Individuation et zen · 2015-06-30 · Processus(d’individuationet(pratique(zen.(...
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Processus d’individuation et pratique zen. Vincent Keisen Vuillemin
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Processus d’individuation et pratique zen.
(peinture Vincent Keisen Vuillemin, 2014)
Vincent Keisen Vuillemin Moine zen
Processus d’individuation et pratique zen. Vincent Keisen Vuillemin
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Il ne s’agit pas dans cet essai de rappeler les éléments essentiels de la
pratique du zen, le zazen, la posture noble du corps, l’expiration tranquille et longue, ni le fait de ne pas accrocher consciemment ses pensées, le tout formant une unité réconciliée d’attention et d’énergie intimement mélangée à un abandon de toute activité psychique consciente, mais de dresser un parallèle entre le processus d’individuation central à la pratique jungienne et la démarche de connaissance de soi-‐même dans la pratique du zen. Il s’agit d’un essai, à but salvifique et non d’une proclamation de la vérité, aussi la tolérance du lecteur sera la bienvenue Déjà au 9ème siècle en Chine, Eno, le sixième patriarche du Chan après la venue de Bodhidharma d’Inde en Chine, selon la tradition, transmettait un message fondamental dans son enseignement : pénétrez profondément votre propre nature, également appelée des fois nature de Bouddha, comprenez intimement qui vous êtes au sein du cosmos. Soyons clairs dès le départ, Eno ne faisait pas allusion à une connaissance superficielle d’un ego personnel, d’un Moi, mais bien d’une intimité à la fois consciente et intuitive, ou inconsciente, de soi-‐même, appelée dans le zen le corps-‐esprit. En effet la pratique du zen s’appuie intensément sur le corps et toutes choses vécues le sont à la fois dans le corps tout autant qu’elles le sont dans notre esprit. Il s’agit donc dans le zen de revenir à soi-‐même, comme être humain universel, libre, ouvert à la réalité du monde et animé de l’énergie de vie du cosmos, principe dynamique présidant à l’impermanence de toutes choses et de tout être. Nous verrons plus loin quelle est la finalité d’une telle approche existentielle. Il apparaît donc qu’il s’agisse de passer au-‐delà de ses propres limitations : opinions personnelles, comparaisons, jugements, tout cela très souvent influencé par l’extérieur, et de s’ouvrir à une dimension de liberté, d’indépendance et de bonheur, en se laissant diriger par le Tao tout en prenant nous-‐mêmes les décisions de notre existence, alors inspirées d’une vue éveillée et non embuée par un ego limité. Le processus d’individuation chez Jung ne devrait pas être vu comme un processus de connaissance de soi-‐même conduisant à une réduction de l’être enfermé dans ses propres conceptions et refusant toute influence du monde qui l’entoure, mais bien également d’affirmer à la fois notre propre autonomie et la participation influente en nous-‐mêmes d’une dynamique existentielle universelle appelée dans son vocabulaire le Soi. Lorsque nous naissons nous sommes à la fois vierges d’entité personnelle définie, et sommes à la fois habités de toute l’histoire humaine et même au-‐delà de tout historique. Nous portons en nous toute notre hérédité biologique selon des termes appelés scientifiques, tout le karma de l’humanité et du monde selon le zen, et l’inconscient collectif de toute l’histoire qui nous a précédé selon Jung. Mais nous sommes vierges de la partie qui fera de nous des êtres autonomes et différenciés. Rappelons que la différenciation n’est pas à confondre avec la séparation. Au cours de notre développement cette partie-‐là, sera inexorablement remplie des conceptions variées inculquées par notre famille, par des groupes d’influence, par la société actuelle avec ses propres lois de comportement, au point où nous risquons de n’être plus que des marionnettes
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dirigées par les autres, par leur idées et leurs conceptions. Notre existence propre, autonome et libre peut donc s’en trouver essentiellement menacée. Il s’agit donc de se reprendre soi-‐même, de sortir de toutes ces matrices directives, pour retrouver en nous l’être humain véritable et non le masque cloué à notre visage, généré par les multiples conceptions extérieures qui se sont glissées dans notre esprit. Cette démarche est également une ouverture libre au monde, mélangeant intimement notre existence propre, consciente, avec les racines anciennes inconscientes de notre humanité. Processus d’individuation et pratique zen ne sont donc nullement contraires mais en fait très proches l’une de l’autre, dans leur désir de réalisation de l’être. Une telle réalisation, vu come une libération du Moi ou de l’ego, de ses barrières, complications, folie même, est propice à une humanité meilleure ainsi qu’à une compassion de tous. Pour cela il faut bien considérer que le processus d’individuation n’est pas un processus réducteur de connaissance stérile de l’ego, ni d’affirmation du Moi, mais bien un processus tendant à une vie réelle librement incarnée, à la fois bien implantée dans son être et ouverte au monde et à ses relations. Il faut également admettre que la pratique du zen ne consiste pas unilatéralement à abandonner toute entité propre humaine pour se fondre uniquement dans le Tao, mais bien d’embrasser les deux, soi-‐même et le Tao, librement. Ces voies sont bien illustrées par une voie médiane, la Voie du milieu, où les deux extrêmes se trouveraient d’un côté dans un ego hypertrophié ou une inflation du Moi, et de l’autre une prédominance exclusive du Tao et du karma ou d’une disparition identitaire totale dans le Soi, propice à la folie. Le présent essai contient plusieurs paragraphes selon un arrangement non défini par une stricte logique. Il s’agit plus d’une mosaïque d’idées, de réflexions concurrentes. Au lecteur, s’il le veut bien, d’en faire lui-‐même un ensemble qui lui parle. Beaucoup de ces notions ne peuvent être réduites dans des mots, mais portent en elles-‐mêmes des connotations vivantes renvoyant à des concepts inexprimables. Peut-‐on réellement prétendre énoncer entièrement la vérité, le corps-‐esprit, la psyché humaine ou encore le Soi, le Tao, le dharma, ou même l’inconscient collectif et le karma universel ? Si c’était le cas, il s’agirait alors vraisemblablement d’un phénomène d’inflation du Moi ridicule.
