Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

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© HEC Montréal 2008 Tous droits réservés pour tous pays. Toute traduction ou toute modification sous quelque forme que ce soit est interdite. La Revue internationale de cas en gestion est une revue électronique (www.hec.ca/revuedecas ), ISSN 1911-2599. Ce cas est destiné à servir de cadre de discussion à caractère pédagogique et ne comporte aucun jugement sur la situation administrative dont il traite. Déposé sous le n° 9 40 2008 009 au Centre de cas HEC Montréal, 3000, chemin de la Côte-Sainte-Catherine, Montréal (Québec) Canada H3T 2A7. Volume 6 Numéro 1 Mai 2008 Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings 1 Cas produit par les professeurs Yves-Marie ABRAHAM et Cyrille SARDAIS 2 Londres La Barings Plc, la banque d’affaires britannique ruinée par les risques excessifs pris par l’un de ses opérateurs, pourrait avoir fait l’objet d’un sabotage délibéré, a déclaré son prési - dent au Financial Times. Peter Baring a estimé que cet opérateur, qui a pris la fuite, pourrait avoir été encouragé par une personne extérieure à faire délibérément s’effondrer son établisse- ment. La police recherche Nick Leeson, 28 ans, l’un des responsables de la banque à Singapour, qui a accusé des pertes supérieures aux actifs de la banque du fait d’opérations spéculatives sur les actions et obligations japonaises. [] Le Devoir (Reuter), mardi 28 février 1995 « Je m’voyais déjà en haut de… la fiche » 3 Nicholas William Leeson naît le 25 février 1967 à Watford, dans la banlieue Nord-Ouest de Londres, premier d’une famille de quatre enfants. Son père, William, est artisan plâtrier et travaille à son compte. Sa mère, Anne, est infirmière dans un hôpital psychiatrique, le Leavesden Mental Hospital. Leur réputation dans le quartier est celle d’une famille modeste, aux parents travailleurs et aux enfants bien élevés. Rien qui puisse les distinguer de leurs voisins, en somme. Au terme d’une scolarité sans éclat, Nick Leeson décide de tenter sa chance dans la finance, malgré un échec en mathématiques au A-level 4 . La Parmiter’s Grammar School, l’école secondaire publique où il a été formé, fournit régulièrement à la City un petit contingent d’employés de banque – un « ancien » a même fini au poste de Gouverneur de la Banque du Canada. Anne, la mère de Nicholas, soutient activement son fils dans ce projet, lui tape ses lettres de candidature à la machine, l’encourage sans faiblir. Son père n’approuve que du bout des lèvres, regrettant sans doute que son fils aîné ne s’associe pas à lui. Une demi-douzaine de lettres partent vers la City au cours de l’été 1985. Une réponse positive arrive enfin, en provenance de l’une des banques de la Reine : la Coutts & Co. 1 L’excellence de ce cas et de ses notes pédagogiques a mérité à ses auteurs le prix 2008 du meilleur cas publié dans la Revue internationale de cas en gestion. 2 Nous remercions les évaluateurs anonymes de la première version de ce cas pour leurs commentaires et leurs suggestions. Nous adressons également nos remerciements à Amar-Issem Ayadi qui nous a apporté son expertise dans la rédaction de l’annexe 5 de ce texte. 3 La « fiche », et non pas « l’affiche », dont il est ici question, est celle que les traders utilisent sur le parquet des bourses de valeurs, pour noter leur nom et les transactions qu’ils viennent d’effectuer. À l’heure où la plupart de ces bourses fonctionnent à l’aide d’un système de cotation électronique, ces fiches sont en passe de devenir des pièces de musée. Mais, à l’époque où Leeson rêvait de travailler sur le parquet de la bourse de Londres, la cotation s’y effectuait toujours à la criée et le sol y était donc encore jonché de ces fameuses fiches, en fin de journée. Quant à nous, nous demandons pardon à Charles Aznavour pour ce petit détournement de sa très célèbre chanson « Je m’voyais déjà »… 4 Advanced Level Exams : diplôme de fin d’études secondaires que l’on obtient vers 17-18 ans en Angleterre.

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© HEC Montréal 2008

Tous droits réservés pour tous pays. Toute traduction ou toute modification sous quelque forme que ce soit est interdite.

La Revue internationale de cas en gestion est une revue électronique (www.hec.ca/revuedecas), ISSN 1911-2599.

