ingenieurs_maghrebins

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Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain LES INGÉNIEURS MAGHRÉBINS DANS LES SYSTÈMES DE FORMATION Systèmes de formation Filières coloniales et pratiques professionnelles Professionnalités contemporaines Sous la direction d’Eric GOBE 2 0 0 1

Transcript of ingenieurs_maghrebins

  • I n s t i t u t d e R e c h e r c h e s u r l e M a g h r e b C o n t e m p o r a i n

    LES INGNIEURS MAGHRBINS DANS LES SYSTMES DE FORMATION

    S y s t m e s d e f o r m a t i o nF i l i r e s c o l o n i a l e s e t p r a t i q u e s p r o f e s s i o n n e l l e s

    P r o f e s s i o n n a l i t s c o n t e m p o r a i n e s

    Sous la direction dEric GOBE

    2 0 0 1

  • I n s t i t u t d e R e c h e r c h e s u r l e M a g h r e b C o n t e m p o r a i n

    LES INGNIEURS MAGHRBINS DANS LES SYSTMES DE FORMATION

    S y s t m e s d e f o r m a t i o nF i l i r e s c o l o n i a l e s e t p r a t i q u e s p r o f e s s i o n n e l l e s

    P r o f e s s i o n n a l i t s c o n t e m p o r a i n e s

    Actes de la runion intermdiaire du programme Ingnieurs et socit au Maghreb

    place sous la responsablit scientifique dEric GOBE, organise par lIRMC Rabat, les 2 et 3 fvrier 2001

    Introduction dAndr GRELON, directeur dtudes lEHESS

    2 0 0 1

  • Publication non priodique diffuse gratuitement sur demandeIRMC20, rue Mohamed Ali TaharMutuelleville - 1002 TUNIS Tlphone : (01) 79 67 22Fax : (01) 79 73 76E-mail : [email protected]://www.irmcmaghreb.org

  • 5S o m m a i r e

    Eric GOBE, Avant-propos..............................................................................................9

    Andr GRELON, Introduction : Ingnieurs et socits dans le Maghreb

    contemporain. Litinraire dun programme de recherche......................................11

    CHAPITRE 1Systmes de formation

    Le modle de formation en question

    Kamel MELLAKH, La formation des ingnieurs par le systme denseignement

    suprieur au Maroc.........................................................................................................29

    Sad Ben SEDRINE et Eric GOBE, Les ingnieurs tunisiens dans le systme

    ducatif : quel modle de formation pour les cadres techniques ?...........................39

    Le modle des lites techniques en question

    Anousheh KARVAR, La formation des lves algriens, tunisiens et marocains

    lEcole polytechnique franaise (1921-2000) : des acteurs de lhistoire aux lites

    de peu ............................................................................................................................79

    Mohamed BENGUERNA, LEcole polytechnique dAlger : la formation

    inacheve dune lite technique .................................................................................101

    Grazia SCARFO-GHELLAB, Les coles dingnieurs : lieux de production et de

    reproduction dune fraction des lites marocaines ?...............................................109

  • 6La relation formation-emploi

    Mustapha HADDAB, Evolutions dans la formation et le statut social des

    ingnieurs en Algrie...................................................................................................123

    Azzeddine ALI BENALI, Les ingnieurs ptroliers de lInstitut algrien du

    ptrole : formation et parcours professionnels.........................................................133

    CHAPITRE 2Filires coloniales et pratiques professionnelles

    Habib BELAD, Figures dingnieurs pendant le protectorat franais en Tunisie :

    lexemple de la Poste et des Travaux publics............................................................149

    Hlne VACHER, Du mtier la profession : lmergence de lingnieur

    gomtre et lexercice colonial au dbut du XXe sicle............................................173

    CHAPITRE 3Professionnalits contemporaines

    Hocine KHELFAOUI , Evolution du profil de lingnieur algrien : du

    technicien au dveloppeur ? ...........................................................................197

    Mohammed EL FAZ, La Grande Hydraulique dans le Haouz de Marrakech :

    fascination technologique et mergence du pouvoir des ingnieurs...................213

  • 7L i s t e d e s a u t e u r s

    ALI BENALI Azzedine, tudiant en DEA lEcole des hautes tudes en sciences

    sociales (EHESS), Paris.

    BENGUERNA Mohammed, chercheur au Centre de recherches en conomie

    applique au dveloppement (CREAD), Alger.

    BELAD Habib, chercheur lInstitut suprieur dhistoire du mouvement national

    (ISHMN), Universit de la Manouba, Tunis.

    BEN SEDRINE Sad, enseignant lInstitut national du travail et des tudes

    sociales (INTES), Tunis.

    EL FAZ Mohamed, responsable de lUFR Analyse conomique et

    dveloppement , Facult de sciences juridiques, conomiques et sociales,

    Universit Cadi Ayyad, Marrakech.

    GOBE Eric, chercheur lInstitut de recherche sur le Maghreb contemporain

    (IRMC), Tunis.

    GRELON Andr, directeur dtudes lcole des hautes tudes en sciences

    sociales (EHESS), LASMAS-CNRS, Paris.

    HADDAB Mustapha, professeur lInstitut de psychologie et de sciences de

    lducation, Universit dAlger.

    KARVAR Anousheh, charge de mission dtude et de recherche lUCC - CFDT,

    Paris.

    KHELFAOUI Hocine, matre de recherche associ au Centre de recherches en

    conomie applique au dveloppement (CREAD), Alger.

    MELLAKH Kamel, matre de confrence en sociologie lUniversit dAgadir.

    SCARFO-GHELLAB Grazia, professeur lEcole Hassania des travaux publics de

    Casablanca.

    VACHER Hlne, charge de recherche lUniversit dAalborg, Danemark,

    chercheur URBAMA Tours, et chercheur associ au CDHT -

    CNAM/EHESS, Paris.

  • 9Avant-propos

    Cet ouvrage constitue la premire publication collective du programme de lIRMC

    Ingnieurs et socit au Maghreb. Il rassemble la plupart des contributions de la rencontre

    thmatique de Rabat (2-3 fvrier 2001) qui portait plus particulirement sur Les

    ingnieurs maghrbins dans les systmes de formation .

    Les articles publis dans ce recueil sont des textes intermdiaires qui font tat des

    rflexions des membres du programme. Les participants la rencontre de Rabat taient

    alors divers stades davancement de leurs travaux. Certains chercheurs ont prsent des

    contributions nonant les hypothses et les perspectives de leur recherche, tandis que

    dautres ont voqu les premiers rsultats denqutes dj acheves.

    Pourquoi avoir choisi de se pencher de manire spcifique sur la question de la

    formation des ingnieurs marocains, algriens et tunisiens ? Si la question de lemploi des

    diplms au Maghreb a t largement aborde, tant par le discours des politiques que des

    chercheurs1, en revanche la communaut scientifique a nglig ltude des formations

    dingnieurs. Or, ces dernires apparaissent stratgiques en terme de dveloppement

    dans la mesure o elles sont censes fournir la main-duvre qualifie, les cadres et les

    innovateurs du secteur productif.

    Au Maghreb, leffort de formation a t dautant plus massif que la prsence de

    Maghrbins dans les corps techniques au moment de lindpendance tait insignifiante.

    Cependant, au-del des discours sur la ncessit de former des ingnieurs et des

    techniciens, la question de la formation des comptences se pose moins aujourdhui en

    termes de pnurie de cadres techniques, quen termes de massification de certaines

    formations dingnieurs. Il convient dsormais de sattarder sur les implications scolaires,

    professionnelles et sociales des arbitrages imposs par le nouveau contexte de la

    transition librale ou daustrit budgtaire qui touche les tats maghrbins. Lhorizon

    professionnel des diplms des coles dingnieurs est plus rtrci que dans les trois

  • 10

    premires dcennies des indpendances. Ladministration et les entreprises publiques

    restent le premier employeur des ingnieurs au Maghreb ; mais elles recrutent dsormais

    au compte-gouttes. Certaines catgories dingnieurs se trouvent dqualifies, voire

    dclasses et, parfois, au chmage. Si cette situation est moins dramatique pour les jeunes

    diplms ingnieurs que pour dautres catgories de diplms, il nen demeure pas

    moins quils connaissent un processus dinsertion professionnelle plus lent que dans les

    annes 1980. Par ailleurs, la perspective de carrires peu attractives dans leurs propres

    pays incitent certains ingnieurs forms ltranger, dans des coles dlites, ne pas

    rentrer au pays .

    Ny a-t-il pas danger, dans un tel contexte, de voir les gestionnaires du systme

    ducatif rduire fortement les effectifs des filires technologiques de haut niveau, sans

    prendre en compte le manque gagner quune telle politique produirait du point de vue

    des savoirs scientifiques sur les socits et les systmes de gouvernement ?

    Par ailleurs, lhistoire de la figure de lingnieur au Maghreb a t aborde lors de

    cette rencontre. Des historiens ont pos des jalons permettant de mieux comprendre les

    pratiques professionnelles et le discours des ingnieurs de la priode coloniale. Last but

    not least, ltude des professionnalits dingnieurs lpoque contemporaine nous a permis

    dapprhender les fonctions exerces et le rle jou par les ingnieurs dans lorganisation,

    en interaction avec leur environnement extrieur.

    Eric GOBE

    1 Voir ce sujet Vincent GEISSER (dir.), Diplms maghrbins dici et dailleurs. Trajectoires et itinrairesmigratoires, Paris, Ed. du CNRS, 2000. Louvrage prsente les rsultats du programme de recherche de lIRMC Flux et gestion des comptences intellectuelles dans les changes euro-maghrbins , conduit par VincentGeisser de 1995 1998.

  • 11

    Introduction

    Ingnieurs et socits dans le Maghreb contemporainLitinraire dun programme de recherche

    Andr GRELON

    A lissue de deux rencontres du programme dtudes dirig par Eric Gobe sous

    lgide de lInstitut de recherche sur le Maghreb contemporain sur les ingnieurs au

    Maghreb, leurs rles professionnels, leur place dans la vie politique, conomique et

    sociale dans chacun des pays considrs, il importe de commencer tirer quelques traits

    dun bilan du travail, mais aussi de rflchir une suite possible des travaux. Lampleur

    des questions qui ont t souleves invite considrer que, malgr la qualit des tudes

    menes, tout na pas pu tre abord. Ou plus exactement, cause mme de la qualit de

    ces tudes, des problmes cachs ou discrets ont merg, soulevant de nouvelles

    hypothses et incitant entreprendre de nouvelles investigations. Ds la fin des annes

    1950 au Maroc et en Tunisie, ds 1962 en Algrie, la question des ingnieurs, lie au rle

    que les dirigeants politiques entendaient leur faire jouer, a t considre comme

    fondamentale pour lavenir de ces pays. Aujourdhui, les difficults conomiques

    soulvent des problmes dune autre nature, en particulier ceux de lemploi des

    ingnieurs forms en grand nombre et spcialement des jeunes diplms tout juste sortis

    des tablissements de formation. Toutefois on ne peut pas fonder une analyse de la

    situation actuelle si lon na pas entrepris de dgager lensemble du processus dvolution

    de ce groupe professionnel depuis son origine. Quelques pistes de rflexion labores

    partir des interventions des uns et des autres et des communications de la runion de

    Rabat sont prsentes ci-aprs.

