Individus et descriptions. Contributions à une histoire du problème de la connaissance des...

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1 Individus et descriptions. Contributions à une histoire du problème de la connaissance des individus dans la philosophie néoplatonicienne 1 Prologue On sait qu'Avicenne, dans son effort pour concilier les exigences de la philosophie et de l'Islam, se trouve tiraillé dans deux sens : d'un côté, pour garantir la providence et l'omniscience divines, il doit admettre une connaissance divine des individus 2 . De l'autre, il doit, pour sauvegarder la perfection et la transcendance de Dieu, insister sur l'immutabilité divine : mais cela implique la négation de Sa connaissance des êtres sensibles individus du monde de la génération et de la corruption, qui, en tant qu'éminemment changeants et contingents, impliqueraient un changement dans l'esprit divin qui les connaîtrait. Dans le traité 5.8 de la Métaphysique du Shifā, Avicenne s'attaque au problème des individus et de la définition. Le composé de matière et de forme, écrit-il, n'est susceptible d'aucune définition : en effet, il ne consiste qu'en un rassemblement d'attributs, indiqués par 1 Ce texte a fait l'objet d'une présentation, le 8 mars 2007, dans le cadre des Séminaires sur la « Philosophie au Moyen Âge latin », au Centre Jean Pépin (UMR 7062) de l'Institut des Traditions Textuelles, Philosophie, Sciences, Histoire et Religions, Fédération de recherche n° 33 du C.N.R.S., Villejuif, France, animés par A. Galonnier et A. Vasiliu. Je leur exprime ma vive reconnaissance, ainsi qu'à tous les participants à ce Séminaire, dont les observations m'ont été précieuses. 2 Dieu connaît le poids d'un grain dans les cieux et sur terre : Ilāhiyyāt, 8, 6, p. 359, paraphrasant le Qur‘an, 10, 61 ; Šahrastānī, Livre des religions et des sectes, II, p. 416-417 Jolivet et al. ; l'existence d'un fétu de paille dans le corps d'un brique : Mubāḥathāt, § 188, p. 159. Fārābī s'attaquait à cette doctrine dans ses Fuṣūl muntazaʿa, § 86, p. 91, 4-5, cf. Ph. Vallat, « Was Alfarabi an “ Islamic Philosopher ” ? », sous presse.

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On propose une étude de la description (hupographê) dans la pensée logico-métaphysiquedes néoplatoniciens grecs, notamment celle de Porphyre de Tyre (ca. 234-ca. 310 apr. J.-C.).Imaginée comme remède au traitement défectueux qu'Aristote avait consacré aux individus, ladoctrine de l'hupographê reprend un terme technique utilisé dans le domaine de la peinturepour désigner une esquisse préliminaire. Passée dans le Stoïcisme et dans la psychologieplatonico-stoïcienne professée par le cercle d'Antiochus d'Ascalon, elle s'y trouve associée àune doctrine des idées innées. En fournissant pour l'individu l'équivalent, ou du moinsl'analogue, d'une définition sous l'espèce de la hupographê ou description, cette doctrine, miseaussi en rapport avec la notion de l'individu comme faisceau de qualités, restitue l'individu ànouveau dans le domaine de la quasi intelligibilité - et donc de la scientificité - d'où ladoctrine aristotélicienne l'avait exclu.

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    Individus et descriptions.

    Contributions une histoire

    du problme de la connaissance des

    individus dans la philosophie noplatonicienne1

    Prologue

    On sait qu'Avicenne, dans son effort pour concilier les exigences de la philosophie et de

    l'Islam, se trouve tiraill dans deux sens : d'un ct, pour garantir la providence et

    l'omniscience divines, il doit admettre une connaissance divine des individus2. De l'autre, il

    doit, pour sauvegarder la perfection et la transcendance de Dieu, insister sur l'immutabilit

    divine : mais cela implique la ngation de Sa connaissance des tres sensibles individus du

    monde de la gnration et de la corruption, qui, en tant qu'minemment changeants et

    contingents, impliqueraient un changement dans l'esprit divin qui les connatrait.

    Dans le trait 5.8 de la Mtaphysique du Shif, Avicenne s'attaque au problme des

    individus et de la dfinition. Le compos de matire et de forme, crit-il, n'est susceptible

    d'aucune dfinition : en effet, il ne consiste qu'en un rassemblement d'attributs, indiqus par 1 Ce texte a fait l'objet d'une prsentation, le 8 mars 2007, dans le cadre des Sminaires sur la Philosophie au Moyen ge latin , au Centre Jean Ppin (UMR 7062) de l'Institut des Traditions Textuelles, Philosophie, Sciences, Histoire et Religions, Fdration de recherche n 33 du C.N.R.S., Villejuif, France, anims par A. Galonnier et A. Vasiliu. Je leur exprime ma vive reconnaissance, ainsi qu' tous les participants ce Sminaire, dont les observations m'ont t prcieuses. 2 Dieu connat le poids d'un grain dans les cieux et sur terre : Ilhiyyt, 8, 6, p. 359, paraphrasant le Quran, 10, 61 ; ahrastn, Livre des religions et des sectes, II, p. 416-417 Jolivet et al. ; l'existence d'un ftu de paille dans le corps d'un brique : Mubatht, 188, p. 159. Frb s'attaquait cette doctrine dans ses Ful muntazaa, 86, p. 91, 4-5, cf. Ph. Vallat, Was Alfarabi an Islamic Philosopher ? , sous presse.

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    des noms, qui sont par leur nature susceptibles d'tre attribus une pluralit d'individus. Si

    on essaie de dsigner Socrate, par exemple, on aura du mal liminer de cette dsignation

    toute ambigut possible : plusieurs individus peuvent en effet s'appeler Socrate . Si on y

    ajoute le qualificatif philosophe , le problme n'est pas encore rsolu, car il peut y avoir

    plusieurs Socrates qui se trouvent tre en mme temps philosophes, et ainsi de suite. Il est

    donc impossible de donner une dfinition de l'individu qu'est Socrate. Mais si la dfinition est

    exclue, il ne reste, dans la plupart des cas, pour prendre connaissance de l'individu, que la voie

    de l'observation par les sens.

    On voit tout de suite les difficults que cela pose pour la problmatique de la connaissance

    divine des individus et donc de la providence. En effet, Dieu, qui est pur intellect, n'a pas

    d'organes pour effectuer la perception sensible. Qui plus est, on ne saurait, comme on l'a vu,

    Lui attribuer une connaissance des choses sensibles mles la matire corruptible et

    changeante, ce qui impliquerait un changement dans l'Esprit divin. Il y a une seule exception

    cette situation : les espces un seul membre, comme c'est le cas, selon Avicenne, pour tous

    les corps clestes. L, au moins, il n'y a pas possibilit de se tromper dans l'identification, qui

    est dpourvue d'ambigut : Dieu peut les percevoir immdiatement, de manire notionnelle et

    sans avoir besoin de recourir aux sens.

    Revenons, avec Avicenne, au cas de Socrate : tous les noms qui le qualifient peuvent, en

    principe, s'appliquer quelqu'un d'autre que lui. Il est vrai qu'en rajoutant des pithtes, on

    peut particulariser davantage l'objet de la recherche : si l'on commence par parler de

    Socrate , par exemple, on peut ajouter des pithtes tels que le philosophe , le

    philosophe religieux , le philosophe religieux tu injustement ; il n'en reste pas moins que

    le rsultat de cette procdure reste un universel, pas un individu. En effet, mme si l'on

    spcifie Socrate, le fils d'un tel , l'ambigut menace toujours, car il s'agira alors d'identifier

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    nouveaux frais cet un tel . Toutes ces phrases, en somme, restent susceptibles d'ambigut

    tant que nous ne les aurons restreintes un sel individu. Avicenne continue3 :

    Si celui sur lequel on la rapporte [c'est--dire, la description] est du nombre des individus dont chacun d'eux vrifie entirement la vrit de l'espce, il n'y aurait pas d'individus qui lui correspondent, et l'intelligence aurait intellig cette espce dans son individu. Si la description (al-rasm) lui est rapporte, l'intelligence pourra s'arrter lui4.

    Passage difficile, et qui, avec les autres passages avicenniens traitant de la mme

    problmatique, a fait couler beaucoup d'encre5. Quel que soit le sens exact qu'il faut lui

    attribuer, on notera, dans un premier temps, qu'Avicenne semble y suggrer une solution au

    problme de la connaissance des individus qui fait intervenir la doctrine du rasm6 ou de la

    description. Avant donc de me consacrer, dans une autre publication, une tentative de

    comprendre fond ce que veut dire Avicenne, j'ai pens qu'il ne serait pas inutile de dblayer

    le terrain un peu, en tudiant l'arrire-fond grco-latine de cette problmatique. C'est ce que je

    vais tenter de faire dans ce qui suit.

    3 Avicenne, Mtaphysique, V, 8, 246-247, t. I, p. 269-270 Anawati = p. 544 Lizzini-Porro = p. 189, 10-18 Marmura ; traduction Anawati lgrement modifie. Voici, pour intrt, la traduction latine de ce texte, vraisemblablement due Gundissalinus : Si vero illud circa quod restrinxeris fuit aliquod individuum de universalitate individuorum alicuius specierum, tunc non poterit hac demonstratione cognosci nec intellectu deprehendi nisi sensu. Si autem id circa quod restringitur fuerit de individuis, in quorum unoquoque est perfecta veritas speciei, et non supervenit ei aliud novum individuum, intellectus iam intellexit ipsam speciem et eius individuum. Sed cum assignatur eius descriptio, intellectus poterit illud comprehendere... 4 The mind will have knowledge of it (Marmura), l'intelletto ne ha un conoscenza (Lizzini). 5 Parmi les nombreux articles consacrs ce thme chez Avicenne, signalons M. Marmura 1962, M. Rashed 2000, H. Zghal 2004, R. Acar 2004, P. Adamson 2005. 6 Cf. A.-M. Goichon, Lexique de la langue philosophique d'Ibn Sina, t. I, p. 143 no 276 : RASM : description, dfinition descriptive permettant de reconnatre l'objet, par opposition dfinition mtaphysique , add, nonant rigoureusement le genre et la diffrence spcifique . C'est surtout H. Zghal que revient le mrite d'avoir soulign le rle de la description dans la doctrine avicenienne de la connaissance divine des individus. Je compte y revenir dans la continuation du prsent article. Trs rapidement, voici les principaux lments de l'interprtation d'H. Zghal : pour Avicenne, le Premier Ncessaire connat les particuliers en tant qu'universels. Or la description permet la prise en compte des tats, attributs, conditions ou causes d'existence d'un individu, c'est--dire de ces critres de dtermination (muait), et donc son identification, par exemple, Zayd est fils unique dUmar, lui-mme fils de Amr , etc. Mais puisqu'aucun des liens dans cet enchanement n'est exempt du risque d'une identification errone, il ne s'agit que d'une description sensible, et donc faillible, et qui devra s'appuyer en dernier lieu sur le tmoignage des sens et de l'ostension. Si, par contre, cet enchanement identificateur pouvait tre ancr dans un rapport une espce monadique, o aucune erreur d'identification n'est plus possible, alors on aurait affaire une description intelligible, valeur certaine et dmonstrative. La connaissance divine des particuliers serait comprendre selon ce modle de la description intelligible.

