Indo Chine Anglaise

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Dans la jungle, à travers l'Indo-Chine anglaise et les Indes néerlandaises... Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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  • Dans la jungle, traversl'Indo-Chine anglaise et

    les Indesnerlandaises...

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

  • Guilloteaux, rique. Dans la jungle, travers l'Indo-Chine anglaise et les Indes nerlandaises.... 1913.

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  • DANS LA JUNGLETRAVERS LINDO-CHINE ANGLAISEET LES INDES NERLANDAISES

    Copyright by Perrin et Cle 1913.

  • UNE BAIGNEUSE JAVANAISE

  • RIQUE GUILLOTEAUX

    DANS LA JUNGLE TRAVERS L'INDO-CHINE ANGLAISE

    ET LES INDES NERLANDAISES

    OUVRAGE ILLUSTR DE 67 GRAVURESd'aprs des dessins de l'auteur et des photographies.

    PARISLIBRAIRIE ACADMIQUE

    PERRIN ET Cle LIBRAIRES-DITEURS35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

    1913Tous droits de reproduction et de traduction reservs pour tous pays.

  • DANS LA JUNGLEA TRAVERS

    L'INDOCHINE ANGLAISE

    ET LES INDES NERLANDAISES

    CHAPITRE PREMIER

    DE SUEZ A ADEN

    Aquarelle : coucher de soleil sur la cte d'Egypte. Aden : l'arrive Policemen et cochers indignes, mules de Guignol et du commissaire. Baraquements coloniaux anglais et artillerie de parc avec attelagesde chameaux.. Le tunnel dans la montagne. Une ville arabe. Lesrservoirs Le Khua

    Du 1er au 6 novembre

    Nous avons dpass Suez et filons entre deux terres acci-dentes. Le soleil s'est enfonc lentement, comme regret,derrire la montagne violette, mais ses reflets s'attardentsur une longue chane de collines qui mergent du sabled'or : Sous les dernires caresses de l'astre disparu,elles ont rosi de la base au sommet ;

    leur incarnat plisert de transparent des roches crayeuses, qui revtent uninstant, par un jeu bizarre de lumire, la forme d'un grandsphynx. Et tandis que la falaise mle ses roses l'ther

    dcolor, presque mauve, la grande bleue au saphirstri de laque, comme un mail de Palissy, met en valeurles tonalits effaces de la terre et du ciel.

    Malgr notre arrive tardive dans la rade d'Aden, nousavons encore le temps d'aller terre. La baie rappelle un

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    peu celle de Digo-Suarez ; comme cette dernire,elle est

    trs vaste et presque entirement entoure de montagnes et quelles montagnes ! Surtout la chane qui se dresse

    comme une muraille colossale entre la mer et la ville

    arabe d'Aden, qu'elle semble garder jalousement.Mais une galerie troite, taille au coeur de la montagne,

    relie cette fille de l'intrieur sa soeur de la cte.

    Trs hauts et trs abrupts, avec leurs pointes dente-

    les entirement dnues de verdure, ces pics ont l'aspectdsol des plantes mortes.

    Et quelle chaleur terrible ! Bien que ce soit l'hiver ici,on grille positivement.

    Le Tourane ayant une avance de vingt-quatre heures,un tlgramme sur lequel je comptais n'est pas arrivencore. Ce contre-temps va me forcer voir l'agent quihabite au diable Vauvert. On m'a prcisment parl de la

    sauvagerie et de la canaillerie des Arabes d'Aden, et cetterace fanatique et tratresse m'est connue de longue date :la perspective de dambuler seule terre ne me sourit

    pas.Quoique dans les colonies britanniques la langue offi-

    cielle soit cens l'anglais, celui dont les indignes fontusage est moins que nant : il consiste en un baragouinincomprhensible, qui leur donne l'illusion de parler unelangue dont ils ignorent le premier mot.

    Lorsque je veux prendre une voiture, c'est bien uneautre affaire; les cochers ont des prix absolument fan-taisistes, et rclament aux voyageurs tant de roupies partte, suivant la course ; ils refusent de me conduire parceque je suis seule, et que les passagers se runissent pargroupes pour faire leurs excursions. Je m'adresse alors plusieurs policemen, des indignes arms d'un bton,

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    insigne de leur charge. Ils poussent aussitt d'horriblesglapissements en brandissant leur gourdin, comme Guignolavec le commissaire, pendant que les cochers qui hurlentencore plus fort, se livrent une fantasia diabolique autourde ma personne, filant ensuite fond de train. Je finis parme boucher les oreilles.

    Je commenais dsesprer de monter en voiture, quandun policeman me dit en me montrant une horrible carriole,dont le petit coursier caracolait contre-coeur : Jump in,jump in ! Or, je laisse penser s'il est ais de sauter dansun vhicule dont les garde-crotte vous obligent monterde profil! J'accomplis pourtant ce haut fait ; mais peinesuis-je dans la voiture, que le conducteur part brideabattue. J'ai une frousse pouvantable, car je pense qu'ilveut se dfaire de moi en me rompant les os... Cethomme prend enfin son parti et aprs mille dtours et desexplications mles de mimique, me conduit par deslacets vertigineux, sur une haute colline : l'agence desMessageries la couronne.

    Avouez que l'emplacement est bien choisi pour la com-modit des passagers !

    Et pendant que je faisais cette pnible ascension, l'agenttait all bord! Toujours la fable de l'homme qui courtaprs la fortune.

    Lorsque je veux sonner, je m'aperois qu'il n'y a pas detimbre ; avisant un gong suspendu au mur, avec un gou-pillon, je comprends que c'est son quivalent.

    Avant transmis mes recommandations au commis de

    l'agence, je me dispose repartir pour le tlgraphe anglais,perch sur autre montagne ; mais mon cocher a disparu.Quand je le retrouve et lui explique o il doit me conduire,impossible de me faire comprendre : sans un passant arabe

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    qui lui crie dans sa langue : Tlgraphe! je serais

    encore l.Si la monte me semble raide, que dire de la descente

    absolument vertigineuse... Je me cramponne la capote

    et ferme les yeux en me recommandant Dieu et aux

    saints.Sur le bord de la mer, nous passons devant de nombreux

    baraquements ; leur disposition extrieure rappelle les mai-

    sons de Port-Sad; ils ont comme elles des balcons de bois,clos par des moucharabis sur l'tendue de leur faade;dans ces treillis, quelques ouvertures sont mnages pourdonner de l'air, plutt que du jour : ici, le soleil estl'ennemi on combine les installations pour s'en garantir.

    Les soldats indignes habitent des paillottes, mais ces

    logements sont trs rudimentaires.Je remarque un grand parc d'artillerie, o les harnache-

    ments et les objets de sellerie sont confectionns exclusi-vement pour des chameaux, ces animaux faisant les trans-

    ports d'Aden : cela semble fort drle et sort du dj vu.Aprs ces cascades je suis bien aise de retrouver le

    dbarcadre de Steamer-Point, avec ses rares habitationset sa poigne de boutiques indignes.

    Comme j'ai encore quelques heures devant moi, je dis mon cocher de me conduire dans la ville arabe.

    Cette fois on suit une grande route blanche qui sedploie comme un ruban, entre la mer et l'autre Versantde la montagne.

    A droite, nous dpassons un groupe d'htels, et de bazarsarabes, qui font encore partie de Steamer-Point ; puisnous contournons gauche un grand village arabe : sesmaisons carres aux toits en terrasses sont blanchies lachaux et prs du bourg, dans un petit port form par une

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    anse profonde, de nombreuses tartanes se serrent les unescontre les autres. A leur mt flotte le pavillon rouge aucroissant blanc.

    Des charrettes passent, tranes par des zbus ; tandisque des chameaux transportent les tonneaux d'eau pour laconsommation ; et les conducteurs, des naturels presque

    Nous dpassons un groupe d'htels, et de bazars arabes qui font encorepartie de Steamer-Point.

    nus, assis sur les brancards, me regardent avec curiosit.Ce systme est similaire aux barriques d'arrosage de la

    voerie, en France.Mon guide s'engage ensuite dans la montagne. A mesure

    que l'on s'lve, elle devient de plus en plus abrupte et

    escarpe, jusqu'au point o elle forme une haute chane etcoupe la route : celle-ci semble finir dans un chaos terribleet dsol.

    Tremblante, je veux rebrousser chemin, quoique monconducteur affirme qu'Aden est de l'autre ct du passage,

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    perc dans la montagne : qu'il compte y changerde cheval,

    le sien n'en pouvant plus, toutes choses fort plausibles.Mais je commence m'affoler, m'imaginant que mon auto-mdon veut m'entraner sous cette vote, pour m'gorger et

    me voler.Par bonheur, un officier anglais qui retourne Steamer-

    Point passe ce moment mme. Je le hle sans vergogne,en tirant mon cocher par le bras, pour le forcer s'arrter. This gallant officer descend aussitt de voiture et vient

    moi. Je lui conte mon embarras et mes craintes... Genti-

    ment il me rassure et me dit qu'il y a en effet une ville

    arabe behind the pass ; puis parlemente ensuite avec

    le conducteur pour s'assurer s'il m'y conduisait bien. Je

    repars donc rassrne. Nous dpassons des groupes defemmes : des Hindoues et des Arabes vtues de draperiesflottantes.

    En approchant du souterrain, le chemin qui tourne sanscesse devient si raide, que mon cocher doit marcher ct du cheval en tenant les rnes : il frappe constammentsa bte qui n'en peut mais.

    Voici enfin l'entre du tunnel : une troite ouverturedans une muraille de roches dchiquetes et titanesques,qui semblent escalader le ciel et forment une arche au-dessus de la route.

    De l'ombre qu'elle projette surgissent deux cipayes lesgardiens du passage : leur barbe s'carte en ventail et leurcrne disparat sous un turban pyramidal. Ces gens m'in-terpellent en hindoustani. Ils me demandent probablemento je vais et ce que je viens faire l.. ?.. Ne les comprenantpas. j'ignore ce qu'ils me veulent et nous n'arrivons pas nous entendre.

    Ils finissent par me laisser aller, s'apercevant sans

  • DE SUEZ A ADEN 7

    doute que mes intentions ne sont pas belliqueuses, et queje n'ai pas d'explosif sur moi !

    Convenons-en, les factionnaires quelque race qu'ils

    Les tanks ou rservoirs creuss dans le roc,la curiosit d'Aden

    appartiennent, ont un mme degr de parent : la btise!Quel saisissement au dbouch de ce tunnel sinistre,

    d'apercevoir une vaste plaine cerne de hautes montagnes. sorte de cirque colossal ou fin du monde : au centre de

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    l'enceinte, une grande ville arabe l'aspect marocain met

    une clatante note blanche : fruste, inartistique, mais

    intense de couleur locale et de vie ; grouillante d'Arabes, de jolis types le plus souvent, trs curieux et bavards.

    Mon cocher veut me faire visiter les tanks ou rser-

    voirs creuss dans le roc : la curiosit qui attire ici les

    voyageurs. Comme il les appelle tinks , je ne sais ce qu'il\eut dire; aussi quand il cherche m'entraner vers d'autres

    roches escarpes, je me rvolte pour tout de bon ce quevoyant, rempli d'indignation, il dtelle sa pauvre haridelle

    et s'en va.

