Intermittents du spectacle : un modèle d’assurance

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> L’État-providence à bout de souffle ? Réinventer notre modèle social 86 © Groupe Eyrolles Intermittents du spectacle : un modèle d’assurance BRUNO COQUET Le régime d’assurance chômage des intermittents du spectacle est aussi âprement défendu que contesté. Ce régime spécial d’assurance chômage protège bien ses bénéficiaires et profite à leurs employeurs, mais les gains qu’il procure du point de vue de la production culturelle et du bien-être global ne sont pas évidents, en tout état de cause loin d’être proportionnés aux moyens financiers engagés. Il est utile d’inscrire ce débat dans le cadre plus large de l’économie de la culture, des industries du spectacle et des aides publiques qui leur sont destinées. L’efficacité de l’assurance chômage peut être améliorée, sans sacrifier les spécificités de certaines professions, en particulier les métiers artistiques. Societal2015_EP5.indd 86 26/01/2015 09:54

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Le régime d’assurance chômage des intermittents du spectacle est aussi âprement défendu que contesté. Ce régime spécial d’assurance chômage protège bien ses bénéficiaires et profite à leurs employeurs, mais les gains qu’il procure du point de vue de la production culturelle et du bien-être global ne sont pas évidents, en tout état de cause loin d’être proportionnés aux moyens financiers engagés. Il est utile d’inscrire ce débat dans le cadre plus large de l’économie de la culture, des industries du spectacle et des aides publiques qui leur sont destinées. L’efficacité de l’assurance chômage peut être améliorée, sans sacrifier les spécificités de certaines professions, en particulier les métiers artistiques.

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Intermittents du spectacle : un modèle d’assurance

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Le régime d’assurance chômage des intermittents du spectacle est aussi âprement défendu que contesté. Ce régime spécial d’assurance chômage protège bien ses bénéficiaires et profite à leurs employeurs, mais les gains qu’il procure du point de vue de la production culturelle et du bien-être global ne sont pas évidents, en tout état de cause loin d’être proportionnés aux moyens financiers engagés. Il est utile d’inscrire ce débat dans le cadre plus large de l’économie de la culture, des industries du spectacle et des aides publiques qui leur sont destinées. L’efficacité de l’assurance chômage peut être améliorée, sans sacrifier les spécificités de certaines professions, en particulier les métiers artistiques.

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ÉCONOMIE DE LA CULTURE ET DU SPECTACLELe modèle économique des industries du spectacle repose sur quatre piliers : protections réglementaires, commandes publiques, subventions et régime spécial d’assurance chômage.

Ancré sur ces bases, le statut d’intermittent du spectacle1 se caractérise principalement par d’importantes subventions à l’emploi, l’hyper-flexibi-lité que permet le recours débridé aux CDD d’usage, et bien sûr ce régime spécial d’assurance chômage, fierté française, vanté par les employeurs et les salariés à l’unisson, présenté à la fois comme un avantage compa-ratif déterminant et comme le rempart ultime contre la dissolution de la culture française dans un marché mondialisé. Ce régime est cepen-dant aussi décrié sur le plan économique et social car l’Unedic garantit aux intermittents des droits sans équivalent au monde et parce que, n’étant pas parvenue à les maîtriser, elle a préféré maintenir des cotisations élevées et imposer des restrictions aux autres chômeurs pour contenir la dette abyssale créée par ces règles dérogatoires2 (voir encadré « Intermit-tents du spectacle et finances de l’assurance chômage », p. 91).

Il n’y a guère de débat, car le sujet est sensible. Défiant la crise, les lois de l’économie et celles de la comptabilité, les secteurs du spectacle veulent à tout prix préserver ce régime, présenté comme une ressource financière vitale. La simple invocation du rayonnement culturel de la France vaut à elle seule évaluation, et suffit à balayer les viles questions d’opportunité, d’équité, de coût et – osons le mot – d’efficacité. Mais les enjeux, cultu-rels, financiers, de l’emploi et de la sécurisation des salariés précaires plaident pour une amélioration des choses. C’est pourquoi il est utile d’objectiver la valeur ajoutée de ce régime spécial d’assurance chômage, sans complaisance, mais aussi sans anathème car il est inexact de croire que ses défenseurs seraient seulement asservis au corporatisme et aux intérêts particuliers.

