ingenieurs_maghrebins
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I n s t i t u t d e R e c h e r c h e s u r l e M a g h r e b C o n t e m p o r a i n
LES INGNIEURS MAGHRBINS DANS LES SYSTMES DE FORMATION
S y s t m e s d e f o r m a t i o nF i l i r e s c o l o n i a l e s e t p r a t i q u e s p r o f e s s i o n n e l l e s
P r o f e s s i o n n a l i t s c o n t e m p o r a i n e s
Sous la direction dEric GOBE
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I n s t i t u t d e R e c h e r c h e s u r l e M a g h r e b C o n t e m p o r a i n
LES INGNIEURS MAGHRBINS DANS LES SYSTMES DE FORMATION
S y s t m e s d e f o r m a t i o nF i l i r e s c o l o n i a l e s e t p r a t i q u e s p r o f e s s i o n n e l l e s
P r o f e s s i o n n a l i t s c o n t e m p o r a i n e s
Actes de la runion intermdiaire du programme Ingnieurs et socit au Maghreb
place sous la responsablit scientifique dEric GOBE, organise par lIRMC Rabat, les 2 et 3 fvrier 2001
Introduction dAndr GRELON, directeur dtudes lEHESS
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Publication non priodique diffuse gratuitement sur demandeIRMC20, rue Mohamed Ali TaharMutuelleville - 1002 TUNIS Tlphone : (01) 79 67 22Fax : (01) 79 73 76E-mail : [email protected]://www.irmcmaghreb.org
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5S o m m a i r e
Eric GOBE, Avant-propos..............................................................................................9
Andr GRELON, Introduction : Ingnieurs et socits dans le Maghreb
contemporain. Litinraire dun programme de recherche......................................11
CHAPITRE 1Systmes de formation
Le modle de formation en question
Kamel MELLAKH, La formation des ingnieurs par le systme denseignement
suprieur au Maroc.........................................................................................................29
Sad Ben SEDRINE et Eric GOBE, Les ingnieurs tunisiens dans le systme
ducatif : quel modle de formation pour les cadres techniques ?...........................39
Le modle des lites techniques en question
Anousheh KARVAR, La formation des lves algriens, tunisiens et marocains
lEcole polytechnique franaise (1921-2000) : des acteurs de lhistoire aux lites
de peu ............................................................................................................................79
Mohamed BENGUERNA, LEcole polytechnique dAlger : la formation
inacheve dune lite technique .................................................................................101
Grazia SCARFO-GHELLAB, Les coles dingnieurs : lieux de production et de
reproduction dune fraction des lites marocaines ?...............................................109
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6La relation formation-emploi
Mustapha HADDAB, Evolutions dans la formation et le statut social des
ingnieurs en Algrie...................................................................................................123
Azzeddine ALI BENALI, Les ingnieurs ptroliers de lInstitut algrien du
ptrole : formation et parcours professionnels.........................................................133
CHAPITRE 2Filires coloniales et pratiques professionnelles
Habib BELAD, Figures dingnieurs pendant le protectorat franais en Tunisie :
lexemple de la Poste et des Travaux publics............................................................149
Hlne VACHER, Du mtier la profession : lmergence de lingnieur
gomtre et lexercice colonial au dbut du XXe sicle............................................173
CHAPITRE 3Professionnalits contemporaines
Hocine KHELFAOUI , Evolution du profil de lingnieur algrien : du
technicien au dveloppeur ? ...........................................................................197
Mohammed EL FAZ, La Grande Hydraulique dans le Haouz de Marrakech :
fascination technologique et mergence du pouvoir des ingnieurs...................213
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7L i s t e d e s a u t e u r s
ALI BENALI Azzedine, tudiant en DEA lEcole des hautes tudes en sciences
sociales (EHESS), Paris.
BENGUERNA Mohammed, chercheur au Centre de recherches en conomie
applique au dveloppement (CREAD), Alger.
BELAD Habib, chercheur lInstitut suprieur dhistoire du mouvement national
(ISHMN), Universit de la Manouba, Tunis.
BEN SEDRINE Sad, enseignant lInstitut national du travail et des tudes
sociales (INTES), Tunis.
EL FAZ Mohamed, responsable de lUFR Analyse conomique et
dveloppement , Facult de sciences juridiques, conomiques et sociales,
Universit Cadi Ayyad, Marrakech.
GOBE Eric, chercheur lInstitut de recherche sur le Maghreb contemporain
(IRMC), Tunis.
GRELON Andr, directeur dtudes lcole des hautes tudes en sciences
sociales (EHESS), LASMAS-CNRS, Paris.
HADDAB Mustapha, professeur lInstitut de psychologie et de sciences de
lducation, Universit dAlger.
KARVAR Anousheh, charge de mission dtude et de recherche lUCC - CFDT,
Paris.
KHELFAOUI Hocine, matre de recherche associ au Centre de recherches en
conomie applique au dveloppement (CREAD), Alger.
MELLAKH Kamel, matre de confrence en sociologie lUniversit dAgadir.
SCARFO-GHELLAB Grazia, professeur lEcole Hassania des travaux publics de
Casablanca.
VACHER Hlne, charge de recherche lUniversit dAalborg, Danemark,
chercheur URBAMA Tours, et chercheur associ au CDHT -
CNAM/EHESS, Paris.
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9Avant-propos
Cet ouvrage constitue la premire publication collective du programme de lIRMC
Ingnieurs et socit au Maghreb. Il rassemble la plupart des contributions de la rencontre
thmatique de Rabat (2-3 fvrier 2001) qui portait plus particulirement sur Les
ingnieurs maghrbins dans les systmes de formation .
Les articles publis dans ce recueil sont des textes intermdiaires qui font tat des
rflexions des membres du programme. Les participants la rencontre de Rabat taient
alors divers stades davancement de leurs travaux. Certains chercheurs ont prsent des
contributions nonant les hypothses et les perspectives de leur recherche, tandis que
dautres ont voqu les premiers rsultats denqutes dj acheves.
Pourquoi avoir choisi de se pencher de manire spcifique sur la question de la
formation des ingnieurs marocains, algriens et tunisiens ? Si la question de lemploi des
diplms au Maghreb a t largement aborde, tant par le discours des politiques que des
chercheurs1, en revanche la communaut scientifique a nglig ltude des formations
dingnieurs. Or, ces dernires apparaissent stratgiques en terme de dveloppement
dans la mesure o elles sont censes fournir la main-duvre qualifie, les cadres et les
innovateurs du secteur productif.
Au Maghreb, leffort de formation a t dautant plus massif que la prsence de
Maghrbins dans les corps techniques au moment de lindpendance tait insignifiante.
Cependant, au-del des discours sur la ncessit de former des ingnieurs et des
techniciens, la question de la formation des comptences se pose moins aujourdhui en
termes de pnurie de cadres techniques, quen termes de massification de certaines
formations dingnieurs. Il convient dsormais de sattarder sur les implications scolaires,
professionnelles et sociales des arbitrages imposs par le nouveau contexte de la
transition librale ou daustrit budgtaire qui touche les tats maghrbins. Lhorizon
professionnel des diplms des coles dingnieurs est plus rtrci que dans les trois
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premires dcennies des indpendances. Ladministration et les entreprises publiques
restent le premier employeur des ingnieurs au Maghreb ; mais elles recrutent dsormais
au compte-gouttes. Certaines catgories dingnieurs se trouvent dqualifies, voire
dclasses et, parfois, au chmage. Si cette situation est moins dramatique pour les jeunes
diplms ingnieurs que pour dautres catgories de diplms, il nen demeure pas
moins quils connaissent un processus dinsertion professionnelle plus lent que dans les
annes 1980. Par ailleurs, la perspective de carrires peu attractives dans leurs propres
pays incitent certains ingnieurs forms ltranger, dans des coles dlites, ne pas
rentrer au pays .
Ny a-t-il pas danger, dans un tel contexte, de voir les gestionnaires du systme
ducatif rduire fortement les effectifs des filires technologiques de haut niveau, sans
prendre en compte le manque gagner quune telle politique produirait du point de vue
des savoirs scientifiques sur les socits et les systmes de gouvernement ?
Par ailleurs, lhistoire de la figure de lingnieur au Maghreb a t aborde lors de
cette rencontre. Des historiens ont pos des jalons permettant de mieux comprendre les
pratiques professionnelles et le discours des ingnieurs de la priode coloniale. Last but
not least, ltude des professionnalits dingnieurs lpoque contemporaine nous a permis
dapprhender les fonctions exerces et le rle jou par les ingnieurs dans lorganisation,
en interaction avec leur environnement extrieur.
Eric GOBE
1 Voir ce sujet Vincent GEISSER (dir.), Diplms maghrbins dici et dailleurs. Trajectoires et itinrairesmigratoires, Paris, Ed. du CNRS, 2000. Louvrage prsente les rsultats du programme de recherche de lIRMC Flux et gestion des comptences intellectuelles dans les changes euro-maghrbins , conduit par VincentGeisser de 1995 1998.
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Introduction
Ingnieurs et socits dans le Maghreb contemporainLitinraire dun programme de recherche
Andr GRELON
A lissue de deux rencontres du programme dtudes dirig par Eric Gobe sous
lgide de lInstitut de recherche sur le Maghreb contemporain sur les ingnieurs au
Maghreb, leurs rles professionnels, leur place dans la vie politique, conomique et
sociale dans chacun des pays considrs, il importe de commencer tirer quelques traits
dun bilan du travail, mais aussi de rflchir une suite possible des travaux. Lampleur
des questions qui ont t souleves invite considrer que, malgr la qualit des tudes
menes, tout na pas pu tre abord. Ou plus exactement, cause mme de la qualit de
ces tudes, des problmes cachs ou discrets ont merg, soulevant de nouvelles
hypothses et incitant entreprendre de nouvelles investigations. Ds la fin des annes
1950 au Maroc et en Tunisie, ds 1962 en Algrie, la question des ingnieurs, lie au rle
que les dirigeants politiques entendaient leur faire jouer, a t considre comme
fondamentale pour lavenir de ces pays. Aujourdhui, les difficults conomiques
soulvent des problmes dune autre nature, en particulier ceux de lemploi des
ingnieurs forms en grand nombre et spcialement des jeunes diplms tout juste sortis
des tablissements de formation. Toutefois on ne peut pas fonder une analyse de la
situation actuelle si lon na pas entrepris de dgager lensemble du processus dvolution
de ce groupe professionnel depuis son origine. Quelques pistes de rflexion labores
partir des interventions des uns et des autres et des communications de la runion de
Rabat sont prsentes ci-aprs.
