réprimer les voix de l'opposition, met en valeur
la signification de l’utilisation d’Internet pour les militants et surtout pour les militants jeunes à
qui les parents déconseillent fortement de se mêler de politique.33
En effet, en Turquie, les jeunes constituent un des groupes qui a des difficultés à faire
entendre sa voix, car même si les jeunes ne sont pas exclus de l’espace public, ils ne peuvent pas
entrer facilement dans la sphère politique. Par exemple, alors que la moyenne d’âge de la
population en Turquie est de 29 ans, celle des députés était de 54 ans.34 De plus, malgré
l’obtention du droit de vote à 18 ans, en Turquie, les jeunes devaient attendre d'avoir 30 ans pour
pouvoir être élus jusqu’à récemment; en 2006, la limite d’âge pour être élu est passée à 25 ans.35
Les statistiques montrent aussi que la participation des jeunes à la politique reste limitée en
Turquie. D’après les statistiques de 2008, seulement 48% des jeunes votent, 9% sont membres
de l’aile jeunesse d’un parti politique, 4,1% d'un parti en dehors des ailes jeunesses, 11,3% ont
participé à une marche publique, 6,8% ont participé à une action de boycott et seulement 4,4%
sont membres d'une organisation non gouvernementale.36
Mis à part la fermeture de la sphère
politique turque aux jeunes, plusieurs chercheurs soulignent que ces jeunes sont réticents à une
participation politique quelconque37
et ceux d'après 1980 sont souvent réduits à être apolitiques.
Demet Lüküslü, dans son analyse sur la jeunesse d'après 1980, souligne que les jeunes de cette
époque ne sont pas apolitiques mais qu'ils adoptent un « apolitisme actif », qui est une façon
passive de faire de la résistance et de critiquer le système qui ne se transforme pas en une
32
Même si les théoriciens qui soulignent la potentialité de la démocratisation offerte par l’Internet considèrent cette nouvelle technologie comme un outil qui va nous libérer de l’intervention de l’Etat, nous voyons que l’espace virtuel n’est pas totalement libre de cette intervention dont un des exemples est la censure de l’Internet. 33
En Turquie, la tendance générale est de considérer l’activisme politique comme une activité dangereuse et de conseiller aux jeunes de ne pas être actifs politiquement en raison des souvenirs de la répression violente du coup
d’État de 1980 et les interventions violentes de la police qui continuent même aujourd’hui. 34
L’information sur la moyenne de l’âge des députés de la 23e promotion de Türkiye Büyük Millet Meclisi, TBMM
(L’Assemblée Nationale de la Turquie) est prise du site d’Internet : http://www.gecdegilgenc.net , le 13 juin 2011. 35
Ntvmsnbc News, « Sezer onayladı, seçilme yaşı 25 oldu.» (Sezer a approuvé, l’âge pour être élu est passé à 25 ans), le 30 Octobre 2006, http://arsiv.ntvmsnbc.com/news/389212.asp, 15 Juin 2011. 36
Cemil POYRAZ, dir., Gençler tartışıyor. Siyasete katılım, sorunlar ve çözüm önerileri.(Les jeunes discutent. La
participation politique, les problèmes et les propositions de solution), İstanbul, TÜSES, 2009, p. 77. 37
Pour une analyse détaillée sur la réticence des jeunes en Turquie pour la participation politique voir : M.
AKÖZEL, Ferhat KENTEL, Türk Gençliği 98. Suskun kitle büyüteç altında.(La jeunesse turque de 98. La masse
silencieuse sous la loupe.), Ankara : Konrad Adenauer Vakfı, 1999.
16
opposition active.38
Puisque je considère la jeunesse comme une catégorie hétérogène, je trouve
que la conceptualisation de l’apolitisme actif que Demet Lüküslü fait pour la jeunesse d'après
1980 est trop général. Il ne faut pas oublier que les mouvements de la jeunesse d'après 1980 n'ont
pas tous disparu. Dans les années 1980 et 1990, indique Hakan Koçak, l’existence des
mouvements étudiants est ignorée en raison de leur impuissance par rapport à ceux des années
1960 et 1970; il ajoute que les mouvements d'étudiants qui ont recommencé en 1984 forment un
espace public original et contradictoire.39
En revanche, en raison du contexte sociopolitique de
la Turquie marqué par des limitations à la fois constitutionnelles et autoritaires que nous verrons
en détail dans la section suivante, cet espace public original et contradictoire reste très limité. Au
début des années 2000, nous constatons une augmentation en nombre à la fois des mobilisations
classiques, comme la mobilisation des ouvriers de TEKEL (Entreprise du tabac, des produits du
tabac, sel et alcool), et des groupes qui utilisent Internet pour se mobiliser et pour coordonner
leur action, comme l’association de Genç Siviller et en effet, l’existence de ces deux types de
mouvement n’est pas mutuellement exclusive. Dans le rapport mondial de la jeunesse de
l’ONU, il est indiqué que les technologies de l’information et de la communication et les
nouveaux médias sont devenus les composantes clefs de l'activisme des jeunes et de leur
engagement civique, même si le clivage numérique existe aussi entre les jeunes.40 Par contre,
nous ne pouvons ni suggérer que l’introduction d’Internet dans la vie des jeunes donne lieu à une
forte augmentation des taux de participation41
, ni qu’Internet est devenu le seul moyen de
s'engager. Au contraire, le projet Civicweb souligne que la participation « online » et « offline »
se complètent plutôt qu'elles ne se substituent l'une à l'autre.42
L’introduction d’Internet dans la
sphère du militantisme ne signifie ni la fin des actions collectives classiques comme les actions
de rue, ni les formes d’engagement classique, au contraire; nous devons garder à l’esprit la
relation de dépendance entre ces deux formes online et offline. Nous la constatons chez Genç
Siviller qui, certes, utilisent Internet à la fois comme un outil de coordination et comme un
38
Türkiye'de « Gençlik Miti ».1980 sonrası Türkiye Gençliği, op. cit., p. 16-17; p. 162-163. 39
Hakan KOÇAK, « Karşıt bir kamusal alan olarak 80’ler sonrası öğrenci hareketi » (Les Mouvements des
Etudiants après 80 comme un Espace Public Contradictoire), in Meral Özbek, dir., Kamusal Alan (Espace public),
İstanbul, Hil Yayınları, 2010, p. 589-594 . 40
« World Youth Report 2005. Young People Today and in 2015.», United Nations, 2005, p. 77-78. Voir
http://www.un.org/esa/socdev/unyin/documents/wyr05book.pdf, 16 juin 2011. 41
Dans le projet de Civicweb qui présente un échantillon intégrant sept pays -la Hongrie, les Pays-Bas, la Slovénie, l’Espagne,la Royaume-Uni- il est précisé que les personnes interrogées utilisent Internet 6.2 jours par semaine et 3.3 heures par jour, mais seulement 10% des personnes interrogées ont signalé une forme de participation en ligne.(Le rapport du projet de Civicweb, http://www.civicweb.eu/images/stories/reports/wp9civicwebdeliverable
8.pdf, le 17 juin 2011. De plus, selon les statistiques de 2008, seulement 7,2% des jeunes en Turquie ont participé à une manifestation réalisée en ligne. [Gençler tartışıyor. Siyasete katılım, sorunlar ve çözüm önerileri, op.cit., p.77] 42« Civicweb: Young People, the Internet and Civic Participation. », Civicweb, le 31 October 2009. Voir
http://www.civicweb.eu/images/stories/reports/civicweb%20wp11%20final.pdf , le 17 juin 2011.
17
répertoire d’action, mais ont également un bureau à partir duquel ils organisent des réunions, des
manifestations de rue et des conférences de presse.
En plus de la stratégie de mobilisation et d’engagement qui combine les formes online et
offline, il nous semble important d’analyser le mouvement de la jeunesse dans un contexte où la
plupart des jeunes ne préfèrent pas l’option de « voice »43. C’est pourquoi, mis à part les
processus d’engagement et les stratégies de Genç Siviller, notre étude comprend l’analyse des
trajectoires et les motivations des jeunes qui s’engagent. En effet, l’analyse des trajectoires des
jeunes est cruciale si l'on veut comprendre les stratégies de mobilisation du groupe et leur
préférence de répertoire d’action. Jusqu’ici, nous avons discuté brièvement des effets d’Internet
sur les pratiques du militantisme et plus particulièrement sur l’engagement des jeunes. Par
ailleurs, Frédéric Sawicki et Johanna Siméant soulignent que pour étudier une mobilisation, il ne
suffit pas de faire l’analyse des transformations générales qui peuvent influencer le militantisme
comme la mondialisation, il faut également intégrer à l’analyse le contexte social spécifique.44
Pour mieux analyser à la fois le processus de mobilisation du groupe et d’engagement des
militants, il faut comprendre les dynamiques du contexte sociopolitique en Turquie. C’est
pourquoi, avant d'aborder notre recherche, nous réfléchirons sur le régime politique turc et sur le
processus de démocratisation en Turquie et les limites de ce processus.
2- Du coup d’État de 1980 à nos jours : comprendre le contexte sociopolitique en Turquie
a- Le coup d’État de 1980 et la tendance à dépolitiser l’espace public
Le 12 Septembre 1980, Türk Silahlı Kuvvetleri, TSK (les forces armées de la Turquie)
proclame la confiscation de la gestion du pays.45
La junte déclare son intention d'assurer la
stabilité politique, de mettre fin à la violence civile, de remettre en état le kémalisme et de mettre
en place la « discipline » nécessaire aux réadaptations économiques.46
Le régime militaire ayant
considéré la violence civile comme une politisation « excessive » de la société, visait à
43
Albert O. HIRSCHMANN, Exit, voice, and loyalty: responses to decline in firms, organizations, and states,
Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1970. 44Frédéric SAWICKI et Johanna SIMEANT, « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, Vol. 51, Issue 1, January-March 2009,
p. 97-125. Voir http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0038029608001465, le 17 juin 2011. [p.22 du pdf
accédé] 45
Pour une description plus détaillée du coup d’État de 1980 et du processus qui suivent le coup d’État voir: Eric Jan ZURCHER, Modernleşen Türkiye’nin Tarihi (L’histoire de la Turquie Modernisante), İstanbul, İletişim Yayınları, 1995, p.405-446; Bülent TANÖR, « Siyasal Tarih (1980-1995) », in Sina Akşin, dir., Bugünkü Türkiye. 1980-2003 (La Turquie d’aujourd’hui .1980-2003), İstanbul, Cem Yayınevi, 2008, p.27-77. 46
Hamit BOZARSLAN, Histoire de la Turquie Contemporaine, Paris, Editions La Découverte, 2004, p.65.
18
dépolitiser la société et surtout les jeunes qui étaient les acteurs principaux de l’arène politique
des années 1970.47
Le coup d’État de 1980, suivi de la dissolution des partis politiques et de
l’arrestation des leaders de ces partis, de la déclaration de l’état d’urgence dans tout le pays, de
la résiliation des syndicats et des associations politiques, de la violation des droits de l’homme
par l’exécution de plusieurs militants, les cas de torture en masse sont fréquents et
l’emprisonnement de longue durée, a entraîné une répression massive en Turquie. Hamit
Bozarslan définit le régime du 12 Septembre comme « une mainmise ultranationaliste et
conservatrice » et indique que le kémalisme dicté par l’armée contient les éléments d’un islam
puritain en raison de l’adoption par l’armée d’une synthèse turque-islamique-occidentale qui sera
à court terme intégrée par toutes les institutions en Turquie.48
Ce paradigme a été le cadre
dominant discursif jusque dans les années 1990 où il a été remplacé par une forme qui mettait
davantage l’accent sur le discours laïque et kémaliste.49
En 1982, une nouvelle constitution renversant les développements constitutionnels de
1960 a été préparée. Cette constitution augmentait le pouvoir de l’exécutif et surtout celui du
Président, élargissait la notion de sécurité nationale et accentuait l’influence des décisions du
Conseil de la Sécurité nationale, facilitait le processus de passage à l’état d'urgence, limitait les
droits et la liberté en faveur de notions comme la sécurité nationale, l’intégrité indivisible de
l’État avec son pays et son nation, l’intérêt public et la moralité publique et apportait plusieurs
limitations et interdictions des droits et des libertés collectives comme la création d'associations,
les rassemblements et les manifestations, les activités syndicales et la liberté des partis
politiques.50
En résumé, la constitution de 1982, encore en vigueur aujourd’hui, a entraîné
l'affaiblissement de la démocratie en Turquie et a choisi l’armée comme un des centres du
pouvoir hégémonique qui a transformé le régime politique en un régime sécuritaire.
b- Du « régime sécuritaire » à la transformation de l'équilibre du pouvoir des acteurs
politiques en Turquie
En 1983, avec les élections, un passage « contrôlé »51 à la démocratie a eu lieu en Turquie
et ce processus de démocratisation a continué dans les années qui suivirent, avec des
47
Türkiye’de Gençlik Miti.1980 Sonrası Türkiye Gençliği, op. cit., p.117. 48
Histoire de la Turquie Contemporaine, op .cit., p. 66 49
Voir Histoire de la Turquie Contemporaine, op. cit., p. 87-91. 50
« Siyasal Tarih (1980-1995) », op. cit., p. 47-54. 51
Je décris ce passage à la démocratie comme « contrôlé » car seulement les trois partis autorisés -Milliyetçi Demokrasi Partisi (le parti de la démocratie nationaliste), CHP (le parti républicaine du peuple), Anavatan Partisi
(le parti de la mère patrie)- par la junte ont pu participer aux élections.
19
interruptions provoquées par l’armée. Par contre, comme l'indique Gilles Dorronsoro, même
aujourd’hui, le système politique turc présente des divergences à la fois au niveau des systèmes
démocratiques et des régimes autoritaires.52 Dorronsoro conceptualise le système politique de la
Turquie comme un régime sécuritaire dans lequel la politique institutionnelle et la sphère
sécuritaire composée des institutions de l’armée, de la police, des services secrets, de la
diplomatie et de la justice, sont en relation.53
Même si la notion de régime sécuritaire explique
très nettement le régime politique en Turquie jusqu’au début des années 2000, nous devons la
revoir en tenant compte des faits actuels modifiant l'équilibre du pouvoir des acteurs politiques
pour définir le régime à partir de 2008.
Tout au long des années 1980 et 1990, en raison de la puissance du Conseil national de
sécurité, comme le suggère Bozarslan, l’armée s’est posée comme le « véritable organe du
pouvoir en Turquie ».54 Dans les années 1990, l’armée a, d’une part, fortifié son rôle dans la
sphère publique et d’autre part, transformé son image: elle n'est plus l'armée putschiste qui a
brisé la démocratie et causé la dissolution du kémalisme dans l’islam, elle est devenue gardien de
la patrie et du régime laïque menacé.55 Durant cette période, l’armée continue d’intervenir dans
la sphère politique quand elle le trouve nécessaire. L’une de ces interventions, nommée par
certains « coup d’État postmoderne » a eu lieu le 28 Février 1997. Ümit Cizre explique cette
intervention qui a entraîné la démission officielle du gouvernement, et la dissolution de Refah
Partisi, RP (Parti de la Prospérité) par la décision de la Cour constitutionnelle comme une
tentative de purification dans la sphère politique contre la montée de l’islam politique.56
Le «
régime de sécurité nationale » qui était influent surtout sur le sujet du problème kurde jusqu’à
1997, élargit sa sphère de gestion en commençant par dénoncer l’islamisme -toléré depuis le
coup d’État de 1980- comme l’un des ennemis intérieurs.57
L’autre intervention de la période
post-1980 a lieu le 27 avril 2007 par la publication d’une déclaration qui tente surtout de faire
reculer les initiatives de l’Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP (Le parti de la Justice et du
Développement) -le parti pro-islamiste qui est au pouvoir- qui essaie de forcer le statu-quo formé
par la constitution de 1982 et dont les limites sont tracées par les forces bureaucratiques
52
« Introduction, mobilisation et régime sécuritaire. », art. cit., p.21. 53
ibid ,p.22. 54
Histoire de la Turquie Contemporaine, op.cit., p. 88-89. 55
ibid, p.87 56
Ümit CİZRE, « Egemen ideoloji ve Türk Silahlı Kuvvetleri. Kavramsal ve kişisel bir analiz » (L’idéologie dominante et les forces armées turques. Une analyse conceptuelle et individuelle), in Ahmet İnsel, dir., Modern
Türkiye’de Siyasi Düşünce (vol 2). Kemalizm (La pensée politique dans la Turquie contemporaine (vol 2). Kémalisme), İstanbul, İletişim Yayınları, 2001, p.156-157 57
Ahmet INSEL, « “Cet Etat n’est pas sans propriétaires !ˮ. Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie », in Olivier Dabène, Vincent Gessier et Gilles Massardier, dir., Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXIe Siècle. Convergences nord-sud. Paris, La découverte, 2008, p. 147.
20
militaires et par les organisations paramilitaires de la société civile.58 Dans l’article qu’il écrit
après ce mémorandum, Ahmet İnsel définit le régime politique en Turquie comme une «
république prétorienne » dans laquelle il existe un « système politique pluraliste limité sous
l’influence de soldats ».59 Par contre, les années qui suivent, nous sommes témoins d'un vrai
changement de structure de ce régime prétorien. À partir de l’hiver 2008, indique Bozarslan, les
arrestations massives de plusieurs officiers et intellectuels kémalistes, accusés de la préparation
d’un coup d’État, ont entrainé une perte d’influence à la fois de l’armée et des kémalistes.60 De
plus, Ahmet İnsel, dans un de ses articles publié en 2010, signale la fin du régime de tutelle en
Turquie, en désignant les arrestations des militaires, la révélation des plans, les perquisitions
faites dans les bâtiments de TSK et l’investigation sur le Balyoz Hareket Planı (le plan d’action
de « Balyoz ») comme des indices et il ajoute que ce qui est important maintenant est de lutter
pour éviter le remplacement du régime de tutelle par une démocratie autoritaire.61 La succession
d’événements rompant avec la tradition du régime sécuritaire nous montre clairement
l’expansion de la sphère politique civile en Turquie ces dernières années.
Nous sommes témoins, d’une part, de la diminution du pouvoir politique des forces
militaires et de l'expansion de la sphère politique civile, et d’autre part, nous constatons que le
Parti de la Justice et du Développement (AKP) commence à se poser sur la scène politique
comme un « pouvoir hégémonique ». Cihan Tuğal nomme « révolution passive » cette
transformation de l'hégémonie menée par les stratégies et les politiques à l'époque de l'AKP62
qui a réussi à changer fondamentalement la structure sociale et économique en Turquie.63
Par
contre, nous ne pouvons pas penser que ces transformations peuvent conduire à une démocratie
parfaite, car l’AKP, comme le suggère Ahmet İnsel, qui réclame sa légitimité en s’appuyant à la
volonté nationale, prend le risque d’entraîner une forme d’autoritarisme différente de celui de la
bureaucratie.64
Pour cette raison, nous devons être prudents en ce qui concerne les changements
dans deux sphères parallèles de démocratisation, dont l’axe « civil-militaire », dans lequel nous
voyons un développement remarquable, avec la diminution du pouvoir du régime sécuritaire aux
débuts des années 2000, développement qui autorise la multiplication des sujets pouvant être
58
Ahmet ÇİĞDEM, D’nin Halleri. Din, darbe, demokrasi. (Les façons de D. La Religion, le coup d’État, la démocratie), İstanbul, İletişim Yayınları, 2009, p. 100. 59
Ahmet İNSEL, « Devletin Sahipleri » (Les propriétaires de l’Etat), Radikal İki, le 14 Mai 2007. Voir
http://www.birikimdergisi.com/birikim/makale.aspx?mid=280&makale=Devletin%20Sahipleri,le 18 juin 2011. 60
Hamit BOZARSLAN, « La question kurde à l'heure de l' « ouverture » d'Ankara », Politique étrangère, 2010/1
Printemps, p. 58. 61
Ahmet İNSEL, « Vesayet rejimi sona erdi. » (Le régime de tutelle est fini.), Radikal İki, le 28 Février 2010.
Accédé via http://www.radikal.com.tr/Radikal.aspx?aType=RadikalEklerDetayV3&ArticleID=982789&Date= 17.06.2011& CategoryID=42, le 18 juin 2011. 62Cihan TUĞAL, Passive Revolution. Absorbing the islamic challenge to capitalism, California, Standford
University Press, 2009. 63
ibid. 64
« “Cet Etat n’est pas sans propriétaires ! ”. Forces prétoriennes… », art. cit., p. 151.
21
discutés dans la sphère publique comme la question kurde, voire l’option de l’autonomie comme
solution, la disparition de l'immunité militaire, auparavant assurée en raison de l’existence du
paradigme de sécurité nationale. L’autre est l’axe « démocratique-autoritaire », qui comprend le
développement d’une société civile libre du contrôle et de la contrainte de l’État comme le
contrôle des contenus des masses médias, la censure, la répression policière violente, les
contraintes juridiques; dans cette sphère, nous voyons un développement limité qui nous
empêche d'assurer que le régime politique en Turquie est démocratique, c’est-à-dire que le
régime politique turc continue d'être différent à la fois du régime démocratique et du régime
autoritaire.
c- L’analyse de l’axe « démocratique-autoritaire » : le développement
problématique de la société civile turque
La société civile est un concept ambigü qui ne possède pas de définition faisant
l’unanimité. Pour cette raison, nous trouvons important de clarifier la conceptualisation de la
société civile dont nous parlons au cours de notre analyse. Notre conceptualisation de la société
civile se différencie de la perspective habermasien65 dans laquelle la société civile est considérée
comme un espace distinct de l’Etat. Nous pensons que, d’une manière similaire aux études
foucauldiennes de la gouvernementalité66, « les limites de la politique ne sont pas définies en
termes de frontières d'un appareil –l’Etat- et en termes de l’accomplissement de certaines
fonctions nécessaires –appareil d’Etat répressif et idéologique- mais comme eux-mêmes
discursives. »67 et que ce qui est politique englobe aussi la société civile comme il comprend tout
ce qui est social, culturel, individuel, économique etc., Nous considérons donc que la société
civile n’est pas un espace exempt de politique et que cet espace risque d’être contrôlé, apaisé et
manipulé, la plupart du temps par le pouvoir hégémonique, qui souhaite maintenir sa position
dominante. Ces types de tentatives sont surtout présents dans les régimes non démocratiques et
donc, l’émergence des associations politiques qui ont un caractère opposé au discours
hégémonique devient plus problématique dans ce type de régime. Même s’il existe des
associations dans des régimes non démocratiques, leur contenu contestataire est en général
65
Voir : Jürgen HABERMAS, The Structural Transformation of the Public Sphere, Cambridge, Mass.: The MIT
Press, 1991. 66
Voir : Andrew BARRY, Thomas OSBORNE, Nikolas ROSE, dir., Foucault and Political Reason. Liberalism,
neo-liberalism and rationalities of government, Chicago, University of Chicago Press, 1996 ; Graham BURCHELL,
Colin GORDON, Peter MILLER, dir., The Foucault Effect. Studies in Governmentality. With two lectures by and an interview with Michel Foucault, Chicago, University of Chicago Press, 1991. 67
Foucault and Political Reason. Liberalism, neo-liberalism and rationalities of government, op. cit., p.13.
22
discutable. Dans ce cas, parler de l’existence d’une société civile autonome devient difficile car
la société civile, comme indique Nancy Fraser, doit contenir à la fois des « weak publics »
(publics faibles) exclusivement influents dans la formation d’opinion et des « strong publics »
(publics forts) influents à la fois dans la formation d’opinion et la prise de décision.68 Nous
constatons, en Turquie, le faible nombre de ces deux types de publics dont parle Fraser, en raison
de la forme hybride du régime qui n’est ni démocratique ni autoritaire.
Le développement d’une société civile libérée des contraintes politiques a toujours été
problématique en Turquie et continue de l’être même aujourd’hui. Les décennies 1980 et 1990
sont décrites par plusieurs chercheurs comme une période de démilitarisation, de démocratisation
et de développement de la société civile en Turquie.69 Même s’il y a eu plusieurs
développements dont nous discuterons plus avant dans ce texte, il faut tenir compte du fait que
ces processus de démilitarisation, de démocratisation et de développement de la société civile
sont restés limités en raison de l’existence d’un régime sécuritaire en Turquie qui était puissant
jusqu’à l’hiver 2008 -comme nous l'avons décrit en détail précédemment, et aujourd’hui, en
raison du contrôle et de la contrainte de la nouvelle autorité politique qui vient d’émerger. Dans
la période qui suit le coup d’État, nous voyons une augmentation sensible des initiatives de la
société civile comme les associations, les vakıf (les fondations), les syndicats.70
De plus, cette
époque est également marquée à la fois par l’émergence de nouveaux acteurs sur la scène
politique -comme les femmes, les écologistes, les étudiantes voilées, les homosexuels et les
transexuels- et de nouveaux sujets -comme la protection de l’environnement qui entrainent des
types inédits d’action politique.71 Certains auteurs interprètent ces développements comme la
vivification de la société civile. Un des faits majeurs associés avec le développement de la
société civile en Turquie est le processus de l’adhésion à l’Union Européenne comme le souligne
Emre Öngün : « L’espace politique turc est structuré par la tension entre deux phénomènes, la
stratégie d’adhésion à l’Union européenne poursuivie par les gouvernements successifs et le
caractère sécuritaire du régime. […] Cette dynamique offre tout de même une série
d’opportunités et de contraintes nouvelles, que ce soit par la traduction dans la législation turque
des normes ayant cours dans l’Union ou par le rôle que jouent les institutions européennes dans
68
Nancy FRASER, « Rethinking the public sphere. A contribution to the critique of actually existing democracy » ,
in Craig Calhoun , dir., Habermas and the public sphere, Cambridge, Mass , MIT Press , 1992 p.134-137. 69
Voir : G. GROC,« Le processus d’individuation en Turquie et en Iran: La « société civile » turque entre politique et individu. », CEMOTI, no
26, 1998; Nilüfer GÖLE, « Towards an autonomization of politics and civils society in Turkey », in Metin Heper and Ahmet Evin, dir., Politics in the Third Turkish Republic , Boulder and San Francisco
and Oxford, Westview Press, 1994. 70
« Türkiye’de Toplumsal Hareketler », art. cit, p.14-15 71
« Towards an autonomization of politics and civils society in Turkey », art. cit., p. 213-222.
23
l’espace politique turc. ».72 D’après Groc, le développement de la société civile en Turquie est
déterminé par trois évènements: la poussée électorale des islamistes (1994,1997) qui a amené
certains milieux à se mobiliser pour défendre les valeurs « laïques »; la conférence Habitat II
(1996) qui a été la première identification réelle des associations, de leur utilité, de leur capacité
et de la problématique de la société civile en Turquie ; et enfin, le scandale de Susurluk (1996)
qui a révélé les collusions politico-criminelles et qui, en raison des enquêtes juridiques limitées
sur le sujet, a provoqué la colère générale des citoyens et une manifestation « civile ».73 Un autre
événement associé par certains auteurs au développement de la société civile est le tremblement
de terre de 1999, à la suite duquel l’« absence de l’Etat »74 et « l’importance des mouvements
sociaux et des organisations de ce type »75 ont été révélés. Finalement, l’assassinat de Hrant
Dink, un journaliste arménien de la Turquie, peut être considéré, comme le suggèrent Nilüfer
Göle et Christophe Chiclet, comme « un tournant dans la conscience collective de la société
civile turque »76 qui a mobilisé certains milieux de la société.
Je pense qu’il ne faut ni surestimer l’impact de ces événements et de l’émergence des
nouveaux mouvements et de nouveaux acteurs, ni les nier totalement. Je trouve plus exact de les
considérer comme des « petit pas » vers la démocratisation dans un régime prétorien, car en
analysant la période de 1980 à nos jours, nous remarquons d’une part, des développements dans
la société civile, d’autre part, nous nous rendons compte des limites de ces développements.
Même si depuis le coup d’Etat de 1980 nous voyons une expansion formelle de la société civile
qui se manifeste par une augmentation du nombre d’associations, syndicats et vakıf (fondation),
l'expansion formelle ne signifie pas que la société civile est en pleine expansion; ce qui importe,
c'est l’expansion du contenu des objectifs des associations, et surtout l’existence des associations
qui ont un discours opposé à celui du système. Cette expansion formelle est supportée par l’État
et le régime sécuritaire qui l’« instrumentalise[nt] comme la vitrine démocratique du régime »
envers les autres pays mais d’autre part, continuent de considérer les initiatives de la société
civile comme l’« ennemi idéal » qui trahit la Turquie, soit en coopérant avec le « terrorisme
séparatiste » ou l’« islam réactionnaire », soit en dénonçant la Turquie aux « étrangers ».77 En
effet, comme le précise Yael Navaro-Yashin, le développement de la société civile ne veut pas
72
Emre ÖNGÜN, « Efficacité et recours aux protecteurs étrangers en contexte autoritaire », in Olivier Dabène, Vincent Giesser, Gilles Massardier, dir., Autoritarismes démocratiques, démocraties autoritaires au XXIe
siècle, Paris, La Découverte, 2008, p. 288. 73
« Le processus d’individuation en Turquie et en Iran: La « société civile » turque …», art. cit. 74
Ümit KIVANÇ, « Bir dayanışma deneyi. Sivil Koordinasyon. » (Une expérience de la solidarité. La coordination civile.), in Leyla SANLI, dir., Toplumsal Hareketler Konuşuyor (Les Mouvements Sociaux parlent), İstanbul, Alan
Yayıncılık, 2003, p. 150 75
« Türkiye’de Toplumsal Hareketler », art. cit., p.24 76
Nilüfer GÖLE et Christophe CHICLET,« Hrant Dink. La conscience turque en mouvement», Confluences Méditerranée, 2007/1, n°60, p. 9. 77
Hamit BOZARSLAN, Histoire de la Turquie Contemporaine, Paris, Editions La Découverte, 2004, p. 86-87.
24
dire que l’État turc a cessé de maintenir un pouvoir répressif, au contraire; l’État exerce son
pouvoir de façon productive et supporte la mobilisation des sphères autoproduites et spontanées
dans la société car sans le support indépendant des sphères de la société, l’imposition de l'idée
d'un État turc devient impossible.78 De plus, même si nous parlons d’un développement de la
société civile et d’une perte de puissance du régime prétorien, l’engagement à l’action collective
en Turquie n’est pas sans risque. Les contraintes posées par le cadre juridique et les pratiques
judicaires, et par la formation et les pratiques policières, font des mobilisations en Turquie un
acte risqué. Avec le processus de démocratisation qui se poursuit depuis 1980, le passage de
l’autoritarisme à la démocratie n’a pu être complété, même si le paradigme de sécurité est
rompu.
C’est pourquoi au cours de notre étude, nous allons réfléchir sur la capacité d'opposition
de l’association de Genç Siviller -association politique qui revendique des sujets comme la
diminution du pouvoir politique de l’armée-; la question kurde, en analysant son discours; le
discours de ses militants et leurs manifestations; nous examinerons également l’influence des
transformations du contexte sur cette capacité d'opposition. Mis à part l’existence et l’objectif
des associations, il existe une troisième dimension significative -la forme d’organisation et
répertoire d’action- dont nous devons tenir compte si nous voulons comprendre les
développements de la société civile et les points faibles ou inexistants de ces développements;
dans ce qui suit, nous examinerons cette troisième dimension.
3- Réfléchir sur l’analyse de l’action collective en Turquie : les « nouveaux mouvements
sociaux » en Turquie sont-ils vraiment nouveaux ?
Plusieurs théoriciens suggèrent l’émergence de nouvelles formes de mobilisation dès la
fin des années 1960.79
Ces nouvelles formes de mobilisation qui sont émergées de nouveaux
conflits nés dans la sphère publique -comme la problématique des droits humains, de
l’environnement, de l’émancipation des femmes- portent une étiquette de « nouveaux
mouvements sociaux »; elles se distinguent en certains traits des mobilisations « traditionnelles
», comme la protestation ouvrière.80 Erik Neveu indique quatre dimensions de rupture entre les
mouvements « classiques » et « nouveaux », soulignées par la plupart des théoriciens: les formes
78
Yael NAVARO-YASHIN, Faces of the State. Secularism and the Public Life in Turkey. Oxfordshire, Princeton
University Press, 2002, p. 130-132 79
Voir Roland Inglehart (1977) ; Jacques Ion (1997) ; Alain Touraine (1969) ; Claus Offe (1987) ; Alberto Melucci
(1985) ; Enrique Larana, Hank Johnson, Joseph R. Gusfield (1994) . 80
Florence PASSY, L’action altruiste. Contraintes et Opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux,
Genève, Librairie Droz S.A., p. 28.