  • 12

    INTRODUCTION

    LE MAGHREB DES INGNIEURS DANS LHISTOIRE : RUPTURE COLONIALE ET INDPENDANCE

    Ds le dbut du programme de recherche, nous avons t confronts une double

    perspective apparemment contradictoire, mais dont il nous faut bien rendre compte

    simultanment.

    Dune part, une rupture entre la priode coloniale et lre de lindpendance. Les

    travaux publis sous la direction dElisabeth Longuenesse, et notamment ceux de Lilia

    Ben Salem1, lavaient dj tabli ; les recherches menes depuis et prsentes par les

    divers intervenants de chacun des trois pays le confirment : il nexiste quune continuit

    tnue entre les ingnieurs de la priode coloniale et ceux apparus aprs lindpendance.

    Trois raisons sont avances par les chercheurs :

    1 La politique coloniale na pas favoris, loin de l, lmergence dune lite

    technique locale. Les constats dresss par Habib Belad pour la Tunisie, par Kamel

    Mellakh au Maroc, et par Mohamed Benguerna dans son enqute sur les premiers

    ingnieurs algriens le dmontrent lenvi : au moment des indpendances, il ny avait

    quune poigne dingnieurs nationaux pour prendre la relve. A cet gard, les

    statistiques tablies par Anousheh Karvar concernant les polytechniciens en provenance

    du Maghreb partir de 1921 sont sans appel.

    2 Le dveloppement conomique sous le rgime colonial na pas privilgi

    lindustrialisation du Maghreb. Aussi les tablissements de formation qui accompagnent

    la constitution de ples industriels pour doter ceux-ci de techniciens spcialiss ne

    pouvaient-ils tre crs. En France mtropolitaine, avant la Seconde Guerre mondiale, les

    coles dingnieurs taient de toute manire essentiellement implantes dans les rgions

    caractre traditionnellement industriel : Paris, Lille, Lyon, Grenoble. Les rgions rurales

    en taient dpourvues. Ce nest qu partir des annes soixante que des tablissements

    denseignement technique suprieur ont t fonds sur lensemble de lHexagone, avec

    une volont damnagement et de valorisation du territoire (Tarbes, Brest, Metz) et

    notamment dans le cadre des nouvelles universits (Orlans, Valenciennes, La Rochelle,

    etc.). Dans la conception antrieure, il tait donc logique de ne pas implanter des coles

    dingnieurs vocation industrielle dans les colonies. Dautant que la mise en place dune

    cole est un investissement lourd (btiments, matriel, personnel) qui doit rencontrer son

    public (ce qui suppose un bassin de recrutement rgional dj constitu) et supposer des

    dbouchs : lexprience de lEcole de gomtres et de dessinateurs implante Rabat en

    1920 et qui ferme deux ans plus tard illustre les difficults dune telle entreprise. Hlne

  • 13

    Andr GRELON

    Vacher montre quen dfinitive, il sest avr plus efficace de distribuer des bourses pour

    envoyer les laurats se former lEcole des travaux publics Paris. En revanche, la

    cration dun tablissement de formation agricole Tunis, en 1898, rpondait des

    besoins locaux, et spcialement ceux des colons franais. Elle sinscrivait en outre dans un

    contexte de rationalisation de lagriculture qui inspirait la IIIe Rpublique, marqu

    notamment par louverture de plusieurs tablissements spcialiss mtropolitains :

    Institut agricole et Institut colonial de Nancy, Ecole des industries agricoles de Douai,

    Ecole du gnie rural, etc.

    3 Dans une telle situation, lidal de la notabilit, tant dans les couches

    bourgeoises coloniales que dans les milieux aiss maghrbins, ne se situait pas dans les

    mtiers techniques, mais bien plutt dans les classiques professions librales : mdecin,

    avocat. Comme lexplique Mustapha Haddab, les Algriens y compris dans la

    communaut europenne ntaient gure nombreux avoir acquis une connaissance

    concrte du personnage de lingnieur. Les ingnieurs implants dans les colonies taient

    peu nombreux et trs gnralement issus de la mtropole, soit quils fussent en position de

    fonctionnaire dans ladministration dEtat (Ponts et chausses, Gnie rural, PTT), soit en

    tant que cadres dentreprises prives (socits de travaux publics, par exemple). A ce titre,

    en sappuyant sur les annuaires des associations danciens lves, une tude pourrait tre

    mene pour examiner les profils professionnels de ceux qui partaient aux colonies .

    Par consquent, mme si lon peut noter des hritages comme par exemple

    une filiation entre lancien Institut technique dAlger et la nouvelle Ecole polytechnique

    dAlger tel que le montre Mohamed Benguerna, des passations de pouvoir dune

    administration franaise une administration tunisienne ainsi que le dcrit Habib

    Belad le moment historique de lindpendance ou du retour la souverainet pleine et

    entire cre bien une situation totalement neuve avec la dfinition dobjectifs nationaux

    urgents par les responsables politiques : dune part, remplacer les experts techniques

    disparus, dj dans ladministration afin de faire tourner la machine de lEtat, mais aussi

    dans les entreprises pour assurer une transition conomique sans trop de heurts ; dautre

    part, ancrer une ambition de mise en valeur des richesses du pays et positionner celui-ci

    bon rang dans lchelle internationale du dveloppement, par une politique

    volontariste de formation des cadres techniques, censs tre le moteur du dynamisme

    conomique. Comme lcrivent Sad Ben Sedrine et Eric Gobe, lingnieur tait ()

    peru par les autorits des Etats issus de la dcolonisation comme lagent du

    dveloppement industriel et le dtenteur du secret de la modernit .

  • 14

    INTRODUCTION

    Il faudra examiner si les dbats qui ont eu lieu en France ds le dbut des annes

    1950 sur la question du manque dingnieurs et de ses effets sur lconomie ont rencontr

    un cho chez les responsables politiques maghrbins. Le problme qui tait pos dans les

    milieux conomiques tait celui du retard franais par rapport aux autres pays de lOCDE

    ( lpoque OECE) et des freins au dveloppement de ce quon appelait dans le langage

    du moment les industries de pointe , la chimie et notamment la chimie fine, les

    industries ptrolires, la construction mcanique, laronautique Dans ces secteurs, on

    disait souffrir du manque de cadres techniques forms, ce qui handicapait la croissance

    des entreprises. La rponse volontariste fut donne par lEtat avec la cration de

    nouveaux types dtablissements de formation les Instituts nationaux de sciences

    appliques (INSA) et les Ecoles nationales dingnieurs (ENI) nonobstant la rsistance

    des milieux dingnieurs qui craignaient une augmentation incontrle du nombre de

    diplms. De tels phnomnes ont-ils jou un rle dans ltablissement de la politique

    denseignement suprieur des pays maghrbins ?

    Par ailleurs, il nen reste pas moins indispensable de prendre en compte la

    dimension historique plus ancienne : car mme mandats pour des objectifs nouveaux,

    les nouveaux ingnieurs maghrbins ne dbarquaient pas sur un terrain vierge. Les

    territoires coloniaux avaient fait lobjet de nombreuses interventions techniques et

    avaient t dj largement models par le travail de lingnieur. Ainsi, dans son article

    sur les ingnieurs et la politique hydro-agricole au Maroc2, Jean-Jacques Prenns a

    montr lampleur des dbats chez les ingnieurs franais des travaux publics propos de

    la construction de barrages et de la mise en valeur des terres arides dans les pays du

    Maghreb au cours du XIXe sicle. Loption prise finalement en faveur de la grande

    hydraulique au dbut du XXe sicle favorisait objectivement les grandes entreprises

    franaises de BTP. Mais au-del du caractre de rentabilit capitalistique de cette

    orientation, il faut aussi prendre en compte le mode de rationalit des ingnieurs,

    promoteurs de ces projets. Pour ceux-ci, en mettant la technique la plus neuve aux postes

    de commande, on aboutissait naturellement la solution la plus adquate dans chacun

    des domaines considrs, celle qui menait un avenir meilleur, face aux porteurs de

    traditions rtrogrades, aux tenants de la routine, aux milieux fixs sur un prsent sans

    devenir. Ce mode de pense na pas disparu avec lindpendance, bien au contraire.

    Anims par un lan patriotique, convaincus quils taient dtre investis dune mission

    historique, les ingnieurs de lindpendance ont mis au service de cet idal un

    raisonnement, une manire dtre fonde sur une croyance en lobjectivit des faits, sur

  • 15

    Andr GRELON

    une analyse des donnes en vertu de considrations scientifico-techniques, se coulant

    ainsi dans les orientations laisses par leurs devanciers. Mohamed El Faz est revenu sur

    cette dimension historique dont lexamen est indispensable pour mettre en perspective

    les actuelles ralisations des ingnieurs hydrauliciens marocains, que leurs travaux soient

    approuvs ou contests. En sens inverse, examinant le cas des ingnieurs topographes,

    Hlne Vacher sinscrit en faux contre lide reue selon laquelle les agents techniques

    employs dans les colonies nauraient eu quune pure fonction instrumentale de diffusion

    des techniques. Elle met en vidence comment, pour les topographes, le fait de pratiquer

    leur mtier dans les aires coloniales a eu une incidence non ngligeable sur lensemble de

    la profession elle-mme. Au-del, elle claire le rle quont pu jouer les colonies dans les

    stratgies de modernisation administrative et technique de la France mtropolitaine. Ce

    dveloppement de disciplines dans des perspectives originales, ces mises en uvre de

    pratiques spcifiques contribuent un enrichissement universel de lart de lingnieur.

    Ainsi, on peut rattacher des tudes lies des aires culturelles particulires des

    considrations gnrales quant la profession dingnieur prise dans sa globalit :

    chaque avance technique propose et ralise par un ingnieur particulier ou un groupe

    dingnieurs dsigns participe du renforcement de la figure omnisciente de lIngnieur.