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INTRODUCTION
LE MAGHREB DES INGNIEURS DANS LHISTOIRE : RUPTURE COLONIALE ET INDPENDANCE
Ds le dbut du programme de recherche, nous avons t confronts une double
perspective apparemment contradictoire, mais dont il nous faut bien rendre compte
simultanment.
Dune part, une rupture entre la priode coloniale et lre de lindpendance. Les
travaux publis sous la direction dElisabeth Longuenesse, et notamment ceux de Lilia
Ben Salem1, lavaient dj tabli ; les recherches menes depuis et prsentes par les
divers intervenants de chacun des trois pays le confirment : il nexiste quune continuit
tnue entre les ingnieurs de la priode coloniale et ceux apparus aprs lindpendance.
Trois raisons sont avances par les chercheurs :
1 La politique coloniale na pas favoris, loin de l, lmergence dune lite
technique locale. Les constats dresss par Habib Belad pour la Tunisie, par Kamel
Mellakh au Maroc, et par Mohamed Benguerna dans son enqute sur les premiers
ingnieurs algriens le dmontrent lenvi : au moment des indpendances, il ny avait
quune poigne dingnieurs nationaux pour prendre la relve. A cet gard, les
statistiques tablies par Anousheh Karvar concernant les polytechniciens en provenance
du Maghreb partir de 1921 sont sans appel.
2 Le dveloppement conomique sous le rgime colonial na pas privilgi
lindustrialisation du Maghreb. Aussi les tablissements de formation qui accompagnent
la constitution de ples industriels pour doter ceux-ci de techniciens spcialiss ne
pouvaient-ils tre crs. En France mtropolitaine, avant la Seconde Guerre mondiale, les
coles dingnieurs taient de toute manire essentiellement implantes dans les rgions
caractre traditionnellement industriel : Paris, Lille, Lyon, Grenoble. Les rgions rurales
en taient dpourvues. Ce nest qu partir des annes soixante que des tablissements
denseignement technique suprieur ont t fonds sur lensemble de lHexagone, avec
une volont damnagement et de valorisation du territoire (Tarbes, Brest, Metz) et
notamment dans le cadre des nouvelles universits (Orlans, Valenciennes, La Rochelle,
etc.). Dans la conception antrieure, il tait donc logique de ne pas implanter des coles
dingnieurs vocation industrielle dans les colonies. Dautant que la mise en place dune
cole est un investissement lourd (btiments, matriel, personnel) qui doit rencontrer son
public (ce qui suppose un bassin de recrutement rgional dj constitu) et supposer des
dbouchs : lexprience de lEcole de gomtres et de dessinateurs implante Rabat en
1920 et qui ferme deux ans plus tard illustre les difficults dune telle entreprise. Hlne
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Andr GRELON
Vacher montre quen dfinitive, il sest avr plus efficace de distribuer des bourses pour
envoyer les laurats se former lEcole des travaux publics Paris. En revanche, la
cration dun tablissement de formation agricole Tunis, en 1898, rpondait des
besoins locaux, et spcialement ceux des colons franais. Elle sinscrivait en outre dans un
contexte de rationalisation de lagriculture qui inspirait la IIIe Rpublique, marqu
notamment par louverture de plusieurs tablissements spcialiss mtropolitains :
Institut agricole et Institut colonial de Nancy, Ecole des industries agricoles de Douai,
Ecole du gnie rural, etc.
3 Dans une telle situation, lidal de la notabilit, tant dans les couches
bourgeoises coloniales que dans les milieux aiss maghrbins, ne se situait pas dans les
mtiers techniques, mais bien plutt dans les classiques professions librales : mdecin,
avocat. Comme lexplique Mustapha Haddab, les Algriens y compris dans la
communaut europenne ntaient gure nombreux avoir acquis une connaissance
concrte du personnage de lingnieur. Les ingnieurs implants dans les colonies taient
peu nombreux et trs gnralement issus de la mtropole, soit quils fussent en position de
fonctionnaire dans ladministration dEtat (Ponts et chausses, Gnie rural, PTT), soit en
tant que cadres dentreprises prives (socits de travaux publics, par exemple). A ce titre,
en sappuyant sur les annuaires des associations danciens lves, une tude pourrait tre
mene pour examiner les profils professionnels de ceux qui partaient aux colonies .
Par consquent, mme si lon peut noter des hritages comme par exemple
une filiation entre lancien Institut technique dAlger et la nouvelle Ecole polytechnique
dAlger tel que le montre Mohamed Benguerna, des passations de pouvoir dune
administration franaise une administration tunisienne ainsi que le dcrit Habib
Belad le moment historique de lindpendance ou du retour la souverainet pleine et
entire cre bien une situation totalement neuve avec la dfinition dobjectifs nationaux
urgents par les responsables politiques : dune part, remplacer les experts techniques
disparus, dj dans ladministration afin de faire tourner la machine de lEtat, mais aussi
dans les entreprises pour assurer une transition conomique sans trop de heurts ; dautre
part, ancrer une ambition de mise en valeur des richesses du pays et positionner celui-ci
bon rang dans lchelle internationale du dveloppement, par une politique
volontariste de formation des cadres techniques, censs tre le moteur du dynamisme
conomique. Comme lcrivent Sad Ben Sedrine et Eric Gobe, lingnieur tait ()
peru par les autorits des Etats issus de la dcolonisation comme lagent du
dveloppement industriel et le dtenteur du secret de la modernit .
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INTRODUCTION
Il faudra examiner si les dbats qui ont eu lieu en France ds le dbut des annes
1950 sur la question du manque dingnieurs et de ses effets sur lconomie ont rencontr
un cho chez les responsables politiques maghrbins. Le problme qui tait pos dans les
milieux conomiques tait celui du retard franais par rapport aux autres pays de lOCDE
( lpoque OECE) et des freins au dveloppement de ce quon appelait dans le langage
du moment les industries de pointe , la chimie et notamment la chimie fine, les
industries ptrolires, la construction mcanique, laronautique Dans ces secteurs, on
disait souffrir du manque de cadres techniques forms, ce qui handicapait la croissance
des entreprises. La rponse volontariste fut donne par lEtat avec la cration de
nouveaux types dtablissements de formation les Instituts nationaux de sciences
appliques (INSA) et les Ecoles nationales dingnieurs (ENI) nonobstant la rsistance
des milieux dingnieurs qui craignaient une augmentation incontrle du nombre de
diplms. De tels phnomnes ont-ils jou un rle dans ltablissement de la politique
denseignement suprieur des pays maghrbins ?
Par ailleurs, il nen reste pas moins indispensable de prendre en compte la
dimension historique plus ancienne : car mme mandats pour des objectifs nouveaux,
les nouveaux ingnieurs maghrbins ne dbarquaient pas sur un terrain vierge. Les
territoires coloniaux avaient fait lobjet de nombreuses interventions techniques et
avaient t dj largement models par le travail de lingnieur. Ainsi, dans son article
sur les ingnieurs et la politique hydro-agricole au Maroc2, Jean-Jacques Prenns a
montr lampleur des dbats chez les ingnieurs franais des travaux publics propos de
la construction de barrages et de la mise en valeur des terres arides dans les pays du
Maghreb au cours du XIXe sicle. Loption prise finalement en faveur de la grande
hydraulique au dbut du XXe sicle favorisait objectivement les grandes entreprises
franaises de BTP. Mais au-del du caractre de rentabilit capitalistique de cette
orientation, il faut aussi prendre en compte le mode de rationalit des ingnieurs,
promoteurs de ces projets. Pour ceux-ci, en mettant la technique la plus neuve aux postes
de commande, on aboutissait naturellement la solution la plus adquate dans chacun
des domaines considrs, celle qui menait un avenir meilleur, face aux porteurs de
traditions rtrogrades, aux tenants de la routine, aux milieux fixs sur un prsent sans
devenir. Ce mode de pense na pas disparu avec lindpendance, bien au contraire.
Anims par un lan patriotique, convaincus quils taient dtre investis dune mission
historique, les ingnieurs de lindpendance ont mis au service de cet idal un
raisonnement, une manire dtre fonde sur une croyance en lobjectivit des faits, sur
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Andr GRELON
une analyse des donnes en vertu de considrations scientifico-techniques, se coulant
ainsi dans les orientations laisses par leurs devanciers. Mohamed El Faz est revenu sur
cette dimension historique dont lexamen est indispensable pour mettre en perspective
les actuelles ralisations des ingnieurs hydrauliciens marocains, que leurs travaux soient
approuvs ou contests. En sens inverse, examinant le cas des ingnieurs topographes,
Hlne Vacher sinscrit en faux contre lide reue selon laquelle les agents techniques
employs dans les colonies nauraient eu quune pure fonction instrumentale de diffusion
des techniques. Elle met en vidence comment, pour les topographes, le fait de pratiquer
leur mtier dans les aires coloniales a eu une incidence non ngligeable sur lensemble de
la profession elle-mme. Au-del, elle claire le rle quont pu jouer les colonies dans les
stratgies de modernisation administrative et technique de la France mtropolitaine. Ce
dveloppement de disciplines dans des perspectives originales, ces mises en uvre de
pratiques spcifiques contribuent un enrichissement universel de lart de lingnieur.
Ainsi, on peut rattacher des tudes lies des aires culturelles particulires des
considrations gnrales quant la profession dingnieur prise dans sa globalit :
chaque avance technique propose et ralise par un ingnieur particulier ou un groupe
dingnieurs dsigns participe du renforcement de la figure omnisciente de lIngnieur.
LA PROBLMATIQUE DE LA FORMATION DES INGNIEURS : ENTRE LITISME ET MASSIFICATION
La question des diplmes et du nombre de diplms, de lvolution de la quantit
dingnieurs estampills est rcurrente. Les statistiques sont en principe disponibles ou
peuvent tre reconstitues et des tableaux peuvent tre dresss. Tant quon est dans lordre
du comptage, les choses sont relativement simples. De ce premier point de vue, il serait dj
intressant de tirer des informations comparatives entre les trois pays concerns :
Evolution du nombre de diplms depuis lindpendance (ou le retour la
souverainet). Ces chiffres dans labsolu donnent une premire indication. Mais ils
doivent tre immdiatement rapports lvolution gnrale de la population
universitaire et lvolution gnrale de celle-ci par rapport aux classes dge concernes.