25
d’organisation et de répertoire d’action, les valeurs et revendications qui accompagnent la
mobilisation, le rapport au politique et l’identité de leurs acteurs.81 Les nouveaux mouvements
sociaux ont des structures plus décentralisées et un répertoire d’action peu institutionnalisé
(comme les grèves de faim, les sit-in etc.) ; au lieu de mettre l’accent sur les inégalités de la
redistribution des richesses, ils soulignent la résistance au contrôle social et leurs revendications
portent sur l’expression des styles de vie et d’identité ; ils visent à construire des espaces
d’autonomie contre l’État au lieu de défier l’État et finalement leurs acteurs s’identifient à
d’autres principes d’identité que la classe sociale.82
Plusieurs théories sont proposées par les analystes pour examiner ces nouveaux
mouvements sociaux. En revanche, pour analyser une mobilisation, nous devons aussi tenir
compte des particularités du contexte sociopolitique de la mobilisation. Après avoir montré que
la théorie de la mobilisation des ressources et la théorie des nouveaux mouvements sociaux sont
essentielles dans l'analyse des nouveaux mouvements sociaux, Sefa Şimşek se demande laquelle
est la plus appropriée pour analyser les mouvements actuels en Turquie, lorsqu'on examine le
type de la société et de l'État-nation, tout en tenant compte de la transformation que la Turquie a
subie dans les années 1980.83
D’après Şimşek, la théorie des nouveaux mouvements sociaux qui
reflète l’expérience de la mobilisation sociale et politique européenne est la plus adéquate, car en
raison de ses aspects homogénéisant et autoritaire, la construction de la l’État-nation turque
ressemble plus à celle de l'Europe qu’à celle des États-Unis.84
Par contre, Sefa Şimşek ne tient
pas compte de deux caractéristiques qui différencient la Turquie des pays européens. La
première est le fait que ce soit un pays musulman qui n'est pas une spécificité dans l’analyse des
actions collectives85
, la seconde est le contexte politique, qui est une spécificité à prendre en
compte dans l’analyse des actions collectives, car il serait problématique d’analyser les actions
collectives en Turquie en transposant directement des théories impliquant un « cadre
démocratique ».86 En effet, le coup d’État n’a pas seulement entrainé une répression excessive
de la société civile en Turquie, mais aussi « un changement majeur dans les formes de l’action
collective, notamment les répertoires d’action et les cadrages »87. Ce changement dans les formes
d’action collective a continué durant le régime sécuritaire, et même aujourd’hui, les formes de
l’action collective en Turquie se différencient de celles des régimes démocratiques, car –nous
81
Erik NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2005, p.61-62. 82 ibid. 83
Sefa ŞİMŞEK, « New Social Movements in Turkey Since 1980 », Turkish Studies, vol.5, no 2, p.116-119
84 « New Social Movements in Turkey Since 1980», art. cit., p. 119
85 Voir : Mounia BENNANI-CHRAIBI et Olivier FILLIEULE, Résistances et protestations dans les sociétés
musulmanes. Paris, Presses de Science Po, 2003. 86
« Introduction, mobilisation et régime sécuritaire. », art. cit., p.16-17 87
ibid., art. cit., p.25.
26
l'avons déjà vu- le régime politique actuel turc est différent à la fois des régimes démocratiques
et autoritaires.
D’autre part, Mustafa Kemal Coşkun, ayant examiné les anciens et les nouveaux
mouvements en Turquie en fonction des caractéristiques de leurs participants, de la structure de
leur organisation et du changement de leurs valeurs, précise qu’il n’existe pas de distinction nette
entre les nouveaux et les anciens mouvements en Turquie, et qu’il y a continuité entre ces
mouvements plutôt que rupture, en raison du modèle de modernisation par le haut, le plus
souvent par l’État et de l’arrivée tardive du capitalisme en Turquie.88
Je pense que Coşkun sous-
estime la valeur des nouveautés apportées dans la sphère des mouvements sociaux, surtout la
valeur de la nouveauté des contenus des revendications, car en Turquie, nous ne voyons pas
seulement apparaître de nouvelles causes comme la protection de l’environnement ou l’égalité
des sexes, mais aussi le droit d’être éduqué dans sa langue maternelle ou le droit des minorités
qui commencent à apparaître ces dernières années dans l’espace public, ce qui n'existait pas du
temps du régime sécuritaire. De plus, même si nous ne pouvons pas prétendre que c’est une
pratique répandue, nous voyons de plus en plus l’utilisation de nouvelles technologies de
communication et d’information dans la sphère de l’action collective. C’est pourquoi nous
pensons qu'il est plus juste d’analyser les mouvements en Turquie en tenant compte à la fois des
points de rupture et de continuité. C'est la raison pour laquelle nous ne limiterons pas cette étude
à l’analyse des nouveautés apportées, mais nous y intégrerons également les traditions
perpétuées au sein de l’association de Genç Siviller et à cet égard, nous examinerons la manière
dont l’organisation forme son propre activisme en se situant dans l’axe des ruptures et de la
continuité.
4- La construction de l’objet de l’analyse
Dans ce mémoire, nous analyserons l’engagement des militants au sein de l’association
de Genç Siviller en tenant compte de la trajectoire de ces militants et de l’histoire de
l’association, en terme de stratégie de la mobilisation et du contenu des revendications, afin de
comprendre le positionnement de l’association dans la société civile et l’usage des nouvelles
technologies de la communication et de l’information dans l’activisme vis-à-vis la rupture et les
continuités des nouveaux mouvements en Turquie, en s’appuyant sur les théories des
mouvements sociaux et la littérature de la société civile. Au début, notre choix d’analyser cette
88
Mustafa Kemal COŞKUN, « Süreklililik ve kopuş teorileri bağlamında Türkiye’de eski ve yeni toplumsal hareketler. » ( Les anciens et les nouveaux mouvements en Turquie selon le contexte des théories de la rupture et de
la continuités.), Ankara Üniversitesi SBF dergisi, Vol. 61, no 1, p.76-89.
27
association a été guidé par l'utilisation, par cette association, des « nouveaux » modes d’action
basés surtout sur l’usage des réseaux télématiques. « Genç Siviller a été créé et répandu sur
Internet »89, indique l’organisation dans son site Internet. D’autre part, Demet Lüküslü décrit
Genç Siviller comme un des « nouveaux mouvements de la jeunesse en Turquie qui utilisent
Internet comme un outil ».90 Genç Siviller, en utilisant cet outil efficacement, apparaissent sur la
scène comme une association qui attire l’attention des médias et des acteurs politiques. « Les
gens organisent des protestations dans les rues mais personne n'en tient compte. Nos
protestations attirent même l’attention du Premier Ministre» explique un des militants de
l’organisation dans un des entretiens informels que nous avons réalisés en Décembre 2010 dans
le cadre d'une première approche de notre objet. Il nous a donc semblé important d’analyser une
organisation composée de militants jeunes qui s'insurgent contre le pouvoir de l’armée, la
question kurde, le problème du voile, la censure d'Internet et qui réussissent à faire entendre leur
voix, car, comme nous l'avons exposé dans les sections précédentes, le régime politique en
Turquie est une forme hybride entre la démocratie et l’autoritarisme malgré le développement de
la société civile depuis le coup d’État de 1980. Les mouvements en Turquie rencontrent plusieurs
difficultés comme les répressions policières violentes, les contraintes juridiques ou la censure des
médias de masse. Nous avons pensé qu'il était important d’analyser l’émergence d’un
mouvement « d’opposition » de jeunes qui utilisent des nouvelles technologies de l’information
et de communication et de « nouveaux » modes d’action. En revanche, au cours de notre travail
de terrain, nous avons jugé utile de revoir notre problématique en problématisant le potentiel
contestataire de l’organisation, d'une part, et d'autre part, les limites de son utilisation des
nouvelles technologies et des nouveaux modes d’action.
Au cours de notre étude, nous allons combiner le point de vue macrologique qui «
focalise sur les structures sociales et les organisations »91 et le point de vue micrologique centré
« sur les trajectoires et les carrières individuelles »92. Nous analyserons d’une part les
motivations et les trajectoires des jeunes engagés au sein de l’organisation de Genç Siviller et les
stratégies de mobilisation privilégiés par ces militants, et d’autre part, nous combinerons notre
analyse avec l’impact du contexte sociopolitique en Turquie, afin de mieux comprendre la raison
de l’influence du groupe sur les acteurs politiques et la transformation de son potentiel opposant
au cours du temps. Nous tenterons de répondre aux questions « Qui sont les jeunes engagés au
sein de Genç Siviller? », « Pourquoi et comment s’engagent-ils? », « Comment l’usage de
89
Voir http://www.gencsiviller.net/haber.php?haber_id=235, le 20 juin 2011. 90
Demet LÜKÜSLÜ, « New youth movements and new political attitudes in Turkey », Ninth Mediterranean
Research Meeting, 12-15 March 2008, p. 11. 91
Frédéric SAWICKI, « Les temps de l’engagement. A propos de l’institutionnalisation d’une association de défense de l’environnement. », in Jacques Lagroye, dir., La politisation, Paris, Belin, p. 123. 92
ibid.
28
l’Internet influence leur engagement? » et nous analyserons également les sujets autour desquels
les militants de Genç Siviller se mobilisent depuis la fondation de cette association et les modes
d’action privilégiés par ces militants. En combinant toutes ces données, nous tenterons de
comprendre si cette association émerge comme un mouvement d’opposition contre le pouvoir
hégémonique dominant l’espace public en Turquie; si tel est le cas, combien de temps a-t-il
continué à se poser comme un mouvement d’opposition? Quand et pour quelles raisons son
caractère d’opposition s’est transformé? Quel est le rôle de l’usage des nouvelles technologies
qui sont considérées comme « émancipateur » et « démocratisant » par certains auteurs dans
l’émergence du mouvement en tant qu’un mouvement d’opposition et dans la transformation de
son caractère au cours du temps ?
En Turquie, il existe trois mouvements d’opposition prééminents dont l’un est
mouvement islamiste qui est intégré, comme l'indique Tuğal, dans le système capitaliste, avec
l’établissement du pouvoir de l’AKP93; le second est le mouvement kurde qui préserve son
caractère opposant avec une augmentation de sa visibilité dans la sphère légale par l’influence de
la réduction du pouvoir du régime sécuritaire, et le troisième est l’ensemble des positions créé
par les mouvements antiautoritaristes, antimilitaristes et pro-démocratiques qui se sont surtout
multipliés au début des années 2000. En 2008, avec l’établissement décisif du pouvoir de l’AKP
et la perte d’influence du régime sécuritaire qui ont modifié le contexte sociopolitique en
Turquie, nous remarquons une transformation dans la position d’opposition de certains
mouvements à caractère antiautoritariste, antimilitariste et pro-démocratique. Selon notre
hypothèse, Genç Siviller émerge comme un mouvement d’opposition au début des années 2000,
alors que le régime sécuritaire était puissant en Turquie, mais avec le changement de l'équilibre
des pouvoirs des acteurs politiques, la position contestataire de Genç Siviller qui se nourrissait de
l’antimilitarisme subit une transformation. Nous supposons que le passage d’une position
d’opposition à une position proche du pouvoir se manifeste par une diminution de l’activisme
des membres et de l’organisation. Dans ce cadre, nous émettons l’hypothèse que même si
l’utilisation d’Internet facilite la mise en relation des adhérents et augmente la popularité de
Genç Siviller, son rôle dans l’émergence du mouvement en tant que mouvement d’opposition et
dans la transformation de sa position opposante au fil du temps reste très limité et que
l’émergence du mouvement est plutôt liée à la position relationnelle du mouvement par rapport
aux spécificités du contexte politique. Après avoir étudié l’histoire de Genç Siviller et sa position
dans la société civile, nous allons nous pencher sur ses modalités d’engagement et l’effet des
réseaux télématiques au processus de l’engagement des militants. Notre hypothèse suppose
93
Pour une analyse détaillé de l'incorporation du mouvement islamique dans le système capitaliste. Voir : Passive
Revolution. Absorbing the islamic challenge to capitalism, op. cit.
29
qu’Internet est à la fois une opportunité et une contrainte durant le processus d’engagement et
que même si l’usage d’Internet n’entraine pas seul l’émergence de l’organisation et la
transformation de sa position, il influence de façon significative la forme et l’intensité de cette
transformation et a un effet déterminant sur l’activisme de l’association. Par ailleurs, en
analysant l’engagement des militants, nous étudierons l’hypothèse selon laquelle les trajectoires
des militants influencent les modes d’action de l’organisation et même si les militants
privilégient les nouveaux modes d’action –en particulier l’usage des réseaux télématiques- cela
ne signifie pas une rupture totale avec les anciens modes d’action mais crée plutôt une nouvelle
pratique qui se situe entre la rupture et la continuité en intégrant les nouveautés et les traditions.
5-La méthodologie de recherche
Dans le cadre de notre recherche, nous avons mis à profit l’analyse des différentes
sources heuristiques afin d’explorer notre terrain. Nous avons fondé principalement notre
recherche sur des entretiens réalisés avec les membres du groupe et les observations faites durant
notre étude de terrain. De plus, nous avons intégré à notre travail l’analyse de sources comme le
site Internet de Genç Siviller (www.gencsiviller.net), leurs pages Facebook, Twitter et
Friendfeed, leurs groupes Yahoo et leurs livres İçerde eylem var (Il y a manifestation dedans)94
et Ergenekon is our reality (Ergenekon est notre réalité)95 ainsi que les articles publiés dans la
presse. Nous avons effectué des lectures sur les mouvements sociaux et la société civile afin de
construire la base théorique de notre recherche, et sur la Turquie, afin d’élargir notre
connaissance du contexte sociopolitique.
Ayant décidé de travailler sur ce sujet, nous avons commencé à collecter nos premières
informations sur Genç Siviller sur leur site Internet. Ce site mis à jour périodiquement nous a été
très utile pour nous informer sur les sujets sur lesquels le groupe se mobilise et sur ses
répertoires d’action. Puis nous avons adhéré à leur groupe Yahoo ouvert à tous ceux qui désirent
suivre leurs activités (en d’autres termes, aux sympathisants de l'association). Avant de nous y
inscrire, nous pensions qu'il s'agissait d'une plateforme de discussion des membres de Genç
Siviller, mais nous avons constaté que le groupe servait uniquement à passer des annonces. Lors
de nos premiers entretiens informels, nous avons appris qu'il existait une autre plateforme de
discussion interne ouverte aux membres actifs du groupe seulement où les intervenants discutent
94
Genç siviller, İçerde Eylem Var (Il y a manifestation dedans), İstanbul, Hayykitap, 2007, 134 pages. 95
Human Rights Agenda Association and Genç Siviller, Ergenekon is our reality (Ergenekon est notre réalité), July
2010, 68 pages. Voir http://ergenekonisourreality.files.wordpress.com/2010/07/ergenekonisour reality-final.pdf,
consulté le 20 juin 2011.
30
des manifestations qu’ils planifient. Au début des recherches, les jeunes parlaient de l’existence
d’une seule plateforme de discussion interne où une cinquantaine de membres actifs discutent et
décident des détails des manifestations. Au cours des entretiens, nous avons découvert
l’existence d’un deuxième groupe de discussion interne en ligne dans lequel seulement une
quinzaine des membres -selon nos observations, des membres plus influents- sont intégrés.
Durant nos entretiens, nous avons remarqué que la plupart des membres n’étaient pas très
désireux de parler de cette deuxième plateforme de discussion interne, et certains d'entre eux n'en
connaissaient même pas l'existence. La seule difficulté de terrain a résidé dans notre accès à ces
plateformes en ligne. Malgré notre insistance, ils ont refusé de nous admettre au sein du groupe
comme membre temporaire pour nous permettre d'assister aux discussions. Ils ont finalement
accepté de nous faire parvenir uniquement les discussions tenues dans le processus de décision et
d’organisation d’une manifestation, ce que nous analyserons plus avant en détail dans le cadre de
notre travail [Chap. III / 2. Analyse d’une manifestation: « Anlarsın ya baro » (Tu comprends
l’association des avocats)].
C'est en nous inscrivant à leur groupe externe Yahoo que nous sommes entrés en contact
pour la première fois sur Internet avec G2, membre actif de Genç Siviller, modérateur du groupe,
le seul travaillant professionnellement au bureau. En Décembre 2010, lors de notre visite en
Turquie, nous avons eu l’opportunité de nous familiariser pour la première fois avec notre objet,
en réalisant quelques entretiens informels par l’intermédiaire de G2 et d'autres connaissances qui
nous ont aidé à prendre contact avec des membres de Genç Siviller. Durant cette visite, nous
avons participé à un petit déjeuner organisé par l’association de Genç Siviller pour intégrer les
nouveaux membres. Puis, en mars et avril, nous avons continué notre recherche de terrain. Nous
avons réalisé 18 entretiens face à face qui ont duré entre 50 minutes et 1 heure et demi chacun,
un entretien sur Skype et un questionnaire envoyé par courrier électronique. Nous avons
privilégié les entretiens qualitatifs semi-directifs afin d'effectuer des analyses détaillées. Nous
avons pris soin de choisir un échantillon hétérogène, prenant compte de différentes
caractéristiques comme le sexe, l’ethnicité et le degré d’activisme dans l’organisation. Notre
échantillon comprend 9 filles et 11 garçons dont 3 vivent à l'étranger et un en-dehors d’Istanbul.
Le bureau de Genç Siviller a son siège à Istanbul, où vivent la plupart des membres de
l'association.96
Certains membres sont partis temporairement à l'étranger pour différentes raisons,
par exemple pour y suivre des études. Étant donné que nombre de membres vivent à l'étranger,
96
Il existe aussi un autre bureau à Bursa qui n’est pas très actif. Avant d'organiser une manifestation ou une activité, ils consultent à l’autorisation du groupe qui est à Istanbul et en général les militants d’Istanbul se rendent sur place
pour aider à la réalisation des activités. J’ai parlé aussi avec un des militants qui vit à Bursa, mais comme ma recherche est basée sur le groupe de militants qui est à Istanbul, mon échantillon n'en tiendra pas compte. Nous parlerons du groupe de Bursa seulement dans l’approche de Genç Siviller au sujet de l'expansion de l’association.
31
nous avons pensé qu'il était important de les intégrer dans notre échantillon et tout aussi
important de constater l’effet de la distance géographique sur l’intensité de l’engagement des
militants.
Dans nos entretiens nous avons recueilli des informations sur les trajectoires des militants
et leurs motivations, et nous avons également essayé de retracer l’histoire de l’association en
parlant avec les membres fondateurs. Nous avons aussi réalisé deux entretiens avec deux
académiciens qui ont une relation étroite avec l’association et qui sont également membres de la
première plateforme interne de discussion, afin de comprendre leur relation avec l’association et
leur influence. Nous avons en outre continué de faire des observations participantes qui ont été
très utiles pour notre recherche. En plus de nos visites au bureau, nous avons assisté à deux
réunions et nous avons participé à deux manifestations en tant qu’observateur.
32
CHAPITRE I. RECONSTITUTION DE L’HISTOIRE DE GENÇ SİVİLLER :
HYPOTHESE D’UN MOUVEMENT D’OPPOSITION EN TURQUIE
«We consider social movements to be a very feature of a vital, modern, civil society and an important form of
citizen participation in public life. »
Jean Cohen et Andrew Arato97
Genç Siviller est une association mobilisée autour de l’intervention de l’armée, l’état du
système juridique, l’attitude des acteurs politiques, la question kurde, etc. En 2009, l’association
prend officiellement le nom de Genç Siviller, même si le nom est de facto utilisé depuis la
déclaration de « Genç Siviller Rahatsız » (« Les jeunes civils sont dérangés ») publiée en 2006.
G13, un des fondateurs de l’organisation, explique ainsi l’émergence inattendue de ce nom : «
C’est comme si un groupe de rock prenait pour nom celui d’une chanson ou d’un album à succès
»98. En effet, selon les propos des fondateurs, recueillis lors des entretiens et selon l’histoire
figurant sur le site officiel de l’association, l’organisation existait bien avant l’apparition du nom
de Genç Siviller. Dans ce chapitre, nous tenterons de reconstituer l’histoire de Genç Siviller en
commençant par l’activisme de ses fondateurs au sein d’une association d’étudiants à
l’Université technique du Moyen-Orient (Ortadoğu Teknik Üniversitesi, ODTÜ) jusqu’à nos
jours.
Dans ce premier chapitre, nous nous interrogerons principalement sur le caractère «
d’opposition » de Genç Siviller en reconstituant l’historie de l’organisation. Nous utilisons le
terme « opposition » pour désigner une association politique à caractère contestataire, qui arrive
à développer un cadre libéré des impositions du pouvoir en place et la capacité d’élaborer un
discours qui critique ce pouvoir. L’analyse du contexte politique mettant en exergue les
différences entre les mouvements sociaux situés dans des différents espaces nationaux ne suffit
pas à mettre en évidence les différences entre les mouvements situés dans le même espace;99 la
reconstitution de l’historie du militantisme de Genç Siviller devient essentielle si l’on veut
comprendre « le type d’enjeu »100 de l’association pour défier l’État dans l’espace national
spécifique de la Turquie et la modification de cet enjeu dans le temps. Nous allons nous
intéresser aux positions subjectives adoptées par l’organisation pour comprendre les limites de
97
Cité dans L’action Altruiste. Contraintes et opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux, op. cit., p. 233. 98
Extrait d’entretien avec G18, le 7Avril 2011. 99
Florence PASSY, L’action Altruiste. Contraintes et opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux,
Genève, Librairie Droz S.A., 1998, p.44. 100 idem.
33
son potentiel contestataire en analysant sa relation avec l’hégémonie et les stratégies qu’elle
développe pour mobiliser ses membres ; nous tâcherons également de comprendre l’effet de
l’Internet dans l’émergence de ce mouvement dans le contexte spécifique de la Turquie et
l’évolution de sa position au fil du temps.
1- Lacune notoire de la société civile en Turquie : les mouvements d’opposition
En Turquie, la dominance du régime sécuritaire jusqu’au début des années 2000
représente un obstacle significatif à la démocratisation et à l’émergence d’une société civile libre
des contraintes des autorités politiques. Même si après la répression du coup d’état de 1980, le
nombre d’associations augmente, cette croissance est très timide. Malgré cela, surtout dans les
années 1990, la plupart des associations sont apolitiques ; elles sont loin de développer un
discours critiquant l’autorité en place. C’est la raison pour laquelle si l’on veut évaluer
correctement le développement de la société civile, il faut tenir compte d’une part du
développement de l’existence formelle des associations et d’autre part de l’objectif et du discours
de ces associations. Cette dimension, nous aide à mieux comprendre les points faibles de la
société civile.
Graphique 1 : Répartition des associations en Turquie par type d’activités101
101Les données statistiques du graphique ont été reprises du site d’Internet de la Présidence des Associations lié au Ministère Intérieur actualisé le 1er Juin 2011. Accédé via http://www.dernekler.gov.tr/index.php?option=com_
content&view=category&layout=blog& id=52&Itemid=12&lang=tr, le 23 Juin 2011.
34
Dans le contexte turc, la multiplication des associations est apparente : elles passent de 38 354
en 1980 à 88 093, en 2011.102
En revanche, lorsque nous examinons les objectifs des
associations, nous voyons que 17,6% d’entre elles religieuses, 17,3% sont sportives, 16,7 % sont
vouées à l’entraide sociale, et seulement 0,96% défendent les droits civils. Les statistiques des
domaines d’activité mettent en évidence leur caractère apolitique, ce qui montre que les
associations complètent les fonctions de l’État plutôt qu'elles ne s’y opposent au système comme
Çağdaş Yaşamı Destekleme Vakfı (Fondation du soutien de la vie modern) ou Türk Eğitim
Gönülleri Vakfı (Fondation des volontaires de l’éducation) qui s’occupent des populations des
quartiers défavorisés.103
Nous constatons que les associations fondées sur les revendications –
comme les associations féministes, écologistes et, antimilitaristes– sont minoritaires ; jusqu’au
début des années 2000, même le discours des associations qui disaient contestataires reflétait
l’imposition de l’idéologie sécuritaire.104 Par exemple, Alexandre Toumarkine en examinant les
contestations écologistes des années 1990 indique que le discours dominant de l’époque avait un
effet déterminant sur le cadre des protestations écologistes qui l’utilisent surtout pour légitimer
leurs revendications.105
Le paradigme sécuritaire se posait sur la scène sociopolitique comme une
légitimation nécessaire à la survie des mouvements contestataires et tentait de prévenir
l’émergence de tout mouvement opposé à ce paradigme. Le régime sécuritaire dominant jusqu’à
l’hiver 2008, rendait problématique l’existence d’une société civile « libre » en Turquie en
apaisant, en manipulant ou en marginalisant tout mouvement contestataire.
C’est dans ce contexte, qu’émerge Genç Siviller, mouvement pro-démocrate défendant
principalement l’existence d’une sphère politique civile libre de toute intervention et surtout d’un
régime de tutelle. Ce mouvement composé de jeunes de la « génération Internet » développe un
discours, que peu de mouvements contestataires en Turquie osaient élaborer à l’époque,
critiquant le régime hégémonique sécuritaire. L’analyse du contexte fermé à tout mouvement
d’opposition ne suffit pas à comprendre le cas spécifique de Genç Siviller émergeant dans ce
contexte avec un cadre revendicatif opposé au régime sécuritaire. Cette analyse nous permette de
voir la différence entre l’accessibilité des systèmes politiques qui conduisent aux variations entre
les mouvements sociaux situés dans différents espaces nationaux, mais ceci ne suffit pas à
102
Données concernant le nombre d'associations en 1980 reprises de: « Türkiye’de Toplumsal Hareketler » , art. cit., p.15. Les données pour 2011 sont sur le site de la Présidence des Associations lié au Ministère de l'Intérieur : http://www.dernekler.gov.tr/index.php?option=com_content&view=category&layout=blog&id=52&Itemid=12&lan
g=tr, le 23 Juin 2011. 103
Yasemin İpek CAN, « Türkiye’de sivil toplumu yeniden düşünmek. Neo-liberal dönüşümler ve gönüllülük » (Penser de nouveau la société civile en Turquie. Les transformations néolibérales et le volontarisme), Toplum ve
Bilim, vol.108, 2007. 104
« Introduction, mobilisation et régime sécuritaire. », art. cit., p. 25. 105
Alexandre TOUMARKINE, « Les protestations écologistes en Turquie dans les années 1990. », in Gilles Dorronsoro ,dir., La Turquie Conteste. Mobilisations sociales et régimes sécuritaire, Paris, CNRS, 2005, p.71.
35
relever les différences entre les mouvements situés dans le même espace.106 Les mouvements
sociaux d’un même espace sont soumis, selon leur type d’enjeu, à différentes opportunités
politiques : d’une part, les mouvements perçoivent les opportunités différemment selon leur
logique d’action et leur motivation générale, et d’autre part, les autorités politiques réagissent
différemment selon le degré de menace que ces mouvements représentent.107 Nous procéderons à
la reconstitution de l’histoire de Genç Siviller en nous interrogeant sur les facteurs spécifiques,
notamment sa relation subjective avec les autorités politiques, les particularités de l’organisation
et ses stratégies de mobilisation, en insistant sur l’utilisation des réseaux télématiques,
particularité spécifique de l’association qui la différencie de plusieurs autres, et qui entraîne
l’élaboration du cadre revendicatif contre lequel les opportunités politiques semblent fermées en
Turquie à cette époque, en raison de la dominance du régime sécuritaire, influençant ainsi
l’évolution de l’organisation au fil du temps.
2- Genèse du cadre d’action collective du groupe et passage à l’acte
a- Catalyseur de l’activisme politique : le bouleversement de la perception de l’État
L’association Genç Siviller est fondée sur l’expérience activiste de ses fondateurs, vers la
fin des années 1990, au sein d’ODTÜ İletişim Topluluğu (Union de Communication de
l’Université Technique du Moyen-Orient), association d’étudiants de l’ODTÜ. « Au début,
ODTÜ İletişim Topluluğu était une association d’étudiants qui invitaient des célébrités et des
artistes et qui organisaient des campagnes d’éducation pour représenter leur université. À cette
époque, c’était devenu une des plus grandes associations d’étudiants de l’université. Après le
séisme, grâce à quelques amis et grâce à moi aussi, cette association s’est politisée. »108 dit G18
un des fondateurs de Genç Siviller. En effet, le tremblement de terre de 1999 dont l’importance
est soulignée par les fondateurs au cours de nos entretiens, représente un tournant dans le
processus de l’activisme politique de ses anciens militants et aussi dans l’histoire de Genç
Siviller. « Notre histoire commence avec un groupe de personnes se rendant en autobus à
Kaynaşlı pour venir en aide aux victimes du tremblement de terre. Le voyage était organisé par
ODTÜ İletişim Topluluğu. »109 dit G13 Dans la région du tremblement de terre, les étudiants
d’ODTÜ İletişim Topluluğu constatent l’insuffisance des initiatives de l’État pour venir en aide
106
idem. 107
Hanspeter KRIESI, Ruud KOOPMANS, Jan Willem DYVENDAK, Marco G. GIUGNI, New Social Movements
in Western Europe. A comparative analysis, Minneapolis, University of Minnesota, 1995, p.89. 108
Extrait d’entretien avec G18, le 7 Avril 2011. 109
Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011
36
aux victimes : cela a changé le regard de l’État sur ces étudiants, pour la plupart étudiants en
sciences sociales. Le tremblement de terre de 1999 a mis en évidence la force d’inertie de l’État,
non seulement aux yeux des membres d’ODTÜ İletişim Topluluğu mais aussi aux yeux d’un
large segment de la société turque : après quoi les associations se sont multipliées, assumant les
fonctions de l’État.110 Les jeunes d’ODTÜ İletişim Topluluğu ont un parcours différent de ceux
qui assument les fonctions de l’État et qui organisent des activités d’entraide et de solidarité sous
forme d’activisme contestataire.
Au retour de leur voyage dans la région de tremblement de terre, les membres d’ODTÜ
İletişim Topluluğu décident de se rendre dans le sud-est de la Turquie. G13 raconte ce voyage :
« Environ 100 personnes sont allées à Gaziantep, Diyarbakır et Mardin. Tous les
participants étaient d’ODTÜ. Il n’y avait pas seulement des étudiants, des diplômés y ont participé aussi. Même si cette époque semble encore proche, la Turquie a beaucoup changé depuis ce temps-là. Les gens allaient pour la première fois dans les régions où l’état d’urgence111
était déclaré, ils ont vu qu’il y avait des véhicules militaires partout, des sacs de sable. Je pense que dans ce groupe sur la question kurde s’est éclaircie. »112
Le groupe de jeunes constate les défaillances de l’État dans l’aide aux victimes du tremblement
de terre ; il devient plus critique vis à vis des autorités; il constate, durant son voyage dans le
sud-est de la Turquie, que le régime sécuritaire dominant à cette époque intervenait dans la vie
quotidienne des citoyens dans les villes où l’état d’urgence était déclaré. L’observation du
paradoxe entre ces deux images de l’État -d’une part, un État incapable de venir en aide aux
victimes du tremblement de terre, mais qui contrôle par ailleurs la vie de ses citoyens, qui
restreint les libertés individuelles et collectives et qui réprime la société civile- les amènent à un
point différent des groupes qui fondent des organisations d’entraide et de solidarité venant palier
les défaillances de l’État. Cette appréhension du paradoxe donne lieu à la création d’un cadre
d’action collective par ces jeunes. La notion de « cadre », indique David Snow, est utilisée «
pour conceptualiser le travail de la signification, qui est une des activités que les adhérents et les
110
Voir « Bir dayanışma deneyi. Sivil Koordinasyon.», art. cit. p. 149-156 ; Yasemin İpek CAN, « Türkiye’de sivil toplumu yeniden düşünmek. Neo-liberal dönüşümler ve gönüllülük » (Penser de nouveau la société civile en Turquie. Les transformations néolibérales et le volontarisme), Toplum ve Bilim, vol.108, 2007 ; Erbay YUCAK,
« Depremzede dernekleri. Bir yerel örgütlenme deneyi. » (Les association des victimes du séisme. Une expérience de l’organisation locale.), in Meral Özbek, Kamusal Alan (L’espace public), İstanbul, Hil Yayın, 2004, p. 373-380. 111
Pour une analyse détaillée de l’état d’urgence en Turquie, voir Zafer ÜSKÜL, Olağanüstü hal üzerine yazılar
(Des articles sur l’état d’urgence), İstanbul, Büke Yayıncılık, 2003. Avec le coup d’État de 1980, la loi martiale qui
avait été déclarée dans certaines régions de la Turquie a été élargie à tout le pays. À partir de 1984, dans certains des villes où la loi martiale a été levée, l’état d’urgence a été déclaré. Zafer Üskül souligne qu’en Turquie seulement 13 villes n’ont pas connu l’état d’urgence.(Üskül, 2003 :122) L’état d’urgence en Turquie est levé à Van le 30 Juillet 2000 et puis à Hakkari et à Tunceli le 30 Juillet 2002. (Hürriyet , « 23 yıl sonra resmen ‘olağan hal’ » (23 ans plus
tard officiellement ‘l’Etat normal’), publiée le 30 Juillet 2002. Accédé via http://hurarsiv.hurriyet.com.tr/goster/
ShowNew.aspx?id=112742 , le 30 Juin 2010.) 112
Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011.