1 La controverse quant à l’existence formelle de ce statut n’est pas discutée ici. Cf. C. Kert et J.-P. Gilles, Métiers artistiques : être ou ne pas être des travailleurs comme les autres ?, Rapport d’in-formation n° 941, Assemblée nationale, 2013.

2 Cf. B. Coquet, « Assurance chômage : six enjeux pour une négociation », Policy Paper, Institut de l’Entreprise, 2014 (http://www.institut-entreprise.fr/les-publications/assurance-chomage-six-en-jeux-pour-une-negociation) et « Les intermittents du spectacle ; un régime d’assurance chômage avantageux et discutable », Futuribles, n° 367, octobre 2010.

“ L’Unedic garantit aux intermittents des droits sans équivalent au monde.

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L’évidence montre qu’une vie culturelle est possible sans un tel régime spécial d’assurance chômage : passé les frontières de la France, on peut heureusement encore voir de nombreuses productions culturelles, œuvres, spectacles, festivals, expositions, etc. On trouve, ailleurs que dans l’Hexagone et à Hollywood, des entrepreneurs de spectacles, des salariés pour les produire, des spectateurs pour y assister, voire des budgets publics pour les financer. L’exception culturelle française ne tient donc pas au fait que ce qui est produit ici, grâce aux protections et aux subventions, n’existe pas ailleurs (d’autant plus que les manifestations ou les programmations proposées chez nos voisins sont parfois très semblables aux nôtres).

Au plan économique, la contribution des intermittents du spectacle à la production culturelle française est modeste : 4,3 % de sa valeur ajoutée

(voir figure ci-contre). Même au sein des branches qui les emploient, ils ne représentent que 17,8 % des 870 000 emplois de type culturel et 20 % de la masse salariale1. Cet écart entre emploi et valeur ajoutée illustre la faible productivité individuelle des intermittents, employés seulement 44 jours par an pour les artistes et 82 jours pour les techniciens2. Ainsi, ils représentent 1,2 % de l’emploi total du pays, mais 0,6 % de la masse salariale, bien que leur salaire journalier moyen soit environ 50 % supérieur à la moyenne. Comparativement, leur poids dans les dépenses d’assurance chômage est élevé : 4,7 % des dépenses de l’Unedic.

Les branches du spectacle sont donc un petit secteur économique, ce qui n’amoindrit ni leur importance ni les talents de leurs salariés, mais empêche d’établir un lien direct et proportionné entre le statut d’intermit-tent du spectacle, le régime spécial d’assurance chômage et la production culturelle française. Même en supposant l’existence d’effets de levier sur la production totale, refonder ce régime spécial d’assurance chômage ne provoquerait pas l’effondrement culturel tant redouté, car deux tiers de la production culturelle française provient de branches qui n’emploient pas d’intermittents.

1 Pour les données d’emploi, cf. Kancel et al., L’Apport de la culture à l’économie en France, rapport IGF-IGAC, 2013 ; Pôle Emploi (2014) pour la masse salariale (branches 59, 60 et 90 qui en repré-sentent 95 %).

2 M. Gouyon et F. Patureau, « Tendances de l’emploi dans le spectacle », Culture chiffres, n° 2014-2.

Le poids des intermittents dans les dépenses d’assurance chômage est élevé : 4,7 % des dépenses de l’Unedic.

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Structure de la production et de l’emploi dans les secteurs culturels

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Intermittents du spectacle 4,3 % 8,3 %Intermittents du spectacle

Emplois de type culturel

Métiers artistiques

Professions du spectacle

Branches culturelles

Branches spécifiquement culturelles

Industries du spectacleet de l'audiovisuel

Sources : Kancel et al. (2013) ; Insee, France Portrait social (2013) ; Jauneau (2013) ; Kert et Gilles (2013), Pôle Emploi (2014), calculs de l’auteur. Données de l’année 2011.

Petites, ces branches n’en sont pas moins dynamiques : entre 1999 et 2012, leur valeur ajoutée a crû deux fois plus vite que la moyenne des branches (40,9 % en volume, contre 20,7 %), leurs effectifs cinq fois plus vite (41,3 %, contre 8,5 %), dont 47,1 % pour les intermittents et 37,6 % pour les autres statuts (CDD, CDI). Les industries du spectacle ont donc nourri la croissance et l’emploi, au prix toutefois d’une faible productivité individuelle (– 2,6 %) (voir figure « Situation financière de l’assurance chômage » p. 91).