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La transparence de l’ego et le Moi Abandonner l’ego est une grande constance dans l’enseignement du zen. L’ego y est vu comme une construction purement phénoménale, sans aucune identité ou essence propre, un édifice issu des influences des causes et des effets. L’ego n’a pas d’être contrairement à l’opinion commune qui en fait le centre de la personnalité. Il s’agit d’une illusion, comme un mirage ; il suffit de s’en approcher ou de l’étudier un peu pour s’apercevoir qu’il n’est qu’une construction irréelle d’idées, de conceptions, d’à priori, un château de cartes mental sans existence propre. L’ego en lui-‐même n’est ni nocif, ni bénéfique, il apparaît que chacun en a construit un, qu’il le veuille ou non. La difficulté réside dans l’attachement à l’ego, ou l’attachement à son Moi. En ce sens il s’agit plutôt d’abandonner son attachement à son ego et faire en sorte qu’il devienne transparent, c’est à dire qu’il ne représente aucune barrière, aucun empêchement psychique, aucun enfermement séparateur, aucun obstacle à une connaissance plus profonde et réelle de soi-‐même, aucune gêne psychologique à l’ouverture au monde et aux relations humaines. Le monde de l’ego est le monde de la séparation, à condition que l’on y attache une importance qu’il n’a en fait aucunement. Il se trouve néanmoins que le Tao s’incarne dans les êtres. Il y a donc existence et le concept de l’ego ou du Moi ne peut pas simplement être balayé, vu que -‐ preuve en est -‐ le monde existe et les êtres humains également. L’ego, ou le Moi, peut donc être vu comme un phénomène inévitable permettant toute incarnation, mais cela dit son importance ne devrait aucunement être exagérée, et il ne devrait jamais être considéré comme la totalité de l’être, ou de la psyché, mais plutôt comme un réceptacle de notre monde conscient. S’il prend toute la place, il n’y aura en nous aucune place disponible pour le Tao, le Soi, et nous resterons donc enfermés, isolés dans notre propre conception du monde. Cela pourrait être comparé à quelqu’un portant des lunettes de couleur verte. Pour cette personne, aucun doute n’existe : le monde est vert ; il lui manque la dimension d’enlever ses lunettes et de voir le monde tel qu’il est. Prenez un bol, c’est une forme. Il est constitué d’argile, d’eau, de feu, et d’oxygène. En ce sens il n’a aucune identité propre étant fait de divers éléments. Pourtant il existe bien comme une forme passagère. Egalement nous-‐mêmes où étions-‐nous avant notre naissance ? En essence nous ne pouvons pas dire que nous n’existions pas sinon comment serions-‐nous alors apparus ? Nous ne pouvons pas dire non plus que nous existions vraiment, en tant que tels, alors même que nous étions des êtres en devenir. Lors de notre naissance nous pesions quelques kilos. A l’âge adulte nous en pesons quelques dizaines. D’où cette différence provient-‐elle ? Du monde, non de nous-‐mêmes ; et pourtant il a bien fallu que nous soyons incarnés pour digérer toute cette nourriture et engranger toute cette énergie. Je reprends l’image du bol. Un jour un disciple parlait, parlait, de l’essence du zen sans faire attention à ce qui se passait autour de lui. Son maître sans rien dire
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prit la théière et commença à lui verser du thé dans son bol. Le disciple continuait, pris dans les filets de son Moi. Quand même à un moment il s’aperçu que le bol débordait et en fit la remarque à son maître. Celui-‐ci lui dit : dans un esprit plein de son propre ego, on ne peut rien mettre, ni enseignement, ni aucune autre vision. Vu sous cet angle on pourrait comparer notre ego ou le Moi à ce bol. Notre existence commence avec un bol vide, mais celui-‐ci est fait d’argile ancienne, de karma, d’inconscient collectif à la place d’argile. Mais il est vide, toute la question réside de savoir ce que nous allons mettre dedans. Beaucoup de personnes sont persuadées que leur bol va leur servir à mettre tout ce qu’ils pourront acquérir : gloire, richesses, sexe, amour possessif, reconnaissance, profit, position privilégiée. Ils diront alors : c’est Moi, c’est à moi, je possède tout cela, ceci représente ma vie, mon être. Je doute qu’ils puissent véritablement proclamer qu’ils en sont entièrement satisfaits, restant isolés dans leur propre bol. Aucun enseignement ne peut les atteindre, le bol est plein, l’eau vive de la vie y stagne comme la saumure d’un étang, ils y vivent comme un poisson dans une flaque qui ne sait pas que très tôt celle-‐ci s’évaporera. Donc pas de liberté. Une autre vision consiste à accepter de garder son bol relativement vide de façon à ce que l’ordre naturel des choses, de la vie puisse s’y déposer et devenir notre nourriture de chaque jour. Sans bol il est difficile de manger sa soupe. Sans existence, pas d’incarnation. Alors bien sûr il est intéressant de savoir de quoi son bol est fait de façon à savoir comment le traiter : supporte-‐t-‐il la chaleur ? Les chocs ? D’où vient-‐il, quelles sont ses marques, ses faiblesses, sa dureté ou sa fragilité ? Quand on a étudié tout cela, le bol est alors juste le bol, il devient transparent, pourquoi s’en préoccuper si tous les éléments qui ont donné lieu à sa forme actuelle sont connus, intégrés ? De même, une connaissance approfondie de son ego, c’est à dire de sa construction passagère, de quoi il est fait, qui ou quoi l’a façonné, s’il présente des défauts et s’il supporte les alea de la vie, est intéressante, pourquoi ? Quand on a étudié tout cela, alors l’ego ne représente plus rien en lui-‐même, il n’est qu’un agglomérat de causes et de conditions. C’est une vue symbolique des choses. On peut alors voir notre monde différemment. Discuter de la réalité ou non de l’ego ou de Moi n’a pas de réponse unique. La véritable importance de ce processus se trouve ailleurs : faire en sorte qu’il soit suffisamment connu pour qu’il devienne transparent et ne représente aucun écueil dans le développement de notre vie psychique et spirituelle. Oublions donc l’ego, oublions donc le Moi, ils sont là mais n’ont pas d’importance.