37
dirigeants des mouvements sociaux font de manière continue »113. Ce terme montre que les
adhérents et les dirigeants des mouvements sociaux « donnent un sens, interprètent les
événements et les conditions pertinentes de façon à mobiliser les adhérents et les participants
potentiels, à obtenir le soutien du public et à provoquer la démobilisation des adversaires »114.
C’est le changement dans la manière dont ces jeunes perçoivent l’État qui leur permet de
développer un discours prodémocratique fondé sur une critique de l’État et surtout du régime
sécuritaire, et qui va donner forme au cadre de leur action collective. C’est ce discours qui donne
au mouvement son caractère protestataire.
b- Formation d’une plateforme virtuelle et organisation de forums en tant
qu’activité contestataire
Les jeunes qui ont participé à cette visite décident de créer une plateforme virtuelle pour
discuter de sujets politiques et forment le groupe de mail « One Buluşma » (Une rencontre).
Même si aujourd’hui les groupes virtuels nous semblent un peu « démodés » après l’apparition
de Facebook, Twitter, etc., l’originalité de « One Buluşma » vient du fait qu’il est l’un des
premiers groupes virtuels créé en Turquie. En effet, la première connexion Internet en Turquie
est réalisée à l’université ODTÜ le 12 Avril 1993115. Les étudiants d’ODTÜ étaient entre les
premiers à avoir accès à Internet. G13 raconte cette expérience: « Le premier accès à Internet a
commencé à ODTÜ. C’était un avantage pour nous. Alors que personne ne connaissait encore
l’existence d’Internet, nous avions des adresses e-mail»116. La création de cette plateforme
virtuelle facilite la mise en relation des jeunes du groupe en leur permettant de communiquer à
moindre coût et avec plus de rapidité ; elle leur offre également un espace où ils peuvent discuter
de sujets politiques. En revanche, G13 ajoute comme ils ne connaissaient rien au monde virtuel à
cette époque, les gens cherchaient plutôt à transformer ces relations virtuelles en rencontres
réelles. C’est pourquoi ils décidèrent d’organiser également une activité de rencontre entre
membres de la plateforme de discussion.
113
David SNOW, « Analyse de cadres et mouvements sociaux », in Daniel Cefaï et Danny Trom, dir., Les formes de
l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2001, p. 27-28. 114
Robert BENFORD, David SNOW, « Ideology, frame resonance, and participant mobilization », in B. Klandermans, H. Kriesi & S. Tarrow, From Structure to Action: Comparing Social Movement Research across
Cultures, Greenwich, JAI Press, p. 197-217 (« International Social Movement Research » 1). Cité dans « Analyse de
cadres et mouvements sociaux », art. cit., p. 28. 115
Ortadoğu Teknik Üniversitesi Bilgi İşlem Daire Başkanlığı (Le départment de l’informatique de l’université Technique du Moyen Orient), « Yurdum interneti 10 yaşında. Türkiye İnternet’inin 10. Yaşını doğduğu yerde, "ODTÜ’de", kutladık.» (Nous avons fêté le dixième anniversaire d’Internet en Turquie là où il est né, à ODTÜ.), http://www.internetarsivi.metu.edu.tr/10yil.php , le 30 juin 2011. 116
Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011.
38
La première rencontre est organisée en 2000 à Van –sous état d’urgence, à cette époque.
Cette rencontre compte environ 200 participants et comprend des panels auxquels plusieurs
chercheurs, auteurs et journalistes connus sont invités ; des ateliers sont organisés, où discutent
les étudiants de plusieurs universités. Les thèmes de ces panels et de ces ateliers sont entre
autres, la question kurde ou le régime de tutelle, que peu de personnes osaient évoquer à cette
époque en raison de la répression très forte du régime sécuritaire. Nous comprenons d’après des
entretiens avec les fondateurs, qu’il était inhabituel et risqué de discuter de certains thèmes de
cette rencontre. « Nous avons voulu aborder la «question kurde» à un des panels mais nous
n’avons pas pu. Nous l’avons nommée « la question du sud-est » »117 souligne G18. G13 raconte
qu’un parlementaire qui avait participé aux panels leur avait conté qu’il avait dû effacer avec le
dos de sa veste le titre « Question de sud-est » écrite au tableau, car le préfet, qui avait placé des
agents dans les panels, avait dit à ce parlementaire que ce titre le dérangeait. Nous remarquons
qu’à cette époque, même les panels pouvaient être considérés comme une menace contre l’État ;
ils étaient très contrôlés, surtout dans les villes où l’état d’urgence était en vigueur. La question
kurde était considérée comme une menace au système, et toute discussion sur le sujet était
censurée. Y.O. raconte une autre anecdote : « L’université de Van nous a beaucoup soutenus.
Nous étions plus libres lorsque nous étions à l’université. Nous avions invité un groupe de
musiciens qui chantaient en kurde et il y avait un autre groupe d’étudiants kurdes. Quand ils ont
commencé à chanter, les soldats sont intervenus. »118. Même si l’organisation de panels ne
semblait présenter aucune menace vis à vis du pouvoir hégémonique, le fait d’organiser une
rencontre dans une ville où l’état d’urgence régnait119, et le choix des thèmes étaient considérés
comme une menace et interdits par les autorités ; les panels, considérés activité opposée au
pouvoir, dérangent les autorités. Par contre, même si le risque, que Doug McAdam définit
comme « les dangers anticipés -légaux, sociaux, physiques, financiers, etc.- à s’engager dans un
type particulier d’activité »120 est plus grand en raison du choix du lieu et des sujets à débattre,
nous ne considérons pas ces panels comme un activisme à haut risque 121
; plusieurs facteurs
atténuent ce risque, comme, par exemple, la participation d’un parlementaire qui encourage la
117
Extrait d’entretien avec G18, le 7Avril 2011. 118 ibid. 119
L’action collective, indique Ayşen Uysal, est une pratique risquée dans toute la Turquie, et ce risque est plus
élevé dans les régions où l’état d’urgence est déclaré, où il existe un « régime d’exception » dont le niveau de surveillance et de répression est plus élevé. Pour une analyse plus détaillée sur les pratiques policières voir : Ayşen UYSAL, « Maintien de l’ordre et répression policière en Turquie. », in Olivier Fillieule et Donatella Della Porta, dir., Police et Manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de Science Po, 2006, p.257-
278. 120
Doug McADAM, « Recruitment to high-risk activism. The case of Freedom Summer. » , American Journal of Sociology, Vol.92, n
o 1, July 1986, p.67.
121 ibid, p .64-90.
39
réalisation de l’activité dans une université avec l’appui de l’université, la participation de
chercheurs, de journalistes et d’auteurs connus.
Il faut souligner que ce n’était pas seulement le projet de discussion sur la question kurde
qui dérangeait les autorités; cette rencontre avait aussi une autre signification qui s’opposait au
pouvoir. Les jeunes n’avaient pas seulement choisi un endroit précis, ils avaient également
consciemment choisi une date précise, le 19 mai, pour cette rencontre. C’est l’anniversaire du
début de la guerre d’indépendance de la Turquie, la Fête de la Jeunesse et du Sport, cadeau offert
à la jeunesse turque par Atatürk. Les jeunes de Buluşma Formu présentaient leur activité comme
une alternative à la célébration de la Fête de la jeunesse, car ils pensaient que les cérémonies du
19 mai organisées dans les stades avec les parades des jeunes et les démonstrations de figures
sportives ressemblaient aux cérémonies des pays totalitaires. Ces rencontres eurent eu lieu le 19
mai de chaque année, jusqu’en 2004, dans différentes villes de Turquie, İstanbul, Rize, Ankara et
Konya. Avec l’organisation de chaque forum, de nouveaux jeunes de villes et d’universités
différentes, qui communiquaient au sein d’une plateforme virtuelle, participaient à Buluşma
Formu. C’est cette plateforme qui a assuré la continuation des forums jusqu’en 2004. Durant
cette dernière rencontre organisée à Ankara, les jeunes ont eu l’occasion d’organiser une réunion
dans une salle de Türkiye Büyük Millet Meclisi, TBMM (L’assemblée nationale de Turquie) où ils
ont lu la déclaration : « Libérons le 19 Mai des stades »122, montrant ainsi que cette manifestation
était le « reflet de la mentalité autoritaire de l’État »; après cette déclaration, un parlementaire
d’AKP, Hüseyin Çelik, a prononcé un discours défendant les idées de la déclaration.123 Cette
déclaration et le discours de Çelik ont eu un très grand écho ; le jour suivant, ils faisaient la Une
de plusieurs quotidiens.124
Les kémalistes et les milieux militaires au pouvoir à cette époque
furent fortement contrariés par la déclaration, car ce jour était l’occasion de renforcer l’idée
d’État-nation en soulignant l’importance des principes kémalistes et l’importance de l’armée en
tant que gardien de ces principes.125
En effet, un mois après la déclaration, le journal
prokémaliste Cumhuriyet (la République) publie une nouvelle qui a pour titre « Genç Subaylar
Tedirgin » (Les jeunes officiers sont inquiets) dans laquelle il est dit que les critiques sur les
célébrations de la fête de la Jeunesse et du Sport dérangent les jeunes officiers.126 Les jeunes
organisateurs de Buluşma Formu ne répondent pas tout de suite à l’article, mais en 2006, ils
122
Site Internet de Genç Siviller, http://www.gencsiviller.net/leafs.php?leafs_id=1, consulté le 4 juillet 2011. 123
Milliyet, publié le 20 Mai 2003, http://gazetearsivi.milliyet.com.tr/Arsiv/2003/ 05/20, consulté le 4 juillet 2011. 124
Voir : Milliyet, http://gazetearsivi.milliyet.com.tr/Arsiv/2003/05/20; le journal Sabah, http://arsiv.sabah.com.
tr/2003/05/20; Radikal, http://www.radikal.com.tr/haber.php?haberno= 75675 , publié le 20 Mai 2003 [consulté le 4 juillet 2011] 125
Pour une analyse détaillée des commémorations nationales en Turquie voir : Srirupa ROY, « Seeing a State:
National Commemorations and the Public Sphere in India and Turkey», Society for Comparative Study of Society
and History, 2006, p. 200-232. 126
Cumhuriyet, « Genç Subaylar Tedirgin » (Les jeunes officiers sont inquiets), le 23 Mai 2003 ; Site Internet de
Genç Siviller, http://www.gencsiviller.net/leafs.php?leafs_id=1, consulté le 5 juillet 2011.
40
invitent par email différentes plateformes virtuelles politiques à participer à la préparation d’une
déclaration sur la question kurde nommée « Genç Siviller Rahatsız » (Les jeunes civils sont
dérangés). Cette déclaration rencontre un franc succès; elle est citée par de nombreux
journalistes. Grâce à ce succès et au titre de la déclaration, le groupe adopte le nom « Genç
Siviller », d’après la déclaration.
Ce qui est remarquable dans le processus de l’organisation des forums et celui de la
préparation de la déclaration c’est que, malgré le caractère protestataire du mouvement
franchement opposé au pouvoir de l’époque, il ne s’agit pas là d’activisme à haut risque ; nous
pouvons même comprendre que les politiques lui soient à certains égards favorables. Pourtant,
même si le mouvement est contenu, le groupe de militants trouve le moyen d’exprimer sa
contestation en critiquant la Fête de la Jeunesse et du Sport -fête nationale considérée journée
« sacrée » pour la nation- en jouissant du support d’un parlementaire pour l’organisation d’un
forum et l’organisation d’une réunion dans une salle de l’Assemblée nationale. Si nous
comparons ceci avec les pratiques contestataires en Turquie à la même époque, telles les actions
concernant la grève de la faim intervenue de façon violente par la police ou les mouvements
écologistes qui adoptent le discours du régime sécuritaire pour légitimer leur mouvement, nous
constatons que le degré d’ouverture des opportunités politiques n’est pas le même pour tous les
mouvements d’un même contexte politique, et qu’Internet joue un rôle mineur dans l’émergence
du mouvement d’opposition. L’usage des réseaux télématiques reste limité, comme l’indique
Charles Tilly, avec l’accélération de la mise en relation127
des jeunes venant de villes et
d‘universités différentes et avec la croissance de la connectivité de ces jeunes en « abaissant les
coûts de coordination entre les militants qui sont déjà reliés les uns aux autres »128 et en mettant
en relation ce groupe de militants avec des personnes qu’ils n’ étaient pas déjà connectées,
comme dans le cas de la préparation de la déclaration de 2006. Nous pensons que même si
Internet donne une certaine force au mouvement, il ne suffit pas à expliquer tout seul les
dynamiques d’apparition du mouvement.
127
Charles TILLY, Social Movements.1768-2004., Boulder, Paradigm Publishers, 2004, p.112. 128
ibid, p.98.
41
3- Institutionnalisation et émergence de Genç Siviller en tant qu’association activiste
a- Passage à l’activisme au sein d’une association
Le groupe de jeunes qui est réuni au sein de l’association d’étudiants d’ODTÜ et dont le
nombre a augmenté avec l’arrivée de nouveaux membres durant les forums, avaient adopté une
forme d’activisme de faible intensité. Les membres du groupe communiquaient par Internet et
organisaient une seule activité annuelle « offline », le 19 mai. Cette plateforme virtuelle de One
Buluşma comptait plusieurs membres de différentes villes de Turquie; en revanche, G18 indique
dans l’entretien que le mécanisme décisionnaire du groupe était petit. Ce noyau formé d’une
dizaine de personnes assurait la continuation des activités du groupe et l’organisation régulière
de forums organisés chaque année. Ce groupe a continué à réaliser ces forums jusqu'en 2004. En
2004, nous remarquons un changement d’organisation. Le processus de mobilisation commencé
avec la formation d’une plateforme virtuelle et l’organisation d’un forum offline chaque année
laisse place à l’activisme au sein d’une organisation non gouvernementale, Siyasal Ufuk Hareketi
Derneği (Association du mouvement de l’horizon politique).
Siyasal Ufuk Hareketi a été fondé en 2004 par des étudiants de l’Université de Sabancı où
un des forums avait été organisé, et où travaillait un fondateur de Buluşma Formu . Les militants
de Buluşma Formu en contact avec les fondateurs décident de continuer leur action. G9 indique
que la raison pour laquelle ils préfèrent agir au sein d’une association est qu’ils peuvent faire
passer leurs idées et leurs revendications de façon plus systématique, se créant ainsi une identité
politique. Nous comprenons des entretiens qu’il n’y a pas eu de fusion réelle entre les fondateurs
de l’association de Siyasal Ufuk Hareketi et le groupe de Buluşma Formu. G9 raconte son
expérience au sein de cette association:
« Nous n’arrivions pas à faire grand chose. Nous discutions toujours. Parfois il se passait
quelque chose il fallait agir tout de suite, mais là-bas il fallait toujours discuter d’abord.
C’était difficile de prendre une décision. C’était difficile, car certains de nos amis se
prenaient pour l’État. Quand nous parlions de la question kurde, une discussion
commençait. La question kurde existe-t-elle ? Les avis divergeaient, mais la question
n’était pas là. »129
Les militants de Buluşma Formu diffèrent des membres de Siyasal Ufuk Hareketi de par leur
orientation politique et leur désir d’activisme. Dans cette association, soulignent certains de nos
interviewés, les militants venaient de différents horizons: les islamistes, les kémalistes, les
étatistes et même les « ulusalcı » (séculaire nationaliste). Pour les militants de Buluşma Formu, il
129
Extrait d’entretien avec G9, le 23 Mars 2011.
42
était difficile de continuer à organiser des manifestations opposées au système dans une
association comme Siyasal Ufuk Hareketi. De plus, même si la tendance du groupe était de
réagir à l’actualité politique, le groupe fondateur de Siyasal Ufuk Hareketi préférait organiser des
discussions avant, ou au lieu de passer à l’action. C’est la raison pour laquelle la plupart des
militants de Genç Siviller, en racontant leur expérience de Siyasal Ufuk Hareketi, indiquent
qu’elle représente plutôt leur côté de la «tefekkür » (pensée) qu’ils soulignent aussi dans leur
motto : « Eylemsiz tefekkür, tefekkürsüz eylem olmaz.» (Il n’existe ni action sans pensée, ni
pensée sans action).
À cette époque, il se produit une transformation dans le corps militant de l’association. Le
groupe des fondateurs de Siyasal Ufuk Hareketi quitte l’association pour des raisons diverses
(départ à l’étranger pour poursuivre des études, service militaire, querelles sur des sujets
politiques) et comme le soulignent les personnes que nous avons interrogées, cette association
reste aux militants de Buluşma Formu. Le processus de transformation du corps militant s’est
accéléré avec la déclaration de « Genç Siviller est dérangé ». L’idée de préparer cette déclaration
publiée le 19 mai 2006 qui souligne la perturbation des jeunes en raison des développements
politiques concernant la question kurde, venait de l’équipe Buluşma Formu. Cette déclaration a
rencontré un grand succès ; elle avait été signée par plusieurs personnes de différents milieux,
alors que l’association de Siyasal Ufuk Hareketi n’avait pas apposé sa signature officielle parce
que les idées exprimées dans la déclaration ne faisaient pas l’unanimité. Cette déclaration n’est
pas importante seulement à cause succès qu’elle rencontre, mais aussi parce qu’elle définit le
cadre principal des pratiques contestataires que l’organisation suit dans le processus issu de la
déclaration, en provoquant l’engagement d’un groupe de militants favorables à ce cadre. La
cause défendue dans cette déclaration ressemble à celle de Buluşma Formu tout en étant plus
élaborée. Elle tient un discours prodémocratique fondé sur la critique de l’idéologie nationaliste
d’un État fort, en mettant l’accent sur la question kurde. La préparation de la déclaration avait été
annoncée par des groupes virtuels ; plusieurs personnes qui avaient vu cette annonce ont
également participé à cette préparation. Certains venus aider à la préparation avaient été intégrés
à l’association Siyasal Ufuk Hareketi par les militants issus de Buluşma Formu. L’intégration
des nouveaux militants aux idées politiques proches de Buluşma Formu d’une part, le succès
massif rencontré par la déclaration « Genç Siviller sont dérangés » d’autre part, ont accéléré la
transformation du corps militant. Dans la période qui a suivi la déclaration, Siyasal Ufuk
Hareketi est devenue une association composée uniquement de militants de Buluşma Formu et
de nouveaux venus, sympathisants politiques de ce groupe.
43
b- Élargissement limité des sphères d’action et multiplication des modes d’action
La déclaration « Genç Siviller sont dérangés » publiée en 2006 marque le début d’une
nouvelle phase dans l’activisme des militants. Le groupe se fait connaître sous le nom de Genç
Siviller après la publication de la déclaration qui rencontre un grand succès. À cette époque,
même si le nom officiel du groupe est toujours Siyasal Ufuk Hareketi, l’organisation utilise de
facto le nom de Genç Siviller qu’elle prendra officiellement en 2009. Cette nouvelle phase du
militantisme est caractérisé principalement par l’intensité croissante de son activisme,
l’élargissement limité de ses sphères d’action et la multiplication des modes d’action.
2007 2008 2009 2010 2011 TOTAL
Intervention militaire 7 9 3 5 2 26
Système juridique - 4 7 7 2 20
Procès d’Ergenekon - 2 3 - 1 6
Contre les Kemalistes 2 2 3 1 - 8
Contre la censure - 2 - 3 2 7
Antinationaliste - 3 2 1 - 6
La question du voile 1 1 - 1 - 3
La question kurde - 1 3 1 - 5
AKP - - - 1 - 1
Autre - - - 3 1 4
TOTAL 10 24 21 23 8 86
Graphique 2 : Manifestations organisées par Genç Siviller entre avril 2007 et juillet 2011
Selon le site Internet de Genç Siviller, l’association organise 86 manifestations entre avril
2007 et juillet 2011.130
Le cadre principal de l’action collective continue d’être tracé par un
discours prodémocratique dont l’accent se modifie légèrement au cours du temps. L’association
commence à s’opposer davantage à l’intervention militaire dans la sphère politique civile en
2007 et 2008. Cette critique accentuée de l’intervention militaire est provoquée surtout par les
événements politiques. L’actualité politique de cette époque n’entraine pas seulement une
accentuation dans le cadre des manifestations mais aussi l’intensité croissante remarquable de
l’activisme de l’association. Le processus politique qui a provoqué ces deux changements dans
l’activisme du groupe commence par la réalisation d’une série de manifestations de masse
130
Comme l’organisation passe à une période passive à partir de l’année 2010, dont nous discuterons en détail dans la section suivante, nous intégrons dans notre analyse de cette section seulement les activités de l’organisation de l’avril 2007 au début de 2010.
44
nommées Cumhuriyet Mitingleri (Les manifestations de république) durant lesquelles les
partisans de l’idéologie kémaliste et de l’État laïc se mobilisent pour manifester contre l’élection
d’un président proislamiste. Ce processus conduit à l’intervention de l’armée dans la sphère
politique civile à travers la publication d’une déclaration, connue sous le nom e-muhtıra (e-
mémorandum), sur le site Internet de la Présidence de l’État-major soulignant l’importance de la
laïcité. Cette déclaration publiée sur le site Internet de la Présidence de l’ État-major ne vise pas
seulement à transmettre un message ordinaire sur la préférence d’un président non islamiste; elle
tente également de faire reculer les dispositions de l’AKP qui veut changer le statu quo imposé
par le régime sécuritaire.131 La publication de ce mémorandum du 27 avril est un tournant
important de l’activisme de Genç Siviller. G14, un militant de Genç Siviller, raconte le processus
qui suit l’intervention du 27 avril en soulignant l’importance de cette intervention pour
l’activisme de l’organisation:
« Le 27 avril était peut-être un tournant pour nous parce que nous étions le premier groupe qui sortait dans la rue. Nous avons publié un communiqué de presse même avant le gouvernement. […] Comme nous avons été le premier groupe à réagir et nous avons
attiré l’attention des médias qui nous connaissaient depuis notre déclaration de l’année précédente. Nous attendions que les personnes dont les idées étaient importantes pour nous réagissent au mémorandum. En l’absence de réaction, nous avons organisé une
manifestation six jours après, à Taksim, en disant « Nous voulons la conscience, la
démocratie, le droit. ». Il y eut 250 et 300 participants, ce fut une des manifestations avec
le plus grand nombre de participants que nous ayons organisées. […] Durant le processus
nous sommes sortis dans la rue presque toutes les semaines. Plusieurs sympathisants se
sont ralliés à la cause de Genç Siviller. »132
Les manifestations du groupe autour de l’e-mémorandum de 27 avril, comme indique G14, ont
influencé Genç Siviller à bien des égards. Tout d’abord, elles ont renforcé l’activisme de
l’organisation. Les militants qui n’organisaient qu’une seule manifestation annuelle sous forme
de forum et qui sont habitués à un militantisme plus passif au sein de Siyasal Ufuk Hareketi,
organisent maintenant des manifestations tous les semaines. G16, ancien membre de
l’organisation, décrit l’époque : « Presque tous les soirs, nous venions à la permanence. La
Turquie était très agitée. Nous organisions deux ou trois manifestations par semaine. »133. À cette
époque, l’organisation a recours à la fois à des pratiques protestataires « classiques » comme les
manifestations de rue, et à une forme plus inventive, sarcastique et spectaculaire. Ce qui
augmente la cote de popularité de l’association ce n’est pas tant les manifestations de rue
organisées avec de nombreux militants, mais les pratiques protestataires inventives et
131
D’nin Halleri. Din, darbe, demokrasi, op. cit., p.100. 132
Extrait d’entretien avec G14, le 25 Mars 2011. 133
Extrait d’entretien avec G16, le 31 Mars 2011.
45
sarcastiques « nouvelles » avec peu de militants et visant une plus grande visibilité médiatique.
Par exemple, pour protester contre le contenu des discussions sur les élections présidentielles de
2007 axées sur le fait que le candidat président ne devait pas être pro-islamiste et que sa femme
ne devait pas porter le voile, l’association organise une conférence de presse au cours de laquelle
elle présente une candidate présidente imaginaire. C’est une femme voilée, à la fois kurde, turque
et arménienne (l’affiche est caricaturale); au début de la conférence, les journalistes pensent qu’il
s’agit d’une personne réelle.134 C’est grâce à ce genre sarcastique et spectaculaire que Genç
Siviller réussit à attirer l’attention des médias. À terme, le désir d’attirer l’attention des médias de
masse devient une tactique significative de mobilisation de l’association, et l’organisation veut
désormais organiser exclusivement des manifestations créatives que nous voyons plus avant dans
le chapitre 3. L’organisation qui utilise depuis sa création un répertoire d’actions inventif et
sarcastique, privilégie de plus en plus ce répertoire parce qu’il n’est pas routinier et parce qu’il
limite le risque qu’entraine une action collective. Par la suite, il se sert également d’Internet
(utilisé dès le début par les militants du groupe comme outil de communication et mécanisme de
décision) pour diffuser les nouvelles et comme répertoire d’action.
En plus de la diversification des modes d’action, nous constatons un élargissement de la
sphère d’action de Genç Siviller vers la fin de l’année 2008. Elle se mobilise pour protester
contre la censure –surtout la censure d’Internet-, les tendances nationalistes se présentant dans
l’espace sociopolitique et les faits concernant le système juridique. En revanche, nous constatons
que l’élargissement de la sphère d’action de l’association se limite au cadre du discours pro-
démocrate centré sur l’assurance de l’existence d’une sphère politique civile libre de toutes
contraintes. Le mécanisme mobilisateur de toutes les pratiques protestataires est déterminé par ce
discours (comme, par exemple, les manifestations contre les groupes kémalistes sur le voile,
critiquant le système juridique et même celles concernant l’actualité internationale, comme la
protestation pro-démocrate organisée à Fiji). Ce discours détermine le cadre des manifestations
qui voit augmenter le nombre de ses militants et qui les soude au sein de Genç Siviller.135
Au
même moment, l’organisation se mobilise à nouveau autour d’une cause essentielle pour elle : la
question kurde, sujet revendiqué dans les forums jusqu’à 2004 et objectif principal de la
déclaration « Genç Siviller sont dérangés.». Genç Siviller organise entre janvier et mai 2008 une
série d’activités « Biraz da biz Kürtleşelim »136 (À nous de nous « kurdifier » un peu)
134
Voir : Bianet, « Aliye Öztürk rüya gibi cumhurbaşkanı adayı » (Aliye Öztürk, candidat président comme une rêve), publié le 17 Avril 2007, http://77.79.79.245/bianet/siyaset/94671-aliye-ozturk-ruya-gibi-cumhurbaskani-
adayi, le 1 Août 2011. 135
Nous verrons l’engagement des militants en détail dans le chapitre 2. 136
Dans le graphique 2, nous avons considéré cette activité « Biraz da biz Kürtleşelim »136(A notre de nous «
kurdifier » un peu) comme une seule manifestation comme nous ne savons le nombre exact des activités entreprises.
46
comprenant des cours de la langue kurde, des conférences d’histoire et de littérature kurde, des
chœurs kurdes. À İstanbul et à Diyarbakır, Genç Siviller invite tout le monde à découvrir la
culture, la langue, et l’histoire Kurde dont l’existence était niée par l’État turc et le régime
sécuritaire dominant à l’époque. Cette série d’actions présente un caractère protestataire et traite
d’un sujet dont très peu osent parler à cette époque en Turquie. Jusqu’au début de 2009, Genç
Siviller se pose sur la scène sociopolitique de la Turquie en tant que mouvement qui s’oppose au
pouvoir dominant et en tant qu’organisation osant aborder des sujets délicats mais dont les
enjeux et la forme minimisent les risques.
c- Une association d’opposition échappant à la répression policière et à la politique
de l’apaisement : est-ce possible ?
Depuis le début de son activisme, les militants du groupe n’ont jamais confronté la police
et personne n’a été arrêté. Dans un contexte où la répression policière violente des protestataires
est chose courante, comment l’organisation opposée au pouvoir (le régime sécuritaire) réussit-
elle à éviter les confrontations avec la police et à ne pas se faire taire par les autorités politiques?
L’un des facteurs qui diminue le risque de confrontation avec la police est, comme nous l’avons
déjà dit, le choix de répertoire d’action de Genç Siviller, c’est à dire les conférences de presse et
les événements organisés sur Internet. La notion de « répertoire d’action » est expliquée par
Charles Tilly :
« Toute population a un répertoire limité d’actions collectives, c’est-à-dire des moyens
d’agir en commun sur la base d’intérêts partagés. […] Ces différents moyens d’action composent un répertoire, un peu au sens où on l’entend dans le théâtre et la musique, mais qui ressemble plutôt à celui de la Commedia dell’arte ou du jazz qu’à celui d’un ensemble classique. On en connaît plus ou moins bien les règles, qu’on adapte au but poursuivi. […] Le répertoire en usage dicte l’action collective. »137
Cet éventail de formes d’action collective est, comme l’indique Michel Offerlé, une « co-
construction entre des mobilisés et les divers producteurs du maintien de l’ordre »138 et donc, le
fait de préférer un certain répertoire est à la fois « le résultat et le produit des structures
d’interaction. »139 Cette structure d’interaction entraine en Turquie une adaptation des répertoires
Pour information sur cette activité voir le site Internet de Genç siviller. URL : http://www.gencsiviller.net
/haber.php?haber_id=2, consulté le 13 juillet 2011. 137
Charles TILLY, La France conteste, 1986, Paris, Fayard, p. 541-542. 138
Michel OFFERLE, « Retour critique sur les répertoires de l’action collective (XVIIe-XXIe siecles) », Politix, 2008/1, n
o 81, p.81.
139 ibid.
47
d’action à la répression policière et aux contraintes juridiques.140 D’une façon similaire, Genç
Siviller qui préfère une forme d’activisme plus pacifiste visant à ne pas affronter la police et ni
d’autres groupes de militants, conduit l’association à privilégier de plus en plus les formes
nouvelles d’action collective. Par contre, cela ne suffit pas à expliquer pourquoi Genç Siviller
utilise à la fois les répertoires d’action classiques et nouveaux. L’association organise aussi des
manifestations de rue, en général avec très peu de militants (avec environ une quinzaine), de
spectaculaire et sarcastique, en combinant les répertoires d’action classiques et des idées
créatives -comme la manifestation organisée contre Cumhuriyet Mitingleri à Miniaturk, ou les
maquettes de certains édifices en Turquie, en disant que là-bas une personne en représente
10 000. Si nous considérons ces caractéristiques de pratiques protestataires de Genç Siviller,
nous pouvons supposer que la police turque qui, selon Ayşen Uysal, sépare les manifestants en «
bons » et « mauvais »141, considère les militants de Genç Siviller comme de bons manifestants,
en conséquence de quoi elle n’intervient pas de façon violente lors de leur rassemblement.
D’autre part, nous voyons apparaître un mouvement qui s’oppose au pouvoir en place,
dans un contexte où les opportunités politiques semblent fermées en raison d’un Etat fort et de la
dominance du régime sécuritaire. Nous constatons que le concept de structure des opportunités
« destiné à rendre compte des rapports que les mobilisations entretiennent avec leur
environnement politique »142 reste insuffisant pour comprendre l’émergence de l’association de
Genç Siviller, car même si le concept nous aide à comprendre dans une certaine limite les
spécificités des mouvements situés dans un même contexte politique à un temps spécifique, il ne
suffit pas à expliquer les cas spécifiques des mouvements se situant dans un même contexte
politique.143
Comme l’indique Olivier Fillieule, le concept de structure des opportunités
politiques ne suffit pas à expliquer le caractère relationnel et dynamique de l’action collective,
puisqu’il considère l’État et la société civile comme entités distinctes et non pas comme deux
espaces liés à plusieurs niveaux et de manière transversale par les conflits.144 C’est la relation
interactive et temporelle entre l’État et le mouvement qui détermine le degré d’ouverture des
structures d’opportunités politiques comme l’admet volontiers Helena Flam :
140
Ayşen UYSAL, « Maintien de l’ordre et risques liés aux manifestations de rue », in Gilles Dorronsoro, dir., La Turquie Conteste. Mobilisations sociales et régimes sécuritaire, Paris, CNRS ed., 2005, p. 46. 141
« Maintien de l’ordre et répression policière en Turquie. », art. cit., p. 271. 142
Lilian MATHIEU, « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux » , Revue française de science politique, 2002/1, Vol. 52, p. 99. 143
L’action Altruiste. Contraintes et opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux, op.cit., p.44. 144
Olivier FILLIEULE, « Requiem pour un concept. Vie et mort de la notion de structure des opportunités politiques. », in Gilles Dorronsoro, dir., La Turquie Conteste. Mobilisations sociales et régimes sécuritaire, Paris,
CNRS ed., 2005, p. 209-210.
48
« Le degré d’ouverture des États est en fait un produit interactif et temporel ; une
synthèse de règles d’accès et d’arènes préexistantes et ad novo que les mouvements et les
élites cherchent à utiliser, bloquer, surpasser et modifier. Une implication théorique radicale de cette approche est que le déterminant de « l’ouverture » à la contestation change au cours temps. Chaque moment de confrontation se définit de manière propre, voire unique. Le défi analytique revient dès lors à identifier une série de déterminants qui, dans une séquence temporelle, peut expliquer les dynamiques de l’interaction entre l’État
et le mouvement d’opposition, aussi bien que les effets institutionnels de cette dynamique ».