Ce cas est destiné à servir de cadre de discussion à caractère pédagogique et ne comporte aucun jugement sur la situation

administrative dont il traite. Déposé sous le n° 9 40 2008 009 au Centre de cas HEC Montréal, 3000, chemin de la Côte-Sainte-Catherine,

Montréal (Québec) Canada H3T 2A7.

Volume 6 Numéro 1 Mai 2008

Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings1

Cas produit par les professeurs Yves-Marie ABRAHAM et Cyrille SARDAIS2

Londres – La Barings Plc, la banque d’affaires britannique ruinée par les risques excessifs pris

par l’un de ses opérateurs, pourrait avoir fait l’objet d’un sabotage délibéré, a déclaré son prési-

dent au Financial Times. Peter Baring a estimé que cet opérateur, qui a pris la fuite, pourrait

avoir été encouragé par une personne extérieure à faire délibérément s’effondrer son établisse-

ment. La police recherche Nick Leeson, 28 ans, l’un des responsables de la banque à Singapour,

qui a accusé des pertes supérieures aux actifs de la banque du fait d’opérations spéculatives sur

les actions et obligations japonaises. […]

— Le Devoir (Reuter), mardi 28 février 1995

« Je m’voyais déjà en haut de… la fiche »3

Nicholas William Leeson naît le 25 février 1967 à Watford, dans la banlieue Nord-Ouest de Londres,

premier d’une famille de quatre enfants. Son père, William, est artisan plâtrier et travaille à son compte.

Sa mère, Anne, est infirmière dans un hôpital psychiatrique, le Leavesden Mental Hospital. Leur

réputation dans le quartier est celle d’une famille modeste, aux parents travailleurs et aux enfants bien

élevés. Rien qui puisse les distinguer de leurs voisins, en somme.

Au terme d’une scolarité sans éclat, Nick Leeson décide de tenter sa chance dans la finance, malgré un

échec en mathématiques au A-level4. La Parmiter’s Grammar School, l’école secondaire publique où il

a été formé, fournit régulièrement à la City un petit contingent d’employés de banque – un « ancien » a

même fini au poste de Gouverneur de la Banque du Canada. Anne, la mère de Nicholas, soutient

activement son fils dans ce projet, lui tape ses lettres de candidature à la machine, l’encourage sans

faiblir. Son père n’approuve que du bout des lèvres, regrettant sans doute que son fils aîné ne s’associe

pas à lui. Une demi-douzaine de lettres partent vers la City au cours de l’été 1985. Une réponse positive

arrive enfin, en provenance de l’une des banques de la Reine : la Coutts & Co.

1 L’excellence de ce cas et de ses notes pédagogiques a mérité à ses auteurs le prix 2008 du meilleur cas publié dans la Revue

internationale de cas en gestion. 2 Nous remercions les évaluateurs anonymes de la première version de ce cas pour leurs commentaires et leurs suggestions. Nous

adressons également nos remerciements à Amar-Issem Ayadi qui nous a apporté son expertise dans la rédaction de l’annexe 5

de ce texte. 3 La « fiche », et non pas « l’affiche », dont il est ici question, est celle que les traders utilisent sur le parquet des bourses de

valeurs, pour noter leur nom et les transactions qu’ils viennent d’effectuer. À l’heure où la plupart de ces bourses fonctionnent à

l’aide d’un système de cotation électronique, ces fiches sont en passe de devenir des pièces de musée. Mais, à l’époque où

Leeson rêvait de travailler sur le parquet de la bourse de Londres, la cotation s’y effectuait toujours à la criée et le sol y était

donc encore jonché de ces fameuses fiches, en fin de journée. Quant à nous, nous demandons pardon à Charles Aznavour pour

ce petit détournement de sa très célèbre chanson « Je m’voyais déjà »… 4 Advanced Level Exams : diplôme de fin d’études secondaires que l’on obtient vers 17-18 ans en Angleterre.

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Sans réseau ni expérience, et avec pour tout bagage deux A-Level, l’un en littérature anglaise,

l’autre en histoire, notre « héros » ne pouvait guère espérer occuper le devant de la scène. C’est

effectivement un poste en coulisse que commence par lui offrir la Coutts & Co. Leeson est

affecté au traitement des chèques, au sein de la division general banking. Un vrai travail de

soutier ou de portefaix. « Je faisais passer de grosses liasses de chèques d’un point à l’autre d’un

immense bureau et je les empaquetais pour qu’ils soient stockés dans un entrepôt quelconque »,

raconte-t-il dans son autobiographie1.