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Nature de Bouddha et psyché : le corps-‐esprit Avant d’approcher des termes tels que le dharma, le Tao et le Soi, ou de se lancer dans les similitudes de compréhension que nous pourrions leur attribuer, il est quand même indispensable de se souvenir que nous vivons dans un corps, qui lui, forme la réalité dans laquelle nous vivons. Bien que cette remarque puisse apparaître triviale, elle est essentielle car souvent dans les considérations et les études psychologiques le corps est oublié. Tout ce que nous apprenons, tous les chocs, les émotions de notre vie se marquent dans notre corps. Ainsi toute vérité que nous pouvons découvrir pour nous-‐mêmes se situe-‐t-‐elle également dans notre corps. C’est la raison pour laquelle dans le zen la notion indissociable du corps et de l’esprit est apparue sous la forme du néologisme corps-‐esprit. Ceci tranche d’un coup des siècles de séparation entre l’esprit, d’essence divine en Occident, et le corps, sac de chair et de sang demandant son quota journalier de nourritures purement terrestres et souvent assimilées au diable. Le bouddhisme indien n’y est d’ailleurs pas épargné, car à une certaine époque il était d’usage de méditer sur le corps en regardant des cadavres en décomposition. Par la suite le corps fut même traité dans plusieurs textes de sac de peau puant. Ainsi il s’insinua dans l’esprit des néophytes que seul l’esprit était Bouddha, ou Dieu. De nombreux courants purement mystiques se développèrent, donnant lieu à l’ascèse, aux mortifications, de façon à éliminer les demandes du corps pour retrouver la plus pure dimension de l’esprit. Tout cela fleurit particulièrement au Moyen-‐Âge et dans certains courants chrétiens et autres, même actuels. Ce que le zen appelle notre véritable nature, ou nature de Bouddha, ne doit pas être considéré comme un état spécial, magique, mais un état simplement normal d’être humain. Il se trouve que lors de notre existence, à partir du temps de notre naissance et de notre personnalité non encore différenciée, beaucoup d’idées, de peurs, de conceptions, de contradictions sont venues encombrer notre esprit, sans compter le monde immense de notre inconscient venant du fond des âges. Notre psyché risque d’être devenue le lieu de multiples conflits au lieu de rester un monde de paix. Certainement ce capharnaüm s’est également implanté dans notre corps. Lorsque toutes nos illusions disparaissent, comme lors de retraites méditatives de zen – appelées sesshin – alors peut apparaître ce que nous sommes normalement, des êtres humains non séparés les uns des autres, en paix, avec notre système immunitaire en harmonie avec l’extérieur, notre corps en repos et vivant de toutes ses cellules. Notre nature réelle, dite nature de Bouddha, n’est en rien un état magique permanent, c’est un état de l’instant où le corps et l’esprit – le corps-‐esprit -‐ sont normaux, en harmonie avec la vie. Ceci arrive lorsque nos illusions disparaissent et n’est pas un état en lui-‐même. On ne peut définir la lumière sans l’obscurité : l’ombre des pins dépend de la clarté de la lune. Peut-‐on réellement proclamer que le terme psyché, qui inclus à la fois notre conscience et notre inconscient, tous les aspects de notre esprit, intègre également le corps ? Celui-‐ci n’est-‐il pas vu uniquement à travers l’observation de notre
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psyché ? Ou bien transmet-‐il ses propres messages à notre psyché de façon indépendante ? Plus on y réfléchit plus on comprend que corps et esprit sont inséparables. Il m’est impossible de regarder un film à la télévision si je ne dispose pas de poste. Mais un poste sans image n’a pas de vie. Pendant toute sa vie il m’apparaît que Jung a poursuivi une quête du Graal, cherchant la dimension ultime de la psyché, de la transcendance, de Dieu, pour trouver ce point universel d’accumulation où tout se résout. Ceci est d’une façon la même démarche que de poursuivre l’éveil, l’illumination totale, celle appelée dans le bouddhisme anokutara sanmyaku sanbodai, dans son propre esprit. Comment la vivre alors si ce n’est dans le corps, dans le souffle, dans le cœur, le ventre ? Je voudrais insister que la réalisation de l’état de Bouddha, le bonheur instantané du nirvana, la cessation des souffrances psychologiques de la psyché, peut non seulement être observé et vérifié dans notre corps mais que cet état réside principalement dans notre corps. C’est la raison pour laquelle le zen insiste particulièrement sur la posture du corps lors de la méditation, car tout posture corporelle, toute respiration influe directement sur notre psyché. Par exemple se tenir le dos droit est synonyme de droiture morale, d’éthique sincère, de puissance de vie ; relâcher le ventre et les organes permet naturellement d’abandonner ses complications psychologiques ; laisser aller les épaules nous préserve de porter le monde entier ; expirer longuement consolide la confiance et la non-‐peur. Bien que ce ne soit pas expressément mentionné dans les œuvres de Jung, la présence du corps ne peut être laissée de côté. Est-‐il suffisant de considérer que le corps est automatiquement compris dans la psyché vu que celle-‐ci comprend tous les aspects de notre être et par conséquent l’observation consciente ou inconsciente de notre corps ? Cela est certainement le cas, la question demeure : est-‐ce suffisant pour résoudre complètement le problème de la psyché et pouvoir créer cet état naturel de l’être, corps-‐esprit, notre nature réelle, notre nature de Bouddha ? C’est encore à voir car il reste le sentiment que Jung même à la fin de sa vie s’est rapproché de ce point mais sans vraiment le toucher. S’il y a vraiment une différence d’approche dans la connaissance intégrée de notre être entre le processus d’individuation exposé par Jung et l’approche de la pratique du zen, celle-‐ci se trouve dans le rôle et l’importance donnée au corps.
