Illkirch Belle Epoque - WordPress.com...La Maison Rappen, pourtant, l’avait mis au monde. Elle...
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Illkirch Belle
Epoque Atelier d’écriture
Illkirch Belle
Epoque Atelier d’écriture
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Table des matières
Avant-propos
Mon Schatzele
La Maison Rappen
Mon André
L’ombre
Grand mère
La saveur du passé
Avant-propos
Sophie Jacques, directrice de la
médiathèque Sud
Ecrire sous la contrainte… était bien le propos de
cet atelier d’écriture destiné à faire parler les vues
portées sur les cartes postales anciennes. Mais
écrire n’est pas contrainte pour qui ose se laisser
traverser par l’émotion, explorer dans son
imaginaire l’écho d’un souvenir, d’une image ou
d’un moment.
Les textes qui suivent donnent littéralement vie
aux cartes exposées à la médiathèque Sud en
octobre 2017. Les personnages et situations
pourtant fictives semblent à la fois réelles et
intemporelles, presque durables dans une beauté
qui nous sauve.
Vite, je vous invite à leur lecture. Et je retiens le
plaisir des écrivants lors de cet atelier comme une
autre invitation à en proposer encore.
Je remercie mes collègues Anne et Thibaut
pour leur organisation, leur animation,
leur implication.
Mon Schatzele Anne Tappert
on Schatzele, mon tout petit,
J’espère que tante Agathe
prend bien soin de toi. Elle
est quelques fois rude, mais
son cœur est bon. Laisses-la te gâter, sa
cuisine est saine et sa maison proprette.
Elle a l’habitude des cataplasmes et des
fumigations, tu penses bien, avec son
Alfred qui a été malade si longtemps. Si tu
travailles au potager, n’oublies pas : pas
quand il fait trop chaud, le soleil cogne en
montagne, mets ton chapeau. Les soirées
sont fraîches, enfiles alors ton paletot, tu
ne dois surtout pas te refroidir.
Mon Katzele, mon doux cœur, j’espère
que tu peux t’exercer à la trompette.
Prends-en bien soin, je l’avais offerte à ton
regretté papa pour ses seize ans, presque
ton âge. Je suis si fière de toi, mon grand,
que tu sois à la fanfare municipale. Tu
donnes du bonheur à toutes les oreilles
M
d’Illkirch-Grafenstaden. La musique
adoucit les mœurs mais aussi les cœurs et
en ces temps incertains, on en a bien
besoin.
Écris-moi, mon Misele, mon doux enfant.
Ce n’est pas avec le courrier que je reçois
que le facteur se fatigue, ça lui fera les
pieds de déposer ta lettre à ma porte, lui
qui se porte si bien, toujours dehors et
jamais malade. C’est quand même pas
normal.
Mon Mannele, mon bonhomme, le bon air
te fera du bien et tu rentreras guéri, le
docteur l’a bien dit. Cette sale maladie
bientôt n’existera plus, il a parlé de vaccins
qui sont en préparation.
Mon Herzele, mon petit cœur, tu as toute
la vie devant toi. Continues la musique et
à bien travailler à l’usine. Je suis fière mon
grand, parce que tu es beau et bon. Tu
vivras ce que ton père n’a pas vécu.
A bientôt mon Antoine, ta grand-mère qui
t’aime.
La Maison Rappen Laura Moya
l se retourna une dernière fois sur les quinze habitants de la maison Rappen en leur lançant un regard défiant. Et il marcha, lentement, écoutant le bruit
de ses talons sur le trottoir. Leurs regards brûlaient sa nuque. Armé de son sac de toile et de sa foi en un meilleur lendemain, il s’en allait. La Maison Rappen, pourtant, l’avait mis au monde. Elle l’avait bercé de ses rites, de ses levers et couchers quotidiens, dans son giron aux effluves d’oignons et de lard fumé. Elle l’avait élevé, avant de l’étouffer. Dans cette bâtisse immense, il avait dû enfermer ce perpétuel désir d’être seul, juste pour pouvoir s’entendre penser. Désir qu’il ne pouvait satisfaire, jamais. Toujours un toussotement de Georges, un plancher qui craque sous le pas lourd d’Aneta, les brailleries de Louis et d’Emmelina au milieu de la nuit, le cliquetis des casseroles… Même au-dehors, on vous poursuivait, avec cette course à faire, ce travail à abattre… Enfin, leur vacarme ne
I
le suivrait plus qu’en mémoire, désormais. Mais il ne s’était pas préparé à recevoir ce subtil cadeau d’adieu, temps suspendu où tous, ils le scrutaient. Comme s’ils s’étaient arrangés pour être là à cette heure, où il eut été plus facile pour lui de partir sans témoin. Ils le transperçaient de leurs regards agités. Il pensa à Lila, dans son tablier de commerçante affairée, arborant un sourire faux et chargé de reproches larmoyants. Comme ils paraissaient unis ! Une entité, un seul nom. Les mêmes yeux noisette et rieurs. Et il serait, lui seul, responsable de leur désharmonie ? Etait-ce sa faute, si son appel était ailleurs ? N’était-ce pas un peu pour leur bonheur qu’il les quittait ? Pour que demain, eux aussi, ils soient libres, libres de partir, s’ils le voulaient.
