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Colloque « Inégalités et pauvreté dans les pays riches », IUFM Auvergne, Chamalières, 20 janvier 2012 1 Inégalités et pauvreté, de Pareto à Galbraith Débats et controverses (Version provisoire) Arnaud DIEMER Université Blaise Pascal, TRIANGLE, CERDI Le début du XIXe siècle a introduit une rupture épistémologique importante. L’économie politique fait ses premiers pas et très vite, elle s’engage dans une démarche scientifique. David Ricardo et Robert Malthus insistent notamment sur les lois générales, nécessaires et universelles du marché. La loi de l’offre et la demande s’applique à toutes les marchandises, y compris la terre, la monnaie et le travail. Dans ces conditions, les lois de l’économie peuvent être mobilisées pour analyser et solutionner un grand nombre de questions sociales (Lallement, 2010). L’une d’entre elles va focaliser l’attention des économistes, c’est la question de la pauvreté. David Ricardo et Robert Malthus (mais également John Locke en son temps) vont s’engager dans une véritable croisade contre les lois sur les pauvres (la fameuse loi de Speenhamland), accusées de favoriser les mariages imprudents, de provoquer une fécondité élevée et un dysfonctionnement du marché du travail (Diemer, Guillemin, 2010). L’abrogation de cette loi en 1834 peut être présentée comme une victoire pour ces économistes libéraux, fervents défenseurs de la loi du marché. Elle marque selon Karl Polanyi (1944), l’avènement du système capitalisme et la naissance d’un véritable marché du travail. Si la lutte contre la pauvreté devient une question de théorie économique, elle connaîtra une certaine inflexion dans la seconde moitié du XIXe Siècle, les travaux d’Auguste et Léon Walras, puis ceux de Vilfredo Pareto vont progressivement nous faire entrer dans la sphère de la répartition de la richesse, un domaine longtemps resté au second plan des recherches économiques et des préoccupations des économistes (Knight, 1956, Busino, 1965) : « Résoudre la question de l’organisation économique de la société, ce serait, en somme, déterminer les conditions : 1) de la production la plus abondante possible et 2) de la répartition la plus équitable possible de la richesse sociale entre les hommes en société » (Walras L., 1896, p. 175). « L’influence des lois économiques sur la répartition des richesses est un sujet beaucoup moins exploré que l’influence des mêmes lois sur la circulation. On remplirait des salles entières des innombrables traités sur la production, sur les banques, sur l’échange. Au contraire, le problème si grave de la distribution des richesses ne tient en général qu’un place médiocre, secondaire, dans les livres d’économie politique et il n’a guère été l’objet de longs traités que de la part d’écrivains appartenant à l’école sentimentale ou socialiste » (Pareto, 1881, p.

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Colloque « Inégalités et pauvreté dans les pays riches », IUFM Auvergne, Chamalières, 20 janvier 2012

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Inégalités et pauvreté, de Pareto à Galbraith

Débats et controverses (Version provisoire)

Arnaud DIEMER

Université Blaise Pascal, TRIANGLE, CERDI

Le début du XIXe siècle a introduit une rupture épistémologique importante. L’économie politique fait ses premiers pas et très vite, elle s’engage dans une démarche scientifique. David Ricardo et Robert Malthus insistent notamment sur les lois générales, nécessaires et universelles du marché. La loi de l’offre et la demande s’applique à toutes les marchandises, y compris la terre, la monnaie et le travail. Dans ces conditions, les lois de l’économie peuvent être mobilisées pour analyser et solutionner un grand nombre de questions sociales (Lallement, 2010). L’une d’entre elles va focaliser l’attention des économistes, c’est la question de la pauvreté. David Ricardo et Robert Malthus (mais également John Locke en son temps) vont s’engager dans une véritable croisade contre les lois sur les pauvres (la fameuse loi de Speenhamland), accusées de favoriser les mariages imprudents, de provoquer une fécondité élevée et un dysfonctionnement du marché du travail (Diemer, Guillemin, 2010). L’abrogation de cette loi en 1834 peut être présentée comme une victoire pour ces économistes libéraux, fervents défenseurs de la loi du marché. Elle marque selon Karl Polanyi (1944), l’avènement du système capitalisme et la naissance d’un véritable marché du travail.

Si la lutte contre la pauvreté devient une question de théorie économique, elle connaîtra une certaine inflexion dans la seconde moitié du XIXe Siècle, les travaux d’Auguste et Léon Walras, puis ceux de Vilfredo Pareto vont progressivement nous faire entrer dans la sphère de la répartition de la richesse, un domaine longtemps resté au second plan des recherches économiques et des préoccupations des économistes (Knight, 1956, Busino, 1965) :

« Résoudre la question de l’organisation économique de la société, ce serait, en somme, déterminer les conditions : 1) de la production la plus abondante possible et 2) de la répartition la plus équitable possible de la richesse sociale entre les hommes en société » (Walras L., 1896, p. 175).

« L’influence des lois économiques sur la répartition des richesses est un sujet beaucoup moins exploré que l’influence des mêmes lois sur la circulation. On remplirait des salles entières des innombrables traités sur la production, sur les banques, sur l’échange. Au contraire, le problème si grave de la distribution des richesses ne tient en général qu’un place médiocre, secondaire, dans les livres d’économie politique et il n’a guère été l’objet de longs traités que de la part d’écrivains appartenant à l’école sentimentale ou socialiste » (Pareto, 1881, p.

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Le papier se propose d’analyser les inégalités et la pauvreté sous l’angle de la répartition des richesses en prenant comme toile de fond une histoire longue des faits et des idées économiques. Ce type d’exercice est toujours périlleux, car il amène souvent celui qui s’y livre, à formuler une énième histoire de la pensée économique, sortie de tout contexte et basée sur des clés, fort discutables. L’histoire que nous évoquons ici, à un point de départ, les travaux de Pareto sur la répartition des revenus et de la fortune. Ces travaux vont bénéficier de la multiplication et du perfectionnement des données statistiques. A la fin du XIXe siècle, un grand nombre de gouvernements (Allemagne, Angleterre, France, Prusse, Suisse…) se sont dotés d’un recueil de statistiques qui remet au devant de la scène, l’observation des faits. L’analyse des inégalités et de la pauvreté rentre ainsi dans l’ère de la mesure. Il s’agit d’une part, d’observer et de saisir des données, puis d’autre part, de trouver une méthode d’interpolation permettant d’homogénéiser ces données. Une loi empirique peut être ainsi déduite de ce travail, c’est la fameuse loi de Pareto. Cette histoire a également un point de rupture, c’est la crise de 1929, la Grande Crise, qui met sur le devant de la scène, un phénomène nouveau, le chômage de masse. La question des inégalités et de la pauvreté est dès lors rattachée au problème du sous-emploi et sa formulation pose le problème des solutions qu’il convient d’apporter à des faits cumulatifs (perte d’emploi, perte de revenus, perte de la protection sociale, perte du logement…). Keynes (1936) proposera dans sa théorie générale, une solution visant à recréer les conditions du plein emploi et à réduire certaines inégalités. En effet, les inégalités ne sont pas toutes bonnes à réduire. Pour certaines, elles renvoient à la nature humaine et doivent donc être traitées en tant que telles. De son côté, Maurice Allais (1946) cherchera à introduire une troisième voie, la planification concurrentielle, entre le laisser faire manchestérien et la planification autoritaire. Cette voie pose le principe de la concurrence organisée et donne à l’Etat, un rôle important, celui d’encadrer le marché. Le problème de la répartition de la richesse est au cœur de la discussion. Cependant, tout en proposant d’atténuer les inégalités, Maurice Allais note qu’elles font partie de notre organisation économique et sociale, elles sont la conséquence de sa théorie des élites (un principe de sa justice sociale). Enfin, Galbraith (1961, 1980) suggère d’aborder la question de la pauvreté de masse sous l’angle de l’équilibre circulaire et de l’accommodation. En comparant l’analyse de la pauvreté dans les pays riches et les pays pauvres, Galbraith nous propose une approche sociologique susceptible d’expliquer des phénomènes tels que les trappes à pauvreté, les migrations des élites, le chômage de masse.

I. Vilfredo Pareto, l’ère de l’observation et de la mesure

Lorsque l’on aborde la question des inégalités dans l’approche parétienne, on a coutume de faire référence à l’Optimum de Pareto, c'est-à-dire à un état dans lequel il n’est pas possible d’améliorer la satisfaction d’un agent sans détériorer celle d’un autre agent. Notons rapidement que le fait d’atteindre l’optimum de Pareto ne préjuge cependant pas d’une distribution « égale » des revenus. En effet, il existe une infinie d’optima de Pareto qui peuvent correspondre à des répartitions très différentes des ressources (revenus) entre les agents économiques (tout dépend de leurs dotations initiales, une hypothèse évacuée dans le modèle de Debreu, 1959). Ainsi l’optimum de Pareto peut être compatible avec un degré plus ou moins élevé d’inégalité. Ce qui a permis à certains économistes (Clark, 1899) de préciser qu’une telle situation était juste dans la mesure où chaque facteur de production était rémunéré à sa productivité marginale. Cette histoire, qui est généralement rappelée dans tous les manuels et ouvrages abordant ce que l’on a coutume d’appeler la théorie du bien être, réduit la portée des travaux de Pareto et notamment son analyse de la pauvreté et des inégalités. Elle minimise d’une part, la méthodologie employée et d’autre part, l’ambition de

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Vilfredo Pareto. Dans ce qui suit, nous chercherons à mettre en valeur les apports de Vilfredo à l’analyse des inégalités et de la pauvreté.

Succédant à Léon Walras à la chaire d’économie politique de Lausanne, Vilfredo Pareto s’est proposé de « rechercher les uniformités que présentent les phénomènes [économiques et sociaux], c'est-à-dire leurs lois » (1909, [1966, p. 2]). Quiconque étudie une science sociale doit admettre implicitement l’existence de ces uniformités. Toutefois, rappelle Pareto, l’imperfection de notre esprit ne nous permet pas de considérer les phénomènes dans leur ensemble. Nous sommes donc obligés de les étudier séparément, « de considérer un nombre infini d’uniformités partielles, qui se croisent, se superposent et s’opposent de mille manières » (1909, [1966, p. 8]). Ainsi, si l’analyse des inégalités et de la pauvreté renvoie à la théorie de l’hétérogénéité sociale, la répartition des revenus n’en constitue qu’un cas particulier. L’expérience et l’observation révèlent que la répartition des revenus varie peu dans l’espace et dans le temps pour les peuples civilisés. Par déduction, deux théorèmes sont présentés : (1) la répartition des richesses n’est pas le fruit du hasard ; (2) pour relever le niveau du revenu minimum et réduire l’inégalité des revenus, il faut que la richesse croisse plus vite que la population. Ainsi l’amélioration des conditions des classes pauvres est avant tout un problème de production, et non de répartition de la richesse. Les apports de la sociologie et de l’anthropologie nécessitent cependant de dépasser le cadre des lois économiques pour introduire la mutuelle dépendance des phénomènes économiques et des phénomènes sociaux. L’hétérogénéité sociale conduit à rechercher l’équilibre social du côté de la théorie de la circulation des élites.

A. La courbe de répartition des revenus La première mention de la distribution des revenus apparaît en janvier 1895, dans un article intitulé « la legge della demanda » et paru dans le Giornale degli Economisti (p. 59 – 68). Par la suite, elle fera l’objet d’une réimpression dans les « Ecrits sur la courbe de la répartition de richesse » publié dans les Recueils de la Faculté de Droit de Lausanne (1896, p. 371 - 387), pour finalement constituer le premier chapitre du livre III « La répartition et la consommation » du Cours d’économie politique (1897, p. 299 – 345).