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Le Dharma et le Soi Dans son enseignement sur les six qualités du Dharma, le Bouddha exprime les faits que non seulement le Dharma est la loi universelle de la nature fondée sur une analyse causale des phénomènes naturels, donc représente la réalité de maintenant, mais comprend également la dynamique de vie sous-‐jacente à cette vie, à cette loi universelle. Il l’a donc exprimé plus comme une science que comme une religion ou un système de pensée basé sur la foi. Le dharma est donc ouvert à l’étude et peut être expérimenté à travers sa propre pratique existentielle, à travers sa propre vie. L’enseignement du Bouddha fut un enseignement salvifique, encourageant chacun à faire lui-‐même l’expérience du Dharma. Ce processus ne se limite donc pas, dans le bouddhisme, à une philosophie spéculative, il devient à travers nous une entité vivante. Seule notre propre expérience peut nous amener à voir exactement ce que signifie le Dharma. L’expérience de quelqu’un d’autre ne peut nous être utile d’aucune façon, personne ne peut éveiller qui que ce soit d’autre. On peut utiliser une image : si quelqu’un m’explique le goût d’une poire, combien elle est délicieuse, tout ce que je peux comprendre est un idée du goût de cette poire dans la bouche de quelqu’un d’autre. Si je veux savoir exactement son goût je dois croquer dedans moi-‐même. Faire cette expérience est à la fois une expérience de soi-‐même, non limitée au Moi mais comprenant tous les aspects de notre être, corps-‐esprit, mais également du monde et de son principe dynamique qui pourrait être appelé dans d’autres traditions, le tétragramme ou la puissance de vie. Dans le bouddhisme ou le zen chacun croit qu’il atteindra la plus grande paix, la satisfaction profonde désirée par son être par la pratique du Dharma. Ne se trouve-‐t-‐il pas que les termes Dharma et Soi, bien que différends recouvrent une réalité peut-‐être similaire ? Le Soi traduit l'expérience de la totalité de soi-‐même, consciente et inconsciente, autant que le processus psychique tendant à une connaissance intégrée de sa psyché. Seule la conscience fait intervenir des contradictions ; le Soi au contraire embrasse toutes les contradictions. Il est également mis en évidence que le Soi, loin d’être un concept immobile, contient au contraire ce qui pousse l’individu vers une connaissance intégrée de lui-‐même, lui ouvrant une vie plus autonome et libre, ouverte aux relations, normale, le menant par la main, comme un ami de bien, vers une réalisation profondément satisfaisante de sa vie, une réalisation intime de sa propre psyché. Comme le Dharma, le Soi doit être expérimenté par soi-‐même pour savoir de quoi il s’agit. Ceci explique le fait que la plupart des gens demeurent incertains sur ce que les termes Dharma ou Soi recouvrent et en imaginent des significations magiques, ou même en font des entités extérieures qui leur permettent de croire que ce qu’ils cherchent pourrait se trouver quelque part à l’extérieur d’eux-‐mêmes. Le Dharma, le Tao se trouve partout, il n’y a aucun endroit où le Tao ne soit. On peut donc voir chaque être comme un réceptacle du Tao, celui-‐ci contenant
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d’ailleurs et heureusement l’indépendance de chacun et la lui laissant. Le Tao ne contient pas de volonté déterminée, il contient à la fois le karma universel et le libre arbitre de chacun, il contient tous les contraires. De même pour chacun le Soi existe, prend une existence réelle dans la psyché et la vie de chacun, s’il fait l’expérience de laisser entrer en lui-‐même une force de vie, un processus dynamique qui ne dépend pas uniquement de lui-‐même, de son Moi. C’est en ce sens que s’il se trouvait que son Moi fusse hypertrophié il ne pourrait laisser entrer quoi que ce soit. On pourrait alors dire que si le Dharma contient toutes choses, le Soi est le Dharma en relation avec l’être humain, son Moi, sa conscience et son inconscient, en relation avec sa psyché entière. Rien n’empêche d’ailleurs d’étendre si on le désire le Soi à toutes choses, chacune ayant une existence alliée au Soi, que ce soit les montagnes, les cailloux, les arbres ou les rivières. Jung s’intéressait principalement à la psyché humaine et pour son domaine de recherche un Soi en rapport avec l’esprit convenait tout à fait. Il n’empêche qu’une généralisation du Soi l’amènerait dans la même dimension que le Tao, ou le Dharma. Originellement donc, le Soi s’applique à un processus humain d’intégration de toutes ses contradictions, de connaissance intégrée et d’intuition inconsciente de tout son être relié à son monde. En ceci il reste une partie de la sphère, disons, de l’esprit. Pour trouver le point d’accumulation de sa vie, le point ultime de son existence, ce que Jung a probablement dû chercher lui-‐même comme tout être attiré par la compréhension de sa vie et du monde, il faut encore aller au-‐delà. Un maître demanda à un moine de grimper en haut d’un mât de cent pieds. Bien qu’ayant peur, le disciple bravement grimpa au haut du mât. Là le maître lui dit : grimpe encore ! Le moine répondit : impossible, je vais tomber. Et le maître de lui redire : grimpe encore ! Il y a un moment où il faut abandonner corps et esprit et lâcher le mât, lâcher le Moi, lâcher l’ego. A ce moment l’œuvre du Dharma, ou l’œuvre du Soi peut s’actualiser dans la psyché humaine. Cette œuvre doit aller dans le sens de la vie, bien que le Tao comprenne la vie et la mort. A cette échelle, vie et mort ne sont que des concepts sans distinction évidente, tout étant forme. Il s’agit donc, soit dans la pratique du zen, soit dans l’étude de la psyché humaine, d’aller dans le sens de la dynamique de la vie. Celle-‐ci est évidente car si elle n’existait pas notre univers n’existerait pas. Il ne s’agit pas d’une croyance mais de suivre simplement le fait que notre univers évolue d’une façon ou d’une autre, qu’il bouge, et que le mouvement est la vie. Ce qui ne bouge plus est mort. Donc le Soi, comme le Dharma, est aussi un mot recouvrant la même dynamique de vie. Tout va mieux si le Moi, l’ego, ou notre monde que nous créons ne s’y opposent pas. Le Bouddha, le Soi, le simple être humain : quelle transcendance ? A l’origine le Bouddha était un homme issu de la lignée des Shakya, un simple être humain, né de sa mère et de son père. D’un côté tous les Bouddhas sont des