Laura Moya 26/10/2017
Mon André Anne Tappert
on André,
Merci pour votre jolie
missive et cette touchante
photo. Mon cœur s’emplit de
joie à l’idée de pouvoir vous contempler
dans l’exercice d’une de vos activités
préférées. Votre mélodieuse voix
m’accompagne dès potron-minet, je ne
m’en lasse pas, soyez-en assuré. Vos mots
doux, susurrés lors de notre rencontre
font encore monter le rose à mes joues.
J’espère que nous pourrons nous revoir
prochainement, que maman ne s’y
opposera pas. Elle a bien de l’estime pour
votre chère tante, cela devrait nous être
favorable.
Quelles œuvres sont au programme de
votre prochain concert ? J’ai hâte d’y être.
La musique appellera peut-être le
printemps qui a du mal à s’installer cette
année, dirait-on. Je voudrais tant porter la
nouvelle robe jaune à fleurettes bleues que
M
je viens de terminer, l’encolure est
dégagée, ce sont les nouveautés de Paris.
Saurez-vous seulement me reconnaître ?
Vous m’avez confié apprécier la tarte au
fromage blanc, saviez-vous que je la
réussis fort bien ? Mais surtout, j’aimerais
que nous puissions nous promener en
vélo. Je m’en suis achetée un avec mon
premier salaire. Je n’ai plus à prendre le
tramway pour me rendre au travail et cela
facilite mes déplacements pour les cours
du soir, me laissant ainsi plus de temps
pour étudier. Mes amies ne comprennent
pas mon empressement à réussir
l’examen, elles ne rêvent que de fonder
une famille et s’y consacrer. Pour ma part,
je pense qu’un métier équilibre la vie d’une
femme, et que cela deviendra à l’avenir
très courant. Pour l’instant, ne pas faire les
choses comme tout le monde m’enchante,
et je pense que c’est un nouveau point
commun, puisque vous êtes le seul de
toute votre chorale à être dépourvu de
moustaches.
Mon tendre ami, dans l’attente de vous
revoir, je vous enserre les mains.
Votre Juliette.
L'ombre Thibaut Brix
ersonne ne se souvenait d'elle.
Une ombre, un fantôme.
Un accroc sur une photo.
A gauche de l'image s'élevait le restaurant,
vieille bâtisse à l'architecture typique de la
Belle Epoque : murs clairs, fenêtres
hautes. Une grande enseigne barrait la
façade. A droite s'étirait la Hauptstrasse,
large bande vers l'horizon dégagé et son
absence de fin qui semblait signifier un
bond vers... le futur ? S'ils savaient...
« Ils », ceux-là même qui posaient, mi-
sourire, mi-sérieux devant le restaurant,
corpus réduit d'une société toute entière :
des hommes en costumes et chapeaux, des
femmes en robes et tabliers, les effluves
d'un début de siècle festif qui sombrerait
bientôt dans ce que l'humanité offrirait de
plus vil.
Et au milieu de ces femmes, « elle ».
L'ombre. Une lugubre allégorie des temps
P
sombres d'un siècle naissant ravagé par les
guerres...
Un visage étrangement flou, comme une
tête folle qui tourne sur elle-même, toupie
inquiétante dans un monde figé. Une
photo affiche un instantané d'une vie.
Quelle vie provoquait un mouvement
aussi intense dans un plan fixe ? Quelle
vie... ou quelle mort ?
Une pliure de la photo traverse le visage
flou, comme un éclair électrique zébrant
l'infortunée. Hasard de la conservation ou
événement terriblement logique ? La
femme au visage en mouvement ne
semble pas faire partie de cette
photographie. Comme si ajoutée après le
tirage, incrustée dans un monde étranger.
Je ne parle pas de photomontage. Non, je
parle de l'inclusion du... surnaturel. Le
pendant inquiétant du merveilleux de nos
anciens contes. Rien de merveilleux,
pourtant, dans un visage troublé qui surgit
des affres de l'au-delà, tranché par la rage
des lois transgressées...
La photo m'effraie. La femme m'effraie :
elle semble hurler à travers le papier, me
maudire, comme maudit une sorcière
embrasée... Effroi, répulsion. La photo me
submerge, m'entraîne dans un gouffre de
démence, la paranoïa me dévore...
Je me sens tomber, englouti par la
Haupstrasse et sa belle époque factice. Ne
regardez pas, détournez-vous, oubliez
cette image, ou votre âme sera dévorée par
l'ombre comme elle a dévoré la mienne...
Comme elle a dévoré son époque candide,
sous les ricanements espiègles des démons
de la haine.