    Aussitt, je suis entoure par une foule d'Arabes, hur-lant, grouillant et riant; et comme je n'ai plus de cheval nide conducteur, je me demande ce qui va m'advenir ; heu-reusement, j'ai retrouv dans la ville plusieurs passagers duTourane et leur voisinage me tranquillise. Au bout d'uncertain temps, on m'amne un autre coursier et j'chappe la horde hurlante de mes admirateurs et de mes quman-deurs.

    Je voulais rapporter du caf, une spcialit du pavs :

    impossible de faire entendre mon automdon obtus,ce qu'il me faut. J'emploie sans succs le mot khua

    que l'on comprend en Algrie, en Tunisie et au Maroc.Un plumassier de la ville (Aden fait un grand commercede plumes d'autruches), me tire d'embarras, expliquant mon cocher ce que je veux. Nouvelle difficult : les com-merants en gros refusent de me vendre une petite quan-tit de caf ; et dans les choppes arabes o les denress'empilent dans de grandes couffes tresses, je ne voisque des grains briss, ayant encore leur enveloppe. Jefinis par trouver mon affaire; mais on me compte le kiloplus cher qu'en France, sans parler des droits de douane

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    qu'il me faudra encore payer. Comme compensation jefais une abondante moisson de couleur locale; et peu s'enfaut que je ne recueille autre chose par-dessus le march...don gratuit des nombreux serviteurs du prophte, qui sepressaient autour de moi, tandis que je surveillais monemplette.

    Cette race est curieuse comme la chouette proverbiale etvous questionnera perdre haleine. Les gens qui m'entou-rent me demandent tout d'abord si j'ai un mari, questionde premier intrt pour eux, et comme ils considrentdshonorant de ne pas tre marie, je dis que je le suis.

    Avec qui? reprennent-ils aussitt.Je leur rponds que c'est avec un militaire, sachant que

    les Arabes respectent l'arme qui reprsente la force. Et combien as-tu d'enfants ? Deux, des garons bien entendu, ai-je ajout en riant,

    les filles ne comptant pas chez vous ! Aprs avoir encoresatisfait leur curiosit sur divers autres points, avec lamme vracit, car je connais fond mon questionnairearabe, nous nous sparons ravis les uns des autres.

    A l'entre d'Aden, je vois une compagnie (peut-tre plu-sieurs, for ought 1 know), de militaires hindous qui manoeu-vrent devant les baraquements (l'Angleterre n'a pas detroupes adenaises). Ils sont vtus en caki comme la plupartdes soldats coloniaux anglais, ce qui leur retire du prestige.

    Au retour, n'tant plus talonne par la peur, je m'aban-donne au charme captivant de la route : on y voit une

    extraordinaire diversit de races, chez les passants quenous croisons tout moment, tant parmi les petites gensqui cheminent pdestrement que chez les privilgis quise prlassent en voiture. Des vhicules gnis gharry ,

    passent chargs d'Hindous ; d'autres sont remplis d'Arabes ;

  • 40 DANS LA JUNGLE

    dans quelques-uns ce sont des Turcs. En gnral, tous ces

    promeneurs me regardent en souriant et pour ne pas treen reste de politesse avec eux, je leur prodigue mon tourmes plus gracieuses risettes.

    Ma montre s'tant arrte suivant sa mauvaise habi-tude, pendant toute la traverse elle me joue ce touraux escales, je ne reviens bord qu'au soleil couchant.Fort heureusement pour moi on avait retard le dpart,car je n'aurais pas apprci un sjour forc Steamer-Point.

  • CHAPITRE II

    D'ADEN A COLOMBO

    Les suites d'un cyclone : il pleut des mouettes Croquis de passagers The prickly beat . Le fils d'une passagre met le feu a ma cabine. Les punkahs .

    En mer, 7 novembre et jours suivants.

    Nous tions depuis peu dans l'Ocan Indien, quandbrusquement nous entrons dans l'axe d'un cyclone ; lecommandant fait prendre la tangente notre paquebot,pour le mettre hors d'atteinte de ce dangereux ennemi ;mais ce dernier revient la charge (dans l'volution deson cycle, je pense), et nous devons faire un nouveaucrochet pour viter ce combat ingal.

    Impossible par contre, d'chapper un violent roulis

    qui nous oblige fermer les hublots, et nos cabines setransforment en fours ; je prfre passer la nuit sur lepont, dans une chaise longue qu'il me faut amarrer, pourviter un accident. A un moment o le Tourane s'inclinetrs bas, un poisson volant saute par-dessus bord : il s'abat mes pieds voulant me prsenter ses hommages ; mallui en prend, car mes cris, un matelot qui passe leramasse vite pour le porter au cuisinier, ces pauvres

  • ]2 DANS LA JUNGLE

    btes, je ne parle pas du chef, tant d'un mangerdlicat.

    Le lendemain, des myriades de mouettes battues parla tourmente, viennent se reposer sur le pont : on pour-rait dire comme dans la chanson de Dalcroze :

    Il neige, il neige des mouettes.

    L'quipage en fait une rafle. Un mousse en dissimule

    sournoisement plusieurs dans une rserve du spardeck, quisert ventiler la cabine d'un touriste : celui-ci en ren-

    trant chez soi est tout saisi de trouver sur son lit une

    brasse de golands.J'ai fait la connaissance d'un aimable mnage, les F...

    Le mari, un colonel, regagne son poste en Indo-Chine oil est charg du Service Gographique. C'est un homme trsintressant et distingu. Sa femme est aussi gracieuse quejolie.

    Il y a encore un lieutenant dont la physionomie respirel'intelligence et l'ardeur, un beau garon aux cheveuxblond Titien, baptis par les Congolais oeil de fauve .Pendant une de ses stations en Afrique, on l'envoie encolonne chez des ngres qui ne connaissaient pas les blancs ;et les femmes de cette tribu viennent tirailler ses vte-ments pour voir s'ils tiennent sa peau, s'imaginant queson costume fait partie de sa personne.

    Nous avons aussi comme passager, le ministre de France X..., un blond roux aux cils blancs et aux prunelles glau-ques, trs correct, cela va sans dire : il courtise unejeune veuve flanque d'une progniture nombreuse.

    Mais en dehors du colonel et du lieutenant aux a yeuxde fauve , pas de personnalit intressante bord : lesfemmes sont trs nulles, et les hommes, s'ils ont l'esprit

  • D'ADEN A COLOMBO 13

    plus ouvert, manquent de distinction ; un certain adminis-trateur avec son pouse, en particulier, riche mil-lions ; la femme, grande et plantureuse, porte des bagues chaque doigt, se servant de ces mmes doigts constellspour ronger ses os table : elle fait penser une reinedu Siam. Ils sont une bande de bons vivants que l'onretrouve partout en train de gobeloter : on peut leurappliquer le dicton vulgaire : qu'ils ne sont pas gras, etc.

    J'apprends plus tard que l'pouse avait un coeur d'or. sans-allusion ses millions.

    La chaleur est devenue si pouvantable, que ni jour ninuit, on ne recueille un souffle d'air. On ruisselle cons-tamment et d'autre part on a la sensation d'tre piquaux mains par des milliers d'aiguilles prlude de la bourbouille , que les Anglais dnomment avec tant dejustesse: the prickly heat. Partout flotte un mlangesubtil de fume de tabac et d'manations de buen-retiro. On ressemble une mouche prise dans la glu : peine vient-on de se laver qu'on est plus poiss quejamais ; cela ne constitue pas prcisment un voyage deplaisir !

    Je regrette dcidment Madagascar ; il y faisait moinschaud et sur cette ligne, grce aux nombreuses escales,on pouvait se reposer de l'ennuyeuse promiscuit dubord.

    Souvent femme varie, et l'homme bien davantage, for that matter : un second priple au pays des Malga-ches, je regrettais les ctes de l'Inde. Voici la vrit sur lestraverses : leur agrment dpend de l'poque laquelleon les fait ; de la cabine que l'on occupe et de son voisi-

    nage; des passagers des deux classes et de leur terriblemarmaille ; enfin et pour la plus grande part, de la police

  • 14 DANS LA JUNGLE

    du bord, fort rarement observe. De ces diffrentes causes,

    rsultent les changements de front au sujet des lignes etdes voyages en mer.

    Nous serons Colombo dans quarante-huit heures, et

    dans cinq jours Singapore, o je trouverai mon ctier.Je quitterai sans regret le Tourane o je suis la seule damoiselle : les autres femmes ont leur mari ou leurs

    mioches. Je m'occupais beaucoup de quelques enfants,

    auxquels je contais des lgendes bretonnes ; mais ils sontdevenus insupportables rien d'tonnant d'ailleurs, parcette chaleur exagre et les nuits sans sommeil.

    Un garonnet timide, trs sage l'ordinaire, qui avaitenvers moi cette dvotion admiratrice, que l'on rencontrechez les garons de douze treize ans pour les femmes demon ge, connaissant ma profonde horreur de la fume,essaye de mettre le feu ma cabine.

    Je ne m'tais doute de rien, mais le commissaire qu'onavertit, le tance vertement, et sa mre toute pleurantevient s'excuser. Je m'efforce de la rassurer et de la calmer,mais elle rpte avec indignation : Est-ce comprhen-sible ? Mon fils qui vous aime tant !

    J'ai trouv que l'inexplicable devenait trs comprhen-sible par cette temprature torride, et que la maman, une flirt charmante, relchait un peu trop sa surveillancesur les moutards.

    Un marmot prend la bourbouille , maladie colo-niale ressemblant l'urticaire : elle est occasionne parl'excs de chaleur et en gnral ne s'attaque pas aux an-miques.

    J'ai d changer de place table, cause des punkahs dont le violent courant d'air, me donne le torticolis.

    Ces punkahs sont des cadres lgers, troits et longs,

  • D'ADEN A COLOMBO 15

    recouverts d'toffe ; on les place au-dessus des tables enguise de ventilateurs et ils sont rattachs les uns auxautres par des cordelettes : deux Chinois assis sur le pont l'arrire, tirent chacun comme des sonneurs de cloches,sur un cble auquel se relie une srie de punkahs ; cettetraction imprime ces dernires un mouvement de va-et-vient. Mais leur rgne est fini. Partout on les a remplacespar des ventilateurs lectriques. Du matin au soir ces boys sont attels ce travail. Comme les Annamites etles Tonkinois, les Chinois sont extrmement bavards, etquand ils parlent entre eux on croit entendre une vole de

    perruches. Mais le plus souvent, on lit sur le masqueimpassible et plat du Cleste, o elle semble fige, saprofonde malveillance notre gard.

    J'ai eu des renseignements sur Java, mon point termi-nus, par un passager complaisant. Apprenant que j'allaisl-bas, ce monsieur demande m'tre prsent, pour medonner des tuyaux sur l'le, qu'il connat.

    Aprs m'avoir crmonieusement dclin son nom etson titre (que j'oublie aussitt), il entre dans le vif de laquestion et me dit ce que devrai visiter dans ce pays. Ses

    dveloppements m'ouvrent des horizons assez dconcer-tants : le dbarcadre ou ville basse est inhabitable et mal-sain ; il faut se rendre par le chemin de fer dans la ville

    haute, celle des rsidents. Et pour aller au Jardin Bota-

    nique de Buitenzorg, on change de ligne Batavia.Mais la chose voir, c'est, parat-il, le temple de Boeroe-

    Boedoer, la merveille de Java; les ruines de cet dificeseraient semblables celles d'Angkor, en Annam. Seule-

    ment, pour admirer cette merveille situe au centre de

    l'le, j'aurai deux longues journes de chemin de fer, pouraller et revenir ; et une troisime en voiture avec relais,

  • 16 DANS LA JONGLE

    pour atteindre le temple, et dans ce pays les trains nemarchent que le jour 1.