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êtres ordinaires, lui prit le nom de Bouddha après l’expérience existentielle qu’il fit un matin sous l’arbre de la Bodhi. C’est un aspect très important du bouddhisme : cette pratique spirituelle est issue de l’enseignement d’un homme et non d’une révélation extérieure divine comme dans les religions monothéistes. D’un autre côté le terme Bouddha a pris par la suite une connotation universelle désignant les êtres entièrement éveillés, même des fois semblables à Dieu, si bien que souvent lorsqu’on prononce le terme de Bouddha ce qu’on veut dire par là n’est plus très clair dans l’esprit de chacun. L’enseignement du Bouddha n’est pas considéré comme un enseignement personnel bien qu’il doive passer par sa personne pour être entendu. Il est considéré que le Bouddha a transmis l’enseignement du Dharma qui le traversait. Son enseignement est donc à la fois totalement humain car généré par son corps, sa bouche, son esprit, son cerveau, mais à la fois il est l’expression d’une vérité plus universelle naturellement induite en lui par l’ordre, la loi, de toutes choses. Le Bouddha l’a transformée en mots dans l’espoir d’aider tous les êtres à sortir des souffrances de leur karma, de leur esprit limité, de tout ce qu’ils ont inventé comme illusions non réalisables. L’enseignement du Bouddha est donc transcendant, car il exprime une expérience de vie qui l’a mis au contact d’une dimension universelle dépassant sa propre individualité, tout en restant simplement humain. C’est cette dimension humaine qui confère au bouddhisme toute sa douceur, sa tolérance et sa bienveillance pour tous les êtres. Il est également salvifique car il vise à aider tous les êtres qui souffrent. Généralement le terme de transcendance est plus utilisé lorsqu’il s’agit d’une relation entre l’homme et Dieu, dans la position qu’il occupe dans les religions monothéistes. Dans le cas du bouddhisme cette transcendance reste une relation entre l’homme et la totalité des choses et des êtres, de toutes les existences, qu’elles soient humaines, animales ou minérales. Ceci est la raison pour laquelle Dogen, maitre japonais du 13ème siècle, parle des montagnes, des rivières et des cailloux à la place d’utiliser le terme de Bouddha. Il est vrai que dans le monde bouddhiste certaines pratiques donnent l’impression d’avoir des fidèles s’adressant à une forme de divinité, lui quémandant des mérites dans leurs prières et lui présentant des offrandes comme s’il s’agissait d’un dieu extérieur à eux-‐mêmes. Tout cela n’est en fait qu’apparences pour ceux qui voient le bouddhisme comme une Voie spirituelle de profonde humanité. En ce qui concerne par exemple les rêves, on dit généralement : j’ai fait tel ou tel rêve. Dans le langage jungien d’analyse des rêves le terme de recevoir un rêve est le terme utilisé, suggérant que le rêve a été créé par l’action du Soi dans l’esprit du rêveur, et non que ce rêve a été généré par lui-‐même, par son Moi. Il y a donc participation du monde, de la conscience collective, de l’inconscient humain et même au-‐delà, telle qu’elle est considérée avoir généré le rêve dans l’esprit du dormeur, au profit de sa conscience au repos lors du sommeil. Celle-‐ci n’offrant plus de filtres à l’apparition de rêves, le Soi, l’inconscient collectif ou le propre inconscient du rêveur peut y prendre la place sans être arrêté par aucune barrière
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consciente. Le rêveur reçoit donc ce rêve, on peut dire de façon transcendantale, sans interférence directe avec son Moi. Cette sorte de main mise du Soi, au-‐delà de la volonté et de la conscience personnelle du rêveur, peut donner à penser qu’existe une puissance universelle appelée le Soi, au-‐delà de notre réalité humaine vue dans son universalité. Ceci pourrait amener beaucoup de personnes à y voir l’ingérence du Divin. On serait alors dans une situation similaire où le terme de Bouddha serait pris dans la signification d’une divinité externe, le Divin. Clairement dans ce cas, nous rentrerions dans le domaine des croyances. Le Soi, le Bouddha, n’appartiennent pas à une telle dimension mais restent des mots liés à des phénomènes ou des êtres qui participent de notre monde réel, avec ses lois, ses interférences, ses phénomènes, sa mémoire, son histoire universelle transmise au cours des générations. Néanmoins, l’action de Bouddha, l’action du Soi sur la psyché humaine, dépasse notre pure individualité, notre seul Moi, et est en cela œuvre de transcendance, sans qu’il y ait besoin d’invoquer autre chose que la nature universelle des choses et de sa loi. Lorsque les termes Bouddha, le Divin, la transcendance sont prononcés, il faut porter attention à la signification que l’on veut transmettre en les utilisant, au risque de laisser planer chez notre vis à vis un relent de sacré, alors même qu’il s’agit de thérapeutique, de visions de l’être humain et de son monde, de réalités provenant essentiellement d’expériences humaines.