Bien que bénéficiant d’une situation professionnelle nettement plus confortable que celle de la

plupart de ses anciens camarades de classe, Nick Leeson a tôt fait de s’ennuyer à ce poste. Un

collègue lui parle de Morgan Stanley, une banque américaine très à la pointe sur les marchés de

produits dérivés, qui recrute activement pour asseoir sa position sur la place londonienne. Reçu

en entretien en juin 1987, on lui offre une place au back office (service de post-marché) à la

direction du marché des capitaux, en lui laissant le choix entre les activités de change ou le

service des contrats à terme et des options. Nick opte pour la seconde voie. Un choix très intuitif,

mais un excellent choix, décisif en tout cas pour la suite de sa carrière.

À défaut de maîtriser les compétences en mathématiques et en théorie financière désormais

requises à l’entrée des front offices (salles des marchés), Nick Leeson trouve ainsi le moyen

d’acquérir, dans l’ombre du back, un précieux savoir pratique sur ces produits dérivés, qui tout à

la fois inquiètent par leur nouveauté (leur mise en marché date des années 1970 et du début des

années 19802) et excitent les appétits, tant les profits potentiels qu’ils représentent paraissent

immenses. Ce domaine d’expertise relativement rare que le jeune homme se crée alors va consti-

tuer ensuite l’une de ses principales ressources pour progresser dans ce milieu professionnel.

Cependant, cette progression passe nécessairement par un changement de métier, sauf à se

montrer particulièrement patient, ce qui ne semble pas être la principale qualité de Leeson.

Tandis que je me débattais dans les règlements de contrats à terme et d’options, je commençais à

comprendre que seuls les courtiers gagnaient vraiment de l’argent. J’étais coincé dans le back office à

trier des documents et à résoudre des problèmes administratifs, alors que les opérateurs qui avaient

accès à la salle des marchés du LIFFE touchaient des gros salaires et recevaient des primes farami-

neuses. […] ma mère m’avait toujours poussé à aller de l’avant et je rêvais déjà de devenir un trader3.

Il s’agit ni plus ni moins, pour Leeson, de gagner sa place parmi les négociateurs de parquet dont

il enregistre, confirme et finalise les transactions, chaque jour; passer des coulisses à la scène, en

quelque sorte.

Pour ce faire, Nick repère l’un des traders vedettes de Morgan Stanley, suit de près sa manière de

travailler, en étudiant notamment les tickets qu’il transmet au back office, et multiplie les occa-

sions de discuter avec lui. Il parvient même un jour à déjeuner avec le golden boy en question;

déjeuner au cours duquel ce dernier lui laisse entrevoir la possibilité de le recruter comme assis-

1 Nick Leeson et Edward Whitley, Rogue trader, London, Warner Books, 1996, 365 pages. Citation issue de la traduc-

tion française : Trader fou. Autobiographie, Paris, Jean-claude Lattès, 1996, p. 36.

2 Yves Simon, Les Marchés dérivés. Origine et développement, Paris, Economica, « Gestion poche », 1997.

3 Nick Leeson, Trader fou, op. cit., p. 39.

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tant, sur le parquet du LIFFE. Nick Leeson est à ce point désireux d’obtenir ce poste qu’il se dit

prêt à accepter une forte réduction de salaire. L’affaire est pratiquement conclue, mais le supé-

rieur direct de Nick refuse de le laisser partir vers la salle des marchés.

L’après-midi même, le 16 juin 1989, soit deux ans après son arrivée chez Morgan Stanley, notre

homme démissionne, sans hésiter. Il contacte immédiatement un chasseur de têtes, qui le met en

relation avec la banque Barings. Un entretien est organisé sur-le-champ, dans les bureaux de

Portsoken Street, siège de la Baring Securities Limited. Au bout d’une demi-heure de discussion

avec le responsable du service des règlements, Leeson est embauché. Il entre officiellement au

service de la banque le 10 juillet 1989. Il a alors 22 ans.

Avec les « morts de faim » de Baring Securities Limited

La Baring Securities Limited est une filiale de la Barings Plc. Elle est née du rachat en 1984 d’un

petit courtier spécialiste des marchés financiers asiatiques par la Baring Brothers & Co, très véné-

rable banque d’affaires londonienne, fondée en 1762 par un immigrant d’origine néerlandaise.