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    Aristote et l'individu

    On sait qu'Aristote a laiss aux philosophes de l'Antiquit Tardive et du Moyen ge - que

    ceux-ci soient de langue grecque, syriaque, persane, arabe, hbreu, ou latine - un systme

    philosophique apte expliquer la ralit dans sa presque totalit. Ce n'tait pourtant pas un

    systme sans lacunes, ou du moins qui taient senties comme telles, et ce sont souvent ces

    lacunes qui ont suscit, travers les ges, les dveloppements les plus fconds et les plus

    intressants dans l'histoire de la philosophie.

    Un bon exemple nous est offert par la doctrine aristotlicienne selon laquelle il n'y pas de

    science des individus7. Quelle que soit sa justification l'intrieur du systme aristotlicien -

    si les individus ne sont pas susceptibles de dfinition ni de dmonstration, c'est notamment

    parce qu'ils contiennent de la matire, indtermine par sa nature mme8 -, cette doctrine ne

    pouvait que laisser les successeurs du Stagirite sur leur faim. C'est en effet trs bien de savoir,

    en rgle gnrale, comment fonctionne l'univers : mais comment convertir ces belles thories

    en praxis, comment les appliquer, si les individus concrets - pourtant dsigns comme

    premires et plus authentiques substances dans le trait des Catgories - chappent notre

    connaissance scientifique ?

    7 Il n'y pas de dfinition de l'individu, et cependant la dfinition est le point de dpart de la dmonstration (apodeixis), c'est--dire de la science (epistm) : Anal. Post. I, 8, 75b30 Mtaph. Z, 15, 1039b27-1040a 5-7. Mme s'il n'y qu'un seul individu qui corresponde la dfinition propose, il pourrait y en avoir plusieurs : Mtaph. Z 15 1040a33-1040b2 ; point qui sera, on vient de le voir, d'une importance fondamentale pour Avicenne. Toute science est science de l'universel : Mtaph. M 10, 1086b33-37. Les accidents individuels matriels ne rentrent pas dans les dfinitions : Mtaph. Z 10, 1036a2-9. Sur le problme de la connaissance des individus chez Aristote, voir par example O. Leaman, Oliver, An introduction to classical Islamic philosophy, Cambridge 1985, 20022, p. 233sqq. ; J. Barnes, Porphyry, Introduction, Oxford 2003 (Clarendon later ancient philosophers), p. 133sq. ; idem., Logic , in The Cambridge companion to Aristotle, Cambridge 1995, p. 47-48 : Aristotle does hold that there is no scientific knowledge of individuals or individual facts as individuals . La possibilit d'une dfinition aristotlicienne de l'individu a t soutenue, dans le cadre de la pense biologique du Stagirite, notamment par D. Balme, Aristotle's biology was non essentialist , dans A. Gotthelf & J. Lennox (dir.), Philosophical issues in Aristotle's Biology, Cambridge, 1987, pp. 291-312. Mais voir la rplique de G. E. R. Lloyd, Methods and Problems in Greek Science, Cambridge 1991, p. 389 sqq. 8 G. E. R. Lloyd, op. cit., p. 390, citant Aristote, Mtaph., Z 15, 1039b27sqq.

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    Dans ce qui suit, je m'intresserai une doctrine, celle de l'hupograph ou de la

    description9, qui, pense par les commentateurs grecs d'Aristote comme remde cette

    lacune10, s'est vue, au cours de l'histoire de ses multiples avatars, lier plusieurs thmes parmi

    les plus importants dans la philosophie occidentale, depuis l'pistmologie et l'ontologie

    jusqu'aux rgions les plus obscures de la thologie (thories des modalits de la connaissance

    divine et de la providence).

    L'hupograph chez les Grecs

    Les noplatoniciens ont donc adopt la doctrine de la description (hupograph) pour pallier

    l'impossibilit d'une dfinition des individus dans la philosophie aristotlicienne. Il s'agit

    d'un terme dj en usage aussi bien chez Platon11 que chez Aristote12, mme s'il n'a pas encore

    acquis chez ces auteurs le statut d'un terme technique. Sous sa forme pleinement dveloppe,

    cette doctrine est avant tout d'origine stocienne, mme si on ne trouve une thmatisation

    explicite de ce terme que chez Antipater de Tarse :

    Une description (hupograph) est une formule introduisant aux ralits de faon schmatique, ou bien

    une dfinition donnant de faon plus simple le sens de la dfinition13.

    Galien14 rpte cette lment doctrinal, ajoutant que les hupographai, qu'on nomme

    indiffremment dfinition notionnelle (ennomatikos horos) ou bien hupotupose , 9 Ce thme n'a pas t beaucoup tudi, le seul travail lui tre consacr tant, ma connaissance, celui de J.-M. Narbonne 1987. 10 Ou mieux, cette apparente contradiction, car d'autres passages aristotliciens (De an. 2, 5, 417b26-28 3, 6, 430b5-6, etc.) semblent laisser ouverte la possibilit d'une connaissance des individus. 11 Theaet. 172e3 ; Resp. 504 d6 ; 548 d 2 ; Leg. 737d7. 12 De Int., 13, 22a22 ; Meteor., I, 8, 346a32 ; II, 6, 363a26 ; EE 1200b27 ; De gen. animal. 766b30 ; Hist. animal. 510a30 ; De part. animal. 668a15. 13 Diogne Larce, VII, 60, trad. R. Goulet = SVF III, Antipater no. 23 : , .

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    n'expriment rien d'autre que ce que tout le monde sait dj15. Il est vrai que dans ces derniers

    textes, le mdecin de Pergame attribue cette terminologie non pas aux Stociens mais aux

    mdecins de l'cole empiriste tels qu'Hraclide, selon qui les hupographai expriment, en

    peu de mots, la notion (ennoia) de la ralit dont on nonce l'appellation 16.

    Voici quelques exemples d' hupographai stociennes :

    ...le jugement, qu'ils dcrivent en disant le jugement est ce qui est vrai ou faux 17.

    ...ils disent en dcrivant que le signe est un jugement qui prcde la proposition hypothtique valide, et qui dvoile le consquent18. Mais ils la dcrivent aussi de la manire suivante : la dmonstration est un discours qui, au moyen de la conclusion par rassemblement de prmisses reconnues comme vraies, dvoile l'inconnu 19.

    crivant un sicle environ aprs Galien, Porphyre de Tyre20, est parfaitement au courant de

    ces doctrines. Il fait tat dans son Commentaire l'Harmonique de Ptolme de trois sortes de

    dfinitions : on a d'abord (i) les dfinitions notionnelles (ennotikoi), qui concernent la forme,

    lesquelles, selon le philosophe tyrien, Aristote appelait essentielles (ousideis) 21 ; ensuite

    14 SVF II, 227 = t. II, no. 624 Hlser = Galien, Defin. medicae 1. vol. XIX p. 349 K. . 15 SVF II, 229 = t. I, no. 306 Hlser = Galien, De differentia pulsuum IV 2. vol. VIII p. 708 K. , . ... , . Sur la notion de dfinition conceptuelle (ennomatikos horos), voir P. Kotzia-Panteli 2000. 16 Galien, De diff. puls., t. 8, p. 720, 7 sqq. Khn : . , . , , . Comme le souligne P. Kotzia-Panteli 2000, 48-49 & n. 19, ces Empiristes taient de tendance philosophique sceptique. 17 .... , p " " (SVF II 166). 18 , (SVF II 221). 19 (SVF II 266). Voir aussi Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 25 = fr. 636A Hlser, ou les trois significations stociennes du bien () font chacune l'objet d'une description ( ) ; cf. P. Kotzia-Panteli 2000, p. 53. 20 Porphyre, In Harm. Ptol., p. 14, 21 sq. Dring. 21 L'expression dfinition essentielle (ousid) n'apparat pas chez Aristote. Mais Alexandre Aphrodise s'en sert plusieurs reprises (In Metaph., p. 287, 7 ; In Top., 420, 9-12), signalant que c'est dans la Mtaphysique et au deuxime livre des Analytiques Secondes que le Stagirite en parle, notamment dans le cadre de sa discussion de la possibilit de la dmonstration des dfinitions.

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    il y a (ii) les dfinitions matrielles, seules considres comme essentielles par les Stociens.

    Finalement (iii), il a y les dfinitions qui touchent aussi bien la matire que la forme ; c'est

    cette dernire varit qu'aurait favorise Archytas22.

    Porphyre revient sur la question des diffrentes varits de la dfinition dans un fragment

    de son Commentaire perdu au trait des Catgories, adress Gdalios23. Ici, il n'est plus

    question de trois dfinitions, mais de deux, la dfinition notionnelle (ennomatikos) et la

    dfinition substantielle (ousids). Rpondant la critique plotinienne (Ennades, VI 1 (41),

    10, 1-3) de la dfinition aristotlicienne de la qualit (poiots) - le Stagirite se serait content

    de signaler que la qualit est ce selon quoi se disent les qualifis (poioi), sans clairer le

    lecteur sur ce que c'est la qualit en elle-mme - Porphyre donne la rponse suivante24 :

    En rponse cela, Porphyre dit que la dfinition (logos) concernant la qualit est notionnelle

    (ennomatikos), et non pas substantielle (ousids). Or le logos notionnel est celui qui est pris partir

    des traits qui sont familiers tous et au sujet desquels tout le monde est daccord25, par exemple que le

    22 Parmi ses ouvrages qui sont parvenus jusqu' nous, c'est, de faon singulire, dans ce seul commentaire sur l'Harmonique de Ptolme que Porphyre cite le pythagoricien Archytas, qui pourtant joue un rle extrmement important chez les commentateurs noplatoniciens d'Aristote partir de Jamblique, lve, dit-on, de Porphyre. Aurions-nous dans ce fait l'indice d'une datation relativement tt de ce commentaire In Harm. Ptol. ? 23 Porphyre, Ad Gedalium, fr. 70, p. 56-57 Smith = Simplicius, In Cat., p. 213, 8-28 Kalbfleisch. Voir sur ce texte P. Kotzia-Panteli 2000, p. 50-55. 24 , , . , , , . . , , , . , , . , , . , . 25 Cf. Galien, cit supra n. 6 : , .