Ce premier chapitre, consacré à la courbe des revenus, commence par quelques précisions sur la notion de richesse sociale. Aux yeux de Pareto, « cette notion est un terme très vague, qu’il est indispensable de préciser » (1897, p. 299) si l’on souhaite l’évaluer. Car ce qui préoccupe avant tout notre ingénieur économiste1, c’est la possibilité d’évaluer en numéraire la totalité des capitaux (mobiliers et fonciers) d’un pays. Or les outils statistiques de l’époque n’offrent que peu de secours, une méthode pour estimer la richesse sociale a été proposée par Alfred de Foville2, co-fondateur de l’Institut international de statistique (1885) et auteur d’un ouvrage sur la Richesse en France et à l’Etranger (1893). Dans cet ouvrage, Alfred de Foville recommande d’évaluer le montant total des fortunes privées en multipliant « l’importance moyenne des successions et donations annuelles par l’intervalle moyen des mutations de ce genre » (1893, p. 12). Cette méthode repose sur une hypothèse importante : l’intervalle moyen ne change que lentement (en d’autres termes, la loi pour évaluer les successions et les donations n’est pas remise en cause), de sorte que l’on peut calculer la variation de la richesse d’un pays, à différentes époques, en comparant la moyenne des successions et des donations. Dans le cas de la France (1879 – 1889), Alfred de Foville évalue l’intervalle moyen d’une génération à une autre à 36 ans. Le chiffre moyen des donations et des successions étant de 6 1 Vilfredo Pareto est diplômé en ingénierie de l’Ecole Polytechnique de Turin (1870). 2 Alfred de Foville (1842 – 1913) fût surtout le chef du Bureau de statistique et de législation comparée du ministère des Finances de 1873 à 1893.

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¼ milliards, la somme fortunes privées serait de l’ordre de 225 milliards (36 x 6 ¼ si la durée d’une génération est bien de 36 ans), soit 5570 fr par habitant. La méthode de Foville fût appliquée en Italie par Maffeo Pantaleoni (intervalle moyen de 36 ans, fortunes privées évaluées à 54 milliards, soit 1764 fr par habitant en 1888- 1889), dans les pays scandinaves par Fahlbeck et Falbehausen…

A la fin du XIXe siècle, les économistes pourront compter sur les avancées en matière de finances publiques (exemple du Cadastre en France et en Angleterre) pour évaluer la richesse d’un pays. L’impôt sur le revenu constitue un moyen de se faire une idée des revenus des différents capitaux (même s’il existe toujours une incertitude sur le taux de capitation). En 1885, Robert Giffen évalue la fortune de l’Angleterre à 251 milliards de francs. Sur période longue (1855 – 1890), le calcul de l’income tax a permis de mettre en lumière les différentes sources de revenus des anglais (diminution du revenu des terres, augmentation des revenus de l’industrie) et de souligner que la richesse par habitant s’était considérablement accrue en un siècle (ce cas est généralisable à l’ensemble des pays civilisés : Allemagne, France, Belgique…). Malgré les nombreuses incertitudes associées aux déclarations des contribuables, Pareto considère que l’impôt sur le revenu est la base la plus sûre pour appréhender la répartition de la richesse.

La répartition de la richesse dépendrait « de la nature des hommes dont se compose la société, de l’organisation de celle-ci, et aussi du hasard (les conjonctures de Lassalle) » (1897, p. 304). Si l’étude des causes de la répartition de la richesse repose sur l’observation, Pareto considère qu’il est possible de connaître cette répartition en ayant recours aux mathématiques. Observations et lois mathématiques constitueront les deux étapes de l’analyse d’un fait économique, en l’occurrence la répartition de la richesse. Faute d’une méthode plus adéquate3, l’économiste doit se familiariser avec l’outil mathématique. Ainsi, pour un certain revenu x, et pour le nombre de contribuables N ayant un revenu supérieur à x, il est possible dans le cas de l’Angleterre et de l’Irlande de proposer dans le groupe Commerce et Professions (schedule D), une classification étendue des contribuables suivant l’importance des revenus.

Schedule D – Année 1893 – 1894

X N En £ Angleterre Irlande 150 200 300 400 500 600 700 800 900 1000 2000

400 648 234 485 121 996 74 041 54 419 42 072 34 269 29 311 25 033 22 896 9 880

17 717 9 365 4 592

2 684 1 898 1 428 1 104 940 771 684 271

3 « Plusieurs personnes qui manquent des connaissances scientifiques nécessaires pour bien comprendre les nouvelles théories, affirment que l’usage de mathématiques n’ajoute rien à nos connaissances en économie politique, et elles croient le prouver en citant Cairnes. La seule preuve vraiment efficace serait de faire valoir que l’on peut sans recourir aux mathématiques, démontrer le théorème dont nous venons de parler et bien d’autres encore. A peine nos savants critiques auront dédaigné donner de telles démonstrations, nous ne manquerons pas de les substituer aux nôtres. En attendant, ils voudront bien nous permettre de donner ces démonstrations de la seule manière actuellement connue » (1897, § 962).

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3000 4000 5000 10000

6 096 4 161 3 081 1 014

142 88 68 22

En portant sur l’axe des abscisses (AB), les logarithmes de x et sur l’axe des ordonnées (AC), les logarithmes de N, Pareto note que (i) les points ainsi déterminés ont une tendance très marquée à se disposer en ligne droite, (ii) les courbes de la répartition des revenus en Angleterre et en Irlande présentent un parallélisme à peu près complet, (iii) les inclinaisons des lignes mn et pq obtenues pour différents pays sont peu différentes. De ce fait, il y aurait bien une cause qui serait à l’origine de la tendance des revenus à se disposer suivant une certaine courbe (ici une loi). La forme de cette courbe ne dépendrait que faiblement des conditions économiques des pays considérés (ici l’Angleterre, l’Irlande, l’Allemagne, le Pérou…).

La surface (m n s x) représente le nombre total des revenus. La courbe (n t s) correspond à la répartition des revenus. Il existerait ainsi un nombre de personnes représentées par la surface (aa’bb’) ayant un revenu compris entre Oa et Oa’. Selon Pareto, on aurait coutume de parler

C

A B

p

q

n

m

a’ a m

b’ b

y

x s

t

n

0

c d

0

b

a

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de pyramide sociale dont les pauvres formeraient la base, les riches le sommet. Or il s’agirait plutôt « d’un corps ayant la forme de la pointe d’une flèche ou, si l’on préfère, de la pointe d’une toupie » (1897, § 960). Le volume cadb représente le nombre d’individus ayant un revenu compris entre Oa et Ob.

Pareto reviendra sur deux faits importants : 1° la recherche de la répartition des revenus ne pose pas la question de l’origine du revenu : « L’homme, même le plus pauvre, doit être considéré comme ayant pour revenu la somme qui le fait vivre. Il importe peu que cette somme soit le fruit de son travail ou qu’elle lui soit donnée par charité ou, enfin, qu’elle lui parvienne d’une manière quelconque, licite ou illicite » (1897, § 961) ; 2° l’étude mathématique de la courbe de répartition des revenus montre qu’elle ne se confond pas avec la courbe des probabilités, plus connue sous le nom de courbe des erreurs. En d’autres termes, « la répartition des revenus n’est pas l’effet du hasard » (1897, § 962).

L’équation ci-dessous donne la formule générale de la répartition : 1° du revenu total, 2° de la fortune, 3° du produit du travail :

( ) 0/logloglog deprocheestasixANdonnequiceaxAN αα =+−=

Selon Pareto, les valeurs de a et α jouent un rôle important. (i) La constante a est négative lorsqu’il s’agit du produit du travail, elle est positive lorsqu’il s’agit de la répartition de la fortune, elle est nulle ou proche de 0 quand il s’agit du revenu total. Ainsi, « on doit s’attendre, à ce que, dans un pays où la fortune est principalement le fruit du travail, du commerce, de l’industrie, la prédominance de ces revenus donne une petite valeur négative à la constante a pour les revenus totaux. Au contraire, pour une collectivité composée principalement de rentiers, on doit s’attendre à ce que, toujours pour les revenus totaux, la constante est une petite valeur positive » (1897, § 959). (ii) l’inclinaison de α indiquerait quant à elle une plus ou moins grande égalité des revenus (1897, § 960). Des résultats qui selon Pareto mériteraient d’être réexaminés à la lumière des faits car ceux-ci ne sont pas assez nombreux pour valider les conclusions. Selon Vilfredo Pareto, pour étudier la répartition des revenus, il convient de considérer le phénomène dans son ensemble. Une telle approche permet de ne pas confondre deux notions importantes : la diminution de l’inégalité des fortunes et la diminution du paupérisme.

t M m

y

x t

s

N

n

0

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L’inégalité des revenus dépend de la forme de la courbe (st) alors que le paupérisme dépend de la distance à laquelle la base (MN) se trouve de l’axe des y. Dans le graphique ci-dessus, (MNstx) représente une population sans paupérisme, mais avec une grande inégalité de revenus alors que (mnt) indique une population avec très peu d’inégalité de revenus mais un paupérisme très important.

Vouloir se rapprocher d’un état d’égalité complète des revenus peut paraître utopique, cependant deux possibilités semblent se dessiner : (i) soit les riches deviennent pauvres ; (ii) soit les pauvres deviennent riches. Ainsi les inégalités ne peuvent être appréhendées que de manière relative en comparant la situation d’un groupe d’individus à celle d’un autre groupe. Pareto renvoie ses lecteurs à l’ouvrage de Leroy Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre égalité des conditions (1881). Ce dernier observe que : « Tous les progrès accomplis dans la situation des classes laborieuses, considérés isolément, n'ont aucune importance, sont absolument négligeables, s'ils n'ont pas dépassé les progrès accomplis par les classes supérieures et diminué ainsi l'écart existant entre les unes et les autres. Ce n'est pas la situation absolue de la population ouvrière qui importe, c'est la situation relative. Que les ouvriers soient bien nourris, bien logés, bien meublés, bien vêtus, qu'ils aient des loisirs, qu'ils jouissent de la sécurité du lendemain et du repos de la vieillesse, tout cela socialement n'a pas d'importance aux yeux de l'agitateur allemand, [il s’agit ici du socialiste Ferdinand Lassalle] si d'autres hommes ont une table plus raffinée, des palais plus amples, des vêtements plus élégants, des meubles plus luxueux » (Beaulieu, 1881, p. 46). De ce fait, il semblerait que la diminution des inégalités aille de pair avec une baisse du rapport (pauvres/riches) ou du rapport (pauvres/population totale).

Ainsi, l’inégalité diminue lorsque le nombre de personnes ayant un revenu inférieur à x augmente par rapport au nombre des personnes ayant un revenu supérieur à x. Pareto introduira une proposition qui jouera un rôle important dans l’univers parétien : « Les effets suivants : 1° une augmentation du revenu minimum, 2° une diminution de l’inégalité des revenus, ne peuvent se produire, soit isolément, soit cumulativement, que si le total des revenus croît plus vite que la population » (1897, § 965). Les mathématiques seront une nouvelle fois mobilisées pour démontrer cette proposition :

)1(α

++=

ax

ahux

Ux est la fonction de répartition au point x, c'est-à-dire la proportion d’individus percevant un revenu supérieur à x. Puisque x ≥ h (revenu minimum), on constate que Ux croît quand α décroît. Autrement dit, la proportion de riches (Ux) étant une décroissante de α, le nombre de riches diminue lorsque α croît et le nombre de pauvres augmente d’autant, ce qui implique selon Pareto que « l’inégalité des revenus augmente et diminue avec α » (1897, § 965, note 1).