Ce sont videmment ces ratios qui sont instructifs et permettent de mesurer lampleur de
leffort ducationnel des trois Etats spcialement dans le domaine de la formation des
experts techniques. A ce titre, il serait utile de disposer de courbes indiquant lvolution
du nombre de diplms ingnieurs par rapport aux cadres de gestion et de commerce, que
ceux-ci soient forms dans le cadre gnral universitaire ou dans des structures ad hoc
comme les coles de gestion.
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16
INTRODUCTION
Sur cette base gnrale, on peut affiner les renseignements : ainsi on peut relever
lvolution des diffrentes spcialits telles quelles sont dsignes dans chacun des pays.
Lexercice est un peu plus prilleux : dune part, parce que la dfinition de telle ou telle
spcialit et les regroupements disciplinaires et sous-disciplinaires quelle implique peut
tre propre chaque pays et la comparaison devient de ce fait plus dlicate ; dautre part,
parce quon sait bien que les termes mmes de spcialits enferment trop les ingnieurs
dans des cases dont ils sortiront peu ou prou dans lexercice de leur profession. Dautres
donnes peuvent tre extraites qui sont porteuses de significations politiques, sociales et
culturelles : la distinction entre les diplms issus de cursus universitaires et ceux issus
dinstituts techniques, la proportion des ingnieurs forms sous la tutelle du ministre
charg de lEducation en regard de ceux sortis dtablissements dpendant de ministres
techniques (par exemple des ingnieurs dinstituts ptroliers, tel lInstitut algrien du
ptrole examin par Azzedine Ali Benali ou dinstituts agronomiques), lvolution de la
proportion de femmes ingnieurs dans les diffrents types dtablissement et les
diffrentes spcialits. Enfin on ne peut ngliger les donnes classiques sur lorigine
socioprofessionnelle (ce qui soulve des questions relevant de la sociologie gnrale sur
la nature des classements sociaux, la ralit des catgories sociales, les modes dusage
sociologique, linfluence de modles trangers, notamment de lINSEE franais) ainsi
que les questions sur lorigine gographique qui peuvent tre lies ventuellement des
problmes plus dlicats de reprsentation de minorits ethniques.
Ces donnes statistiques sont indispensables comme base de travail pour avoir une
premire vision de la population concerne, pour comprendre les tendances de
lvolution gnrale de la formation technique suprieure et la politique dinvestissement
dans ce domaine de chacun des pays, et notamment pour mesurer les efforts massifs
accomplis depuis les indpendances dans une volont de rattrapage . Elles permettent
aussi de situer ces Etats dans une comparaison internationale plus large, par rapport
des modles dducation, notamment avec la France, mais aussi avec dautres pays
dEurope.
De ce point de vue, le travail exemplaire men par Sad Ben Sedrine et Eric Gobe
sur les ingnieurs tunisiens devrait pouvoir servir de base pour pouvoir tablir des
comparaisons avec les deux autres pays. A terme, il sagirait de mettre en place un outil
permanent, un observatoire de la profession dingnieur dans les pays du Maghreb en
affinant progressivement les donnes statistiques.
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17
Andr GRELON
On ne peut pour autant limiter ltude de la formation un rassemblement
ordonn dindications quantitatives sur les diplms. Il importe dexaminer le processus
mme de la formation, son organisation, la dfinition des cursus et leur volution dans le
temps. Le travail de recherche, sappuyant souvent sur des tudes antrieures
particulires, a permis davancer largement dans cette voie pour chacun des pays. Il
importerait dsormais sur la base de ces acquis dentreprendre une comparaison raisonne
pour dterminer, hors de tout syncrtisme, ce qui est commun aux trois pays concerns, et
notamment dans ce qui relverait du rapport gnral de laire culturelle avec le fait colonial
pass dans le domaine de la formation technique suprieure comme dans les rapports
actuels avec lancienne puissance coloniale, parce qu lvidence, il sagit l de points
majeurs ; mais aussi ce qui rapprocherait sur tel ou tel point deux des pays sur les trois, et
ce qui est caractristique de chaque Etat, de son dveloppement particulier, en rfrence
ses spcificits conomiques et gographiques, son discours dveloppementaliste, son
histoire politique. Sans prtendre ici lister lensemble des questions susceptibles dtre
examines, mentionnons-en quelques-unes comme base de discussion.
* Lexternalisation dune partie de la formation des ingnieurs : dans chaque pays
et selon des modalits et des rythmes diffrents, une partie des ingnieurs a t envoye
se former dans des pays trangers et spcialement dans lancien pays colonisateur en
raison de la formation scolaire secondaire prparant bien au passage dans le systme
spcifique de lenseignement technologique suprieur franais (classes prparatoires +
concours + cole dingnieurs), en raison de la langue, mais aussi de la prsence de
groupes dingnieurs forms en France avant les indpendances et dont linfluence tait
sans commune mesure avec la taille de leur groupe. Ce phnomne qui aurait pu ntre
que transitoire, compte tenu de la mise en place progressive de structures locales de
formation des ingnieurs, est devenu un fait permanent, mme si les flux dtudiants se
sont progressivement amoindris en raison de la concurrence lgitime des coles
autochtones, mais aussi dune part, de la faible rentabilit de lopration due une perte
en ligne dun pourcentage important de jeunes ingnieurs qui dcident de ne pas revenir
au pays et dautre part, de la politique restrictive daccueil dtudiants trangers et
notamment maghrbins en France durant la dernire dcennie politique toujours
susceptible dtre modifie quand la crainte dune perte du rayonnement culturel
franais devient trop intense chez les dirigeants politiques franais. On notera que chaque
pays a cr rapidement au moins un tablissement de prestige lEcole nationale
dingnieurs de Tunis, lEcole polytechnique dAlger, lEcole Mohammedia dingnieurs
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18
INTRODUCTION
de Rabat dans le but affich de former ses lites techniques sur place, avec des russites
diverses comme le dmontrent Kamel Mellakh et Grazia Scarfo Ghellab tudiant le cas du
Maroc. Il est clair aujourdhui que lexcellence scolaire des candidats retenus dans les
coles franaises se conjugue avec une slection sociale drastique et on peut sinterroger
sur les stratgies dexpatriation mises en place par les couches privilgies pour leurs
gnrations montantes.
* La mise en place du systme de formation des ingnieurs reprend, malgr
quelques adaptations locales, le modle franais. Aucun des auteurs du programme de
recherche ne fait mention dune mise en question ou tout le moins dun dbat
concernant lorganisation de lenseignement suprieur de lancienne puissance coloniale.
Lempreinte du systme mis en place sous la IIIe Rpublique est si prgnante que son
application aux ralits de jeunes pays va comme allant de soi. Dj lorganisation de
lenseignement suprieur apparat immdiatement comme un monopole dEtat, plus
forte raison encore propos de la formation des ingnieurs qui sont assigns une tche
spciale dans la mise en valeur du pays. Cette situation ressortit, selon Eric Gobe et Sad
Ben Sedrine, lorganisation tatique du travail technique. Mais deux caractristiques
sont reprises directement du systme franais, mme lorsque les Etats sont indpendants
depuis quelques annes et que leurs responsables ont pu prendre du recul :
1 Une distinction stablit entre formations gnrales dingnieurs relevant de
lEducation nationale et formations techniques suprieures sous tutelle des ministres
techniques : en Algrie, ces instituts ont fait lobjet dune tude systmatique par Hocine
Khelfaoui. Il sensuit une classification complexe entre les tablissements en fonction la
fois du prestige scolaire sur la base de critres de slection acadmique , de la
rentabilit professionnelle du diplme, du rang dans la hirarchie du pouvoir des
ministres de tutelle, etc. qui finit par galer en complexit le classement franais. Mme
si les sociologues ont pris lhabitude en France de ranger les tablissements de formation
en deux catgories commodes, en terme de grande et de petite porte , pour
reprendre la clbrissime distinction de Pierre Bourdieu3, lorganisation hirarchique des
coles dingnieurs est aussi raffine et incomprhensible pour le commun des mortels
que ne ltait le classement nobiliaire la cour des rois de France sous lancien rgime.
2 Le deuxime point qui dcoule du premier est la distinction qui stablit entre
les coles dingnieurs dans leur ensemble (quelles soient ou non intgres dans le
systme universitaire) et les formations universitaires classiques. Analysant le cas
tunisien, Sad Ben Sedrine et Eric Gobe vont jusqu parler de relgation en ce qui concerne
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19
Andr GRELON
les universits, les instituts de gestion, les facults de mdecine et certaines coles
dingnieurs crmant systmatiquement chaque nouvelle gnration parvenant
lenseignement suprieur, et ne laissant plus aux facults des sciences que les lments les
plus faibles. Sans doute nexiste-t-il pas dans le monde de modle magique
denseignement suprieur qui permettrait une parfaite galit des chances dans les
tudes et laccs de tous lemploi de son choix. Chaque systme national est toujours li
lhistoire globale du pays : ainsi, il ny a pas dautre explication la constitution, au fil
du temps, des hirarchies dcoles dingnieurs autonomes en France, comme
lmergence des universits techniques en Allemagne. Les universits franaises sont
nes la fin du XIXe sicle avec le handicap congnital dapparatre aprs la cration de
toute une srie dtablissements parfaitement reconnus qui navaient eu ni rfrence
universitaire pour laborer leur cursus et constituer leur mode dorganisation, ni comme
horizon de diffuser le savoir le plus large au plus grand nombre, mais au contraire
denseigner des connaissances spcifiques des cohortes troites pour des fins prcises.
De lautre ct du Rhin au contraire, les technische Universitten sont les ultimes hritires
dinstitutions denseignement technique qui avaient comme rfrence permanente les
universits autonomes dont le modle avait t tabli au dbut du XIXe sicle, cest--dire
de puissantes structures la vocation culturelle affirme, dont le corps professoral tait
reconnu comme llite de la nation : les technische Hochschulen ont mis en uvre un
processus de longue haleine pour parvenir, elles aussi, la dignit et la reconnaissance
universitaire. Dans le cas des trois pays du sud mditerranen concerns, il ne semble pas
y avoir eu de rflexion propos des modalits franaises denseignement technologique
suprieur : faut-il conclure un point aveugle, une telle imprgnation par le modle
colonial dorigine quon ne pouvait mme concevoir une alternative ? Puisquil ny avait
pas, ou si peu, dcoles dingnieurs en place, aurait-on pu imaginer llaboration
dautres structures ?