    LA PROBLMATIQUE DE LA FORMATION DES INGNIEURS : ENTRE LITISME ET MASSIFICATION

    La question des diplmes et du nombre de diplms, de lvolution de la quantit

    dingnieurs estampills est rcurrente. Les statistiques sont en principe disponibles ou

    peuvent tre reconstitues et des tableaux peuvent tre dresss. Tant quon est dans lordre

    du comptage, les choses sont relativement simples. De ce premier point de vue, il serait dj

    intressant de tirer des informations comparatives entre les trois pays concerns :

    Evolution du nombre de diplms depuis lindpendance (ou le retour la

    souverainet). Ces chiffres dans labsolu donnent une premire indication. Mais ils

    doivent tre immdiatement rapports lvolution gnrale de la population

    universitaire et lvolution gnrale de celle-ci par rapport aux classes dge concernes.

    Ce sont videmment ces ratios qui sont instructifs et permettent de mesurer lampleur de

    leffort ducationnel des trois Etats spcialement dans le domaine de la formation des

    experts techniques. A ce titre, il serait utile de disposer de courbes indiquant lvolution

    du nombre de diplms ingnieurs par rapport aux cadres de gestion et de commerce, que

    ceux-ci soient forms dans le cadre gnral universitaire ou dans des structures ad hoc

    comme les coles de gestion.

  • 16

    INTRODUCTION

    Sur cette base gnrale, on peut affiner les renseignements : ainsi on peut relever

    lvolution des diffrentes spcialits telles quelles sont dsignes dans chacun des pays.

    Lexercice est un peu plus prilleux : dune part, parce que la dfinition de telle ou telle

    spcialit et les regroupements disciplinaires et sous-disciplinaires quelle implique peut

    tre propre chaque pays et la comparaison devient de ce fait plus dlicate ; dautre part,

    parce quon sait bien que les termes mmes de spcialits enferment trop les ingnieurs

    dans des cases dont ils sortiront peu ou prou dans lexercice de leur profession. Dautres

    donnes peuvent tre extraites qui sont porteuses de significations politiques, sociales et

    culturelles : la distinction entre les diplms issus de cursus universitaires et ceux issus

    dinstituts techniques, la proportion des ingnieurs forms sous la tutelle du ministre

    charg de lEducation en regard de ceux sortis dtablissements dpendant de ministres

    techniques (par exemple des ingnieurs dinstituts ptroliers, tel lInstitut algrien du

    ptrole examin par Azzedine Ali Benali ou dinstituts agronomiques), lvolution de la

    proportion de femmes ingnieurs dans les diffrents types dtablissement et les

    diffrentes spcialits. Enfin on ne peut ngliger les donnes classiques sur lorigine

    socioprofessionnelle (ce qui soulve des questions relevant de la sociologie gnrale sur

    la nature des classements sociaux, la ralit des catgories sociales, les modes dusage

    sociologique, linfluence de modles trangers, notamment de lINSEE franais) ainsi

    que les questions sur lorigine gographique qui peuvent tre lies ventuellement des

    problmes plus dlicats de reprsentation de minorits ethniques.

    Ces donnes statistiques sont indispensables comme base de travail pour avoir une

    premire vision de la population concerne, pour comprendre les tendances de

    lvolution gnrale de la formation technique suprieure et la politique dinvestissement

    dans ce domaine de chacun des pays, et notamment pour mesurer les efforts massifs

    accomplis depuis les indpendances dans une volont de rattrapage . Elles permettent

    aussi de situer ces Etats dans une comparaison internationale plus large, par rapport

    des modles dducation, notamment avec la France, mais aussi avec dautres pays

    dEurope.

    De ce point de vue, le travail exemplaire men par Sad Ben Sedrine et Eric Gobe

    sur les ingnieurs tunisiens devrait pouvoir servir de base pour pouvoir tablir des

    comparaisons avec les deux autres pays. A terme, il sagirait de mettre en place un outil

    permanent, un observatoire de la profession dingnieur dans les pays du Maghreb en

    affinant progressivement les donnes statistiques.

  • 17

    Andr GRELON

    On ne peut pour autant limiter ltude de la formation un rassemblement

    ordonn dindications quantitatives sur les diplms. Il importe dexaminer le processus

    mme de la formation, son organisation, la dfinition des cursus et leur volution dans le

    temps. Le travail de recherche, sappuyant souvent sur des tudes antrieures

    particulires, a permis davancer largement dans cette voie pour chacun des pays. Il

    importerait dsormais sur la base de ces acquis dentreprendre une comparaison raisonne

    pour dterminer, hors de tout syncrtisme, ce qui est commun aux trois pays concerns, et

    notamment dans ce qui relverait du rapport gnral de laire culturelle avec le fait colonial

    pass dans le domaine de la formation technique suprieure comme dans les rapports

    actuels avec lancienne puissance coloniale, parce qu lvidence, il sagit l de points

    majeurs ; mais aussi ce qui rapprocherait sur tel ou tel point deux des pays sur les trois, et

    ce qui est caractristique de chaque Etat, de son dveloppement particulier, en rfrence

    ses spcificits conomiques et gographiques, son discours dveloppementaliste, son

    histoire politique. Sans prtendre ici lister lensemble des questions susceptibles dtre

    examines, mentionnons-en quelques-unes comme base de discussion.

    * Lexternalisation dune partie de la formation des ingnieurs : dans chaque pays

    et selon des modalits et des rythmes diffrents, une partie des ingnieurs a t envoye

    se former dans des pays trangers et spcialement dans lancien pays colonisateur en

    raison de la formation scolaire secondaire prparant bien au passage dans le systme

    spcifique de lenseignement technologique suprieur franais (classes prparatoires +

    concours + cole dingnieurs), en raison de la langue, mais aussi de la prsence de

    groupes dingnieurs forms en France avant les indpendances et dont linfluence tait

    sans commune mesure avec la taille de leur groupe. Ce phnomne qui aurait pu ntre

    que transitoire, compte tenu de la mise en place progressive de structures locales de

    formation des ingnieurs, est devenu un fait permanent, mme si les flux dtudiants se

    sont progressivement amoindris en raison de la concurrence lgitime des coles

    autochtones, mais aussi dune part, de la faible rentabilit de lopration due une perte

    en ligne dun pourcentage important de jeunes ingnieurs qui dcident de ne pas revenir

    au pays et dautre part, de la politique restrictive daccueil dtudiants trangers et

    notamment maghrbins en France durant la dernire dcennie politique toujours

    susceptible dtre modifie quand la crainte dune perte du rayonnement culturel

    franais devient trop intense chez les dirigeants politiques franais. On notera que chaque

    pays a cr rapidement au moins un tablissement de prestige lEcole nationale

    dingnieurs de Tunis, lEcole polytechnique dAlger, lEcole Mohammedia dingnieurs

  • 18

    INTRODUCTION

    de Rabat dans le but affich de former ses lites techniques sur place, avec des russites

    diverses comme le dmontrent Kamel Mellakh et Grazia Scarfo Ghellab tudiant le cas du

    Maroc. Il est clair aujourdhui que lexcellence scolaire des candidats retenus dans les

    coles franaises se conjugue avec une slection sociale drastique et on peut sinterroger

    sur les stratgies dexpatriation mises en place par les couches privilgies pour leurs

    gnrations montantes.

    * La mise en place du systme de formation des ingnieurs reprend, malgr

    quelques adaptations locales, le modle franais. Aucun des auteurs du programme de

    recherche ne fait mention dune mise en question ou tout le moins dun dbat

    concernant lorganisation de lenseignement suprieur de lancienne puissance coloniale.

    Lempreinte du systme mis en place sous la IIIe Rpublique est si prgnante que son

    application aux ralits de jeunes pays va comme allant de soi. Dj lorganisation de

    lenseignement suprieur apparat immdiatement comme un monopole dEtat, plus

    forte raison encore propos de la formation des ingnieurs qui sont assigns une tche

    spciale dans la mise en valeur du pays. Cette situation ressortit, selon Eric Gobe et Sad

    Ben Sedrine, lorganisation tatique du travail technique. Mais deux caractristiques

    sont reprises directement du systme franais, mme lorsque les Etats sont indpendants

    depuis quelques annes et que leurs responsables ont pu prendre du recul :

    1 Une distinction stablit entre formations gnrales dingnieurs relevant de

    lEducation nationale et formations techniques suprieures sous tutelle des ministres

    techniques : en Algrie, ces instituts ont fait lobjet dune tude systmatique par Hocine

    Khelfaoui. Il sensuit une classification complexe entre les tablissements en fonction la

    fois du prestige scolaire sur la base de critres de slection acadmique , de la

    rentabilit professionnelle du diplme, du rang dans la hirarchie du pouvoir des

    ministres de tutelle, etc. qui finit par galer en complexit le classement franais. Mme

    si les sociologues ont pris lhabitude en France de ranger les tablissements de formation

    en deux catgories commodes, en terme de grande et de petite porte , pour

    reprendre la clbrissime distinction de Pierre Bourdieu3, lorganisation hirarchique des

    coles dingnieurs est aussi raffine et incomprhensible pour le commun des mortels

    que ne ltait le classement nobiliaire la cour des rois de France sous lancien rgime.

    2 Le deuxime point qui dcoule du premier est la distinction qui stablit entre

    les coles dingnieurs dans leur ensemble (quelles soient ou non intgres dans le

    systme universitaire) et les formations universitaires classiques. Analysant le cas

    tunisien, Sad Ben Sedrine et Eric Gobe vont jusqu parler de relgation en ce qui concerne

  • 19

    Andr GRELON

    les universits, les instituts de gestion, les facults de mdecine et certaines coles

    dingnieurs crmant systmatiquement chaque nouvelle gnration parvenant

    lenseignement suprieur, et ne laissant plus aux facults des sciences que les lments les

    plus faibles. Sans doute nexiste-t-il pas dans le monde de modle magique

    denseignement suprieur qui permettrait une parfaite galit des chances dans les

    tudes et laccs de tous lemploi de son choix. Chaque systme national est toujours li

    lhistoire globale du pays : ainsi, il ny a pas dautre explication la constitution, au fil

    du temps, des hirarchies dcoles dingnieurs autonomes en France, comme

    lmergence des universits techniques en Allemagne. Les universits franaises sont

    nes la fin du XIXe sicle avec le handicap congnital dapparatre aprs la cration de

    toute une srie dtablissements parfaitement reconnus qui navaient eu ni rfrence

    universitaire pour laborer leur cursus et constituer leur mode dorganisation, ni comme

    horizon de diffuser le savoir le plus large au plus grand nombre, mais au contraire

    denseigner des connaissances spcifiques des cohortes troites pour des fins prcises.

    De lautre ct du Rhin au contraire, les technische Universitten sont les ultimes hritires

    dinstitutions denseignement technique qui avaient comme rfrence permanente les

    universits autonomes dont le modle avait t tabli au dbut du XIXe sicle, cest--dire

    de puissantes structures la vocation culturelle affirme, dont le corps professoral tait

    reconnu comme llite de la nation : les technische Hochschulen ont mis en uvre un

    processus de longue haleine pour parvenir, elles aussi, la dignit et la reconnaissance

    universitaire. Dans le cas des trois pays du sud mditerranen concerns, il ne semble pas

    y avoir eu de rflexion propos des modalits franaises denseignement technologique

    suprieur : faut-il conclure un point aveugle, une telle imprgnation par le modle

    colonial dorigine quon ne pouvait mme concevoir une alternative ? Puisquil ny avait

    pas, ou si peu, dcoles dingnieurs en place, aurait-on pu imaginer llaboration

    dautres structures ?