    Mon cicrone termine en me disant que je dois demanderau consulat un permis de sjour, une omission qui mevaudrait une amende considrable.

    1. Tout rcemment on a inaugur un service de nuit.

  • CHAPITRE III

    COLOMBO

    Colombo. Excursion au Mont Lavinia. Les corneilles sacres. Lesprtres bouddhistes. Le mongoose destructeur de cobras. LeVictoria Part et ses arbres miteux. La foire aux Bouddhas. Templebouddhiste et temple brahmanique Circences et panem.

    14 et 15 novembre

    Nous arrivons 6 heures du matin Colombo. J'en pro-fite pour aller deux fois terre : dans la matine pour descourses indispensables ; et aprs djeuner avec l'aimablemnage F..., que je dois accompagner en excursion au Mount Lavinia , but gnral de promenade pour les

    trangers de passage ; nous y retrouvons d'ailleurs presquetous les voyageurs des bateaux sur rade.

    La ville n'a d'autre couleur locale que l'aspect sui

    generis , propre toutes les colonial towns anglaises :

    gaies, spacieuses, dotes de policemen affables et complai-sants, de boutiques o l'on trouve en gnral ce dont on abesoin. Colombo est la tte d'un store o l'on vendde la pharmacie, de l'picerie, de la parfumerie, des con-

    fections, etc., enfin, la plupart des objets ncessaires la vie. Les htels installs la mode coloniale, combinentsi heureusement le confort et la ventilation, que cela donneenvie d'y terminer ses jours.

    2

  • 18 DANS LA JUNGLE

    Le malin au tlgraphe, je ne pourrais me dbrouillersans un policeman install l, ad hoc,

    les formules tl

    graphiques diffrant compltement de cellesde Gibraltar.

    Je dois donner plusieurs fois ma signature et certifier par

    crit, que parfaitement est plain french , les employs

    tant presque tous des Hindous ou des natives .

    Dans les rues, une population indigne, bigarre, au typehindou assez joli, cingalais devrai-je dire, anime laville et la marque d'un cachet d'exotisme ; ainsi que les

    grandes charrettes recouvertes de bches en palmes tresses,

    qui la parcourent, tranes par d'amusants petits zbus.

    Ces animaux sont doux et dociles, l'inverse des buffleset forment une varit part.

    Le sol est garance et je n'ai vu cela nulle part ailleurs.Comme les Hindous, les indignes de Ceylan mchent du

    btel, qui leur emplit la bouche d'une salive rouge qu'ilsexpectorent tout moment coutume indiciblement mal-

    propre !

    Quant aux marchands hindous ou Klings , dont les

    magasins bordent la grande rue, ils sont intolrables !Ces gens se jettent sur les nom eaux dbarqus comme desaraignes sur une mouche, et aprs les avoir entrans dansleur toile lisez boutique ne les lchent plus, les endoc-trinant de leur mieux pour les obliger acheter quelquechose : ils vont jusqu' mettre de force des pierreries dansleur poche !

    Il y a environ trois millions d'habitants Ceylan : deuxcent mille Cingalais ; huit cent cinquante mille Tamils etprs de six mille Europens. Les naturels sont bouddhisteset appellent les musulmans les hommes turbans . Leurcoiffure est assez curieuse : les hommes retroussent leurscheveux la chinoise, et un peigne fin en demi-cercle,

  • COLOMBO 19

    est pos au sommet de leur crne, les deux bouts en avant,comme un diadme qu'on placerait sens devant derrire ;ils ont un petit chignon.

    Les habitantes de l'intrieur se revtent de jupes qui des-cendent aux genoux. Un gentleman de couleur que je ren-contre chez un marchand, me dit que les rois du pays ren-

    Une population indigne, bigarre, anime la ville et la marque d"un cachetd'exotisme, ainsi que les grandes charrettes tranes par des petitszbus.

    daient jadis obligatoire, cette tenue : comme le sultan Constantinople exige que les hommes portent le fez, et lesfemmes le voile noir.

    Cela vous surprend sans doute de voir ces indignessi peu couvertes ?

    Mais non, j'en ai rencontr en Afrique de beaucoupplus dshabilles.

    Est-ce possible? Je croyais que chez nous seulement,elles taient ainsi !

  • 20 DANS LA JUNGLE

    Pour aller au Mont Lavinia, nous prenons le chemin de

    fer, qui nous permet d'arriver en une demi-heure ; tandis

    qu'une voiture mettrait plus d'une heure, sous un soleil de

    plomb et un nuage de poussire, sans parler de l'escorte

    de femmes et d'enfants qui poursuivent les touristes en

    rclamant des sous.

    Jusqu' Mount-Lavinia la ligne s'tend entre la mer

    droite, et les plantations de cocotiers qui bordent la grve.Ces dernires, sectionnes comme les carrs d'un damier,abritent chacune un petit bungalow , devant lequel onvoit gnralement un zbu minuscule qui pture et unHindou qui ratisse un tennis. Avec un peu d'imagination,cela pourrait servir de cadre une nouvelle de Kipling ; lavrit toute nue, c'est que Kipling est le Loti de l'Inde :son peintre-pote. Notre prose nous autres Jourdain s,nous montre tout bonnement sous le vocable bungalow ,des petits mausoles aux formes htroclytes, couverts demildew, et aux plafonds trs bas. A part quelques rares

    exceptions, ces constructions n'ont qu'un rez-de-chaussesans tages.

    Le colonel me fait remarquer que le ft des cocotierschargs de noix, est recouvert partiellement de palmesentrelaces, pour empcher les rats d'atteindre les cocosqu'ils dvorent belles dents.

    Une petite barre s'tend paralllement la plage, unefaible distance de cette dernire ; et les voiliers qui filententre le banc et la grve, ont l'air de glisser sur le sable.Au pied du Mont, de nombreuses pirogues balancier et voile, comme celles de Zanzibar, sont alignes au bord durivage, sous les cocotiers : c'est le port indigne de l'en-droit.

    La Pointe-de-Galle, illustre par un joli conte de Kip-

  • COLOMBO 21

    ling, est situe de l'autre ct du cap, mais les navires ontabandonn ce mouillage, lui prfrant celui de Colombo,bien plus sr. Et ce matin, en arrivant, nous y trouvonsdj quatre courriers et un grand nombre de cargos.

    Le Mont Lavinia est une falaise qu'on a baptise mont,par comparaison au reste de la cte, fort plate de ce bord.

    Au pied du Mont, de nombreuses pirogues sont alignes au borddu rivage, sous les cocotiers.

    Au sommet s'lve un superbe htel colonial. Entourd'un beau jardin la flore des tropiques, il surplombe lamer, dominant les roches qui cernent la falaise et lesplantations de cocotiers. Les nombreuses salles de l'htel

    communiquent entre elles par d'immenses ouvertures, oles paravents jouent un peu le rle de cloisons.. Et quelluxe asiatique, au pied de la lettre, l'ameublement se

    composant de couches, de tables et de meubles tonkinois :mais dame, les prix aussi, sont asiatiques !... Et il y a vrai-ment trop de ventilateurs et de courants d'air la cl.

  • 99 DANS LA JUNGLE

    Je ne trouve pas la flore de Colombo si exotique quecelle de Madagascar, de Nossi-B surtout,

    malgr sa

    rputation.11 faudrait monter l'intrieur de l'le, Kandy, o

    la vgtation est semblable celle de Java, dit-on. C'est

    prs de Kandy que se voit le Jardin botanique de Perade-

    niya, une rduction de celui de Buitenzorg.Quant aux fameux lphants, ils s'utilisent de diffrentes

    faons et la chasse en est interdite ; pourtant, quand l'un

    d'eux, expuls par sa tribu devient un solitaire , c'est--

    dire un animal dangereux, on organise une battue, et les

    chasseurs privilgis qu'on y admet, doivent encore payerune contribution personnelle.

    En entrant clans le jardin de l'htellerie, nous sommessalus par les cris discordants des corneilles noires ; celles-ci qu'on nomme charognards , comme dans l'Am-

    rique du Sud, dvorent les dtritus, d'o leur surnom peulgant : ces btes exasprantes criaillent sans arrt. Les

    indignes les considrent comme des oiseaux sacrs et ilest dfendu de leur faire aucun mal.

    Un jour o je me promenais, en pousse Colombo,en passant devant des bungalows entours de grandsarbres, je m'aperois que ces derniers sont noirs de cor-neilles. A cette vue, je marque tout haut ma surprise, qu'onne dtruise pas ces odieux volatiles.

    Je venais de commettre un sacrilge, et j'ai cru que monconducteur, craignant la vengeance de ses dieux, m'aban-donnerait avec son vhicule !

    Au retour, nous trouvons la station un groupe de pr-tres bouddhistes. Ils reviennent de faire leurs ablutions un temple situ aux environs du Mont, o des indignesoffraient de nous conduire dans leur char attel de zbus.

  • COLOMBO 23

    Ces prtres portent une toge ou tunique jaune, et leur crneest ras de si prs, que le contour ressort curieusement;ils tiennent la main, hlas pour le pittoresque, uneserviette de toilette en grosse cotonnade, dont ils paraissenttrs fiers.

    Demain, je me ferai conduire une pagode bouddhiste

    Nous trouvons a la station, un groupe de prtres bouddhistes.

    o l'on voit un Bouddha colossal une curiosit de l'en-droit.

    Quand il faut monter en wagon, nous sommes en sigrand nombre, beaucoup de passagers nous ayantrejoints, que nous devons nous caser en seconde : on secroirait dans un train de plaisir ce qui tout prendreest exact !

    Ces petits trains sont assez courts et participent del'agencement des tramways lectriques ; leurs fentressont munies de auvents extrieurs qui vous garantissent

  • 24 DANS LA JUNGLE

    du soleil, considr aux colonies comme l'ennemi toujoursprt fondre sur vous : je trouve surtout qu'il nous faitfondre.

    15 novembre

    Ce matin, je me lve de bonne heure, pour excuter mon

    projet avant le dpart du Tourane.En dbarquant, je prends un pousse , car je

    commence m'habituer ce genre de locomotion que jetrouvais d'abord inhumain, et me fais conduire au fameux

    temple, o il est de rigueur que les oiseaux de passage,

    je parle des serins de mon espce . aillent faire une visiteau colossal Bouddha.

    A l'aller, nous suivons de larges avenues ombragesd'arbres majestueux, et j'en demande le nom mon Cen-taure (je baptise ainsi mes conducteurs de pousse ).Mais cet indigne les englobe le plus souvent dans unednomination gnrique inconnue des botanistes : lesarbres fleurs de temple , c'est--dire, ceux dont on offreles fleurs aux dieux, fleurettes sans tiges dont la desti-nation m'intriguait.