145
Donc, chaque mouvement crée des positions subjectives évoluant dans le temps par rapport à sa
relation avec l’État. Cela nous incite à regarder la relation de l’association avec le pouvoir en tant
que relation subjective en considérant le degré d’ouverture d’opportunités politiques comme un
concept interactif et temporel pour examiner le type d’enjeu particulier que l’association
représente au sein du contexte politique spécifique de la Turquie. Même si, au début des années
2000, l’opportunité politique en Turquie considérée par plusieurs auteurs fermée en raison de la
dominance du régime sécuritaire et de la tradition de l’État fort, l’enjeu spécifique qui détermine
la position de Genç Siviller lui permet de se mobiliser dans un espace plus accessible
comparativement à d’autres mouvements en Turquie. En effet, comme l’indique Olivier
Fillieule : « aucun mouvement social ne peut émerger s’il ne bénéficie pas d’un minimum
d’opportunités politiques »146. Il faut tenir en compte du fait que ces années coïncident en
Turquie avec une période où il existe une lutte d’hégémonie entre deux pouvoirs, l’armée et le
gouvernement de l’AKP. D’un côté, le régime sécuritaire présent sur la scène politique turque
comme le pouvoir hégémonique depuis le coup d’État de 1980 veut préserver son hégémonie
contre la montée du pouvoir de l’AKP ; l’armée intervient dans la sphère politique comme elle
l’avait fait le 27 avril 2007, afin d’organiser une « démonstration de pouvoir » par laquelle elle
veut faire reculer les initiatives de l’AKP en soulignant l’importance de la laïcité et sa préférence
d’un président non-islamiste. De l’autre, le gouvernement de l’AKP, au pouvoir depuis 2002,
tentait de se poser sur la scène politique comme le pouvoir hégémonique. Même si Genç Siviller
s’oppose nettement au régime sécuritaire, son objectif d’ouvrir un espace pour le pouvoir
politique civil en s’opposant à l’intervention militaire est soutenu par le gouvernement d’AKP
qui veut apparaître sur la scène politique comme le pouvoir hégémonique. Pour cette raison,
nous pensons que ce mouvement reste dans la « sphère de la tolérance » d’AKP, soutenu d’une
certaine façon par le gouvernement, comme, par exemple, en autorisant l’organisation d’une
réunion dans une des salles de TBMM, le fait qu’un des parlementaires d’AKP proclame un
145
Helena FLAM, States and anti-nuclear movements, Edinburgh, Edinburgh University Press, p.303. Cité dans « Requiem pour un concept. Vie et mort de la notion de structure des opportunités politiques. », art. cit., p. 215-216. 146
Olivier FILLIEULE, « L’analyse des mouvements sociaux. Pour une problématique unifiée », in Olivier Fillieule, dir.,Les formes de l’action collective dans la France contemporaine, Paris, L’Harmattan,1993, p.46.
49
discours appuyant la déclaration de Genç Siviller durant cette réunion,147 l’invitation du
Président Abdullah Gül - ministre d’AKP avant d’en devenir le président- à sa résidence
présidentielle afin de remercier Genç Siviller pour son opposition à l’intervention militaire de 27
avril et pour son soutien durant les élections présidentielles148 et plus tard, en 2010, les
remerciements exprimés par le Premier Ministre à Genç Siviller pour son soutien durant le
référendum de la Constitution avec son slogan « Yetmez ama evet » (Insuffisant mais oui)149
. En
résumé, un répertoire d’action spécifique et des stratégies moins risquées de mobilisation
permettent aux militants d’échapper à l’intervention de la police, mais cela ne suffit pas à faire
émerger un mouvement opposé au pouvoir. Il faut que le mouvement profite au moins d’un
minimum d’opportunités politiques.
4- Passage à une période passive : dévalorisation du cadre des pratiques contestataires de
l’association
Le procès d’Ergenekon ouvert le 25 juillet 2008 afin de juger un groupe suspecté d’avoir
voulu renverser le gouvernement d’AKP par un coup d’État et par l’incitation du public150
influence effectivement le processus de mobilisation de Genç Siviller. Genç Siviller appuie ce
procès ; il publie même avec İnsan Hakları Gündemi Derneği (L’association de l’ordre du jour
des droits de l’Homme) un livret, Ergenekon is our reality (Ergenekon est notre réalité). Le
procès d’Ergenekon, toujours en cours, vient renforcer initialement la cause pro-démocratique de
Genç Siviller, contestant l’intervention de l’armée dans le politique et la critique des groupes
kémalistes qui considèrent cette intervention légitime. L’association organise des manifestations
en faveur du procès Ergenekon. Le procès et surtout l’enquête de Balyoz Harekat Planı (Le plan
d’action de Balyoz) entraînant l’arrestation de plusieurs militaires haut placés, les perquisitions
dans les bâtiments de TSK, la mise à jour des tentatives de coup d’état conduisent à la baisse de
pouvoir de l’armée. Cette baisse de l’influence de l’armée qui était le pouvoir dominant en
Turquie depuis le coup d’état de 1980, devient évidente avec les développements de l’année de 147
Le site Internet du journal Milliyet, « Bayram tartışması » (La dispute de la fête), publie le 20 Mai 2003 :
http://gazetearsivi.milliyet.com.tr/Arsiv/2003/05/20, le 12 Juillet 2011. 148Le site Internet de la chaine de télévision Haber 7, « Köşke converse ayakkabıyla girdi. » (Il est entré à Köşk (le nom de la résidence officielle du président) avec les chaussures Converse.), publié le 9 Septembre 2007 :
http://www.haber7.com/haber/20070909/Koske-Convers--ayakkabiyla-girdi.php, le 12 juillet 2011. 149Le site Internet de la chaine de télévision TRT, « Başbakan’dan « evet » teşekkürü. » (Le remerciement de
« oui » du Premier Ministre), publié le 13 Septembre 2010. Accédé via http://www.trt.gov.tr/Haber/Haber Detay.aspx?HaberKodu=f40e37db-ea84-4c7f-a75a-cf525790d92d , le 12 juillet 2011. 150
Voir : Bahar KILIÇGEDİK, « 1923’te kuruldu, 2008’de arınıyor » (Etabli en 1923, se purifie en 2008 ), le
journal de Taraf, publié le 26 juillet 2008, http://www.taraf.com.tr/haber/1923te-kuruldu-2008de-ariniyor.htm, le 13
juillet 2011; Daniel Steinvorth, « Massive trial in Turkey provides look into ‘deep state’ », Spigel Online International, http://www.spiegel.de/international/world/0,1518,603581,00.html, le 13 juillet 2011
50
2010, comme la crise de la nomination durant les réunions de Yüksek Askeri Şura (le Conseil
militaire suprême) en Août 2010; la modification de Milli Güvenlik Siyaset Belgesi (le document
de la politique nationale de sécurité) en Novembre 2010 resserrant la sphère de la notion de
sécurité nationale en enlevant de ce document le terme irtica (réaction islamiste) considéré
comme une menace à la sécurité nationale; et l’arrestation d’un orgeneral (général de l’armée)
pour la première fois en Mai 2011151. Ces événements, rompant avec la tradition du régime
sécuritaire, entrainent la dissolution du paradigme sécuritaire dominant en Turquie depuis le
coup d’État de 1980. Avec la dissolution de ce paradigme, la valeur du cadre de l’action
collective de Genç Siviller centré sur la revendication d’une sphère politique civile libre de
l’intervention du régime sécuritaire commence à perdre de sa valeur : en effet, avec le
changement d’équilibre des pouvoirs en Turquie, cette revendication devient superflue.
Nous constatons par ailleurs que les manifestations de Genç Siviller contre l’intervention
militaire sur la scène politique n’ont pas totalement disparu, même si il y en a moins à partir de
2009. Ces manifestations rappellent les interventions militaires passées ou les manifestations que
l’association organise régulièrement chaque année comme « Yassıada Demokrasi Adası olsun »
(« Yassıada soit l’île de la démocratie ») où les militants de Genç Siviller vont à Yassıada le 27
Mai de chaque année pour protester contre le coup d’État de 1960.152
À cette époque, nous
voyons aussi augmenter les manifestations sur des sujets autres que l’intervention militaire, mais
il faut tout de même souligner que presque toutes les contestations de Genç Siviller reprennent le
même discours prodémocratique qui met l’accent sur le désir d’assurer l’existence d’une sphère
politique civile. Par exemple, ces dernières années voient augmenter les manifestations contre les
pratiques juridiques. Même si ces dernières protestent contre des groupes autres que les
militaires, le motif reste semblable. C’est le désir d’assurer l’existence d’une scène politique
civile libre. Ce motif qui mobilise l’organisation pour protester contre les pratiques juridiques
apparaît même les slogans des manifestations : « Ya yargıtay partisi olun ya muhtıra vermeyi
151
Pour voir les détails de ces trois événements, voir : Cnn Türk, « Yaş krizi dış basında » (La crise de Yaş est dans la presse étrangère), publié le 6 août 2010, http://www.cnnturk.com/2010/dunya/08/06/yas.krizi.dis.basin
da/585878.0/index.html ; Cnn Türk, « Milli güvenlik siyaset belgesi kabul edildi. » (Le document de la politique de
sécurité nationale est accepté), publié le 22 Novembre 2011, http://www.cnnturk.com/2010/turkiye/11/22/
milli.guvenlik.siyaset.belgesi.kabul.edildi/597105.0/index.html; Ntvmsnbc, « Org. Balanlı tutuklandı. » (Le général Balanlı a été arrêté), publié le 30 Mai 2011, http://www. ntvmsnbc.com/id/252179 99. (Consulté le 20 juin 2011.) 152
Le 27 Mai 1960, l’armée prend le pouvoir par un coup d’état sous prétexte de « sauver la démocratie de la crise où il est tombé ». Dans le processus qui suit le coup d’État, les travaux de Demokrat Parti (DP) (Le parti démocrate)
-parti au pouvoir- sont interrompus et le parti est fermé le 29 septembre. Les membres de DP accusés de
l’abrogation de la constitution et de divers crimes sont jugés dans des procès qui ont eu lieu sur l’ile de Yassıada. Dans les procès de Yassıada commencés le 14 Octobre 1960 et terminés le 15 septembre 1961, 592 personnes sont
mises en accusation, dont 15 ont été condamnées à mort, 31 ont été condamnées à la prison à vie et 418 se voient
infliger des peines plus légères. Voir : Modernleşen Türkiye’nin Tarihi (L’histoire de la Turquie Modernisante),
op.cit., p. 351-362 ; Yeliz KIZILARSLAN, « 27 Mayıs darbesi kronolojisi ve Yassıada duruşmaları. » (Chronologie
du coup d’état de 27 Mai et les procès de Yassıada), Bianet, publié le 26 Mai 2010, http://www.bianet.org/
bianet/siyaset/107229-27-mayis-darbesi-kronolojisi-ve-yassi ada-durusmalari, le 14 juillet 2011.
51
öğrenin » (Soit prenez le parti de la Cour de cassation, soit apprenez à donner un mémorandum),
« Juristokrasiye faks gönder » (Envoie une télécopie à la juristocratie), « Darbeci baro Taksim’e
hoşgeldin » (L’association du barreau putschiste bienvenue à Taksim). En effet, l’intervention
des cadres juridiques faisant partie du régime sécuritaire153 dans la sphère politique civile était un
des handicaps de la démocratie en Turquie mais avec l’effondrement du paradigme sécuritaire, la
justice aussi est en perte de vitesse ces dernières années. Le fait de s’opposer à l’intervention de
la justice n’est pas fait nouveau pour Genç Siviller ; cela montre plutôt que l’association continue
à tenir son discours prodémocratique fondé sur l’assurance de l’existence d’une sphère politique
civile, même si ce discours n’est plus vraiment de mise.
L’équilibre des pouvoirs en Turquie change du fait de l’affaiblissement du régime
sécuritaire. Á partir du début de 2009, on constate l’émergence d’AKP en tant que nouveau
pouvoir hégémonique ceci étant dû à l’effondrement du paradigme sécuritaire dominant depuis
1980. Ce nouveau pouvoir et sa tendance autoritaire de plus en plus visible, surtout après la
victoire du « oui » au référendum de la Constitution en septembre 2010, laissent présager de
nouveaux problèmes pour la démocratie en Turquie. Les problèmes contraignant le bon
fonctionnement de la démocratie déplacent l’axe civil-sécuritaire vers l’axe démocratique-
autoritaire. Ces nouveaux obstacles pour la démocratie qui se situent surtout sur l’axe
démocratique-autoritaire sont par exemple l’emprisonnement pendant de longues périodes, la
pression financière contre les médias, de nombreux procès intentés contre les journalistes, les
écoutes téléphoniques par la police, etc. Le nouveau défi pour les associations contestataires
n’est plus de se libérer du discours sécuritaire mais d’éviter les contraintes du nouveau pouvoir
hégémonique. Ces transformations de la sphère politique rendent nécessaires une nouvelle
approche du discours prodémocratique et l’apparition de nouvelles contestations de ces
nouveaux problèmes dans la société civile si nous voulons pouvoir parler d’une « vraie » société
civile contenant à la fois des weak publics et des strong publics.
Malgré l’affaiblissement de son discours mobilisateur, Genç Siviller ne trouve pas les
mots appropriés aux changements de la scène politique. Sa tentative de transformation du cadre
(frame tranformation) est un échec vis à vis des nouveaux enjeux du contexte politique. La
transformation du cadre est ainsi définie par Robert Benford et David Snow : il faut « changer les
anciennes compréhensions et significations et/ou en engendrer de nouvelles »154. Avec la
transformation de cadre, les mouvements cherchent « à fonder, à diffuser et à justifier de
nouvelles pratiques, ou à modifier les jugements de valeur des préjugés et des opinions en
153
Dorronsoro indique que la justice comme l’armée, la police et les services secrets fait parti de la sphère sécuritaire en Turquie. Voir : « Introduction, mobilisation et régime sécuritaire.», art. cit., p. 21. 154
Robert BENFORD, David SNOW,« Framing Processes and Social Movements: An Overview and Assessment », Annual Review of Sociology, Vol. 26 , 2000, p. 625.
52
vigueur »155. Le fait que l’association n’arrive pas à transformer son cadre en ajoutant à sa sphère
d’action l’opposition aux nouvelles entraves de la démocratisation affaiblit son discours
prodémocratique et l’association est décriée par plusieurs milieux qui la disent proche du
pouvoir. L’élection d’un membre de l’association, Bilal Macit comme parlementaire d’AKP
intensifie ces critiques.156
L’association commence à inscrire son action dans le nouveau
paradigme dominant. Par exemple, l’élection d’un candidat indépendant soutenu par Barış ve
Demokrasi Partisi, BDP (Parti de la paix et de la démocratie) a été invalidée : en effet, Yüksek
Seçim Kurulu, YSK (Haut conseil des élections) ayant condamné la propagande d’une
organisation terroriste ; le candidat a été remplacé par un parlementaire d’AKP, selon les règles
de l’élection, et huit autres candidats élus aux élections de 2011, qui sont en détention provisoire,
attendent toujours leur libération pour siéger au Parlement.157
Genç Siviller, dont la cause
principale est la défense de l’existence d’une sphère politique civile, et qui a organisé plusieurs
manifestations pour protester contre l’intervention de l’armée et de la justice, a juste besoin cette
fois de faire connaître l’événement sur son site Internet, sans recourir à aucune manifestation. La
position de l’association dans la société civile et sa relation avec le pouvoir se trouvent modifiées
par le changement du paradigme dominant et cela nuit beaucoup au caractère contestataire de
l’association.
Cet échec de la transformation de cadre de l’action collective n’entraîne pas seulement
l’effondrement du caractère contestataire de Genç Siviller mais aussi une diminution de son
activisme ainsi que l’affaiblissement de l’enthousiasme de ses militants. Un militant décrit ainsi
l’effet de la dissolution du paradigme sécuritaire :
« Aujourd’hui Genç Siviller fait plutôt des discussions sur elle-même. Quatre vingt dix
pour cent. Qu’allons-nous faire et comment ? Ce n’est pas comme avant parce que le contexte de conflit n’est pas comme avant. Quand le chef d’état major montre le lance-
roquette en disant que c’est un tuyau, tu peux lui répondre très facilement. Nous lui répondons d’une façon ironique, en se moquant. Comme la Turquie est normalisée, ce type d’événement n’existe plus. Avec la normalisation, mon ambition s’est anéantie. Au
155
Daniel CEFAI, « Les cadres de l’action collective. Définitions et problemes. », in Daniel Cefaï et Danny Trom, dir., Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2001, p. 58. 156
Bilal Macit qui a été élu comme parlementaire d’AKP aux élections de 2011 est devenu le plus jeune parlementaire de TBMM. Un autre membre de Genç Siviller avait candidaté pour etre candidat de parlementaire d’AKP aux élections de 2002 mais le parti ne l’avait pas mis son nom au liste comme candidat de parlementaire.
Pour les informations sur ces deux faits voir : Le journal de Milliyet, « 27 yaşında Meclis’e girdi. » (Il est entré à l’assemblée à 27 ans), publié le 14 juin 2011. URL : http://siyaset.milliyet.com.tr/27-yasinda-meclis-e-girdi/siyas
et/siyasetdetay/14.06.2011/1402168/default.htm; Genç Siviller, İçeride Eylem Var (Il y manifestation dedans),
İstanbul, Hayykitap, 2007, p. 77-81. 157
Voir : Emre USLU, « What happened in the Hatip Dicle case ? », Today’s Zaman, publié le 22 Juin 2001.
http://www.todayszaman.com/columnist-248213-what-happened-in-the-hatip-dicle-case.html, consulté le 18 août 2011.
53
fur et à mesure, la magie de notre rassemblement, l’esprit du contexte anormal ont disparu. »158
Ce passage à une période passive et la baisse d’enthousiasme des militants de Genç Siviller est
dû principalement à la dévalorisation de la cause entrainée par le changement du paradigme
dominant en Turquie et par le changement de la relation de l’association avec l’hégémonie et
l’émergence d’un nouveau pouvoir hégémonique.
Conclusion
Ayant ainsi analysé l’histoire du mouvement, nous constatons que Genç Siviller, qui est
formé d’un groupe de jeunes organisés autour d’une plateforme virtuelle et qui pratiquent
l’activisme en utilisant à la fois les réseaux télématiques et les formes de militantisme classiques,
émerge en tant qu’une association politique contestataire qui développe un cadrage libre de
l’idéologie sécuritaire. Dans ce processus Internet, outil de communication, accélère la
connectivité des membres et les relient aux nouveaux individus; c’est un répertoire d’actions qui
leur offre de nouvelles formes de manifestation, un média pour faire leur publicité et confère à
l’organisation une certain force qui les différencie des autres mouvements, mais cela ne suffit pas
à expliquer l’apparition du mouvement. Comme indique Tilly, « même à notre époque de haute
technologie, les médias n'ont pas en eux la cause des mouvements sociaux »159. L’association
réussit à élaborer un discours opposé au régime sécuritaire, principalement en bénéficiant de
l’opportunité politique née du conflit entre deux pouvoirs : le régime sécuritaire qui veut
maintenir son pouvoir hégémonique, et AKP qui désire de le supplanter. Elle devient populaire
parce qu’elle privilégie un répertoire d’actions sarcastique et spectaculaire. Mais le changement
d’équilibre des pouvoirs et l’émergence d’AKP comme nouveau pouvoir hégémonique change
évidemment la relation entre l’association et le pouvoir, entrainant une transformation dans la
position de Genç Siviller. En analysant le cadrage des manifestations, nous constatons que le
groupe ne recentre pas son discours prodémocratique en ce qui concerne le changement de
paradigme dominant. Même si à cause de ce changement en Turquie, les obstacles à la
démocratisation qui se situaient dans l’axe civil-sécuritaire se déplacent sur l’axe démocratique-
autoritaire, Genç Siviller continue de centrer leur discours prodémocratique sur l’opposition à
toute sorte intervention contre la sphère politique civile. Avec les changements du contexte
158
Extrait de l’entretien avec G1, le 14 Mars 2011. 159
Social Movements.1768-2004, op. cit., p.88
54
politique, le caractère d’opposition de l’association s’effondre. Ceci correspond dans
l’association à un passage à une période passive comme nous le voyons par la diminution du
nombre des manifestations et les récits des militants au cours de nos entretiens. Même si le
passage de Genç Siviller à une période passive est dû aux changements de contexte politique, les
particularités du processus d’engagement et les caractéristiques des militants engagés dans
l’association influencent remarquablement l’enthousiasme de l’activisme de ses militants. Cela
nous amène à analyser les modalités du processus d’engagement et la carrière des militants ;
pour cela, notre objectif principal sera de comprendre comment Internet - une des particularités
remarquable de Genç Siviller- influence les militants en se posant à la fois comme une contrainte
et une opportunité.
55
CHAPITRE II. MILITER A GENÇ SİVİLLER : PROCESSUS D’ENGAGEMENT
ENTRE CONTRAINTES ET OPPORTUNITES POSES PAR L’INTERNET
« La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux »
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe
Nous pensons que l’état actuel de l’organisation est le résultat de l’interaction des
spécificités macrologiques et micrologiques. Ayant procédé à la reconstituion de l’histoire de
Genç Siviller en tenant compte des spécificités du contexte politique de la Turquie, il nous faut
maintenant intégrer à la monographie de l’association les spécificités de sa structure et la carrière
de ses militants. L’importance de l’analyse biographique qui met l’accent sur la trajectoire des
militants et sur les déterminants de l’engagement de ceux-ci est soulignée par plusieurs auteurs.
« L’organisation est le résultat d’un équilibre ponctuel résultant de la coexistence d’individus
dont la présence n’est redevable ni à des mêmes déterminants individuels ni à des mêmes
contextes. »160, concluent Nonna Mayer et Olivier Fillieule. Par ailleurs, Frédéric Sawicki
souligne l’existence d’un processus de fabrication réciproque entre le groupe et les militants par
l’ajustement des particularités de l’organisation et du terrain où elle intervient et des
particularités des militants.161 Sawicki indique que d’une part, les militants donnent sa forme à
l’organisation, et d’autre part, l’organisation forme ses militants en renforçant l’intégration de
certains et en excluant la militance de certains autres par les modalités de son fonctionnement et
par les objectifs qu’elle s’assigne.162
Il est donc important de comprendre les particularités des
militants qui donnent sa forme à l’organisation et le processus d’engagement des militants au
cours duquel les militants engagés et ceux qui continuent de le rester à Genç Siviller sont
déterminés par diverses opportunités et contraintes posées par l’organisation.
Dans ce chapitre, nous allons essayer de comprendre l’influence des particularités du
fonctionnement de l’association -en nous concentrant sur l’utilisation d’Internet- et des
particularités de la carrière de ses militants sur les dynamiques de militantisme de Genç Siviller.
Ayant procédé à la reconstitution historique de l’association, nous avons constaté que
l’émergence de Genç Siviller en tant qu’association activiste et contestataire, et l’évolution de
son caractère et de l’intensité de son activisme dans le temps sont dues principalement aux
160
Nonna MAYER, Olivier FILLIEULE, « Introduction », Revue française politique, 51e année, no 1-2, 2001, p.21.
161 Frédéric SAWICKI, « Les temps de l’engagement. À propos de l’institutionnalisation d’une association de
défense de l’environnement. », in Jacques Lagroye, dir., La politisation, Paris, Belin, 2003, p.145-146. 162
idem.
56
particularités du contexte politique et du positionnement de l’association par rapport à ce
contexte. En revanche, les dynamiques qui déterminent l’expérience de militantisme d’une
association ne peuvent être réduites aux particularités d’un contexte politique. Il faut aussi
prendre en compte les caractéristiques particulières de l’association et celles de ses militants : en
effet, chaque mouvement crée une position unique dans la société civile par rapport à ses
particularités subjectives et les particularités de l’association sont la projection des particularités
de ses militants. Pour cette raison, nous pensons nécessaire d’insister dans ce chapitre sur
l’influence des réseaux télématiques sur le militantisme de l’association, et sur l’engagement de
ses militants, et puisque Internet joue un rôle prépondérant dans la carrière des militants de
Genç Siviller que nous baptisons « génération Internet ». Nous pensons que même si l’utilisation
des technologies de l’information et de la communication, comme l’indique Charles Tilly,
n’entraine pas forcément l’émergence des mouvements sociaux163, elle pose à la fois des
opportunités et des contraintes qui influencent de façon significative les dynamiques des
mouvements et l’engagement des militants dans ces mouvements : on voit alors naître une
nouvelle forme de militantisme.
1- Modalités du processus d’engagement et utilisation des réseaux télématiques
a- Une association sans stratégie d’élargissement
Genç Siviller est une organisation comptant actuellement 50 adhérents actifs164 qui ont
entre 18 et 37 ans, dont la plupart sont « jeunes ». Même si ni le nombre d’adhérents actifs -25
filles et 25 garçons- ni l’enthousiasme de ses adhérents ne reste stable au cours du temps, il faut
souligner que l’une des caractéristiques immuables de l’association est le petit nombre de ses
adhérents. Genç Siviller ne vise ni à faire augmenter le nombre de ses adhérents ni à devenir une
organisation de masse. Lilian Mathieu admet que « l’appel à la mobilisation est un échec quand
il ne parvient pas à recruter au-delà du cercle étroit des activistes habituels ; à l’inverse, voir des
têtes inconnues rassembler sur une pétition des signatures inespérées, accueillir plus de monde
que prévu à la manifestation […] sont les indicateurs que la mobilisation “prend” ». Cela ne
vaut pas dans le cas de Genç Siviller, parce que le but de l’association n’est pas d’organiser de
163
Social Movements. 1768-2004, op. cit., p.88. 164
Nous considérons comme adhérents actifs de l’association, les membres de leur groupe interne yahoo où les militants discutent des manifestations à organiser. Les adhérents actifs sont peu nombreux mais cela n’est pas une preuve de faiblesse de l’organisation mais un choix conscient des militants. La population de notre échantillon est composée de 20 adhérents actifs.
57
très grandes manifestations, mais d’organiser des manifestations efficaces qui vont influencer les
acteurs politiques en attirant surtout l’attention des médias. L’association préfère organiser des
manifestations demandant l’effort et la présence de peu de militants, en utilisant Internet comme
outil efficace. G20, militant, raconte : « Genç Siviller n’a pas de stratégie d’élargissement.
Pourquoi allons-nous élargir? Les manifestations de 5 ou 10 personnes représentent qui nous
sommes. Nous n’avons pas besoin de remplir les stades ou d’avoir des permanences dans les
endroits peu fréquentés de la Turquie. »165. Le petit nombre d’adhérents de Genç Siviller ne
signifie pas que l’organisation est faible, c’est plutôt le résultat d’un choix conscient des
militants qui prônent une stratégie de mobilisation différente de celle des mouvements «
classiques ».166
Le fait de privilégier un tel type de mobilisation a un effet déterminant sur les modalités
d’engagement. L’association ne cherche pas à multiplier ses adhérents ni à ouvrir des
permanences dans plusieurs villes de Turquie parce que ni la survie ni l’efficacité de
l’organisation en dépendent. Genç Siviller a un bureau unique à İstanbul.167 Ankara, capitale du
pays, représente l’épicentre politique de la Turquie ; en tant que tel, elle est significative pour
Genç Siviller, pourtant l’association préfère de ne pas y ouvrir de bureau parce qu’il serait
difficile de contrôler les initiatives de ses membres. Elle considère en fait que son image pourrait
souffrir de l’ouverture d’autres bureaux, en raison du manque de mécanisme de contrôle. En
effet, Genç Siviller n’a pas de structure formelle suffisante pour contrôler un corps militant élargi
et dispersé. L’association ne possède pas non plus de processus d’engagement institutionnalisé ni
de rites formels ; elle ne distribue pas non plus de cartes d’adhérents. Chacun invente sa propre
expérience d’engagement. G6, militant, raconte ainsi le processus d’engagement du groupe:
« Parfois nous organisons des petits-déjeuners. Les gens qui y participent sont liés au groupe.
Parfois ils viennent aux manifestations s’ils en ont envie. Il faut que ce soit un peu avec leur
volonté. Il faut qu’ils le veuillent. »168. L’intégration à l’association se fait par la participation de
chacun aux activités ou aux manifestations et allant à la permanence, mais le participant ne
s’intègre que lorsqu’il commence à prendre des responsabilités au sein du groupe. Les nouveaux
venus qui ont des compétences utiles à l’association comme le dessin graphique ou qui peuvent
créer un site Internet prennent plus facilement des responsabilités, ce qui accélère le processus
d’intégration. L’absence de ces compétences gêne vraiment à l’intégration à Genç Siviller, mais
165
Extrait d’entretien avec G20, le 12 Avril 2011. 166
Nous allons discuter en détail sur les stratégies de mobilisation et les répertoires d’action de l’association au chapitre 3. 167
Ils ont aussi un bureau à Bursa mais qui n’est pas actif, très peu de manifestations y ont été réalisées. Les
membres de ce bureau font partie d’un groupe virtuel différent. Donc, ils ne sont pas intégrés au mécanisme de prise de décisions de Genç Siviller. C’est pourquoi nous ne le prenons pas en compte dans notre étude. 168
Extrait d’entretien avec R.S., le 20 Mars 2011.
58
ce n’est pas la seule contrainte rencontrée par les nouveaux venus. G8, un nouvel arrivant qui a
adhéré en décembre 2010 et qui dessine la plupart des affiches depuis son engagement, indique
qu’elle ne se sent pas encore partie du groupe; elle ajoute : « Il y a plusieurs raisons à cela. Je ne
connais pas encore tout le monde parce que beaucoup de choses se font par mail. Dans une
réunion, on voit 10 personnes alors que le groupe virtuel touche 65 personnes. [...] De plus, je
vois les autres seulement lors des réunions. A part ça, on n’a pas l’occasion de prendre un repas
ensemble, par exemple, ou de discuter de questions personnelles. Il me semble que c’est aussi
pourquoi je ne peux pas entretenir de relations avec les autres. »169. Comme le dit G8, une autre
lacune du processus d’engagement est la difficulté de tisser des liens avec les autres membres.
Certains sont amis depuis longtemps mais pour les nouveaux venus, la communication virtuelle
est un obstacle certain à l’amitié dans le monde « réel ». Le groupe virtuel est utilisé par
l’association comme outil de communication et mécanisme de prise des décisions, ce qui a une
influence à la fois positive et négative sur le processus d’engagement et sur l’enthousiasme des
militants. Cela nous amène à analyser l’effet d’Internet en tant qu’opportunité et contrainte dans
le processus d’engagement au sein de Genç Siviller.
b- Opportunité d’Internet: passage à une forme plus passive d’engagement sans se
sentir pour autant détaché
Le groupe de discussion formé sur Yahoo est une plateforme virtuelle où les membres de
l’association discutent des manifestations à venir et des détails de l’organisation de ces
manifestations. L’adhésion à Genç Siviller par l’inscription à cette plateforme virtuelle. G13, un
des fondateurs de l’association, explique : « Lorsqu’on s’inscrit au groupe interne Yahoo, on
devient pratiquement membre de l’association. À terme, quand on est invité par une chaine de
télévision ou bien lorsqu’un journaliste nous demande un entretien, celui qui parle au nom du
groupe est un des membres du groupe interne Yahoo. »170. Lorsqu’une personne adhère au
groupe de discussion virtuelle, elle adhère par là même à l’association, mais le groupe n’est ni
une simple liste d’adhérents ni une simple plateforme de communication de militant ; il
représente également le mécanisme décisionnel de l’association. Cette plateforme virtuelle est un
outil de communication interne et un mécanisme de décision -ce qui représente un obstacle à
l’intégration de nouveaux membres parce que la rencontre réelle des nouveaux membres et des
anciens est difficile- ; elle favorise par ailleurs la continuation de participation des anciens
169
Extrait d’entretien avec G8, le 21 Mars 2011. 170
Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011.
59
membres en leur permettant de garder le contact avec l’association et de participer au processus
de décision. Cette plateforme virtuelle offre aux militants la possibilité de s’engager auprès de
l’association avec une faible intensité tout en restant en contact et en prenant part aux prises de
décisions. L’usage d’Internet augmente la connectivité des militants en leur permettant de
communiquer à moindre coût et plus rapidement. Les militants n’ont pas obligation de fréquenter
la permanence ni de participer aux réunions pour être actifs au sein de Genç Siviller. Pour rester
engagés auprès du groupe, il suffit qu’ils surveillent leurs mails fréquemment. En effet, grâce à
cette possibilité, les militants vivant à l’étranger ou en dehors d’Istanbul continuent à avoir le
sentiment de rester actifs comme s’ils étaient à İstanbul.