    Pour terminer (provisoirement) sur la question de la formation, il faudrait

    finalement examiner ce quil en est des professeurs. Dans les tudes sur les ingnieurs, ils

    sont souvent les oublis. Pourtant leur rle est fondamental. Classiquement, les

    professeurs des coles dingnieurs sont considrs comme se situant au cur de trois

    dynamiques : tout dabord, la formation des spcialistes en technologie. Cest lactivit la

    plus reconnue, celle qui consiste la fois faire apprendre des contenus de connaissance,

    mais aussi initier des mthodes et spcialement celle dapprendre apprendre, en tout

    temps et tre capable de restituer cet ensemble de savoirs de manire oprationnelle. Ce

  • 20

    INTRODUCTION

    nest toutefois pas la seule tche des professeurs. La seconde est celle de la recherche,

    gnralement des fins dapplication, proche ou moyen terme. Une telle activit

    implique le plus souvent des contacts et changes avec des homologues, suscitant des

    cooprations et conduisant des publications et prises de brevet. Les rsultats de cette

    activit amnent aussi de la matire nouvelle aux cours et permettent de diffuser des

    connaissances indites qui donnent ainsi aux jeunes ingnieurs des atouts pour se placer

    sur le march du travail, car ces derniers apportent aux socits qui les engagent des

    donnes originales que nont pas ou nont plus ceux qui sont en poste depuis plusieurs

    annes. Troisime fonction enfin, celle du conseil aux entreprises, utile aux deux parties.

    Car si le professeur amne des informations pertinentes, si son regard distanci permet

    de dsigner les problmes cachs et de proposer des solutions, il retire aussi de ses

    observations des lments qui nourriront tant sa dmarche pdagogique que sa pratique

    de recherche. Cest en raison de cette triple dmarche, chacun des lments renforant les

    deux autres, que le professeur peut tre considr comme un des producteurs essentiels

    de la culture technique moderne.

    Un tel profil est videmment idal-typique. Dans la ralit, il va de soi que les

    professeurs ne sont pas calqus sur le mme modle. Certains ne font pas ou font peu de

    recherche, dautres ont rarement des contacts avec le milieu industriel et les

    investissements dans lenseignement ne sont pas identiques. Nanmoins, si lon considre

    lquipe pdagogique dans son ensemble, on peut lui appliquer alors le terme

    d intellectuel collectif et envisager quels sont ses engagements dans ses trois fonctions.

    Une telle tude est particulirement clairante certains moments cls, comme par

    exemple la cration dun tablissement, une volution conomique notable dans le pays

    ou, sur le plan scientifique, lmergence dune nouvelle discipline qui remet en cause les

    paradigmes les mieux tablis. Sur le plan historique, par exemple, la naissance de

    llectricit comme discipline spcifique, la fois ouvrant un champ scientifique nouveau,

    porteuse de technologies davant-garde, et gnrant un secteur industriel autonome, a

    amen la constitution dun corps professoral particulier qui participait de cette

    dynamique sur la base des trois fonctions succinctement dcrites ci-dessus. Des tudes de

    cas dans chacun des trois pays apporteraient des donnes tout fait utiles pour lanalyse

    des ingnieurs au Maghreb. On pourrait ainsi analyser le mode de fonctionnement du

    corps professoral au moment de la cration et dans les dbuts des tablissements les plus

    emblmatiques de chaque Etat, mais aussi lexaminer aujourdhui, dans une priode o

    lon constate une inflexion marque vers une ouverture de chacune des conomies

  • 21

    Andr GRELON

    nationales en direction du secteur priv, mais aussi o les difficults demploi dune

    partie des jeunes ingnieurs interpelle directement le systme de formation. Une autre

    piste dtude serait la question souleve par Mohamed Benguerna propos des premires

    annes de lEcole polytechnique dAlger : cet tablissement a fonctionn avec laide de

    professeurs intrimaires pour complter les quipes et pallier le manque denseignants

    autochtones, quil sagisse de cooprants franais, dun staff compos avec lappui de

    lUNESCO ou encore de professeurs des pays de lEst. Cette exprience nest pas unique,

    on la retrouve dans les trois pays. En particulier, on sait que les enseignants des pays de

    la zone dinfluence sovitique, et notamment russes, sont venus en quantit significative

    encadrer des tudiants en sciences et technologie, dans nombre dtablissements au

    moins en Algrie et en Tunisie , mais les conditions de leur arrive, leur mode

    dinsertion, la nature de leurs travaux, la dure de leur sjour et dautres donnes encore

    (quelle langue denseignement, par exemple) nont, semble-t-il, jamais fait lobjet dtudes

    spcifiques. Un tel phnomne nest pourtant pas anecdotique, il sagit pour les coles

    dexpriences fondatrices qui marquent durablement leur culture.

    POUR NE PAS CONCLURE : LES PERSPECTIVES RECHERCHES

    On pourrait videmment multiplier les angles danalyse sur les ingnieurs. Encore

    faudrait-il pouvoir ensuite disposer des forces intellectuelles pour mettre en uvre les

    projets de recherche sur les diffrentes thmatiques proposes. Nanmoins, pour

    terminer, je souhaiterais voquer brivement deux axes qui ont fait lobjet de dbats au

    sein du collectif de recherche : le problme du chmage des ingnieurs ; la question des

    idologies et des systmes de valeurs.

    Nous avons peu dindications sur le chmage des ingnieurs au Maghreb. Et

    pourtant, de lavis de tous les collgues engags dans la recherche sur Ingnieurs et socit,

    cest une des questions les plus prgnantes de ce programme et socialement les plus

    graves quil faille considrer. Plusieurs pistes dexplication ont t proposes. La crise

    conomique, plus ou moins forte selon les priodes, qui dure depuis vingts ans et qui

    touche particulirement les jeunes pays est une des raisons de fond de cet tat de fait. La

    fin de la problmatique dveloppementaliste conue autour du rle central dun Etat

    tout-puissant, ce qui a amen faire des coupes sombres dans des socits dEtat et faire

    maigrir les administrations techniques dans lesquelles on trouvait nombre

    dingnieurs, en est une autre qui ne soppose pas la premire. Ladquation

    problmatique entre les programmes de formation et les nouvelles demandes des firmes

  • 22

    INTRODUCTION

    prives constitue galement un des motifs avancs au chmage ou en tout cas au sous-

    emploi dune partie du groupe ingnieurs.

    Pour avancer dans cette analyse, le rassemblement de donnes de cadrage

    statistiques serait indispensable et l encore lharmonisation des nomenclatures pourrait

    permettre de mesurer lamplitude du phnomne et sa conjonction entre les trois pays. Il

    nest pas certain que la tche soit aise, les donnes pouvant tre mouvantes du fait de

    changements dans les catgories rendant impossible ltablissement de sries, mais aussi

    parce qutant base dclarative, ces informations sont susceptibles dtre biaises par les

    rticences des intresss se dclarer chmeurs. Mais au-del, des enqutes qualitatives

    devraient permettre de comprendre le vcu de ces diplms exclus du travail. Pour

    ne pas confondre des situations qui sont de type diffrent, on pourrait concevoir lexamen

    de trois sous-populations :

    - Les jeunes diplms, sortis tout droit de leur tablissement de formation et qui

    nont pas encore trouv demploi. Quelles activits ont-ils ? Quelle vie personnelle

    (cohabitation familiale force ?) ? Quelles perspectives court, moyen et long terme ?

    (reprise dtudes, reconversion, cration dentreprise, petits boulots).

    - Les ingnieurs en cours demploi qui ont t licencis. Dans quel cadre et dans

    quelles conditions ? Quelles perspectives davenir ? Y a-t-il une distinction entre

    ingnieurs diplms et cadres techniques dentreprise pour retrouver un emploi (effet

    diplme) ou faut-il sappuyer sur les relations (effet rseau).

    - Les ingnieurs en fin de parcours professionnel. En France, une des modalits

    pour soulager les entreprises dune partie de leur main-duvre a consist offrir des

    conditions intressantes de dpart, y compris sous forme de licenciement conomique

    avec prime de dpart, aux employs les plus gs. Il sagit donc de mise en retraite

    dguise. Trouve-t-on ou a-t-on trouv des situations similaires au Maghreb ? Mais il y a

    aussi de vritables licenciements avec une difficult spcifique lie lge ce qui pose

    une question intressante : quel ge devient-on trop vieux, cest--dire inem-

    ployable, et quels sont les critres du trop g ?

    On le voit, il ne sagit l que dune premire approche. Une vritable tude

    supposerait ltablissement dune problmatique plus labore.

    Le problme des idologies et des systmes de valeurs est galement une branche

    importante de lanalyse du groupe des ingnieurs. Elle est ou plutt elle devrait tre, car

    cet aspect nest le plus souvent quaperu quand il nest pas tout simplement ignor. Or,

  • 23

    Andr GRELON

    cette dimension axiologique est un moteur de ces acteurs dans leurs tches

    professionnelles comme dans leur rle dans la socit, mme sils nen ont pas toujours

    une conscience trs labore. En France, depuis le saint-simonisme du dbut du XIXe

    sicle jusquaux rflexions contemporaines sur lthique de lingnieur en passant par les

    propositions sur le rle social de lingnieur partir de la seconde industrialisation, le

    planisme des annes vingt et la dynamique du christianisme social des annes trente, ces

    questions nont cess dinterpeller les ingnieurs et de les mobiliser, mme leur corps

    dfendant. Les ingnieurs daujourdhui sont les hritiers de ces diffrentes thories

    et/ou croyances qui constituent un ensemble composite dides plus ou moins

    applicables aux donnes contemporaines.

    Il ne semble pas que cette thmatique ait fait lobjet de recherches spcifiques dans

    laire culturelle arabo-musulmane sauf considrer lapport important de Nilfer Gle

    qui traite du monde spcifique turc et dont les travaux sont dj anciens4. Or dans ce

    domaine, les ides voluent vite. La dynamique de lislamisme est videmment sur toutes

    les lvres, mme sil ne peut tre question de ne considrer que cette seule idologie. Cest

    pourquoi des recherches prcises avec des hypothses argumentes devraient tre

    entreprises, peut-tre lissue dun sminaire consacr cette question, avec des apports

    de diffrents pays du Sud comme du Nord.