    Sur un de ces colosses, j'aperois un mongoose quicircule de branche en branche, la faon des cureuils ;cette mignonne bestiole tient autant de ces gracieux ron-

    geurs, que du rat : c'est le furet de l'Hindoustan o, commedestructeur de cobras on l'apprcie pour son utilit.

    Nous traversons ensuite le Victoria Park. Il fait assez

    pitre figure et l'on y voit surtout des arbres miteux sui-des pelouses peles. Mon bonhomme se montre dsireux deme faire descendre, son dire, pour que je puisse mieuxadmirer le jardin ; au fond, il veut se reposer de son far-

  • COLOMBO 25

    deau, l'instar d'un certain ne que montait une miennetante, personne de grand poids. Cette bte diplomate,

    je parle de la monture, s'arrtait devant toutes lesbornes pour inciter sa charge mettre pied terre. Mais

    je refuse d'obtemprer et force est mon bourricot de con-tinuer sa route.

    Nous passons devant plusieurs mosques ; elles ont undme arrondi comme celui des glises russes, mais ici, uncroissant le surmonte, et mon guide m'avertit dans un

    anglais de petit ngre : ceMahomedan, no going!

    Aprs un ddale de venelles troites, bordes de bou-

    tiques chinoises exigus et d'choppes indignes, sordideset banales, voici enfin le temple !

    Je descends avec ravissement, car je suis fourbue. J'avaisdit sottement mon bipde, par sentiment humanitaire,d'aller lentement ; au lieu de prendre le petit trot habituel,il en profite pour marcher au pas relev, me secouantabominablement et me faisant rtir au soleil.

    Et je ne suis pas paye de ma peine, car la place d'unmonument original, je vois dans un grand enclos mur,plusieurs constructions basses, sans caractre, blanchies la chaux : une bibliothque, une cole, le temple en propreet un petit marabout sans ouvertures.

    Un jeune homme, a native , qui s'imagine parleranglais, mais ne russit qu' me casser la tte par ses

    explications embrouilles, me fait d'abord visiter la biblio-

    thque. 11 me montre quelques maigres volumes sans int-rt pour une barbare occidentale, et des inscriptions sui-des bandes de papyrus et sur des pellicules de bambou,d'environ cinq centimtres de large sur cinquante de long.J'y vois aussi trois vilains Bouddhas en porphyre, et plu-sieurs miniatures affreuses, de divinits et autres person-

  • 26 DANS LA JUNGLE

    nages bouddhistes. A l'inverse des desses et des dieux-

    hindous, hideusement grimaants, les Bouddhas ont une

    physionomie placide.Avant de quitter la bibliothque, je dois signer mon

    nom sur un registre o je vais tenir compagnie d'autresbadauds ; puis je redescends, trs dgote de ma visite.

    Traversant le pourpris, nous pntrons dans le temple,divis en deux pices : dans la premire, de grossires et

    grotesques statues de bois reprsentent des dieux secon-

    daires ; elles sont peintures en bleu, en rouge et en diverses

    couleurs, mais le rouge domine. Il y a l aussi quelquesbarbouillages fort malplaisants.

    Dans la seconde salle, trois Bouddhas plus grands quenature sont rangs en ligne, galement des bauches

    grossires en bois peint : la figure centrale est couche,celle de gauche, debout, et l'autre assise : toutes trois,d'une laideur sans appel.

    Sur une espce de table ou d'autel, en face de ces

    statues, des fleurs de temple sont dposes. Je demande

    imprudemment o se trouve la desse Kali ; mais onme rit au nez, car je viens de faire un salmis des divinitsbrahmaniques et des dieux bouddhistes, et me suis dconsi-dre jamais.

    Je donne mon cicrone, en quittant son muse defoire, un pourboire proportionn aux monstruosits expo-ses l et l'un de mes compagnons du Tourane, indignde s'tre drang pour des horreurs pareilles, leur octroieseulement dix centimes.

    Pour revenir, mon conducteur me fait traverser uneautre partie de Colombo, un quartier europen quel-conque. Il me montre comme une curiosit, un tennis ins-tall sur un terrain vague, l'usage d'un collge de la ville.

  • Je tombe en arrt devant un petit temple hindou,le seul artistique que j'aie vu jusqu'ici.

  • COLOMBO 29

    Du reste, partout o habitent les Anglais, il y a des tennis, chose excellente comme hygine coloniale, et laplupart des bungalows en sont munis. Actuellement, sivous allez au bout du monde, vous y trouverez des tenniset des automobiles : voil le fond qui manque le moins,car de nos jours c'est : circenses et panem. Et toutmoment sur notre route, des autos nous poudraient depoussire et nous empoisonnaient.

    En passant devant le march, une btisse couverte trsmoderne, j'aperois des papayes, objets de ma convoitise ;je descends de rickshaw pour en acheter un que j'emporteen triomphe dans mon mouchoir, le papier d'emballageparaissant une denre inconnue ici. Ces fruits contiennentbeaucoup de pepsine, les graines principalement, etpeuvent rtablir un estomac malade si l'on en fait unusage rgulier pendant plusieurs mois ; leur taille est lamoiti de celle d'un melon d'eau : bien mrs et cueillis point, ils ont le parfum du muguet, sans quoi, ils prennentun got fade de potiron.

    Tout prs du march, je tombe en arrt devant unamour de petit temple hindou, le seul artistique que j'aievu jusqu'ici : rien de la pice monte aux arabesques ensucre, du ptissier d'antan. Cet difice est en pierre grise,et sa faade en pyramide est entirement dcore de sta-tuettes de dieux et d'animaux-sacrs, superposs et enche-vtrs, sculpts dans le granit.

    L'ouverture bante d'une large porte carre, ne laisserien distinguer de l'intrieur du monument ; il est plongdans une obscurit qui semble plus intense encore, oppose l'aveuglante clart qui frappe sa faade. Comme destoiles, quelques lumires piquent et l de points clairs,l'ombre sans recul, mais ne l'illuminent pas : toiles et

  • 30 DANS LA JUNGLE

    lumires conservent jalousement les secrets de leur temple.Deux Hindous l'air sauvage, des fanatiques au regardfroce, gardent la porte du sanctuaire : nulle offrandede backshish ne pourrait les sduire. Mon guide me

    dit que c'est un temple indien (traduisez hindou), que ni leschrtiens, ni les mahomtans, ni les bouddhistes ne peu-vent y pntrer. Je pense que la desse Kali y rgne ensouveraine.

    Je ne peux me lasser de contempler ce fouillis de figu-rines, et m'efforce de dmler l'cheveau de toutes ces mer-veilles exigus. Extasie, je resterais l plus longtemps, sila crainte des deux archanges qui surveillent l'entre et meconsidrent d'un mauvais oeil, ne htait mon exit.

    Je fais ici mes dpens la connaissance d'une classe

    spciale de p>roltaires indignes : le blanchisseur deColombo ou dhobi ; vous lui donnez du linge, il vousretourne des dentelles souvent bonnes jeter par lehublot. Ces gens viennent l'arrive du vapeur chercherle linge des passagers, qu'ils rapportent avant le dpart.Cela semble merveilleux, mais voici leur mode de procderqui l'est beaucoup moins : ils s'installent au bord d'untang, auprs de grandes pierres plates ; puis entrent dansl'eau, trempent les pices laver, les prennent ensuite pleines mains et frappent tour de bras sur le granit,avec vos chemises de batiste et vos jupons volants ; ten-dant ensuite par terre cette lessive mal blanchie, ils lasaupoudrent avec une composition qui lui donne, quandelle est sche, l'aspect du blanc. Une passagre avait confiau dhobi un costume de toile bleue : cet escamoteurcingalais lui rend une toilette grise.

    Garde-toi tant que tu vivras... du dhobi de Colombo !

  • CHAPITRE IV

    JAVA

    Esquisse des officiers de la Seyne. De Singapour Batavia. La junglede Priok : les chasseurs chasss De Batavia Buitenzorg. Rizireset kerbau . Cimetire chinois.

    De Singapour Batavia et Buitenzorg, 17 novembreet jours suivants.

    L'entre de Singapore me dsappointe. L'exotisme de sesrives est gt par les hangars et autres vilaines btisses

    qui les bordent ; si toutefois, ces dernires remplissent unedes conditions de l'art potique de Boileau, elles laissent

    l'agrable dans l'ombre de leurs laideurs, donnant unendroit qui serait admirable, cet air de famille, propre toutes les banlieues du monde.

    Le ctier qui doit me conduire Java, la Seyne, estamarr au quai : un joli vapeur blanc taill en yacht, qu'onnommerait plus justement l'Albatros ou la Mouette.

    Grce au commissaire du Tourane qui me recommande son confrre de la Seyne, on me reoit sur ce bateau,comme l'enfant de la famille et l'on m'octroie la meilleurecabine.

    Le commandant me fait offrir de dner avec les officiers,sur le pont, o le couvert est mis et j'accepte avec enthou-siasme.

  • 32 DANS LA JUNGLE

    Je leur plais premire vue et rciproquement.Comme je les revois tous par la pense, mes gentils com-

    pagnons de la Seyne : le bon commandant avec son em-

    bonpoint et sa mine fleurie, ses prunelles myosotis et sonair placide de Hollandais.

    Le second capitaine, un grand maigre barbiche courte.M. Aymard, l'officier des postes, Marius pour les

    dames, jeune homme au regard brillant et aux jouescreuses ; bien pensant (le seul au milieu de ces mcrantsaimables), et amoureux l'tat chronique, disent lestaquins.

    Puis, le second lieutenant, grand brun longues mous-taches, qui a le don particulier de devenir extra-lucide et

    visionnaire, aprs un plumet de Champagne : silencieux deson naturel, j'avais fini par lui dlier la langue, la stup-faction du commandant.

    Notre docteur, petit blond grassouillet l'air pos, dontles yeux myopes, plutt prominents, ncessitent l'emploid'un lorgnon ; sa moustache exigu estompe des lvres unpeu gourmandes. Intelligent et original il a quitt unebelle clientle pour tre libre et courir le monde.

    Le commissaire du bord, M. Jeannin, Marseillais pur sang-portant moustache et bouc ; un assez bel homme auxgrands yeux noirs la Junon. Signe particulier : il ne peuttre srieux avec une femme qu' la condition de gardersa distance, prtendent les bons camarades.

    Et enfin, le chef mcanicien, garon court et trapu,noir d'yeux et de cheveux un Breton du Midi.

    Le dner se passe joyeusement. Avec notre clairage auxflambeaux et l'installation de punkahs , nous sommescomme des nababs... et la nuit prte son mystre au dcortrs exotique des les boises et des petits villages indi-

  • JAVA 33

    gnes, cases de bambou sur pilotis, que les hautsfourneaux d'une fonderie d'tain plaquent de rouge vif 1.

    Le lendemain, nous quittons Singapore 11 heures, etpendant ses deux jours de traverse, la Seyne fait unenavigation sinueuse entre des groupes d'les et d'lots, vritables bocages. Leur relief est si peu apparent et leursubmersion si avance dj, que les arbres semblent sortir

    La nuit prte son mystre au dcor trs exotique des petits villages indi-gnes, cases de bambou, sur pilotis. que les hauts fourneaux d'unefonderie d'tain plaquent de rouge vif.

    de l'tendue plane des eaux, qui ont l'aspect d'un lac.Ces les jadis relies la pninsule de Malacca sontappeles disparatre ; il leur reste si peu de chemin

    faire, qu'on se demande si leur glas n'a pas sonn.Souvent on voit des lianes et des troncs de palmiers que

    le remous entrane : un commencement de la conqute del'eau.