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Karma et inconscient : évolution du personnel au collectif Au temps du bouddhisme hinayana le karma était vu d’une façon personnelle. Il était donc possible pour les arhats de mener de bonnes actions au cours de leur vie pour éponger ce karma, le compenser en vue de se sauver soi-‐même des existences récurrentes. Limité à soi-‐même et aux générations précédentes, il était possible d’en cerner tous les aspects et donc de pouvoir s’en libérer par une connaissance approfondie des causes et des effets passés. En ce faisant, ils ne niaient nullement la loi fondamentale disant que toute cause génère un effet, mais en créant des causes positives ils espéraient en conséquence créer des effets positifs, donc un bon karma. Il était alors possible de se sauver soi-‐même au cours d’une vie. Cette démarche peut être comparée à l’étude de son inconscient personnel dans la mesure où l’on pense que celui-‐ci serait seulement peuplé de toutes les pensées, actions, désirs, fantasmes refoulés. Par la connaissance de tous nos éléments refoulés, il serait alors possible d’amener entièrement notre inconscient dans le domaine du conscient. Nous pourrions par ce processus nous libérer entièrement de nos influences inconscientes. Il ne s’agirait pas non plus de penser qu’aucun contenu de notre inconscient ne peut être connu, ni qu’aucun aspect de notre karma ne peut parvenir à notre connaissance. Lors de l’apparition du bouddhisme mahayana, le karma prit une connotation universelle, quasiment cosmologique. Les fondements du karma évoluèrent donc, dans cette compréhension, d’une dimension personnelle à une dimension supra-‐individuelle. Comment alors un être humain pourrait-‐il contrebalancer et se sortir d’un karma si celui est universel, le karma de tous les êtres, même de l’univers entier. Au cours d’une simple vie cela paraît totalement impossible. Ce karma surgissait donc du cosmos entier, et donc les êtres limités dans leur vie se trouvaient face à lui dénués de tout pouvoir. Le mahayanistes ont donc cherché un être d’une force équivalente qui leur permettrait de vaincre l’immensité de la force de ce karma universel. C’est à ce moment que dans l’esprit du bouddhisme mahayana, le Bouddha passa d’un simple être humain comme tout le monde à une force cosmique de puissance de vie et de salvation de tous les êtres, contrebalançant les effets étouffants d’un karma cosmique. Deux forces cosmiques furent donc en présence : le karma et la buddhatâ, force cosmique salvatrice du Bouddha, des fois simplement appelée Bouddha. Ceci n’est guère éloigné du concept de l’inconscient collectif introduit par Jung. Celui-‐ci ne nie nullement l’inconscient personnel relié à notre existence individuelle. Les éléments de cette couche de l’inconscient seraient par nature limités et pourraient être totalement épongés par l’analyse, de la même façon qu’un karma personnel pourrait l’être. Au cours de sa pratique thérapeutique il découvrit que l’inconscient semblait détenir d’autres éléments au-‐delà de ce qui avait pu être acquis au cours d’une vie personnelle : des images universelles, des archétypes communs à l’humanité. Il appela cette vaste couche de l’inconscient, l’inconscient
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collectif. Cette notion est donc très semblable au karma cosmique des mahayanistes. On peut remarquer d’ailleurs une forme de similitude de démarche où l’inconscient personnel évolua dans une forme beaucoup plus générale, ce qui s’était déjà passé dans l’histoire du bouddhisme en ce qui concerne le karma et Bouddha. La buddhatâ, force cosmique du Bouddha, apparut comme la force salvatrice permettant aux êtres de se sauver d’un karma universel au cours de multiples kalpas. Le kalpa est un espace de temps non déterminé mais comparable à la vie d’un univers. Il est alors légitime de se demander quelle pourrait être la force équivalente au pouvoir de l’inconscient collectif qui nous permettrait de nous sauver de son emprise. Quelle est la force qui nous conduirait à notre individuation, la connaissance de nous-‐mêmes ? Jung l’appelle la fonction transcendante, et utilisera pour cela le terme le Divin, dont la définition exacte n’est pas entièrement claire, car inexprimable. Ainsi de même le terme Bouddha ne peut être réduit ni uniquement à une dimension purement humaine, ni à une pure force cosmique, ni même uniquement à soi-‐même, mais englobe toutes ces composantes dans un ensemble inexprimable dans sa totalité. En ce qui concerne le karma vu dans l’optique du zen, il s’agit aussi d’embrasser deux aspects qui pourraient à priori sembler contradictoires. D’un côté il y a la présence en nous de tout le karma de l’humanité et du cosmos ce qui pourrait nous laisser penser que nous serions entièrement déterminés par une telle force, mais d’autre part à chaque instant nous disposons de la liberté de changer notre karma, et donc de changer tant soit peu ce karma universel. Le karma est vu donc dans une dimension dynamique, il est modifié à chaque instant par tous nos actes qui font apparaître un karma différent, cela sans aucunement négliger l’influence karmique de tout un passé. Nous sommes alors à la fois maître de notre karma tout en restant sujets à la loi des causes et des effets. Le processus d’individuation représente une démarche similaire d’intégration, de connaissance et de libération de notre inconscient personnel, « couche de l’inconscient déposée, tel un limon, sur l’inconscient collectif », écrit Jung. L’évolution de l’inconscient collectif, dirigé par le Divin selon Jung, la dynamique de vie ou l’ordre cosmique, prendra alors autant de temps que la disparition du karma universel de l’humanité : des kalpas. Reprenons en mémoire que le karma, ou l’inconscient, n’est ni bon, ni mauvais en lui-‐même entièrement. Ce n’est que dans la mesure qu’il contient des éléments que nous acceptons consciemment ou non comme limitatifs qu’il devient nocif à notre épanouissement, à notre individuation. Une telle individuation est propice à l’ouverture au monde, à notre responsabilité et nos relations, tout ceci bénéfique pour la société et l’humanité. En ce sens toute démarche visant à la compréhension de son karma ou de son inconscient participe à la compréhension universelle d’un karma cosmique ou d’un inconscient collectif. Interdépendance et inflation du Moi