DE NOMBREUSES AIDES POUR LA PRODUCTION ET L’EMPLOICe dynamisme provient-il spontanément de l’offre ou de la demande, ou résulte-t-il des aides publiques ? Dans le premier cas, on pourrait s’in-terroger sur l’utilité de subventions élevées à un secteur si dynamique, dans le second sur leur efficacité. Dans tous les cas, la disette qui frappe les finances publiques exige d’évaluer ces politiques, d’autant que les

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industries du spectacle reçoivent des aides à l’activité et à l’emploi bien supérieures à leur poids économique.

L’État alloue plus de 700 millions d’euros de subventions par an à ces branches, qui s’ajoutent à celles des communes, départements et régions, et aux taxes affectées. Protections réglementaires et avantages fiscaux complètent le soutien à ces secteurs1. Il faut aussi souligner que depuis le milieu des années 1990 les branches culturelles ont bénéficié d’une forte hausse des commandes publiques (passées de 1 % à 1,5 % du PIB), qui se sont substituées à la baisse équivalente de la demande des ménages2, évolution typique d’un modèle économique sous perfusion.

Ce soutien à la production s’ajoute à des incitations sociales et fiscales dédiées au développement de l’emploi  : taux de cotisations réduits à 70 % des taux de droit commun, assiettes forfaitaires, déductions forfai-

taires spécifiques de 20 % à 25 % de l’as-siette de calcul, régime des frais de saison, etc. Plus du tiers de la masse salariale de ces branches en bénéficie3  ; sans compter que, moins coûteux, les droits à la protec-tion sociale sont aussi parfois plus généreux4. Ces aides à l’emploi ont de fâcheux points communs  : coût précis inconnu5, jamais évaluées bien que souvent anciennes, non compensées6. Leur principe comme leurs modalités sont discutables, d’autant qu’un bien public culturel devrait être financé par des ressources budgétaires publiques et non par des cotisations sociales grevant le coût du travail.

Loin de constituer un bilan exhaustif, et sans prendre en compte le régime des intermittents du spectacle, les aides publiques évoquées ici ont, à elles seules, le même ordre de grandeur que la masse salariale versée aux intermittents (2,7 milliards d’euros en 2012).

1 Ministère de la Culture (2014), Chiffres-clés 2013. Le rapport public de la Cour des comptes (2014), Les Soutiens à la production cinématographique et audiovisuelle : des changements nécessaires, cite le chiffre de 1,6 milliard d’euros de financements publics pour les secteurs du cinéma et de l’au-diovisuel (sur un champ différent, moins de secteurs que ceux employant des intermittents, hors assurance chômage en particulier).

2 Y. Jauneau, « Le poids économique direct de la culture », Culture chiffres, n° 2013-3.

3 PLFSS, 2014.

4 Kert et Gilles, op. cit., p. 119.

5 Seules sont publiées des indications sur l’assiette concernée.

6 Leur coût est reporté sur les autres contributeurs (cf. PLFSS 2014).

“ Les branches culturelles ont bénéficié d’une forte hausse des commandes publiques qui se sont substituées à la baisse équivalente de la demande des ménages, évolution typique d’un modèle économique sous perfusion.

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INTERMITTENTS DU SPECTACLE ET FINANCES DE L’ASSURANCE CHÔMAGE

Avec 1,27 milliard d’euros d’allocations versées en 2011, auxquelles il faut ajouter leur part des autres dépenses (frais de structure, accompagnement, etc.), et les charges d’intérêts, le régime spécial des intermittents décaisse 1,75 milliard pour seulement 250 millions d’euros de recettes, dégageant ainsi un déficit de 1,5 milliard d’euros en 2012. Ce déficit ne peut cependant pas être mis en regard de la production culturelle dans son ensemble, car il est circonscrit aux industries du spectacle, l’essentiel des industries culturelles relevant du droit commun, ou de régimes de travailleurs indépendants.

La situation financière de l’assurance chômage usuellement discutée est celle de l’Unedic. Mais cette lecture est trop simpliste car elle agrège deux ensembles distincts : d’une part le régime général et ses règles de droit commun, d’autre part le régime des intermittents du spectacle dont les règles d’admission et d’indemnisation diffèrent en tous points du droit commun.

Situation financière de l’assurance chômage : droit commun et régimes spéciaux

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Milliards d'euros courants

Excédent / Dette du régime général d'assurance chômage(hors intermittents du spectacle)

Dette du régime des intermittents du spectacle("Annexes 8 et 10")

Sources : données Unedic, calculs de l’auteur.