    1. Il y a une importante mine d'tain dans la province de Prak, auxFederated Malay States ou tats Fdrs Malais (presqu'le de Malacca)L'tat de Johore au sud de cette dernire, est spar par un petit brasde mer, de l'le de Singapore.

    3

  • 34 DANS LA JUNGLE

    On me montre, selon le rite tabli, un grand arbre en

    forme de parasol, dont le ft et les branches mergent seuls

    du flot ; ses racines s'enfoncent dans un roc inond, ce

    qui donne l'illusion qu'il tient en quilibre sur la masse

    liquide.Fort proccupe de mon sjour Batavia, je n'arrivais

    pas prendre un parti ; quand je me rsous enfin

    Un coin de la jungle et du kali

    rejoindre Mme V..., Buitenzorg, o je compte visiter leclbre Jardin Botanique, notre capitaine me confie sonMatre d'htel, qui m'emmne Batavia, o il m'installeavec armes et bagages dans le rapide de Buitenzorg.

    Jamais je n'aurais pu me dbrouiller seule : prendre mesbillets, faire enregistrer ma malle, puis changer de train, dans ce pays o l'on ne parle que le malais.

    Pour aller de Priok, dbarcadre et port de Batavia, la capitale, on traverse une jungle coupe par descanaux ou kali . une rvlation pour moi et j'tais

  • JAVA 3o

    dans l'extase, extase mle d'un peu de rvrence,devant cette beaut dont la violence exubrante et la sura-bondance vitale, semblent remonter aux premiers joursdu monde, alors que Dieu rpandait la semence de vie,dont l'endurance devait braver les sicles : faisceaux de

    palmes mergeant de la terre inonde et fconde o elles

    puisent leur folle vigueur, se mariant aux feuillages durs

    Village indigne ou campong , poigne de cases en bambouet en nattes.

    et dchiquets des colossales fougres : bouquets gants de

    verdure, relis les uns aux autres par les grands festonsdes lianes fleuries.

    Parfois, une clairire fait troue. Ses plantations de coco-tiers abritent des villages indignes ou campong, auxamusantes cases en bambou, avec des murs en nattes de

    palmier.Peu de temps auparavant, deux tigres s'taient rfugis

    dans cette jungle, o l'on ne pouvait songer faire une

  • 36 DANS LA JUNGLE

    battue. On recourt la ruse suivante : les chasseurs cons-

    truisent un chafaud, y placent des chvres, puis s'embus-

    quent : bientt un des tigres attir par l'appt arrive : on

    le tue bout portant. Son compagnon a disparu et court

    encore...

    Pendant les sjours de la Seyne Priok, plusieurs offi-ciers du bord vont rgulirement chasser dans cette jungle ;ils remontent les canaux avec un bateau plat mais dans

    les bras envahis par la vgtation, ils doivent parfoisentrer jusqu' la taille dans l'eau ou dans la vase, pourdgager leur barque. Ils ont vu plusieurs fois des pan-thres... la jungle abrite aussi des singes et des camanset le jour de notre dpart, on a tu un de ces sauriens dansun kali peu loign du bord.

    Entre Batavia et Buitenzorg le paysage est tout autre.

    Tantt, on traverse de grands bois, o pousse ple-mlela flore de l'univers : bambous gants s'lanant en gerbeshardies et colossales ; bananiers aux grandes feuilles dco-ratives (ici elles ne sont pas dchiquetes par le vent) ;cocotiers superbes ; jaquiers de quinze vingt mtres dehaut ; durians dont le fruit atteint de deux trois kilos.

    Des petits campong , une poigne de cases en bam-bou et en nattes, se blottissent sous ces arbres ; et par-fois, on voit autour de ces demeures quelques carrs demanioc aux feuilles toiles.

    Tantt, ce sont des cultures de riz : elles consistent de

    champs tages, entours de rebords de terre. On les dis-pose ainsi pour qu'en irriguant la partie haute, l'eau sedverse dans les terrasses infrieures, les jeunes plantsde riz devant tre inonds au moment du repiquage.

    On commence justement ce dernier et je vois, plongsjusqu'aux cuisses dans la vase, des naturels peine vtus;

  • JAVA 37

    leurs chapeaux en forme de champignons, termins enpointe et grands comme des ombrelles, les abritent dusoleil au besoin de la pluie. Ces gens repiquent destouffes de menues tiges vertes, pareilles au bl quand ilsort de terre. D'autres guidant la primitive charrue java-naise, tire par des buffles, labourent la rizire avant lereplantage.

    Ces buffles sont des btes prhistoriques, lourdes et mas-

    Naturels repiquant des touffes de riz

    sives, au poil ras et aux cornes normes renverses enarrire : ils participent de la structure du rhinocros et de

    l'hippopotame. On en voit des troupeaux entiers, qu'onlaisse errer dans la campagne, o ils retournent presque l'tat sauvage. Ces animaux ne peuvent sentir l'Europen :ds qu'ils le voient, ils relvent leurs babines en dcou-vrant leurs dents et foncent sur lui, aventure arrive nos chasseurs du bord, qui dans la circonstance, doivent

    prendre leurs jambes leur cou !Par places, il y a de vastes clairires o se dressent de

    grands arbres au tronc lisse : les kapoks au feuillage

  • 38 DANS LA JUNGLE

    rare et aux longs bras horizontaux, de poteaux indicateurs, le fameux cotonnier de Java II y joue un rle impor-tant: sa bourre s'emploie pour la fabrication des matelas

    et des oreillers ; fortement comprime, elle peut sous

    forme de coussin ou mme de jaquette, servir de boue de

    Buffles labourant une rizire.

    sauvetage et vous soutenir quelques heures sur l'eau. Plusd'un marin s'en munit.

    Aprs Batavia, la voie traverse un grand terrain mouve-ment, l'aspect sauvage et triste, semblable une landebretonne. Ce lieu mlancolique est parsem de monumentsbizarres en granit : ils consistent d'un motif principal,sorte de fer cheval profond, ferm par un linteau etencadr d'un second demi-cercle, beaucoup plus troit.

    On sent que les sicles ont pass l-dessus, laissant leurempreinte. J'ai l'impression trs nette, d'avoir vu en rvece coin de terre, mais sans l'aide du Champagne, commenotre lieutenant aux moustaches de Gaulois.

  • JAVA 39

    J'apprends plus tard, que c'est un cimetire chinois.Depuis combien de sicles ce lourd granit pse-t-il sur cesmorts?

    A toutes les stations, des indignes en costumes pitto-resques, nous prsentent des fruits : durians colossauxhrisss de pointes ; ranboutans aux bogues incarnat, dontle pied peut atteindre douze mtres de haut; magoustans manghis un peu plus gros qu'une pomme d'api : leurcorce violace recouvre une pulpe exquise, spare en sixou sept quartiers, et leur saveur rappelle le raisin ; sapo-tilles, fruits gristres qui ont le got de la poire d'Angleterredevenue blette, et une certaine ressemblance avec elle.

    Dans les trains long parcours, il n'y a pas de wagonspour les dames ; et sur aucune ligne, de compartimentpour les gens qui ne fument pas : comme les Hollandaissont des fumeurs invtrs, c'est un supplice. Vous n'avez

    qu'une ressource, celle de voyager en premire : cette classetrs chre et peu frquente, vous offre quelque chanced'viter le sort d'un jambon de Bayonne !

  • CHAPITRE V

    BUITENZORG

    Buitenzorg. La roemah makan . La douche javanaise Premirevisite au Jardin Botanique de Buitenzorg : ils sont trop ! Excursion Batoe-Toelis Un djambatang ou pont suspendu, en bambou Leo sado . Bungalows europens et chaumires malaises. Fauteuilsaux bras extensibles Un bac en bambou. A Java, tout est en bam-bou, hormis les Javanais, et il ne faudrait pas s'y fier.

    21 novembre et jours suivants

    Quand le train me dpose Buitenzorg, je m'aperoisavec consternation que j'ai oubli le nom de l'htel o jevais rejoindre MmeVallat. Comme le voisin d'Ali-Baba poursa ssame , me souvenant que cette maison a quelquerapport avec la voie ferre, j'essaye avec angoisse : Htel dela Gare? continuant mes tentatives, qu'un cocher dbrouil-lard interrompt par: Htel du Chemin de Fer, massame.

    Mon htellerie ou roemah makan , maison o l'onmange, comme la majorit des habitations du pays, esttout en rez-de-chausse, en raison des tremblements deterre; je ne l'apprends qu'aprs et reste dans une douceoblivion de ce phnomne, pendant mon sjour Java.Ce btiment, un quadrilatre ouvert sur une de ses faces,se compose des chambres coucher*: une vranda ouverte

  • 42 DANS LA JUNGLE

    s'tend sur leur pourtour, formant galerie dans la cour

    intrieure. Au centre de celle-ci, un pavillon spar ren-

    ferme la salle manger ainsi que le salon.Sous la vranda, entre les chambres, une cloison mi-

    hauteur, sorte de bat-flanc, vous isole du voisin.

    On passe la majeure partie de la journe dans cet endroit,que chacun orne son got : une grande natte recouvrele sol ; une jolie table occupe le milieu de la pice et deschaises en rotin, curieusement ouvrages, sont places l'entour Enfin, une suspension dbordante de verdure

    exotique unie aux orchides, ou bien un vase avec une deces tranges fleurs, embaume la vranda et lui donne le

    finishing touch.On se tient l le matin, et aprs la sieste, jusqu'au dner

    que l'on sert 8 heures; parfois, on s'y repose le soir,

    quand les moustiques vous le permettent, mais chacunse couche de bonne heure et j'tais presque toujours seule faire la veille.

    Je n'ai pas de fentre dans ma chambre, mais deux

    portes vantaux : l'une donne sur la galerie, l'autre surun couloir ciel ouvert, derrire le btiment. Une picebtonne au fond du corridor, est pourvue de l'indispen-sable et d'un petit lavoir. Sur ce dernier, je remarque unbaquet en zinc, travers par une tige de mtal ; sa destina-tion excite ma curiosit.

    Je partage avec mes voisines, une Hollandaise et sabonne ou babou , l'usage du b. r. et du lavoir (il y aune salle semblable pour deux chambres) ; et je conte avecindignation mon autre voisine, Mme Vallat, que la domes-tique javanaise nettoie le linge de sa matresse ce lavoir,qu'elle nglige de vider.

    Mais ce n'est pas un lavoir, c'est un rservoir

  • BUITENZORG 4J

    douches ! me dit en riant la femme du capitaine. On emplitau bassin le baquet qui m'intriguait, puis on en versesur ses paules le contenu limoneux et glac : c'est lesystme de douches du pays, qui remplace les bains Java.

    J'ai prfr la cuisson lente ce rfrigrant qui m'etfait prendre une pleursie (on est constamment en moiteur) ;le commandant qui vient bientt rejoindre son pouse,omet celte prcaution, et pince une forte grippe. Depuis,je constate que cette eau argileuse qui m'avait si fortdgote, est mle d'alcali et blanchit parfaitement lelinge.

    L'humidit chaude dcollant les papiers, on badigeonneles murs la chaux.