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Dans le zen, la notion d’interdépendance de toutes choses et de tout être est fondamentale. En ce sens le Moi, ou l’ego, n’existe pas purement en lui-‐même. Il n’existe aucune croyance en la réalité substantielle du Moi. Toutes les existences sont en liaison intime les unes avec les autres si bien qu’en réalité elles ne peuvent être considérées comme individuelles. Ainsi le Moi ne possède aucune existence absolue, indépendante. Vu dans le cadre d’une interpénétration mutuelle intime entre tout, les êtres inanimés et animés, la nature, la terre, l’univers entier, le concept intellectuel du Moi isolé n’est qu’une illusion. Dans la dimension quantique de l’énergie-‐matière, la notion de particule isolée en elle-‐même n’a aucun sens car les particules élémentaires sont en constante interaction. A l’intérieur du noyau atomique, les neutrons et les protons sont en constant échange. Seule une observation les projettera dans un état déterminé. Il ne s’agit pas de dire que ni le Moi, ni l’ego n’existent, car sinon que seraient les êtres et les choses, mais bien de dire que leur existence ne s’explique que par une accumulation locale de l’interdépendance du monde et non d’une existence individuelle propre. On peut dire que dans le zen le Moi ou l’ego n’est que le dépositaire du dharma, du Tao qui lui est l’ensemble de toutes choses. De manière similaire, le Moi chez Jung ne consiste qu’à être le dépositaire conscient du Soi, qui lui est l’ensemble de la psyché contenant toues les influences conscientes et inconscientes. La différence peut-‐être réside dans le fait que le dharma contient tout, alors que le Soi se rapporte à la psyché humaine. Il est normal que comme praticien psychanalyste Jung se situe dans un cadre thérapeutique et s’intéresse principalement à la psyché. Le zen comme pratique spirituelle englobe dans sa vision non seulement la psyché humaine mais propose un paradigme englobant tous les aspects des êtres, quels qu’ils soient, animés ou non. La difficulté réside dans l’opportunité où l’ego ou le Moi se prend pour l’universalité de la psyché, ou se croit investi de l’intégralité de la vérité du Tao. Jung appelle ce phénomène : l’inflation du Moi. Pour cela il faut que le sujet croie d’abord à l’existence essentielle d’un Moi, et de plus qu’il prenne ce Moi pour l’ensemble universel de toute vérité. Une telle conception se trouve évidemment contraire à la Voie du zen. Il est à signaler que le zen ne définit aucune vérité unique en ce qui concerne une compréhension de ce que peut être l’existence, aussi dit-‐il : ni existence, ni non-‐existence. A propos du Moi, il pourrait donc dire également : ni Moi, ni non-‐Moi. L’abandon du Moi dans le zen ne correspond pas à son annihilation complète, mais simplement de ne pas attacher d’importance primordiale au Moi. En ce sens abandonner l’ego est synonyme d’éviter fondamentalement toute inflation du Moi. Sangha, groupe, et individuation : influence d’un ensemble matriciel
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Dans son ouvrage « Dialectique du Moi et de l’Inconscient », Jung écrit : « L’individuation ne peut être qu’un processus qui accomplit les données et les déterminantes individuelles, en d’autres termes, qui fait d’un individu donné, l’être que, une fois pour toutes et en lui-‐même, il doit l’être. De ce fait il ne deviendra pas égoïste ou égocentrique dans le sens habituel du terme, mais accomplira simplement sa nature d’être, ce qui est précisément aux antipodes de l’individualisme et de l’égoïsme. » Ceci semble être quasiment mot pour mot le message principal d’Eno, le 6ème patriarche du zen qui est considéré comme la figure marquante de l’origine du Chan et donc du zen : connaître sa véritable nature, devenir intime avec soi-‐même. Le processus d’individuation chez Jung peut donc être considéré équivalent à la Voie du zen, dans son approche d’une connaissance intime de soi-‐même. Maître Etienne Mokusho Zeisler disait : « Dans le zen le soi-‐même rencontre le soi-‐même. » Chez Jung il s’agit de la rencontre du Soi. Le langage est différent mais l’essence de la démarche est similaire. L’individuation n’a rien à voir avec un quelconque isolement de la personne, étant donné que ce processus même est mené si l’on peut dire par le Soi et non par le Moi. De la même façon la Voie du zen est menée également par le dharma et non par l’ego. Si cela devait être le cas alors le processus deviendrait extrêmement limité, confit dans les propres certitudes illusoires et projections d’un Moi ou d’un ego, sans aucune portée universelle et conduisant à une isolation de l’être pouvant induire des maladies psychiques, ou même physiques. L’enclenchement d’un processus d’individuation chez une personne agit inévitablement sur le groupe qui l’entoure, que ce soit par exemple la famille, le milieu professionnel, un groupe religieux ou spirituel, les amis. Ce groupe va se trouver déstabilisé et essaiera vraisemblablement d’attirer à nouveau son membre dans son sein, dans sa matrice, dans le but de retrouver une certification illusoire de sa propre cohésion. Beaucoup d’expériences pénibles nous montrent quelles sont les difficultés rencontrées par ceux qui à un moment de leur vie se désolidarisent d’une pensée unique pour trouver leur propre chemin de vérité, comme par exemple les difficultés auxquelles sont confrontés ceux qui veulent quitter : les sectes, les mouvements politiques à tendance totalitaire, les familles autoritaires et possessives, ou toute organisation fondée sur un esprit de corps et le glorifiant. Quitter le corps d’une « famille » soudée n’est pas sans risque comme l’histoire l’a prouvé concernant certains « disparus ». Tout processus d’individuation risque donc de se confronter à l’entourage. Il s’agit alors d’une extraction difficile, d’une nouvelle naissance à l’air libre et de quitter une matrice enveloppante et sécurisante. C’est le prix de la liberté. Dans ses mémoires Jung relate combien sa scission d’avec Freud fut longue et pénible, dramatique même pour son âme, dont il mit des années à se remettre. A une époque il fut même dit en France que quiconque ne pouvait quitter le Parti Communiste que les pieds devant, ceci sans parler de la peste nazie, de la paranoïa stalinienne, des organisations mafieuses, ou des punitions pratiquées dans certaines sectes.