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Cette comptabilité trop fruste laisse indûment croire que l’endet-tement de l’Unedic résulte de la générosité des règles de droit commun, poussant à les revoir à la baisse. Une comptabilité rigou-reuse séparant règles de droit commun et régime spécial des intermittents montre que ce dernier est la source exclusive de l’en-dettement de l’Unedic1, et même au-delà car sans lui l’assurance chômage de droit commun aurait encore un excédent de trésorerie de 4,2 milliards d’euros fin 2014, après plus de six ans de la pire crise de l’Histoire !

UNE AIDE SINGULIÈRE : L’ASSURANCE CHÔMAGE DES INTERMITTENTSLe dynamisme des branches culturelles doit donc beaucoup aux aides publiques, dont ni l’ampleur ni les effets ne sont réellement évalués, pas plus que ceux du régime spécial d’assurance chômage des intermittents.

Ce régime a indemnisé 108 600 personnes « au moins une fois dans l’année », en 2011, 70 % des intermittents bénéficiant d’alloca-tions de l’Unedic. Mais ce concept ne peut être comparé avec celui utilisé pour les autres chômeurs2 : un instantané montre que 89 055 intermittents étaient indem-nisés fin 2011, soit 4 % de l’ensemble des chômeurs indemnisés, avec une allocation journalière moyenne de 59,3 euros (soit 61 % de plus que dans le droit commun malgré un plafond plus bas), sachant que la plupart d’entre eux perçoivent aussi des

salaires au cours du même mois3.

Plus crûment, les dépenses d’indemnisation liées aux intermittents chômeurs représentent 76 % des salaires bruts payés aux intermittents

1 La bonne manière de calculer ce déficit fait débat. La méthode utilisée ici est celle de tous les autres régimes spéciaux de protection sociale. L’estimation de l’Unedic (Kert et Gilles, op. cit.) est largement sous-estimée.

2 Dans le droit commun, les chômeurs sont comptés en fin d’année ou en moyenne annuelle.

3 Unedic, 2012.

Pour 100 euros de salaires versés à des intermittents qui travaillent, 76 euros d’allocations sont payés à des intermittents au chômage.

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dans l’année1  : pour 100 euros de salaires versés à des intermittents qui travaillent, 76 euros d’allocations sont payés à des intermittents au chômage, une large majorité cumulant les deux types de revenus. Dans le droit commun, cette proportion est d’environ 100 euros de salaires pour 4 euros d’allocations.

Les acteurs du secteur ont donc raison : le régime spécial d’assurance chômage des intermittents est vital pour l’économie du spectacle, car celle-ci s’est tellement structurée autour de lui qu’elle ne tiendrait plus debout toute seule. L’accroissement continu des ressources tirées des aides publiques et de l’assurance chômage a permis à un modèle tout à fait singulier d’économie du spectacle d’émerger et de prospérer, conforté par l’assurance chômage dans des choix économiques intenables.

L’INTERMITTENCE : MODÈLE ÉCONOMIQUE, TECHNOLOGIQUE, SOCIAL ? Le mode de production choisi, qui fait appel à une technologie intensive en contrats très courts, crée beaucoup de chômage parmi les intermittents du spectacle, ce qui augmente la charge de l’Unedic et pèse sur le droit commun, au détriment de tous les chômeurs et salariés2. Néanmoins, certains points communs entre intermittents et précaires rouvrent des questions d’intérêt général, telle la sécurisation des contrats journaliers, ou le financement de règles particulières dans un régime de protection sociale. Est-il toutefois opportun d’étendre à tous les précaires un modèle au bilan social et financier discutable ?

Le défi que constitue la précarité pour l’assurance chômage est une prio-rité des partenaires sociaux qui, depuis 2009, ont réformé en ce sens malgré la pression financière, sans attendre que les intermittents ne s’abritent sous l’étendard des précaires. Filière unique, seuil d’éligibilité à quatre mois, période de référence allongée, taxation des contrats courts, droits rechargeables, etc., ont répondu à la précarisation, tandis que les droits des intermittents restaient inchangés entre 2004 et 2014.

Des secteurs a priori aussi dissemblables que ceux du spectacle ou de la construction – par exemple – partagent toutefois des besoins communs.

1 Sachant que beaucoup d’intermittents ne travaillent qu’épisodiquement sous ce statut.

2 Les contributions ne pouvant guère augmenter, toute dépense au-delà du droit commun doit être gagée par une économie sur celui-ci, donc une taxe sur les chômeurs.