En fait, comme le soulignent Bourgain et Vaneecloo (1981, p. 952), Pareto ne démontre pas cette proposition, il montre seulement que, si le revenu moyen augmente, il faut nécessairement : « ou que le revenu minimum augmente, ou que l’inégalité des revenus diminue, ou que ces deux effets se produisent simultanément » (1897, § 965), à la condition bien entendu que l’inégalité augmente et diminue avec α.

En différenciant l’équation (1), on obtient :

)2(11

log daaxah

dax

ah

u

du

x

x

+−

++⋅

++= αα

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Si α est constant (dα = 0) alors Ux croît avec da, l’inégalité des revenus diminue quand α croît

Si α et a varient ensemble, l’inégalité de revenus diminue quand α décroît et a croît.

Si α et a croissent en même temps, on ne peut plus dire si l’inégalité de revenus croît ou décroît.

Soit P, la population ou l’ensemble des contribuables, R, la somme des revenus de tous les habitants ou la somme des revenus des contribuables, R/P, le revenu moyen, si α > 1, on a :

( )α

αααα

ααα

α

dah

dadhdzalorsP

Rzsi

ah

P

R

Pah

R

211

1

1

1

1

−+−

−+

−==

−+=

−+=

Si da et dα sont nuls (l’inégalité ne change pas), alors le revenu moyen ne peut augmenter (dz) que si le revenu minimum croît (dh). Si le revenu minimum est constant (soit dh = 0), la diminution de l’inégalité des revenus n’est possible que lorsque (da) augmente ou α décroît, dès lors le revenu moyen augmente (dz).

Si a = 0, l’expression devient : ( )

)3(11 2

ααα

αd

hdhdz

−−

−=

Pour que dz soit positif (autrement dit, pour que le revenu moyen augmente), il faut donc, au moins, ou que dh le soit, ou que dα soit négatif, ou que les deux choses se produisent. C’est tout du moins la conclusion de Pareto : « Nous pouvons donc dire d’une manière générale que l’augmentation de la richesse par rapport à la population produit soit l’augmentation du revenu minimum, soit la diminution de l’inégalité des revenus, soit ces deux effets cumulés. Actuellement, dans nos sociétés, il paraît bien que c’est ce dernier cas qui se vérifie, et un grand nombre d’observations nous font connaître que le bien être du peuple s’est, en général, accru dans les pays civilisés » (1897, § 965, p. 324).

Mais ce qui est frappant dans l’approche de Pareto, c’est son obstination à dissocier la diminution des inégalités et la diminution du paupérisme. Ce constat est illustré par les trois points suivants :

Premièrement, si l’on part de l’équation (3), on notera que les conclusions de Pareto reposent sur une hypothèse importante, la croissance du revenu moyen. En effet, la baisse de la pauvreté (hausse de h) peut être réalisée sans toucher aux inégalités de revenus (α) à la condition que le revenu moyen augmente. Si le revenu moyen n’augmente pas (dz = 0), alors la réduction du paupérisme passe par une hausse du revenu minimum (dh), donc une augmentation de α et in fine, une hausse des inégalités. En d’autres termes, la diminution du paupérisme serait incompatible avec une baisse des inégalités.

( )α

ααα

dh

dhalorsdzsi211

,0−

=−

=

Deuxièmement, Pareto tend à remettre en cause l’idée selon laquelle l’inégalité des fortunes irait en augmentant. Les progrès des sciences, des arts et de l’industrie auraient selon lui permis un accroissement de la richesse, ils auraient même tempéré un retour en force des inégalités associés à la protection douanière, aux vols des politiciens et au socialisme d’Etat.

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Pareto s’appuiera sur des études empiriques – celles de John Milson Rhodes (1894) et de Udny Yule sur le paupérisme en Angleterre et au Pays de Galles, – pour rappeler que le nombre de pauvres « assistés » a considérablement baissé. Cette baisse, Pareto l’attribue au socialisme d’Etat « qui se contente de prélever, sous forme d’impôt, une partie de la fortune des riches » (1897, § 967). Or, les effets économiques de cette stratégie politicienne se traduiraient selon Pareto par un gaspillage des ressources et une détérioration des conditions du peuple. Il est possible de démontrer cette affirmation en s’appuyant sur les travaux de Pernolet sur les charbonnages en Belgique et dans le Nord de la France. Selon Pareto, si l’on distribue la part des capitalistes4 aux ouvriers (soit 1.28%), on note que les salaires n’augmenteront que de peu de choses (ici, 7 cents comme supplément de salaire journalier). Dans le cas de la société John Cockerill, Pareto a utilisé le bilan comptable pour évaluer à 1164375.20 fr la part du capital et à 9550120.36 fr la part du travail. Sachant que la société comptait 9228 salariés, la distribution du capital aux ouvriers aurait engendré une hausse annuelle de salaire de 126.17 fr.

Troisièmement, la répartition des revenus tend à définir les lois qui régissent l’offre et la demande. La répartition renvoie donc à la question de la valeur et du prix des marchandises. Lorsque le prix d’une marchandise diminue, la consommation a tendance à augmenter car la marchandise devient accessible aux couches les moins riches de la population. Ainsi les lois de la demande et de l’offre présentées dans le cas d’un équilibre économique (composé exclusivement d’équations individuelles) sont différentes des lois prenant en compte l’ensemble de la société et la répartition des revenus. Pareto en déduit que (1) la forme de la courbe des revenus tend à montrer qu’il suffit d’une baisse des prix ne s’étendant qu’aux classes qui jouissent d’un revenu fort modeste pour que le total de la consommation soit considérablement réduit (la dépense totale demeurera constante, c’est la quantité consommée qui variera); (2) s’il était possible de connaître la consommation des différentes classes sociales, nous aurions alors une mesure plus pertinente du bien être de la population. Or cette information n’étant pas connue, il faut se contenter d’utiliser les méthodes de relevés statistiques (douanes, production) et budgets individuels pour évaluer la consommation.

B. La physiologie sociale Si l’observation reste la seule méthode pour connaître la répartition de la richesse, Vilfredo Pareto ne manque pas de rappeler que son Cours d’économie politique repose sur deux conceptions : « celle des approximations successives et celle de la mutuelle dépendance, non seulement des phénomènes économiques, mais aussi des phénomènes sociaux » (1896, p. iv). Dès lors, la courbe représentant la répartition de la richesse traduit à la fois une loi empirique (dont l’expression mathématique est fort simple) et une hétérogénéité sociale. La science économique se trouve ainsi associée à une science naturelle (en l’occurrence la zoologie), fondée exclusivement sur les faits.

Replacer les faits économiques dans les faits sociaux implique une réflexion sur la notion de sociétés. Pareto insiste sur deux faits importants : d’une part les sociétés ne sont pas homogènes, elles diffèrent entre elles ; d’autre part, la même société est composée d’individus, de classes d’individus, hétérogènes. Pareto introduit le concept de race, qui relève de la zoologie, afin de proposer une analyse des individus en termes de caractéristiques innées (Legris, Ragni, 2005) : « parmi les hommes, il existe simplement des races qui possèdent, à un

4 Précisions et cela à son importance, que Pareto se réfère ici à une situation normale des affaires. En l’occurrence, la répartition s’établissait en 1884 de la manière suivante : ouvriers (56.61%), capitalistes (1.28%) et frais (42.13%).

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degré plus éminent que d’autres, certaines qualités et qui, en des lieux donnés, sous des climats déterminés, prospèrent mieux que d’autres » (1897, § 999).

Ainsi, les théories qui admettent que tous les hommes naissent égaux et que les différences que l’on observe, sont uniquement dues à l’éducation qu’ils ont reçue, se trouvent contredites par les faits. La forme de la courbe de répartition des richesses serait ainsi le résultat de toutes les forces qui agissent sur la société, c'est-à-dire des qualités et des défauts des hommes qui la composent5) et des circonstances extérieures dans lesquelles ils se trouvent. De là, il n’y a qu’un pas à faire pour admettre que la nature humaine est la cause de la répartition des richesses : « L’inégalité de la répartition des revenus paraît donc dépendre beaucoup de la nature même des hommes que de l’organisation économique de la société » (1897, § 1012).

Cette conclusion n’empêchera pas Pareto d’examiner les conséquences économiques d’une organisation socialiste de la société. Le gouvernement peut ainsi chercher à régler aussi bien la production que la répartition des richesses. Toutefois, s’il souhaite procurer le maximum d’ophélimité6 à ses administrés, il devra tirer partie des capitaux dont il dispose et faire en sorte que chacun ait la marchandise dont il a besoin. Pareto note que les ophélimités ayant des qualités subjectives, elles constituent des quantités hétérogènes. Or il est difficile de les sommer (problème de l’agrégation). Une manière de contourner cette difficulté revient à considérer les quantités de marchandises correspondant aux besoins des individus. Un Etat socialiste devra ainsi produire des quantités de marchandises telles que, « étant convenablement distribuées », elles procurent à chacun le maximum d’ophélimité. Pour ce faire, il sera amené à déterminer les coefficients de fabrication exactement de la même manière que le font les entrepreneurs dans un régime de libre concurrence (la seule différence étant un ajustement en termes de quantités et non de prix) : « Si une organisation socialiste, quelle qu’elle soit, veut obtenir le maximum d’ophélimité pour la société, elle ne peut opérer que sur la répartition, qu’elle changera directement, en enlevant aux uns ce qu’elle donnera aux autres. Quant à la production, elle devra être organisée exactement comme sous un régime de libre concurrence et d’appropriation des capitaux » (1897, § 1021).

Dans le cas de la répartition, le régime socialiste exercera son action sur le choix des titulaires des revenus. Ce choix pourra dépendre du hasard, de la race (zoologie), des différences individuelles… Pareto envisage ici deux cas extrêmes : celui où chaque individu est placé dans la « couche » des revenus en fonction de ses capacités7 (« si nous considérions une collectivité de voleurs… ce serait l’aptitude au vol qui déterminerait la répartition des titulaires de revenus », 1897, § 1026) et celui où « chaque couche » possédant un certain revenu serait comme une caste fermée (aucun échange d’une caste à l’autre). Si la réalité se situe entre ces deux extrêmes, Pareto revendique une certaine préférence pour une théorie des élites : « Au fond, la proportion de sujets de choix dans les naissances pourrait bien être la cause principale de la forme qu’affecte la courbe des revenus » (ibid). Ceci pourrait expliquer pourquoi la forme de la courbe est la même d’un pays à l’autre, pourquoi l’inégalité des revenus ne peut diminuer et le revenu minimum ne peut augmenter sans une croissance de la richesse. La théorie des élites se teinte cependant d’une dimension darwiniste, la lutte des espèces pour la survie ou pour reprendre les termes de Pareto, la sélection zoologique. En effet, lorsque la richesse est faible, il n’y a que les individus les mieux dotés qui peuvent s’en

5 Les individus les plus aptes bénéficient des meilleures ressources (Legris, 2000). 6 Pareto emploie le terme ophélimité pour exprimer « le rapport de convenance qui fait qu’une chose satisfait un besoin ou un désir, légitime ou non » (1897, tome 1, § 5). L’ophélimité est un fait brut et une qualité entièrement subjective. L’ophélimité est dissociée de la notion d’utilité, couramment évoquée par les économistes. 7 L’héritage ou le don pourrait permettre de classer les individus dans une autre classe que celle où les

placeraient leurs capacités.