    A lissue de cette brve numration des axes de recherche potentiels sur les

    ingnieurs du Maghreb, on voit que sur la base solide du travail accompli dans le cadre

    du programme de lIRMC, il y a encore matire investigation et mise en uvre dun

    nouveau projet collectif de recherche pour les annes venir.

    NOTES

    1 BENSALEM Lilia, La profession dingnieur en Tunisie, approche historique , in LONGUENESSEElisabeth (dir.), Btisseurs et Bureaucrates. Ingnieurs et socit au Maghreb et au Moyen-Orient, Lyon, Maison delOrient mditerranen, 1990, pp. 81-94.

    2 PERENNES Jean-Jacques, Les ingnieurs et la politique hydro-agricole au Maroc , inLONGUENESSE Elisabeth (dir.), ibid., pp. 215-230.

    3 BOURDIEU Pierre, La noblesse dEtat. Grandes coles et esprit de corps, Paris, Editions de Minuit, 1989,p. 188 et pp. 198-199.

    4 GLE Nilfer, Les ingnieurs turcs : avant-garde rvolutionnaire ou lite modernisatrice ? thse sous ladirection dAlain Touraine, Paris, EHESS, 1982. Cette thse na pas t publie. Un rsum du travail de cetauteur est donn in LONGUENESSE Elisabeth, op.cit., Entre le gauchisme et lislamisme : lmergencede lidologie techniciste en Turquie , pp. 309-320.

  • CHAPITRE 1

    SYSTMES DE FORMATION

  • Le modle de formation en question

  • 29

    La formation des ingnieurs par le systmedenseignement suprieur au Maroc

    Kamel MELLAKH

    Depuis les annes 1980, dimportantes transformations sont intervenues dans le

    systme denseignement suprieur marocain, touchant autant les modalits

    dorganisation scolaire que la nature de la demande sociale. La croissance des effectifs

    tudiants, la diversification des filires dtude, la dcentralisation des ples de formation

    et lacclration du processus de privatisation de lenseignement suprieur ont donn

    lieu au dveloppement dun espace de formation suprieur htrogne, disparate et

    hirarchis scolairement et socialement. Dans un contexte de massification de

    lenseignement et de crise de luniversit publique (crise de financement, chmage des

    diplms, etc.), de nouvelles filires litistes sont apparues en dehors des anciens lieux de

    formation (facults, coles publiques, etc.) renforant les mcanismes scolaires de la

    slection sociale. Ces volutions apportent de profondes modifications au modle

    national denseignement suprieur, explicitement nomm au lendemain de

    lindpendance systme de formation des cadres . Dans ce systme, les coles

    nationales dingnieurs ont t destines jouer un rle prpondrant.

    LA FORMATION DES CADRES : STRATGIE VOLONTARISTE ET ORGANISATION SLECTIVE

    Les politiques publiques en matire de formation au Maroc se sont articules au

    lendemain de lindpendance politique, en 1956, autour de mots dordre nationalistes :

    lorganisation dune ducation authentiquement nationale, revalorisant la langue arabe et

    permettant lensemble des jeunes autochtones daccder lcole. Lexpansion de la

    scolarisation, puis la massification des effectifs de lenseignement tous les niveaux

    ont rsult dune telle politique1. Ds la premire anne de 1956 1957, les effectifs

    scolaires sont passs de 415 151 625 659. Par un dahir (dcret royal) de novembre 1963,

  • 30

    lenseignement est dclar obligatoire pour tous les enfants gs de 7 13 ans. Dix ans

    aprs lindpendance, les effectifs avaient doubl, atteignant le chiffre de 1 321 786 lves.

    Cette progression rapide survenue en un temps relativement court nallait pas sans

    remettre en cause la politique scolaire suivie jusqualors. Si les principaux slogans

    nationalistes restaient lgitimes tels que lunification, larabisation, et la

    marocanisation , le contrle des flux simposa. La gnralisation de lenseignement

    comme utopie nationale, celle dune cole accessible pour tous, devait changer de sens. La

    dmocratisation de lenseignement ntait plus lordre du jour. Lobjectif assign au

    dveloppement de lducation visait plutt favoriser la consolidation de lEtat moderne.

    Ainsi, les efforts fournir en matire dducation avaient pour but de former les cadres

    techniques et administratifs ncessaires pour prendre la relve des cooprants. La

    marocanisation de lencadrement des secteurs clefs du dveloppement (conomie,

    ducation, agriculture, sant) tait devenu une priorit des politiques publiques de

    planification de lducation : les besoins en cadres nationaux capables de restructurer

    lconomie et les secteurs sociaux, dans le sens de lintrt national taient souvent

    voqus pour justifier de telles politiques. Mais il nous parat toutefois que les exigences

    de ldification de bases institutionnelles pour la monarchie, comme celles de moderniser

    le Makhzen par un personnel cadre hautement qualifi, ont rendu inluctable la mise en

    place dun rseau national dcoles et dinstituts de formation suprieure. A cet gard, les

    coles publiques dingnieurs ont bnfici dune attention particulire. Les ingnieurs

    taient alors considrs comme les dtenteurs des comptences techniques indispensables

    la mise en uvre des projets de dveloppement : ces derniers se sont multiplis dans

    divers domaines au cours des annes 1960 et 1970 (agriculture, btiment, architecture,

    travaux publics, urbanisme, etc.). En deux dcennies ont t cres lEcole Mohammadia

    dingnieurs (EMI) (1960), lInstitut national de statistiques et dconomie applique

    (INSEA) (1961), lInstitut national des postes et tlcommunications (INPT) (1961),

    lInstitut agronomique et vtrinaire Hassan II (IAV) (1966), lEcole nationale forestire des

    ingnieurs (ENFI) (1968), lEcole Hassania des travaux publics (EHTP) (1971), lEcole

    nationale de lindustrie minrale (ENIM) (1972), lEcole nationale darchitecture (ENA)

    (1980) et lEcole nationale suprieure dlectricit et de mcanique (ENSEM) (1984).

    En somme, la multiplication des coles dingnieurs sest opre selon une stratgie

    de formation pragmatique visant satisfaire les besoins sectoriels des diffrents

    dpartements de lEtat. Or, il est significatif que la plupart de ses coles ont t places

    sous la tutelle des dpartements ministriels directement concerns par la formation.

    LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION

  • 31

    Kamel MELLAKH

    Tableau 1. Les coles publiques dingnieurs et leur ministre de tutelle au Maroc

    Ces coles ont tendu acqurir une place part dans le systme denseignement

    suprieur. En marge des universits destines accueillir les effectifs de lycens

    bacheliers en constante progression2, elles se sont rapidement institues comme un

    espace dexcellence scolaire, au sein dun systme ducatif fortement slectif et

    hirarchis. En 1985, les autorits en charge de lducation dcidrent de crer un cycle

    de classes prparatoires aux grandes coles dingnieurs, suivant en la matire lexemple

    franais. Ces classes prparatoires furent ouvertes dans les diffrentes rgions du

    royaume (Agadir, Casablanca, Fs, Marrakech, Mohammedia, Oujda, Rabat, Tanger). Un

    concours national fut organis pour y accder. Les lves admis, noyau dur de llite

    scolaire, firent lobjet dune attention particulire.

    A la diffrence des tudiants des universits, cette lite a relativement mieux profit

    de linfrastructure scolaire, de lencadrement pdagogique, du systme de bourses parce

    quelle a bnfici, en outre, dun systme de formation et dvaluation rigoureux faible

    dperdition. Dans les annes 1960 et 1970, lEtat a mis en place, au profit de llve-

    ingnieur, un systme de motivation lui garantissant de rels avantages scolaires et

    Ecoles Ministre de tutelle

    Institut agronomique et vtrinaire Hassan II Rabat Agriculture et dveloppement rural

    Ecole nationale dagriculture Mekns Agriculture et dveloppement rural

    Ecole nationale forestire dingnieurs Sal Agriculture et dveloppement rural

    Ecole Hassania des travaux publics Casablanca Travaux publics

    Ecole nationale de lindustrie minrale Rabat nergie et Mine

    Institut national des statistiques et dconomie applique Rabat

    Plan et prvision conomique

    Ecole Mohammadia des ingnieurs Rabat Enseignement suprieur

    Ecole nationale suprieure dlectricit et de mcanique Casablanca

    Enseignement suprieur

    Institut national des postes et tlcommunications Rabat

    Postes et Tlcommunications

    Ecole nationale darchitecture Rabat Habitat

    Ecole nationale suprieure des arts et mtiers Mekns

    Enseignement suprieur

    Ecole nationale des sciences appliques Tanger Enseignement suprieur

  • 32

    sociaux. Il lui tait attribu, par exemple, un pr-salaire pendant sa formation, ou encore

    pour les admis la signature dun contrat de travail dune dure minimale de huit ans. A

    la sortie de la formation, les besoins taient tels que lembauche tait quasi automatique

    par le ministre de tutelle de linstitut de formation. Ce dispositif suscita un engouement

    dans les milieux populaires. On a pu voir combien la mobilisation familiale tait forte

    autour de laccs au diplme dingnieur, les projets de mobilit sociale tant de plus en

    plus associs la russite par le diplme au lendemain de lindpendance3.

    Durant les deux dcennies suivantes, les tudes suprieures, et en particulier les

    formations scientifiques et techniques, rpondent de fortes demandes sociales : celles-ci

    conoivent, en effet, loffre publique de formation suprieure comme un systme de

    qualification (certificats et diplmes) garantissant des avantages sociaux (accs au

    fonctionnariat, promotion sociale, etc.). Le diplme dingnieur apparat dsormais, dans

    limaginaire professionnel des lycens et de leurs familles, comme un mythe

    mobilisateur4. Pourtant, laccs aux coles dingnieurs demeure extrmement contrl.

    Le systme de slection sest mme renforc, ces dernires annes, pour contrler les flux

    des lves et grer les effectifs qui se sont sensiblement accrus.

    LES LAURATS DES COLES DINGNIEURS : CROISSANCE ET DISPARIT

    A la veille de lindpendance du Maroc, les effectifs dingnieurs taient rduits. En

    1955, le pays en comptait peine trente, presque tous forms ltranger. Cette

    gnration de pionniers, trs vite place aux commandes des services techniques de

    lEtat, sinvestit alors notablement dans la mise en place dune planification nationale de

    la formation scientifique et technique5 : Ils organisrent, en parallle, des colloques pour

    rflchir sur le mtier dingnieur et sur lamlioration de la formation. Il sagissait de

    mettre en place et de renforcer un systme national de formation de cadres techniques

    rpondant aux besoins des administrations et des diffrents appareils dexcution ou de

    production. Dans cette conjoncture, les candidatures au concours dentre dans les coles

    dingnieurs se sont accrues rapidement : la participation aux diffrentes coles

    nationales dingnieurs est passe de 242 977 candidats entre 1987 et 1996. De la mme

    faon, les effectifs des coles dingnieurs et de formation de cadres continuent

    daugmenter depuis les annes 1980.

    LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION

  • 33

    Kamel MELLAKH

    Tableau 2. Evolution des candidats inscrits et admis aux concours communsdaccs aux coles nationales dingnieurs

    Source : ministre de lEnseignement suprieur et de la Formation des Cadres

    Depuis les annes 1980, les effectifs des coles dingnieurs ont continu

    daugmenter. Cette croissance est la marque des fortes pressions sociales sexerant sur

    ces coles. Il nest pas ais dvaluer lvolution de ces effectifs en fonction des

    diffrences sociales. Nous ne disposons pas de donnes chiffres exhaustives indiquant

    prcisment les origines sociales des lves-ingnieurs. Toutefois, il semble que le

    recrutement social de ces coles tend de plus en plus se diversifier. Certes, ce sont les

    familles aises et moyennes qui ont pendant longtemps pu se mobiliser pour que

    leurs enfants adhrent leur vision promotionnelle du devenir social. Nanmoins, des

    lves issus de familles aux revenus plus modestes parviennent surmonter la double

    slection scolaire et sociale, contribuant ainsi augmenter les effectifs de cadres en

    formation.

    Dans les annes 1980, le rythme de croissance annuelle des effectifs de ces coles est

    de 26 %, alors que celui de lenseignement suprieur est de 14,5 %. Les flux des ingnieurs

    diplms de ltranger (notamment de France) ont aussi contribu accentuer cette

    tendance. A la fin des annes 1980, 23,3 % des ingnieurs ont t forms ltranger,

    contre un peu plus des trois-quarts forms au Maroc. En 1992, le nombre dingnieurs

    diplms slevait 17 500 (dont 4 500 forms ltranger). Aujourdhui, les promotions

    comptent (toutes spcialits confondues) environ 1 000 laurats par an. Laccroissement

    du nombre des diplms issus dcoles nationales dingnieurs a t rapide. Lexemple

    de lEcole Mohammedia des ingnieurs (EMI) est symptomatique cet gard. Le nombre

    des laurats y a connu une croissance continue passant de 34 en 1964 (anne de la sortie

    de la premire promotion) 65 en 1978. Les promotions des annes 1980 comptaient

    chacune prs de 100 diplms et celle de 1996, 205 laurats.

    Anne Inscrits Admis

    1987 242 192

    1992 713 621

    1995 983 700

    1996 977 734

  • 34

    Tableau 3. Evolution des laurats des coles publiques de formation des cadres scientifiques et techniques

    Source : ministre de lEnseignement suprieur et de la Formation des cadres

    La croissance du nombre des diplms, issus du systme national de formation des

    ingnieurs, ne peut cependant pas masquer les distorsions que lon constate, selon les

    sexes et les domaines dtude. Bien que minoritaires dans les formations dingnieurs, la

    prsence des femmes saffirme. Leur place est passe de 1,8 % en 1975 15,6 % en 1990

    du total des diplms ; elle est de 20 % en 1996.

    En ce qui concerne les domaines de formation, les spcialits relevant du domaine

    agricole demeurent importantes. Un rseau constitu de trois tablissements (Institut

    agronomique et vtrinaire Hassan II de Rabat, Ecole nationale dagriculture de Mekns,

    Ecole nationale forestire dingnieurs de Sal) a t mis en place pour accueillir chaque

    anne 2 800 lves-ingnieurs destins principalement intgrer des emplois publics

    (administrations centrales, directions provinciales dagriculture, offices de mise en valeur

    agricole). Les ingnieurs agronomes-forestiers reprsentent au dbut des annes 1990

    46 % de lensemble des ingnieurs et pour 94,7 % dentre eux sont employs par le secteur

    public : ils constituent bien plus que dautres le corps dingnieurs dEtat par excellence.

    Figures emblmatiques des politiques de mise en valeur agricole au lendemain de

    lindpendance, ils taient perus comme des acteurs centraux du dveloppement6.

    Aujourdhui, dans lactuel contexte de libralisation conomique, ces ingnieurs ont

    perdu leur aura et sont frapps de plein fouet par les problmes de formation, les

    difficults daccs lemploi et la dgradation de la situation du travail dans la fonction

    publique7.

    LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION

    Anne Laurats

    1986/87 1246

    1991/92 1557

    1994/95 1329

    1995/96 1522

  • 35

    CRISE DU MODLE TATISTE DE FORMATION DES INGNIEURS ET RECOMPOSITION DU SYSTMEDENSEIGNEMENT SUPRIEUR

    Des changements caractrisent lvolution du systme de formation des cadres

    techniques au Maroc depuis que le problme du chmage des cadres a pris les allures

    dune crise socio-politique 8. Au regard de la multiplication des mobilisations

    collectives des diplms chmeurs (manifestations, ptitions, sit-in, grves de la faim),

    force est de constater que la question des comptences nationales ne se pose plus en

    terme de pnurie.

    La principale question aujourdhui est celle des implications scolaires,

    professionnelles et sociales des arbitrages imposs par le nouveau contexte de la

    transition librale. Le dveloppement des logiques privatives dans le champ de la

    formation des cadres est significatif cet gard. Nous formulons ici lhypothse que le

    dysfonctionnement structurel du systme public de formation suprieure, tout comme

    son incapacit accrue rpondre aux attentes scolaires et sociales de certaines catgories

    dlves et de leurs familles, aurait rendu inluctable lvolution diffrencie dune

    demande sociale dacteurs privs en matire de formation et de qualification suprieure.

    Le triomphe des logiques privatives dans le champ de lenseignement suprieur dans les

    annes 1990 est une remise en question des bases classiques dun systme scolaire public

    faible rendement interne et externe . De nouveaux clivages scolaires apparaissent

    alors mme que, dune manire progressive et irrversible, le systme denseignement

    suprieur se recompose selon trois axes :

    un enseignement universitaire de masse (facult des lettres, des sciences et de

    droit) fort recrutement populaire ;

    un enseignement suprieur priv gomtrie scolaire et sociale variable selon levolume du capital conomique impos lentre des coles ;

    un rseau dcoles publiques de formation des cadres (y compris les colesdingnieurs).

    Plusieurs indices permettent de suivre les nouveaux rapports de force qui

    sinstaurent entre ces diffrentes composantes du systme de formation en particulier

    entre les coles publiques dingnieurs et les grandes coles suprieures prives (HEM,

    HEC). Si le chmage des diplms et la crise du financement de lducation frappent

    de plein fouet les facults, les coles publiques dingnieurs et de cadres ne sont pas

    pargnes. Tout en demeurant trs slectives, ces coles tendent devenir socialement

    peu rentables. Les horizons professionnels de leurs laurats sont de plus en plus bouchs.

    Kamel MELLAKH

  • 36

    Bien sr, le titre dingnieur continue jouir dun certain prestige dans limaginaire

    professionnel des lycens9, mais ce prestige ne compense pas le malaise dune grande

    partie des ingnieurs diplms. A leuphorie des annes 1960, lors de ldification des

    premires grandes coles nationales dingnieurs et de formation de cadres scientifiques,

    a succd linquitude ds le dbut des annes 1980. En 1984, les ingnieurs organisent

    une premire rencontre sur le thme de la formation10 ; pour tenter dapporter une

    rponse au chmage des cadres techniques dont les premiers signes se manifestent, ils

    rclament une meilleure adaptation du cursus de formation. Lactualisation des contenus

    des programmes et lintroduction de nouvelles disciplines (gestion, organisation,

    management) sont au centre des revendications des ingnieurs. Leurs coles ont alors

    du mal se maintenir comme espace dexcellence scolaire dans un contexte de crise de

    luniversit publique et de transition librale. A linverse, les grandes coles prives

    apparaissent comme des vecteurs dinnovation pdagogique et suscitent lintrt des

    instances en charge des reformes ducatives (introduction dans les coles dingnieurs de

    cycles de formation en communication et management, cration dcoles nationales de

    gestion et de commerce Settat, Tanger et Agadir...). Les coles prives, cres dans les

    annes 1990, apparaissent plus attrayantes. Elles proposent aux tudiants des formations

    en coopration avec les universits et les coles europennes et amricaines. Les

    formations y sont principalement axes sur la gestion, le management, le commerce, le

    marketing et linformatique. Les outils pdagogiques utiliss sont interactifs et les stages

    professionnels qui sont intgrs dans le cursus de lenseignement permettent de tisser des

    liens entre les milieux professionnels et les tudiants. Enfin, les laurats des coles

    prives, destins le plus souvent devenir des cadres commerciaux, analystes financiers

    ou gestionnaires paraissent mieux arms que les ingnieurs pour affronter les mutations

    du march de lemploi o initiatives prives, auto-emploi, mise niveau de lentreprise

    etc. sont autant de nouvelles valeurs en vogue. Toutefois, ces coles suprieures prives,

    en dpit de leur rputation, sont toutes confrontes une situation paradoxale :

    lautorisation douverture dlivre par le ministre concern nimplique pas

    lhomologation des titres scolaires. Elles se trouvent, au regard de lEtat, incapables de

    produire des diplmes lgitimes. Cette situation conduit donc des tablissements privs

    revendiquer, avec acharnement, la reconnaissance des pouvoirs publics11. Or, ces

    derniers ne semblent pas prts rpondre favorablement leur attente, car ils cherchent

    plutt entretenir une certaine culture publique en matire de formation de cadres.

    Aussi, serait-ils instructif dobserver selon quelles modalits le pouvoir ducationnel

    LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION

  • 37

    cherche redfinir lespace de formation des cadres et particulirement celui des

    formations dingnieurs dans un contexte de changements acclrs des valeurs scolaires

    et socioprofessionnelles.

    NOTES

    1 MELLAKH Kamal, Lexpansion scolaire et universitaire au Maroc : aspects et enjeux in Diplmsmaghrbins dici et dailleurs : trajectoires sociales et itinraires migratoires, Ed. CNRS, Paris, 2000.

    2 MELLAKH Kamal, Les candidats marocains au baccalaurat : sur la route de luniversit ? ,contribution au bulletin de liaison du programme de recherche flux et gestion des comptences intellectuelles dansles changes euro-maghrbins, n 1, juillet-aot-septembre 1997.

    3 IBAAQUIL Larbi, Mobilit, classes sociales et passages par lcole au Maroc, doctorat dEtat de lettres etsciences humaines, universit de Paris V 1987, et, du mme auteur, Lcole marocaine et la comptition sociale,Ed. Babil, Rabat, 1996.

    4 MELLAKH Kamal, Les lycens et la socialisation au Maroc : enqute auprs des lves des classes terminales Rabat, thse de doctorat en sociologie, universit de Provence, 1997.