Ces particularités au sein de Genç Siviller rappellent le militantisme « post-it »171 dont
parle Jacques Ion. Ce concept représente une forme d’engagement « desserré » qui n’englobe pas
toute la vie du militant mais qui l’autorise à distancer son militantisme de sa vie personnelle.172
G3, membre de Genç Siviller, racontant son activisme au sein de l’association décrit une
expérience semblable à ce que Ion appelle le militantisme « post-it » : « Genç Siviller est
quelque chose que nous faisons en plus de notre vie. J’étudie, j’ai d’autres activités. Je ne peux
pas aller tous les jours à la permanence, mais je peux suivre tous les jours sur Internet la vie de
l’association»173 L’utilisation d’Internet pour communiquer et pour prendre des décisions permet
de réduire le coût d’engagement que Doug McAdam définit ainsi : « les dépenses de temps,
d'argent et d'énergie requises d’une personne engagée dans une forme particulière de
militantisme »174. Avec l’effondrement de la valeur de la cause principale de Genç Siviller, la
notion de réduction de coût d’engagement devient plus importante pour la survie de l’association
-la revendication de l’existence d’une sphère politique civile libre de toute intervention- compte
tenu des changements politiques en Turquie. Les militants de Genç Siviller hésitent à rester
s’engager à cause de la diminution de la pertinence de la cause catalyseur. Cette réticence que
nous sentons au cours de nos entretiens175
a pour effet le passage d’une période active à une
période passive. La diminution des manifestations, des réunions « offline » et la faible
fréquentation de la permanence sont autant d’indices de la passivité de cette période. G16,
membre du groupe, raconte:
171
Jacques ION, La fin des militants, Paris, Editions de l’Atelier,1997, p. 81. 172
idem. 173
Extrait d’entretien fait avec G3, 17 Mars 2011 174
« Recruitment to high-risk activism. The case of Freedom summer. », art. cit., p. 67. 175
Notre échantillon comprend seulement les adhérents actuellement engagés à Genç Siviller. Le choix de ne pas intégrer les militants désengagés est conscient car notre but est d’analyser la situation actuelle de l’organisation et de voir comment l’association s’est transformée avec les changements de contexte politique. Nous verrons pourquoi les
militants restent engagés malgré la réduction de la signifiance de la cause.
60
« Avant, nous allions à la permanence presque tous les soirs; la Turquie était tellement agitée! Parfois nous faisions deux ou trois manifestations par semaine. […] Ces jours-ci,
je vais rarement à la permanence. Le nombre de nos réunions a diminué mais nous sommes en contact sur Internet. […] Ce n’est pas seulement moi. C’est l’époque où nous vivons. Je ne me considère pas détaché du groupe. Nous restons toujours en contact […] C’est la tendance générale. Par exemple, nous n’avons pas eu de réunions depuis longtemps. Auparavant nous en faisions régulièrement, parfois deux fois par semaine. Par
exemple, il se passait quelque chose de très important, tout le monde se réunissait ce soir-là. »176
.
Le changement d’atmosphère politique qui entraîne la perte de signification de la cause
principale de l’association n’aboutit pas à un désengagement important au sein de Genç Siviller
parce que les militants ne se sentent pas détachés et continuent de s’identifier à l’association.177
Ce « moment critique »178 se manifeste plutôt par une diminution de l’activisme de l’association,
où les militants consacrent moins de temps et d’énergie à Genç Siviller. En effet, « la
participation individuelle dépend d’abord des coûts et des bénéfices anticipés de l’action »179 ;
l’alternance d’équilibre des « incitations sélectives »180 de l’engagement peut conduire à une
baisse de l’engagement ou au désengagement pur et simple. Comme l’attirance de la cause est
une des incitations sélectives signifiantes qui conduit les militants s’engager et à le rester, nous
croyons que la réduction d’intensité de l’engagement des militants de Genç Siviller est
principalement liée à l’effondrement de la cause qu’ils défendent. La défense de la cause,
explique Daniel Gaxie, considérée noble et juste, a en général une grande valeur pour la plupart
des militants et les autres rétributions dont l’appropriation est liée à l’engagement à la défense de
cette cause tendent à s’effondrer avec la diminution de la signification de cette cause
défendue.181 Même si la cause pour laquelle les militants de Genç Siviller luttent continue selon
eux de rester noble et juste182, sa défense devient superflue avec les développements dans l’axe «
démocratique-sécuritaire » qui sont produits entraînant la perte d’influence du régime sécuritaire
en Turquie ; les rétributions du militantisme au sein de Genç Siviller ont donc largement
diminué. Malgré cela, les militants sont toujours engagés mais l’intensité de leur engagement
176Extrait d’entretien avec G16, le 31 Mars 2011. 177Pour une analyse détaillée du processus de désengagement, voir : Olivier FILLIEULE, dir., Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005 178
Cité in Catherine LECLERQ, « Raisons de sortir ». Les militants du parti communiste français, in Olivier
Fillieule, dir., Le désengagement militant, Paris , Belin, 2005, p.147. 179
Olivier FILLIEULE, Cécile PECHU, Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, Paris, L’Harmattan, 1993, p.83. 180
Mancur OLSON, Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978, p.73-74. 181
Daniel GAXIE, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Swiss Political Review, Vol
11, no 1, p.184-185
182 Le fait qu’il existe encore des nouveaux militants désireux de s’engager à l’association montre aussi que cette
cause est encore considérée noble et juste et que l’association continue de soutenir une popularité non négligeable. Il faut aussi prendre en compte qu’en plus de tous les autres facteurs que nous citons dans cette section, le fait que la
cause continue d’être considérée même si sa défense devient superflue et que l’association continue d’être populaire influence évidemment le fait que les militants préfèrent rester passifs plutôt que se désengager.
61
baisse. L’engagement d’un militant, admettent Florence Passy et Marco Guigni, est plus stable
quand ses sphères de vie et d’engagement sont reliées l’une à l’autre ; en conséquence, lorsque
que le militant a une sphère d’engagement isolée de sa vie, la qualité de son activisme s’en
trouve affectée, il peut même se désengager.183 L’engagement à Genç Siviller est une forme d’«
engagement distancié »184 caractérisé par l’établissement de liens distendus ; avec l’association
permettant une séparation entre les sphères de vie et d’engagement ; c’est pourquoi la perte
d’attirance de la cause a un effet notoire sur l’activisme des militants. Les militants sont moins
engagés mais il ne se désengagent pas non plus. Nous pensons qu’une des choses qui évite le
désengagement est que les modalités d’engagement de Genç Siviller et l’usage des réseaux
télématiques permettent une forme d’engagement distancié qui facilite la communication avec le
groupe par Internet et la participation à la prise des décisions sur Internet. L’utilisation d’Internet
comme outil de communication et mécanisme de décision permet une liaison différente entre la
sphère de vie et d’engagement. Tout d’abord Internet permet de réduire les coûts de l’activisme
en diminuant le temps et l’énergie sacrifiés au militantisme. Les militants n’ont pas besoin de
fréquenter autant la permanence ; ils surveillent simplement leurs mails régulièrement, souvent à
partir même de leur téléphone portable. Les militants n’ont pas besoin d’organiser leur vie autour
de leur engagement politique mais ils adaptent plutôt leur sphère de militantisme à la vie
quotidienne. L’importance de « biographical availability »185 (disponibilité biographique) que
Doug McAdam cite comme facteur significatif pour l’engagement des militants peut être réduit
dans les groupes comme Genç Siviller qui intègrent Internet dans leur sphère de militantisme. La
disponibilité biographique est définie par McAdam comme l’« absence de contraintes
personnelles pouvant augmenter les coûts et les risques de la participation à un mouvement
comme l’emploi à plein temps, le mariage et les responsabilités familiales »186 ; or la
disponibilité biographique est réduite dans une certaine limite dans le cas de Genç Siviller, car
l’existence de ces contraintes personnelles n’influence pas l’engagement des militants autant
qu’elle l’influence dans le cas des formes « classiques » d’engagement. Même si la plupart des
militants sont disponibles biographiquement parce qu’ils sont étudiants, qu’ils ne sont en général
pas mariés, nous constatons que les militants qui commencent à travailler à plein temps, qui se
marient, qui vivent dans une autre ville ou dans un autre pays se sentent aussi actifs qu’ils 183
Florence PASSY et Marco GUIGNI, « Life-spheres, networks and sustained participation in social movements. A
phenomenological approach to political commitment. », Sociological Forum, Vol. 15, no. 1, March 2000, p.123. 184
Selon Jacques ION « l’engagement distancié » se caractérise par « l’affaiblissement du nous. La plus grande
autonomie des personnes par rapport aux réseaux, un fonctionnement interne moins collectivisé et moins anonymisé, un moindre formalisme juridique, un moindre emploi du nombre comme moyen de revendication, des actions
souvent pensées comme des « coups », l’exigence accrue de technicité, une participation davantage à la carte, une plus grande intermittence des adhésions, un moindre souci d’implantation durable et massive, l’utilisation des compétences personnelles. Un autre rapport au temps. » [La fin des militants, op. cit., p.79]. 185
« Recruitment to high-risk activism. The case of Freedom Summer », art. cit., p. 70. 186
ibid.
62
l’étaient auparavant et autant que les autres militants. Ces militants soulignent en général qu’ils
se sentent toujours actifs parce qu’ils continuent d’être en contact avec le groupe, de participer à
la prise de décisions et la plupart pensent que se rendre à la permanence et participer aux
réunions n’est pas indispensable pour être actif. Nous pensons, comme Snow et al.187
, que la
structure de l’organisation, dont la forme est influencée dans le cas de Genç Siviller de façon non
négligeable -par l’usage des réseaux télématiques comme outil de communication et de prise de
décision- semble très déterminant dans le processus d’engagement. Cet usage des réseaux
télématiques permet aux militants d’adopter une forme de militantisme distancié de faible
intensité qui rend possible un passage à une période passive sans entrainer de détachement tout
en permettant la diminution du coût d’engagement et l’adaptation de la sphère de militantisme
aux exigences de la vie quotidienne des militants ; de cette façon, l’usage d’Internet dans la
sphère de militantisme permet de prévenir dans une certaine limite le désengagement des
militants bien que les rétributions du militantisme soient en baisse, en raison de la dévalorisation
de la cause principale de l’association ou en raison du changement de disponibilité biographique
des militants.
c- Contrainte d’Internet : impasse de passivité et émergence d’une demande de
changement
Cette facilitation de la connectivité des militants par l’usage d’Internet dans la sphère du
militantisme ne représente pas seulement une opportunité, c’est aussi une contrainte. Même si la
possibilité de se connecter de façon confortable, plus rapidement et à moindre coût, quand la
motivation des militants à s’engager diminue en raison du changement des rétributions, ils
restent engagés même s’ils y montrent moins d’enthousiasme ; par ailleurs, cela favorise la
tendance à la passivité des militants. L’effondrement de la valeur de leur cause n’entraîne pas
seulement une réduction d’activisme de Genç Siviller et d’intensité d’engagement des militants
mais aussi un besoin de changement du groupe. Les militants qui sont conscients de la baisse de
la signification de leur cause et de la passivité de l’association discutent de la possibilité de
transformer l’association ; en effet, même si Internet permet une forme plus distanciée
d’engagement et évite dans une certaine limite le désengagement, il accroît la tendance passive
de l’association en provoquant un relâchement chez les militants. Ces derniers pensent qu’ils
sont suffisamment actifs en suivant le groupe virtuel, n’éprouvent pas le besoin de fréquenter la 187
David A. SNOW, Louis A. ZURCHER et Jr. Sheldon EKLAND-OLSON, « Social networks and social
movements. A microstructural approach to differential recruitement. », American Sociological Review, Vol. 45, no 5,
octobre 1980, p. 789.
63
permanence ni de participer aux manifestations ou de prendre des responsabilités. Cette tendance
est renforcée lorsque les rétributions du militantisme au sein de Genç Siviller diminuent ou
lorsque la disponibilité biographique des militants change. L’adoption de cette forme d’activisme
« confortable » et relâché accroît la passivité due au manque d’attirance de la cause. G18, un des
fondateurs de l’association, raconte ainsi la situation actuelle de Genç Siviller:
« Le noyau de l’association devient plus dur quand nous faisons une manifestation qui a
du succès mais il peut éclater si nous ne faisons rien. Être membre d’un groupe sur Internet entraîne un relâchement. A la longue, ce relâchement endommage l’association. C’est un soulagement, nous ne sentons pas le poids d’une institution sur nous mais d’un
autre côté, cela pose problème. Cela veut dire aussi ne plus voir l’horizon. Pour cette
raison, nous nous posons la question de l’avenir de l’association. »188.
Le fait de « rester sans horizon » incite les militants à réfléchir à différentes manières de
transformer la structure du groupe. Cette transformation concerne plutôt la forme de
l’organisation. Les militants discutent les options de transformation de Genç Siviller en une
association plus professionnelle, un « think tank », un groupe de pression, voire un parti
politique. Le groupe organise plusieurs discussions internes sur ce sujet auxquelles ils invitent
aussi les auteurs, les académiciens pour demander leurs idées. Même si les militants désirent
transformer la structure de l’organisation afin de résoudre le problème de passivité, le facteur
crucial est lié plutôt au contenu qu’à la forme. L’association n’arrive pas à remplacer la cause
dont la valeur s’est effondrée en raison des changements du contexte politique par une nouvelle
cause qui aurait une valeur similaire pour les militants et la capacité d’attirer tous les membres
du groupe et qui pourrait inciter à augmenter l’intensité de l’engagement au sein de Genç
Siviller. L’association dont le cadre activiste est déterminé par un discours prodémocratique
centré sur la défense d’une sphère politique civile libre de toute intervention, n’arrive pas à
transformer son cadre par rapport au changement du paradigme dominant qui transpose les
obstacles à la démocratisation de l’axe démocratique-sécuritaire à l’axe démocratique-autoritaire.
L’association n’arrive ni à recentrer sa cause dans ce nouvel axe ni à développer une nouvelle
cause séduisante en raison des particularités des militants engagés et de leur faible
homogénéisation au sein de l’association, car l’engagement à Genç Siviller n’entraîne pas une
structuration d’identité des militants de façon significative ; la cause manque d’intensité parce
qu’elle sépare la sphère de vie et de militantisme et parce que les rencontres réelles des membres
reste limitées en raison de la communication interne du groupe fondée sur une plateforme
virtuelle. Même si le groupe s’unifie autour d’un discours prodémocratique mettant d’avantage
l’accent sur l’existence d’une sphère politique civile, les militants continuent de rester d’accord
188
Extrait d’entretien avec G18, le 7 Avril 2011.
64
sur certains sujets comme l’« idéologie »189 du groupe -que nous pouvons nommer « être
démocrate »190- ne touche pas la dimension économique des problèmes et permet l’intégration
dans le groupe des militants de tendances politiques différentes –à l’exception des fascistes, des
nationalistes et des kémalistes. C’est la raison pour laquelle l’association ne peut pas organiser
de manifestations sur des sujets économiques ; ils préfèrent par exemple rester silencieux comme
dans le cas des ouvriers de TEKEL. De plus, Genç Siviller ne peut pas recentrer son discours
prodémocratique sur l’opposition aux tendances autoritaires du nouveau pouvoir hégémonique,
car l’association intègre à la fois des militants qui se sentent proches du pouvoir et d’autres qui
s’opposent au pouvoir. Voici le cas où l’organisation préfère ne pas protester lorsque les
autorités censurent un livre qui n’est même pas terminé191 : elle ne peut pas formuler une
nouvelle cause centrée sur la contestation du renouveau de la tendance autoritaire. Les militants
du groupe ont des idées divergentes sur le sujet, l’association n’organise pas de manifestations ;
sur le site Internet de l’association, il y a simplement un lien vers le site Web du livre.
En résumé, l’usage d’Internet qui facilite la connectivité des militants pose aussi certaines
contraintes au militantisme de l’association ; il provoque chez les militants un relâchement qui
intensifie leur tendance passive, il occasionne un faible niveau d’homogénéisation qui rend
difficile la transformation du cadre des pratiques protestataires et empêche de sortir de la
passivité ; de plus, comme nous avons évoqué au début du chapitre, l’usage d’Internet présente
des difficultés pour l’intégration des nouveaux membres parce qu’il limite le contact des
nouveaux et des anciens militants dans le monde réel. En revanche, l’activisme de Genç Siviller
n’est pas influencé seulement par les modalités d’engagement où Internet joue un rôle important
(en tant qu’opportunité et contrainte) ; nous allons nous intérersser maintenant aux militants
appartenant à la « génération Internet », ceux qui privilégient une forme de militantisme
intégrant Internet.
189
Par « idéologie » nous ne désignons pas les courants de pensée comme le marxisme, le fascisme, le
communisme etc. puisque le groupe n’est proche d’aucun de ces courants de pensée. « Idéologie » désigne l’ensemble des idées cohérentes du groupe. 190
Nous baptisons leur « idéologie » «démocrate » parce que la plupart des militants parlent de l’importance d’essayer d’être démocrate et sept militants de notre échantillon sont plutôt démocrates. 191
Guillaume PERRIER, « Turkish authorities lauch raids to censor book before publication. » ,Guardian weekly,
5 Avril 2001, http://www.guardian.co.uk/world/2011/apr/05/turkey-censorship-ahmet-sik-perrier, le 31 Juillet 2001.
65
2- Qui s’engage à Genç Siviller: analyse de la carrière militante d’une « génération
internet »
L’émergence d’un groupe contestataire ou sa transformation au fil du temps n’est pas
seulement la conséquence d’un contexte politique ou de particularités structurelles de
l’organisation. Il est essentiel d’analyser les particularités des militants si l’on veut comprendre
la situation actuelle du groupe. En effet, il existe un processus de fabrication réciproque entre le
groupe et les militants, au cours duquel les militants fabriquent le groupe et inversement.192
Pour
cette raison, il nous paraît indispensable d’intégrer l’analyse de la carrière des militants qui ont
adhéré à l’association, en partant d’entretiens semi-directifs conduits avec une vingtaine de
militants de Genç Siviller ; il semble que ces carrières ont eu une forte influence sur
l’organisation telle qu’elle existe aujourd’hui. En analysant la carrière des militants, nous
insisterons surtout sur l’effet d’Internet sur l’expérience militante des adhérents.
Nous avons constaté que l’utilisation des réseaux télématiques dans la sphère du
militantisme influence de façon significative à la fois positive et négative l’expérience de Genç
Siviller, mais qu’est-ce qui pousse l’organisation à privilégier l’usage d’Internet dans la sphère
de militantisme en tant qu’outil de communication, espace de prise de décision et répertoire
d’action alors que d’autres associations ne l’utilisent pas aussi régulièrement ni aussi
efficacement? En analysant la carrière des militants, nous allons montrer la relation entre le fait
de privilégier l’usage d’Internet dans la sphère de militantisme et les particularités de la carrière
des militants.
a- Un corps de militants peu homogène
Le corps militant de Genç Siviller n’est pas très homogène. Les militants de l’association
ont des orientations politiques différentes à bien des égards. A la manière d’Anne Muxel qui voit
un « affaiblissement de la lecture idéologique du monde »193, nous constatons qu’une grande
partie de notre population ne se situe pas sur l’axe gauche-droite. La population des militants que
nous avons interrogés se disent « démocrates » (sept militants), « libéraux » (quatre militants),
« libéraux de gauche » (deux militants), « de gauche » (trois militants). De plus, certains d’entre
eux (quatre militants) préfèrent ne pas définir en un seul mot leur orientation politique. Par
192
Pour une analyse détaillée voir : « Les temps d’engagement. A propos d’institutionnalisation d’une association de
défense de l’environnement. », op. cit. 193
Anne MUXEL, Avoir 20 ans en politique. Les enfants du désenchantement, Paris, Seuil, 2010, p. 104.
66
exemple, un des militants dit : « Je n’arrive pas à expliquer ma tendance politique avec des mots
familiers. Je sais que je ne suis pas nationaliste. Je suis conscient que je ne suis pas socialiste.
C’est plus facile de dire ce que je ne suis pas.»194. Puisque les militants de Genç Siviller ont des
orientations politiques différentes ; il sera plus facile de définir le groupe en se concentrant sur ce
qu’il n’est pas, à la manière de G13. Genç Siviller est un groupe composé de militants qui ne
sont ni nationalistes, ni fascistes, ni communistes, ni kémalistes. Les militants sont d’accord sur
certains sujets comme l’opposition à l’intervention dans la sphère civile, ou l’opposition aux
tendances nationalistes, qui forment le cadre des pratiques contestataires de l’association et se
rapprochent au fur et à mesure où ils restent engagés au sein de l’association ; en ce qui concerne
les sujets en dehors du discours prodémocratique centré sur la défense d’un espace politique civil
libre, les idées des militants restent divergent. Par exemple, ils n’ont pas réussi de consensus sur
la dimension économique des problèmes politiques et sociaux et se positionnent différemment
par rapport au pouvoir en place - aujourd’hui, le pouvoir hégémonique en Turquie. Certains sont
proches du AKP, comme, par exemple, un membre qui est devenu député d’AKP, aux élections
de juin 2011 ; certains autres adoptent une approche plus critique envers les pratiques du
pouvoir. Nous constatons que l’identité collective –qui existe « lorsque le sens que chaque
individu a ce qu’il est devient un sens partagé par les coparticipants à l’action »195- est très faible
chez Genç Siviller. Même s’il existe une certaine forme d’homogénéité entre les membres de
l’association en raison de l’influence des facteurs comme la participation aux conférences
organisés par l’association, les discussions entre militants, la lecture du même journal196, c’est
une homogénéité limitée encadrée par le discours prodémocratique de l’association fondé
principalement sur l’opposition à toute intervention dans la sphère politique civile. Par exemple,
les militants qui s’engagent dans l’association, en raison de leur sensibilité aux interventions
faites dans l’espace publique et dans la sphère politique sous prétexte de protéger la laïcité,
commencent à se sensibiliser aux autres interventions faites sous d’autres prétextes comme celle
de la question kurde. C’est la sensibilité à l’intervention dans la sphère politique civile qui
détermine leur cadre principal de mobilisation et comme les membres ont un faible niveau
d’homogénéisation, le changement de cadre par rapport aux changements du contexte politique
devient difficile.
194
Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011. 195
Olivier FILLIEULE, « L’analyse des mouvements sociaux. Pour une problématique unifiée. », in Olivier Fillieule, dir., Sociologie de la Protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine, Paris,
L’Harmattan, 1993, p.39. 196
Il est à noter que tous les membres de l’association, sans exception, lisent le journal Taraf (Coté) , quotidien
publié depuis 2007 qui donne principalement des nouvelles opposées au régime de tutelle et contre l’armée, et prend
comme modèle certains auteurs de ce journal.
67
Même si les militants ne se positionnent pas sur l’axe gauche-droite, nous constatons,
comme l’indique aussi Anne Muxel, que « les mécanismes traditionnels de la socialisation
politique fonctionnent bien. Le rôle prépondérant de la famille dans ce domaine, et tout
particulièrement son influence sur la constitution d’orientations politiques, est toujours
confirmé. »197. Nous voyons que les militants qui définissent leur tendance politique à « gauche »
ou « libéral de gauche » viennent en général de familles qui ont une orientation politique se
situant près de la gauche ; les autres militants viennent plutôt de familles se situant plus à droite -
« conservateur », « islamiste » ou « centre-droit »-. Ce qui est remarquable c’est qu’un grand
nombre de militants disent que leurs parents sont sensibles à la question kurde ou aux problèmes
de démocratisation ; de plus, certains soulignent que leurs parents sont à la fois conservateurs et
démocrates. Même si leurs familles sont de tendances politiques différentes, ils sont en général
sensibles aux causes défendues par Genç Siviller. En revanche, s’il existe une certaine continuité
entre les tendances des militants et de leurs familles, il existe aussi des points de rupture. Les
militants critiquent certaines tendances de leurs parents, comme ceux dont les parents se
rapprochent de la gauche tout en étant kémalistes et racontent qu’ils étaient jadis proches du
kémalisme mais ils critiquent maintenant l’opinion de leurs parents.198
Même si les orientations politiques des adhérents de Genç Siviller sont différentes en
certains points, nous admettons qu’à l’égard du capital économique et social, le groupe est plus
homogène. Les militants appartiennent en général à la classe moyenne, leur niveau d’éducation
est élevé -études universitaires, master- et un grand nombre ont quitté la province pour venir
faire leurs études à Istanbul (13 militants dans notre échantillon). En effet, nous constatons que
les militants de Genç Siviller constituent une population qui utilise Internet plus fréquemment.
De par leur âge199 ils assimilent et utilisent plus facilement les nouvelles technologies de
communication et d’information ; grâce à leur situation économique et leur niveau d’éducation,
ils disposent des moyens financiers nécessaires pour accéder à ces nouvelles technologies. Ce
facteur est important car ces technologies ne sont pas réparties de manière égale, et comme
l’indique Charles Tilly, « les communications électroniques relient les militants des mouvements
sociaux de façon sélective à la fois entre pays et au sein des pays»200. C’est en fait l’orientation
(l’âge, le capital économique et social) des militants de Genç Siviller qui influence l’utilisation
intense et efficace de cette technologie dans la sphère du militantisme de l’association.
197
Anne MUXEL, « Seuils d’entrée en politique : entre héritage et expérimentation. », in Alessandro Cavalli et
Olivier Galland, dir., L’allongement de la jeunesse, Poitiers, Actes Sud, 1993, p. 162. 198
Cette critique de l’idéologie kémaliste forme une des sphères de mobilisation de Genç Siviller et les groupes kémalistes sont un des groupes contre lesquels se mobilise Genç Siviller. 199
Comme nous l’avons déjà évoqué, les statistiques de TUİK montrent que l’utilisation d’Internet en Turquie est plus répandue entre les jeunes. 200 Social Movements. 1768-2004., op. cit., p.104.
68
b- Les adhérents n’ont pas de passé militant
L’engagement politique, indique Pascal Perrineau, « implique le passage à l’acte;
s’engager politiquement consiste essentiellement à avoir une activité politique (des activités les
moins intenses: inscription sur les listes électorales, aux activités les plus intenses : adhésion à un
parti) »201. Quand nous analysons le passé de l’engagement politique des militants de Genç
Siviller, nous remarquons que leur engagement politique reste plutôt limité, avec des activités
moins intenses, et se caractérisent chez la plupart des militants par une non-adhésion. Une
écrasante majorité de notre population n’a pas appartenu à une organisation politique ni à un
parti politique avant de s’engager à Genç Siviller. Seulement quatre militants déclarent qu’ils se
sont engagés dans une organisation politique ou dans un parti politique avant leur adhésion à
cette organisation et deux militants soulignent qu’ils se sont trouvés dans des groupes politiques
dans le cadre de projets, même si Genç Siviller est leur première expérience militante. Nous
voyons deux raisons déterminantes qui ont empêché le passage à l’acte des adhérents avant
d’adhérer à Genç Siviller. L’une d’elles est le regard sceptique envers l’activisme politique que
la Turquie continue de porter depuis le coup d’État de 1980, qui empêche de préférer l’option de
« voice »202. La répression violente à cette époque a donné à l’activisme une image d’activité
dangereuse. Lors des entretiens, nous comprenons que l’idée de danger que représente
l’activisme est présente chez certains militants et surtout chez les parents de ces militants. Une
d’entre eux, G3, raconte qu’elle n’était pas active politiquement quand elle était à l’université car
sa mère lui conseillait toujours de ne pas de se mêler de politique ; G3 ajoute qu’à cause du
traumatisme causé à l’époque de coup d’état, sa mère avait peur qu’elle n’arrive pas à finir ses
études si elle se mêlait de politique . Certains autres militants disent qu’ils n’ont pas dit
immédiatement à leurs parents qu’il s’étaient engagés à Genç Siviller pour qu’ils n’aient pas
peur; certains autres soulignent que leurs parents s’étaient opposés à leur adhésion. G12 vivait à
İzmir quand elle était au lycée et suivait le groupe sur Internet au sein du groupe externe Yahoo.
Elle dit:
« Je disais toujours que si un jour j’étais acceptée dans une université à Istanbul, j’irais à Genç Siviller. [..] Mon père me disait de faire des recherches sur le groupe. Je suis venue
à Istanbul pour l’université. Quand mon père est venu me rendre visite, nous sommes
allés pour la première fois ensemble à la permanence, pour voir le groupe ensemble. […] Ma mère avait des doutes, comme c’était quelque chose de politique. Une fois, nous
201
Pascal PERRINEAU, « Introduction », in Pascal Perrineau, dir., L’engagement politique. Déclin ou mutation?
Paris, Presses de la FNSP, 1994, p. 13. 202
Albert O. HIRSCHMAN, Exit, voice, and loyalty. Responses to decline in firms, organizations, and states,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1970.
69
avons regardé un programme de télévision auquel quelques membres du groupe étaient invités. Elle les a aimés. Elle m’a autorisée à aller à la permanence. Ensuite, j’y ai aussi
emmené ma mère. »203
En raison du traumatisme causé par la répression violente des années 1980, l’activisme est
considéré une activité dangereuse ; ce n’est pas la seule chose qui a poussé les militants à être
moins actifs avant d’entrer à Genç Siviller. Il existait un autre obstacle : la plupart des militants
ne trouvaient pas de groupe politique proche de leur orientation politique. Les militants de Genç
Siviller ne sont pas apolitiques avant leur engagement ; certains soulignent même qu’ils avaient
envie de s’engager dans une organisation politique avant leur adhésion à Genç Siviller, mais
qu’ils n’arrivaient pas à s’identifier à un groupe. Par exemple, G16, militante, explique qu’elle
voulait s’engager dans un mouvement mais qu’en ce temps-là, tous les groupes étaient trop
radicaux pour elle ; une autre adhérente, G20, explique ainsi ses raisons :
« Je ne suis pas de gauche, je ne l’ai jamais été. Cela ne veut pas dire qu’être de gauche est mauvais. En Turquie, la gauche a le monopole des mouvements progressifs. Dans ce
pays, ce sont en général les gauchistes qui défendent la question kurde, le problème arménien. Ces problèmes sont abordés dans les mouvements de gauche, mais je ne me verrais pas y appartenir. Ils ne me reconnaîtraient pas non plus comme un d’entre eux. À Genç Siviller, il existe un non-sol demokratlık (le fait d’être démocrate sans être de gauche). Quand je suis venue ici, j’ai dit “ouiˮ. »204
.
Ce ne sont pas seulement les membres qui ont préféré la non-adhésion politique avant leur
engagement à Genç Siviller qui ont souffert de ce problème d’identification ; même les membres
qui ont un passé militant soulignent qu’en général ils ne s’identifiaient pas avec les groupes dont
ils faisaient partie avant de rejoindre Genç Siviller, et qu’ils n’étaient pas très actifs dans ces
groupes. Nous pensons que la question de l’adhésion à une organisation politique –différente de
Genç Siviller- avec laquelle ils peuvent s’identifier persiste encore; seulement quatre militants de
notre échantillon sont actifs aujourd’hui dans une autre organisation politique. Même si Lilian
Mathieu suggère que la dynamique du militantisme conduit les individus engagés dans une cause
à multiplier ses engagements grâce aux connexions des réseaux et des terrains de luttes 205
, nous
ne voyons pas de tendance semblable chez les militants de Genç Siviller. Les militants de
l’association ne sont en général pas « multicartes »206 et même l’affaiblissement de la cause ne
les pousse pas forcément à s’engager dans d’autres organisations. Seulement deux membres de
notre échantillon cherchent à utiliser l’énergie et le temps qu’ils sacrifient à l’activisme au sein
203
Extrait d’entretien avec G12, le 22 Mars 2011. 204
Extrait d’entretien avec G20, le 12 Avril 2011 205
Lilian MATHIEU, Comment lutter? Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Textuel, 2004, p. 82 206
idem. Même si presque tous les militants sont membres de Taraf Okurları Derneği (L’association des lecteurs de Taraf), c’est en fait une association fondée par les membres de Genç Siviller.
70
de Genç Siviller pour le compte d’une autre organisation, sans toutefois se désengager de Genç
Siviller. L’un de ces militants dit que la raison de sa « reconversion » correspond à un
changement dans ses priorités à cause de l’affaiblissement de la cause de Genç Siviller. Il dit :
« Je crois que la phase finale est dépassée. Je pense qu’il y a eu rupture dans la régime de tutelle.
Selon moi, l’horizon du soir irrévocable (dönülmez akşamın ufku) est arrivé. Après cela, ma
priorité est de trouver des alternatives démocratiques au gouvernement. Maintenant, je suis aussi
membre d’un parti politique, d’Eşitlik ve Demokrasi Partisi (Parti de l’égalité et de la
démocratie) »207. L’autre, nouvelle militante indique qu’elle pense à s’engager ailleurs parce que
Genç Siviller est devenue trop passive.