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procurer une part importante. Lorsque la richesse est grande, elle est plus facile à acquérir pour les individus qui ne sont que médiocrement dotés : « S’il n’y a qu’un prix pour la lutte, c’est évidemment le plus fort lutteur qui l’aura, s’il y a deux prix, un lutteur moins fort que le premier aura le second prix » (1897, § 1026).

Les éléments de cette dynamique sociale seront analysés avec précisions dans le Traité de Sociologie générale (1916). Le concept d’hétérogénéité sociale prend la forme de trois opérations bien distinctes : 1° la mesure des qualités des individus, 2° l’agrégation des qualités proches sous la forme de groupes sociaux (classes sociales), 3° la description du processus de lutte pour la conquête du pouvoir à l’aide de la théorie des élites. Ainsi, chaque individu reçoit un indice compris entre 0 et 1, en fonction de la réussite observée dans une activité sociale : « A celui qui a su gagner des millions, que ce soit bien ou mal, nous donnerons 10. A celui qui gagne des millions de francs, nous donnerons 6. A celui qui arrive tout juste à ne pas mourir de faim, nous donnerons 1. A celui qui est hospitalisé dans un asile d’indigènes, nous donnerons 0 » (1916, [1968, p. 1296]). Les individus, quelle que soit leur activité, sont ensuite regroupés dans des classes sociales en fonction des indices qu’ils obtiennent. Ceux qui obtiennent les indices les plus élevés sont regroupés dans la classe des élites. A partir de la succession d’indices décroissants, il est possible de construire une hiérarchie de groupes sociaux (classes sociales), du groupe supérieur aux groupes inférieurs. La lutte pour le pouvoir concernera généralement les individus des deux classes les plus élevées dans la hiérarchie sociale (classe Aa et Ab), de telle sorte que les élites circulent en ces deux classes. Ainsi comme le soulignent André Legris et Ludovic Ragni (2005, p. 121), « l’équilibre social et économique se définit alors comme le terme des renouvellements sociaux initiés périodiquement par la circulation des élites et constitue une illustration particulière de la loi ondulatoire qui caractérise l’ensemble des phénomènes ».

Replacé dans le contexte de la courbe de la répartition des richesses, cette dynamique sociale ne se réduit pas à une simple lutte pour la conquête du pouvoir (c'est-à-dire avoir plus de richesses), elle prend également les traits d’une lutte pour la survie, notamment pour les groupes sociaux se situant au dessous et juste au dessus de la droite (mn).

Cette zone traduit selon Pareto un double phénomène. D’une part, elle constitue la base de la pyramide sociale où la vie et la mort se côtoient. Dès lors, l’élimination des pauvres est une condition vitale pour que la société continue à exister : « Les éléments de rebut de chaque couche tombent dans la couche inférieure. Mais que deviennent les éléments de rebut de la

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dernière couche, de la tranche dont la limite inférieure est mn… C’est évidemment la mort qui en débarrasse la société. Celle-ci considérée comme un organisme vivant, a un organe d’excrétion » (1897, § 1027). D’autre part, elle représente le point de tension, l’endroit où s’exerce avec plus de force la sélection zoologique : « C’est le creuset où s’élaborent les nouvelles aristocraties qui remplaceront les anciennes lorsque celles auront dégénéré » (1897, § 1028). C’est cette sélection qui maintient l’équilibre social, et qui permet aux couches inférieures8 d’alimenter en sujets de choix, les couches supérieures.

Finalement, Pareto cherchera à appréhender la répartition des richesses et l’hétérogénéité sociale en proposant une analyse économique du concept de classe sociale. En effet, si les classes sociales se distinguent par des signes sociaux (même genre d’occupation), culturels (naissances) ou religieux, la cause principale de leur différentiation, c’est la richesse. Les riches, tout comme les classes moyennes ou les classes pauvres ont ainsi tendance à se regrouper en fonction de leur richesse. Des sous-groupes ayant pour origine le revenu vont même apparaître pour former une courbe continue. Selon Pareto, les socialistes (travaux de Marx) ont donc raison lorsqu’ils donnent une grande importance à la lutte des classes. Par contre, ils ont tord lorsqu’ils considèrent que le problème du bien être des classes pauvres résident dans la répartition de la richesse (voir les effets insignifiants de la distribution aux pauvres des revenus des riches), le moyen le plus sûr est pour améliorer les conditions des classes pauvres est de faire en sorte que la richesse croisse plus vite que la population : « Nous avons vu que pour que le revenu s’élève et l’inégalité des revenus diminue, il faut que le rapport de la richesse à la population croisse. On obtient cet effet, en France, en agissant sur le premier terme du rapport, c'est-à-dire en mettant obstacle à l’augmentation de la population. On obtient le même effet, en Angleterre, en agissant spécialement sur le second terme du rapport, c'est-à-dire en provoquant, grâce à la liberté économique, une augmentation considérable de la recherche » (1897, § 1062).

II. Inégalités et pauvreté : l’ère des ruptures

L’ère de la rupture est à mettre en relation avec l’histoire des faits économiques et notamment les conséquences de la crise de 1929. Cette crise majeure fait entrer les pays occidentaux dans la récession et le chômage de masse. De nombreux économistes en seront profondément marqués. C’est le cas de John Maynard Keynes qui avec sa Théorie Générale, entend poser les bases d’une nouvelle approche de l’économie. C’est le cas également de Maurice Allais, qui à la suite d’un voyage aux Etats Unis (au lendemain de la crise de 1929), décidera de devenir économiste et de proposer une voie alternative au laisser-fairisme et à la planification autoritaire. En ce qui concerne John Galbraith, la rupture est encore plus marquée. La question des inégalités et de la pauvreté s’inscrit dans un paysage tout en nuances, où l’ère de l’Opulence des années 60 - qui dresse le portrait de la prospérité américaine, le rêve américain permet à la classe moyenne de concrétiser la plupart de ses désirs - laisse place à la théorie de la pauvreté de masse dans les années 70 – la pauvreté devient un état d’équilibre qui tend inexorablement à se perpétuer.

8 Précisons que les classes sociales ont également leur propre dynamique sociale. Dans les classes inférieures, « la misère, le crime et sa répression, détruisent un grand nombre de ces individus tarés, dont une partie sont d’ailleurs frappés de stérilité par la prostitution et l’alcoolisme à son haut degré » (1897, § 1028).

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A. Keynes, plein emploi et inégalités, les deux vices du système économique Près de deux ans avant la parution de la Théorie Générale (automne 1934), Keynes a abordé la question des inégalités et de la pauvreté dans une série d’allocutions radiodiffusées intitulées « Poverty in Plenty », soit la pauvreté dans l’abondance. Keynes y développe l’idée selon laquelle « à mesure que l’abondance potentielle augmente, le problème de la distribution de la grande masse des consommateurs des fruits que l’on peut en retirer présente des difficultés croissantes » (1934, [2002, p. 215]). L’économiste doit ainsi se focaliser sur l’analyse et les solutions de ces difficultés.

Le remède ne résiderait pas dans la réduction de l’abondance (l’offre n’est pas la source du problème), mais plutôt dans l’accroissement de la demande. C’est en effet du côté des conditions de la demande qu’il convient de se tourner. Keynes distingue cependant deux manières d’appréhender les difficultés. Il y a tout d’abord ceux qui croient que le système économique s’autorégule dans le long terme, « même si c’est avec des grincements, des gémissements, des secousses et des retards » (1934, [2002, p. 216]) et ceux qui rejettent cette idée et qui pensent que si la demande effective n’est pas égale à l’offre potentielle pour des raisons plus fondamentales. Keynes cite notamment les travaux de Hugh Dalton, auteur de nombreux articles et ouvrages9 sur les inégalités. The measurement of the inequality of incomes (paru en 1920 dans The Economic Journal) revient notamment sur la courbe de répartition des revenus de Pareto et l’indice de concentration de Lorentz-Gini.

Cette opposition entre orthodoxes et hétérodoxes étant posée, reste à savoir qui a raison. Selon Keynes, la force du courant de l’autorégulation des marchés repose sur la doctrine ricardienne qui a converti la plupart des économistes, des banquiers et des hommes d’affaires du monde entier au capitalisme. Si le courant hétérodoxe entend remporter une quelconque victoire, il lui faudra remettre en cause les fondements de la science économique, issus du 19e siècle. Keynes se place du côté des « hérétiques » tout en rappelant qu’il a été élevé « dans la citadelle » (1934, [2002, p. 220]). Il connaît la puissance et le pouvoir de ce corpus théorique. Cependant, une faille semble lui apparaître dans les forces qui déterminent la demande effective et le volume total de l’emploi. Cette faille, c’est l’absence dans la doctrine classique d’une théorie du taux d’intérêt.

Keynes présentera en quelques lignes, ce qui constituera l’essence de sa Théorie Générale. On reconnaît dès les premières lignes de cet exposé, la loi psychologique fondamentale. Ainsi, lorsque des individus disposent d’un revenu, ils en dépensent une partie en consommation, conformément à leurs goûts et leurs habitudes, et épargnent le reste. De là, ces mêmes individus tendront à augmenter leur consommation à mesure que leur revenu s’accroît, mais non d’une quantité aussi grande que l’accroissement de leur revenu. Keynes en déduit que si un revenu national donné était réparti de façon moins inégalitaire (ou si tout simplement le revenu national augmentait de sorte que les revenus individuels soient plus élevés qu’avant), la différence entre le montant total des revenus et la dépense totale de consommation s’accroitrait probablement (comme les revenus sont issus de la production des biens de consommation et des biens de capital, cette différence ne pourra pas dépasser le montant des nouveaux biens de capitaux).

Selon la doctrine classique, l’autorégulation des marchés suppose que le taux d’intérêt s’ajuste de lui-même de manière à ce que la production de biens capitaux génère un revenu maximum. Selon Keynes, cette théorie serait obsolète et contredite par les faits. Keynes ne cache pas ici sa préférence pour la proposition des hétérodoxes – à savoir la modification de 9 Some Aspects of the inequality of incomes, 1935, Routledge.

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la répartition des richesses et de nos habitudes afin d’augmenter notre propension à dépenser nos revenus en consommation courante). Toutefois, il considère qu’elle ne constitue pas le seul remède possible, l’autre solution consisterait à augmenter la production de biens capitaux en réduisant le taux d’intérêt. Lorsque le taux d’intérêt aura diminué à un niveau tel qu’aucune immobilisation de capital supplémentaire ne vaille la peine d’être réalisée, alors des changements sociaux de grande ampleur pourront se mettre en marche pour augmenter la consommation. Selon Keynes, on pourrait s’attendre à ce qu’une plus grande égalité des revenus entraîne une hausse de l’emploi et une augmentation du revenu global, cependant, le taux d’intérêt a été trop élevé pour permettre de disposer de tout le stock de capital disponible. L’amélioration du bien être repose ainsi sur une politique visant à rendre les biens capitaux abondants de manière à ce que la rémunération tirée de leur possession soit la plus faible possible. En éliminant la rareté du capital et de ce fait, la rente du capitaliste oisif, il sera possible d’accroître la part des revenus qui vont à ceux dont le bien être augmenterait le plus s’ils pouvaient consommer davantage. C’est à ce prix, qu’il sera possible « de transformer notre pauvreté actuelle en abondance possible » (1934, [2002, p. 222]).