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    bien est ce partir de quoi lon est susceptible de tirer bnfice26, lme est ce partir de quoi le vivre

    existe27, le son est lobjet sensible propre de loue 28. Les dfinitions substantielles (ousideis [...]

    horoi) sont celles qui enseignent en outre la substance mme des choses dfinies, par exemple, le bien

    est la vertu ou ce qui participe la vertu29, lme est une substance mue par soi30, le son est de lair

    frapp 31. Puisque tout le monde est daccord leur sujet, les dfinitions conceptuelles sont partout les

    mmes, tandis que les substantielles, tant mises en avant selon les coles particulires,

    sont contredites par ceux qui sont dun autre avis. En effet, avec ceux qui disent que le son est de lair et

    un corps32, les anciens ne sont pas daccord, eux qui le dfinissent comme un incorporel en actualit et

    un coup33 ; tandis que ceux qui placent le bien dans la vertu et le beau seul se voient rfuter par ceux qui

    ltendent travers toutes choses. En effet, il a sembl bon davoir recours, dans les premires

    introductions, aux dfinitions admises par tous ; car elles sont plus familires et mieux adaptes une

    premire audition. Les autres requirent la philosophie premire, celle qui considre les tres en tant

    qutres. Cest pour cela quAristote a donn la dfinition essentielle de la Qualit dans la

    Mtaphysique34, et la notionnelle ici.

    Ici, la doctrine de la distinction entre dfinition notionnelle et dfinition substantielle

    sert, comme trs souvent chez Porphyre, vacuer des contradictions apparentes.

    Contradiction d'abord chez Aristote lui-mme : si la dfinition que le Stagirite donne de la

    qualit dans le trait des Catgories peut sembler inadquate, c'est qu'il ne s'agit que d'une

    dfinition notionnelle - et donc inadquate en tant que provisoire - qu'Aristote s'empressera de

    26 Cf. Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 22 = SVF II 75 = 311 Hlser : . 27 Cf. Aristote, De anima, 413b1. 28 Cf. Diogne de Babylone ap. Diogne Larce, 7, 55 = SVF III 17 = 467 Hlser : , . 29 Cf. Sextus Empiricus, Adv. Math., XI, 76 : (dfinition attribue Znon de Citium) ; XI, 184-185 ; Diogne Larce, VII, 101. 30 La doctrine de l'me autokintos est, on le sait, typiquement platonicienne ; cf. Phdre 245c sqq. ; Lois 895e-896a. 31 Dfinition attribue dj Znon de Citium, SVF I 74 = 487 Hlser. 32 Les Stociens. 33 La dfinition du son (phn) comme un coup (plg) est platonicienne, cf. Time 67b. 34 Cf. Aristote, Mtaphysique , 14, 1020a33 sq.

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    complter par la dfinition substantielle qu'il en donnera dans la Mtaphysique. Contradiction,

    ensuite, entre les coles philosophiques : si celles-ci diffrent, ce n'est que par rapport aux

    dfinitions substantielles : pour ce qui est des dfinitions notionnelles, l'harmonie rgne entre

    l'Acadmie, le Pripatos, et la Stoa. C'est ce qui fait que leur usage est parfaitement appropri

    pour la consommation des jeunes tudiants qui commencent leurs tudes de philosophie - tel

    vraisemblablement Gdalios lui-mme - qui abordent l'tude de la philosophie prcisment

    par celle des Catgories, premier trait dans le curriculum noplatonicien tabli par

    Porphyre : ceux-ci n'ont que faire des divergences entre coles35. Ce n'est que lorsqu'ils auront

    progress dans leurs tudes qu'on leur rvlera que l'accord irnique qui rgne au niveau des

    dfinitions notionnelles cache souvent un dsaccord profond au niveau de la dfinition

    substantielle, de sorte qu'ils devront faire leur choix entre doctrines platonicienne,

    aristotlicienne ou stocienne.

    Retenons surtout de ce fragment porphyrien que l'on a affaire un classement

    hirarchique : l'tudiant en premire anne de fac commencera par apprendre les dfinitions

    notionnelles, dont la plupart sont tires de la Stoa. Ce n'est que plus tard dans ses tudes qu'il

    rencontrera les dfinitions substantielles, tires, elles, pour la plupart de la philosophie

    platonicienne. On peroit ici une doctrine fondamentale que Porphyre a introduit dans la

    pdagogie noplatonicienne : les philosophies des diffrentes coles concurrentes -

    notamment stocienne et pripatticienne - peuvent servir de propdeutique l'tude de la

    vraie philosophie, qui, elle, ne saurait tre que platonicienne. travers la simple distinction

    entre diffrentes sortes de dfinitions, c'est donc dj toute la pdagogie noplatonicienne qui

    s'esquisse ici in nuce.

    35 Que les dfinitions notionnelles, qui font l'objet d'un accord gnral entre les diffrents coles philosophiques, sont pour cette raison particulirement bien adaptes aux besoins pdagogiques, c'est dj l'avis de Galien ; cf. P. Kotzia-Panteli 2000, p. 49

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    L'hupograph chez les noplatoniciens

    De la dfinition, revenons la description. C'est encore une fois Porphyre que inaugure

    l'utilisation de l'hupograph comme terme technique dans le noplatonisme. Le philosophe de

    Tyr y revient plusieurs reprises dans son petit commentaire sur les Catgories par questions

    et rponses, qui nous est parvenu dans sa presque totalit. Il y a recours, par exemple, en

    parlant des Ajax, exemple paradigmatique de l'homonymie. Lorsque je parle d' Ajax , se

    demande Porphyre, comment puis-je faire comprendre mon interlocuteur de quel Ajax je

    veux parler, du fils de Tlamon ou du fils d'Oleus ? Eh bien, si je souhaite dsigner le fils

    d'Oleus, je dirai il s'agit d'Ajax, fils d'Oleus, de race locrienne , et pour parler du fils de

    Tlamon je dirai : il s'agit d'Ajax, fils de Tlamon, de race salaminienne 36. Or, explique

    Porphyre37,

    [...] il est vident que tu t'es servi du nom Ajax de faon commune leur gard - en effet, tous les deux

    s'appellent Ajax - mais lorsque tu donnes une description (hupograph) qui est proche de la dfinition, il

    est clair que tu as donn une formule dfinitionnelle ou descriptive (horistikon hupographikon) dans le

    cas d'Ajax de Locres, et une autre dans le cas d'Ajax de Salamine. En effet, si tu les avais nomms tous

    les deux homme , tu n'aurais pas donn d'eux une dfinition diffrente selon le nom homme [...]

    car de tous les deux, en tant que ces sont des hommes et qu'ils s'appellent du nom commun homme ,

    tu aurais rendu compte en disant que ce sont de animaux raisonnables mortels .

    36 Cf. supra, les exemples de hypographai stociennes. 37 Porphyre, In Cat., p. 64, 14-20 Busse : ( ), , . , , , , , .

  • 11

    Mme si des proprits telles que tre le fils de Tlamon ou tre de race

    salaminienne , tant de nature accidentelle, ne sauraient rentrer dans une dfinition

    proprement dite - qui ne s'effectue qu' partir du genre et de la diffrence spcifique -, elles

    peuvent trs bien permettre l'hupograph de servir aux fins de la dsambiguation des

    homonymes. C'est cette fonction identificatrice et dsambiguante de l'hupograph qui jouera

    un rle d'une certaine importance dans la philosophie d'Avicenne.

    Mme si le terme n'y est pas attest, le schma conceptuel dont la notion de l'hupograph

    fait partie intgrale joue un rle capital dans quelques fragments qui nous sont parvenus du

    grand commentaire de Porphyre sur les Catgories adress Gdalios, comme on va le voir

    plus bas. Cependant, ce sont quelques mentions fugitives du mot hupograph dans l'Isagog38

    - ouvrage qui, intgr ds le Ve sicle dans le curriculum noplatonicien comme introduction

    aux Catgories et donc la philosophie toute entire, exera une norme influence sur ses

    successeurs - qui ont donn lieu quelques-uns des dveloppements les plus intressants de la

    doctrine de la description. On peut en prendre comme exemple le commentaire que consacre

    Ammonius la premire de ces occurrences39 :

    38 Porphyre, Isagoge, p. 2, 15 ; 3, 20 ; 11, 18 Busse. 39 Ammonius, In Porph. Isag., p. 54, 5sqq. : , , , , , . . , . . , ( ), ), , , , . , . , , ,

  • 12

    Il nous faut donc dire d'abord ce que c'est qu'une description (hupograph) et ce que c'est qu'une

    dfinition, et en quoi la dfinition diffre de la description. Par la suite, il nous faut chercher la raison

    pour laquelle il [c'est--dire Porphyre] nous donne cet enseignement par description et non par

    dfinition, mme si les dfinitions ont coutume de signifier la substance de la ralit sous-jacente et

    d'entourer les choses propres, sans rien liminer des choses trangres. Or, il faut dire que chacune des

    ralits est aussi bien une que multiple. C'est pour cela que chacune est signifie aussi bien par un nom

    que par une formule (logos) : par le nom40, lorsqu'on la considre comme quelque chose d'un, par la

    formule quand comme quelque chose de multiforme. Par exemple, nous signifions

    l'homme aussi bien par le nom homme que par la formule qui dit : animal raisonnable mortel

    susceptible de recevoir l'intellect et la science . Or, cette formule significative des ralits sous-jacentes

    est prise soit parmi les choses qui appartiennent selon la substance aux ralits, soit parmi celles qui leur

    arrivent par accident. Si elle est prise partir des choses qui leur appartiennent substantiellement, on

    l'appelle dfinition , comme animal raisonnable mortel (en effet, ces lments sont constitutifs de

    la substance de l'homme), mais si elle est prise parmi les choses qui leur arrivent accidentellement, on

    l'appelle description (hupograph), par exemple : l'homme est un animal qui marche droit, aux

    ongles plats41, qui se sert de ses mains ; en effet, ces lments sont survenus la substance de

    l'homme ; ils ne sont pas constitutifs de la substance de l'homme, mais lui sont survenus. C'est donc en

    cela que diffrent la dfinition et la description : par le fait que la dfinition montre les ralits partir

    de la substance, la description partir des accidents. Elle est appele description en tant qu'elle est

    comme une peinture par ombres (skiagraphia) : en effet, comme, chez les peintres, la peinture par

    ombres montre l'imitation de l'image, mais non de manire articule, de la mme faon la description

    indique, d'une certaine faon, la ralit, mais pas de manire articule. La dfinition, par contre, nous

    prsente la ralit elle-mme clairement. La dfinition est donc analogue la peinture complte, la

    description la peinture par ombres. C'est pour cela qu'on l'appelle description . . , . 40 On verra plus bas que pour Michel Psellos, chaque ralit a trois formules : selon le genre, selon l'espce, et selon le nom propre. 41 . C'est--dire que les orteils de l'homme ne sont pas courbes, comme ceux des btes de proie ou des oiseaux. Cf. (ainsi Dunlop 1951, mais il s'agit en fait d'un ouvrage du philosophe nestorien Ibn-al-ayyib), In Isag., 11, p. 83 Dunlop, o le traducteur propose, avec hsitations, la suite de Baumstark, de rendre ar al-afr, par broad-soled . Il ajoute en note or broad-nailed (?) , ce qui est plus proche de la marque.