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Chaque projet, chaque chantier est singulier, impliquant artistes, arti-sans, techniciens au savoir-faire spécifique  ; un film, une pièce, un festival, un concert, une tournée sont aussi des projets pour lesquels il peut être efficient de recruter une équipe adaptée à des besoins précis. Mais à la différence des autres secteurs, l’unanimité des parties prenantes des industries du spectacle1 à l’égard des contrats d’usage est ambiguë : en effet, cette manière d’organiser la production est ici choisie, et même revendiquée par tous, faisant l’objet d’un « certain consensus » justifié par « la nécessité de recourir aux CDD d’usage en raison des caractéris-tiques de l’économie du spectacle », même si cette « discontinuité de l’emploi ne va pas sans inconvénients2 ».

La précarité est donc en partie choisie, ce qui ne pose pas de réel problème si la demande de spectacles est suffisante, car cette organisation est alors compatible avec le plein-emploi, les salariés pouvant être employés en permanence, éventuellement chez une succession d’employeurs. Et même s’il existe des périodes inter-contrats, ce choix peut rester optimal à condition que les salariés puissent vivre de leur travail toute l’année, afin de bien vouloir rester disponibles pour les employeurs du secteur.

Mais la réalité est très différente car ce mode de production coïncide avec un sous-em-ploi massif  : le secteur produit à peu près autant de chômage que d’emploi et de valeur (voir figure ci-contre). Mais ni exogène ni aléatoire, indépendant du cycle d’activité, ce chômage est semblable à du chômage partiel, consubstantiel au mode de production choisi. Même fortement subventionnée, la demande ne fournit pas du travail ni un revenu annuel

suffisant à l’armée de réserve des travailleurs du secteur. Intrinsèquement insoutenable, engendrant un taux de chômage rédhibitoire (58 % des intermittents étaient chômeurs indemnisés fin 2011), cet antimodèle attire pourtant un flux intarissable de nouveaux candidats (voir figure ci-contre), ce qui n’est évidemment pas un paradoxe mais un symptôme.

1 Organisations patronales et syndicales.

2 Kert et Gilles, op. cit., p. 62.

“ Même fortement subventionnée, la demande ne fournit pas du travail ni un revenu annuel suffisant à l’armée de réserve des travailleurs du secteur.

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Production de spectacles, emploi et chômage des intermittents

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Intermittents chômeursindemnisés au 31/12

Milliers

Valeur ajoutée en volume (échelle droite)1999-2011 : + 40,9 %

1999-2011 : + 47,1 %Nombre total d'intermittents du spectacle au 31/12

(échelle gauche)

Milliards € en volume (€ 2010)

1999-2011 : + 42,0 %

Sources : Insee, Unedic, ministère de la Culture, calculs de l’auteur.

Les allocations chômage font partie intégrante du business model du spec-tacle et sont indispensables aux intermittents. Mais si un faible temps de travail annuel les rapproche des précaires, leur situation économique est bien différente : en moyenne les intermittents indemnisables travaillent 680 heures en dix mois (environ un mi-temps) pour un salaire brut total de 16 926 euros, et 50 % de leur revenu annuel provient des allocations chômage, environ 13 755 euros1, montant voisin d’un Smic net pour un salarié à temps plein toute l’année. Obtenir la même durée d’indemni-sation requiert d’un salarié de droit commun qu’il ait travaillé environ 1 220 heures, mais son revenu annuel sera bien moindre et il retournera plus vite en emploi2. En offrant en moyenne 235 jours de revenu aux intermittents (sur 243 possibles, 97,7 % des intermittents sortent de l’indemnisation avec pour motif « fin de droits »), l’assurance chômage assure la viabilité de ce modèle et maintient le déséquilibre entre offre et demande de travail.

Si la précarité est inhérente au mode de production choisi, le chômage ne l’est pas. L’assureur doit donc impérativement s’interroger sur son

1 Nets de charges sociales.

2 Un intermittent non éligible au régime des annexes 8 et 10 mais qui remplirait les conditions de droit commun (610 heures de travail au cours des 28 derniers mois) serait admis en indem-nisation comme tout autre chômeur. Ses droits ne sont donc pas moindres.