Dans le chapitre 24 de la Théorie Générale, intitulé « Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire », Keynes reviendra sur le manque d’équité et le caractère arbitraire de la répartition de la fortune et du revenu. Il s’appuiera sur l’histoire britannique des faits économiques pour rappeler que la taxation directe des revenus cédulaires, des revenus globaux et des successions a permis de réaliser des progrès en matière de réduction des inégalités de fortune et de revenus. Selon Keynes, certains souhaiteraient aller plus loin dans cette démarche, cependant les craintes d’évasions fiscales et de baisse de l’épargne des classes riches (le motif d’épargne serait à la base de la croissance du capital) tendraient à minorer ces propositions. La thèse proposée dans la Théorie Générale va à l’encontre de ces présuppositions. D’une part, elle souligne que tant que le plein emploi n’est pas établi, une faible propension à consommer n’augmente pas la croissance du capital, mais au contraire le ralentit. C’est seulement dans une situation de plein emploi qu’elle lui est favorable. D’autre part, elle s’appuie sur le fait que la situation tendrait à montrer que l’épargne est plus que suffisante et qu’une redistribution du revenu permettant d’augmenter la propension à consommer pourrait libérer la croissance du capital. Enfin, elle rappelle que si le gouvernement destine les recettes issues des droits de succession au financement des dépenses ordinaires, il sera possible d’alléger les impôts qui frappent le revenu, d’entrainer une augmentation des propensions à consommer de la collectivité, et finalement de stimuler l’incitation à investir. Ainsi, disparaitrait l’une des grandes justifications des inégalités de fortune, à savoir le financement de la croissance du capital par l’épargne des classes aisées.

Ceci étant, Keynes ne revendique pas une disparition totale des inégalités. Dans les conséquences économiques de la paix (1919), il plaide même en faveur d’une concentration de la richesse entre un petit nombre de mains, de manière à dégager une épargne substantielle pour permettre l’accumulation du capital, le développement économique et l’enrichissement général (Herland, 1998). Dans la Théorie Générale, ce sont des raisons sociales et psychologiques qui vont légitimer l’existence des inégalités (Elliot, Clark, 1987). Toutefois, ces dernières ne devaient pas être disproportionnées, comme c’était le cas en Grande Bretagne au lendemain de la crise de 1929. Keynes avançait plusieurs raisons justifiant ces inégalités. D’une part, il existait des activités humaines utiles qui nécessitaient « l’aiguillon du lucre et le cadre de la propriété privée » pour se développer (1936, [1969, p. 366]). D’autre part, la possibilité de gagner de l’argent (au jeu) et de se constituer facilement une fortune pouvait canaliser certains penchants dangereux de la nature humaine (voire les rendre inoffensifs). Faute d’être satisfaits, ces penchants pourraient trouver une issue dans la cruauté, dans la

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poursuite effrénée du pouvoir personnel et de l’autorité : « Il vaut mieux que l’homme exerce son despotisme sur son compte en banque plutôt que ses concitoyens » (1936, [1969, p. 368]).

Pour finir, Keynes mobilisera une nouvelle fois sa théorie du taux de l’intérêt pour souligner qu’elle constitue bien une réponse au chômage de masse, à la paupérisation des travailleurs et à l’avenir des inégalités. On retrouve l’argument selon lequel le montant de l’épargne étant déterminé par le flux d’investissement (I = S), ce dernier ne pouvant augmenter que sous l’action d’une baisse du taux d’intérêt. Dès lors, la politique économique la plus efficace consisterait à diminuer le taux d’intérêt de manière par rapport à la courbe d’efficacité marginale de manière à ce que le plein emploi soit réalisé. Le revenu tiré des biens de capital ne servirait ainsi qu’à couvrir le coût de l’usure et à compenser le risque pris par l’entrepreneur (c’est ce qui récompense son habileté de jugement). Selon Keynes, cet état des affaires serait compatible avec une certaine dose d’individualisme, cependant elle entrainerait ni plus ni moins « l’euthanasie du rentier » et « la disparition progressive du pouvoir oppressif additionnel qu’a le capitaliste [oisif] d’exploiter la valeur conférée au capital par sa rareté » (1936, [1969, p. 369]). Ces disparitions n’entraineront aucun bouleversement du système économique, elles sont le résultat d’une lente et progressive évolution qui poursuit son chemin en Grande Bretagne. L’Etat pourra ainsi exercer une influence directrice, via sa politique fiscale, la détermination du taux de l’intérêt et par d’autres moyens (création d’un contrôle central sur certaines activités confiées à l’initiative privée, coopération publique – privée), sur l’ajustement de la propension à consommer avec la décision d’investir. Selon Keynes, cet élargissement des fonctions de l’Etat ne suppose par la disparition du Système de Manchester et de l’individualisme économique, bien au contraire, il indique « quelle sorte d’environnement le libre jeu des forces économiques exige pour que les possibilités de la production puissent être tous réalisés » (1936, [1969, p. 372]), constitue le seul moyen « d’éviter une complète destruction des institutions économiques actuelles » et la « condition d’un fructueux exercice de l’initiative individuelle » (1936, [1969, p. 372]).

B. Maurice Allais, de la planification concurrentielle à la justice sociale

Maurice Allais avait coutume de le rappeler, mais sa vocation d’économiste, il la doit à la réalité économique à laquelle il a été confrontée dans les premières années de sa vie (voyage aux Etats Unis en 1933), tout particulièrement « le caractère intellectuel choquant et socialement dramatique de la Grande Dépression » (Allais, 2001, p. 332) et les émeutes sociales de 1936 (échec de la politique du Front Populaire en France). Par ailleurs, il a été l’ardent défenseur des thèses et de la méthodologie (observation des faits) de Vilfredo Pareto. Roger Dehem (1966, p.1) dans sa préface au Manuel d’économie politique de Pareto, rappelle que « c’est à Maurice Allais que revient le grand mérite d’avoir opéré une percée parétienne dans la pensée française contemporaine ». Bien que Maurice Allais ait été récompensé par le Prix Nobel (1988) pour ses contributions « to the theory of markets and efficient utilization of resources », les questions relatives aux inégalités et à la pauvreté sont régulièrement présentes dans ses œuvres. Nous avons choisi d’en rendre compte en revenant sur trois thèmes récurrents : la planification concurrentielle, la question européenne, la justice sociale

1. La planification concurrentielle et la question de la répartition

Rédigé au lendemain de la seconde Guerre mondiale, Abondance ou Misère (1946), constitue un ouvrage de référence pour Maurice Allais. Par cet ouvrage, Allais entendait s’attaquer à la doctrine du planisme autoritaire, c'est-à-dire à « toute doctrine qui tend à faire diriger toutes les opérations économiques par une autorité centrale » (1946, note 2, p. 7) tout

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en réaffirmant les vertus et les principes du libéralisme économique. Si Maurice Allais n’a jamais été séduit par les vertus supposées du planisme central, à savoir la main mise de l’homme sur les forces de la nature, il avouera dans les premières pages d’Abondance ou Misère (1946a) qu’il a longtemps pensé que dans une économie de transition (en l’occurrence le passage de l’état de guerre à l’état de paix), la liberté économique était difficilement applicable. C’est cette réflexion, du reste, qui l’amènera d’une part, à dissocier le régime concurrentiel du régime du laisser-faire manchestérien afin de souligner les erreurs dans lesquelles sont tombées beaucoup d’économistes, et d’autre part « à montrer que la thèse de la nécessité en régime de pénurie d’un planisme central… n’a en aucune façon le caractère de vérité scientifique qu’on lui prête » (1946a, p. 10). Cherchant à dépasser l’opposition systématique entre les partisans de l’organisation libérale et ceux de la planification centralisée, Maurice Allais (1947a, p. 1) considérait que le planisme concurrentiel conjuguait à la fois « les avantages fondamentaux d’une économie de marché et ceux d’une action consciente de l’Etat suivant un Plan en vue de la réalisation d’une économie à la fois plus efficace et plus juste ».

- Le laisser-fairisme, rappelle Maurice Allais, a « conduit les libéraux à la conception d’un monde imaginaire de concurrence parfaite, dans lequel les problèmes posés par la production, la répartition et l’adaptation de la production à la répartition se trouvaient résolus » (1945b, p. 13). Leur erreur fondamentale fût ainsi de croire que cette image théorique était la représentation d’un ordre, auquel le régime existant était approximativement et suffisamment conforme. Sur le plan pratique, le laisser-fairisme n’a jamais pu résoudre les cinq problèmes fondamentaux que sont l’organisation de la production ; la répartition des revenus ; la promotion sociale des meilleurs ; la réalisation d’un ordre international à la fois efficace et équitable ; l’adaptation les uns aux autres des différents secteurs de l’économie. Dans le domaine de la répartition, le laisser-fairisme aurait confondu optimum de gestion avec optimum de répartition. Certaines situations économiques (existence de monopoles, non prise en compte du problème du chômage, dégradation des conditions de travail par l’exploitation de l’homme par l’homme, présence de profits immoraux provenant de l’inflation) ont des conséquences sociales catastrophiques, lesquelles déconsidèrent l’idée même d’intérêt personnel. Dans le domaine de la promotion sociale, le laisser-fairisme aurait engendré une lutte entre les différentes classes sociales et la prédominance des élites industrielles et des affaires (au détriment des élites spirituelles de l’art et de la culture) en donnant la priorité aux besoins économiques. Si l’efficacité économique implique bien une économie de libre concurrence, la dimension économique ne serait qu’un des aspects de l’activité humaine. D’autres valeurs, tout aussi importantes, doivent être prises en considération.

- La doctrine totalitaire a de son côté toujours attribué les maux dont souffre l’humanité au régime concurrentiel. Maurice Allais (1945b) associe la naissance du planisme à la débâcle du libéralisme lors de la crise de 1929. Rejetant l’organisation économique basée sur le principe de concurrence, les totalitaristes ont préconisé l’emploi d’une direction centralisée à toute l’économie. Dans le domaine de la répartition, la planification centrale n’a jamais réussi à réaliser une équi-répartition des revenus. Seuls certains ont pu s’assurer des revenus anormaux et bénéficier d’activités fructueuses : « il ne saurait en être autrement dans un système où, d’une part, les activités clandestines offrent des possibilités de gain extraordinairement élevées et où, d’autre part, les traitements et salaires sont fixés d’une manière bureaucratique et monopolistique, au hasard des contingences politiques, indépendamment de toute référence à la rareté et à l’utilité véritables des services rendus » (1946a, p. 25). Dans le domaine de la promotion sociale, le planisme central a substitué le jeu

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des intrigues politiques à celui du mérite, détruisant du même coup, la stabilité et le dynamisme de la société.

Face aux errements du laisser-fairisme et du totalitarisme, Maurice Allais propose une troisième voie, celle de la planification concurrentielle. D’un point de vue idéologique, la planification concurrentielle consiste à concilier et à harmoniser les aspirations du libéralisme et du socialisme (Allais, 1949c). Elle se confond ainsi avec une autre dénomination, le « socialisme concurrentiel » (Allais, 1947e) et la promotion des élites de gauche : « Nous sommes convaincus que l’idée concurrentielle a un immense avenir, mais notre conviction, chaque jour plus grande, est que seuls peuvent réussir à la mettre efficacement en œuvre les hommes dont les aspirations sociales sont dans leurs fondements mêmes celles des partis de gauche » (1949c, p. 7). D’un point de vue pratique, la planification concurrentielle doit conjuguer à la fois « l’action des mécanismes régulateurs indispensables à la maximisation du rendement social, réalisée par le jeu de la loi de l’offre et la demande dans le cadre d’une économie de marché, et une intervention systématique de l’Etat en vue de fins jugées rationnellement désirables, donc une action méthodique suivant un cadre général déterminé » (1950b, p. 28).