  • 13

    Or l'intrt principal de ce long extrait, c'est qu'il souligne de manire exemplaire deux

    points sur lesquels la recherche moderne n'a peut-tre pas suffisamment insist. D'abord, c'est

    le fait, soulign loisir par Ammonius, que l'hupograph s'effectue partir des proprits

    accidentelles 42. Ensuite, Ammonius insiste sur l'origine du terme dans le lexique technique de

    la peinture.

    Hupograph, peinture, pistmologie

    Aussi bien le terme hupograph, que le verbe hupographein dont il drive, prsentent

    de multiples sens, mais qui exhibent tous, de proche ou de loin, le sens tymologique de base :

    crire sous . Ainsi, dans le domaine de la littrature, l'hupograph peut dsigner l'esquisse

    prliminaire d'un ouvrage littraire43, ou dans celui de l'architecture, le plan prliminaire d'un

    btiment ou d'une ville, etc. Mais le sens que souligne Ammonius, c'est celui qui relve de la

    peinture : selon Pollux, l'hupograph est, avec l'hupotupsis et la skiagraphia, l'une des trois

    parties constitutives de l'art de la peinture (graphik tekhn)44. Il s'agit d'une esquisse

    prliminaire45, qui doit servir de guide l'artiste pour l'excution de son uvre : la mme

    mthode tait sans doute en usage pour des pierres tombales et des stles peintes, des

    42 Cf. Ammonius, In Isag., p. 56, 14-15 Busse : l'hupograph signifie la substance sous-jacente par le concours des accidents, en nous dirigeant vers la notion (ennoia) de la substance ( , ). Cf. Ibn al-ayyib, In Isag,, 11 Dunlop : ...the description is made up of the properties and accidents of the thing, as we say that man is an animal who laughs (cf. Greek gelastikon), sails a boat (cf. Greek pleustikon), (and) is broad-soled . 43 C'est ainsi que, selon la Vie de Virgile rdige par Donat, Auguste, impatient de voir paratre l'nide, rclame que'on lui en envoie vel prima carminis hypographe vel quodlibet kolon (Vita Donati, 106-109). 44 Onomastikon 128 : . Parmi les autres synonymes pour ce procd, on trouve en grec, sublino, adumbrare en latin (cf. Lippold, cit note suivante). 45 Sur ce technique, voir, par exemple, Lippold, art. Malerei , RE IV, 1 (1928), col. 891-892 ; R. D. DePuma, Preliminary sketches on some fragments by Makron in Philadelphia and Bryn Mawr , American Journal of Archaeology 72.7 (1969), 152-154 ; P. E. Corbett, Preliminary sketch in Greek vase painting , Journal of Hellenic Studies 85 (1965), 16-28 ; N. Hoesch, art. Malerei , Der Neue Pauly 7 (1999), col. 774.

  • 14

    peintures tombales italiennes, des gemmes incises, etc.46. Si j'insiste sur ce point, c'est que

    quelques auteurs rcents se sont aviss de traduire hupograph par circonscription : or, ce

    qui correspond ce dernier terme, ce n'est pas le complexe smantique

    hupographein/hupograph mais bien plutt perigraphein/perigraph.

    Quoi qu'il en soit, que le terme technique logique hupograph ait gard son sens originel

    d' esquisse prliminaire dans la littrature philosophique de l'Antiquit tardive, c'est ce qu'a

    bien compris Boce47 qui, suivant peut-tre Porphyre sur ce point comme sur beaucoup

    d'autres, le met en rapport avec l'pistmologie noplatonicienne :

    Les sens et l'imagination sont des sortes de premires figures, sur lesquelles, comme sur une espce

    d'arrire-fond, l'intelligence survient en y prenant appui. En effet, comme les peintres ont coutume de

    tracer des corps par des lignes, et de les poser comme substrat l o ils veulent reprsenter l'apparence

    de quelqu'un, de la mme faon les sens et l'imagination sont poss naturellement comme substrats dans

    la perception de l'me. Car lorsqu'un chose tombe sous les sens ou sous la pense, il est ncessaire qu'en

    naisse d'abord une sorte d'imagination : et que par la suite survienne une comprhension plus complte,

    qui dveloppe toutes celles de ses parties qui se trouvaient comprises dans l'imagination l'tat de

    confusion.

    On voit donc que, selon cette faon de voir, l'hupograph non seulement ne fait pas

    concurrence la dfinition : elle en est le prliminaire ncessaire. Dans la comprhension des

    choses individuelles, la perception sensible doit prparer le chemin pour l'intellect, lui

    tablissant au pralable une sorte d'esquisse, que l'intellect n'aura par la suite qu' remplir

    46 M. Roaf & J. Boardmann, A Greek painting at Persepolis , Journal of Hellenic Studies 100 (1980), 204-206. 47 Boce, In Perihermeneias, 2e d., p. 28-29 Meiser : Sensus enim atque imaginatio quaedam primae figurae sunt, supra quas uelut fundamento quodam superueniens intellegentia nitatur. Nam sicut pictores solent designare lineatim corpus atque substernere ubi coloribus cuiuslibet exprimant uultum, sic sensus atque imaginatio naturaliter in animae perceptione substernitur. Nam cum res aliqua sub sensum uel sub cogitationem cadit, prius eius quaedam necesse est imaginatio nascatur, post uero plenior superueniat intellectus cunctas eius explicans partes quae confuse fuerant imaginatione praesumptae.

  • 15

    de couleurs, c'est--dire, selon Boce, en expliciter les parties confuses. Or, expliciter ce qui

    est confus, c'est, selon Simplicius, prcisment la fonction de la dfinition48 :

    ...la dfinition dploie et dveloppe la ralit, la saisissant selon la multiplicit de ses parties, tandis que

    le nom contracte et replie, la manifestant selon son aspect uniforme49.

    Trouvons-nous d'autres chos de cette doctrine de l'hupograph comme tape prliminaire

    a la connaissance ? Oui ; on peut citer, par exemple, le tmoignage d'lias, successeur

    d'Olympiodore la tte de l'cole d'Alexandrie vers le milieu du VIe sicle. Abordant la

    division aristotlicienne en dix catgories, lias fait tat d'une objection vraisemblablement

    courante dans la tradition des commentateurs : pourquoi le Stagirite n'a-t-il pas effectu cette

    division auparavant, lorsqu'il faisait une division de l'tre en quatre ? Eh bien, rpond lias50,

    48 Simplicius, In Cat., p. 28, 15-17 Kalbfleisch : , , . 49 On pense la dialectique de la complicatio (enveloppement) et de l'explicatio (dveloppement) qui caractrise notamment la pense de Nicolas de Cuse (De doct. ign. II, 3, etc.), sur laquelle on consultera K. H. Volkmann-Schluck, Nicolaus Cusanus, Frankfurt 19682, p. 48 sqq. ; K. Kremer, Erkennen bei Nikolaus von Kues. Apriorismus - Assimilation - Abstraktion , dans M. Bodewig, J. Schmitz, R. Weier (dir.), Das Menschenbild des Nikolaus von Kues und der Christliche Humanismus (Festgabe fr Rudolf Haubst zum 65. Geburtstag), Mainz 1978, 23-57. Cf. De ludo, II (p. I, fol. 166r, 33-35) : Sic in centro animae rationalis complicantur omnia in ratione comprehensa, sed non sentiuntur, nisa attenta cogitatione vis illa concitetur et explicetur (cit par K. Kremer, op. cit., 28 & n. 26). L'origine de ce thme est chercher dans le noplatonisme de l'Antiquit Tardive, comme l'ont soulign J.-C. Margolin, Identit et diffrence(s) dans la pense de la Renaissance , Studia Leibnitiana Suppl. 23 (1983), p. 59, et dj W. Beierwaltes, Identitt und Differenz, Frankfurt 1980, p. 149 & n. 12. 50 Elias, In Cat., p. 168, 16 sqq. Busse : , , - . , . , , , , , .

  • 16

    Nous rpondons qu'il a ncessairement gard cette division pour la fin, pour que la premire section

    s'arrte la simple numration des catgories, et que la deuxime commence par leur enseignement

    exact. En effet, comme les meilleurs peintres, avant la forme parfaite acquise par les couleurs,

    fournissent une notion (ennoia) faible de ce qui est peindre au moyen de la skiagraphie ou de la

    leukographie51, de la mme faon Aristote, dcrivant (hupographn) les ralits par une formule, nous

    fournit un faible reflet des catgories. Car leur enseignement grossier (pakhumers) procde uniquement

    partir de simples exemples, tandis que leur enseignement fin (leptomers) stipule les propres de

    chacune et leur division, pour que nous sachions, par le moyen des propres, les choses qui appartiennent

    aux catgories, et les choses auxquelles ils appartiennent par la division.