Cette acquisition a été à la fois permise et suscitée par ce que l’on a appelé le « Big Bang » de la

place financière londonienne. L’expression désigne les bouleversements causés par la dérégle-

mentation et la réorganisation du marché boursier anglais au cours des années 1980. Le Financial

Services Act de 1986, qui entérine ce processus de déréglementation, stipule notamment que les

banques étrangères peuvent désormais intervenir directement sur le London Stock Exchange

(désintermédiation), que le barème des commissions fixes sur les opérations de courtage est aboli

(liberté de prix), et enfin que les activités de négoce, courtage et d’émission de titres peuvent être

assurées à présent par un même intervenant (abolition du régime de la « capacité unique »). Cette

dernière règle rend possible la formation de groupes financiers de grande taille, susceptibles de

rivaliser avec des concurrents américains.

Comme d’autres merchant banks (banques d’affaires), la Baring Brothers s’est donc « offert »

une société de courtage – un stockbroker – en 1984, pour tout à la fois tenter de profiter du

décloisonnement des activités financières et se préparer à faire face à une concurrence accrue.

Mais, à la différence de la plupart de ses concurrents, la Barings n’a pas immédiatement fusionné

avec sa nouvelle acquisition. Les « mariés du Big Bang » font en fait chambre à part. Et au

moment où Nick Leeson devient employé de Barings Plc, en juillet 1989 donc, les choses n’ont

guère évolué sur ce plan. Deux filiales cohabitent au sein du groupe financier : Baring Brothers,

d’un côté, et Baring Securities Limited de l’autre.

Il faut dire que les deux entités ne se ressemblent en rien. La Baring Brothers est maintenant un

très vieil établissement, devenu réticent au risque, après avoir frôlé la faillite à la fin du 19e siècle.

La ligne hiérarchique y est plutôt fournie et les procédures de contrôle interne très tatillonnes. Au

plan commercial, la banque est peu agressive, s’efforçant surtout de maintenir des liens privilé-

giés avec ses vieux clients. L’horizon de temps des projets que l’on y développe est rarement

inférieur à l’année. Autant dire que le sentiment d’urgence n’est pas ce qui anime en premier les

membres de Baring Brothers. « En ce temps-là, la Barings était une maison très vénérable, assez

collet-monté et vieilles manières, dans laquelle régnait cet ethos tout à fait typique du monde des

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Public School et d’Oxbridge », résumera plus tard un ancien cadre de la banque1. Mais, c’est

aussi une maison en déclin, dont la position sur la place londonienne est clairement menacée par

le Big Bang.

À l’inverse, l’activité dans laquelle se spécialise Baring Securities Limited est en pleine

croissance. Constituée au départ d’une équipe de 15 personnes, installées à Londres (10) et à

Tokyo (5), l’entité dirigée par Christopher Heath va compter plus de 2 000 salariés, installés un

peu partout autour de la planète, au début de l’année 1992. Dynamique, innovante, entreprenante,

enthousiaste et jeune, hétéroclite aussi : tels sont les principaux qualificatifs qui conviennent pour

caractériser cette équipe.

En partie, ces caractéristiques sont le fruit du management exercé par Heath; un management que

l’on peut dire charismatique, tant l’ancien associé de Henderson Crosthwaite semble fasciner ses

collaborateurs et obtenir d’eux un engagement total dans leur travail, ainsi qu’une loyauté sans

faille. D’abord soucieux de mobiliser ses troupes autour de lui, Christopher Heath est tout le

contraire du banquier technocrate. Selon Judith Rawnsley, qui fit partie de son équipe à partir de

1988, Heath était « l’image même du courtier flamboyant des années 1980; un buveur de

champagne, portant des Richelieu2 rutilantes et des costumes impeccables, avec tout le charme,

l’esprit et la joie de vivre que l’on peut attendre de la part d’un tel personnage »3. La fascination

qu’il exerce sur ses troupes vient, au moins partiellement, selon l’un de ses directeurs, d’une

« capacité exceptionnelle à repérer les occasions de faire de l’argent, et à en tirer parti avec

passion et énergie »4.