2. La question européenne

Depuis ses tous premiers travaux, Maurice Allais a manifesté un profond engagement dans la construction européenne. Dans une note rédigée le 15 septembre 1948 et intitulée La révolution européenne reste à faire, il s’indignait déjà devant les prudences ‘débilitantes’, les conservatismes ‘apeurés’ et les nationalismes ‘particularistes’ : « On parle bien de l’Europe unie, mais les désirs restent prudemment sur le plan verbal : on ne veut pas voir les réalités en face, on escamote les véritables problèmes, on se refuse à envisager les seules mesures qui peuvent faire de l’idée européenne autre chose qu’un attrape-nigaud : l’abandon immédiat de certains droits souverains et la constitution d’un gouvernement supra-national européen » (1948a, p. 4). La solution efficace aux problèmes économiques et sociaux de l’Europe doit passer par une fédération européenne. Maurice Allais (1949a) n’hésitera pas à présenter un projet de Manifeste économique et social pour les Etats-Unis d’Europe dans lequel il évoque certains grands principes (art 18. répartition des revenus, art 19. promotion sociale).

L’Europe doit fonctionner selon un principe scientifique : celui de la démocratie économique. Cette dernière désigne « un système où se trouve réalisée la répartition la plus égale possible des revenus parmi toutes celles qui ne compromettent pas la maximisation du revenu moyen réel, c'est-à-dire qui assurent la maximisation du rendement social » (1947c, p. 2). La réalisation de la démocratie économique suppose la réalisation d’une double condition : d’une part la maximisation du revenu réel moyen et d’autre part, la réalisation d’une répartition la plus égale possible. Cette approche repose sur deux résultats importants. 1° La théorie démontre (Allais, 1943) que le revenu moyen réel est maximum dans le cadre d’une économie de marché à base de prix où s’affrontent suivant le principe concurrentiel les offres et les demandes d’entreprises gérées de manière autonome et libre. Un résultat qui s’applique tout aussi bien à une économie privée qu’à une économie collective des moyens de production. 2° La répartition la plus égale possible des revenus suppose la suppression de tout revenu qui ne soit pas en relation directe avec un effort fourni ou un service rendu. Il s’agit de supprimer les profits inflationnistes des monopoles et l’appropriation collective des rentes de rareté (notamment les rentes foncières et les intérêts purs des capitaux).

La question sociale, notamment celle de la répartition des revenus et de la justice sociale, tient une place importante, même dans la constitution du Grand Marché Commun. Maurice

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Allais l’évoquera à la fois dans la libéralisation générale de l’économie ; la recherche d’une synthèse de la ‘technique d’action’ du libéralisme et des idéaux du socialisme.

- Dans le cadre de la libéralisation générale de l’économie, Maurice Allais était conscient que l’Union de l’Europe poserait de nombreux problèmes sociaux et que « l’on ne pouvait se confier sans réserve à l’application des mécanismes du marché par un abaissement brutal et automatique des barrières douanières » (1960a, p. 147). Il fallait donc prévoir la possibilité de réduire l’allure de la réalisation de l’Union économique par un fléchissement éventuel du taux de libéralisation des échanges. Maurice Allais proposera de fixer ce taux en fonction du volume du chômage technologique10 observé dans les différents pays (chacun d’eux ayant naturellement la possibilité d’adopter un taux plus ou moins élevé) et d’accompagner cette transformation ‘douloureuse’ de l’Europe par des mesures adéquates : allocations chômage suffisantes, rééducation professionnelle des chômeurs avec pleins salaires, primes pour faciliter les changements de profession et de résidence, indemnités substantielles de licenciement (Allais, 1949e, 1960a). La libéralisation des hommes ne devait être entreprise qu’une fois que les effets de la libéralisation des mouvements de marchandises et de capitaux seraient pleinement ressentis. Maurice Allais (1950c, 1953g) ajoutera qu’il sera difficile d’envisager une mobilité des personnes en Europe tant qu’une politique commune d’immigration, de naturalisation et d’asile politique n’aura pas été définie. Ainsi la question de l’immigration en provenance des Pays de l’Est, des ex-Républiques soviétiques, de l’Afrique noire et des pays du Sud-est asiatique « dominera tout l’avenir prévisible » de l’Europe (1994, p. 27). Au final, le passage à l’Union Economique et au Marché Commun devait être progressif, « il ne faut pas libérer trop rapidement les mouvements des différents facteurs de production, il faut les libérer suffisamment vite pour qu’une pression continuelle puisse s’exercer efficacement sur les différents agents économiques » (1960a, p. 123).

- La nécessité d’une synthèse entre le libéralisme et le socialisme repose sur un fait important : les aspirations sociales des citoyens européens doivent prendre place dans une économie de marché à base de liberté économique et de prix concurrentiels. Plus précisément, il s’agira de planifier les structures dans laquelle joue l’économie de marché de manière à atteindre dans le cadre d’une telle économie les objectifs fondamentaux de la justice sociale. Une Europe libérale, mais aux mains des forces sociales. Les socialistes doivent s’efforcer de réformer la société de manière à réaliser les fins auxquelles ils aspirent mais sans détruire, ni remettre en cause les mécanismes de l’économie décentralisée de marché et de propriété privée : « Les fins du socialisme sont la libération maximum de l’individu de la contrainte des hommes et des choses, la suppression des injustices sociales, l’appropriation collective des revenus non gagnés, la suppression de toute division de classe, la promotion sociale des meilleurs et l’établissement d’un ordre international pacifique » (1960a, p. 321).

3. La justice sociale

Si l’économie de marché est généralement associée au mécanisme d’allocation optimale des ressources, on peut regretter qu’elle soit souvent accompagnée d’inégalités à la fois économiques et sociales. Dans le même temps, on peut déplorer que le simple fait de réduire les inégalités puisse engendrer une détérioration des performances économiques. Comme la plupart des économistes (J.S Mill, L. Walras, V. Pareto, J.M Keynes, F. Hayek, P.A Samuelson…) qui l’ont précédés, Maurice Allais (1946, 1947, 1960, 1966, 1977, 1979,

10 On peut lire dès 1949, les lignes suivantes : « il est probable qu’une libéralisation entraînera un chômage nettement plus élevé que le chômage technologique normal observé dans le passé. Un doublement de ce chômage technologique nous paraît assez vraisemblable » (Allais, 1949g, p. 689).

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1990…) s’est penché sur la question des inégalités et plus précisément sur le conflit manifeste entre efficacité et éthique : « la mise en œuvre d’une économie efficace pose de très nombreux problèmes d’ordre éthique relativement à la distribution des revenus. Le système d’incitation à l’efficacité utilisé peut très bien être considéré, au moins par certains, comme n’aboutissant pas à une distribution des revenus éthiquement acceptable. La répartition des surplus réalisés entre les opérateurs intéressés, l’égalisation de l’offre et de la demande par le prix, c'est-à-dire le rationnement par les prix d’une demande pratiquement illimitée face à des ressources rares, ne sont éthiquement acceptables que si la répartition des revenus, à laquelle on aboutit finalement peut être considérée comme correcte » (1967, p. 112). La conciliation de ces deux notions est difficile, cependant efficacité économique et répartition juste des revenus sont indissociables dans l’organisation de toute société. Maurice Allais abordera cette question en présentant, d’une part, les conditions sociales d’une société libre, et d’autre part, l’architecture des réformes à mettre en place.

- La société libre implique un certain nombre de principes sociaux : (i) L’élimination de la misère et de l’insécurité implique le maintien et le développement d’un système étendu de sécurité sociale. Maurice Allais accordera une importance toute spéciale au risque de chômage conjoncturel ou technologique : « Il ne peut y avoir de Société Libre là où le travailleur ne dispose pas de ressources suffisantes en cas de chômage, là où il ne peut pas recevoir une formation professionnelle nouvelle et là où il ne peut disposer des fonds nécessaires pour changer le lieu de son travail s’il s’y trouve obligé » (1960b, p. 35). (ii) Une juste répartition des revenus impose la suppression des profits inflationnistes (la stabilité monétaire est un gage de sécurité de l’épargne et des fruits du travail) et des profits de monopole. (iii) La promotion sociale (l’accession constante de tous les individus aux fonctions dont ils sont le plus capables), la formation des élites (impliquant la disparition de toute situation de classe) et l’association du travailleur à la vie de l’entreprise (modalités d’exécution du travail et développement de sa personnalité) constituent des conditions essentielles d’une Société Libre.

Ces principes étant posés, Maurice Allais reviendra sur le conflit manifeste entre éthique et efficacité économique. Il note à ce sujet que la supériorité d’une société ne peut se réduire au concept d’efficacité économique, l’origine et la distribution des revenus étant également des conditions essentielles au bien être d’une société. Si efficacité et répartition des revenus constituent deux postulats indissociables, « l’arbitrage dépend manifestement de la question de savoir si une société admettant une certaine inégalité de revenus progressera plus rapidement ou non qu’une société admettant une moindre égalité » (1967, p. 79). A ce niveau de l’analyse, Maurice Allais entend préciser trois points importants :

(i) Si l’on souhaite favoriser certains agents aux dépens des autres ou compenser les désavantages qui peuvent résulter pour certains groupes du mode d’organisation économique de la société, la méthode la plus avantageuse consiste à modifier directement les modalités de répartition des services consommables, sans toucher aux principes fondamentaux du fonctionnement d’une économie de marchés. Maurice Allais illustrera ce point en s’appuyant sur le calcul économique à partir d’un exemple tiré du modèle français : « Pour améliorer la situation des pauvres, on propose souvent de vendre les produits qu’ils achètent à des prix inférieurs à leurs coûts de production, de manière à augmenter leurs revenus réels. A cette fin, il est suggéré de nationaliser ou de subventionner les entreprises privées qui assurent la production de ces produits. Il est facile de voir qu’une telle politique ne pourrait que compromettre la maximisation de l’efficacité. En effet, le coût marginal d’une marchandise subventionnée serait plus élevé pour la collectivité que sa valeur marginale pour le consommateur, riche ou pauvre » (1967, p. 111).

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(ii) Si sur le plan théorique, il est toujours possible de définir une situation d’efficacité maximum correspondant à une distribution donnée des revenus, sur le plan empirique (c'est-à-dire dans le cadre du fonctionnement d’une économie de marchés qui se fonde sur l’appropriation privée des surplus), il peut être extrêmement difficile de réaliser des transferts de revenus neutres (ne compromettant pas le fonctionnement correct de l’économie) propices à la redistribution et au financement des besoins collectifs.