    Tout comme, dans la psychologie expose par Boce, l'imagination doit fournir une

    sorte d'esquisse prliminaire (hupograph) de la chose sensible que l'intellect n'aura qu'

    remplir et expliciter par la suite, ici, de manire analogue, pour lias, Aristote a d'abord

    fourni, par le moyens de simples exemples, une description prliminaire des catgories,

    description destine prparer le chemin pour l'tude plus dtaille de chaque catgorie prise

    part. Or j'ai essay de montrer ailleurs52 que ce schma argumentatif prend son origine dans

    le commentaire perdu aux Catgories que Porphyre adressa Gdalios, et qu'il s'appuie sur

    une pistmologie d'origine stoco-platonicienne o l'essentiel de l'argumentation tourne

    autour de la doctrine des ides innes, et de leur (r-)activation. Rappelons brivement de

    quoi il s'agit.

    51 Nous avons dj vu que la skiagraphia est, dans la peinture, plus ou moins synonyme de l'hupograph. On sait peut de choses sur la nature prcise de la leukographia, sauf qu'il a d s'agir, comme le disent Liddell-Scott (citant Aristote, Potique, 1450b2), d'une peinture en blanc sur fond color. 52 Cf. M. Chase, tudes sur le commentaire de Porphyre sur les Catgories d'Aristote adress Gdalios. [S. l.]: [s. n.], 2000. Thse de la Ve Section de l'cole pratique des Hautes tudes (Paris).

  • 17

    Hupograph et notions communes

    Dans un fragment de son Commentaire sur les Catgories adress Gdalios, Porphyre53,

    comme Elias, rpond une objection contre la structure du trait des Catgories, qui est

    divise en trois sections : (1) d'abord, une discussion prliminaire des homonymes,

    synonymes et paronymes ; (2) ensuite, la discussion des catgories proprement dites ; et (3),

    finalement, la discussion des soi-disant post-praedicamenta. Pourquoi, se plaignait-on,

    Aristote n'a-t-il pas introduit les post-praedicamenta (3) avant le traitement des catgories

    proprement dites (2), ou bien, alternativement, pourquoi ne pas avoir ajout la discussion

    prliminaire (1) aprs celle des catgories stricto sensu (2) ? Eh bien, rpond Porphyre, c'est

    que les homonymes, synonymes etc. (1) taient compltement inconnus des lecteurs, tandis

    que des sujets traits par les post-praedicamenta (3), ceux-ci disposaient dj de certaines

    notions (ennoiai). Ce sont ces notions prliminaires qui dispensent Aristote du besoin de

    s'tendre longuement sur ces sujets, tandis que les sujets des synonymes, homonymes, etc.,

    compltement inconnus, ont besoin d'une prparation prliminaire54, l'instar de celle qui est,

    dans la doctrine rapporte par Boce, fournie par l'imagination l'intellect.

    Lorsque Dexippe entreprend de rpondre la mme objection anti aristotlicienne dans son

    propre Commentaire aux Catgories - qui drive du commentaire perdu de Porphyre adress

    Gdalios55 - son argumentation est encore plus clairante. tant donn, dit-il, qu'il faut

    53 Porphyre, Sur les Catgories Gdalios, fr. 49 Smith, apud Simplicius, In Cat., p. 19, 26-20, 5 Kalbfleisch. Cf. Porphyre, In Cat., p. 59, 34 sqq. Busse ; Dexippe, In Cat., p. 16, 14 sqq. Busse. 54 On trouve sans doute un cho de ce schma doctrinal chez Simplicius, In Phys., p. 653, 4 sqq. Diels (CAG IX), passage discut par P. Kotzia-Panteli 2000, p. 58-59. Aristote fonderait sa discussion du lieu sur les koinai ennoiai (p. 565, 5-8 Diels) ; or, dans le cas du vide, il faut d'abord se mettre d'accord sur le sens du mot, car les gens qui se sont exprims ce sujet ont montr qu'ils n'en avaient qu'une notion non-articule ( , ). Or, diarthro, diarthrsis sont prcisment des termes techniques dsignant le travail de clarification et d'articulation qu'il faut, selon la thorie noplatonicienne (et dj stocienne) effectuer sur nos notions communes, qui se trouvent chez le non-philosophe dans un tat de non-articulation (adiarthrton) ; voir infra. 55 Voir sur ce point P. Hadot 1974.

  • 18

    prendre par avance () les choses utiles56, pourquoi Aristote a-t-il introduit les

    post-praedicamenta aprs les catgories? Rponse : des choses dont nous n'avons pas de

    notion (), il nous faut recevoir un enseignement pralable de la part des savants. Or,

    nous n'avons pas de pr-notion () des homonymes, des synonymes, ni des

    paronymes ; il fallait donc que quelqu'un qui use correctement des noms nous amne la

    notion ()57 de ces noms. De certaines autres choses, nous avons bien une notion, mais

    elle n'est pas articule (). Il fallait donc qu'Aristote ait recours la notion

    commune de ces choses ( ), pour que la continuit de

    l'enseignement ne soit pas rompue. Aprs cela, il fallait articuler () chaque chose

    de manire exacte, distinguant les ralits mmes, au lieu de les considrer par le biais de la

    thorie physique. Finalement, le Stagirite donne la thorie plus exacte sur le sujet des post-

    praedicamenta dans la Physique.

    Porphyre revient sur cette mme problmatique ailleurs dans les fragments de l'Ad

    Gedalium prservs par Simplicius58:

    Dautres, notamment Porphyre, pensent que ces considrations contribuent la clart, car parmi les

    noms mentionns dans les catgories, tous ceux qui n'taient pas compris d'avance selon les notions

    communes (kata tas koinas ennoias), Aristote les a pris en considration par avance au dbut, et il les a

    articuls ; ainsi par exemple le discours sur les homonymes et les synonymes. En revanche, tout ce qui

    tait compris d'avance dans les notions communes, mais qui avait besoin d'articulation supplmentaire,

    de ces choses il articula, aprs la compltion, ce que la prnotion (prolpsis) relative ces noms avait de 56 On se rappelle que dj chez picure et les Stociens, la prolepsis dsignait une sorte une notion inne. 57 Cf. Ammon., In Isag., cit supra : l'hupograph . 58 Fr. 73 Smith = Simplicius, In Cat., p. 379, 12-21 : , , , , , , , .

  • 19

    confus, aprs avoir termin son expos, afin de ne pas briser la continuit du discours en intercalant au

    milieu l'articulation de ces choses.

    Ce n'est pas ici le moment pour y revenir ici en dtail, mais il me semble, et j'ai essay de

    le montrer, que toute cette problmatique des ennoiai/prolpseis et de leur articulation

    (diarthrsis) reprsente l'cho d'une thorie des ides innes qui, ne dans la Stoa, s'est vue

    combiner dans la philosophie d'Antiochus d'Ascalon avec la doctrine platonicienne de la

    rminiscence. On sait que pour Platon, l'me jouit de la vision de la vrit - c'est--dire, des

    Formes intelligibles - avant son incorporation dans un corps terrestre, lorsqu'elle accompagne

    les chariots des dieux dans leurs rondes autour de l'huperouranios topos. Quand l'me descend

    dans la gense, elle garde des traces de ces connaissances parfaites, mais ce sont des traces

    devenues embrouilles, vagues, et presque effaces. C'est le but de l'enseignement

    philosophique que de rveiller ces ennoiai innes, comme les tincelles d'un feu que l'on

    attiserait, et l'apprentissage, dans cette perspective, ne consiste que dans l'articulation

    (diarthrsis) - c'est--dire, l'explication, la classification et la mise en ordre - de ces notions

    vagues d'origine suprasensible. Particulirement aptes mettre en mouvement et dployer

    () nos ides innes sont les dfinitions59 ; l encore, il s'agit d'un thme dj cher

    aux stociens60.

    Hupograph et individus

    Revenons cependant la fonction de l'hupograph. Expliquant dans son Commentaire sur

    les Catgories pourquoi Aristote parle d'un logos de la substance au lieu d'une dfinition

    59 Commentaire anonyme sur le Thtte, col. XXIII, 1-8 Sedley, texte qui est comparer avec le passage du Commentaire sur les Catgories de Simplicius, cit supra (In Cat., p. 28, 15-17). 60 Selon Long & Sedley t. I, p. 194, une dfinition se considre comme l'articulation linguistique d'une conception (ennoia) gnrique .

  • 20

    proprement dite (horismos), Simplicius explique, suivant Porphyre, que c'tait prcisment

    pour laisser de la place l'hupograph :

    Il a dit logos et non pas dfinition (horismos), pour inclure le compte rendu descriptif (tn

    hupographikn apodosin), qui convient aussi bien aux genres suprmes qu'aux individus (atomoi), qui

    ne sauraient tre embrasss par la dfinition, car il est impossible de saisir le genre des genres suprmes,

    aussi bien que les diffrences des individus, mais la description (hupograph), qui rend compte du

    caractre propre (idiots) de la substance, atteint ces choses aussi61.

    Puisque selon la bonne doctrine aristotlicienne, la dfinition s'effectue partir du genre et

    la diffrence spcifique, il ne saurait y avoir de dfinition ni des genres suprieurs - c'est--

    dire, les catgories elles-mmes - qui n'ont pas de genre, ni des individus, qui, eux, manquent

    de diffrences spcifiques. A la diffrence de la dfinition, l'hupograph, se contente de

    donner le caractre propre (idiots) de la substance, caractre propre dont il nous faudra

    dterminer la nature. En effet, nous l'avons vu, les commentateurs noplatoniciens insistent

    sur le fait que tandis que la dfinition s'effectue en saisissant les caractres essentiels et

    constitutifs du definiendum, l'hupograph, elle, ne s'intresse qu'aux accidents62.

    L'individu comme faisceau de qualits

    61 Simplicius, In Cat., p. 29, 15-19 : , , , , . 62 David, Prolgomnes, 12, 27-28 : , ; Elias, In Porph. Isag., 58, 15-17 : , . On trouve cette notion dj chez Alexandre d'Aphrodise, In Top., 421, 27-32 : , , , ( , )...

  • 21

    Or, si l'hupograph, qui ne s'intresse qu'aux proprits accidentelles de la chose, est

    particulirement bien adapte saisir la nature de l'individu, c'est parce celui-ci n'est rien

    d'autre qu'un concours d'accidents. Il s'agit l d'une doctrine qui, quels qu'en aient t les

    ultimes antcdents philosophiques, a trouv sa formulation canonique dans divers crits de

    Porphyre, par exemple le petit commentaire sur les Catgories par questions et rponses63 :

    Q : Combien y-a-t-il d'espces de la qualit ?