    5 VERMEREN Pierre, La formation des lites au Maroc et en Tunisie contribution au bulletin deliaison du programme de recherche flux et gestion des comptences intellectuelles dans les changes euro-maghrbins,n 2, octobre-novembre-dcembre 1997.

    6 PERENNES Jean-Jacques, Les ingnieurs et la politique hydro-agricole au Maroc in Btisseurs etbureaucrates. Ingnieurs et socit au Maghreb et au Moyen Orient, Ed. Maison de lOrient mditerranen, Lyon,1990.

    7 MELLAKH Kamal et LAGDALI Nadia, Les femmes cadres au Ministre de lAgriculture , Rapportdenqute, Direction des ressources humaines, ministre de lAgriculture, royaume du Maroc, juin 1999.

    8 MELLAKH Kamal, Lexpansion scolaire et universitaire au Maroc : aspects et enjeux , op. cit.9 MELLAKH Kamal, Les lycens et la socialisation au Maroc: enqute auprs des lves des classes Terminales

    Rabat, op. cit.10 DAOUD Zakia, Les ingnieurs marocains aujourdhui , Lamalif, n 153, fvrier 1984 et Les

    ingnieurs et leurs entreprises , Lamalif, n 176, avril 1986.11 Grazia Scarfo-Ghellab note que contrairement au cas italien o les coles de gestion cherchent

    construire un espace de formation autonome, les coles de gestion marocaine sacharnent obtenir unereconnaissance publique, au risque de se retrouver sous la tutelle de lEtat. Voir ce propos SCARFO-GHELLAB Grazia, Privatisation et internationalisation des institutions denseignement suprieur : le casdes coles de gestion au Maroc , Information sur les sciences sociales, n 37, 1998 et SCARFO-GHELLAB Grazia,La transformation du systme denseignement italien : la diffusion des business schools, Paris, Ed. LHarmattan, 1997.

    Kamel MELLAKH

  • 39

    Les ingnieurs tunisiens dans le systme ducatif :quel modle de formation pour les cadres

    techniques ?

    Sad BEN SEDRINE

    Eric GOBE

    A partir des annes 1960, la Tunisie, linstar des autres Etats du Maghreb

    indpendants, porte par lidologie dveloppementaliste, a initi une politique de

    tunisification de lencadrement des services techniques. Elle sest alors engage dans

    une stratgie volontariste de formation dingnieurs, long terme, dans le cadre dune

    politique de planification du dveloppement conomique et de nationalisation des

    principales entreprises. Aussi le gouvernement tunisien incitait-il ses meilleurs tudiants

    entreprendre des tudes dingnieur1.

    Lenvoi dtudiants ltranger et, plus tardivement, laccroissement du nombre

    des coles tunisiennes dingnieurs visaient jusquau milieu des annes 1980 satisfaire

    les besoins en cadres suprieurs des diffrentes administrations de lEtat et des socits

    du secteur public. La stratgie de formation mise au service du dveloppement

    national a contribu donner ses caractristiques au modle dorganisation du travail

    technique tunisien. A la question concernant la formation et la slection de ses cadres

    techniques, la Tunisie indpendante a adopt une rponse qui rattachait le pays ce que

    certains sociologues anglo-saxons appellent l organisation tatique du travail

    technique . Cette organisation se caractrise par une stratification du travail technique

    explicitement fonde sur les diplmes 2 : elle demeure dautant plus forte en Tunisie que

    jusquen 1990, lEtat reste le principal recruteur des diverses promotions dingnieurs

    formes dans ses coles ou ltranger.

    Leffort de lEtat sest traduit, ds 1969, par la cration dtablissements nationaux

    de formation dingnieurs. Les premiers responsables de ces nouvelles filires, issus du

    systme dexcellence franais, ont mis en place un modle de formation qui tendait

  • 40

    reproduire la dualit caractristique du systme franais entre grandes et petites

    coles ou facults et entre petite porte et grande porte 3. Nanmoins, la diffrence

    des thses de Pierre Bourdieu, la formulation de cette hypothse ne prjuge pas dune

    ventuelle reproduction des hirarchies sociales par le systme ducatif.

    Cette opposition prend en Tunisie une forme spcifique dans la mesure o les

    filires dexcellence rserves aux meilleurs tudiants sont localises ltranger (en

    premier lieu, en France, avec les grandes coles dingnieurs). Ce mode de

    fonctionnement dbouche de manire directe sur la question du retour (ou non) des

    tudiants tunisiens dans leur pays dorigine. La problmatique de la fuite des

    cerveaux explique, pour partie, la rforme du cursus dingnieur mene par le ministre

    de lEducation et des sciences, au dbut de la dcennie 1990.

    La dualit originelle se traduit, du fait de cette rforme, par une double sparation

    au sein du systme ducatif : dune part, entre formation ltranger et formation sur

    place et, dautre part, entre les tablissements dexcellence situs Tunis et dans sa

    banlieue rsidentielle et les coles provinciales et/ou spcialises (plus particulirement

    les instituts dlivrant un diplme dingnieur agronome).

    UNE POLITIQUE VOLONTARISTE DE FORMATION SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE

    Le dveloppement et la diversification des formations initiales (1969-1990)

    En 1956, au moment de lIndpendance, la Tunisie ne comptait que 84 ingnieurs

    dont 48 ingnieurs agronomes : les autres sortaient de lEcole polytechnique(5), des

    Mines de Paris ou de Saint-Etienne (10), de lEcole centrale de Paris (1) ; 3 ingnieurs

    avaient tudi les tlcommunications et 4, lhydraulique Grenoble. Seulement 2

    ingnieurs sortaient des Ponts et Chausses et 11 taient issus de lEcole spciale des

    travaux publics4. Ladministration du Protectorat navait gure intgr dans son

    administration ces jeunes diplms forms en France5. La plupart dentre eux ne

    possdaient que peu dexprience et navaient occup aucun poste de responsabilit.

    Mais le dpart prcipit des ingnieurs franais peu aprs la bataille de Bizerte

    en 1961, en paralysant lconomie du pays, constitua un test rvlateur de la

    dpendance dans laquelle la Tunisie se trouvait pour faire fonctionner les services vitaux

    du pays 6. Elle fit prendre conscience aux autorits tunisiennes de limprative ncessit

    de former rapidement des ingnieurs nationaux.

    LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION

  • 41

    Sad BEN SEDRINE et Eric GOBE

    En aot 1961, sur linitiative du Secrtariat dEtat lEducation nationale fut

    rassembl dans un amphi la quasi-totalit des 620 bacheliers de lanne. Lors de cette

    runion, les principaux ingnieurs chefs de service des administrations examinrent

    directement avec les candidats des carrires techniques les orientations concrtes qui

    soffraient eux7. Dsormais, chaque administration allait suivre individuellement les

    tudiants boursiers, quils soient inscrits dans des classes prparatoires aux grandes

    coles en France, lves de ces coles ou encore tudiants de licences s-sciences. En 1962,

    plus de 400 boursiers patronns par les services des Travaux publics et de lAgriculture

    figuraient dans les classes prparatoires8.

    A la mme poque, le deuxime polytechnicien tunisien, Mokhtar Latiri (X - 1947),

    la fois directeur gnral des ponts et chausses et des enseignements techniques au

    ministre de lEducation nationale, avait t charg de mettre en place une premire cole

    dingnieurs. Pour fonder la future Ecole nationale dingnieurs de Tunis (ENIT), son

    concepteur sest adress tout dabord aux Etats-Unis ds 1960 pour obtenir le financement

    de la construction de ltablissement. Mais le Development Loan Fund (DLF), lagence

    amricaine daide au dveloppement, lui avait fait savoir que les Etats-Unis ne

    financeraient que la construction de lInstitut suprieur de gestion et de la facult de droit

    de Tunis9. Aprs le refus amricain, le futur directeur de lENIT stait alors rendu en

    URSS o il russit obtenir une aide au financement de ltablissement : lURSS en dessine

    les plans, fournit le matriel et les engins de construction, soit 50 % du cot de la

    construction. Pour sa part, la Tunisie investit hauteur de 40 %, les 10 % restants tant pris

    en charge par des Etats tels que la Suisse et les Etats-Unis10. La construction de lcole est

    acheve en 1968, mais elle na pas encore de laboratoires ni de corps professoral. Alors que

    les nouveaux locaux de la facult des sciences sont galement en voie dachvement, le

    Premier ministre, Ahmed Ben Salah, met en place un tronc commun de deux ans o

    sont regroups les futurs ingnieurs et les tudiants de la facult des sciences11. En 1970,

    les premiers lves ingnieurs titulaires du diplme universitaire dtudes suprieures

    (DUES) sanctionnant le tronc commun sont envoys dans des coles franaises

    dingnieurs pour y suivre les enseignements appliqus (plus particulirement lEcole

    des mines de Saint-Etienne et lEcole suprieure des travaux publics)12.

    Dans le mme temps, Mokhtar Latiri, nomm directeur de lENIT en aot 1968,

    conoit la structure du cursus de formation de lcole. Il institue quatre filires de

    formation. La premire, instaure ds 1965, est en fait une voie de slection sous-traite

    ltranger, par de grandes coles franaises, des universits allemandes et amricaines.

  • 42

    Initialement, la filire A devait prparer les meilleurs bacheliers scientifiques au titre

    dingnieur-docteur dans le cadre dun cursus de 8 ans13. Entre 1968 et 1975, le directeur

    de lENIT organise la slection et le dpart dune cinquantaine de laurats dans les lyces

    parisiens les plus rputs (lyces Saint-Louis ou Louis Le Grand)14. Aprs lviction de

    Mokhtar Latiri de la direction de lENIT en 1975, ce processus de slection pour les classes

    prparatoires franaises sera pris en charge par une commission du ministre de

    lEducation nationale.

    La filire B forme des ingnieurs diplms en 6 ans. Ce cursus comporte trois

    cycles de deux ans chacun : sur le modle de lInstitut national des sciences appliques

    (INSA) de Lyon, un cycle prparatoire intgr dispense un enseignement gnral

    scientifique, technique et en sciences humaines ; un deuxime cycle porte sur lart de

    lingnieur, le troisime cycle tant consacr lune des options de lart de lingnieur15.

    La troisime filire, dite C , forme des ingnieurs techniciens . Elle propose

    trois cycles dtudes dont les dures sont fixes respectivement un an, deux ans et un

    an. Le premier porte sur lenseignement gnral scientifique et technique. Le second est

    consacr lart de lingnieur technicien , tandis que le troisime propose une

    spcialisation. Enfin, la filire D produit des techniciens suprieurs et dispense un

    enseignement analogue aux actuels IUT franais16.