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caractère évitable, voire choisi  : aucune « assurance » ne peut rendre viable une économie où chacun travaillerait un jour pour être ensuite indemnisé deux jours par l’assurance chômage, telle une gigantesque RTT. Il est évidemment impossible d’étendre à tous le régime d’assu-rance des intermittents, car des quotités de travail et une productivité si faibles ne pourraient le financer à l’échelle macroéconomique.

En revanche, la théorie est claire sur le financement du chômage partiel : il revient aux seuls employeurs des secteurs bénéficiant de l’assurance de financer leur choix de ce modèle de production, consistant à maintenir disponible en permanence un très large volant d’actifs et de compétences sous-employées. Une subvention de l’assurance chômage est proscrite en ce cas, car elle crée toujours de la sélection adverse1, menace fatale pour l’assureur.

PRINCIPES POUR UN NOUVEAU MODÈLE D’ASSURANCE CHÔMAGEÀ l’étranger, ou en France hors des secteurs du spectacle2, les professions artistiques s’inscrivent dans le droit commun de l’emploi et du chômage. Cela ne signifie pas qu’il n’existe ni difficulté ni production, mais relati-vise l’axiome selon lequel un régime spécial d’assurance chômage serait indispensable à la production culturelle ou à sa qualité.

Quelques principes sains peuvent guider la conception d’une assurance chômage à la fois viable et mieux adaptée à la précarité croissante du marché du travail :

�� Le droit commun doit s’appliquer à tous. La solidarité interprofession-nelle exige que les intermittents du spectacle soient couverts par l’as-surance chômage dans les mêmes conditions que tous les salariés. Ni plus ni moins. Sinon l’action de l’assureur est sous-optimale, inéqui-table, donc coûteuse3. Le régime spécial d’assurance chômage des intermittents sépare le marché du travail en deux. L’unifier permet-trait que le chômage soit de même nature dans tous les secteurs

1 L’économie de l’assurance désigne ainsi les comportements opportunistes des agents, ici employeurs et salariés, qui vont faire en sorte de remplir les conditions requises pour être indem-nisés : si on a deux régimes d’assurance offrant des règles différentes (ici le régime général et celui des intermittents), les agents chercheront toujours à remplir les conditions pour bénéficier du plus généreux des deux (ici le régime des intermittents, d’autant plus que l’accès y est plus facile, mais réservé à une liste limitative de métiers).

2 Architecture, écriture (y compris scénaristes), arts graphiques, plastiques, artisanat d’art, etc.

3 B. Coquet, L’Assurance chômage, une politique malmenée, L’Harmattan, 2013.

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– spectacle et autres –, indépendamment du mode de production qu’ils choisissent, justifiant la solidarité interprofessionnelle.

�� La précarité doit être mieux assurée. Le droit commun de l’assurance chômage peut encore être adapté aux problèmes communs des indus-tries du spectacle et de tous les secteurs où les contrats courts sont la norme. L’Unedic n’affectant plus de ressources à des droits déroga-toires, aucun secteur ne serait discriminé, les salariés précaires seraient mieux sécurisés, l’équité prévaudrait.

�� Chacun doit financer le mode de production qu’il choisit. Si un employeur, ou un secteur, adopte un mode de production intensif en chômage, bien qu’il existe des alternatives, c’est que cela lui profite. L’optimalité requiert qu’il en assume lui-même tous les coûts, notamment en les facturant à ses clients. Si ce mode de production nécessite des compétences spécifiques mais crée beaucoup de chômage, le défi des employeurs est de garder les salariés disponibles, sans les pousser à la reconversion, et c’est un modèle de chômage partiel qui devrait prévaloir. Les partenaires sociaux du spectacle ont les moyens d’imaginer des dispositions conventionnelles pour y parvenir, car dans le cadre d’un modèle économique assaini, ils peuvent tout à fait définir des conditions d’emploi ou une assurance chômage spécifiques (extension de droits, complément de revenu, etc.).

Dans le cadre de ces principes, si l’intérêt général justifie de préserver des règles d’assurance chômage réservées aux intermittents, l’État doit les financer. Mais aucun motif économique ou social n’exige le maintien du régime existant, ni ne suggère que les artistes devraient sacrifier les techniciens pour préserver leurs droits actuels. Dans tous les cas, si des règles spécifiques sont nécessaires, il est plus efficace et plus juste de les traiter hors de l’assurance chômage. ■

“ La solidarité interprofessionnelle exige que les intermittents du spectacle soient couverts par l’assurance chômage dans les mêmes conditions que tous les salariés. Ni plus ni moins.

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