    A. Quatre.

    Q. Quelles sont-elles ?

    A. L'une, c'est l'tat (hexis) et la disposition (diathesis).

    Q. Est-ce qu'elles diffrent l'une de l'autre comme des espces, ou bien sont-elle diffrentes selon le

    nombre ?

    A. Elles ne sont pas diffrentes en tant qu'espces, comme l'homme du buf. En effet, elles ne

    diffrent pas l'une de l'autre par des diffrences spcifiques, comme le cheval de l'homme,

    mais elles sont diffrentes par le nombre, comme Socrate de Platon. Car Socrate n'est pas

    diffrent de Platon par des diffrences spcifiques, mais par le caractre propre du concours de ses

    qualits (idiotti de sundroms poiottn).

    On pourrait multiplier les exemples de textes d'origine porphyrienne o apparat cette

    doctrine, qu'on a qualifie de bundle theory 64, et selon laquelle l'individu est identifier

    63 Porphyre, In Cat., p. 128, 34 - 129, 10 Busse (sur ce texte, cf. R. Chiaradonna 2000, p. 307sq.) : {.} ; {.} . {.} ; {.} . {.} , , ; {.} . , , . 64 Sur cette thorie, voir surtout R. Sorabji 1988. On n'est pas loin de la thorie de Plotin, pour qui, comme le rappelle L. Brisson ( Peut-on parler d'union mystique chez Plotin ? , sous presse), ... le corps (sma) [...] peut tre dcrit comme un ensemble de qualits (poitetes) qui viennent s'attacher un gkos, c'est--dire un morceau de matire (hle) pourvue de grandeur (mgethos) . C'est videmment cette notion d'ogkos qui manque chez Porphyre : celui-ci l'aurait-il omise dans ses crits de logique lmentaire, par souci de simplicit ?

  • 22

    avec un concours d'accidents. Le locus le plus classicus, et qui allait avoir la plus grande

    influence non seulement sur la tradition de la logique aristotlicienne mais aussi sur celle de la

    thologie trinitaire chrtienne, est sans doute celui-ci, tir de l'Isagog de Porphyre65 :

    Ces [tres] sont donc appels individus (atoma), parce que chacun d'entre eux est constitu de

    caractres propres66 (hoti ex idiottn sunestken hekaston), dont le rassemblement (athroisma) ne

    saurait jamais se produire identiquement dans un autre [traduction Libera-Segonds]67.

    On peut penser qu'il s'agit d'une adaptation de la doctrine stocienne de l'idis poion68, la

    qualit identificatrice qui accompagne l'individu et le caractrise pendant toute sa vie,

    rapprochement fait explicitement par Dexippe qui, on l'a vu, vhicule nombre de doctrines de

    l'Ad Gedalium de Porphyre69 :

    Mais si l'espce est ce qui est prdiqu dans l'essence de plusieurs choses qui diffrent en nombre, par

    quoi celui qui est individu et un diffre-t-il de celui qui est individu et un ? En effet, aussi bien celui-l

    que celui-ci sont numriquement uns. 65 Porphyre, Isagog, p. 7, 21-24 Busse = II, 15, p. 9 Libera-Segonds : , . , , . 66 Individuating qualities Sorabji ; caratteri propri Chiaradonna. 67 R. Sorabji (loc. cit.), suivi par R. Chiaradonna, cite Olympiodore In Alc. p. 204 Creuzer comme un tmoignage de Proclus, qui attribuerait cette doctrine aux Pripatticiens. Mais ce texte reproduit vraisemblablement le point de vue non pas de Proclus, mais d'Olympiodore : la citation de Proclus termine, mon avis, la ligne 204, 8 Creuzer, et ce qui suit partir des mots , introduit une observation de la crue d'Olympiodore. Celle-ci, comme l'a bien vu Chiaradonna, ne constitue nullement un tmoignage indpendant, mais une paraphrase de notre passage de l'Isagog, qui, pour Olympiodore, est un ouvrage de doctrine pripatticienne. 68 Sur l'idis poion stocien, vois les textes rassembls par Long et Sedley, 28, avec la bibliographie t. II, p. 496, et les autres rfrences donnes par. R. Chiaradonna 2000 (articles de D. Sedley, E. Lewis, J. Brunschwig et al.). 69 Dexippe, In Cat., p. 30, 20-26 Busse = Long & Sedley 28 J (Ce passage fait l'objet de l'tude de R. Chiaradonna 2000 ; voir sa traduction italienne. p. 304-305) : , . , , , , .

  • 23

    Ceux qui rsolvent ce problme selon l'idis poion, c'est--dire qu'un tel soit dlimit, par

    exemple, par la courbure de son nez, la couleur blonde de ses cheveux, ou un autre concours de qualits

    ( alli sundromi poiottn), tandis que tel autre le serait par l'aplatissement de son nez, par sa tte

    chauve ou par la couleur glauque de ses yeux, en encore tel autre par telles autres , ne me

    semblent pas donner la bonne solution. En effet, ce n'est pas le concours des qualits (h sundrom tn

    poiottn) qui fait qu

  • 24

    Hupograph, hupostasis, huparxis :

    le tmoignage du fr. 51 Smith

    En fin de parcours, examinons le tmoignage sur l'hupograph qui est sans doute en mme

    temps le plus intressant et le plus dlicat interprter. Il s'agit du fr. 51 Smith du

    commentaire de Porphyre sur les Catgories adress Gdalios, transmis par Simplicius75 :

    Nous-mmes, dit Porphyre, puisqu'aussi bien Herminos que presque la plupart

    ont rencontr le nom de substance comme faisant part de la dfinition (horos), nous disons nous aussi

    que cet ajout est ncessaire76. En effet, puisque logos signifie aussi bien l'induction que le syllogisme

    que toute affirmation et ngation, comment aurait-il spar les autres significations de ceux de la

    dfinition (horismos) et de la description (hupograph) ? Au lieu donc de dire mais la dfinition

    (horos) ou la description (hupograph) est autre , il a inclus l'exgse de la dfinition et de la

    description, en disant mais le logos de la substance est autre . Aprs tout, la dfinition est un logos de

    la substance, dans la mesure o il indique (dln) la substance, tandis que la description (hupograph)

    dans la mesure o elle signifie (smainn) le caractre propre (idiots)

    qui est en conjonction avec la substance, et l'existence (huparxis) qui est commune la substance

    proprement dite et au reste de la subsistance (hupostasis).

    que Jamblique (De anima, apud Stobe, I, 49, 32, 27-30) attribue quelques-uns des Aristotliciens la doctrine selon laquelle l'me serait constitue par le concours des qualits tout entires et leur rsum unique, soit celui qui survient par la suite, soit celui qui prexiste ( , , ). 75 Porphyre, fr. 51, p. 40, 15-30 Smith = Simplicius, In Cat., p. 30, 5-15 Kalbfleich : , , , , , ; , . 76 Il s'agit d'une question de critique textuelle : au dbut du trait des Catgories (1, 1a1-4), faut-il lire logos tout seul, avec quelques manuscrits et tmoignages anciens, ou bien logos ts ousias, avec d'autres ? Porphyre opte pour la leon logos ts ousias. Voir sur cette question R. Bods, REG 109 (1996), 707-716.

  • 25

    Ce tmoignage nous transmet, semble-t-il, deux informations principales concernant

    l'hupograph. Tout d'abord, celle-ci prend comme objet le caractristique (idiots) qui est en

    conjonction avec ou inhrent dans (peri) la substance77. supposer, ce qui me semble

    hautement probable, que l'ousia dont il est question ici n'est pas la catgorie aristotlicienne

    de la Substance, mais simplement n'importe quelle entit individuelle, on peut imaginer que le

    sens de cette phrase est peu prs identique celui du syntagme idiots ts ousias, trs

    frquent chez Galien, et qui signifie peu prs la nature particulire ou caractristique d'une

    entit donne 78. Mais cette nature particulire n'est pas tout ce qu'indique l'hupograph : en

    effet, celle-ci a aussi pour tche de signifier l'existence qui est commune la substance

    proprement dite et au reste de la subsistance (

    ).

    Que veut dire ce dernier membre de phrase, prudemment omis par quelques-uns des

    derniers commentateurs s'occuper de interprtation de ce tmoignage79 ? Les deux termes

    qui font problme sont, videmment, huparxis et hupostasis : or l'hupograph, nous est-il dit,

    signifie la huparxis ; tandis que la huparxis, son tour, serait commune l'tre proprement

    dit et le reste de l'hupostase. On peut au moins conclure, semble-t-il, que l'huparxis est

    quelque chose de partag entre l'tre proprement dit et l'hupostasis. On aurait donc le schma

    suivant :

    77 J. Zachhuber (2000) traduit cette tournure par the property which is around the substance . J'avoue ne pas savoir ce que cela veut dire : la blancheur d'une boule de neige ne se trouve pas autour de la neige - comme si elle flottait librement dans l'air - elle y adhre. Il est vrai que around est la premire dfinition de peri donne par LSJ, mais cela ne veut pas dire qu'elle convienne ici. 78 Pour Galien (De loc. affect. VIII, 2, 7), l'idiots ts ousias, c'est notamment ce que nous apprend l'tude de l'anatomie ; ailleurs (De plenitude, t. VII, p. 523, 14-16 Khn), l'idiots ts ousias s'identifie au mlange particulier des quatre qualits fondamentales caractrisant une entit individuelle. 79 Notamment J. Zachhuber 2000, p. 72, qui traduit : For the definition is a formula of being inasmuch as it indicates the substance and the circumscription, inasmuch as it signifies the property which is around the substance . Mais l'hupograph n'est pas, on l'a dj vu, une circonscription , mais littralement une sous-scription . Trs dcevant pour le sujet qui nous occupe est l'article d'A. Smith (1994), qui, consacr prcisment l'exgse des mots hupostasis et huparxis chez Porphyre, ne fait aucune mention de notre passage, mme si c'est Smith lui-mme qui en a dit le texte dans son recueil des fragments de Porphyre.