Sa stratégie de développement pour Baring Securities Limited est axée sur une politique

commerciale très agressive, prenant appui sur une activité de recherche excessivement rigoureuse

et pointue, effectuée (c’est là son originalité) au contact direct des entreprises et des secteurs

analysés. Pour opérer en ces lieux, Heath ne recrute pas en priorité de jeunes gentlemen

d’Oxbridge. Sans les exclure a priori, il recherche d’abord des personnes attirées par l’argent et

désireuses d’en gagner le plus possible, le plus rapidement possible. Sa question favorite au cours

des entretiens de recrutement, « As-tu faim? », vise à tester l’intensité de ce désir. Par ailleurs,

Heath et ses proches collaborateurs ont tendance à privilégier les passionnés, les personnalités

hors-normes et les francs-tireurs, se montrant particulièrement sensibles au culot, au sens de la

répartie et à l’humour des candidats.

Une fois embauchées, pas de période d’intégration en douceur pour les nouvelles recrues, comme

à la Baring Brothers & Co, mais une initiation plutôt brutale en forme d’apprentissage sur le tas.

Pour qui passe le test et donne satisfaction, il y a à la clef de très confortables primes indivi-

duelles, qui contribuent aussi sans doute, avec le charisme du chef, à l’engagement et à la loyauté

dont font preuve les membres de l’entreprise. Heath avait obtenu de la Barings que 50 % des

bénéfices avant impôts de Baring Securities Limited soient reversés à ses salariés, sous la forme

de bonis annuels. Distribués sur une base individuelle, en fonction de la contribution de chacun

1 Judith Rawnsley, L’homme qui a fait sauter la Barings, op. cit., p. 80.

2 On a traduit ici le terme anglais « brogues » par « Richelieu », nom donné en France à un type de souliers à lacets classiquement

portés dans le milieu de la finance.

3 Judith Rawnsley, op. cit., p. 59.

4 Ibid., p. 60.

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aux résultats de la société, ces bonis peuvent représenter jusqu’à 75 % du revenu des intéressés.

Compte tenu du succès considérable que connaît rapidement Baring Securities, ce mode de

rémunération garantit aux hommes de Heath des salaires qui sont parmi les plus élevés de la City.

Vers les feux de la rampe

Cependant, quand Nick Leeson est embauché à la Baring Securities, en juillet 1989, ce n’est pas

pour rejoindre les équipes de courtiers qui jouissent de ces salaires mirobolants. Il est nommé tout

d’abord à un poste très similaire à celui qu’il occupait chez Morgan Stanley : le règlement des

contrats à terme et d’options au sein du service de la Trésorerie. Son embauche s’inscrit dans le

cadre d’un plan de recrutement destiné à renforcer le back office de Baring Securities Limited.

Les « salles de marché » des sociétés de bourse dans lesquelles travaillent sellers, traders et

analystes, ont fait l’objet de lourds investissements en hommes et en machines au cours des

années 1970 et 1980. Le volume de transactions réalisées par ces front offices a pu croître ainsi

dans des proportions considérables, sur cette période. Cependant, les opérations dites de back

office, qui consistent pour l’essentiel à enregistrer, confirmer et régler ces transactions, n’ont pas

bénéficié d’investissements en conséquence. L’intendance n’a pas suivi, en somme. Le terrible

krach de 1987 a agi sur ce plan comme un révélateur. À la Barings, c’est du côté de Baring

Brothers que l’on a été les premiers à s’inquiéter de cette situation. Cela dit, Christopher Heath a

convenu également, à cette époque, que le back office de Baring Securities avait besoin de

sérieux renforts. D’où sa décision de recruter massivement dans ce secteur et notamment de créer

des équipes de contrôleurs mobiles susceptibles d’intervenir, à la manière de commandos, en

fonction des besoins éprouvés par les différentes activités de front office. Ces équipes sont

regroupées au sein d’une petite unité spéciale, le Business Development Group, à laquelle Leeson

sera rattaché neuf mois après son embauche.

À ses débuts chez ce nouvel employeur, Nick ne se fait pas spécialement remarquer. Ceux qui le

côtoient alors insisteront plus tard sur la banalité du personnage et son comportement plutôt

effacé, tout en reconnaissant ses qualités professionnelles. « Il n’était pas très ouvert à l’époque,

raconte un ancien trader, et je ne crois pas qu’il ait changé depuis. Il était discret et je doute que

ce soit le genre de personne qu’on remarque dans la foule1. »

Sa première vraie occasion de se faire valoir va se présenter près d’un an après son arrivée à la

Baring Securities. La filiale indonésienne de la Barings est alors aux prises avec de graves

problèmes administratifs, caractéristiques de cette phase de croissance des activités de marché.