Pour terminer (provisoirement) sur la question de la formation, il faudrait
finalement examiner ce quil en est des professeurs. Dans les tudes sur les ingnieurs, ils
sont souvent les oublis. Pourtant leur rle est fondamental. Classiquement, les
professeurs des coles dingnieurs sont considrs comme se situant au cur de trois
dynamiques : tout dabord, la formation des spcialistes en technologie. Cest lactivit la
plus reconnue, celle qui consiste la fois faire apprendre des contenus de connaissance,
mais aussi initier des mthodes et spcialement celle dapprendre apprendre, en tout
temps et tre capable de restituer cet ensemble de savoirs de manire oprationnelle. Ce
-
20
INTRODUCTION
nest toutefois pas la seule tche des professeurs. La seconde est celle de la recherche,
gnralement des fins dapplication, proche ou moyen terme. Une telle activit
implique le plus souvent des contacts et changes avec des homologues, suscitant des
cooprations et conduisant des publications et prises de brevet. Les rsultats de cette
activit amnent aussi de la matire nouvelle aux cours et permettent de diffuser des
connaissances indites qui donnent ainsi aux jeunes ingnieurs des atouts pour se placer
sur le march du travail, car ces derniers apportent aux socits qui les engagent des
donnes originales que nont pas ou nont plus ceux qui sont en poste depuis plusieurs
annes. Troisime fonction enfin, celle du conseil aux entreprises, utile aux deux parties.
Car si le professeur amne des informations pertinentes, si son regard distanci permet
de dsigner les problmes cachs et de proposer des solutions, il retire aussi de ses
observations des lments qui nourriront tant sa dmarche pdagogique que sa pratique
de recherche. Cest en raison de cette triple dmarche, chacun des lments renforant les
deux autres, que le professeur peut tre considr comme un des producteurs essentiels
de la culture technique moderne.
Un tel profil est videmment idal-typique. Dans la ralit, il va de soi que les
professeurs ne sont pas calqus sur le mme modle. Certains ne font pas ou font peu de
recherche, dautres ont rarement des contacts avec le milieu industriel et les
investissements dans lenseignement ne sont pas identiques. Nanmoins, si lon considre
lquipe pdagogique dans son ensemble, on peut lui appliquer alors le terme
d intellectuel collectif et envisager quels sont ses engagements dans ses trois fonctions.
Une telle tude est particulirement clairante certains moments cls, comme par
exemple la cration dun tablissement, une volution conomique notable dans le pays
ou, sur le plan scientifique, lmergence dune nouvelle discipline qui remet en cause les
paradigmes les mieux tablis. Sur le plan historique, par exemple, la naissance de
llectricit comme discipline spcifique, la fois ouvrant un champ scientifique nouveau,
porteuse de technologies davant-garde, et gnrant un secteur industriel autonome, a
amen la constitution dun corps professoral particulier qui participait de cette
dynamique sur la base des trois fonctions succinctement dcrites ci-dessus. Des tudes de
cas dans chacun des trois pays apporteraient des donnes tout fait utiles pour lanalyse
des ingnieurs au Maghreb. On pourrait ainsi analyser le mode de fonctionnement du
corps professoral au moment de la cration et dans les dbuts des tablissements les plus
emblmatiques de chaque Etat, mais aussi lexaminer aujourdhui, dans une priode o
lon constate une inflexion marque vers une ouverture de chacune des conomies
-
21
Andr GRELON
nationales en direction du secteur priv, mais aussi o les difficults demploi dune
partie des jeunes ingnieurs interpelle directement le systme de formation. Une autre
piste dtude serait la question souleve par Mohamed Benguerna propos des premires
annes de lEcole polytechnique dAlger : cet tablissement a fonctionn avec laide de
professeurs intrimaires pour complter les quipes et pallier le manque denseignants
autochtones, quil sagisse de cooprants franais, dun staff compos avec lappui de
lUNESCO ou encore de professeurs des pays de lEst. Cette exprience nest pas unique,
on la retrouve dans les trois pays. En particulier, on sait que les enseignants des pays de
la zone dinfluence sovitique, et notamment russes, sont venus en quantit significative
encadrer des tudiants en sciences et technologie, dans nombre dtablissements au
moins en Algrie et en Tunisie , mais les conditions de leur arrive, leur mode
dinsertion, la nature de leurs travaux, la dure de leur sjour et dautres donnes encore
(quelle langue denseignement, par exemple) nont, semble-t-il, jamais fait lobjet dtudes
spcifiques. Un tel phnomne nest pourtant pas anecdotique, il sagit pour les coles
dexpriences fondatrices qui marquent durablement leur culture.
POUR NE PAS CONCLURE : LES PERSPECTIVES RECHERCHES
On pourrait videmment multiplier les angles danalyse sur les ingnieurs. Encore
faudrait-il pouvoir ensuite disposer des forces intellectuelles pour mettre en uvre les
projets de recherche sur les diffrentes thmatiques proposes. Nanmoins, pour
terminer, je souhaiterais voquer brivement deux axes qui ont fait lobjet de dbats au
sein du collectif de recherche : le problme du chmage des ingnieurs ; la question des
idologies et des systmes de valeurs.
Nous avons peu dindications sur le chmage des ingnieurs au Maghreb. Et
pourtant, de lavis de tous les collgues engags dans la recherche sur Ingnieurs et socit,
cest une des questions les plus prgnantes de ce programme et socialement les plus
graves quil faille considrer. Plusieurs pistes dexplication ont t proposes. La crise
conomique, plus ou moins forte selon les priodes, qui dure depuis vingts ans et qui
touche particulirement les jeunes pays est une des raisons de fond de cet tat de fait. La
fin de la problmatique dveloppementaliste conue autour du rle central dun Etat
tout-puissant, ce qui a amen faire des coupes sombres dans des socits dEtat et faire
maigrir les administrations techniques dans lesquelles on trouvait nombre
dingnieurs, en est une autre qui ne soppose pas la premire. Ladquation
problmatique entre les programmes de formation et les nouvelles demandes des firmes
-
22
INTRODUCTION
prives constitue galement un des motifs avancs au chmage ou en tout cas au sous-
emploi dune partie du groupe ingnieurs.
Pour avancer dans cette analyse, le rassemblement de donnes de cadrage
statistiques serait indispensable et l encore lharmonisation des nomenclatures pourrait
permettre de mesurer lamplitude du phnomne et sa conjonction entre les trois pays. Il
nest pas certain que la tche soit aise, les donnes pouvant tre mouvantes du fait de
changements dans les catgories rendant impossible ltablissement de sries, mais aussi
parce qutant base dclarative, ces informations sont susceptibles dtre biaises par les
rticences des intresss se dclarer chmeurs. Mais au-del, des enqutes qualitatives
devraient permettre de comprendre le vcu de ces diplms exclus du travail. Pour
ne pas confondre des situations qui sont de type diffrent, on pourrait concevoir lexamen
de trois sous-populations :
- Les jeunes diplms, sortis tout droit de leur tablissement de formation et qui
nont pas encore trouv demploi. Quelles activits ont-ils ? Quelle vie personnelle
(cohabitation familiale force ?) ? Quelles perspectives court, moyen et long terme ?
(reprise dtudes, reconversion, cration dentreprise, petits boulots).
- Les ingnieurs en cours demploi qui ont t licencis. Dans quel cadre et dans
quelles conditions ? Quelles perspectives davenir ? Y a-t-il une distinction entre
ingnieurs diplms et cadres techniques dentreprise pour retrouver un emploi (effet
diplme) ou faut-il sappuyer sur les relations (effet rseau).
- Les ingnieurs en fin de parcours professionnel. En France, une des modalits
pour soulager les entreprises dune partie de leur main-duvre a consist offrir des
conditions intressantes de dpart, y compris sous forme de licenciement conomique
avec prime de dpart, aux employs les plus gs. Il sagit donc de mise en retraite
dguise. Trouve-t-on ou a-t-on trouv des situations similaires au Maghreb ? Mais il y a
aussi de vritables licenciements avec une difficult spcifique lie lge ce qui pose
une question intressante : quel ge devient-on trop vieux, cest--dire inem-
ployable, et quels sont les critres du trop g ?
On le voit, il ne sagit l que dune premire approche. Une vritable tude
supposerait ltablissement dune problmatique plus labore.
Le problme des idologies et des systmes de valeurs est galement une branche
importante de lanalyse du groupe des ingnieurs. Elle est ou plutt elle devrait tre, car
cet aspect nest le plus souvent quaperu quand il nest pas tout simplement ignor. Or,
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23
Andr GRELON
cette dimension axiologique est un moteur de ces acteurs dans leurs tches
professionnelles comme dans leur rle dans la socit, mme sils nen ont pas toujours
une conscience trs labore. En France, depuis le saint-simonisme du dbut du XIXe
sicle jusquaux rflexions contemporaines sur lthique de lingnieur en passant par les
propositions sur le rle social de lingnieur partir de la seconde industrialisation, le
planisme des annes vingt et la dynamique du christianisme social des annes trente, ces
questions nont cess dinterpeller les ingnieurs et de les mobiliser, mme leur corps
dfendant. Les ingnieurs daujourdhui sont les hritiers de ces diffrentes thories
et/ou croyances qui constituent un ensemble composite dides plus ou moins
applicables aux donnes contemporaines.
Il ne semble pas que cette thmatique ait fait lobjet de recherches spcifiques dans
laire culturelle arabo-musulmane sauf considrer lapport important de Nilfer Gle
qui traite du monde spcifique turc et dont les travaux sont dj anciens4. Or dans ce
domaine, les ides voluent vite. La dynamique de lislamisme est videmment sur toutes
les lvres, mme sil ne peut tre question de ne considrer que cette seule idologie. Cest
pourquoi des recherches prcises avec des hypothses argumentes devraient tre
entreprises, peut-tre lissue dun sminaire consacr cette question, avec des apports
de diffrents pays du Sud comme du Nord.
A lissue de cette brve numration des axes de recherche potentiels sur les
ingnieurs du Maghreb, on voit que sur la base solide du travail accompli dans le cadre
du programme de lIRMC, il y a encore matire investigation et mise en uvre dun
nouveau projet collectif de recherche pour les annes venir.
