Imre Kertész- Le refus citations

2

Click here to load reader

Transcript of Imre Kertész- Le refus citations

Page 1: Imre Kertész- Le refus citations

Oui, poursuivrais-je ma réflexion, c’est peut-être là que se cache le diable : non dans le fait que l’homme tue, mais dans celui que les vertus indispensables au crime deviennent pour lui l’ordre du monde. P.49

Il ne lui est jamais venu à l’esprit l’idée que si Dieu n’existe pas, alors tout est permis ; au contraire, elle avait besoin plus que tout d’un dieu, un dieu qui transforme en commandement tout ce qu’il lui permet. Cela ne fait pas de doute : l’ordre moral que proposait Buchenwald était le meurtre ; c’était néanmoins un ordre et il lui convenait. Elle n’a jamais transgressé sa logique : là où tuer est un lieu commun, on ne tue pas par révolte, mais par zèle. Tuer peut-être une vertu au même titre que ne pas tuer. La vue de tant de cadavres, de tant de tortures lui procurait sûrement de temps en temps des moments exceptionnels d’exaltation en même temps que de gratitude et de fierté servile. P.50

Mais n’était-ce pas son rôle ? ruminais-je. Ne se peut-il pas qu’une situation déterminée- la situation d’épouse de commandant de camp- aille de pair avec des sentiments et des actes déterminés ? Que n’importe qui d’autre aurait nécessairement assumé cette situation avec des sentiments et des actes similaires...

Je peux la considérer comme une vulgaire sadique qui a élu domicile à Buchenwald où elle a enfin pu donner libre cours à ses horribles instincts. Mais je peux aussi penser, si on préfère, que c’était une âme plus complexe : peut-être essayait-elle de mettre en ordre sa situation inattendue et inconcevable avec des actes encore plus inattendus et inconcevables afin de se la rendre plus crédible et habitable et de voir jour après jour se confirmer combien l’invivable est vivable, combien l’incroyable est naturel…P 51

Plus on lui donne d’importance, plus on minimise ce qui l’entoure, c’est-à-dire la réalité d’un monde organisé pour tuer ; car ce qu’on lui attribue découle de l’essence même de ce monde. P.52

C’est peut-être cela, pensais-je, l’absence d’essence : voilà la tragédie. Sauf que, d’autre part, toute communication qui s’en tient à un personnage représentatif fait naufrage. Parce que les personnages tragiques vivent dans l’univers du destin, or la perspective de la tragédie, c’est l’éternité ; en revanche, l’univers des systèmes totalitaires est un monde clos et déterminé par des situations, leur horizon se limite au temps historique de leur durée.

Comment serait donc communicable une expérience qui ne peut et ne veut justement pas devenir expérience en soi, parce que l’essence de ses situations, à la fois trop abstraites et trop concrètes, est une personnalité contingente et remplaçable à tout moment, qui n’a par rapport à cette situation ni commencement, ni suite, ni analogie d’aucune sorte- et qui est donc invraisemblable au vu de la raison ? P.52

Quoique ce roman fût pour moi plus nécessaire que tout, je n’avais jamais réussi à me convaincre que moi j’étais nécessaire. P.66

Page 2: Imre Kertész- Le refus citations

Et je sentais se dissiper l’importance de tous les romans et éditeurs du monde, puis celle de mon autojustification. J’étais profondément blessé : j’ai avalé mon déjeuner en grommelant.

Je l’avais vécue deux fois, une première fois – de façon invraisemblable- dans la réalité, une seconde fois -d’une façon beaucoup plus réelle – plus tard, quand je m’en suis souvenu. Entre ces deux moments, elle a hiberné. P.70

J’étais pris d’une ivresse particulière ; je vivais une double vie : mon présent – au ralenti, à contrecœur- et mon passé au camp de concentration- avec la réalité aigue du présent. P.70

Auschwitz était en moi, dans mon estomac, comme une boulette non digérée : ses épices me remontaient aux moments les plus inattendus. P.70