Le nombre des opérations sur la place de Djakarta a augmenté dans des proportions faramineuses.

En revanche, la partie administrative de ces opérations, qui représente pourtant environ 80 % des

tâches nécessaires à la réalisation de celles-ci, n’a pas fait l’objet de beaucoup de soins.

En dix mois, Leeson et son équipe règlent le problème. De cent millions de livres, le risque de

perte pour la Barings à Djakarta n’est plus que de dix millions à la fin de l’année 1990. En outre,

au milieu de sa mission, trois autres personnes envoyées par Londres sont venues grossir le petit

commando. Parmi ces personnes se trouve Lisa Sims, entrée à la Barings à peu près en même

1 Judith H. Rawnsley, op. cit., p. 111.

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temps que Nick. Mais c’est là, en Indonésie, au pied de cet énorme tas de titres financiers, qu’ils

font connaissance. Ce n’est pas le coup de foudre immédiat, pas du côté de Lisa en tout cas,

« mais on s’entendait bien, dira plus tard celle-ci. Il était toujours de bonne humeur, il adorait

bavarder. La première fois que je l’ai rencontré, au boulot, j’ai pensé qu’il avait de grosses

responsabilités1. » Dix huit mois plus tard, en mars 1992, cette association professionnelle tempo-

raire, constituée dans la touffeur indonésienne, donnera lieu à la célébration d’un mariage

fastueux, sous les giboulées de la fin de l’hiver britannique.

Leeson rentre donc de Djakarta amoureux et tout auréolé du succès de sa mission. Il faut dire en

plus que, grâce à son travail, la Barings a été la première banque occidentale à régler un problème

auquel devaient faire face en fait toutes ses concurrentes en Indonésie. Du coup, la banque de la

rue Bishopsgate se trouve en position de vendre à ses rivales sa toute nouvelle expertise en

matière d’opérations de règlement sur ce marché exotique. De son côté, Nick est désormais

considéré comme un expert des règlements de contrats à terme et d’options. À ce titre, il va parti-

ciper à l’évaluation et au lancement de multiples projets tout au long de l’année 1991, en particu-

lier en Europe et en Extrême-Orient. Ironie de l’histoire, au début de l’automne de cette même

année, on lui confie une enquête interne sur un possible cas de fraude, dans le secteur des

produits dérivés. Leeson se montre particulièrement efficace : il découvre la fraude et démasque

le coupable, qui est alors licencié, en compagnie de son supérieur direct. Nick assure même

l’intérim de ce dernier pendant quelques semaines…

Mais, notre homme rêve d’autre chose et ne se sent pas la patience d’attendre de gravir un à un

les échelons hiérarchiques du back office. « Rouage j’étais, rouage je resterais. Faire des rapports

à mon chef, quêter son approbation, attendre dix ans pour hériter de son poste : autant dire que je

m’ennuyais ferme. Je demandai donc à être muté »2, dira-t-il à propos de cette période. À quoi

rêve-t-il précisément? À s’avancer enfin sur la scène du front office, là où l’on gagne vraiment de

l’argent, là où sont ceux qui font le marché. Comme le rappelle Judith Rawnsley : « Même le plus

efficace des back offices, malin, rapide, redoublant d’initiatives, reste pour le monde de la bourse

une zone grise, peuplée de citoyens de seconde classe3. »

Pour Nick Leeson, la voie de sortie de cette zone grise, de cette caverne obscure du fond de

laquelle on ne perçoit que l’ombre de l’Argent, va s’appeler SIMEX. Au début de l’année 1992,

la Barings fait l’acquisition d’un siège de membre4 au Singapore International Monetary

Exchange (SIMEX), investissement qui lui permet d’intervenir directement sur ce marché, soit

pour son propre compte soit pour le compte de clients. Reste à y envoyer une équipe de négocia-

teurs de parquet, avec bien entendu un back office associé. Nick Leeson a vent du projet et offre

ses services. « Il était sympathique, fiable et extrêmement compétent. Il avait résolu le problème