  • 26

    Dfinition (horos, horismos) indique (dloun) Substance (ousia) Description (hupograph) signifie (smainei) 1. la proprit caractristique de la

    substance 2. l'huparxis, qui est commune i. la substance proprement dite (h kuris ousia), et ii. au reste de subsistance (hupostasis)

    La comparaison avec des textes du moine sinatique Thodore de Raithu80 semble

    nous permettre de dchiffrer ce texte de Porphyre. En effet, pour Thodore, on peut envisager

    une entit individuelle, Socrate ou Jean Baptiste par exemple, sous deux aspects

    complmentaires mais trs diffrents. D'une part, on peut prendre en compte ce qu'ils ont en

    commun : leur substance (ousia). Dans le cas de Socrate ou de Jean Baptiste, ce sera la forme

    substantielle homme , laquelle nous avons accs par la dfinition per genus et

    differentiam. Mais on peut galement choisir de se pencher sur ce qui les rend diffrents l'un

    de l'autre : dans ce cas, on prendra en compte leur hypostase, c'est--dire l'ensemble des

    proprits accidentelles qui caractrisent chaque individu en tant que tel. Voici Thodore81 :

    () il faut noter qu'il est possible d'indiquer la substance (ousia) par la dfinition (horismos). En effet, si tu me demandes, quelle est la substance de l'homme ? , je te dirai tout de suite sa dfinition, c'est--dire que l'homme est un animal raisonnable mortel, capable de recevoir les contraires successivement. Par cette dfinition je t'ai indiqu la substance de l'homme de manire complte ; cependant, il est impossible d'indiquer l'hypostase par la dfinition, car cela ne peut se faire que par la description (hupograph). En effet,

    80 Auteur d'une Praeparatio ou Liber De Incarnatione (d. F. Diekamp, Analecta Patristica [Orientalia Christiana Analecta 117], Rome : Pontificum Institutum Orientalium Studiorum, 1938, rimpr. 1962, p. 185-222), Thodore a vcu entre le deuxime quart du VIe et le premier quart du VIIe sicle aprs J.-C. 81 Thodore, Praeparatio XV, p. 214, 15-215, 6 Diekamp : , . , , , . . , . , , , , , , , , (215.) , , , , . , .

  • 27

    si je veux t'indiquer un tel homme, par exemple Jean le Prcurseur, je dois le dcrire (hupograpsai) de la manire suivante : que Jean est le fils de Zacharie et d'lisabeth, lev dans le dsert, au teint ple, aux cheveux noirs, haut de trois coudes, vtu de poils de chameau, avec une ceinture de peau autour des reins, mangeant des sauterelles et du miel sauvage, ayant prophtis sous la prtrise de Caphe et d'Anne, ayant baptis le Seigneur dans le Jourdain, mis en prison par Hrodiade et dcapit par le roi Hrode. Ce sont toutes ces choses qui caractrisent l'hypostase, et c'est par cela que l'hypostase est dcrite (hupographetai).

    On voit donc que lhupograph, comme nous avons dj eu loccasion de le constater,

    consiste dans une numration des qualit ou caractristiques accidentelles de la chose ou

    personne identifier. Or ce que dsigne cette hupograph, cest lhypostase. Comme

    lexplique ailleurs Thodore82,

    le mot substance (ousia) dsigne l'tre (einai) seul, tandis que le mot hypostase prsente non seulement l'tre (einai), mais aussi la disposition relative (to ps ekhein) et le fait d'tre quelque chose de qualifi (to hopoion ti einai).

    Par ces termes techniques to ps ekhein et to hopoion ti einai, termes qui tirent leur

    lointaine origine de la logique stocienne mais que Thodore aura repris des crits de

    Porphyre83, le moine de Raithu veut dire que tandis que la substance ne dsigne que lessence,

    ou ltre (einai) du definiendum, lhypostase dsigne lensemble de ses proprits

    accidentelles. Or, nous le savons dsormais, cest prcisment cette hypostase, en tant

    quensemble de proprits accidentelles, que est lobjet propre de la description/hupograph.

    Si nous appliquons ce schma Thodorine notre fragment porphyrien, dire que la

    description signifie aussi bien le caractre propre de la substance que le mode dexistence

    (huparxis) partage par la substance proprement dite ( ) et le reste de

    la subsistance reviendrait affirmer la chose suivante. La description de Socrate , par

    exemple prend comme son objet propre

    82 Op. cit., p. 204, 9-11 D. , . 83 Voir Porphyre, Isagog, p. 1, 18 sqq. ; 2, 15-16 ; 4, 11-12 ; 11, 7-8, Busse. Jespre revenir ailleurs sur la reprise par Thodore des doctrines logiques porphyriennes.

  • 28

    i. les caractristiques propres de lhomme, cest--dire de lessence ou de ltre

    de Socrate : animal rationnel mortel capable dapprentissage, etc.

    ii. Le mode dexistence (huparxis) partag par, dune part, par ltre proprement

    dit de Socrate (cest--dire, son espce), et dautre par cet ensemble de

    proprits accidentelles qui distinguent Socrate, en tant quindividu, de tous

    les autres individus de son espce.

    Tandis que la dfinition par genre et diffrence ne nous permet d'envisager que

    l'essence abstraite de l'homme - c'est--dire, de tous les hommes - (animal rationnel mortel

    bipde capable d'apprentissage), la description, prcisment parce qu'elle prend en compte les

    proprits accidentelles qui le constituent, nous donnerait ainsi accs l'individu dans sa

    ralit concrte et unique.

    Un dernier tmoignage - vraisemblablement lui aussi d'origine porphyrienne - est

    susceptible de nous aider valuer la plausibilit de cette hypothse84 :

    [...] sont diffrentes en espce les choses qui sont spares l'une de l'autre par la formule (logos) de leur

    substance. Sont diffrentes en nombre, par contre, les choses qui ont dfini le caractre propre de leur

    propre subsistance par un concours d'accidents (hosa sundromi sumbebkotn tn idiotta ts oikeias

    hupostases aphrisato)85.

    Ici encore, le mot hupostasis semble dsigner le mode d'existence des individus, individus

    qui, ici, sont prsents comme dfinissant eux-mmes la caractristique (idiots) de leur mode

    84 Simplicius, In Cat., p. 55, 2-5 = Hlser, FDS 848A : , , . Cf. R. Chiaradonna 2000, p. 318. 85 On se souvient que pour Ammonius (In Porph. Isag., p. 56, 15-17, cit supra), le matre de Simplicius, la fonction de l'hupograph es prcisment de signifier la substance sous-jacente d'une ralit par le biais du concours d'accidents ( , ).

  • 29

    d'existence par le biais du concours des accidents, qui, on l'a vu, est le principe de leur

    individualit.

    Conclusion

    Imagine comme remde au traitement dfectueux qu'Aristote avait consacr aux

    individus, la doctrine de l'hupograph reprend un terme technique utilis dans le domaine de

    la peinture pour dsigner une esquisse prliminaire. Passe dans le Stocisme, cette notion

    avec sa terminologie associe s'est vue investir par de nouveaux contenus dans le cadre de la

    psychologie platonico-stocienne professe par le cercle d'Antiochus. L, associe une

    doctrine de la dfinition comme servant pour rveiller les ides innes, elle a t mise en

    parallle avec l'imagination en tant que connaissance prliminaire ncessaire, dont

    l'laboration et l'articulation finissent par donner lieu l'intellection. C'est sous cette forme

    que Porphyre reprend la doctrine, l'intgrant dans son grand Commentaire sur les Catgories

    adress Gdalios, dont nous n'avons plus que des fragments.

    Par ailleurs, la doctrine de l'hupograph se voit associer une autre doctrine porphyrienne,

    bien tudie par R. Chiaradonna et d'autres, que constitue l'introduction de l'individu comme

    sixime prdicable. A ce prdicable, compltement tranger la philosophie aristotlicienne

    et driv du concept stocien de l'idis poion, correspond la notion d'un concours de proprits

    accidentelles, concours qui caractriserait chaque individu de manire non ambige. Issue en

    dernire analyse du Thtte de Platon, c'est cette notion de l'individu comme concours de

    proprits qui, en fournissant pour l'individu l'quivalent, ou du moins l'analogue, d'une

    dfinition sous l'espce de la hupograph ou la description, restitue l'individu nouveau dans

    le domaine de la quasi intelligibilit - et donc de la scientificit - d'o la doctrine

    aristotlicienne l'avait exclu.

  • 30

    Appendice : La doctrine du concours d'accidents tient-elle debout, ou pas ?

    Dans son tude magistrale, R. Chiaradonna (2000, par ex. p. 328) trouve que la doctrine

    porphyrienne du concours de proprits ne russit pas constituer le principe

    d'individuation, pour deux raisons : 1. Il n'est jamais exclu en principe ( in linea di

    principio ) qu'un autre individu puisse possder les mmes qualits accidentelles que ceux

    qui servent caractriser un individu donn ; et 2. Chacune de ces qualits est susceptible de

    changer au cours de la vie de l'individu. De ces deux objections, la premire ne me semble pas

    probante (bien qu'elle ait t reprise par des philosophes d'envergure, dont Avicenne). En

    effet, mme si en principe aucun concours de proprit ne puisse suffire garantir 100%

    l'individuation sans quivoque, on pourrait, semble-t-il, augmenter la probabilit du caractre

    non quivoque d'une telle identification jusqu' un degr arbitraire, simplement en stipulant

    davantage de proprits (relationnelles, psychiques, etc.). Il est, si non impossible en principe,

    du moins trs improbable qu'un autre individu puisse exister qui serait n au mme moment

    dans la mme ville que moi, possderait toutes les mmes proprits corporelles (sans doute

    pas au niveau molculaire ou gntique, cependant), aurait les mmes traits de caractre, etc.,

    que moi : mais aurait-il vcu la mme histoire que la mienne ? Aurait-il les mmes penses ?

    Occuperait-il le mme endroit dans l'espace, possdant donc les mme qualits relationnelles

    que moi un moment donn ? On peut en douter. Quoi qu'il en soi, on peut penser que pour

    les besoins de l'identification sans ambigit d'individu sensible, point n'est besoin d'une

    certitude absolue ; on pourrait se contenter, disons, d'une probabilit de 99.999%. Aprs tout,

    ce n'est pas parce que la deuxime loi de la thermodynamique est de nature probabiliste (du

    moins selon l'interprtation bolztmanienne) que le physiciens n'en font pas usage, avec un

    certain succs. Idem pour la deuxime objection : des qualits accidentelles telles que la forme

  • 31

    des empreintes digitales ou, mieux, le forme du code gntique sembleraient pouvoir

    fonctionner assez bien, pendant tout le cours de la vie humaine, comme marqueurs de

    l'individualit. La thorie porphyrienne semblerait, en somme, possder les mmes forces et

    les mmes faiblesses que la doctrine leibnizienne de l'identit des indiscernables. Or il n'est

    pas sr que cette thorie soit fausse, mme si les dveloppements de la physique quantique lui

    aient soulev des difficults, au moins pour ce qui est du domaine de l'extrmement petit.