    Pourtant, malgr une chaleur accablante, la tempraturede la salle manger reste trs supportable, grce aux'ventilateurs et aux courants d'air. Mais le service de tableet celui des chambres laisse fort dsirer, les indigneschargs de ces fonctions ne parlant que le malais ou lejavanais, deux idiomes presque semblables.

    On prtend que les Hollandais auraient interdit aux natu-rels, la langue nerlandaise ainsi que le port des armes, par orgueil : en ralit par mesure de prcaution.

    Pourtant, M. Verschnuur dans son intressant ouvragesur Java, parle de deux coles: une primaire et une sup-rieure, qu'il a visites dans une ville dont le nom m'chappe(est-ce Magelan dans la province de Kadoe?) ainsi quedes coles de Djocjakarta, pour les aborignes ; et il admirel'enseignement srieux et pratique, sur lequel veille le gou-vernement nerlandais. O est la vrit? That is the

    question ? Le plus clair, c'est que je n'arrive pas me faire com-

    prendre ; j'en suis rduite parler par signes, et ma

  • 44 DANS LA JUNGLE

    mimique doit tre dplorable, car elle amne les rsultats

    les plus inattendus ; dans le cas de force majeure il mefaut requrir le grant, qui parle franais.

    Le boy charg de faire votre chambre, vous sert aussi

    table. Ces indignes avec leur costume mi-partie java-nais et leur turban en batik , toile peinte dcore,

    dont le chic consiste en deux cornes, sont absolument

    impayables.Pendant ce premier sjour Java, je ne peux retenir que

    quelques mots javanais comme : ajer panas , eauchaude ; bagoes beau, joli; a ja , ce oui qui doit nousrester d'avant la confusion des langues, tant il a cours d'unbout du monde l'autre ; et enfin roti qui signifiepain, aliment qu'on nous livre parcimonieusement et

    qui ressemble ici du gteau. La premire fois que j'enrclame, mon boy me demande d'un ton interrogatif : Roti? Mais non, du pain frais, pas rti! ai-je ripost,ignorant encore la signification de ce substantif.

    A peine installe, je vais prsenter mes devoirs au Parcde Buitenzorg, le plus beau jardin botanique du monde.Des volumes de nomenclatures ne pourraient dcrire qu'uneinfime partie des arbres, des plantes et des fleurs qui sontl; aussi, me contenterai-je de dire qu'on y a plant pargroupements de catgories, toutes les familles d'espcestropicales et intertropicales et beaucoup d'autres encore, -avec tant de got, qu'elles semblent s'y trouver unique-ment pour le plaisir des yeux. Imprudemment, ce jour-l,j'essaye de retenir le plus de noms que je puis, chaquearbre et chaque plante portant une tiquette; trouvant fina-lement qu'ils sont trop , mieux inspire que les Grena-diers de la Garde, je m'assieds l'ombre, car cette premirevisite m'a reinte.

  • BUITENZORG 43

    Une vaste avenue plante de canaris, cet arbre dont left lanc se couronne d'un bouquet de feuilles, tandis quesa base en touchant le sol se divise en artres puissantes,fait un grand effet; pourtant, des masses de bambous enbordure du parc, me plaisent peut-tre davantage : girandescolossales aux tiges superbes et vigoureuses dejeunes arbres,et au feuillage de plumes : lger, gracieux, et retombanten cascades.

    Ce matin, je vais en excursion avec Mme Vallat, Batoe-Toelis, un des plus jolis sites des environs : il tire son nomd'une vieille inscription grave sur une pierre: batoe ,pierre et toelis , crite, qu'on peut voir dans un mara-bout prs de l, ce que nous omettons, tant mal ren-

    seignes.Ma compagne m'avait engage faire cette promenade,

    cause du point de vue superbe, mais surtout pour memontrer un pont suspendu, en bambou, djambatang ,jet en travers d'une rivire: quelque chose d'indit pourdes Europens.

    Je demande une voiture l'htel et l'on nous donneune Victoria trs prsentable, avec deux btes de propor-tions moyennes. Cet ensemble qui paratrait fort ordinaireen France, est ici le nec plus ultra : les chevaux Java

    ont la taille de poneys et s'attellent des voiturettes exi-

    gus, au toit carr, pareil un dais de procession : comme

    dans une charrette anglaise, on s'y assied dos dos, d'o

    leur nom de sados . Ce vhicule n'est praticable, mon

    avis, que pour la race lilliputienne aborigne ; la premirefois que je monte sur le marchepied plac l'arrire, peus'en faut que je ne fasse basculer du mme coup, attelageet carriole !

    Mais des familles de Chinois s'empilent dans un petit

  • 46 DANS LA JUNGLE

    sado , tout comme les Bretons s'entassent neuf ou

    dix, un jour d'assemble, dans une charrette trane parune haridelle.

    On n'y voit d'ailleurs, que peu de Hollandaises : celles-ci

    en gnral, sont grandes et puissantes ; cette voiture si

    petite, s'adapte mal leur stature. A l'htel, j'aperoissouvent ces femmes circuler le matin, en costume java-

    Quand je monte sur le marchepied, peu s'en faut que je ne lassebasculer attelage et sado .

    nais : un sarong , pice de toile peinte la main batik toelis , s'enroule autour de leur taille et descendjusqu' la cheville; il s'attache de ct; une ce cabaja ,sorte de compromis entre la matine et la camisole denuit, complte cette toilette, et de petites sandales en boisou des mules trop courtes, la mode de Bizerte, couvrent leurs pieds nus.

    Nous suivons d'abord une jolie route borde de maisonsde campagne, entoures de jardins, car Buitenzorg,

  • BUITENZORG 47

    comme les villes du pays, est tout en villas, son charme leplus grand. Ces demeures, appeles ici bungalows , sontd'lgants rez-de-chausse, ayant en faade, une vrandaouverte ou grande loggia. Avec leurs chaises et leurs fau-teuils de rotin aux formes confortables, rangs autour dela table centrale ; leurs tagres charges de gentils bibe-lots et leurs lgantes suspensions en bambou, ornes de

    Bungalow avec vranda et jardin.

    dlicates orchides et de fines capillaires, ces vrandas ontun air familial et plaisant. Les Hollandais se servent ausside grands fauteuils canns, dont les bras plats et exten-sibles permettent aux messieurs d'y tendre leurs jambes ;ils font alors penser au Colosse de Rhodes et leur toucheest aussi incorrecte qu'impayable ! En les voyant dans cette

    posture, j'ai peine garder mon srieux : I have a feelingof having trespassed on something shocking ! Avant dem'asseoir dans un de ces fauteuils monumentaux, je doisy mettre deux coussins, pour viter de disparatre dansleur norme cavit !

  • 48 DANS LA JUNGLE

    Aprs le quartier hollandais, vient le faubourg indigne,aux bungalows plus modestes ; leur structure de bambou

    encadre des murs en nattes de ce roseau. Ces maisonnettes

    presque toujours sur pilotis, ont aussi une vranda ou serambi ; on y voit souvent la famille assemble, et

    les marmots nus comme des petits vers, qui s'battent

    auprs de leurs parents, sont indiciblement comiques.Jeunes, les Javanais ne sont dj pas beaux, mais avec

    l'ge, ils prennent une apparence simienne; les femmes

    nanmoins, tant que dure leur jeunesse, ont dans leurpetite taille des proportions parfaites et des rondeurs

    exquises.Il y a dans l'le quatre races distinctes, parlant chacune

    leur langue : clans l'est, les Madurais, environ trois mil-lions ; les Soundanais au nombre de cinq millions, habitentl'ouest: et les autres races qu'on nomme Javanais,

    quinze-millions, croit-on, occupent les provinces ducentre1

    Jusqu' notre arrive Batoe-Toelis, la route se drouleau milieu d'une flore d'exotisme quintessenci : arbres,arbustes, fougres et lianes, de tous les pays des tropiqueset intertropicaux : jaquiers, banians ou multipliants (dontles branches projettent vers le sol des rejetons qui formentun ft nouveau), durians, etc. .

    Maintenant nous touchons le but : une admirable vue

    plongeante sur une valle large et profonde : la rivirecoule au fond, entre des rives boises que dominent deux-volcans ; audacieusement jet par-dessus le cours d'eau,un pont suspendu, en bambou, souple et colossal, relie lesdeux berges.

    1 Ces chiffres approximatifs ont subi des modifications.

  • BUITENZORG 49

    Mettant pied terre nous dvalons un petit raidillonsem de galets (ici, tous les chemins en sont pavs).

    Une premire arche de bambou, qui traverse la ravine,nous amne au second pont, trait d'union superbe entreles deux versants. Sa structure est en cannes de bambouet son tablier en nattes de cette plante. Je suis loin d'trerassure, car il se balance sous notre poids et nos pieds

    BATOE-TOELIS. Le pont suspendu, en bambou et la rivire.

    enfoncent dans les nattes ; celles-ci heureusement sontrenforces par des lattes de bois qui nous empchent depasser au travers.

    Nous prenons ensuite un sentier en bordure de la berge, demi enfoui sous la vgtation. Il aboutit au bac, quinous reconduira sur l'autre rive, car ma compagne pourvarier mes expriences javanaises, me ramne par uneroute diffrente.

    Ce bac est un simple radeau de bambou recouvert denattes. Le mcanisme en est trs simple : des cbles debambou relient les deux berges ; au moyen d'un anneau que

  • 50 DANS LA JUNGLE

    le passeur fait glisser sur ces cordes,il donne la propul-

    tion au bac, qu'un enfant d'une quinzaine d'annes

    manoeuvre facilement.D'une rive l'autre, c'est un va-et-vient ininterrompu :

    des indignes passent chargs de sacs de riz ou de bottes

    graines de cette crale, semblable du millet.Ils sont

    Ce bac est un simple radeau en bambou.

    coiffs d'un norme chapeau en bambou, parfois glac devernis noir (ce couvre-chef leur sert de parapluie) ; d'autres,trimbalent des fruits tranges ou des denres quelconques,dans de grands plateaux creux en bambou, suspendus pardes cordelettes aux extrmits d'une canne de bambou,place en travers de l'paule.

    Les Javanais transportent toutes leurs marchandises decette faon, parfois mme des repas indignes complets,disposs dans des petites tasses et des soucoupes,manire

  • BUITENZORG 51

    de faire, assez curieuse, en usage chez les poissonniers deMalaga.

    Le spectacle est tourdissant ; ces aborignes rappellentles fourmis qui entranent des fardeaux plus lourds

    qu'elles; un certain moment, un groupe de porteurs deriz chargeant trop le radeau,il enfonce doucement et lesbonnes gens prennent unbain de pieds.

    Assises sur une grosseroche, nous nous attardons regarder ces alles et ve-nues, lzardant au soleil etnous dilatant l'me au con-tact de cette exubrantenature aux enchevtrementssuperbes : entremles des cocotiers, des bana-niers et cent autres arbresd'essence rare, desgerbesimmenses de bambous, plusdrus et hauts que des ch-nes, se penchent sur le tor-rent ; et cette croissance

    pleine de vigueur, abrite

    Et cette croissance pleine de vigueur,abrite une autre vie trs dlicate :celle des lgantes et graciles fou-gres qui tapissent les dessous.

    une autre vie trs dlicate : celle des lgantes et gracilesfougres qui tapissent les dessous.