1 Judith H. Rawnsley, op. cit., p. 114.

2 Nick Leeson, Trader fou, op. cit., p. 43.

3 Judith H. Rawnsley, op. cit., p. 110.

4 Les marchés « organisés » tels que le SIMEX réglementent l’accès aux aires de négociation. Seuls les membres agréés, ayant

fait l’acquisition d’un « siège » et obtenu une carte professionnelle pour leurs négociateurs, peuvent prendre part directement

aux échanges. Ces membres sont généralement des sociétés de bourse, mais ce peut être parfois aussi des particuliers bénéfi-

ciant du statut de « négociateur individuel de parquet ». Dans ce cas, ils sont parrainés par un membre du marché. L’investisseur

qui souhaite intervenir sur l’un de ces marchés doit obligatoirement passer par l’intermédiaire de l’un des membres agréés, à qui

il confie alors l’exécution de ses ordres moyennant des frais de courtage. Pour des précisions concernant les marchés à terme,

voir l’annexe 5.

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de Djakarta, on pensait donc qu’il avait les épaules assez solides »1, expliquera plus tard un

trader de l’équipe. Ian Martin, le contrôleur financier de Baring Securities, partage visiblement

ce point de vue et décide de confier à Leeson la responsabilité du lancement et de la gestion de

Baring Futures Singapore.

Dans l’euphorie du moment (un mois s’écoule entre le mariage de Leeson et son arrivée à

Singapour), deux événements sont passés inaperçus. Nick vient de se voir refuser la licence de

trader de la City dont il avait fait la demande en début d’année. Plus exactement, la procédure a

été interrompue lorsque l’autorité compétente, la Securities and Futures Authority (SFA) de

Londres, a découvert que Leeson n’avait pas fait état de certains démêlés avec la justice, dans son

dossier de candidature. Nick a été condamné à plusieurs reprises, au cours des dernières années,

pour des dettes impayées – plus de 10 000 livres en tout. Ce genre de problèmes est assez

commun à l’époque chez les jeunes gens en début de carrière à la City, pas toujours capables de

résister à la tentation des dépenses ostentatoires propres à ce milieu professionnel. Il reste que la

demande d’explication adressée par la SFA à Nick et à la Baring Securities ne recevra jamais de

réponse…

Par ailleurs, le manager général du bureau de Baring Securities à Singapour, James Bax, envoie

le 25 mars 1992 une télécopie à son supérieur londonien, au sujet de la nomination toute récente

de Leeson. Bax y fait part de son inquiétude en ces termes : « Je crains qu’une fois de plus nous

nous mettions dans la situation d’installer une structure qui se révèlera néfaste. Le seul résultat

que nous risquons d’obtenir est de perdre de l’argent ou des clients bienveillants, voire les

deux. » Le propos paraît prémonitoire, mais la suite de la télécopie peut aussi convaincre le

lecteur que Bax s’inquiète surtout des menaces que fait peser l’arrivée de Leeson sur l’étendue de

son pouvoir. Et puis, qui aurait pu prévoir que la suite allait être bien plus désastreuse encore que

dans les pires cauchemars de ce cadre qui avait affirmé lors de son entretien d’embauche :

« Singapour est un terrain miné, et je sais où sont toutes les mines. »

Far East

Leeson, quant à lui, est en train de réaliser son rêve. Sa première visite sur le parquet du SIMEX

à Singapour l’enthousiasme au plus haut point :

Quand j’ai mis les pieds pour la première fois sur le parquet, j’ai vu, j’ai senti l’argent. Depuis mon

entrée à la Barings je n’avais pas arrêté de m’en rapprocher, pas à pas. À Singapour, il était là. J’avais

travaillé dans différents back offices depuis six ans, à faire circuler du papier-monnaie et résoudre les

problèmes des autres. Et maintenant, sur ce parquet, j’allais pouvoir travailler avec de l’argent frais –

il était là cet argent, flottant dans l’air, invisible, attendant seulement qu’on l’attrape au vol2!

Cependant, à son arrivée, Leeson n’est pas autorisé à prendre part à cette fascinante curée quoti-

dienne. À la bourse de Singapour, comme sur le LIFFE à la City, il faut disposer d’une licence

pour travailler sur le « parquet »; licence octroyée au terme d’un examen professionnel et d’une

enquête de moralité. Nick s’engage rapidement dans la procédure d’obtention du précieux

sésame, sans d’ailleurs que ni lui ni sa hiérarchie ne prennent soin de signaler aux autorités du

1 Judith H. Rawnsley, op. cit., p. 116.

2 Nick Leeson, op. cit., p. 53.

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

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SIMEX les condamnations pour dettes impayées qui ont été prononcées contre cet employé

exemplaire par la justice londonienne.