    Ds la mise en place de lcole, le concepteur de lENIT a associ des responsables

    des grandes coles franaises la rflexion sur les orientations pdagogiques de

    ltablissement17. En outre, le corps enseignant de lcole est compos en majorit durant

    la dcennie 1970 denseignants franais et, dans une moindre mesure, denseignants

    sovitiques18.

    Il importe dinsister sur lorganisation des tudes de lENIT dans la mesure o, de

    la naissance de ltablissement jusqu la rforme du cursus de lingniorat au milieu des

    annes 1990, lenseignement des autres coles dingnieurs devait tre organis sur le

    modle des filires B et C.

    Paralllement la voie des classes prparatoires, les autorits tunisiennes ont

    ngoci des admissions directes dans certaines coles dingnieurs franaises (lEcole

    suprieure des travaux publics, Centrale, les Mines etc.) : tout au long des annes 1960 et

    1970, de nombreux tudiants tunisiens, titulaires de matrises de sciences, ont ainsi pu

    intgrer sur titre les grandes coles dingnieurs franaises. Les rsultats dune enqute

    que nous avons conduite auprs dun chantillon reprsentatif dingnieurs 19 montrent

    LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION

  • 43

    Sad BEN SEDRINE et Eric GOBE

    que cest parmi les cadres techniques forms en France et en Amrique du Nord que nous

    trouvons les taux de titulaires de matrises les plus importants, soit respectivement 18,3 %

    et 15,2 %. Ceux qui ont suivi leur cursus en France ont obtenu, dans une large majorit,

    leur matrise avant 1980 (38,5 % avant 1975 et 23,1 % entre 1976 et 1980).

    Tableau 1. Taux des ingnieurs diplms titulaires dune matrise en fonction du pays de formation (en %)

    Source : Enqute S. Ben Sedrine & E. Gobe, 2000.

    Dans labsolu, les ingnieurs diplms dun tablissement franais reprsentent

    avec ceux qui ont t forms en Tunisie plus de 70 % des titulaires dune matrise

    (respectivement 50 %, et 23,7 %). Ce rsultat confirme, pour les cadres techniques

    diplms de lHexagone, limportance de la voie de lintgration des coles dingnieurs

    sur titre (cf. tableau 2).

    Tableau 2. Distribution des ingnieurs diplms titulaires dune matrise en fonction du pays de formation (en %)

    Source : Enqute S. Ben Sedrine & E. Gobe, 2000.

    LENIT est demeure la seule cole dingnieurs (hors agronomie) du pays, jusqu

    la cration de lEcole nationale des ingnieurs de Gabs en 1975. Toutefois, partir des

    annes 1980, le dveloppement des formations dingnieurs sacclre.

    En deux dcennies (1972-1996), le nombre des diplms forms lENIT, et inscrits

    au tableau de lOrdre des ingnieurs, tend augmenter (voir la courbe de rgression

    linaire du graphique 1)20. Quant leffectif cumul durant cette priode, il atteint les 3 211

    ingnieurs qui se rpartissent entre 2 300 ingnieurs techniciens et 911 ingnieurs

    Amrique du

    Nord

    France Monde

    arabe

    Europe

    de lOuest

    Tunisie Europe

    de lEst

    Total

    15,8 18,3 7,1 5,3 1,8 3,0 9,5

    Tunisie France Monde

    arabe

    Amrique

    du Nord

    Europe

    de lOuest

    Europe

    de lEst

    Total

    23,7 50 10,5 7,9 5,3 2,6 100

  • 44

    principaux 21. Toutefois, la baisse du nombre des diplms entre 1992 et 1996

    sexpliquerait aussi par la cration dautres coles en Tunisie. En effet, afin dlargir la

    gamme de spcialits enseignes et de rapprocher les tablissements de formation des

    ples dactivits industrielles, des coles dingnieurs sont cres sur le modle de lENIT.

    LEcole nationale dingnieurs de Gabs (ENIG), en particulier, est conue pour fournir

    une main-duvre technique qualifie au ple des industries chimiques de la ville du sud

    tunisien. LEcole nationale dingnieurs de Sfax (ENIS) est mise en place, en 1983, la suite

    de la transformation de la filire ingnieur ouverte en 1975 la facult des sciences et

    techniques de Sfax. En 1984, lEcole nationale des sciences de linformatique (ENSI) vient

    renforcer la filire dingnieur informaticien cre la facult des sciences de Tunis,

    galement en 1975. Selon le mme principe, lEcole nationale dingnieurs de Monastir

    (ENIM) prend la relve de la filire ingnieur ouverte la facult des sciences et techniques

    de Monastir en 1977. En 1990, lEcole suprieure des postes et des tlcommunications de

    Tunis (ESPTT) voit le jour en remplacement de lEcole des postes : cette dernire

    comportait une filire de techniciens et une filire dingnieurs techniciens22.

    Graphique 1 : Evolution des diplms de l'Ecole nationale d'ingnieurs de Tunis

    Source : Base de donnes de l'Ordre des ingnieurs(1999), exploitation statistique par S. Ben Sedrine & E. Gobe

    Premier constat, les coles dingnieurs qui ont vu le jour pendant les annes 1980

    ont t cres partir de dpartements universitaires. Juridiquement, la plupart des

    tablissements dlivrant un diplme dingnieurs fonctionnent sous la tutelle du

    LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION

    0

    20

    40

    60

    80

    100

    120

    140

    160

    180

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    1975 1977 1979 1981 1983 1985 1987 1989 1991 1993 1995

    Ingnieur technicien Ingnieur principalLinaire (Ingnieur technicien) Linaire (Ingnieur principal)

  • 45

    Sad BEN SEDRINE et Eric GOBE

    ministre de lEnseignement suprieur et sont administrativement rattachs

    lUniversit tunisienne. Les dpartements universitaires scientifiques qui peuvent

    dpendre administrativement de la mme universit se distinguent de ses coles sur un

    point essentiel : elles ne dlivrent pas le titre scolaire dingnieur, lexception de trois

    filires au sein de la facult des sciences de Tunis.

    Cette dernire propose depuis 1979 trois filires de formation dingnieurs (en

    informatique, en goscience et en chimie analytique). Cest ladministration qui, aprs

    avis du Conseil de lOrdre des ingnieurs, fixe la liste des tablissements habilits

    dlivrer un diplme dingnieur. Les coles dingnieurs agronomes sont sous la cotutelle

    du ministre de lAgriculture et de celui de lEnseignement suprieur qui se contente

    dexercer une tutelle pdagogique. Il en est de mme pour lESPTT qui dpend des

    ministres des Communications et de lEnseignement suprieur. La tutelle exerce par un

    ministre technique signifie lorigine que ce dernier, ainsi que les tablissements ou

    entreprises publics qui en dpendent, a vocation recruter les diplms de lcole quil

    chapeaute. Si cela est toujours vrai dans le cas du ministre de la Communication, a lest

    beaucoup moins pour celui de lAgriculture (voir infra). A la grande poque de

    lingnieur dEtat, lENIT avait justement t rattache en 1971 au Premier ministre pour

    affirmer sa vocation former les cadres techniques de ladministration et des entreprises

    publiques23.

    Ingnieurs techniciens versus ingnieurs principaux ?

    Lensemble de ces tablissements, tout comme les formations dispenses

    ltranger (notamment en France), tait cens rpondre aux besoins de lconomie

    tunisienne en ingnieurs de conception (filire A et bac + 6), ainsi quen ingnieurs

    de production et de maintenance (bac + 4). Les premiers taient conus par le

    promoteur de lENIT comme des cadres techniques capables dinventer des systmes et

    tre des experts dans la gestion des organisations, alors que les seconds taient l pour

    exploiter les systmes mis au point par dautres. La rfrence utilise pour illustrer le

    rle des ingnieurs techniciens tait emprunt un exemple franais. En effet, ces

    derniers devaient, selon les propos du premier directeur de lENIT, jouer un rle

    analogue celui que jouaient autrefois les ingnieurs-maisons qui ont constitu lossature

    de firmes comme Citron et Peugeot 24.

  • 46

    Les premiers sortaient de lcole avec le titre dingnieur diplm leur donnant le

    droit dentrer dans ladministration comme ingnieur principal, tandis que les seconds

    taient titulaires du diplme dingnieur technicien qui leur permettait daccder au

    grade dingnieur des travaux de lEtat dans la fonction publique25.

    Cette rpartition par grade est donc une consquence de la manire dont a

    fonctionn le systme de formation des ingnieurs en Tunisie jusqu la rforme du

    cursus au milieu des annes 1990. Elle est caractristique dune certification scolaire qui

    filtre laccs lencadrement technique et renvoie au modle dorganisation tatique du

    travail technique prcdemment dcrit. La nature du diplme obtenu, non seulement

    donne la possibilit aux ingnieurs de travailler dans la fonction publique, mais

    dtermine les profils de carrire. Par consquent, ce modle dorganisation favorise des

    orientations catgorielles fondes sur la dfense des titres scolaires 26. On peut ainsi en

    conclure que la reconnaissance par lEtat du statut des diplmes dlivrs par les coles

    dingnieurs (trangres ou tunisiennes) revt des enjeux matriels et symboliques trs

    forts. Lhistoire et le dveloppement des formations dingnieurs agronomes sont cet

    gard illustratifs.

    Le cas des formations dingnieurs agronomes

    Au moment de lindpendance, lagriculture prsentait un dficit en cadres

    techniques moins grand que les autres secteurs de lconomie tunisienne. La cration en

    1898 de lEcole coloniale dagriculture de Tunis (ECAT) dont le rle consistait former

    techniquement les colons destins sinstaller en Tunisie ou dans les autres pays de

    lUnion franaise, a permis quelques Tunisiens, gnralement fils de grands

    propritaires terriens, dy poursuivre leurs tudes.

    A la suite de la proclamation de lautonomie interne en 1955, le gouvernement

    tunisien dcida de dbaptiser lcole et de lui donner le nom dEcole suprieure

    dagriculture de Tunis (ESAT). Jusquen 1962, cette cole, place sous la tutelle du

    ministre de lAgriculture, na pas subi de changements notables, tant du point de vue du

    rgime des tudes (trois ans), que de la composition du corps professoral : les quatre

    enseignants tunisiens y reprsentaient une minorit face douze Franais et un Belge27.

    Entre 1954 et 1964, les ingnieurs diplms de lESAT sont contraints doccuper les postes

    laisss vacants la suite du dpart des Franais. Ce processus sacclre avec la

    nationalisation, en mai 1964, des terres des colons. La France retire alors tous ses

    techniciens du ministre de lAgriculture28.

    LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION

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    Sad BEN SEDRINE et Eric GOBE

    Les diplms de cette priode accdent au grade dingnieur des travaux de lEtat

    dans la fonction publique. Par ailleurs, en vue de former les futurs formateurs de lEcole

    et davoir sa disposition des cadres de conception , le gouvernement tunisien attribue

    des bou