Plusieurs recherches montrent, indique Lilian Mathieu, que « le militantisme est une
activité qui exige, mais aussi qui permet d’acquérir, un certain nombre de compétences
spécialisés »208 nécessaires à la fois pour organiser des manifestations effectives, des
conférences, des réunions etc., et pour assurer la continuation de l’association -en recrutant des
nouveaux membres, en les mobilisant etc.-. La plupart des militants de Genç Siviller ne
possèdent pas ces compétences quand ils arrivent au groupe et après leur adhésion, comme la
plupart des militants ne sont pas multicartes, leur processus d’acquisition des expériences est
plus difficile que d’autres militants. Nous pensons que ce manque d’expérience préalable de
militantisme des adhérents est aussi un facteur qui rend difficile de secouer la passivité de
l’association et des militants.
c- Trois générations différentes au sein de l’association
En analysant les entretiens avec 20 adhérents de l’association, nous repérons trois
générations de militants engagés au sein de Genç Siviller arrivées à différentes époques.209 Ceux
qui ont adhéré à la même époque ont des caractéristiques similaires importantes pour notre
étude ; nous avons donc décidé de catégoriser ces militants en termes de générations, en tenant
compte de leur date précise d’adhésion, en s’inspirant du modèle adopté par Cécile Péchu dans
207
Extrait d’entretien avec G1, le 14 Mars 2011. 208
Lilian MATHIEU, Comment lutter ? Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Textuel, 2004, p. 81. 209
Les trois générations que nous retenons au sein de Genç Siviller sont catégorisées ont des similarités. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de divergence entre les membres de ces catégories, ni d’exceptions dont l’analyse au
sein d’une même catégorie. De plus, il faut souligner que notre échantillon intègre seulement les militants actuellement engagés à Genç Siviller mais pas ceux qui se sont désengagés. Ces catégories ne concernent pas les militants désengagés, mais comme notre analyse cherche à comprendre l’état actuel de l’association et sa difficulté à échapper à la passivité, nous pensons qu’il ne serait pas pertinent d’intégrer à notre analyse le parcours des militants désengagés.
71
son article « Les générations militantes à droit au logement »210. Notre catégorisation ne tient pas
compte initialement de l’âge des militants ; elle se différencie de la notion de « génération »211
définie par Mannheim ; elle examine trois catégories que nous avons repérées par rapport à leur
groupe d’adhésion mais nous constatons que chaque catégorie correspond aussi à une tranche
d’âge différente. Au sein de Genç Siviller, nous voyons coexister trois générations appartenant
chacune à un groupe d’âge différent et ayant un rapport d’engagement particulier à Genç Siviller.
- Les « fondateurs »
La première génération que nous nommerons les « fondateurs »212 compte des militants
ayant rejoint le groupe dans les années 1999 à 2004. Ils ont formé le groupe en mobilisant
d’abord une association d’étudiants, en organisant un forum le 19 mai de chaque année jusqu'en
2004, et en fondant l’association de Genç Siviller. Les militants de cette génération ont entre 32
et 37 ans. Nous les appelons aussi « adultes » : ils vivent sans dépendre de leurs parents, sont
mariés et sont employés à plein temps. Les événements politiques qui les ont poussés à l’acte est
la réalisation de la force d’inertie de l’État lors du tremblement de terre de 1999 et leur voyage
dans le Sud-Est de la Turquie. Les fondateurs transforment l’association étudiante d’ODTÜ dont
ils étaient membres en une association politique activiste. L’organisation d’un forum, Buluşma
Formu, constitue aussi leur premier acte militant213
. Les fondateurs soulignent lors des entretiens
qu’ils étaient toujours politisés mais qu’avant de rejoindre Buluşma Formu, ils n’avaient jamais
été membres d’un parti ni d’une organisation politique. Seul un d’entre eux indique qu’il avait
participé auparavant à certaines manifestations. Au cours du forum organisé chaque année, de
nouveaux adhérents viennent grossir les rangs de Buluşma Formu. Le groupe formé durant ce
forum compte une centaine de personnes, mais le noyau vif de ce groupe est composé d’une
dizaine de personnes dont trois sont toujours engagés malgré un changement de disponibilité
biographique. Ces militants, étudiants à l’époque de la formation du groupe, ont commencé à
travailler à plein temps ; deux entre d’eux se sont mariés et ont continué à militer dans le groupe.
Nous pensons que deux facteurs leur ont permis de continuer à militer : Internet en tant qu’un
outil de communication et mécanisme de décision ; en effet, deux de ces militants soulignent
210
Cécile PECHU, « Les générations militantes à droit au logement », Revue Française de Science Politique, Vol.
51, 2001/1, p. 73-103
211 Voir : Le problème des générations, op. cit.
212 Seulement trois militants de notre population appartiennent à la génération des « fondateurs ».
213 Même si les forums ne sont pas toujours considérés comme une forme de manifestation, nous pensons que leur
contenu et le lieu de leur réalisation en font une pratique protestataire à part entière.
72
qu’ils ne peuvent plus consacrer beaucoup de temps à Genç Siviller et qu’ils restent actifs à
travers le groupe virtuel. Toutefois, l’effet d’intégration d’Internet à la sphère de militantisme ne
suffit pas à expliquer pourquoi ils sont toujours engagés : en effet, si c’était le seul facteur qui
influençait l’engagement, davantage de membres seraient toujours engagés. Nous pensons que
c’est aussi lié à leur sphère de vie et de militantisme. Ces trois militants, dont deux sont frères,
sont journaliste, enseignant de l’université, responsable de la communication d’université ; cela
leur permet de rester en contact avec la sphère politique, la société civile, les médias et les
jeunes, principaux composants de la sphère militante de Genç Siviller.
La hiérarchie n’est pas très structurée entre les adhérents, bien que les fondateurs
jouissent d’une influence certaine au sein de l’association G13 consacre encore beaucoup de
temps à l’association ; il est Président en titre de Genç Siviller. Les fondateurs sont plus influents
parce que leur expérience est plus riche de par leur ancienneté au sein de Genç Siviller ; les
nouveaux sont en général plus jeunes, sans expérience préalable du milieu. G13, fondateur,
souligne qu’il a acquis ses compétences de militantisme au fil du temps grâce aux relations de
Genç Siviller avec différentes organisations comme Küresel Barış ve Adalet Koalisyonu, Küresel
BAK (Coalition pour la paix mondiale et la justice)214
et Devrimci Sosyalist İşçi Partisi, DSİP
(Parti révolutionnaire des ouvriers)215
; il y participait à l’organisation de manifestations et à la
formation de plateformes. Ces compétences sont très utiles, surtout dans la formation de
stratégies de mobilisation et de répertoires d’action que nous verrons plus loin. Les fondateurs
n’utilisent pas seulement les compétences de militantisme acquises dans d’autres groupes ; ils les
combinent avec celles acquises dans différents domaines de la vie, inventant ainsi leur propre
forme de militantisme. Une des compétences ayant un effet déterminant dans la formation du
groupe est l’intégration d’Internet au militantisme.216
La première connexion Internet en Turquie
a lieu à l’université ODTÜ217, où certains fondateurs étudiaient. Ceux-ci ont eu la possibilité
d’utiliser Internet dès le commencement de l’accès à l’Internet en Turquie. Un des fondateurs dit
qu’ils ont utilisé cet « avantage » et l’ont intégré à leur militantisme. Au début, les fondateurs
forment un groupe virtuel assurant la communication des membres de Buluşma Formu entre
eux ; ils se rassemblaient une fois par an dans un forum. Par la suite, ils continuent d’utiliser
Internet de manière plus fréquente et efficace pour la communication interne du groupe, comme
214
Küresel BAK est une coalition formée en 2003 qui s’oppose à la guerre en Irak . L’influence de DSIP dans cette coalition augmente et se concentrer sur son opposition à l’intervention militaire. 215
DSIP est un parti trotskiste qui organise plusieurs manifestations avec Genç Siviller. 216
L’introduction d’Internet à la sphère de militantisme n’a pas seulement un effet crucial sur les modalités d’engagement mais aussi sur les répertoires d’action et sur la structure de l’association. 217
Ortadoğu Teknik Üniversitesi Bilgi İşlem Daire Başkanlığı (Le départment de l’informatique de l’université Technique du Moyen Orient), « Yurdum interneti 10 yaşında. Türkiye İnternet’inin 10. Yaşını doğduğu yerde,
"ODTÜ’de", kutladık.» (L’internet de mon pays a 10 ans. Nous avons fêté le dixième anniversaire d’Internet en
Turquie à la place où il est né, à ODTÜ.), http://www.internetarsivi.metu.edu.tr/10yil.php , le 30 juin 2011.
73
mécanisme de prise de décisions, comme média pour diffuser les nouvelles du groupe et comme
répertoire d’action. Cet usage d’Internet dans la sphère de militantisme joue aussi un rôle
important dans le recrutement des nouveaux.
-Les « militants de l’effet Internet »
Nous baptisons les militants engagés à l’association entre les années 2005 et 2009
« militants de l’effet Internet » parce que leur point commun est d’avoir découvert l’organisation
grâce à cette technologie. Ces militants sont plus actifs que les fondateurs parce qu’ils sont plus
disponibles biographiquement.218
Ce sont eux qui organisent les manifestations et les activités,
qui assurent la liaison avec les journalistes ou qui présentent l’association sur certaines
plateformes. Ce sont des « adulescents » : ils ont entre 23 et 34 ans, ne sont pas mariés,
dépendent encore de leur parents ou y vivent encore, certains ne sont pas autonomes
économiquement, et seulement quelques uns travaillent à plein temps. La plupart continuent des
études, en général préparent un master.
Internet est important surtout dans l’engagement de cette génération de « militants de
l’effet d’Internet ». Certains indiquent qu’ils étaient membres de plusieurs groupes virtuels à
l’époque où ils ont eu connaissance de Genç Siviller. Ils disent que ces groupes où ils discutaient
de politique étaient très populaires à cette époque. Ces militants, sur une de ces plateformes
virtuelles, lisent un message de G13, fondateur, dans lequel ce dernier invitait tout le monde à la
préparation d’une déclaration : « Nous attendons toutes les personnes jeunes, civiles et
dérangées »219. Ce message attire l’attention des militants dont certains décident de participer au
processus de la préparation de la déclaration « Genç Siviller Rahatsız » (Les Jeunes Civils sont
dérangés) et rejoignent le groupe. D’autres préfèrent seulement signer la déclaration et continuer
à suivre l’association sur Internet un certain temps avant de s’engager. Un autre groupe de la
génération de « militant de l’effet d’Internet » rencontre le groupe sur Internet, deviennent
membres du groupe virtuel externe ; ils sont informés des activités et des manifestations du
groupe par cette plateforme virtuelle et décident de s’engager à Genç Siviller après avoir suivi
sur Internet durant une période de temps. Nous croyons qu’Internet et spécialement ce groupe
218
Même si l’usage d’Internet dans la sphère de militantisme réduit dans une certaine mesure le risque de
désengagement en raison du changement de la disponibilité biographique tout en assurant le contact entre les
membres, le manque de la disponibilité biographique limite tout de même l’intensité d’activisme et en effet, c’est cette tolérance qui pousse les militants à rester engagés. 219
Extrait d’entretien fait avec G14, le 25 Mars 2011
74
virtuel externe forment un des principaux réseaux220 pour recruter de nouveaux militants. Les
réseaux qui portent leur « attention sur les formes et les propriétés des relations réciproques »221
jouent un rôle crucial dans les mouvements sociaux ; Mario Diani définit ainsi le mouvement
social: « un mouvement social est un réseau d'interactions informelles entre une pluralité
d'individus, groupes et/ou organisations »222. Les réseaux ont plusieurs fonctions dans les
mouvements sociaux dont le recrutement.223
Cette fonction est ainsi décrite par Florence Passy :
« les réseaux qui sont culturellement proches d’un mouvement social constituent les principaux
acteurs de la mise en contact des individus socioculturellement prêts à s’engager et une
opportunité de mobilisation. »224. Dans le cas des militants de l’« effet Internet », cette fonction
de mise en contact avec l’organisation se fait par Internet. Les adhérents de la deuxième
génération qui n’ont pas de passé militant, et qui, par conséquent, n’ont probablement pas de lien
avec des réseaux militants pouvant les conduire à s’engager à Genç Siviller, approchent
l’association sur Internet et prennent contact pour la première fois avec elle en s’inscrivant à leur
groupe externe Yahoo. Internet, se pose en tant que réseau de recrutement, met en relation les
individus politisés prêts à s’engager qui ne se sont pas encore reconnus dans les causes
défendues par d’autres groupes. Par ailleurs, Internet met aussi en contact des individus dotés
d’un capital social et économique nécessaire à l’utilisation de la télématique. De plus, ces
individus engagés dans une organisation politique à travers Internet sont aussi politisés, car sur
Internet, à la différence de la télévision, de la radio ou du journal, les utilisateurs choisissent
consciemment le contenu de ce qu’ils consultent et pour entrer en contact avec les organisations
politiques, ils doivent plutôt consulter des sites qui ont un contenu politique. Par exemple, un
certain nombre de militants lisent le mail sur la déclaration de Genç Siviller sur une des
plateformes virtuelles dont ils étaient membres pour discuter de sujets politiques.
C’est à travers le groupe externe Yahoo grâce que de nombreux militants entrent en
contact pour la première fois avec l’association et ceci déclenche le « passage à l’acte » des
membres de ce groupe virtuel de « sympathisants » de l’association. Un mail envoyé à cette
plateforme virtuelle externe par un des sympathisants de Genç Siviller montre bien cette
caractéristique de ce groupe. Même si nous ne savons pas si l’expéditeur de ce mail a, ou non,
220
Nous constatons que Genç Siviller a deux réseaux qui ont le fonction de recrutement des membres. L’un est l’Internet et spécialement leur groupe virtuel externe et l’autre, qui a un moindre effet au recrutement, est le cercle
d’amis. 221
Daniel CEFAI, Pourquoi se mobilise-t-on? Les théories de l’action collective, Paris, La Découverte, 2007, p.366. 222
Mario DIANI, The concept of social movement, Sociological Review, Vol. 41, no 1, 1992, p.8
223 Voir « Social networks and social movements. A microstructural approach to differential recruitement. », art. cit
; L’action Altruiste. Contraintes et opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux, op. cit., p.61-67. 224
L’action Altruiste. Contraintes et opportunités de l’engagement dans les mouvements sociaux, op. cit., p.65.
75
participé à la manifestation, le message montre bien que l’appartenance au groupe virtuel a un
certain effet mobilisateur :
« Même si jusque maintenant j’ai suivi le groupe avec tout mon cœur, je n’ai ni participé à une manifestation ni à aucune activité. Je crois que c’est à cause du préjugé contre les rassemblements et de l’inhabitude. Par contre, les derniers mails de T. m’ont gêné. Plus
important que la peur. Je suppose que nous ne voulons pas que tout soit bouleversé lorsque nous croyons que tout va bien. Cette fois-ci, bien que j’habite à Ankara, pour le
temps d’une fin de semaine je me suis dit que je devait participer à la manifestation. Je
termine en ajoutant que j’espère que mes amis qui vivent à Istanbul y participeront
aussi. »225
Certains membres de ce groupe virtuel externe qui observent un certain temps Genç Siviller en
tant que sympathisants s’engagent, soit en fréquentant la permanence, soit en participant aux
manifestations ou aux activités de l’association. Ce processus d’engagement est commun à
presque tous les militants –excepté trois d’entre eux qui sont entrés au groupe par l’intermédiaire
d’amis appartenant à cette deuxième génération.
-Les « nouveaux militants »
La troisième génération, ceux que nous appelons les « nouveaux militants » est
constituée des personnes ayant adhéré à Genç Siviller après la fin de 2009. Nous les appelons
« militants jeunes » parce qu’ils ont entre 20 et 26 ans, ils sont étudiants et célibataires. Nous
avons eu des entretiens seulement avec trois militants du groupe, mais nous en avons rencontré
certains au petit déjeuner organisé pour l’intégration de nouveaux membres, et à la permanence,
nous avons pu observer leur processus d’intégration à Genç Siviller. Les nouveaux militants ont
en général entendu le nom de l’association pour la première fois dans les médias. Cela prouve
que l’association devient maintenant plus connue. Ce ne sont plus seulement des gens qui
s’occupent de politique et suivent des plateformes politiques sur Internet qui connaissent
l’association. Avec le temps, les manifestations de l’association commencent à trouver un cadre
dans les médias.
Le premier contact des « nouveaux militants » avec l’association et leur processus
d’engagement ressemblent à ceux de la génération des « militants de l’effet Internet ». Les
nouveaux membres aussi ont connu Genç Siviller par l’intermédiaire de leur groupe externe
Yahoo. Les membres qui décident de s’engager participent à une manifestation ou à une activité
225
Pris du groupe externe Yahoo (http://groups.yahoo.com/group/gencsiviller/), message # 7942, http://groups.
yahoo.com/group/gencsiviller/message/7942, le 01 Août 2011.
76
ou encore fréquentent la permanence. Les militants qui veulent s’intégrer vont souvent à la
permanence afin d’essayer de participer au plus de manifestations possible et de prendre des
responsabilités. Les nouveaux militants sont en fait les membres de l’association qui passent plus
de temps à la permanence. La principale caractéristique de la génération des « nouveaux
militants » est qu’ils se sont engagés dans le groupe à travers le groupe virtuel interne qui est le
mécanisme de décision mais ils ne sont pas encore intégrés totalement à Genç Siviller comme
nous le constatons d’après les faits suivants: ils ne connaissent pas encore tous les membres, ils
n’ont pas établi de relations d’amitié avec eux, ils préfèrent plutôt rester silencieux dans les
réunions, ils écrivent très rarement au groupe interne et la plupart d’entre eux n’ont jamais pris
de responsabilités au sein de l’association. Les anciens militants ne font pas beaucoup d’efforts
pour les intégrer, le groupe communique sur Internet et la tendance passive qui règne dans
l’association : tout cela n’aide pas à l’intégration de ces nouveaux membres.
Conclusion
Ayant analysé les modalités d’engagement de Genç Siviller et la carrière de ses militants,
nous constatons qu’Internet a transformé l’expérience du militantisme au sein de l’association.
Plusieurs auteurs soulignent les effets positifs (émancipateur, démocratisant, etc.) de l’Internet, il
influence cependant la pratique militante de manière à la fois positive et négative. Internet fait
fonction de réseau de recrutement de Genç Siviller et attire vers l’association des jeunes qui
n’ont pas l’expérience de militantisme mais qui s’intéressent à la politique. Comme l’indique
Fabien Granjon : « Cette mise en lien qui se répand bien au-delà des communautés militantes
constituées démontre donc de facto la porosité des frontières entre les Nous militants et les Ils
non-militants »226. Les militants recrutés au travers de contacts créés sur Internet, forment un
groupe qui a un capital économique, social et culturel permettant l’accès à Internet et pouvant
utiliser cette nouvelle technologie. Ce groupe prône de plus en plus l’utilisation de nouvelles
technologies dans le militantisme. Internet, outil de communication avec le monde extérieur,
facilite le recrutement des nouveaux militants ; cependant, en tant qu’outil de communication
interne, c’est un obstacle qui complique l’intégration de nouveaux militants en diminuant la
possibilité de contacts réels (physiques) entre les nouveaux venus et les anciens militants; les
contacts deviennent virtuels au sein d’un groupe de discussion de même nature. Nous constatons
qu’Internet, mécanisme de prise de décision, est paradoxalement opportunité et contrainte. Cet
226
Fabien GRANJON, L’Internet militant. Mouvement social et usage des réseaux télématiques, Rennes, Apogée, 2001, p.169.
77
usage d’Internet permet aux militants d’adopter une forme d’engagement plus confortable,
ajustable à leur vie personnelle et d’équilibrer, d’une façon différente des formes d’engagement
classique, vie quotidienne et sphère de militantisme Comme dit Fabien Granjon :
« L’“asynchronité” des technologies de l’internet [...] autorise a priori un agencement
souple des temporalités et des sphères d’activité dans une logique de séparation. […] certains militants-internautes […] utilisent alors la souplesse et la flexibilité des réseaux télématiques pour répartir leurs engagements digitaux et militer également à domicile ou
sur leur lieu de travail. Les espaces-temps privés et/ou professionnels rentrent ainsi en collusion avec ceux du militantisme. »227
Cette forme d’activisme n’exige pas beaucoup d’énergie et de temps et rend difficile l’existence
d’une identité collective forte, entraînant chez les militants un relâchement plus évident encore
chez Genç Siviller à cause de l’affaiblissement de la cause qu’il défend. Ceci étant, Internet en
tant que mécanisme décisionnel intensifie la tendance à la passivité. En revanche, la possibilité
de s’engager à peu de frais évite le désengagement des membres du groupe malgré la faiblesse
de la cause ; les membres restent en contact et participent au processus décisionnel sur Internet
bien qu’ils sacrifient peu de temps et d’énergie au militantisme.
227
ibid, p. 169-170.
78
CHAPITRE III. GENÇ SİVİLLER, CAS TYPIQUE DES « NOUVEAUX
MOUVEMENTS DE LA JEUNESSE » EN TURQUIE?
« The report of my death was an exaggeration »
Mark Twain, 1897
Selon Zygmunt Bauman, la société dans laquelle nous vivons, est « en train de passer de
la phase « solide » à une « phase liquide » »228 de la modernité. Cette nouvelle phase marquée
par la décomposition des formes sociales limitant les choix des individus, et par la montée de la
flexibilité et l’aptitude au changement229, favorise de nouvelles formes de militantisme,
émergence soulignée par plusieurs auteurs230. A partir des années 60, ces nouvelles formes
alimentent la théorie des « nouveaux mouvements sociaux » montrant la singularité de ces
mobilisations, principalement à l’égard de la forme d’organisation et du répertoire d’action, des
valeurs et revendications, du rapport au politique et de l’identité de leurs acteurs.231
Par contre,
comme l’indique Marc Jacquemain et al., « l’approche du militantisme ne peut être que plurielle
aujourd’hui, pour rendre compte à la fois de ce qui subsiste des formes classiques de
l’engagement public (en déclin, mais certainement encore numériquement dominante) et ce qui
émerge réellement en termes de formes nouvelles (en devenir, peut-être, mais encore peu
structurées et en constante évolution).»232. L’émergence de nouvelles formes de militantisme doit
être comprise et analysée à la fois en tant que continuité et rupture par rapport aux formes
classiques de militantisme et non antagonisme entre ces deux formes : d’une part, les formes
classiques de militantisme continuent d’exister, d’autre part, les nouvelles formes associent les
nouvelles pratiques avec les pratiques préexistantes du militantisme.
Nous montrerons dans ce chapitre comment Genç Siviller, nouveau mouvement de la
jeunesse, associe les formes nouvelles et Internet dans le militantisme avec les formes classiques
et « offline » en analysant le répertoire d’action et la stratégie de mobilisation de l’association.
Nous examinerons ensuite comment l’appropriation des nouvelles formes de militantisme et
surtout l’utilisation de l’Internet en tant qu’outil de communication, répertoire d’action et média
dans la sphère de militantisme apportent des nouveautés tout en perpétuant certaines traditions.
228
Zygmunt BAUMAN, Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007, p. 7. 229
ibid. 230
Voir Roland Inglehart (1977) ; Jacques Ion (1997) ; Alain Touraine (1969) ; Claus Offe (1987) ; Alberto
Melucci (1985) ; Enrique Larana, Hank Johnson, Joseph R. Gusfield (1994). 231
Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p.61-62. 232
Marc JACQUEMAIN, Pascal DELWIT, Bruno FRERE, « Engagements actuels, actualité des engagements », in
Marc Jacquemain, Pascal Delwit, dir., Engagements actuels et actualité des engagements, Louvain-la-Neuve,
Academia-Bruylant, 2010, p.15.
79
1- Privilégier un nouveau type de militantisme : le répertoire d’action et les stratégies de
mobilisation de Genç Siviller
a- Une association à la recherche des nouveaux modes d’action pour faire entendre
sa voix
« L’homme est à inventer chaque jour »
Jean-Paul Sartre, Situations II
Genç Siviller est une association qui vise principalement à attirer l’attention des acteurs
politiques par les actions contestataires comptant très peu de militants. Les activités ou les
campagnes de l’association ne sont pas de longue durée. Le groupe privilégie une réaction
spontanée à l’actualité politique, c’est pourquoi Internet devient un outil essentiel à
l’organisation et la réalisation des manifestations. Ce type de mobilisation a été baptisé « vur-kaç
» par les militants (frappe et fuit) ou « one shoot ». Le groupe explique pourquoi il privilégie ce
type d’action:
« Nous ne sommes pas le genre à travailler sur des projets à long terme. Nous faisons une
manifestation si ça s’impose. Le lendemain, si l’actualité change, nous pouvons annuler
la manifestation parce que la visibilité est très importante pour nous. C’est pourquoi nos
manifestations sont organisées dans un délai très court : parfois pendant la nuit, nous
décidons d’organiser une manifestation pour le lendemain. »233
Par exemple, les militants décident d’organiser la manifestation «Biji Diva » (Vive la Prima
Donna) afin d’appuyer une chanteuse jugée pour avoir tenu des propos antimilitaristes ; en 12
heures environ, les militants préparent les pancartes qu’ils vont arborer. Ce qui est remarquable
c’est leur motivation et leur rapidité : ils ont conscience que la chanteuse est un personnage très
médiatique et que les journalistes seront présents au procès. Même si seulement quatre militants
y participent, la manifestation a une couverture médiatique importante et le slogan de « Biji
Diva » devient vite populaire.
D’après les militants, le « succès » ou l’« échec »234 d’une manifestation n’a rien à voir
avec le nombre de participants mais avec sa visibilité. L’association ne cherche pas à mobiliser
les masses mais à attirer l’attention des acteurs politiques et à faire entendre leurs revendications
aux politiques comme au grand public. Comme Erik Neveu le souligne, « le moyen princeps
233
Extrait d’entretien avec G10, le 22 Mars 2011. 234
Chabanet et Guigni soulignent que le « succès » ou l’« échec » des mouvements sociaux est lié à la fois aux effets externes et internes et donc « doit nécessairement rapporté à la subjectivité de celui qui l’énonce. ». Didier CHABANET et Marco GUIGNI, « Les conséquences des mouvements sociaux », in Olivier Fillieule, Eric Agrikoliansky, Isabelle Sommier, dir., Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les
sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, 2010, p.145-146.
80
d’attirer l’attention étant aujourd’hui la télévision, les quotidiens et les sites Web, ils sont la cible
de tout travail de mobilisation »235. De la même manière, Genç Siviller en choisissant ses modes
d’action protestataires privilégie les formes qui aboutissent à une plus grande visibilité
médiatique. L’association recourt à la fois aux modes d’action classiques (organisation de
manifestation de rue) et aux nouveaux modes, principalement Internet pour le vidéo-activisme,
construire un site Internet ironique sur une revendication, etc. Pour Genç Siviller, Internet n’est
pas seulement un outil de communication, c’est aussi un répertoire d’action. La notion de
répertoire d’action collective désigne l’« “ensemble des moyens” dont un groupe dispose pour
faire des revendications et à laquelle ses membres retournent constamment »236. Cette « palette
préexistante de formes protestataires plus ou moins codifiées », comme le souligne Erik Neveu,
est « inégalement accessible selon l’identité des groupes mobilisés ».237 Le fait que Genç Siviller
est composé de militants qui ont les moyens d’accéder et utilisent Internet régulièrement facilite
le choix de cette technologie dans leur sphère de militantisme en tant que répertoire d’action qui
peut être considéré en fait comme un « sous-produit de l’expérience quotidienne »238.
L’utilisation des modes d’action virtuels permet à l’association de recourir aussi aux formes
contestataires discrètes. L’association préfère garder anonymes certaines de leurs manifestations
virtuelles ; elle ne dévoile son identité qu’après avoir vérifié les résultats de la manifestation,
comme dans le cas du site Internet « milli motor » (moteur national) qui critiquait la censure
d’Internet. Nous voyons que l’association utilise à la fois des modes d’action discrets et ouverts.
Cécile Péchu dit que les deux dimensions de contestation « “individuelle-collective” et “discrète-
ouverte” ne covarient pas nécessairement, et la seconde au moins de ces dimensions n’est pas
une opposition binaire mais bien un continuum. »239. Genç Siviller, groupe de militants mobilisés
collectivement, adopte à la fois des modes d’action ouverts et discrets (même dans une mesure
moindre) et nous constatons qu’Internet facilite l’organisation collective et individuelle de
manifestations anonymes .
Les manifestations sur Internet ne remplacent pas les manifestations réelles ; les deux
formes sont alternées. Le choix de forme d’une manifestation –virtuelle ou réelle–, souligne
G20, dépend de la nature de l’événement. Dans certains cas, une manifestation sur Internet est
plus populaire qu’une manifestation de rue (exemple : les sites Internet ironiques de Genç 235
Erik NEVEU, « Médias et protestation collective », in Olivier Fillieule, Eric Agrikoliansky, Isabelle Sommier, dir., Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Paris, La
Découverte, 2010, p. 245. 236
Mark TRAUGOTT, « Barricades as repertoire. Continuities and discontinuities in the history of French
contention. », Social Science History, Vol. 17, no2, 1993, p. 310.
237 Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p.20.
238« Barricades as repertoire. Continuities and discontinuities… », art. cit., p.313. 239
Cécile PECHU, « Entre résistance et contestation. La genèse du squat comme mode d’action. », communication
au congres de l'AFSP, table ronde « Où en sont les théories de l’action collective ? », Lyon, 14-16 septembre 2005,
p. 22.
81
Siviller contre la censure d’Internet en Turquie). En revanche, dans certains cas, l’utilisation
d’Internet ne convient pas à la nature de la revendication, admet G20, en citant l’exemple de la
manifestation du 1er
Mai 2009 contre le massacre de 1er
mai 1977 : sur le balcon de l’hôtel d’où
les coups de feu avaient été tirés en 1977, une banderole disait: « ceux qui ont ouvert le feu d’ici
le 1er
mai 1977 soient trouvés ». De plus, les modes d’action réels et virtuels ne sont pas toujours
utilisés en alternance ; ils sont parfois utilisés en complément, surtout pour les actions qui se
prolongent dans le temps, comme par exemple, la campagne « Yetmez ama Evet » (Insuffisant
mais oui) organisée pour le référendum de la constitution de 2010. L’association organise des
défilés de rue, distribue des brochures ; elle publie aussi sur Internet des vidéos regardées par
environ deux millions personnes, selon les informations recueillies auprès de militants. Les
modes d’action réel et virtuel se complètent ; les manifestations sont ainsi plus efficaces. En
revanche, l’association réalise que les manifestations de rue n’attirent pas assez l’attention des
médias parce que « manifester est devenu de plus en plus banal, pour de plus en plus de gens et
dans des milieux de plus en plus divers »240 comme disent Olivier Fillieule et Danielle
Tartakowsky. Genç Siviller privilégie alors les modes innovants dont Internet comme répertoire
d’action. G13 en expose les raisons:
« La société consomme très rapidement. Auparavant, les manifestations de rue spectaculaires étaient très originales. Cela a commencé à être usé, tout le monde en fait. Même les devises sont similaires. Les pancartes du barreau, de Atatürkçü Düşünce Derneği (Association de la pensée kémaliste) et la nôtre ont commencé à se ressembler. Les défilés de rue de « Darbelere karşı 70 milyon adım » (70 millions pas contre les
coups d’état) que nous avons organisés avec DSİP, de Hrant Dink, tous ont commencé à se ressembler. »241
Comme les manifestations de rue -même les plus spectaculaires- tendent à perdre leur originalité,
l’association privilégie les modes d’action originaux pour attirer davantage l’attention des
médias. L’originalité est en fait considérée par l’association comme un des facteurs importants
pour l’efficacité des manifestations parce que cela a un effet immédiat sur leur visibilité
médiatique ; l’association remarque que les manifestations de rue, même les plus spectaculaires,
restent insuffisantes pour se faire voir des médias; elle modifie alors son répertoire d’action en
attribuant la priorité aux « performances »242 originales, ironiques et virtuelles. Mises à part les
particularités du contexte politique et des militants dont nous avons évoqué l’influence dans les
chapitres précédents, les performances prônées par les militants sont affectées aussi par des «
240
Olivier FILLIEULE, Danielle Tartakowsky, La Manifestation, Paris, Presses de la FNSP, 2008, p.163. 241
Extrait d’entretien avec G13, le 23 Mars 2011. 242
Charles TILLY, Contentious Performances, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
82
épisodes discrets, des innovations, succès et échecs dans la contestation »243. Les militants se
rendent compte que les manifestations de rue n’attirent plus l’attention des médias, et cherchent
donc de nouvelles formes de manifestation : les messages envoyés au Président sur Twitter244 ;
déployer une banderole sur le balcon d’une chambre d’hôtel ; publier sur son site Internet la
traduction en kurde de la déclaration de l’Etat-major –dans laquelle ce dernier souligne que la
langue officielle de la Turquie est le Turc– ; ils organisent également des manifestations
ironiques et « rusées », par exemple, ils envoient une couronne de fleurs au Barreau d’Istanbul
sur laquelle on peut lire : « Carl Schmitt-Barreau de Nurnberg » pour critiquer les initiatives du
Barreau ; critiquer la censure d’Internet en créant des sites comme « milli motor » (moteur
national) qui ressemble au moteur de recherche de Google et dans lequel on trouve des liens
comme « les mots dont la recherche ne peut même pas être proposée » et « milli tüp » (tube
national) dans lequel des vidéos sont annoncées sous le titre « vidéos effacées » en inventant des
raisons de censure et en montrant les raisons ridicules pour lesquelles Youtube a été censuré en
Turquie. En analysant les manifestations de Genç Siviller, nous voyons que l’ironie intégrée dans
le répertoire d’action des militants depuis l’émergence du mouvement devient de plus en plus
forte au fur et à mesure qu’augmente le souci d’originalité et d’efficacité. G4 explique ainsi
l’importance de l’ironie pour les manifestations de Genç Siviller:
« L’usage d’une langue ironique présente deux avantages. Tout d’abord, tu peux dire
quelque chose avec humour de façon plus piquante sans heurter tes opposants.