(iii) Enfin, la revendication de l’égalité (postulat d’une nécessaire égalité de tous les hommes), serait trop souvent confondue avec l’idée de justice sociale. Selon Maurice Allais, elle se réduirait à « une mythologie irréalisable » et serait « finalement nocive pour tous » (1991, p. 29). Les capacités des individus et les services rendus étant différents, il est difficile de rejeter certains faits tels que l’existence d’une structure de classes, le principe de sélection (l’égalité des chances en dépend), la promotion des élites11 : « Les élites ont joué un rôle considérable dans l’histoire des civilisations. Toutes les sociétés dont les élites ont pu pleinement s’épanouir ont connu des périodes d’essor rapide dans tous les domaines » (Allais, 1974, p. 286). La suppression de toute inégalité (Allais, 1946b) devient ainsi un objectif déraisonnable (« On oublie généralement que le sort des plus défavorisés dépend en première analyse des conditions de travail et de créativité faites aux élites dans tous les secteurs de la société. Toute politique démagogique égalitaire ne peut en réalité que conduire à terme à l’aggravation du sort des plus défavorisés », 1991, p. 81) et impossible à réaliser (« Quelle que soit l’organisation sociale, l’inégalité est sans doute inéliminable. Elle l’est en raison de l’inégale hérédité biologique, elle l’est en raison de l’inégale influence du milieu, et elle l’est enfin parce toute forme de vie en société nécessite l’application d’un certain système d’incitations dont l’influence est inévitablement inégale », 1991, p. 183).

- Les réformes économiques, et plus précisément la réforme fiscale, constituent un moyen de répondre au dilemme efficacité économique – inégalités. La fiscalité introduit également le rôle de l’Etat (fonction de redistribution) dans la réduction des inégalités. Si l’on considère que l’impôt est justifié (le fonctionnement de toute société implique des coûts qui doivent être couverts par des ressources), ce qui est la position de Maurice Allais (1979), ce dernier doit chercher à atteindre trois objectifs : le financement des dépenses publiques, l’efficacité de l’économie et la réduction des inégalités injustifiées. Pour ce faire, Maurice Allais proposera dans un premier temps d’adopter une fiscalité en adéquation avec les valeurs (éthiques) que la société prétend défendre ; puis dans un second temps de substituer un impôt sur le capital aux impôts antiéconomiques et antisociaux assis sur les revenus.

(i) Maurice allais (1977, 1990) entend rappeler que la fiscalité d’une société humaniste et progressiste doit obéir à un ensemble de principes généraux. Le principe individualiste précise que la fiscalité ne doit pas avoir pour objectif de modifier les choix individuels que feraient les citoyens pour satisfaire leurs besoins. L’une des conséquences de ce principe est que l’impôt ne doit pas viser à procurer une égalité des conditions mais bien une égalité des chances. Le principe de non discrimination stipule que l’impôt doit être établi suivant des règles qui s’appliquent à tous. Cette formule générale est reconnue dans toutes les sociétés démocratiques. Le principe d’impersonnalité signifie que la perception de l’impôt doit respecter l’identité humaine, les droits de l’homme et la vie privée. Maurice Allais ne voit qu’une exception à ce principe, elle concerne les hommes politiques pour lesquels il préconise

11 Maurice Allais s’inscrit dans les pas de Vilfredo Pareto tout en revendiquant une certaine différence : « Cette théorie que Pareto a été le premier à systématiser, peut se généraliser, et on peut l’exposer très schématiquement ainsi qu’il suit, en complétant la théorie de Pareto dans ce qu’elle a d’incomplet, notamment en ce qui concerne l’influence de l’hérédité biologique, et tout particulièrement le rôle du choix du conjoint dans la sélection » (1974, p. 287).

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une enquête permanente sur la fortune : « à l’exception de leur résidence personnelle, cette fortune devrait d’ailleurs être investie uniquement en fonds d’Etat » (1977, p. 38). Le principe de neutralité ne doit pas s’opposer à l’efficacité de l’économie, c'est-à-dire modifier les choix des agents économiques. Le principe de légitimité insiste sur le fait que les revenus provenant de services effectivement rendus à la société (revenus du travail, revenus liés à la prise de risques…) doivent être considérés comme légitimes et être exonérés d’impôts. La fiscalité doit donc frapper les revenus non gagnés, ceux qui ne donnent pas lieu à un service rendu. Le principe d’exclusion de toute double imposition précise que l’assiette de l’impôt doit être telle qu’un même revenu ne soit pas taxé deux fois. Enfin, le principe de non arbitraire stipule que le prélèvement de l’impôt doit reposer sur des principes simples, clairs et pertinents.

(ii) Ces principes généraux étant posés, Maurice Allais précisera que c’est l’impôt sur le capital qui permet de concilier efficacité économique et éthique (Diemer, Guillemin, 2010). Le principe de l’impôt sur le capital apparaît pour la première fois dans le troisième chapitre d’Abondance ou Misère (1946), consacré aux propositions concrètes pour un retour à l’efficacité économique dans le cadre d’une répartition acceptable. L’impôt sur le capital est présenté comme l’une des modalités d’un retour à un marché concurrentiel libre : «Remplacer l’impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux par un impôt annuel uniforme sur tous les capitaux (actions, obligations, capitaux fonciers, industriels et commerciaux, fonds d’Etat), d’une valeur égale à la hausse du taux d’intérêt du marché, et cela indépendamment des revenus effectifs des capitaux » (1946, p. 45-46). Il faudra attendre 1977 et l’ouvrage l’impôt sur le capital et la réforme, pour qu’un vaste projet de réforme fiscale soit proposé aux douze pays membres de la Communauté européenne.

Maurice Allais y présente une fiscalité tripolaire, composée d’une taxe sur le capital (de l’ordre de 2% par an) assise sur les seuls biens physiques (le produit de cet impôt est estimé à 8% du revenu national) ; de l’attribution à l’Etat de tous les profits provenant de la création de nouveaux moyens de paiement par le mécanisme de crédit (évaluée à 4.4% du revenu national) et d’une taxe générale sur la valeur des biens de consommation (soit 16.9% du revenu national). Les avantages d’une telle réforme seront successivement évoqués (Montbrial, 1987). Tout d’abord, l’impôt sur le capital est plus juste. Alors que l’impôt sur le revenu frappe indistinctement et aveuglément toutes les catégories de revenus, l’impôt sur le capital porte seulement sur les rentes foncières et les intérêts purs, c'est-à-dire les revenus non gagnés. Par cette réforme, les revenus du travail associés à de réelles capacités et aptitudes, la rémunération des entrepreneurs liée à la prise de risques et les revenus des retraités ne seraient plus imposés. Ensuite, le principe de l’égalité devant l’impôt étant rétabli, les entreprises inefficaces et mal gérées n’échapperaient pas à l’impôt sur le capital ; les impôts sur la fortune, sur les droits de succession et sur les plus values, tous trois déraisonnables et antiéconomiques, n’auraient plus aucun intérêt. Enfin, l’impôt sur le capital exercerait un « effet dynamique extrêmement puissant sur l’efficacité générale de l’économie » (1979, p. 36). Du fait de la suppression parallèle, et pour un montant correspondant, de la taxation des bénéfices industriels et commerciaux, et de l’imposition progressive sur les revenus, l’incitation à investir augmenterait considérablement. En effet, le revenu net actualisé, résultant de la différence entre les coûts (en baisse) et les recettes attendues (identiques) augmenterait considérablement. Les entreprises seraient même incités, et ce malgré l’impôt sur le capital, à procéder à nouveaux investissements financés par emprunts obligataires (la marge entre le taux d’intérêt et le taux de rentabilité espéré augmentant, les entreprises pourraient même accepter de prendre des risques plus importants).

La réforme de la fiscalité ne constitue cependant qu’un des trois éléments d’une réforme plus vaste, les deux autres étant constituées par une réforme du crédit rendant impossible la

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création ex-nihilo des moyens de paiement par les banques et par une réforme de la législation sur l’indexation prévoyant une indexation généralisée de tous les engagements sur l’avenir.

B. Galbraith, de l’équilibre de la pauvreté à l’accommodation Nous avons jusqu’ici centré nos propos sur la manière de penser les inégalités dans la théorie économique. Les travaux de John Maynard Keynes mais également ceux de Maurice Allais sont assez symptomatiques des débats présents dans la sphère des économistes. Ces derniers condamnent tous la montée des inégalités tout en acceptant leur existence. Les travaux de Galbraith s’écartent quelque peu de ce consensus. La pauvreté, qu’elle soit relative (frappant une minorité) ou absolue (frappant tout le monde), se trouve progressivement érigée en théorie afin de tordre le coup aux idées reçues. D’une certaine manière, les inégalités et la pauvreté dans les pays riches prennent une consonance différente lorsqu‘elles sont comparées à celles des pays pauvres.

Galbraith rappelle que la notion de pauvreté est souvent associée à des qualificatifs : un pays serait ainsi « naturellement pauvre » (c’est à dire peu doté en richesses naturelles et en capital), un pays pauvre serait un « pays exploité » (la pauvreté persisterait car les détenteurs de propriété s’accaparent de toute la richesse), un pays pauvre serait un pays parce qu’il n’est pas capable d’appliquer les préceptes économiques (les bienfaits de la libre concurrence, de la libre entreprise, les lois du marché). Très souvent, l’analyse de la pauvreté inverse les causes et les conséquences. C’est le cas lorsque l’on considère qu’un pays pauvre est un pays qui manque de capitaux pour se développer. Une telle conclusion omet de souligner que l’épargne nécessaire à l’investissement, n’apparaît que lorsque les besoins de consommation ont été tous assouvis. Si les revenus partent exclusivement dans la consommation, il n’y a pas d’épargne, et donc pas d’investissement.

Par ailleurs, notre manière de conduire les affaires et de faire de la politique diffère considérablement selon que l’on se situe dans les conditions de la pauvreté ou de l’abondance : « les gens qui disposent de la richesse et des moyens d’expression qui l’accompagnent ont un recours contre l’Etat, ils peuvent se faire entendre pour condamner tel comportement politique qu’ils réprouvent et obtenir la révocation du coupable » (1980, p. 25). Les droits et les devoirs des individus sont pris en considération. A l’opposé, les pauvres dans les pays pauvres sont loin d’avoir la même écoute, « la pauvreté rend la subsistance quotidienne infiniment plus lourde à assurer » (ibid).

Dans certains cas, les causes sont presque inavouables ou renvoient à des explications ethnologiques, climatiques, géographiques ou colonialistes. Les différents discours prennent les traits suivants : (i) les anglais seraient plus industrieux que les irlandais, les allemands que les français…. (ii) à l’intérieur des pays riches, on enregistre une tendance à la baisse des revenus et de la richesse lorsque on se déplace du Nord vers le Sud (« Ce fût longtemps un lieu commun que de mentionner dans la conversation la faiblesse des revenus dans le Sud de Etats Unis, le Sud de l’Espagne, le Sud de l’Italie, le Sud de l’Inde, ou le Nord du Brésil » (1980, p. 27). Galbraith s’appuiera ici sur les travaux d’Huntington (Civilization and Climate, 1924) et Markham (Climate and the Energy of Nations, 1942) afin d’évoquer la relation entre l’évolution du climat et le niveau d’activité physique et mental12. (iii) Les pays riches auraient délibérément maintenus les pays pauvres dans un état arriéré pour des raisons d’intérêt commercial. Afin de donner une explication plus pertinente à cette proposition, Galbraith

12 « La nation qui a dirigé le monde, qui le dirige encore et continuera à le diriger est celle dont le climat, à l’intérieur comme à l’extérieur des maisons, est le plus proche de l’idéal » (Markham, 1942, p. 24, cité par Galbraith, 1980, p. 29).

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renvoie ses lecteurs aux travaux de Raul Prebisch (Towards a Dynamic Development Policy for Latin America, 1963) dans lesquels les pays pauvres (producteurs de matières premières et de denrées agricoles) pâtissent des termes de l’échange avec les pays riches.