    Traversant notre tour la rivire, nous escaladons la

    colline, et passons prs d'un petit march indigne qui setient sous un arbre gant; tout essouffles, nous attei-

    gnions le sommet de la cte, quand le cri discordantd'une auto (vous lisez bien), vient faire vanouir notre

  • 52 DANS LA JUNGLE

    rve javanais... et le monstre (pas ail) fond sur nous.Non loin de l, il y a encore quelques tigres gars, des

    panthres et autres btes prhistoriques : cette automobilesemblait d'une autre poque, ou ne serait-ce pas les pan-thres et les tigres?

    Si vous tes surpris de voir le mot bambou revenir plu-sieurs fois dans une ligne, c'est qu'il est ici la raison d'trede tout : les maisons et les murs sont en bambou ; les cha-peaux, les sandales, les ombrelles, les cordes, les paniers ;on mange en salade des pousses de ce roseau... J'en passeet des meilleurs.

  • CHAPITRE VI

    BUITENZORG

    La famille camelote Le btel. Le costume des Javanaises. LesJavanais sont amphibies. La sieste. Le rle du traversin. Lesdivers usages du kapok . La saison des pluies. Les Europens Java : le sang indigne l'emporte Une grand'messe Buitenzorg Le pasar chinois. Th de Java et th de Chine. Le mancenillier Salade de chou-palmiste. Je m'gare dans un campong indi-gne. Un puits javanais. Le parc de la Belle-au-Bois-Dormant

    Le lendemain matin, avant la grande chaleur, je faisun tour la gare, o les marchands d'objets du pays setiennent l'arrive des trains. Je me livre un chipo-tage acharn en javanais, pour acheter des brimborions, car on ne trouve rien de bien couleur locale ; les bibe-lots exotiques ont toujours entre eux un air de famille, la famille camelote, et la parent des prix, ridiculement

    exagrs.Les marionnettes appeles wajang ,en usage chez les

    Javanais, pour les reprsentations scniques de leurslgendes, jouent un grand rle dans 1' article Java :manches de kriss malais ou poignards, porte-plumes,cachets, boucles de ceinture, cuillres d'argent, etc. ; commeces figures de personnages lgendaires sont hideuses, etles objets d'argenterie aussi inartistiques que rudimen-taires, je rsiste aux sollicitations de ces braves filous.

  • 54 DANS LA JUNGLE

    Je me promne ensuite sur une jolie route, l'ombredes manguiers; des petites choppes, o l'on dbite des

    fruits et des denres curieuses, font la haie au bord du

    chemin.Il est sillonn par des indignes, chargs de leur panier-

    balance en bambou : ces derniers contiennent de joliesfeuilles vertes de sirih , avec lesquelles on prpare lebtel : aprs avoir tendu un peu de chaux sur ces feuilles,les Malais, les Siamois, les Hindous, et diffrents peuplesd'Orient les mchent, avec des morceaux de noix de btel

    broys et du gambir. J'ai voyag la Runion, avec une

    jolie Hindoue, qui portait sur elle son casse-noix btel, enargent, et tout le petit attirail ncessaire cette dgusta-tion : celle-ci, par ses consquences peu ragotantes, rap-pelle la chique ou butum carotte des Bretons.

    Il n'y a pas de trottoirs, et je dois chaque instant megarer des sados , chargs de familles javanaises au costumetrs japonais : les femmes avec le sarong ramages, entoile peinte, retenu par une ceinture d'toffe ou d'orfvrerie,qui s'agrafe par un fermoir double, grand et bomb, enargent dor et cisel ; il ressemble la boucle de ceinturedes femmes indignes d'Algrie et de Tunisie ; et si l'onconsidre l'action importante exerce par les Arabes Java, influence qui se retrouve dans la religion, la langue,le costume, etc., cette similitude n'a rien de surprenant 1.Une cabaja ou camisole, troite et longue, complte latoilette et se ferme sur la poitrine, avec une longue pingle-pendentif, en orfvrerie jours, sertie de petites pierres.

    1. Les Hindous s'tablirent dans l'le une poque trs ancienne; ils yintroduisirent une civilisation avance, ainsi que leur religion, d'abordbiahmamque et aprs bouddhiste. Puis, au VIIe sicle, les Arabes visitentJava ; leur tour, ils y font pntrer l'islamisme qui, la suite d'une pro-pagande active, remplace le bouddhisme.

  • Javanaises avec le sarong et la cabaja .

  • BUITENZORG 57

    Dans leur chevelure trs japonaise, les femmes piquent despingles d'argent, ornes aussi de pierreries, et parfoisdes fleurs. Les grands parasols japonais sous lesquels elless'abritent accentuent la ressemblance. (Notre bateau appor-tait ces ombrelles Java, par transbordement).

    On ne peut se procurer des bijoux d'or que sur com-

    plus loin, un torrent coupe la route.

    mande; il faut porter l'orfvre un lingot de ce mtal oudes pices, qu'il fait fondre et transforme ensuite au grde son client.

    Je clos ma digression et termine ce rcit. Plus loin, untorrent coupe la route, et je m'assieds sur le parapet dupont, pour regarder le joli tableau qu'on dcouvre de l :Le cours d'eau bondit entre deux rives ombrages par desbambous normes ; leur courbe gracieuse forme une archeau-dessus de la rivirelte, dont une passerelle fragile, en

  • 58 DANS LA JUNGLE

    bambou, relie les deux berges. Au bord de la ravine, des

    fillettes demi vtues, qui viennent de se baigner, ratta-chent leurs draperies, et des petits gars presque nus s'bat-tent au milieu du courant peu profond, en s'claboussantet criant.

    Ce peuple javanais est amphibie : il passe la moiti desa vie dans l'eau.

    Les premiers jours de mon arrive, je rsiste bravement la tentation de faire la sieste ; mais le climat reprendbientt ses droits : je dois m'incliner devant l'invitable.Je passe donc une partie de mes aprs-midi sur ma cou-

    chette, sous la moustiquaire o j'touffe. Mais si mon matelasde capok comprim, est moins chaud que d'autres matires,combien dur par contre ! D'autant que les lits n'ont pasde sommiers, mais des ressorts de mtal ou des planches ;je croyais tre couche sur le sol. Un simple dessus de litd'toffe lgre, remplace ici, draps et couvertures. Desoreillers ainsi qu'un traversin long et mince, en capok,compltent cette literie superficielle. Pour brocher sur letout, pas de vitres aux impostes, qui laissent passer l'humi-dit et les moustiques ! MmeVallat m'ayant demand ce queje faisais de mon traversin ? Mais... j'empile mes oreillersdessus, afin d'exhausser ma tte... Ce qui la fait rireimmodrment.

    Eh bien, il se met entre les jambes pour se rafra-chir !

    Sur le moment, j'ai trouv cette coutume choquante mais la longue, la grande chaleur vous fait comprendrebien des choses.

    Nous entrions clans la saison des pluies, qui commence Java en dcembre et finit en avril ; la saison sche durede mai novembre. Dans ces pays, il n'y a qu'un t per-

  • BUITENZORG 59

    ptuel, divis en saison sche et en saison des pluies :durant la premire priode, il ne tombe pas une goutted'eau, et pendant la seconde, fourmillante en mous-tiques, chaque jour, la mme heure, un violent orages'abat sur le pays.

    Deux jours aprs mon arrive, l'orage clate rgulire-ment quatre heures : des torrents d'eau, une vritabletrombe, s'panche jusqu'au dner.

    Dduction faite de la sieste et de la bourrasque, il mereste zro pour la promenade de l'aprs-midi. Pourtant, j'enarrive bientt dsirer ce bienfaisant rafrachissement,car les trangers, pendant les premiers mois de leur sjouraux Indes Nerlandaises, souffrent beaucoup de la chaleur, laquelle ils s'habituent lorsqu'ils sont dj anmis 1. J'aivu ici, en effet, de jeunes enfants au teint de cire, troisimegnration d'Europens Java. Les croisements avec lesraces du pays redonnent de la vigueur l'espce puise,mais dans ce cas, le sang indigne l'emporte bientt. Lenombre des mtis clans l'le, est incalculable.

    Un Allemand dont je fais la connaissance, me con-seille vivement d'aller voir Batavia une exposition defruits et de fleurs, o il se fera un plaisir, comme membredu jury, de me piloter.

    Le lendemain tant un dimanche, je comptais aprs lamesse mtine, prendre le rapide pour Batavia; mais je netrouve personne qui puisse m'indiquer les heures des

    offices, et je manque la messe. Apprenant, mais un peutard, qu'on en dit une seconde, je veux y assister et cettefois je manque le train. En revanche, le recueillement etla pit des Hollandais catholiques pendant le Saint Sacri-

    1. Pour mon compte, je n'ai pu m'y accoutumer; pas plus qu'auxpiqres des moustiques, qui m'ont inocul la malaria

  • 60 DANS LA JUNGLE

    fice m'difient pleinement : les deux sexes sont l en

    nombre gal et leur srieux comme leur manire d'tre

    pose, ont quelque chose de trs puritain; quant leur

    patience, elle est digne de louanges ! Nous nous plaignonsde la longueur des messes en Bretagne ; que dirions-nousd'une grand'messe hollandaise? Celle que j'entends dureprs d'une heure trois quarts ! Et quel interminablesermon. A la fin du prche, je ne sais qui a plus chaud,du bon prtre qui s'ponge en quittant la chaire, ou desfidles qui l'coutaient.

    Une Nerlandaise catholique, me disait qu'une quantitde ftes qui sont de dvotion chez nous, deviennent d'obli-

    gation en Hollande.Avant le djeuner, je me fais conduire en sado au

    pasar chinois, le grand march indigne, unerunion de cases en bambou, formant damier ; des petitscouloirs le coupent symtriquement et permettent auxacheteurs de circuler entre les choppes, gnralementgroupes par corps de mtier, comme dans les souks deTunis : bijoutiers, lukang mas (ouvriers d'or) ; mar-chands de toiles peintes la main, batik toelis (toilecrite], pour les sarong des Javanaises, les turbans,les ceintures et les pantalons des hommes ; dbitants defleurs sans tiges, pour les offrandes dans les templesou pour la coiffure des femmes ; vendeurs d'herbes diverses.Et chaque trafiquant des deux sexes, Chinois pour laplupart, est accroupi sur le sol au milieu de ses mar-chandises. Ce qui me frappe surtout, c'est le coin dumarch rserv aux restaurants et quel mot impropre,appliqu aux longues tables de bois recouvertes de platsbizarres, servis dans des coupes de vieux chine et despetites soucoupes, qu'on est tent de voler en passant. Des

  • BUITENZORG 61

    bandes de Chinois l'aspect sordide et misrable, sontattabls en face de ces plats tranges, si chers aux palaisasiatiques. On rencontre souvent sur les routes, des mar-chands ambulants portant sur leurs plateaux des repascomplets, apprts dans ces bols et ces curieuses assiettes.

    Mais plus d'un objet de pacotille allemande a fait son

    Ouvriers de toiles peintes la main batik toelis (toile crite),pour le sarong des Javanaises

    chemin parmi cet exotisme : j'ai vu sur ce march, desoripeaux teutons destins parer les mioches javanais;entre autres, un tonnant chapeau d'enfant, dcor d'unmiroir et d'une plume, frre jumeau du tocq defeutre dont on affuble maint marmot breton, les sulbras ou grands dimanches.