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Dans le zen trois trésors font l’objet du plus grand respect : le dharma, le Bouddha et la sangha. La sangha est un groupe de moines, nonnes et laïcs qui pratiquent avec un maître. Souvent il est dit : qui suivent un maître. En psychanalyse, il y a également la Société de Psychanalyse ou autres, il suffit de rappeler l’autorité incontestable de Freud ou Lacan dans ces groupes, ou la mainmise des successeurs de Jung sur tout écrit publié se réclamant de ses théories. André Breton, de façon à vrai dire psychédélique, exerça une autorité contraignante sur le surréalisme. Le zen n’a donc a priori et humainement parlant aucune raison d’être automatiquement épargné par une forme ou une autre de pensée unique. Il est intéressant de se pencher sur un phénomène surprenant : beaucoup de groupes formés dans l’esprit de libérer l’être humain des contraintes psychologiques, existentielles ou matérielles, ont finalement adopté un mode de fonctionnement contraire à l’esprit de départ. La force de tout groupe est non négligeable et peut donner lieu à des phénomènes d’adaptation, la persona, contraires aux aspirations profondes de l’être et à sa liberté inaliénable. On ne peut donc que conseiller à tout pratiquant du zen, parallèlement à sa pratique qui d’ailleurs le favorise, un processus d’individuation, et de se connaître soi-‐même. Ceci enclenché, ses relations avec le groupe ou la sangha deviendront dynamiques et propices à tout enseignement, processus très différent d’un alignement inconditionnel, ou de se conformer à une psyché collective. La pratique du zen est essentiellement une pratique adulte dont le but essentiel est de libérer les êtres. Pour cela chacun doit devenir maître de lui-‐même, non bien entendu des autres. C’est à ce prix qu’il pourra utiliser son Moi, ou son ego, dans une direction de vie positive et libératrice au lieu de s’en trouver dépendant. C’est également à ce prix qu’il pourra dépasser la condition de disciple et s’ouvrir à la dimension d’un Bouddha vivant.
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Le but ultime de ces approches est-‐il similaire ? Sont-‐elles compatibles ? Le but ultime du zen, favorisé par une pratique corporelle et spirituelle, une respiration tranquille et profonde ainsi que l’abandon de s’accrocher continuellement à ses pensées conscientes, est de sauver tous les êtres, comme le spécifie le premier vœu du bodhisattva : aussi nombreux que soient les êtres je fais le vœu de les sauver tous, c’est à dire de n’en laisser aucun de côté. Pour cela il est nécessaire de ne pas s’accrocher à son Moi, de le laisser devenir transparent, de s’oublier soi-‐même. La condition première à cela est de le connaître le plus profondément possible afin qu’il ne vienne pas perturber le processus d’ouverture au monde. Il n’est guère concevable en effet de prétendre libérer les êtres si soi-‐même ne l’est pas en premier lieu. Le processus d’individuation est en lui-‐même une libération. Il s’agit de se libérer de toute matrice contraignante, de devenir un être humain à part entière en relations avec le monde et avec le Soi. Ces deux démarches de connaissance intime sont donc similaires. Lorsqu’un processus d’individuation est accompli, l’être lui-‐même se sent libre. Le bodhisattva fait le vœu que chacun atteigne également cette liberté. Quel serait alors le vœu d’une personne laïque ayant également atteint cette libération ? Normalement elle devrait également souhaiter être entourée de personnes libres et non emprisonnées dans leur ego ou leur Moi. La différence s’il y en a une réside plutôt dans le fait que les motivations peuvent provenir d’une source non identique : pour le zen tout processus d’individuation doit conduire le pratiquant à une compassion universelle, il entreprend ce travail, cette carrière du bodhisattva pour sauver les autres et lui-‐même par la même occasion. C’est alors dans le processus de sauver les autres qu’il trouve sa propre salvation. Une personne, en tout cas au début, entreprenant un processus d’individuation thérapeutique peut penser d’abord à son propre soi-‐même, devenir maître de sa vie, obtenir une connaissance intime de sa psyché. Mais de facto, ce processus même étant dirigé par le Soi et non par le Moi, devrait naturellement ouvrir chacun au monde qui l’entoure. En résumé, compatibles, absolument. Similaires peut-‐être pas tout-‐à-‐fait dans les motivations profondes. A la fin, au cours d’une évolution naturelle de l’être dans chacune de ces pratiques ou processus, le résultat est bénéfique pour tous, pour l’entourage d’abord, et également pour l’humanité entière. Si vous jetez un caillou dans un étang, de toutes façons aussi petites qu’elles puissent être les vagues atteindront le rivage. Et de toutes façons si vous creusez un étang, la lune s’y reflètera naturellement. Tout processus de connaissance de soi-‐même, du Soi, du Tao, du dharma, est bénéfique. Même si on ne s’en rend pas compte, les effets apparaîtront un jour ou l’autre si nous avons généré les bonnes causes