    A en croire R. Chiaradonna, la diffrence cruciale consisterait dans le fait que tandis que

    pour Leibniz la notion complte de l'individu est constitu par un ensemble infini de prdicats,

    ce qui ne serait point le cas pour Porphyre. J'aurais les rponses suivantes ces affirmations.

    D'abord, mme si Leibniz n'estimait pas beaucoup le probabilisme86, que se passerait-il si un

    ensemble infini de prdicats n'tait requis que pour une certitude absolue d'identification sans

    quivoque de l'individu, et si l'on pouvait se contenter d'une identification probabiliste, dont

    la certitude serait augmentable un degr arbitraire ? En effet, pour Leibniz, la notion de

    chaque personne, comme d'ailleurs celle de chaque substance individuelle, renferme bien

    une fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais 87, et donc une infinit actuelle de prdicats.

    Mais l'analyse d'une telle notion n'est possible que pour Dieu88 ; or il est connu de tous que si

    Leibniz a (co-)invent le calcul infinitsimal, c'est prcisment pour permettre l'intellect

    humain, ncessairement born et fini, de comprendre des quantits infinies par le biais de

    l'approximation. La dtermination de la notion d'une substance individuelle implique donc un

    procd infinitiste89, plus prcisment la loi d'une srie infinie, o l'on procde par une srie

    d'approximations jusqu' ce que l'erreur soit plus petit qu'une grandeur arbitraire. On citera,

    dans ce sens, un tmoignage capitale de Leibniz lui-mme : 86 Voir, sur ce point, les remarques pertinentes de L. Bouquiaux 1994, 168 sq & n. 118. 87 Discours de Mtaphysique, 13 ; cf. Correspondance avec Arnauld, t. II, 27-34 Gerhardt (Die Philosophischen Schriften). 88 Cf. Monadologie, 36, o il s'agit de l'analyse des propositions contingentes, mais il me semble que les mmes considrations doivent s'appliquer l'analyse de la notion individuelle. 89 La remarque est de L. Bouquiaux (1994, 247), dont je suis de prs les analyses remarquables.

  • 32

    [..] la chose peut tre dmontre partir de la notion de Pierre. Or la notion de Pierre est complte, et

    donc inclut un nombre infini d'lments, et donc on ne saurait jamais parvenir une dmonstration

    parfaite. Cependant, on s'y approche de plus en plus, de sorte que la diffrence soit moindre que

    n'importe quelle diffrence donne90.

    Dans un sens, donc, le caractre infini de la notion de l'individu n'a qu'un intrt thorique.

    Rserve Dieu, la connaissance parfaite de cette notion reste jamais inaccessible aux

    hommes, qui ne peuvent que s'y approcher de manire asymptotique.

    Secondo, qu'est-ce qui nous assure que Porphyre aurait exclu la possibilit d'un ensemble

    de proprits, sinon infini, du moins extensible un degr arbitraire ? Bien sr, il n'voque

    pas une telle possibilit dans le cadre des rapides allusions la doctrine qu'il prsente dans le

    cadre de ses crits de logique lmentaire. Mais cette possibilit n'a pas, pour autant, chapp

    ses successeurs philosophiques. Lorsque Michel Psellos (vers 1018-1078) essaie d'expliquer

    en quoi deux personnes nomms Socrate sont des homonymes, il rappelle que de chaque

    individu, il y a trois dfinitions : selon le genre, selon l'espce, et selon l'individu. Or, les

    individus diffrent par le caractre propre de leurs accidents (

    )91. Selon le nom de Socrate, celui-ci sera dcrit

    () comme athnien, fils de Sophronisque, au ventre prominent, aux yeux

    exorbits, etc. Un autre individu du mme nom Socrate , bien qu'il partage avec le premier

    le nom (de Socrate) la dfinition en tant que genre (animal) et en tant qu'espce (homme), n'en

    diffrera pas moins selon la description du nom (

    ) : en effet, l'un d'eux peut avoir les cheveux lis, l'autre

    90 Leibniz, Generales inquisitiones, 74, in Opusc., d. Couturat, p. 376-377, cit par L. Bouquiaux 1994, 255 n. 45 : (...) ex Petri notione res demonstranda est, at Petri notio est completa, adeoque infinita involvit, ideo numquam perveniri potest ad perfectam demonstrationem, attamen semper magis magisque acceditur, ut differentia sin minor quavis data. 91 Thme porphyrien, on ne l'a vu que trop.

  • 33

    en boucles, ou bien l'un aura le nez quelque peu crochu, l'autre concave ; l'un sera de teint

    fonc, l'autre de teint clair, etc. Mais, dira-t-on, qu'est-ce qui se passe si nos deux Socrates

    partagent ces caractristiques aussi ? Peu importe, rpond Psellos92,

    S'il y avait une communaut entre les deux mme dans ces caractristiques, ce ne sera pas le cas pour

    tous. En effet, il est impossible que tous les deux aient la mme patrie, la mme nature et la mme ge,

    qu'ils soient gaux du point de vue de la connaissance, identiques de celui de l'ducation, ne diffrant en

    rien. Mais l o ils diffrent, ils sont en dsaccord, et dans la mesure o ils diffrent, ils ont acquis

    l'homonymie.

    Pour Psellos, donc, il est suffisant pour viter toute confusion possible entre deux individus

    de poursuivre l'numration de leurs qualits. Deux sicles plus tard, on retrouve une ide

    semblable chez Albert le Grand (vers 1200-1280)93 :

    Le propre ou le singulier, est ce qui est impos partir d'une forme accidentelle, signifiant une

    collection d'accidents qu'il n'est possible de retrouver que dans une seule chose, comme la Socraticit ou

    la Platonit, laquelle, cause de ses sujets parentaux, son lieu de naissance, et autres choses de ce genre,

    ne saurait convenir qu' une seule chose, et il est impossible qu'ils se trouvent dans autre chose.

    Finalement, selon M. Marmura, une solution semblable au mme problme, cette fois chez

    Avicenne, tait propose deux sicles aprs Albert par le commentateur musulman al-Dawn

    (1426-1502)94 :

    92 Psellus, (Opuscula logica, physica, allegorica, alia, 6, 55-59) : , , , , . , , , . 93 Alberti Magni ...Super Porphyrium de V Universalibus, ed. M. Santos Nova, Aschendorff 2004, p. 10, 20-25 : Proprium autem sive singulare est, quod imponitur a forma accidentali significante accidentium collectionem, quam non est possibile invenire nisi in uno solo, ut socratitas vel platonitas, quae ex parentalibus subiectis et loco navitatis at aliis huiusmodi non nisi uni convenire potest et impossibile est un in alio inveniatur. 94 Al-Dawn, Aqid (Le Caire, 1327 A.H.), pp. 113-116, cit dans la paraphrase de Marmura 1962, 304.

  • 34

    Conceptual apprehension, to be sure, is the apprehension of universal qualities common to many

    individuals. But this does not mean that these qualities will not specify the individual. For although each

    quality might be common to many, a combination of qualities can belong to one and only one

    individual.

    Est-il ncessaire que ces qualits soient en nombre infini pour que l'individu soit

    identifiable sans ambigut ? On ne voit pas bien pourquoi : il suffira, pourrait-on penser, de

    dire qu' mesure que le nombre de caractristiques numres s'accrot vers l'infini, la

    certitude de l'identification de l'individu en question augmente elle aussi vers l'infini.

    En fin de compte, il est peut-tre trompeur de parler en termes d'infinit ou de possibilits

    in linea di principio dans le cas de Porphyre et de sa thorie de l'individu comme concours

    de proprits. Qu'il restera toujours possible d'un point de vue strictement thortique que

    deux individus pourraient partager les mme caractristiques, mme si l'on spcifie un grand

    nombre de ceux-ci, on l'accordera : aprs tout, il restera toujours possible que des molcules

    de gaz se concentrent de faon spontane dans un petit coin d'un espace ferm, au lieu de s'y

    diffuser de manire homogne. Cette dernire possibilit n'en est pas moins hautement

    improbable, au point o l'on peut, et mme que l'on doit, tranquillement faire de la

    thermodynamique et la laissant hors de considration. Porphyre aurait pu, me semble-t-il,

    dfendre sa thorie selon les mmes lignes argumentatives : mme s'il est possible de se

    tromper dans l'identification sans quivoque d'un individu en spcifiant un chane de longueur

    arbitraire de ses proprits, cette possibilit, qui diminue mesure que l'on rajoute des

    proprits, devient rapidement si minime qu'elle perd toute pertinence pratique. Chez un

    Avicenne, qui traite non plus de nos perceptions sensibles mais de la connaissance divine,

    ncessairement absolue, cette possibilit thorique d'un partage de qualits par deux individus

    deviendra une objection de poids, au point o l'on a pu soutenir qu'elle empche chez lui toute

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    connaissance des individus de la part de Dieu, et donc toute providence chelle individuelle.

    De manire assez frappante, Avicenne se servira prcisment de la mme doctrine de

    l'hupograph (en arabe, rasm) pour essayer de rsoudre ce dilemme. Mais l'analyse de cette

    solution complexe et controverse devra attendre la deuxime partie du prsente article.

    Michael CHASE

    CNRS UPR 76 - Centre Jean Ppin

    7, rue Guy Mquet

    Villejuif 4801

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    Bibliographie

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    RESUME

    On propose une tude de la description (hupograph) dans la pense logico-mtaphysique des noplatoniciens grecs, notamment celle de Porphyre de Tyre (ca. 234-ca. 310 apr. J.-C.). Imagine comme remde au traitement dfectueux qu'Aristote avait consacr aux individus, la doctrine de l'hupograph reprend un terme technique utilis dans le domaine de la peinture pour dsigner une esquisse prliminaire. Passe dans le Stocisme et dans la psychologie platonico-stocienne professe par le cercle d'Antiochus d'Ascalon, elle s'y trouve associe une doctrine des ides innes. En fournissant pour l'individu l'quivalent, ou du moins l'analogue, d'une dfinition sous l'espce de la hupograph ou description, cette doctrine, mise aussi en rapport avec la notion de l'individu comme faisceau de qualits, restitue l'individu nouveau dans le domaine de la quasi intelligibilit - et donc de la scientificit - d'o la doctrine aristotlicienne l'avait exclu.

    Mots cls : Aristote, Noplatonisme, Avicenne, individu, dfinition, Stocisme, ides

    innes, Leibniz