NOTES
1 BENSALEM Lilia, La profession dingnieur en Tunisie, approche historique , in LONGUENESSEElisabeth (dir.), Btisseurs et Bureaucrates. Ingnieurs et socit au Maghreb et au Moyen-Orient, Lyon, Maison delOrient mditerranen, 1990, pp. 81-94.
2 PERENNES Jean-Jacques, Les ingnieurs et la politique hydro-agricole au Maroc , inLONGUENESSE Elisabeth (dir.), ibid., pp. 215-230.
3 BOURDIEU Pierre, La noblesse dEtat. Grandes coles et esprit de corps, Paris, Editions de Minuit, 1989,p. 188 et pp. 198-199.
4 GLE Nilfer, Les ingnieurs turcs : avant-garde rvolutionnaire ou lite modernisatrice ? thse sous ladirection dAlain Touraine, Paris, EHESS, 1982. Cette thse na pas t publie. Un rsum du travail de cetauteur est donn in LONGUENESSE Elisabeth, op.cit., Entre le gauchisme et lislamisme : lmergencede lidologie techniciste en Turquie , pp. 309-320.
-
CHAPITRE 1
SYSTMES DE FORMATION
-
Le modle de formation en question
-
29
La formation des ingnieurs par le systmedenseignement suprieur au Maroc
Kamel MELLAKH
Depuis les annes 1980, dimportantes transformations sont intervenues dans le
systme denseignement suprieur marocain, touchant autant les modalits
dorganisation scolaire que la nature de la demande sociale. La croissance des effectifs
tudiants, la diversification des filires dtude, la dcentralisation des ples de formation
et lacclration du processus de privatisation de lenseignement suprieur ont donn
lieu au dveloppement dun espace de formation suprieur htrogne, disparate et
hirarchis scolairement et socialement. Dans un contexte de massification de
lenseignement et de crise de luniversit publique (crise de financement, chmage des
diplms, etc.), de nouvelles filires litistes sont apparues en dehors des anciens lieux de
formation (facults, coles publiques, etc.) renforant les mcanismes scolaires de la
slection sociale. Ces volutions apportent de profondes modifications au modle
national denseignement suprieur, explicitement nomm au lendemain de
lindpendance systme de formation des cadres . Dans ce systme, les coles
nationales dingnieurs ont t destines jouer un rle prpondrant.
LA FORMATION DES CADRES : STRATGIE VOLONTARISTE ET ORGANISATION SLECTIVE
Les politiques publiques en matire de formation au Maroc se sont articules au
lendemain de lindpendance politique, en 1956, autour de mots dordre nationalistes :
lorganisation dune ducation authentiquement nationale, revalorisant la langue arabe et
permettant lensemble des jeunes autochtones daccder lcole. Lexpansion de la
scolarisation, puis la massification des effectifs de lenseignement tous les niveaux
ont rsult dune telle politique1. Ds la premire anne de 1956 1957, les effectifs
scolaires sont passs de 415 151 625 659. Par un dahir (dcret royal) de novembre 1963,
-
30
lenseignement est dclar obligatoire pour tous les enfants gs de 7 13 ans. Dix ans
aprs lindpendance, les effectifs avaient doubl, atteignant le chiffre de 1 321 786 lves.
Cette progression rapide survenue en un temps relativement court nallait pas sans
remettre en cause la politique scolaire suivie jusqualors. Si les principaux slogans
nationalistes restaient lgitimes tels que lunification, larabisation, et la
marocanisation , le contrle des flux simposa. La gnralisation de lenseignement
comme utopie nationale, celle dune cole accessible pour tous, devait changer de sens. La
dmocratisation de lenseignement ntait plus lordre du jour. Lobjectif assign au
dveloppement de lducation visait plutt favoriser la consolidation de lEtat moderne.
Ainsi, les efforts fournir en matire dducation avaient pour but de former les cadres
techniques et administratifs ncessaires pour prendre la relve des cooprants. La
marocanisation de lencadrement des secteurs clefs du dveloppement (conomie,
ducation, agriculture, sant) tait devenu une priorit des politiques publiques de
planification de lducation : les besoins en cadres nationaux capables de restructurer
lconomie et les secteurs sociaux, dans le sens de lintrt national taient souvent
voqus pour justifier de telles politiques. Mais il nous parat toutefois que les exigences
de ldification de bases institutionnelles pour la monarchie, comme celles de moderniser
le Makhzen par un personnel cadre hautement qualifi, ont rendu inluctable la mise en
place dun rseau national dcoles et dinstituts de formation suprieure. A cet gard, les
coles publiques dingnieurs ont bnfici dune attention particulire. Les ingnieurs
taient alors considrs comme les dtenteurs des comptences techniques indispensables
la mise en uvre des projets de dveloppement : ces derniers se sont multiplis dans
divers domaines au cours des annes 1960 et 1970 (agriculture, btiment, architecture,
travaux publics, urbanisme, etc.). En deux dcennies ont t cres lEcole Mohammadia
dingnieurs (EMI) (1960), lInstitut national de statistiques et dconomie applique
(INSEA) (1961), lInstitut national des postes et tlcommunications (INPT) (1961),
lInstitut agronomique et vtrinaire Hassan II (IAV) (1966), lEcole nationale forestire des
ingnieurs (ENFI) (1968), lEcole Hassania des travaux publics (EHTP) (1971), lEcole
nationale de lindustrie minrale (ENIM) (1972), lEcole nationale darchitecture (ENA)
(1980) et lEcole nationale suprieure dlectricit et de mcanique (ENSEM) (1984).
En somme, la multiplication des coles dingnieurs sest opre selon une stratgie
de formation pragmatique visant satisfaire les besoins sectoriels des diffrents
dpartements de lEtat. Or, il est significatif que la plupart de ses coles ont t places
sous la tutelle des dpartements ministriels directement concerns par la formation.
LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION
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31
Kamel MELLAKH
Tableau 1. Les coles publiques dingnieurs et leur ministre de tutelle au Maroc
Ces coles ont tendu acqurir une place part dans le systme denseignement
suprieur. En marge des universits destines accueillir les effectifs de lycens
bacheliers en constante progression2, elles se sont rapidement institues comme un
espace dexcellence scolaire, au sein dun systme ducatif fortement slectif et
hirarchis. En 1985, les autorits en charge de lducation dcidrent de crer un cycle
de classes prparatoires aux grandes coles dingnieurs, suivant en la matire lexemple
franais. Ces classes prparatoires furent ouvertes dans les diffrentes rgions du
royaume (Agadir, Casablanca, Fs, Marrakech, Mohammedia, Oujda, Rabat, Tanger). Un
concours national fut organis pour y accder. Les lves admis, noyau dur de llite
scolaire, firent lobjet dune attention particulire.
A la diffrence des tudiants des universits, cette lite a relativement mieux profit
de linfrastructure scolaire, de lencadrement pdagogique, du systme de bourses parce
quelle a bnfici, en outre, dun systme de formation et dvaluation rigoureux faible
dperdition. Dans les annes 1960 et 1970, lEtat a mis en place, au profit de llve-
ingnieur, un systme de motivation lui garantissant de rels avantages scolaires et
Ecoles Ministre de tutelle
Institut agronomique et vtrinaire Hassan II Rabat Agriculture et dveloppement rural
Ecole nationale dagriculture Mekns Agriculture et dveloppement rural
Ecole nationale forestire dingnieurs Sal Agriculture et dveloppement rural
Ecole Hassania des travaux publics Casablanca Travaux publics
Ecole nationale de lindustrie minrale Rabat nergie et Mine
Institut national des statistiques et dconomie applique Rabat
Plan et prvision conomique
Ecole Mohammadia des ingnieurs Rabat Enseignement suprieur
Ecole nationale suprieure dlectricit et de mcanique Casablanca
Enseignement suprieur
Institut national des postes et tlcommunications Rabat
Postes et Tlcommunications
Ecole nationale darchitecture Rabat Habitat
Ecole nationale suprieure des arts et mtiers Mekns
Enseignement suprieur
Ecole nationale des sciences appliques Tanger Enseignement suprieur
-
32
sociaux. Il lui tait attribu, par exemple, un pr-salaire pendant sa formation, ou encore
pour les admis la signature dun contrat de travail dune dure minimale de huit ans. A
la sortie de la formation, les besoins taient tels que lembauche tait quasi automatique
par le ministre de tutelle de linstitut de formation. Ce dispositif suscita un engouement
dans les milieux populaires. On a pu voir combien la mobilisation familiale tait forte
autour de laccs au diplme dingnieur, les projets de mobilit sociale tant de plus en
plus associs la russite par le diplme au lendemain de lindpendance3.
Durant les deux dcennies suivantes, les tudes suprieures, et en particulier les
formations scientifiques et techniques, rpondent de fortes demandes sociales : celles-ci
conoivent, en effet, loffre publique de formation suprieure comme un systme de
qualification (certificats et diplmes) garantissant des avantages sociaux (accs au
fonctionnariat, promotion sociale, etc.). Le diplme dingnieur apparat dsormais, dans
limaginaire professionnel des lycens et de leurs familles, comme un mythe
mobilisateur4. Pourtant, laccs aux coles dingnieurs demeure extrmement contrl.
Le systme de slection sest mme renforc, ces dernires annes, pour contrler les flux
des lves et grer les effectifs qui se sont sensiblement accrus.
LES LAURATS DES COLES DINGNIEURS : CROISSANCE ET DISPARIT
A la veille de lindpendance du Maroc, les effectifs dingnieurs taient rduits. En
1955, le pays en comptait peine trente, presque tous forms ltranger. Cette
gnration de pionniers, trs vite place aux commandes des services techniques de
lEtat, sinvestit alors notablement dans la mise en place dune planification nationale de
la formation scientifique et technique5 : Ils organisrent, en parallle, des colloques pour
rflchir sur le mtier dingnieur et sur lamlioration de la formation. Il sagissait de
mettre en place et de renforcer un systme national de formation de cadres techniques
rpondant aux besoins des administrations et des diffrents appareils dexcution ou de
production. Dans cette conjoncture, les candidatures au concours dentre dans les coles
dingnieurs se sont accrues rapidement : la participation aux diffrentes coles
nationales dingnieurs est passe de 242 977 candidats entre 1987 et 1996. De la mme
faon, les effectifs des coles dingnieurs et de formation de cadres continuent
daugmenter depuis les annes 1980.
LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION
-
33
Kamel MELLAKH
Tableau 2. Evolution des candidats inscrits et admis aux concours communsdaccs aux coles nationales dingnieurs
Source : ministre de lEnseignement suprieur et de la Formation des Cadres
Depuis les annes 1980, les effectifs des coles dingnieurs ont continu
daugmenter. Cette croissance est la marque des fortes pressions sociales sexerant sur
ces coles. Il nest pas ais dvaluer lvolution de ces effectifs en fonction des
diffrences sociales. Nous ne disposons pas de donnes chiffres exhaustives indiquant
prcisment les origines sociales des lves-ingnieurs. Toutefois, il semble que le
recrutement social de ces coles tend de plus en plus se diversifier. Certes, ce sont les
familles aises et moyennes qui ont pendant longtemps pu se mobiliser pour que
leurs enfants adhrent leur vision promotionnelle du devenir social. Nanmoins, des
lves issus de familles aux revenus plus modestes parviennent surmonter la double
slection scolaire et sociale, contribuant ainsi augmenter les effectifs de cadres en
formation.
Dans les annes 1980, le rythme de croissance annuelle des effectifs de ces coles est
de 26 %, alors que celui de lenseignement suprieur est de 14,5 %. Les flux des ingnieurs
diplms de ltranger (notamment de France) ont aussi contribu accentuer cette
tendance. A la fin des annes 1980, 23,3 % des ingnieurs ont t forms ltranger,
contre un peu plus des trois-quarts forms au Maroc. En 1992, le nombre dingnieurs
diplms slevait 17 500 (dont 4 500 forms ltranger). Aujourdhui, les promotions
comptent (toutes spcialits confondues) environ 1 000 laurats par an. Laccroissement
du nombre des diplms issus dcoles nationales dingnieurs a t rapide. Lexemple
de lEcole Mohammedia des ingnieurs (EMI) est symptomatique cet gard. Le nombre
des laurats y a connu une croissance continue passant de 34 en 1964 (anne de la sortie
de la premire promotion) 65 en 1978. Les promotions des annes 1980 comptaient
chacune prs de 100 diplms et celle de 1996, 205 laurats.
Anne Inscrits Admis
1987 242 192
1992 713 621
1995 983 700
1996 977 734
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34
Tableau 3. Evolution des laurats des coles publiques de formation des cadres scientifiques et techniques
Source : ministre de lEnseignement suprieur et de la Formation des cadres
La croissance du nombre des diplms, issus du systme national de formation des
ingnieurs, ne peut cependant pas masquer les distorsions que lon constate, selon les
sexes et les domaines dtude. Bien que minoritaires dans les formations dingnieurs, la
prsence des femmes saffirme. Leur place est passe de 1,8 % en 1975 15,6 % en 1990
du total des diplms ; elle est de 20 % en 1996.
En ce qui concerne les domaines de formation, les spcialits relevant du domaine
agricole demeurent importantes. Un rseau constitu de trois tablissements (Institut
agronomique et vtrinaire Hassan II de Rabat, Ecole nationale dagriculture de Mekns,
Ecole nationale forestire dingnieurs de Sal) a t mis en place pour accueillir chaque
anne 2 800 lves-ingnieurs destins principalement intgrer des emplois publics
(administrations centrales, directions provinciales dagriculture, offices de mise en valeur
agricole). Les ingnieurs agronomes-forestiers reprsentent au dbut des annes 1990
46 % de lensemble des ingnieurs et pour 94,7 % dentre eux sont employs par le secteur
public : ils constituent bien plus que dautres le corps dingnieurs dEtat par excellence.
Figures emblmatiques des politiques de mise en valeur agricole au lendemain de
lindpendance, ils taient perus comme des acteurs centraux du dveloppement6.
Aujourdhui, dans lactuel contexte de libralisation conomique, ces ingnieurs ont
perdu leur aura et sont frapps de plein fouet par les problmes de formation, les
difficults daccs lemploi et la dgradation de la situation du travail dans la fonction
publique7.
LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION
Anne Laurats
1986/87 1246
1991/92 1557
1994/95 1329
1995/96 1522
-
35
CRISE DU MODLE TATISTE DE FORMATION DES INGNIEURS ET RECOMPOSITION DU SYSTMEDENSEIGNEMENT SUPRIEUR
Des changements caractrisent lvolution du systme de formation des cadres
techniques au Maroc depuis que le problme du chmage des cadres a pris les allures
dune crise socio-politique 8. Au regard de la multiplication des mobilisations
collectives des diplms chmeurs (manifestations, ptitions, sit-in, grves de la faim),
force est de constater que la question des comptences nationales ne se pose plus en
terme de pnurie.
La principale question aujourdhui est celle des implications scolaires,
professionnelles et sociales des arbitrages imposs par le nouveau contexte de la
transition librale. Le dveloppement des logiques privatives dans le champ de la
formation des cadres est significatif cet gard. Nous formulons ici lhypothse que le
dysfonctionnement structurel du systme public de formation suprieure, tout comme
son incapacit accrue rpondre aux attentes scolaires et sociales de certaines catgories
dlves et de leurs familles, aurait rendu inluctable lvolution diffrencie dune
demande sociale dacteurs privs en matire de formation et de qualification suprieure.
Le triomphe des logiques privatives dans le champ de lenseignement suprieur dans les
annes 1990 est une remise en question des bases classiques dun systme scolaire public
faible rendement interne et externe . De nouveaux clivages scolaires apparaissent
alors mme que, dune manire progressive et irrversible, le systme denseignement
suprieur se recompose selon trois axes :
un enseignement universitaire de masse (facult des lettres, des sciences et de
droit) fort recrutement populaire ;
un enseignement suprieur priv gomtrie scolaire et sociale variable selon levolume du capital conomique impos lentre des coles ;
un rseau dcoles publiques de formation des cadres (y compris les colesdingnieurs).
Plusieurs indices permettent de suivre les nouveaux rapports de force qui
sinstaurent entre ces diffrentes composantes du systme de formation en particulier
entre les coles publiques dingnieurs et les grandes coles suprieures prives (HEM,
HEC). Si le chmage des diplms et la crise du financement de lducation frappent
de plein fouet les facults, les coles publiques dingnieurs et de cadres ne sont pas
pargnes. Tout en demeurant trs slectives, ces coles tendent devenir socialement
peu rentables. Les horizons professionnels de leurs laurats sont de plus en plus bouchs.
Kamel MELLAKH
-
36
Bien sr, le titre dingnieur continue jouir dun certain prestige dans limaginaire
professionnel des lycens9, mais ce prestige ne compense pas le malaise dune grande
partie des ingnieurs diplms. A leuphorie des annes 1960, lors de ldification des
premires grandes coles nationales dingnieurs et de formation de cadres scientifiques,
a succd linquitude ds le dbut des annes 1980. En 1984, les ingnieurs organisent
une premire rencontre sur le thme de la formation10 ; pour tenter dapporter une
rponse au chmage des cadres techniques dont les premiers signes se manifestent, ils
rclament une meilleure adaptation du cursus de formation. Lactualisation des contenus
des programmes et lintroduction de nouvelles disciplines (gestion, organisation,
management) sont au centre des revendications des ingnieurs. Leurs coles ont alors
du mal se maintenir comme espace dexcellence scolaire dans un contexte de crise de
luniversit publique et de transition librale. A linverse, les grandes coles prives
apparaissent comme des vecteurs dinnovation pdagogique et suscitent lintrt des
instances en charge des reformes ducatives (introduction dans les coles dingnieurs de
cycles de formation en communication et management, cration dcoles nationales de
gestion et de commerce Settat, Tanger et Agadir...). Les coles prives, cres dans les
annes 1990, apparaissent plus attrayantes. Elles proposent aux tudiants des formations
en coopration avec les universits et les coles europennes et amricaines. Les
formations y sont principalement axes sur la gestion, le management, le commerce, le
marketing et linformatique. Les outils pdagogiques utiliss sont interactifs et les stages
professionnels qui sont intgrs dans le cursus de lenseignement permettent de tisser des
liens entre les milieux professionnels et les tudiants. Enfin, les laurats des coles
prives, destins le plus souvent devenir des cadres commerciaux, analystes financiers
ou gestionnaires paraissent mieux arms que les ingnieurs pour affronter les mutations
du march de lemploi o initiatives prives, auto-emploi, mise niveau de lentreprise
etc. sont autant de nouvelles valeurs en vogue. Toutefois, ces coles suprieures prives,
en dpit de leur rputation, sont toutes confrontes une situation paradoxale :
lautorisation douverture dlivre par le ministre concern nimplique pas
lhomologation des titres scolaires. Elles se trouvent, au regard de lEtat, incapables de
produire des diplmes lgitimes. Cette situation conduit donc des tablissements privs
revendiquer, avec acharnement, la reconnaissance des pouvoirs publics11. Or, ces
derniers ne semblent pas prts rpondre favorablement leur attente, car ils cherchent
plutt entretenir une certaine culture publique en matire de formation de cadres.
Aussi, serait-ils instructif dobserver selon quelles modalits le pouvoir ducationnel
LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION
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37
cherche redfinir lespace de formation des cadres et particulirement celui des
formations dingnieurs dans un contexte de changements acclrs des valeurs scolaires
et socioprofessionnelles.
NOTES
1 MELLAKH Kamal, Lexpansion scolaire et universitaire au Maroc : aspects et enjeux in Diplmsmaghrbins dici et dailleurs : trajectoires sociales et itinraires migratoires, Ed. CNRS, Paris, 2000.
2 MELLAKH Kamal, Les candidats marocains au baccalaurat : sur la route de luniversit ? ,contribution au bulletin de liaison du programme de recherche flux et gestion des comptences intellectuelles dansles changes euro-maghrbins, n 1, juillet-aot-septembre 1997.
3 IBAAQUIL Larbi, Mobilit, classes sociales et passages par lcole au Maroc, doctorat dEtat de lettres etsciences humaines, universit de Paris V 1987, et, du mme auteur, Lcole marocaine et la comptition sociale,Ed. Babil, Rabat, 1996.
4 MELLAKH Kamal, Les lycens et la socialisation au Maroc : enqute auprs des lves des classes terminales Rabat, thse de doctorat en sociologie, universit de Provence, 1997.
5 VERMEREN Pierre, La formation des lites au Maroc et en Tunisie contribution au bulletin deliaison du programme de recherche flux et gestion des comptences intellectuelles dans les changes euro-maghrbins,n 2, octobre-novembre-dcembre 1997.