Deuxièmement, cela attire l'attention. A İstiklal245, il y a un processus entre 11 heures et 2
heures durant lequel les médias sont attentifs. Chaque demi-heure il se passe quelque
chose ; l’après-midi aussi. Les médias ne s’intéressent pas à la plupart des événements. Tu dois être visible. Comment faire? Tu peux avoir un langage ironique, il faut être inventif. C’est ce que nous essayons de faire: susciter l’intérêt. Sinon, soit tu ne paraîtras
pas aux nouvelles du soir, soit tu auras une toute petite place, une seule ligne de
journal. »246
En revanche, même si les manifestations de Genç Siviller sont plus originales et sont assurées
d’une certaine couverture médiatique de par leur ironie, les journalistes peuvent les interprètent
243
Contentious Performances, op. cit., p. 149. Cité dans Olivier FILLIEULE, « Tombeau pour Charles Tilly.
Répertoires, performances et stratégies d’action », in Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et
contestations dans les sociétés contemporaines, op. cit., p.77. Pour une analyse sur les « performances » voir aussi: « Tombeau pour Charles Tilly. Répertoires, performances et stratégies d’action », art. cit., p. 77-99. 244
Selon l’information mise sur le site d’Internet de Genç Siviller, la manifestation qui est faite le 21 Mai 2010 par
l’envoi du message « @cbabdullahgul Sayın Cumhurbaşkanım 27 Mayıs'ın 50. Yılında Yassıada Demokrasi Adası Olsun » (@cbabdullahgul Monsieur le Président à la 50e anniversaire du 27 mai Yassıada soit l'île de la démocratie.)
par plusieurs personnes est la première manifestation organisée sur les médiaux sociaux en Turquie. http://www.gencsiviller.net/haber.php?haber_id=278, le 12 Août 2011. 245
İstiklal est un quartier populaire à Istanbul où la plupart des manifestations sont faits. 246
Extrait d’entretien avec G4, le 19 Mars 2011.
83
de plusieurs façon différentes. L’importance des interprétations est plus grande lorsque la
manifestation a un contenu symbolique, comme le dit Patrick Champagne:
« Plus les manifestations s’éloignent des jacqueries rurales ou des émeutes urbaines pour devenir des formes symboliques de protestation, plus la lutte sur le sens qu’il convient de
donner à celles-ci tend à devenir l’enjeu majeur de ces défilés. On lutte aujourd’hui moins physiquement dans la rue qu’avant et après la manifestation [...] »247
Cette lutte avant et après la manifestation est assurée par Genç Siviller par les réseaux
télématiques utilisés à la fois comme un outil de communication interne et comme média pour
diffuser les nouvelles. Les militants décident des détails de la manifestation par la plateforme
virtuelle et utilisent également les réseaux télématiques de manière efficace après les
manifestations, pour les faire connaître au grand public. Dans ce processus, Internet présente
deux avantages. Tout d’abord, même s’il est important pour Genç Siviller de couvrir les masses
médias, Internet permet également de toucher un large public, tout particulièrement une
population jeune qui regarde de moins en moins la télévision, achète de moins en moins de
journaux et suit de plus en plus les nouvelles sur Internet.248
C’est la raison pour laquelle Genç
Siviller annonce les manifestations sur quatre plateformes virtuelles : le groupe de mail externe,
le site Internet officiel de Genç Siviller, leur page Facebook et leur profil Twitter.249
G2 souligne
l’importance de poster les nouvelles sur Facebook et Twitter: « Sur notre page Facebook, il y a
beaucoup de gens, environ 60 000 personnes.250
C’est important. Aujourd’hui le journal de Taraf
est vendu à 50 000 exemplaires. C’est pourquoi nous mettons à jour cette plateforme très
souvent. Twitter est aussi très important parce que les médias de masse suivent cette plateforme
de près. ».251 Nous constatons qu’Internet permet à Genç Siviller à la fois de faire connaître leurs
manifestations aux internautes –ce qui constitue un nombre non négligeable de personnes- et aux
journalistes qui consultent les sources sur Internet et les plateformes virtuelles pour publier les
informations. Deuxièmement, Internet permet à Genç Siviller de parler de ces manifestations en
les interprétant à leur façon, ce qui est crucial pour l’association, surtout en raison de son style
247
Patrick CHAMPAGNE, « La manifestation comme action symbolique », Pierre Favre, dir., La Manifestation,
Paris, Presses de la FNSP, 1990, p. 352. 248
Durant les entretiens avec les membres de Genç Siviller, nous avons constaté un cas similaire à cette masse spéciale qui est l’objectif de l’association par la diffusion de nouvelles sur Internet. Tous les militants suivent les
nouvelles sur Internet, même si certains achètent un journal par jour –exclusivement Taraf–, aucun des militants de
notre population ne regarde régulièrement le journal télévisé. 249
Le groupe de mail externe -plateforme de sympathisants de Genç Siviller- appelle ses correspondants à participer
à une manifestation -; le site Internet fait la même chose, généralement, au plus tard une heure après l’événement, Internet, la page Facebook et Twitter affichent les nouvelles des manifestations. 250
Genç siviller compte 62 747 membres sur sa page Facebook, 21 359 followers sur Twitter et 4 851 membres sur
leur groupe externe Yahoo. (Consulté le 11 Août 2011) 251
Extrait d’entretien avec G2, le 17 mars 2011.
84
ironique : le contenu symbolique est ouvert à une interprétation trompeuse et exige parfois une
explication du rôle de l’association.
b - Analyse d’une manifestation réalisée avec 178 mails : « Anlarsın ya baro » (Tu
comprends le Barreau)
Internet est un outil important pour Genç Siviller à la fois pour organiser leurs
manifestations, les réaliser et les faire connaître. Genç Siviller, association activiste, utilise
Internet comme outil de communication, répertoire d’action et média. Même dans les
manifestations « réelles », celles où Genç Siviller n’utilisent pas Internet comme mode d’action,
nous constatons qu’Internet continue d’être un outil important durant tout le processus de la
manifestation –à la fois avant, pendant et après la manifestation–. Pour examiner les différents
usages des réseaux télématiques durant le processus d’une manifestation « réelle » et la
pertinence de ces usages pour la réalisation et l’efficacité de cette manifestation, nous allons
analyser en détail la manifestation « Anlarsın ya baro » que nous avons eu l’occasion de
pratiquer l’observation participante et de consulter les communications internes des militants sur
le groupe de mails internes durant ce processus.
Le Barreau d’Istanbul est un des groupes contre lesquels Genç Siviller a organisé
plusieurs manifestations ; les membres ont envoyé une couronne de fleurs sur laquelle était écrit
« Carl Schmitt-Barreau de Nurnberg » ; ils ont déployé une banderole sur le balcon d’un hôtel
disant « Darbeci Baro Taksim’e Hoşgeldin » (Le barreau putschiste est bienvenu à Taksim)
durant la manifestation de rue organisée par le Barreau. La raison principale pour laquelle Genç
Siviller s’est mobilisé contre le barreau d’Istanbul était de critiquer les initiatives du barreau qui
soutiennent la sphère politique civile.252 La manifestation « Anlarsın ya baro » que nous
analysons est la dernière que Genç Siviller ait organisée contre le Barreau d’Istanbul. Pour
organiser cette manifestation, Genç Siviller écrit au groupe interne, plateforme virtuelle de
communication des militants et mécanisme de prise de décision. Un militant envoie à la
plateforme virtuelle une annonce du Barreau d’Istanbul qu’il a reçue par mail. Le Barreau
appelle à une manifestation de rue qui va avoir lieu le 22 Mars 2011 pour protester contre « les
252
Après la manifestation de « Darbeci Baro Taksim’e Hoşgeldin » du 1er
Mars 2010, l’association publie une
déclaration sur son site Internet expliquant les raisons de leur manifestation : « Les hommes de loi en Turquie se
voient avant tout comme des hommes d’Etat, et ensuite comme un homme de loi. Leurs réflexes protègent le régime avant la justice. Toutes les violations des droits durant l’histoire de la République ont eu lieu sous les yeux de ces
avocats en habit. Les invitations à tous les coups d’état sont venues d’eux.[…] Heureusement, aujourd’hui pour la première fois, ils ont entrepris une démarche à la recherche du droit. Pour leur propre liberté de communication. ». http://www.gencsiviller.net/haber.php?hab er_id=205, le 13 Août 2011.
85
tentatives des politiques d’abolir la liberté de la presse et d’intimider l'opposition, les pratiques
illégales des tribunaux spéciaux qui violent le droit à un procès équitable, les violations des
droits de la défense et l'état de police »253. Le militant qui envoie cette annonce du Barreau
d’Istanbul à la plateforme virtuelle interne propose une contre-manifestation. Tous les militants
étant d’accord sur le contenu politique de la manifestation, ils décident de l’organiser rapidement
avec un minimum de discussions préalables. Dans ces discussions on anticipe les problèmes
éventuels ; par exemple, lors de la dernière manifestation contre le Barreau, les avocats s’étaient
montrés très agressifs envers les militants de Genç Siviller. La décision est prise, on commence à
proposer des slogans. Ceux qui ont une idée l’envoient par email :
Mail A : Darbeci Baro / Baydın Artık.… (Le Barreau Putchiste / Nous en avons marre maintenant…)
Mail B : "Yalancııı yalancııı size kimse inanmaz" desek :) ("Menteur menteur,
personne ne vous croit" disons :))
Mail C : Baro / Anlarsın ya / Genç Siviller
(Le Barreau/ Tu comprends/ Les jeunes Civils)
On choisit le slogan C. Les membres discutent ensuite du type de manifestation : ils trouvent un
mode d’action original : l’association accorde beaucoup d’importance à l’originalité de sa
pratique contestataire, considérant que c’est le moyen d’être efficace et reconnue par les médias
de masse. Les militants proposent des idées très originales, parfois « fantastiques » dit un
militant. Quelques exemples:
Mail D : Selon moi, il vaut mieux ne pas organiser la manifestation de l’hôtel … Je pense que le panneau d’affichage marche mieux. C’était à la mode d’ouvrir une banderole à partir de l’hélicoptère pour faire une proposition de mariage. Combien ça coûterait d’utiliser un hélicoptère ?
Mail E : Et si on accrochait la pancarte à des ballons d’hélium?
Finalement, les militants adoptent la « manifestation de l’hôtel » : ils vont déployer une
banderole à partir de la fenêtre d’une chambre d’hôtel. Le souci d’originalité se voit dans
l’abondance des propositions envoyées par mail ainsi que par la déclaration faite quand ce mode
d’action qui est choisi pour la deuxième fois : « Oui, nous savons que nous avons déjà fait ce 253
Extrait de la déclaration de l’appel du barreau à la manifestation de rue envoyé par un des membres de Genç Siviller au groupe interne de communication de Genç Siviller. Tous les mails que nous utilisons dans cette section
sont empruntés au groupe de mail Yahoo: [email protected].
86
truc, mais comme le barreau est tellement rassis, nous avons pensé que ce n’était pas la peine de
trouver une nouvelle idée. »254. Pour la manifestation « Anlarsın ya baro », ils choisissent le
même mode d’action. Il y a des idées originales mais leur réalisation soit coûte cher soit est
difficile. Même si Genç Siviller a recours à de nouvelles formes d’action collective et essaie
d’inventer des formes originales d’action en combinant des idées innovatrices, l’usage des
réseaux télématiques et l’ironie, ces nouveaux modes d’action restent restreintes en raison des
contraintes liées au coût, aux risques, etc. Charles Tilly dit : « en un temps et en un lieu donné,
les gens apprennent un nombre limité de moyens pour se faire entendre et s’y cantonnent le plus
souvent. Ces modes d’action évoluent lentement sous l’effet de l’expérience accumulée et des
contraintes extérieures. Mais dans un temps court, ces contraintes limitent les choix disponibles
pour les contestataires potentiels »255. Le répertoire d’action de Genç Siviller évolue surtout en
raison de son souci d’originalité et de son effort pour trouver des modes d’action innovants ;
cependant, cette évolution est lente et limitée, cela va contre l’objectif de Genç Siviller qui est de
« ne pas répéter deux fois la même manifestation ».
Apres avoir décidé du mode d’action, les militants décident de l’hôtel où ils vont
organiser la manifestation. Leur bureau se trouve à Taksim même, dans le quartier où la
manifestation va avoir lieu, pourtant, ils préfèrent repérer l’hôtel sur Google maps avant de se
décider, ce qui leur fait manquer l’opportunité d’un hôtel plus convenable. Puis, les volontaires
se font connaître. Les militants décident que deux filles se présenteront à l’hôtel ; elles
n’attireront pas trop l’attention. Ils réservent donc deux chambres pour elles –une chambre pour
la manifestation, l’autre pour se cacher des avocats (les militants de Genç Siviller supposent
qu’après la manifestation, les avocats essaieront d’attaquer Genç Siviller). Les militants décident
de passer à l’action et passent tous les détails en revue ; ils communiquent sur une plateforme
virtuelle sans rencontrer physiquement. Le traffic de mails continue le jour même de la
manifestation ; seulement deux militants se rendent à la permanence ce matin-là : le militant
employé de Genç Siviller et un de ceux qui participent à la manifestation. Tout est prêt (pancarte,
chambre d’hôtel etc.), pourtant les militants continuent à se demander s’ils ont fait le bon choix
d’hôtel qui n’a pas de système sécurité ; or les militants craignent des représailles de la part des
avocats. Une heure avant la manifestation, les militants votent encore pour ou contre la
manifestation et la permanence compte les voix. On vote « pour ». Quatre personnes au total
participent, deux déploient la pancarte, un militant prend des photos et un autre, lui-même
254Sol haber portalı (Portail de nouvelles de gauche), « Genç Siviller Baro’dan rahatsız olmuş » (Les Jeunes Civils
sont dérangés du barreau), publié le 19 Novembre 2009. http://haber.sol.org.tr/devlet-ve-siyaset/genc-siviller-
barodan-rahatsiz-olmus-haberi-20603, consulté le 13 Août 2011. 255
Charles TILLY, Contentious Performances, CUP, Cambridge, 2008, p.4-5. Cité dans Olivier FILLIEULE,
« Tombeau pour Charles Tilly. Répertoires, performances et stratégies d’action », art. cit., p. 77.
87
avocat, est prêt à réagir s’il se passe quelque chose. Durant la manifestation, la communication
continue sur Internet et par téléphone portable. Voici ce qu’écrit un militant :
Mail F : Les jeunes, il reste peu de temps, X et Y ont tout préparé, elles attendent en
mangeant du chocolat. W a pris quelques photos, elle attend au restaurant en face. Z est
avec le cortège, je crois. Ils ont passés Galatasaray, il reste peu de temps.
Quand les militants déploient la pancarte, quelques avocats entrent dans l’hôtel et attaquent les
militants sans qu’ils puissent bouger. L’un d’entre eux, avocat, qui attend au restaurant, court
pour les aider et le photographe va directement à la permanence pour poster les clichés sur
Internet le plus rapidement possible et les envoyer aux médias. La publicité de l’événement est
aussi importante que sa réalisation. Ils suivent de près les sites Internet, les journaux et la
télévision qui parlent de leur manifestation, ils envoient des photos aux journalistes qui en
demandent. Tout ce processus est réalisé avec un minimum de contacts en personne ; ça se fait
surtout à travers le groupe de discussions Internet et courrier électronique. Durant le processus,
les militants échangent 178 courriers électroniques et c’est seulement le soir de la manifestation
qu’une réunion réelle est organisée au cours de laquelle deux militants reçoivent des cadeaux
pour la réalisation de la manifestation ; cela ressemble davantage à une célébration de réussite
plutôt qu’à une réunion à proprement parler.
2- Les nouveautés apportées et les traditions perpétuées par ce nouveau type de
militantisme
a- Une forme hybride entre communauté virtuelle et association réelle
Genç Siviller est une organisation qui combine Internet et les formes personnelles
d’engagement. Les militants sont membres d’une association réelle et de différentes plateformes
virtuelles. La notion de communauté virtuelle est définie par Howard Rheingold, dans son livre
The Virtual Community, en tant qu’« agrégations sociales qui émergent de l’Internet quand
suffisamment de gens portent sur ces discussions publiques pendant assez longtemps, avec des
sentiments humains suffisants pour former des réseaux de relations personnelles dans le
cyberespace »256
. Ces communautés virtuelles, selon Barry Wellman et Milena Gulia, sont « une
continuation technologiquement soutenue d'un passage à long terme aux communautés
256
Howard RHEINGOLD, The Virtual Community. Homesteading on the Electronic Frontier, Cambridge, Mass.,
MIT Press, 1993, p.5. http://www.rheingold.com/vc/book/intro.html, le 16 Août 2011.
88
organisées par des intérêts communs plutôt que du lieu partagé (voisinage ou village) ou des
ancêtres communs (groups de parenté) »257. L’apparition des communautés virtuelles semble être
la conséquence d’un processus de changement qui n’est pas seulement lié aux développements
technologiques mais aussi aux changements du monde réel ; ces communautés virtuelles
désignent en général des groupes de personnes qui combinent des relations créées en ligne avec
des relations réelles ou l’inverse. Les communautés, comme l’indiquent Peter Kollock and Marc
A.Smith, en général n’existent pas exclusivement dans l’espace virtuel, au contraire, nous
constatons très souvent que les groupes du cyberspace se rencontrent aussi dans le monde réel
(ou inversement).258
Dans le cas de Genç Siviller, le groupe coexiste dans l’espace réel et virtuel
avec l’expansion au cyberespace d’un groupe formé initialement hors ligne dans une association
d’étudiants. Le niveau d’intégration entre le réel et le virtuel au sein du groupe varie au fil du
temps et selon les plateformes créées par l’association. Tout d’abord, le groupe de jeunes de
l’association d’étudiant d’ODTÜ se rassemble dans l’espace virtuel en formant un groupe
surnommé One Buluşma, il s’agit d’étudiants de différentes universités qui se rencontrent une
fois par an pour organiser le forum Buluşma Formu. Le groupe prend forme autour de relations
virtuelles, sauf le noyau du groupe qui se connaît et est en contact régulier dans la vie réelle.
Bientôt l’ensemble des relations réelles et virtuelles du groupe devient plus complexe et
multidimensionnel. Les liens sociaux s’intensifient et se multiplient hors ligne, avec la
« pérennisation » de ces liens offline par le passage à l’activisme au sein d’une association et
avec la création de divers réseaux en ligne. Les réseaux sont définis par Manuel Castells comme
« des structures de communication complexes construits autour d'un ensemble d'objectifs qui,
simultanément, assurent l'unité du but et la flexibilité de l'exécution par leur adaptabilité à
l'environnement d'exploitation »259. L’association forme alors différents réseaux virtuels dont
plusieurs existent simultanément avec différents objectifs. Par exemple, il faut assurer la
communication interne des militants, former un lien avec les sympathisants de Genç Siviller,
annoncer les nouvelles de l’association en les interprétant à leur manière. La création de ces
réseaux ne veut pas dire que les réseaux réels disparaissent mais plutôt que les deux types
viennent se compléter en plusieurs aspects.
L’association possède aujourd’hui plusieurs plateformes virtuelles –groupes de mails,
page Facebook, profil Twitter, site Internet– ayant divers objectifs et assurant la communication
entre les différents groupes de personnes. Facebook, Twitter et le site Internet sont formés par
257
Barry WELLMAN, Milena GULIA, « Virtual communities as communities. Net surfers don’t ride alone », in
Peter KOLLOCK, Marc A. SMITH, dir., Communities in Cyberspace, New York, Taylor & Francis e-Library, 2005,
p.171. 258
Peter KOLLOCK, Marc A. SMITH, « Introduction. Communities in Cyberspace », in Communities in Cyberspace, op. cit., p.19. 259
Communication Power, op. cit., p.21.
89
l’association pour annoncer les nouvelles des activités et des manifestations de Genç Siviller et
pour transmettre des messages à un public que les militants ne connaissent pas encore. Ces
plateformes virtuelles sont utilisées comme média mais l’association veut être visible dans les
masses médias car le public touché par les plateformes virtuelles et les masses médias n’est pas
le même ; à la différence des médias de masse, seul les personnes intéressées par les nouvelles de
l’association consultent ces plateformes sur Internet. Les personnes qui suivent ces plateformes
ont aussi la possibilité de formuler des commentaires sur les nouvelles postées par l’association –
sauf lorsque la plateforme est supprimée parce qu’il est difficile de supprimer les messages
d’insulte ou blasphématoires. Les réseaux formés sur Facebook et Twitter permettent une
communication bidirectionnelle entre les militants de Genç Siviller et les personnes intéressées
par les activités de l’association ; de plus, dans certains cas, surtout sur Twitter, ces liens virtuels
tendent à devenir réels, lorsque ces personnes participent aux manifestations ou aux activités
organisées. Durant la manifestation « Yassıada Demokrasi Adası olsun » (Yassıada soit l’île de
la démocratie), par exemple, nous avons constaté que plusieurs personnes qui suivent
l’association online et qui n’ont pas de contact hors ligne avec l’association, ont participé à la
manifestation et qu’un grand nombre d’entre elles est venu à la manifestation qui se
connaissaient déjà par Twitter. Nous pouvons donc dire que Twitter fonctionne comme une
communauté virtuelle dont les frontières sont plus flexibles que les communautés formées sur
des groupes mails parce que la rencontre physique des personnes partageant les mêmes idées est
plus facile sur Twitter. Même si Twitter permet à l’association d’attirer des gens à ses actions
collectives, nous avons remarqué qu’aucun des militants de l’association –surtout des nouveaux
militants parce que Twitter est plus répandu en Turquie ces dernières années– n’est recruté par
Twitter ni par Facebook. Le recrutement des nouveaux militants se fait plutôt par l’intermédiaire
du groupe de mail externe (4851 membres) qui est pourtant moins fréquenté que les réseaux Genç
Siviller de Twitter (21.359 membres) et Facebook (62.747 membres)260. Ce groupe de mails est
utilisé surtout pour annoncer les manifestations et les activités de Genç Siviller et pour la levée
de fonds lorsque l’association a besoin d’argent. Cette plateforme virtuelle est formée de
sympathisants qui suivent les actions de Genç Siviller et y participent quand ils le désirent. Elle
est unidirectionnelle –les membres reçoivent les annonces mais ne peuvent pas y répondre261– et
joue un rôle important dans le recrutement de nouveaux militants. Nous avons remarqué que la 260
Les nombres des membres consultés sur Yahoo! Groupes (groups.yahoo.com/group/gencsiviller/) ; Facebook
(www.facebook.com/gencsivillerpage) ; Twitter (twitter.com/#!/GencSiviller) le 18 août 2011. 261
Ce groupe de mails externe est au début formé en tant que plateforme de discussions où à la fois les militants de Genç Siviller et les sympathisants du groupe pouvaient envoyer des mails et discuter. Par contre, les militants remarquent que les discussions sur ce plateforme ne sont pas très utiles à leurs actions ni ne les aide à contrôler les mails pour supprimer ceux qui portent tort à l’association, qui contiennent des insultes ou des blasphèmes. Tout cela
demande beaucoup de temps et les militants décident de transformer cette plateforme virtuelle bidirectionnelle en une plateforme unidirectionnelle.
90
plupart des militants deviennent membres de ce groupe de mail externe lorsqu’ils commencent à
s’intéresser à Genç Siviller ; après avoir suivi les activités du groupe par email, ils entrent en
contact direct avec les militants de Genç Siviller : ils vont à une manifestation ou directement au
bureau de l’association. Un certain nombre des relations établies sur cette plateforme virtuelle se
convertissent donc en engagement au sein de l’association ; cette plateforme recrute bon nombre
de militants de Genç Siviller. Cependant, même si cette plateforme virtuelle joue un rôle
important pour le recrutement de militants, ce recrutement se fait aussi autrement. Les cercles
d’amis constituent un réseau important et nous constatons que les membres recrutés de cette
façon s’intègrent plus facilement à l’association.
Les réseaux virtuels ne sont pas seulement utilisés pour assurer la communication de
l’association avec le monde extérieur mais aussi pour la communication interne. Il existe deux
réseaux de mails pour communiquer en interne. L’un d’eux, « groupe de mail interne », compte
50 membres, tous militants actifs de l’association. Ce groupe est utilisé pour prendre les
décisions concernant l’association, organiser des manifestations ou des activités, discuter en
détail de ces manifestations. Cette plateforme, dont presque tous les membres (sauf certains
nouveaux) ont des contacts personnels face à face, constitue à la fois l’outil de communication
des militants et le mécanisme de décision. La deuxième plateforme interne, comptant 15
militants, est utilisée pour des sujets plus spécifiques comme l’acceptation d’un nouveau membre
au sein de l’association ou l’exclusion d’un militant. L’usage de ces deux plateformes virtuelles
utilisées comme outil de communication et mécanisme de prise de décision ne suffit pas à garder
l’association en vie. Genç Siviller organise aussi des réunions hors ligne au bureau de
l’association de Taksim, un des quartiers les plus fréquentés d’Istanbul et de plus les militants
fréquentent la permanence de manière intermittente. Ces contacts face à face durant les réunions
ou lors des rencontres au bureau sont surtout importants d’après les militants parce que leur
motivation d’activiste se trouve renforcée et crée ou renforce les liens d’amitié, ce qui est
essentiel pour la perpétuation de l’engagement des militants et pour la survie de l’association.
L’intensité de la communication en ligne et des réunions hors ligne changent parfois selon
l’actualité politique et la motivation des militants. Cet équilibre entre le réel et le virtuel permet
à l’association d’agir plus efficacement, plus facilement et plus rapidement. Dans le cas de Genç
Siviller, nous constatons que les formes offlines et online se complètent plutôt qu’elles ne se
remplacent et que l’équilibre entre ces formes n’est pas stable.
91
b- L’internet et la « loi d’airain de l’oligarchie »262 : un espace non hiérarchique est-
il possible ?
«No one believes more firmly than Comrade Napoleon that all animals are equal. He would be only too happy to
let you make your decisions for yourselves. But sometimes you might make the wrong decisions,
comrades, and then where should we be? »
Georges Orwell -Animal Farm
Les effets des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur la
structure sociale sont soulignés par plusieurs auteurs. Manuel Castells, un auteur connu pour ses
thèses sur ce sujet, qualifie la société contemporaine de « network society » (société de réseau) :
« les fonctions et les processus dominants à l'ère de l'information sont de plus en plus organisés
autour de réseaux. Les réseaux constituent la nouvelle morphologie sociale de nos sociétés, et la
diffusion de la logique de réseau modifie sensiblement le fonctionnement et les résultats dans les
processus de la production, de l'expérience, de la puissance et de la culture. Bien que la forme de
réseautage de l'organisation sociale ait existé dans d'autres temps et espaces, le paradigme de la
nouvelle technologie de l’information fournit la base matérielle pour son expansion
omniprésente dans toute la structure sociale »263. L’expansion de la logique des réseaux par
l’émergence de nouvelles technologies et surtout d’Internet est, selon certains auteurs, un facteur
qui facilite le développement des structures horizontales.264 Ces nouvelles formes de structure
horizontale non hiérarchiques sont considérées par les théoriciens des nouveaux mouvements
sociaux comme une caractéristique qui différencie les nouveaux mouvements des mouvements
traditionnels marqués par une structure verticale.265 Nous pensons cependant que même si
l’introduction des nouvelles technologies et le passage à une « phase liquide »266 de la modernité
introduisent une modification dans la nature des hiérarchies, cela n’entraine pas la disparition
totale des hiérarchies ni dans les nouveaux mouvements sociaux, ni dans l’espace virtuel. Dans
le cas de Genç Siviller, organisation ayant les caractéristiques des nouveaux mouvements comme
l’identité des acteurs, son rapport au politique, ses répertoires, sa forme d’organisation et qui
utilise efficacement Internet comme outil de communication, répertoire d’action et média, nous
262
Robert MICHELS, « The Iron Law of Oligarchy », in F.rankLindenfeld, dir., Reader in Political Sociology, New
York, Funk & Wagnalls, 1968, p. 386-387. 263
Manuel CASTELLS, The rise of network society, Malden, MA, Blackwell Publishing, 2010, p.500. 264
Voir : Jacques ION, Spyros FRANGUIADAKIS, Pascal VIOT, Militer aujourd’hui, Paris, Autrement, 2005, p.
56-58. 265
Voir : Claus OFFE, « New Social Movements. Challenging the boundaries of institutional politics. », Social
Research, Vol.52, no 4, 1985, p. 817-868; Alain TOURAINE, « An introduction to the study of social movements »,
Social Research, Vol.52, no 4, 1985, p. 749-88.
266 Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, op. cit., p.7.
92
constatons que les hiérarchies sont créées à plusieurs niveaux même si elles ne sont pas aussi
strictes que dans le cas des organisations « classiques », des partis politiques, des syndicats.
Genç Siviller étant une association, elle a plusieurs exigences légales à satisfaire, par
exemple, avoir un président et une assemblée générale.267 Il est en revanche évident que cela ne
constitue qu’une formalité pour les militants ; peu d’entre eux savent qui est le président et qui
sont les membres de l’assemblée générale. Même si cela montre qu’il n’existe de hiérarchie
stricte et formelle dans l’association, ce n’est pas suffisant pour assimiler Genç Siviller à un
réseau de militants ayant une structure libre de toute hiérarchie. Même si plusieurs membres ne
savent pas qui est le président de l’association, lorsque nous leur posons la question de désigner
quelqu’un au hasard, ils désignent tous la même personne qui se trouve être le président. Selon
les militants, être président n’est pas très important dans l’association, mais cela ne veut pas dire
que les idées de tous les militants sont prises en considération de la même façon. Un des
militants explique cela ainsi:
« L’élection d’un président est une chose procédurière pour nous. Je suis vice-président mais ce n’est que sur le papier. Nous avons fondé l’association pour qu’elle nous facilite certaines choses. Sans fonder une association, il est difficile d’organiser une activité, de
collecter des dons. Nous créons une association parce que nous en avons besoin. Par
conséquent, nous avons aussi un président.[…] Le fait d’être président n’est pas important mais il existe quelque chose comme ceci, ce que GX (elle parle de la personne
qui est le président) dit est très important pour nous, c’est normal. S’il dit quelque chose ce n’est pas pour rien mais bien sûr, parfois nous nous opposons à lui de façon sérieuse. »268
Les qualités du président se font sentir durant les réunions : par exemple, la réunion ne
commence pas sans lui, c’est lui qui modère la réunion, et de plus, nous remarquons durant les
réunions que certains militants s’affirment plus que d’autres et qu’ils font plus aisément valoir
leurs idées. La hiérarchie n’est pas le résultat de procédures ou d’attitudes cérémoniales, mais
elle est ressentie, vécue par les militants. Même si la hiérarchie n’est pas très stricte entre les
militants, la loi d’airain de l’oligarchie formulée par Robert Michels s’applique dans le cas de
Genç Siviller. Robert Michels note la présence inévitable de la loi d’airain dans chaque
organisation: « qui dit organisation, dit oligarchie. […] La formation des oligarchies au sein des
différentes formes de la démocratie est le résultat de la nécessité organique, et affecte par
267
5253 Sayılı Dernekler Kanunu (La loi des associations du numéro 5253) accédé via http://www.dernekler. gov.tr/index.php?option=com_content&view=article&id=180%3A5253-derneklerkanunu&catid=30%3Akanun lar
&Itemid=43&lang=tr, le 18 Août 2011 ; le règlement des associations accédé via http://www.dernekler.gov
.tr/index.php?option=com_content&view=article&id=58%3Adernekler-yoenetmelii&catid=31%3Ayoenetmelikler
&Itemid =44&lang=tr, le 18 Août 2011. 268
Extrait d’entretien avec G16, le 31 Mars 2011.
93
conséquent chaque organisation, qu'elle soit socialiste ou anarchiste. »269. Cette structure
oligarchique qu’on rencontre aussi chez Genç Siviller est renforcée par la façon dont se fait le
financement de l’association. Cette dernière ne collecte pas de cotisations de façon régulière et
n’a pas de barème de cotisation.270 Chaque militant paie une cotisation à la mesure de son budget
et cela présente des avantages pour la plupart qui sont étudiants. La plupart des militants
préfèrent en général donner une cotisation d’environ de 50 tl (20 euros), mais par exemple deux
militants (dont l’un est président de l’association) de notre échantillon ont indiqué qu’ils cotisent
à hauteur d’environ 1500 tl (600 euros). Cette pratique de l’association crée un gouffre entre les
sommes cotisées et nous pensons que ce gouffre renforce la structure oligarchique.