Illkirch-Graffenstaden, le 26 octobre 2017.
Grand mère Monique Lemesle
rand mère, ma chère Grand mère
Un hasard bienheureux a conduit mes pas ce soir vers un
endroit magique...
Je me suis attardée devant une photographie... et je t'ai reconnue, toi que je n'ai jamais vue...
Un essaim de ballerines posant devant l'objectif.
Vous étiez si jeunes alors... avant d'affronter les horreurs des guerres qui allaient effacer la légèreté de ce moment.
Ton regard profond m'interpelle : ce demi sourire illluminant un visage poupon... ton corps gracieux (bien qu'un peu « rondelet »... mais n'était-ce pas la mode alors d'avoir « des formes » pour être appréciée dans la générosité de ses atouts ?).
Et là, devant cette poupée décorée de tulle et de fleurs, je me suis recherchée.
G
Je me suis souvent demandé d'où me venait cet intérêt pour la danse... Un arrêt devant un cadre gris métallisé m'a apporté une jolie réponse : tu m'as transmis, sans que nous ne nous soyons jamais rencontrées, l'amour du ballet et de la musique.
Quelle richesse que de savoir apprécier la beauté de cet art !
Si rares allaient être pour vous, dans les années qui suivraient ce cliché historique, les moments de bonheur...
Il me semble deviner dans les yeux de tes amies une forme d'inquiétude. Pourquoi ne souriaient-elles pas ? L'avenir déjà se profilait bien sombre... Ou simplement obéissaient-elles aux recommandations d'un photographe trop sérieux ?
Mais toi, Grand mère, tu gardais l'innocence de l'enfance et tes lèvres se sont entrouvertes pour m'offrir cette reconnaissance.
MERCI pour ce joli moment que je garderai précieusement au fond de ma mémoire.
Puissais-je un jour attirer, dans une photographie quelque peu surannée, le regard d'une enfant qui elle aussi me reconnaîtra comme un beau souvenir de son histoire...
ML
La saveur du passé Thibaut Brix
es perdreaux étaient bons. Seulement maman ne sait pas les arranger comme toi. Je lui ai dit ça. Bonsoir et bonne nuit... »
Louise n'a pas le temps de finir sa lecture que Madame l'appelle une nouvelle fois depuis la grande bibliothèque. Louise a presque oublié le thé. Elle pose la carte de son frère Guillaume sur le coin de la table et s'essuie les mains sur son tablier avant de sortir le sachet de la théière. Puis, elle pose celle-ci sur le plateau en argent à côté de l'assiette de « bredele » et des tasses. Madame raffole des gâteaux croquants de Louise, souvenir de l'Alsace natale et lointaine de la jeune cuisinière. Guillaume n'a pas tort : sa soeur a toujours été la plus douée devant les fourneaux, à la grande stupéfaction de leur mère qui a pourtant tout appris à sa fille !
Après avoir amené le thé, Louise reprend en main la carte postale. C'est une illustration en couleurs, avec plusieurs
L
dessins représentant des vues d'Illkirch-Grafenstaden, le village familial de la jeune femme. On y voit les hauts lieux de la bourgeoisie locale. Elle lève les yeux, pensive. Puis : « Où se trouve mon livre de pâtisserie ? ». L'ouvrage était posé là, sur la table, qu'en a-t-elle fait ?
Ce livre date de la fin du siècle dernier, il vient de l'arrière-grand-mère de Louise, autant dire que c'est une... antiquité. Pourtant, elle y tient à son vieux bouquin désuet, cachette de trésors insoupçonnés, de pâtisseries incroyables et de gourmandises inoubliables. Elle le retrouve enfin sur une chaise, rassurée. Il est ouvert ; Louise relit la page de gauche et glisse la carte postale en guise de marque-page. Elle ferme un instant les yeux, récite la recette et pose le livre.
Puis, d'une voix forte et intelligible, elle annonce « simulation terminée ! ».
Une lumière aveuglante remplace la douce clarté du lustre en laiton. La cuisine s'estompe et disparaît, remplacée par un écran sphérique holographique désormais blanc. Le tablier et la robe de Lou-Iz ont
également disparus, remplacés par sa combinaison en proto-latex. Elle enlève ses prothèse tactiles et retire délicatement du bout des doigts ses lentilles de réalité virtuelle. Enfin, elle retire de son cou la puce de mémoire augmentée, effaçant immédiatement ses souvenirs artificiels. Nzo entre dans la pièce.
– Ca va ? demande-t-il.
– Rien de tel qu'un saut dans le passé pour enrichir son présent.
Nzo hausse les sourcils, intrigué. Lou-Iz sourit :
– Je connais enfin la recette des « spritzbredele », dit-elle d'un air triomphant.
A partir de cartes postales de
l’exposition Illkirch Belle Epoque,
les auteur·e·s laissent leur imaginaire
divaguer pour raconter leur propre
version de ces images centenaires.