6 PERENNES Jean-Jacques, Les ingnieurs et la politique hydro-agricole au Maroc in Btisseurs etbureaucrates. Ingnieurs et socit au Maghreb et au Moyen Orient, Ed. Maison de lOrient mditerranen, Lyon,1990.
7 MELLAKH Kamal et LAGDALI Nadia, Les femmes cadres au Ministre de lAgriculture , Rapportdenqute, Direction des ressources humaines, ministre de lAgriculture, royaume du Maroc, juin 1999.
8 MELLAKH Kamal, Lexpansion scolaire et universitaire au Maroc : aspects et enjeux , op. cit.9 MELLAKH Kamal, Les lycens et la socialisation au Maroc: enqute auprs des lves des classes Terminales
Rabat, op. cit.10 DAOUD Zakia, Les ingnieurs marocains aujourdhui , Lamalif, n 153, fvrier 1984 et Les
ingnieurs et leurs entreprises , Lamalif, n 176, avril 1986.11 Grazia Scarfo-Ghellab note que contrairement au cas italien o les coles de gestion cherchent
construire un espace de formation autonome, les coles de gestion marocaine sacharnent obtenir unereconnaissance publique, au risque de se retrouver sous la tutelle de lEtat. Voir ce propos SCARFO-GHELLAB Grazia, Privatisation et internationalisation des institutions denseignement suprieur : le casdes coles de gestion au Maroc , Information sur les sciences sociales, n 37, 1998 et SCARFO-GHELLAB Grazia,La transformation du systme denseignement italien : la diffusion des business schools, Paris, Ed. LHarmattan, 1997.
Kamel MELLAKH
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39
Les ingnieurs tunisiens dans le systme ducatif :quel modle de formation pour les cadres
techniques ?
Sad BEN SEDRINE
Eric GOBE
A partir des annes 1960, la Tunisie, linstar des autres Etats du Maghreb
indpendants, porte par lidologie dveloppementaliste, a initi une politique de
tunisification de lencadrement des services techniques. Elle sest alors engage dans
une stratgie volontariste de formation dingnieurs, long terme, dans le cadre dune
politique de planification du dveloppement conomique et de nationalisation des
principales entreprises. Aussi le gouvernement tunisien incitait-il ses meilleurs tudiants
entreprendre des tudes dingnieur1.
Lenvoi dtudiants ltranger et, plus tardivement, laccroissement du nombre
des coles tunisiennes dingnieurs visaient jusquau milieu des annes 1980 satisfaire
les besoins en cadres suprieurs des diffrentes administrations de lEtat et des socits
du secteur public. La stratgie de formation mise au service du dveloppement
national a contribu donner ses caractristiques au modle dorganisation du travail
technique tunisien. A la question concernant la formation et la slection de ses cadres
techniques, la Tunisie indpendante a adopt une rponse qui rattachait le pays ce que
certains sociologues anglo-saxons appellent l organisation tatique du travail
technique . Cette organisation se caractrise par une stratification du travail technique
explicitement fonde sur les diplmes 2 : elle demeure dautant plus forte en Tunisie que
jusquen 1990, lEtat reste le principal recruteur des diverses promotions dingnieurs
formes dans ses coles ou ltranger.
Leffort de lEtat sest traduit, ds 1969, par la cration dtablissements nationaux
de formation dingnieurs. Les premiers responsables de ces nouvelles filires, issus du
systme dexcellence franais, ont mis en place un modle de formation qui tendait
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40
reproduire la dualit caractristique du systme franais entre grandes et petites
coles ou facults et entre petite porte et grande porte 3. Nanmoins, la diffrence
des thses de Pierre Bourdieu, la formulation de cette hypothse ne prjuge pas dune
ventuelle reproduction des hirarchies sociales par le systme ducatif.
Cette opposition prend en Tunisie une forme spcifique dans la mesure o les
filires dexcellence rserves aux meilleurs tudiants sont localises ltranger (en
premier lieu, en France, avec les grandes coles dingnieurs). Ce mode de
fonctionnement dbouche de manire directe sur la question du retour (ou non) des
tudiants tunisiens dans leur pays dorigine. La problmatique de la fuite des
cerveaux explique, pour partie, la rforme du cursus dingnieur mene par le ministre
de lEducation et des sciences, au dbut de la dcennie 1990.
La dualit originelle se traduit, du fait de cette rforme, par une double sparation
au sein du systme ducatif : dune part, entre formation ltranger et formation sur
place et, dautre part, entre les tablissements dexcellence situs Tunis et dans sa
banlieue rsidentielle et les coles provinciales et/ou spcialises (plus particulirement
les instituts dlivrant un diplme dingnieur agronome).
UNE POLITIQUE VOLONTARISTE DE FORMATION SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE
Le dveloppement et la diversification des formations initiales (1969-1990)
En 1956, au moment de lIndpendance, la Tunisie ne comptait que 84 ingnieurs
dont 48 ingnieurs agronomes : les autres sortaient de lEcole polytechnique(5), des
Mines de Paris ou de Saint-Etienne (10), de lEcole centrale de Paris (1) ; 3 ingnieurs
avaient tudi les tlcommunications et 4, lhydraulique Grenoble. Seulement 2
ingnieurs sortaient des Ponts et Chausses et 11 taient issus de lEcole spciale des
travaux publics4. Ladministration du Protectorat navait gure intgr dans son
administration ces jeunes diplms forms en France5. La plupart dentre eux ne
possdaient que peu dexprience et navaient occup aucun poste de responsabilit.
Mais le dpart prcipit des ingnieurs franais peu aprs la bataille de Bizerte
en 1961, en paralysant lconomie du pays, constitua un test rvlateur de la
dpendance dans laquelle la Tunisie se trouvait pour faire fonctionner les services vitaux
du pays 6. Elle fit prendre conscience aux autorits tunisiennes de limprative ncessit
de former rapidement des ingnieurs nationaux.
LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION
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41
Sad BEN SEDRINE et Eric GOBE
En aot 1961, sur linitiative du Secrtariat dEtat lEducation nationale fut
rassembl dans un amphi la quasi-totalit des 620 bacheliers de lanne. Lors de cette
runion, les principaux ingnieurs chefs de service des administrations examinrent
directement avec les candidats des carrires techniques les orientations concrtes qui
soffraient eux7. Dsormais, chaque administration allait suivre individuellement les
tudiants boursiers, quils soient inscrits dans des classes prparatoires aux grandes
coles en France, lves de ces coles ou encore tudiants de licences s-sciences. En 1962,
plus de 400 boursiers patronns par les services des Travaux publics et de lAgriculture
figuraient dans les classes prparatoires8.
A la mme poque, le deuxime polytechnicien tunisien, Mokhtar Latiri (X - 1947),
la fois directeur gnral des ponts et chausses et des enseignements techniques au
ministre de lEducation nationale, avait t charg de mettre en place une premire cole
dingnieurs. Pour fonder la future Ecole nationale dingnieurs de Tunis (ENIT), son
concepteur sest adress tout dabord aux Etats-Unis ds 1960 pour obtenir le financement
de la construction de ltablissement. Mais le Development Loan Fund (DLF), lagence
amricaine daide au dveloppement, lui avait fait savoir que les Etats-Unis ne
financeraient que la construction de lInstitut suprieur de gestion et de la facult de droit
de Tunis9. Aprs le refus amricain, le futur directeur de lENIT stait alors rendu en
URSS o il russit obtenir une aide au financement de ltablissement : lURSS en dessine
les plans, fournit le matriel et les engins de construction, soit 50 % du cot de la
construction. Pour sa part, la Tunisie investit hauteur de 40 %, les 10 % restants tant pris
en charge par des Etats tels que la Suisse et les Etats-Unis10. La construction de lcole est
acheve en 1968, mais elle na pas encore de laboratoires ni de corps professoral. Alors que
les nouveaux locaux de la facult des sciences sont galement en voie dachvement, le
Premier ministre, Ahmed Ben Salah, met en place un tronc commun de deux ans o
sont regroups les futurs ingnieurs et les tudiants de la facult des sciences11. En 1970,
les premiers lves ingnieurs titulaires du diplme universitaire dtudes suprieures
(DUES) sanctionnant le tronc commun sont envoys dans des coles franaises
dingnieurs pour y suivre les enseignements appliqus (plus particulirement lEcole
des mines de Saint-Etienne et lEcole suprieure des travaux publics)12.
Dans le mme temps, Mokhtar Latiri, nomm directeur de lENIT en aot 1968,
conoit la structure du cursus de formation de lcole. Il institue quatre filires de
formation. La premire, instaure ds 1965, est en fait une voie de slection sous-traite
ltranger, par de grandes coles franaises, des universits allemandes et amricaines.
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Initialement, la filire A devait prparer les meilleurs bacheliers scientifiques au titre
dingnieur-docteur dans le cadre dun cursus de 8 ans13. Entre 1968 et 1975, le directeur
de lENIT organise la slection et le dpart dune cinquantaine de laurats dans les lyces
parisiens les plus rputs (lyces Saint-Louis ou Louis Le Grand)14. Aprs lviction de
Mokhtar Latiri de la direction de lENIT en 1975, ce processus de slection pour les classes
prparatoires franaises sera pris en charge par une commission du ministre de
lEducation nationale.
La filire B forme des ingnieurs diplms en 6 ans. Ce cursus comporte trois
cycles de deux ans chacun : sur le modle de lInstitut national des sciences appliques
(INSA) de Lyon, un cycle prparatoire intgr dispense un enseignement gnral
scientifique, technique et en sciences humaines ; un deuxime cycle porte sur lart de
lingnieur, le troisime cycle tant consacr lune des options de lart de lingnieur15.
La troisime filire, dite C , forme des ingnieurs techniciens . Elle propose
trois cycles dtudes dont les dures sont fixes respectivement un an, deux ans et un
an. Le premier porte sur lenseignement gnral scientifique et technique. Le second est
consacr lart de lingnieur technicien , tandis que le troisime propose une
spcialisation. Enfin, la filire D produit des techniciens suprieurs et dispense un
enseignement analogue aux actuels IUT franais16.
Ds la mise en place de lcole, le concepteur de lENIT a associ des responsables
des grandes coles franaises la rflexion sur les orientations pdagogiques de
ltablissement17. En outre, le corps enseignant de lcole est compos en majorit durant
la dcennie 1970 denseignants franais et, dans une moindre mesure, denseignants
sovitiques18.