Les réunions ne sont pas le seul mécanisme de prise des décisions de Genç Siviller.
L’espace virtuel est utilisé aussi comme mécanisme de prise des décisions et l’association
l’utilise plutôt pour prendre des décisions et pour organiser ses actions collectives parce que c’est
plus efficace et plus pratique. Les formes hiérarchiques existantes au cours des réunions par les
attitudes, les gestes et les mimiques sont absentes de l’espace virtuel et les qualités de leadership
de certains militants sont plus difficiles à repérer dans l’espace virtuel. Cet espace n’est pas
dénué de hiérarchie mais on voit apparaître des des formes différentes de hiérarchie. Voici ce
que dit Tim Jordan:
« Les hiérarchies dans le cyberespace sont construites sur des bases différentes que dans l'espace non-virtuel et tendent à saper les hiérarchies offlines. Les hiérarchies en ligne doivent être construites à partir des particularités de la vie en ligne tels que le style
d'écriture de quelqu'un dans un groupe de discussion ou la puissance de leur logiciel de
codage dans un MUD. Les hiérarchies hors ligne peuvent être sapées par la vie virtuelle,
car le cyberespace diffuse des informations plus larges et permet la prise de décision plus
inclusive, même si cela nécessite des hiérarchies hors ligne de permettre un accès complet au cyberespace. »271
Dans le cas de Genç Siviller, d’une part les hiérarchies de l’espace réel créées par les attitudes,
les gestes, les mimiques sont remplacées dans l’espace virtuel par d’autres formes de hiérarchie
269
« The Iron Law of Oligarchy », art. cit., p. 386-387. 270
La collecte des fonds n’est pas la seule source de financement de l’association. L’association reçoit aussi des
donations et les militants disent qu’ils veulent faire des appels de fonds par Internet mais qu’ils ne peuvent pas parce
que cela exige plusieurs formalités. De plus, l’association cherche des manières inventives pour trouver de l’argent par exemple financer une manifestation ou une activité spécifique. Quand la réalisation d’une manifestation exige une somme élevée, ils envoient un mail à la plateforme virtuelle externe pour expliquer qu’ils ont besoin d’une
certaine somme. L’un des militants souligne qu’il est plus facile de collecter des donations de cette façon parce que
les gens sont plus enclins à payer pour la réalisation d’une activité spécifique qu’ils appuient. 271
Tim JORDAN, Cyberpower. The culture and the politics of cyberspace and the Internet, New York, Taylor &
Francis e-Library, 2003, p. 59.
94
créées par le style d’écriture272, d’autre part l’association crée des hiérarchies en multipliant les
plateformes virtuelles.
Graphique 3: Hiéarchie sur l’espace virtuel
Genç Siviller a trois groupes de mails qui forment une structure hiérarchique très visible. Le
premier groupe est ouvert à tout le monde et compte 4 851 membres. Cette plateforme est
composée des sympathisants de Genç Siviller ; l’association ne l’utilise que pour faire ses
annonces et n’y discute ni des sujets internes de l’association ni des détails des manifestations
mais parfois Genç Siviller organise des manifestations avec les gens de cette plateforme, par
exemple, pour manifester pour le train de « Hürriyet Hakkımızdır » (Liberté est notre droit) qui
va aller dans plusieurs villes. L’association communique par l’intermédiaire de cette plateforme
avec les gens qui vivent dans ces villes qui veulent manifester contre le train. Par contre, les
membres du groupe ne peuvent pas adresser de messages à cette plateforme pour contacter
d’autres militants de Genç Siviller, ils doivent adresser leur mail directement à l’association. La
deuxième plateforme est le groupe de mails Interne utilisé par les militants actifs de
l’association : il compte 50 membres. Les personnes sur cette plateforme deviennent aussi
adhérents de Genç Siviller. Les décisions concernant les manifestations, les détails des actions
collectives ou des activités sont traités la plupart du temps sur cette plateforme virtuelle. A la
différence du groupe de mails externe, tous les membres de cette plateforme peuvent envoyer des
messages à ce groupe de mails interne. Enfin, il existe aussi une autre plateforme virtuelle
interne que nous appelons groupe de mails du noyau de Genç Siviller à l’intérieur duquel on
272
Comme nous n’avons pas eu l’occasion de consulter les mails du groupe interne, nous ne pouvons pas faire de
commentaire détaillé sur les formes des hiérarchies qui peuvent être créées par mail. Les commentaires que nous
faisons s’appuient seulement nos entretiens, nos observations et les mails concernant la manifestation de « Anlarsın ya Baro ».
95
compte seulement 15 membres. Dans cette plateforme, les militants discutent de sujets plus
techniques -accepter ou non un nouveau militant à l’association, ou exclure un militant du
groupe de mails interne. L’un des fondateurs de l’association décrit ce groupe de mail comme un
« groupe de l’Etat profond formé par les militants plus anciens »273. Certains militants ne
connaissent même pas l’existence d’une telle plateforme, surtout les nouveaux venus, et certains
découvrent son existence plus tard, comme le dit un militant : « Au début j’étais membre du
groupe commun. J’allais à la permanence, je voyais qu’ils parlaient de sujets dont je n’étais pas
au courant. J’ai remarqué qu’il existait une autre plateforme. Je ne me suis pas fâchée. J’étais
nouvelle, je commençais à apporter ma contribution au groupe. Ensuite, je suis devenue membre
de ce groupe aussi »274. L’association crée une structure hiérarchique dans l’espace virtuel en
multipliant consciemment le nombre de groupes de mails à l’intérieur desquels différents
groupes de membres ont une position hiérarchique différente. Même si Internet convient mieux à
offrir un espace pour constituer des réseaux non hiérarchiques, les particularités de l’espace ne
conduisent pas forcément à la formation de réseaux non hiérarchiques. L’espace virtuel produit
par ces nouvelles technologies est façonné par les choix des personnes utilisant ses technologies.
Les nouvelles technologies ne sont pas seules responsables de la disparation des structures
hiérarchiques, mais la structure des réseaux formés dépend plutôt des choix des personnes qui
utilisent ces technologies. Nous constatons que Genç Siviller cherche à former une structure
hiérarchique qui n’est pas stricte mais qui est nécessaire, selon les militants, au bon
fonctionnement de l’association. Au contraire de plusieurs théoriciens de nouveaux mouvements
sociaux qui parlent de forme d’organisation horizontale des nouveaux mouvements, nous
constatons que même s’il n’existe pas une hiérarchie stricte dans Genç Siviller, l’association crée
consciemment ou inconsciemment des formes de hiérarchies à la fois dans le monde réel et dans
le monde virtuel.
Conclusion
Nous constatons que même si Genç Siviller qui peut être considéré comme un cas typique
des nouveaux mouvements sociaux en Turquie en raison de sa structure décentralisée, de son
répertoire d’action peu institutionnalisé, le contenu de ses revendications excluant
spécifiquement la dimension économique, ses acteurs jeunes qui ne positionnent pas sur l’axe
gauche-droite, la forme de militantisme de l’association n’est pas seulement marquée par une
273
Extrait d’entretien avec G18, le 7 Avril 2011. 274
Extrait d’entretien avec G15, le 26 Mars 2011.
96
rupture par rapport aux formes classiques d’engagement mais se situe plutôt entre la rupture et la
continuité. L’une des différences de Genç Siviller par rapport aux mouvements classiques est son
utilisation efficace d’Internet comme outil de communication, répertoire d’action et média. Mais
cela ne veut pas dire que les anciennes formes sont remplacées, mais plutôt que l’association
préfère utiliser à la fois les formes classiques et nouvelles. Les pratiques online et offline se
complètent l’une l’autre et de cette façon, l’association crée sa propre forme de militantisme.
Dans la sphère de militantisme, Internet apporte d’une part certaines nouveautés -comme le
développement d’un répertoire plus diversifié et inventif, l’option pour une forme d’engagement
distancié, confortable et moins contraignant, la possibilité de diffuser ses nouvelles plus
facilement avec sa propre interprétation- mais il permet aussi de continuer certaines traditions
comme la création de hiérarchies, même si elles sont plus flexibles que les hiérarchies
traditionnelles.
97
CONCLUSION GENERALE
Internet et militantisme : ni utopie ni dystopie
Nous avons essayé de démontrer au cours de notre recherche que dans la sphère de
militantisme Internet ne se pose ni en tant que pure utopie permettant aux masses réprimées ou
désintéressées de la politique de se mobiliser, ni en tant que dystopie qui fait disparaître les
pratiques classiques de militantisme. En analysant l’expérience de militantisme au sein de Genç
Siviller, association prônant dès le début de son processus d’activisme l’usage intensif d’Internet
comme outil de communication, répertoire d’action et média, dans le contexte politique
spécifique de la Turquie -ni démocratique ni autoritaire-, nous avons essayé de comprendre
l’effet d’Internet sur le militantisme et les particularités des militants qui privilégient cette forme
d’activisme.
Dans un premier temps, nous nous sommes concentré sur l’histoire de l’association afin
de mieux comprendre la dynamique de son émergence et la transformation de ses
caractéristiques au fil du temps. La reconstitution de l’histoire de Genç Siviller tenant compte des
spécificités du contexte politique Turc et des usages des différents réseaux télématiques par les
militants nous a montré qu’il était essentiel d’« éviter le déterminisme technologique » et
important de « reconnaitre que la plupart des nouvelles caractéristiques des mouvements sociaux
résultent des modifications dans leurs contextes sociaux et politiques plutôt que d'innovations
techniques » (Charles Tilly).275 Nous avons constaté que l’émergence de Genç Siviller dans un
contexte sociopolitique où la société civile n’est pas libérée de l’idéologie sécuritaire dominante
en Turquie jusqu’à l’hiver 2008 était plutôt lié à la position particulière de l’association qui
profitait de l’opportunité politique née de la confrontation entre deux pouvoirs, le régime
sécuritaire d’une part, qui protège sa position dominante et le gouvernement d’AKP d’autre part,
déterminé à devenir le pouvoir hégémonique, plutôt qu’à l’usage d’Internet dans la sphère de
militantisme. Nous avons donc vérifié, comme dit Olivier Fillieule, qu’un mouvement
contestataire doit bénéficier d’un minimum d’opportunité politique afin d’émerger276 et
qu’Internet affecte ce processus d’émergence du mouvement contestataire, mais que cet effet
reste limité avec la facilitation et l’accélération de la connectivité des militants, la mise en
contact de nouveaux militants avec l’organisation et l’augmentation de la popularité de
275
Social Movements.1768-2004., op. cit., p. 98. 276
« L’analyse des mouvements sociaux. Pour une problématique unifiée », art. cit., p. 46.
98
l’organisation grâce aux nouveaux modes d’action et à la diffusion des nouvelles sans
l’intervention des masses médias.
Le changement d’équilibre des pouvoirs en Turquie à partir de l’hiver 2008 entraine la
transformation de la position d’opposition de Genç Siviller et nous constatons que l’association
est dans une période passive qui se manifeste principalement par la diminution du nombre
d’actions collectives entreprises et du nombre de réunions face à face. Sur ce point, nous avons
examiné les modalités d’engagement de Genç Siviller pour comprendre l’effet d’Internet sur
l’état actuel de l’organisation et surtout cette tendance à la passivité. Notre analyse met en
exergue que l’usage d’Internet présente des opportunités et des contraintes en ce qui concerne le
processus d’engagement. Nous avons vu tout d’abord qu’Internet, utilisé comme outil de
communication externe pour contacter avec les sympathisants de l’association, constitue un
réseau de recrutement de Genç Siviller et facilite ce processus. Les militants recrutés par une
mise en contact sur une plateforme virtuelle de discussion constituent un groupe sans passé
militant, ayant accès à Internet et enclin à l’utiliser régulièrement. Internet mobilise donc des
groupes ayant le capital économique, social et culturel nécessaire pour y accéder et facilite le
passage à l’acte des jeunes sans passé militant baptisés « génération Internet » parce qu’ils
utilisent Internet régulièrement. Cette « génération Internet » utilise régulièrement cette
technologie dans leur vie quotidienne et privilégie l’usage des réseaux télématiques dans leur
sphère de militantisme. Même si Internet en tant qu’outil de communication externe met en
contact avec l’association des jeunes de la « génération Internet » ayant des tendances politiques
proches de Genç Siviller et facilite leur passage à l’acte, nous avons vu que l’utilisation des
plateformes virtuelles en tant qu’outil de communication interne et mécanisme décisionnel de
l’association rend difficile l’intégration des nouveaux membres à l’association à cause de la
réduction des contacts réels entre les nouveaux et les anciens adhérents. Une fois intégré à
l’association, les militants préfèrent plutôt adapter leur sphère de militantisme par rapport aux
exigences de leur vie quotidienne et non l’inverse. Nous avons constaté que cela présente deux
contraintes significatives pour l’association. L’une est la tendance au relâchement des militants
qui pensent être suffisamment actifs en suivant les discussions sur Internet, et l’autre est la
difficulté de création d’une identité collective forte à cause du peu de contacts réels entre
militants. Ces deux contraintes intensifient la tendance à la passivité régnant au sein de
l’association. Les militants manquant d’identité collective forte se différencient surtout par leurs
idées sur la dimension économique des sujets et par leur positionnement par rapport au
gouvernement en place, ce qui empêche le recentrage de la cause de l’association par rapport aux
transformations du contexte sociopolitique turc. Bien que les obstacles de démocratisation
déplacent l’axe civil-sécuritaire vers un axe démocratique-autoritaire, l’association continue de
99
centrer sa cause prodémocratique sur l’opposition à l’intervention militaire dans la sphère
politique civile. La dévalorisation de la cause par les changements d’équilibre des pouvoirs en
Turquie et l’incapacité de l’association à reformuler cette cause sont deux facteurs qui
conduisent Genç Siviller dans l’impasse de la passivité et entrainent dans l’association une
demande de changement de structure (l’association pourrait être transformée en association
professionnelle, parti politique, lobby ou autre). Par contre, nous avons vu que cette impasse
n’entraine pas de processus de désengagement notoire. L’un des facteurs déterminants qui
prévient ce désengagement est l’usage d’Internet : lorsque la motivation des militants diminue
parce qu’ils perdent foi en la cause mobilisatrice, ils peuvent toujours réduire le temps et
l’énergie qu’ils consacrent à la cause, sans pour autant se sentir détaché de l’organisation. Nous
avons constaté que l’usage des plateformes virtuelles en tant qu’outil de communication et
mécanisme décisionnel permet une forme de militantisme « confortable » et plus souple,
offrant la possibilité d’adapter le militantisme selon les exigences de la vie quotidienne et
professionnelle, de garder le contact avec l’association et de participer à la prise de décision sur
Internet -la plupart des membres ont accès à Internet avec leur téléphone portable-. On comprend
alors que la baisse de la motivation provoquée par l’usure de la cause ou le changement de la
disponibilité biographique des militants (mariage, début d’un emploi à plein temps, changement
de ville ou de pays) n’entrainent pas toujours le désengagement dans les groupes de militants
utilisant Internet de manière efficace pour communiquer et pour s’organiser.
Nous avons enfin montré que même si l’usage d’Internet permet l’émergence de
nouvelles pratiques de militantisme, il n’entraine pas la disparition totale des formes de l’action
collective et des structures classiques d’organisation, mais au contraire, nous constatons
l’émergence d’une nouvelle forme de militantisme combinant les nouveaux et les anciennes
formes et apportant des nouveautés toute en perpétuant certaines traditions. Tout d’abord, nous
avons analysé les modes d’action de Genç Siviller, ce qui nous a permis de constater que
l’association complète les modes d’action classiques (les défilés de rue) avec les nouveaux
modes d’action réalisés surtout sur Internet, utilisant l’ironie et la créativité. En revanche, nous
avons vu que même si l’association cherche à être inventive et originale, elle est souvent obligée
d’avoir recours aux même modes d’action. Nous avons donc suggéré que, comme le dit Charles
Tilly, en un temps et un lieu donné ils existent un nombre limité de répertoires en raison de
l’expérience accumulée et des contraintes extérieures. L’association n’utilise pas seulement
Internet comme outil de communication et répertoire d’action, mais aussi comme média pour
diffuser ses nouvelles en utilisant différentes plateformes virtuelles comme le site Internet, les
groupes de discussions, Facebook et Twitter. Cela ne veut pas dire que l’association n’accorde
pas d’importance à sa visibilité médiatique ; au contraire, son objectif principal, en organisant
100
ses manifestations, est d’attirer l’attention des médias. L’association combine donc la visibilité
sur les médias sociaux et sur les masses médias afin de maximiser le nombre de personnes qui
prennent connaissance de leurs manifestations, dans le but primordial d’attirer l’attention des
acteurs politiques. De plus, l’utilisation des médias sociaux pour la diffusion des nouvelles
permet à Genç Siviller d’interpréter ses manifestations – ce qui est important, surtout pour les
manifestations ironiques et symboliques, pouvant être interprétées de plusieurs façons
différentes. A la fin de notre recherche, nous avons montré qu’Internet, en tant qu’outil de
communication, répertoire d’action et média, n’entraine pas la disparition des pratiques de
militantisme offline mais au contraire, crée une nouvelle forme de militantisme combinant les
pratiques réelles (comme les réunions face à face, les manifestations de rue, etc.) et les pratiques
virtuelles (comme les manifestations sur une plateforme virtuelle, manifestation en ligne, etc.).
Nous voyons ainsi émerger une nouvelle forme d’organisation se situant entre communauté
virtuelle et association réelle. Cette nouvelle structure apporte d’une part des nouveautés, et
d’autre part, perpétue certaines traditions comme la création des hiérarchies. Nous avons montré
que même si les nouveaux mouvements sociaux et l’espace créé sur Internet sont décrits par
plusieurs auteurs comme un espace libre de hiérarchies, celles-ci ne disparaissent pas totalement
mais deviennent plus flexibles et réapparaissent même sur Internet, par exemple dans le cas de
Genç Siviller où elles prennent la forme de plateformes virtuelles composées des différents
membres selon leur position hiérarchique.
101
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mémoire, ainsi que d’autres, dont la consultation permet d’éclairer notre sujet. Afin de faciliter sa consultation, elle suit un ordre alphabétique et ne comprend pas de classement thématique.
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110
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« Köşke converse ayakkabıyla girdi. » [Il est entré à Köşk (le nom de la résidence officielle du président) avec les chaussures Converse.], Haber 7, publié le 9 Septembre 2007, http://www.haber7.com/haber/20070909/Koske-Convers--ayakkabiyla-girdi.php
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« Milli güvenlik siyaset belgesi kabul edildi. » [Le document de la politique de sécurité nationale est accepté], Cnn Türk, publié le 22 Novembre 2011, http://www.cnnturk.com/2010/turki
ye/11/22/milli.guvenlik.siyaset.belgesi.kabul.edildi/597105.0/index.html
« Org. Balanlı tutuklandı. » [Le général Balanlı a été arrêté], Ntvmsnbc, publié le 30 Mai 2011, http://www. ntvmsnbc.com/id/252179 99
« 27 yaşında Meclis’e girdi. » [Il est entré à l’assemblée à 27 ans], Milliyet, publié le 14 juin 2011. http://siyaset.milliyet.com.tr/27-yasinda-meclis-e-girdi/siyaset/siyasetdetay/14.06.2011/
1402168/default.htm
« Genç Siviller Baro’dan rahatsız olmuş » [Les Jeunes Civils sont dérangés du barreau], Sol
haber portalı [Portail de nouvelles de gauche], publié le 19 Novembre 2009.
http://haber.sol.org.tr/devlet-ve-siyaset/genc-siviller-barodan-rahatsiz-olmus-haberi-20603
111
ANNEXES
Annexe I. Des affiches et des photos des manifestations de Genç Siviller
1. Le logo de Genç Siviller
2. Le journal Cumhuriyet (La République) du 23 mai 2003 titre en Une : « Les jeunes
officiers sont dérangés ». Cela a incité Genç Siviller à nommer sa déclaration de 2006 : «
Les jeunes civiles sont dérangés »
112
3. Manifestation fait le 12 Septembre 2008 avec le slogan « Bir daha asla » (« Plus jamais »)
pour critiquer et faire rappeler le coup d’Etat de 1980
URL : http://gencsiviller.net/wp-content/uploads/2011/04/158.jpg
4. Manifestation réalisé le 24 septembre 2008 et devenue populaire avec le slogan « Biji
Diva » (« Vive la Prima Donna ») pour supporter une chanteuse jugé à cause de sa
déclaration antimilitariste
URL: http://fotogaleri.haberler.com/ersoy-a-biji-diva-li-destek
113
5. Manifestation réalisée le 1er Mai 2009 avec le slogan « Que ceux qui ont ouvert le feu
d’ici le 1er
mai 1977 soient trouvés »
URL: http://www.flickr.com/photos/41955861@N02/3866852041/in/photostream/
6. Un adhérent de Genç Siviller participe à la conférence organisée à Washington pour le
35ème
anniversaire de la création d’Internet en janvier 2010
URL : http://gencsiviller.net/haber.php?haber_id=241&print=1
114
7. « Milli Tüp » (Tube Nationale) : Site d’Internet créé pour manifester la censure de
Youtube
URL: http://gencsiviller.net/wp-content/uploads/2011/03/590.jpg
8. « Milli Motor » (Moteur national) : Site d’Internet créé pour manifester la censure
d’Internet
URL: http://www.millimotor.com/
La traduction des mots de haute vers le bas: Moteur National -Moteur national de recherche -Recherche -Je me sens
intelligent, agile et moral -Les mots dont sa recherche ne peut même pas être proposé -Les conditions d’utilisation -
Formulaire d’application.
115
9. Manifestation contre le Barreau d’Istanbul le 3 Avril 2010 réalisée en envoyant une
couronne sur laquelle c’est écrit: « Carl Schmitt – Barreau Nurnberg »
URL: http://gencsiviller.net/2010/04/03/carl-schmittten-istanbul-barosuna-celenk/
10. Manifestation contre le Barreau d’Istanbul le 22 Mars 2011 avec le slogan « Anlarsın ya
Baro » (« Tu comprends Barreau »)
URL: http://gencsiviller.net/wp-content/uploads/2011/04/699.jpg
116
11. Manifestation annuelle créée le 27 mai 2008 faite pour protester et faire rappeler le
coup d’Etat de 1960 avec le slogan de « Yassıada Demokrasi Adası olsun » (« Yassıada soit
l’île de la démocratie »)
URL :https://picasaweb.google.com/110687166961294552071/BirDahaAsla?authkey=Gv1sRgCMfRvaW75u-
CjwE&feat=email#5611705924717058082, la photo prise le 27 Mai 2011
12. L’adhérent de Genç Siviller élu comme parlementaire à 27 ans aux élections de juin
2011
URL:http://www.radikal.com.tr/Radikal.aspx?aType=RadikalDetayV3&ArticleID=1053447&Date=03.09.2011&Ca
tegoryID=78
117
Annexe II. Des photos des plateformes virtuelles de Genç Siviller
1. La page d'accueil du site Internet de Genç Siviller
« Les Jeunes Civiles sont dérangés »
URL: http://gencsiviller.net/
2. La page de Twitter de Genç Siviller
URL: http://www.facebook.com/gencsivillerpage
118
3. La page de Facebook de Genç Siviller
URL: http://www.facebook.com/gencsivillerpage
119
Annexe III. Le document de Wikileaks sur Genç Siviller
120
121
122
URL: http://www.cablegatesearch.net/search.php?q=Genc+Siviller&sort=1
123
Annexe IV. Listes des adhérents de Genç Siviller
a- Liste des adhérents actifs qui sont membres de la plateforme virtuelle interne :
1- Femme, banquier, 34 ans, vit à İstanbul
2- Femme, ingénieur en informatique, 31 ans, vit à İstanbul
3- Femme, médecin, 31 ans, vit à İstanbul
4- Homme, ingénieur industriel, 27 ans, vit à İstanbul
5- Femme, étudiante, 21 ans, vit à İstanbul
6- Homme, étudiant, 22 ans, vit en dehors d’Istanbul
7- Homme, ingénieur, 27 ans, vit à Istanbul
8- Femme, étudiante, 19 ans, vit à l’étranger
9- Homme, fonctionnaire de l’Etat, 23 ans, vit à İstanbul
10- Homme, étudiant, 28 ans, vit à İstanbul
11- Homme, banquier, 26 ans, vit à l’étranger
12- Homme, étudiant, 29 ans, vit à İstanbul
13- Femme, étudiante, 23 ans, vit à İstanbul
14- Femme, étudiante, 21 ans, vit à İstanbul
15- Femme, journaliste, 25 ans, vit à İstanbul
16- Homme, professeur, 29 ans, vit à İstanbul
17- Femme, étudiante, 28 ans, vit à İstanbul
18- Femme, journaliste, 28 ans, vit à İstanbul
19- Femme, journaliste, 31 ans, vit à İstanbul
20- Homme, administrateur, 30 ans, vit en dehors d’Istanbul
21- Femme, experte des relations publiques, 26 ans, vit à İstanbul
22- Homme, journaliste, 33 ans, vit à İstanbul
23- Homme, architecte, 31 ans, vit à İstanbul
24- Homme, administrateur, 37 ans, vit à İstanbul
25- Homme, étudiant, 25 ans, vit à İstanbul
26- Femme, administrateur, 25 ans, vit à İstanbul
27- Femme, étudiante, 19 ans, vit à İstanbul
28- Femme, professeur, 26 ans, vit à İstanbul
29- Homme, étudiant, 27 ans, vit à İstanbul
30- Homme, entrepreneur, 26 ans, vit en dehors d’Istanbul
31- Femme, assistante administrative, 34 ans, vit à İstanbul
124
32- Femme, chercheuse, 32 ans, vit à İstanbul
33- Femme, journaliste, 29 ans, vit à İstanbul
34- Femme, psychologue, 34 ans, vit à İstanbul
35- Femme, médecin, 30 ans, vit à İstanbul
36- Femme, étudiante, 23 ans, vit à İstanbul
37- Homme, ouvrier, 32 ans, vit à İstanbul
38- Femme, étudiante, 25 ans, vit à İstanbul
39- Homme, étudiant, 25 ans, vit à İstanbul
40- Homme, spécialiste de la science politique, 27 ans, vit à İstanbul
41- Homme, journaliste, 23 ans, vit à İstanbul
42- Homme, fonctionnaire de l’Etat, 32 ans, vit à İstanbul
43- Homme, chercheur, 36 ans, vit à İstanbul
44- Homme, spécialiste du logiciel, 27 ans, vit à İstanbul
45- Homme, étudiant, 25 ans, vit à İstanbul
46- Homme, ingénieur en information, 30 ans, vit à İstanbul
47- Femme, chercheuse, 27 ans, vit à l’étranger
48- Femme, étudiante, 23 ans, vit à İstanbul
49- Femme, chercheur, 26 ans, vit à İstanbul
50- Homme, chercheur, 32 ans, vit à İstanbul
b- Liste des adhérents qui sont membres de la plateforme virtuelle du noyau :
1- Femme, ingénieur en informatique, 31 ans, vit à İstanbul
2- Femme, chercheuse, 32 ans, vit à İstanbul
3- Homme, étudiant, 25 ans, vit à İstanbul
4- Femme, chercheuse, 27 ans, vit à l’étranger
5- Homme, spécialiste de la science politique, 27 ans, vit à İstanbul
6- Homme, entrepreneur, 26 ans, vit en dehors d’Istanbul
7- Homme, journaliste, 23 ans, vit à İstanbul
8- Homme, administrateur, 37 ans, vit à İstanbul
9- Femme, banquier, 34 ans, vit à İstanbul
10- Homme, architecte, 31 ans, vit à İstanbul
11- Homme, journaliste, 33 ans, vit à İstanbul
12- Homme, fonctionnaire de l’Etat, 32 ans, vit à İstanbul
125
13- Homme, ouvrier, 32 ans, vit à İstanbul
14- Femme, étudiante, 23 ans, vit à İstanbul
15- Homme, étudiant, 27 ans, vit à İstanbul
Annexe V. Listes des entretiens
20 entretiens formels réalisés avec les membres actifs de Genç Siviller, 1 entretien avec
un membre de Genç Siviller Bursa et 2 entretiens réalisés avec les académiciens qui sont
membres du groupe de discussions interne de Genç Siviller. Les entretiens formels ne
représentent qu’une partie de notre travail de terrain, nous avons su aussi des observations
participantes en allant au bureau de Genç Siviller, en participant aux réunions et aux
manifestations.
1- Entretien réalisé le 14 Mars 2011 avec l’adhérent G1 : Né en 1983, étudiant en master, vit à
İstanbul
2- Entretien réalisé le 17 Mars 2011 avec l’adhérent G2 : Né en 1984, travaille à plein temps, vit
actuellement à İstanbul
3- Entretien réalisé le 17 Mars 2011 avec l’adhérent G3 : Né en 1987, étudiante en master, vit à
actuellement İstanbul
4- Entretien réalisé le 19 Mars 2011 avec l’adhérent G4 : Né en 1980, travaille à plein temps, vit
actuellement à İstanbul
5- Entretien réalisé le 19 Mars 2011 avec l’adhérent G5 : Né en 1979, travaille à plein temps, vit
actuellement à İstanbul
6- Entretien réalisé le 20 Mars 2011 avec l’adhérent G6 : Né en 1987, travaille à plein temps, vit
actuellement à İstanbul
7- Entretien réalisé le 20 Mars 2011 avec l’adhérent G7 : Né en 1979, étudiant en post-doctorat,
vit actuellement aux Etats-Unis
8- Entretien réalisé le 21 Mars 2011 avec l’adhérent G8 : Né en 1986, étudiante en licence, vit
actuellement à İstanbul
126
9- Entretien réalisé le 21 Mars 2011 avec l’adhérent G9 : Né en 1979, travaille à plein temps, vit
actuellement à İstanbul
10- Entretien réalisé le 22 Mars 2011 avec l’adhérent G10 : Né en 1983, étudiante en licence, vit
actuellement à Bolu
11- Entretien réalisé le 22 Mars 2011 avec l’adhérent G11 : Né en 1985, travaille part-time, vit
actuellement à İstanbul
12- Entretien réalisé le 22 Mars 2011 avec l’adhérent G12 : Né en 1990, étudiante en licence, vit
actuellement à İstanbul
13-Entretien réalisé le 23 Mars 2011 avec l’adhérent G13 : Né en 1974, travaille à plein temps,
vit actuellement à İstanbul
14- Entretien réalisé le 25 Mars et 18 mai 2011 avec l’adhérent G14 : Né en 1986, étudiant en
licence, vit actuellement à İstanbul
15- Entretien réalisé le 26 Mars 2011 avec l’adhérent G15 : Né en 1980, travaille à plein temps,
vit actuellement à İstanbul
16- Entretien réalisé le 31 Mars 2011 avec l’adhérent G16 : Né en 1977, travaille à plein temps,
vit actuellement à İstanbul
17- Entretien réalisé le 1 Avril 2011 avec l’adhérent G17 : Né en 1973, travaille à plein temps,
vit actuellement à İstanbul
18- Entretien réalisé le 7 Avril 2011 avec l’adhérent G18 : Né en 1978, travaille à plein temps,
vit actuellement à İstanbul
19- Entretien réalisé le 9 Avril 2011 avec l’adhérent G19 (questionnaire envoyé par courrier
électronique- Né en 1988, étudiante en master, vit actuellement aux Etats-Unis
20- Entretien réalisé le 12 Avril 2011 avec l’adhérent G20 (sur Skype)- Né en 1984, étudiante en
mater, vit actuellement en Liban
21- Entretien réalisé le 21 Mars 2011 avec l’adhérent de Genç Siviller Bursa- Né en 1983,
chausseur, vit actuellement à Bursa.
22- Entretien réalisé le 30 Mars 2011 avec un chercheur en sciences sociales, proche de Genç
Siviller, membre de la plateforme virtuelle interne mais pas adhérent de l’association.
23- Entretien réalisé le 1 Avril 2001 avec un chercheur en sciences sociales, proche de Genç
Siviller, membre de la plateforme virtuelle interne mais pas adhérent de l’association.
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Annexe VI. Les sigles rencontrés dans le mémoire
AKP, Adalet ve Kalkınma Partisi : Le parti de la Justice et du développement
CHP, Cumhuriyet Halk Partisi : le parti républicaine du peuple
DSİP, Devrimci Sosyalist İşçi Partisi : Parti révolutionnaire des ouvriers
Küresel BAK, Küresel Barış ve Adalet Koalisyonu : Coalition pour la paix mondiale et la justice
ODTÜ, Ortadoğu Teknik Üniversitesi : Université technique du Moyen-Orient
RP, Refah Partisi : Parti de la Prospérité
TBMM, Türkiye Büyük Millet Meclisi : L’assemblée nationale de Turquie
TSK, Türk Silahlı Kuvvetleri : Les forces armées de la Turquie
TÜİK, Türkiye İstatistik Kurumu : Institution de statistiques de la Turquie