    Je traverse ensuite le campement ou quartier chinois.Les boutiques des marchands de poissons schs y occu-pent presque exclusivement plusieurs rues, et l'odeur

  • 62 DANS LA JUNGLE

    qu'exhale celte denre, dont on fait une consommation

    prodigieuse Java, est asphyxiante.On peut se procurer dans l'le du th excellent pro-

    venant des plantations de l'intrieur, 70 cents la livre

    (le cent Java vaut environ 10 centimes de notre monnaie) ;mais mon avis, je trouve que le th de Chine qu'on achte meilleur compte encore, lui est suprieur. Traversantun jour une place, Batavia, o un Cleste prparait cebreuvage dans une choppe en plein vent, je fus stup-faite du parfum dlicieux qui s'en exhalait et se rpandaitau loin.

    Quand je rentre l'htel, Mme V..., m'emmne aupotager pour me montrer des plants de vanille. Ces lianes

    appartiennent la famille des orchides. On les fait grim-per aprs des treillis bas, et leurs feuilles sont peu prssemblables celles des plantes grasses. Il faut fconderles fleurs du vanillier pour qu'il rapporte : aprs avoir prisun peu du pollen contenu dans la capsule suprieure, onentr'ouvre le fleuron infrieur, dans lequel on introduitla poussire fcondante, puis on referme ce fleuron. Lesgousses ne tardent pas se dvelopper.

    Dans notre cour, il y a un cacaoyer couvert de grosfruits : ils ressemblent des aubergines, mais sont plusarrondis et plus rouges. Tout prs de nos chambres, s'lveun palmier d'une varit particulire, dont les fleurspareilles celles d'un rgime de dattier commun, ont laproprit nocive du mancenillier ; cet arbre fleurit prcis-ment pendant mon sjour l'htel, et mes voisines rcla-ment grands cris la dcapitation de la grappe, prten-dant qu'elle leur donnait mal la tte ; pourtant elle at fort innocente de ce mfait mon gard.

    M. Delmas, dans un de ses voyages, conte qu'il s'est

  • BUITENZORG 63

    assis sous un mancenillier sans que cela l'ait incommodaucunement : comme pour notre palmier, la fleur seule-ment, en serait-elle nocive ?

    Un soir, au repas, Mme V..., laquelle on a offert unchou-palmiste, m'en envoie une salade ; je la trouve fort

    Familles javanaises installes sous leur vranda.

    bonne ; elle a le got des tiges de romaines montes,

    qu'on joint parfois aux feuilles. Ce chou-palmiste est latte du palmier ; on la dcapite, et avec les feuilles blanches

    du coeur et l'extrmit de l'axe encore jeune, divis enlanires minces, on prpare cette salade, qui s'assai-

    sonne ensuite l'huile et au vinaigre. Cuit, ce chou prendla saveur des fonds d'artichauts.

  • 64 DANS LA JUNGLE

    Un aprs-midi, je vais la gare un peu avant l'heurede l'orage ; voulant couper au plus court pour rentrer, jem'gare et tombe au milieu du village indigne

    une

    agglomration de petits bungalows en bambou, monts

    sur pilotis : trs drles ces campong , avec leurs murs de

    nattes et leur toiture en feuilles de palmiers. La bourrasqueme surprend clans les venelles qui coupent le hameau;

    je glisse sur l'argile rouge, glaiseuse et dtrempe, sansregretter ma msaventure, car l'amusant spectacle des

    familles javanaises installes sous leur vranda, me captive :je les surprend dans leur vie intime et leurs occupationsquotidiennes, en costume trs sommaire : les hommesnus jusqu' la taille, et les jeunes garons de la tte auxpieds.

    Une rivire minuscule, embordure d'une vgtationluxuriante, spare le village de la ville europenne.Fort ennuye, je ne savais comment me tirer d'affaire,quand un petit naturel, voyant mon embarras, vient gen-timent mon secours et me fait sortir de ce labyrinthe.

    De l'autre ct de la route, un puits primitif abrit pard'normes bananiers, est le centre d'un tableau champtre :une Javanaise en sarong y puise de l'eau, employant unsystme aussi rudimenlaire qu'ingnieux : un pav fix l'extrmit d'une longue gaule, sert de contrepoids unbaquet plac au bout d'une autre perche transversale. Decomiques volailles picorent l'entour sur des monceauxd'ordures, qui, tout javanais qu'ils sont, gtent plutt celtescne d'glogue.

    Un peu plus loin, je me perds une seconde fois... Jem'tais engage dans une longue avenue qui m'amne la grille d'un parc celui du chteau de la Belle-au-Bois-Dormant : des multipliants majestueux, ces arbres fes,

  • BUITENZORG 65

    abaissent vers la terre des piliers nouveaux. Tandis queleurs racines aux arceaux saillants soutiennent la colon-nade toujours alourdie, leurs rameaux dnuds par lesans, tendent vers le ciel des bras lasss d'attendre... Et'des troupes de biches rousses mouchetes d'hermine, errent

    Des troupes de biches rousses errent dans les herbes follesdu bois magique.

    dans les herbes folles du bois magique, rvant des caressesde la belle dormeuse, que berce le murmure du ruisseaumonotone.

  • CHAPITRE VII

    BUTENZORG (suite.)

    La collection d'orchides du Jardin Botanique et le lac au victorias rgias. L'arbre saucissons. Le temple de Boeroe-Boedoer. Manirede se procurer des bijoux Java Plante-serpent et mouche-feuille. La conqute pacifique de Java par les Chinois La table de riz . Fourmis et margouillats.

    Un matin avant la grande chaleur, MmeV..., m'emmneau Jardin Botanique, pour me montrer la fameuse collec-tion d'orchides et le lac aux victorias rgias. Ceux-ci tapis-sent la partie basse de la pice d'eau ; leurs feuilles auxrebords droits tuyauts, ont plus d'un mtre de circonf-rence et ma compagne les compare, non sans quelqueraison, des moules tartes, la posie de ces grandesfeuilles lui chappant.

    Le haut du lac est envahi par les lotus, sortes de

    nnuphars qui s'panouissent en jolies fleurs roses, au boutd'une longue tige. J'en avais vu dj dans les grandes prai-ries marcageuses o s'battent des troupeaux de buffles ou kerbau , entre Batavia et Buitenzorg.

    Faut-il avouer que la clbre collection d'orchides,

    la plus belle du monde, m'a passablement due ; aprsnos orchides de serre, papillons aux ailes clatantes et

    parfumes, celles que je vois ici, incolores et sans

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    odeur, m'tonnent sans me charmer. Je suis tente de

    rpter avec M. Delmas, qu'il n'y a qu'un pays pources

    plantes parasites, Paris : Les orchides foisonnent sous

    les tropiques, mais la terre d'lection pour leur floraison

    c'est le boulevard des Capucines. Aussi suis-je toute surprise quand mon guide s'arrtant

    Un coin du Jardin Botanique : les lotus.

    devant une plantation de petits arbres au feuillage clair-sem, l'arbre des cimetires hindous et javanais, lefrangipanier aux ptales blancs et parfums, maculs derouge, s'exclame : Voici les orchides ! J'aperoisen effet sur chacun de ces arbrisseaux o elle est suspen-due, une petite plante parasite au feuillage terne, fleuried'une grappe vert-mousse, exigu et sans odeur.

    Des milliers d'orchides se succdent ainsi ; mais lamoiti seulement est en fleur, ces vgtaux ne s.'panouis-

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    sant pas tous la mme poque. Parmi les jolies exoti-ques, j'en vois quelques-unes seulement dont les corollesroses, embaument et prcisment celles-l ne sont pasrares : en les admirant bruyamment, j'tale mon philis-tinisme !

    Cette collection est un peu comme la musique savante,les initis seuls peuvent en comprendre toute la beaut.

    Les ruines du temple de Boeroe-Boedoer.

    Mme V..., me montre aussi un arbre gant que sonmari a baptis le saucissonier (dcidment le mnagemanque d'envole ;) mais il faut reconnatre que la com-paraison s'impose, car de longs fruits comme des sau-cisses pendent aux branches de ce colosse.

    Le Jardin Botanique possde plusieurs bas-reliefs du

    temple hindou de Boeroe-Boedoer, envoys l sur l'ordred'un sultan de Java ; ma compagne me les fait voir. Je neles trouve ni trs remarquables ni trs fins ; mais on ne

    peut juger d'un ensemble-sur quelques speimens.

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    Je dsirais beaucoup visiter ces ruines de Boeroe-Boedoer

    (prononcez Bourou-Boudour), que j'appelais les ruines de Badroulboudour ; malheureusement elles sont au centrede File et je ne pouvais songer faire ce voyage long etpnible.

    Ce temple de Bouddha est carr, et a cent mtres sur

    chaque ct, sa base. Il est form de cinq tages de ter-rasses en retrait, qui s'lvent en pyramide, et les rempartsde ces terre-pleins, des bas-reliefs sculpts dans le granit, se composent de niches contenant chacune un Bouddha.Au sommet de la dernire terrasse, un mausole renferme

    l'effigie du dieu et son tombeau.M. Verschnurr dans son ouvrage sur Java, remarque que

    le type de cette statue est invariablement le mme qu'auxIndes ; d'aprs lui, on serait en prsence de la reproductionfidle de Bouddha : C'est, dit-il, un portrait historique,comme celui de Rhamss pour l'Egypte, de Csar et deNapolon pour l'Occident.

    Ces ruines ont vingt sicles et sont semblables parat-il, celles du temple bouddhiste d'Angkor, au Cam-bodge; mais une partie des bas-reliefs et des sculptures dumonument indo-chinois sont d'origine brahmanique et plusanciennes, croit-on, le brahmanisme tant d'une poqueantrieure au bouddhisme.

    Les personnages de l'difice javanais ont plus de mou-vement que leurs sosies du Cambodge (ce dernier reste dupuissant empire Khmer), le temprament divers des deuxpeuples, en se manifestant, ayant amen cette divergencelgre. Or, d'aprs les gravures qui reproduisent cestemples, la diffrence me parat au contraire assez grande,du moins quant l'architecture.

    A Pnom-Baken, entre Siem-Reap et Angkor, il existe

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    des ruines rappelant en plus petit celles de Boeroe-Boedoer,ne parlerait-on pas de ces dernires ?

    Voulant rapporter ma belle-soeur un bijou du pays,mon embarras tait extrme, car on ne trouve rien detout fait Java, o les orfvres ne fabriquent la joailleried'or que sur commande.

    MmeV..., laquelle je confie mon dsir, croit que j'aiquelque chance de rencontrer ce que je cherche, au Mont-de-Pit de Buitenzorg, o il y a parfois de jolies choses.Elle m'y accompagne : mon grand regret on a enlevles pices les plus intressantes, et la prochaine venten'aura lieu qu'en janvier. Je trouve encore une brocheancienne assez gentille : des roses serties en or ple dupays, presque sans alliage. La bijouterie javanaise exposel, ainsi que les joyaux anciens que j'ai vus Ceylan,ressemblent s'y mprendre aux vieux bijoux d'Auvergneou de la France centrale. J'emporte aussi comme souvenirdu pays, une des longues pingles-pendentifs avec les-quell