Il importe dinsister sur lorganisation des tudes de lENIT dans la mesure o, de
la naissance de ltablissement jusqu la rforme du cursus de lingniorat au milieu des
annes 1990, lenseignement des autres coles dingnieurs devait tre organis sur le
modle des filires B et C.
Paralllement la voie des classes prparatoires, les autorits tunisiennes ont
ngoci des admissions directes dans certaines coles dingnieurs franaises (lEcole
suprieure des travaux publics, Centrale, les Mines etc.) : tout au long des annes 1960 et
1970, de nombreux tudiants tunisiens, titulaires de matrises de sciences, ont ainsi pu
intgrer sur titre les grandes coles dingnieurs franaises. Les rsultats dune enqute
que nous avons conduite auprs dun chantillon reprsentatif dingnieurs 19 montrent
LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION
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Sad BEN SEDRINE et Eric GOBE
que cest parmi les cadres techniques forms en France et en Amrique du Nord que nous
trouvons les taux de titulaires de matrises les plus importants, soit respectivement 18,3 %
et 15,2 %. Ceux qui ont suivi leur cursus en France ont obtenu, dans une large majorit,
leur matrise avant 1980 (38,5 % avant 1975 et 23,1 % entre 1976 et 1980).
Tableau 1. Taux des ingnieurs diplms titulaires dune matrise en fonction du pays de formation (en %)
Source : Enqute S. Ben Sedrine & E. Gobe, 2000.
Dans labsolu, les ingnieurs diplms dun tablissement franais reprsentent
avec ceux qui ont t forms en Tunisie plus de 70 % des titulaires dune matrise
(respectivement 50 %, et 23,7 %). Ce rsultat confirme, pour les cadres techniques
diplms de lHexagone, limportance de la voie de lintgration des coles dingnieurs
sur titre (cf. tableau 2).
Tableau 2. Distribution des ingnieurs diplms titulaires dune matrise en fonction du pays de formation (en %)
Source : Enqute S. Ben Sedrine & E. Gobe, 2000.
LENIT est demeure la seule cole dingnieurs (hors agronomie) du pays, jusqu
la cration de lEcole nationale des ingnieurs de Gabs en 1975. Toutefois, partir des
annes 1980, le dveloppement des formations dingnieurs sacclre.
En deux dcennies (1972-1996), le nombre des diplms forms lENIT, et inscrits
au tableau de lOrdre des ingnieurs, tend augmenter (voir la courbe de rgression
linaire du graphique 1)20. Quant leffectif cumul durant cette priode, il atteint les 3 211
ingnieurs qui se rpartissent entre 2 300 ingnieurs techniciens et 911 ingnieurs
Amrique du
Nord
France Monde
arabe
Europe
de lOuest
Tunisie Europe
de lEst
Total
15,8 18,3 7,1 5,3 1,8 3,0 9,5
Tunisie France Monde
arabe
Amrique
du Nord
Europe
de lOuest
Europe
de lEst
Total
23,7 50 10,5 7,9 5,3 2,6 100
-
44
principaux 21. Toutefois, la baisse du nombre des diplms entre 1992 et 1996
sexpliquerait aussi par la cration dautres coles en Tunisie. En effet, afin dlargir la
gamme de spcialits enseignes et de rapprocher les tablissements de formation des
ples dactivits industrielles, des coles dingnieurs sont cres sur le modle de lENIT.
LEcole nationale dingnieurs de Gabs (ENIG), en particulier, est conue pour fournir
une main-duvre technique qualifie au ple des industries chimiques de la ville du sud
tunisien. LEcole nationale dingnieurs de Sfax (ENIS) est mise en place, en 1983, la suite
de la transformation de la filire ingnieur ouverte en 1975 la facult des sciences et
techniques de Sfax. En 1984, lEcole nationale des sciences de linformatique (ENSI) vient
renforcer la filire dingnieur informaticien cre la facult des sciences de Tunis,
galement en 1975. Selon le mme principe, lEcole nationale dingnieurs de Monastir
(ENIM) prend la relve de la filire ingnieur ouverte la facult des sciences et techniques
de Monastir en 1977. En 1990, lEcole suprieure des postes et des tlcommunications de
Tunis (ESPTT) voit le jour en remplacement de lEcole des postes : cette dernire
comportait une filire de techniciens et une filire dingnieurs techniciens22.
Graphique 1 : Evolution des diplms de l'Ecole nationale d'ingnieurs de Tunis
Source : Base de donnes de l'Ordre des ingnieurs(1999), exploitation statistique par S. Ben Sedrine & E. Gobe
Premier constat, les coles dingnieurs qui ont vu le jour pendant les annes 1980
ont t cres partir de dpartements universitaires. Juridiquement, la plupart des
tablissements dlivrant un diplme dingnieurs fonctionnent sous la tutelle du
LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION
0
20
40
60
80
100
120
140
160
180
200
1975 1977 1979 1981 1983 1985 1987 1989 1991 1993 1995
Ingnieur technicien Ingnieur principalLinaire (Ingnieur technicien) Linaire (Ingnieur principal)
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45
Sad BEN SEDRINE et Eric GOBE
ministre de lEnseignement suprieur et sont administrativement rattachs
lUniversit tunisienne. Les dpartements universitaires scientifiques qui peuvent
dpendre administrativement de la mme universit se distinguent de ses coles sur un
point essentiel : elles ne dlivrent pas le titre scolaire dingnieur, lexception de trois
filires au sein de la facult des sciences de Tunis.
Cette dernire propose depuis 1979 trois filires de formation dingnieurs (en
informatique, en goscience et en chimie analytique). Cest ladministration qui, aprs
avis du Conseil de lOrdre des ingnieurs, fixe la liste des tablissements habilits
dlivrer un diplme dingnieur. Les coles dingnieurs agronomes sont sous la cotutelle
du ministre de lAgriculture et de celui de lEnseignement suprieur qui se contente
dexercer une tutelle pdagogique. Il en est de mme pour lESPTT qui dpend des
ministres des Communications et de lEnseignement suprieur. La tutelle exerce par un
ministre technique signifie lorigine que ce dernier, ainsi que les tablissements ou
entreprises publics qui en dpendent, a vocation recruter les diplms de lcole quil
chapeaute. Si cela est toujours vrai dans le cas du ministre de la Communication, a lest
beaucoup moins pour celui de lAgriculture (voir infra). A la grande poque de
lingnieur dEtat, lENIT avait justement t rattache en 1971 au Premier ministre pour
affirmer sa vocation former les cadres techniques de ladministration et des entreprises
publiques23.
Ingnieurs techniciens versus ingnieurs principaux ?
Lensemble de ces tablissements, tout comme les formations dispenses
ltranger (notamment en France), tait cens rpondre aux besoins de lconomie
tunisienne en ingnieurs de conception (filire A et bac + 6), ainsi quen ingnieurs
de production et de maintenance (bac + 4). Les premiers taient conus par le
promoteur de lENIT comme des cadres techniques capables dinventer des systmes et
tre des experts dans la gestion des organisations, alors que les seconds taient l pour
exploiter les systmes mis au point par dautres. La rfrence utilise pour illustrer le
rle des ingnieurs techniciens tait emprunt un exemple franais. En effet, ces
derniers devaient, selon les propos du premier directeur de lENIT, jouer un rle
analogue celui que jouaient autrefois les ingnieurs-maisons qui ont constitu lossature
de firmes comme Citron et Peugeot 24.
-
46
Les premiers sortaient de lcole avec le titre dingnieur diplm leur donnant le
droit dentrer dans ladministration comme ingnieur principal, tandis que les seconds
taient titulaires du diplme dingnieur technicien qui leur permettait daccder au
grade dingnieur des travaux de lEtat dans la fonction publique25.
Cette rpartition par grade est donc une consquence de la manire dont a
fonctionn le systme de formation des ingnieurs en Tunisie jusqu la rforme du
cursus au milieu des annes 1990. Elle est caractristique dune certification scolaire qui
filtre laccs lencadrement technique et renvoie au modle dorganisation tatique du
travail technique prcdemment dcrit. La nature du diplme obtenu, non seulement
donne la possibilit aux ingnieurs de travailler dans la fonction publique, mais
dtermine les profils de carrire. Par consquent, ce modle dorganisation favorise des
orientations catgorielles fondes sur la dfense des titres scolaires 26. On peut ainsi en
conclure que la reconnaissance par lEtat du statut des diplmes dlivrs par les coles
dingnieurs (trangres ou tunisiennes) revt des enjeux matriels et symboliques trs
forts. Lhistoire et le dveloppement des formations dingnieurs agronomes sont cet
gard illustratifs.
Le cas des formations dingnieurs agronomes
Au moment de lindpendance, lagriculture prsentait un dficit en cadres
techniques moins grand que les autres secteurs de lconomie tunisienne. La cration en
1898 de lEcole coloniale dagriculture de Tunis (ECAT) dont le rle consistait former
techniquement les colons destins sinstaller en Tunisie ou dans les autres pays de
lUnion franaise, a permis quelques Tunisiens, gnralement fils de grands
propritaires terriens, dy poursuivre leurs tudes.
A la suite de la proclamation de lautonomie interne en 1955, le gouvernement
tunisien dcida de dbaptiser lcole et de lui donner le nom dEcole suprieure
dagriculture de Tunis (ESAT). Jusquen 1962, cette cole, place sous la tutelle du
ministre de lAgriculture, na pas subi de changements notables, tant du point de vue du
rgime des tudes (trois ans), que de la composition du corps professoral : les quatre
enseignants tunisiens y reprsentaient une minorit face douze Franais et un Belge27.
Entre 1954 et 1964, les ingnieurs diplms de lESAT sont contraints doccuper les postes
laisss vacants la suite du dpart des Franais. Ce processus sacclre avec la
nationalisation, en mai 1964, des terres des colons. La France retire alors tous ses
techniciens du ministre de lAgriculture28.
LE MODLE DE FORMATION EN QUESTION
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Sad BEN SEDRINE et Eric GOBE
Les diplms de cette priode accdent au grade dingnieur des travaux de lEtat
dans la fonction publique. Par ailleurs, en vue de former les futurs formateurs de lEcole
et davoir sa disposition des cadres de conception , le gouvernement tunisien attribue
des bou