Face à toutes ces explications de la pauvreté, Galbraith cherchera à déplacer le débat sur les conditions de l’amélioration du bien être dans les pays riches et la convergence vers un équilibre de la pauvreté dans les pays pauvres. Selon Galbraith, cette tendance de fond ne se réduirait pas à une simple comparaison, dans les deux cas, elle traduirait un phénomène sociologique, l’accommodation : « à la pensée du mieux, dans l’un, à l’absence du tout espoir dans l‘autre » (1980, p. 59). Ainsi, lorsque l’on analyse les perspectives d’un pays riche, on constate que la tendance normale est à l’accroissement de sa production et de son revenu national. Comme les individus ont l’assurance d’être payés de leurs efforts, ils chercheront à assouvir leurs besoins (désirs) par le travail et à augmenter leur niveau de productivité (donc leurs revenus). Les facteurs qui entraînent l’élévation du niveau de vie des pays riches ont été mentionnés par des économistes tels qu’Adam Smith, David Ricardo, Robert Malthus, Léon Walras, Vilfredo Pareto, Alfred Marshall, John Maynard Keynes, Joseph Schumpeter… à savoir que la différence entre le revenu et la consommation (cette dernière génère une épargne destinée à acheter du capital, l’investissement, cette épargne se trouve automatiquement valorisée du fait qu’elle est protégée des tentations de la consommation personnelle), l’usage d’une technologie (le progrès est au cœur de nos sociétés et des théories de la croissance, il s’oppose à la loi des rendements décroissants, plus qu’un résidu, il devient normal), un système politique et social qui incite les individus à rechercher l’amélioration de leur bien être, un système économique régulé par le marché. L’élévation du niveau de vie a fait que très vite, la croissance démographique cessa d’être un problème économique majeur, et les pays riches firent en sorte que l’amélioration du bien être ne marqua pas le pas (Keynes fit intervenir l’Etat pour maintenir la demande globale à un niveau assurant le plein emploi). Devant de telles perspectives, il est facile de comprendre que la recherche du bien être et les mécanismes d’incitations (motivations) présents dans les pays riches, furent largement transposés dans les pays pauvres. Pour Galbraith, « Ce fût une erreur tragique » (1980, p. 62). En effet, dans un pays pauvre, la tendance, c’est la convergence vers un équilibre de la pauvreté. Toute hausse du revenu déclenche automatiquement des forces de rappel (hausse de la démographie, augmentation des dépenses personnelles et ostentatoires, loi des rendements décroissants) qui annihilent toute amélioration du niveau de vie (absence d’épargne) et ramènent les individus au niveau antérieur de privation. Cette tendance a pour conséquence d’affecter la motivation et d’amener les populations à abandonner toute forme de lutte : « La pauvreté d’un pays pauvre refuse aux gens qu’elle frappe les moyens de s’en affranchir. Et lorsque ceux-ci se présentent, la structure de la pauvreté met en jeu les forces sociales et biologiques qui la perpétuent et font avorter le progrès » (1980, p. 70). Une telle situation persiste car peu d’occasions s’offrent aux individus d’échapper à une existence proche du niveau minimum de subsistance. Lorsqu’une opportunité se présente, des forces contraires se déclenchent et rétablissent la situation antérieure.

Galbraith illustrera cette première caractéristique de la pauvreté de masse par la situation des personnes vivant à la campagne ou issu du monde rural : « Aux Etats Unis comme ailleurs, on ne se rend pas toujours compte à quel point vivre à la campagne dans une cabane rudimentaire, réduit au minimum élémentaire pour la nourriture et le vêtement, presque sans aucune chance de s’instruire et de se faire soigner et en butte à une discrimination sociale rigide peut être pire que de vivre dans n’importe quel ghetto urbain » (1980, p. 63). Cette pauvreté circulaire tend à souligner que le minimum de subsistance ne permet pas l’épargne,

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et qu’en l’absence d’épargne, il n’y a pas d’investissement en capital, pas d’amélioration de la technologie, donc pas d’élévation du revenu.

L’accommodation propose ainsi une approche des inégalités et de la pauvreté, tenant compte des spécificités des pays riches et des pays pauvres. Elle souligne d’une part, que les individus d’un pays riche compte sur une évolution de leur revenu (que nous traduisons aujourd’hui par une hausse du pouvoir d’achat). Selon Galbraith, ils auraient « accommodés leurs pensées et leurs prévisions » à cette situation (1980, p. 73). L’effort consenti pour élever leur niveau de vie serait ainsi un fait général, permanent et universel. Elle montre d’autre part, que les habitants d’un pays pauvres tendent à converger inexorablement vers un équilibre de la pauvreté en l’absence de toute aspiration et de tout effort pour y échapper. Ce comportement humain peut être interprété comme un refus de lutter contre l’irrémédiable, une tendance à préférer la résignation à l’espérance frustrée. Pour Galbraith, cette réaction est tout à fait rationnelle : « Etant donné l’emprise formidable de l’équilibre de la pauvreté sur la vie de ces gens, l’accommodation est la solution optimale. Si la pauvreté est cruelle, la lutte perpétuelle et perpétuellement vaine pour y échapper le serait plus encore. Se résigner à l’inévitable, au terme d’une expérience séculaire, est non seulement compréhensive ; c’est aussi un trait de civilisation et d’intelligence » (1980, p. 74). Le caractère rationnel de l’accommodation renverrait même à certains enseignements religieux (le christianisme œuvre dans l’Humilité, l’hindouisme invite à l’acceptation, voire la résignation). Elle traduit par ailleurs une sorte d’incompréhension entre les riches et les pauvres, les premiers regardent les seconds avec mépris : les pauvres s’accommoderaient leur pauvreté et ne mériteraient nulle sympathie. Ils méritent leur sort car ils ne cherchent pas à améliorer leur situation. Elle explique enfin, pourquoi des efforts destinés à soulager la misère et la pauvreté, avaient avorté, frustrant du même coup les espoirs qu’ils avaient fait naître.

Si la convergence vers un équilibre (circulaire) de la pauvreté semble inéluctable, une lueur d’espoir réside dans le caractère de l’accommodation. Celle-ci n’est jamais totale, il existe toujours une minorité d’individus qui cherchent à s’affranchir de ‘leurs chaînes’. Et lorsque les possibilités d’affranchissement augmentent, le caractère logique et rationnel de l’accommodation se fait moins pressant. Galbraith considère ainsi que « chaque pays se situe sur un spectre qui va de la pauvreté générale de masse à la relative abondance de masse. Et à mesure que chacun d’eux évolue de l’extrême pauvreté vers la relative abondance, l’équilibre de la pauvreté relâche son emprise et cède la place à la dynamique du progrès » (1980, p. 76). Bien entendu, cette situation reste instable, l’accommodation ne disparaît pas, elle continue à persister auprès d’une certaine couche de la population, rappelant aux autres, la fragilité de leur situation : « L’Ontario rural ne différait de l’Inde rural que par le niveau plus élevé de bien être matériel auquel se faisait l’accommodation et la proportion beaucoup plus importante d’individus qui s’y refusaient, traduisant la beaucoup plus grande facilité de trouver une issue » (ibid).

La théorie de la pauvreté de masse de Galbraith offre ainsi une approche intéressante et pertinente des phénomènes d’inégalités et de pauvreté. Les traits dominants de la pauvreté – équilibre ‘circulaire’ de la pauvreté, mécanisme d’accommodation, présence d’une minorité contestataire – permettent de donner une explication globale du phénomène. Selon Galbraith, le nombre d’individus qui refusent l’accommodation et qui ne s’inscrivent pas dans le processus d’équilibre de la pauvreté, constitue la principale distinction entre les pays riches et les pays pauvres. Deux illustrations du principe d’accommodation seront présentées afin de souligner cette distinction. Ainsi, les différences ethniques ont une certaine influence sur la pauvreté et le bien être des pays pauvres. Galbraith note que lorsqu’un groupe ethnique est en perpétuelle situation de pauvreté, il sera porté à l’accommodation de l’équilibre de la pauvreté

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et sa résignation sera totale (l’auteur cite les provinces du Bihar, du Bengale et de l’Orissa en Inde, pays qu’il connaît bien pour y avoir été Ambassadeur des Etats-Unis). A l’opposé, une accommodation à des niveaux de vie élevés dans les pays riches peut constituer un réel dynamisme économique. Galbraith prendra ici l’exemple de l’Allemagne, notamment dans la période après guerre. Il note que le redressement de l’Allemagne a été trop rapidement associé à la réforme monétaire de Ludwig Erhard et au plan Marshall, minimisant ainsi « l’arrivée, en pleine désolation, de millions d’hommes et de femmes déterminés à retrouver leur mode de vie antérieur » (1980, p. 96).

Associer l’équilibre de la pauvreté et le mécanisme de l’accommodation à des faits, permet de comprendre certains phénomènes qui ont longtemps échappé aux économistes. Ces faits sont susceptibles d’expliquer les observations relatées dans différents pays riches (notamment européens). Les populations de ces pays ont appris à s’accommoder des différents niveaux de vie, des différents niveaux de pauvreté ou de prospérité. Selon Galbraith, « cette accommodation est un déterminant du niveau de vie beaucoup plus important que les richesses naturelles, l’investissement extérieur ou la différence entre développement capitaliste et socialiste » (1980, p. 97). Ce mécanisme permet enfin de ne pas minimiser le rôle des minorités qui refusent l’accommodation et qui recherchent une solution. La meilleure solution restant encore l’expatriation : « On peut penser que la prospérité des Etats Unis de l’Ouest au cours de ce siècle et celle de l’Allemagne de l’Ouest pendant les deux dernières décennies doivent beaucoup à l’importante minorité de la population d’Europe orientale qui refusait de s’accommoder de la pauvreté et à la solution qu’elle a apportée au problème. C’est là une question décisive » (1980, p. 98). La lutte contre la pauvreté devient ainsi plus claire, deux axes interdépendants consisteront (i) à combattre l’accommodation et à augmenter le nombre de personnes soucieuses de sortir de l’équilibre de pauvreté ; (ii) à mettre en place les mesures facilitant cette issue.

CONCLUSION

A la fin du XIXe siècle, la question des inégalités et de la pauvreté ne sera plus automatiquement traitée sous l’angle de la production des richesses mais également de la répartition des richesses. Grâce au recueil statistique et au développement des séries temporelles, Pareto pourra partir de l’observation des faits et proposer une loi empirique de répartition de la richesse, la loi de Pareto. Cette approche s’inscrit dans l’ère de la mesure, elle se prolongera par la suite avec les travaux de Lorenz (1905) et Gini (1910), et l’adoption d’un nouvel instrument de mesure des inégalités, l’indice de concentration Lorenz-Gini. La crise de 1929 marque cependant un léger coup d’arrêt à ces études. Elle amènera les économistes à proposer de nouvelles représentations du monde, de manière à répondre au problème du chômage de masse et du sous-emploi. Keynes (1936), Allais (1946) mais également Galbraith (1961, 1980) ont cherché à aborder la question des inégalités et de la pauvreté, dans leurs dimensions, sociale, économique et institutionnelle. La nature humaine, la théorie des élites, le mécanisme de l’accommodation sont mobilisés pour rappeler que le traitement des inégalités et de la pauvreté est un phénomène complexe qu’il convient d’analyser en dehors des vérités préétablies. Ces approches nous semblent très modernes, au sens où elles pourraient trouver un écho dans les études concernant les phénomènes de revenu minimum (RSA, SMIC), de trappe à pauvreté, de chômage de masse, de migrations des élites (en tant que groupe minoritaire qui refuse la fatalité et la résignation, comme c’est le cas en Grèce ou en Espagne depuis la crise des subprimes)…

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