Quoi qu’il en soit, la priorité de la mission confiée à Leeson n’est pas qu’il exerce lui-même

l’activité de trader. On attend d’abord de ce jeune homme âgé maintenant de 25 ans qu’il recrute

et encadre une équipe capable d’exécuter des ordres sur le parquet du SIMEX – front office – et

d’effectuer le suivi administratif de ces transactions – back office. Tout doit être opérationnel

pour le 1er

juillet 1992, date prévue de l’entrée en scène de la Baring Securities sur le SIMEX.

Dans cette perspective, Nick embauche dans un premier temps deux négociateurs de parquet et

un téléphoniste pour prendre en charge les activités de front office. Ces trois personnes, sans être

très expérimentées, possèdent la licence professionnelle délivrée par le SIMEX et ont déjà une

certaine expérience du métier. Pour ce qui est du back office, Leeson recrute deux jeunes femmes

d’origine indonésienne, qu’il va totalement former lui-même.

À la date prévue, Baring Futures Singapore (BFS) réalise ses premières transactions. Celles-ci

portent sur des futures1 et des options. Ces opérations sont effectuées pour le compte de clients de

la Barings – activité de courtage – ou pour le compte de la Barings elle-même, qui engage alors

ses propres fonds dans l’affaire – activité en compte propre. Dans le premier cas de figure, la

rémunération de l’opération prend la forme de commissions versées par le client après exécution

de son ordre. Dans le cas d’opérations pour compte propre, la banque se trouve dans la position

de n’importe quel marchand dont la rémunération dépend de la différence entre prix d’achat et

prix de vente des marchandises qu’il négocie. On s’expose alors à un risque, inexistant dans le

cas des activités de courtage, appelées parfois aussi opérations pour compte de tiers.

Cela dit, les activités pour compte propre dans lesquelles l’équipe de Leeson se trouve impliquée

sont à peu près sans risque, au moins en principe. Il s’agit en effet d’opérations dites d’arbitrage

pur. Elles consistent à tirer parti, pour un actif donné, de petites différences de prix qui appa-

raissent selon le lieu où cet actif est négocié. En l’occurrence, trois contrats à terme échangés sur

le SIMEX sont également cotés sur des marchés japonais (le Nikkei 225 sur le Osaka Securities

Exchange, le JGB’S sur le Tokyo Stock Exchange et l’Euroyen 3 mois sur le Tokyo International

Financial Futures Exchange).

En partie parce que la cotation sur les bourses japonaises s’effectue via un système électronique

et que le nombre d’intervenants sur ces marchés reste par ailleurs beaucoup plus important que

sur le SIMEX, le prix peut, à certains moments, ne pas être exactement le même à Tokyo ou

Osaka qu’à Singapour, où le marché est moins liquide, donc plus sensible. Lorsqu’une telle diffé-

rence apparaît, celui qui la détecte peut alors acheter un certain nombre de lots là où la cote du

contrat est la plus basse (par exemple, à Singapour), pour revendre à peine quelques secondes

plus tard ces lots, là où la cote de ce contrat est plus élevée (par exemple, à Osaka). Les écarts de

prix de ce genre étant en général très minimes, les bénéfices de telles opérations ne sont jamais

très élevés. À condition de pouvoir engager de gros volumes de titres dans ce genre de stratégie,

cette activité reste néanmoins tout à fait rentable. Quant au risque afférent à une telle opération, il

est très faible dès lors que l’on est rapide.

1 Les sous-jacents de ces contrats à terme sont le principal indice du marché des actions japonais, le Nikkei 225, les obligations

gouvernementales japonaises à échéance 10 ans (JGB’s) et l’Euroyen 3 mois. Pour la définition et le mode de négociation de ce

type d’actifs financiers, voir l’annexe 5.

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

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Courtage et arbitrage, telles sont donc les deux « mamelles » auxquelles se nourrit la Baring

Futures Singapore. Quant aux responsabilités de Nick Leeson dans le cadre de ces activités, elles

s’avèrent, au moment du lancement des opérations, extrêmement réduites, au moins en ce qui

concerne le front office. Qu’il s’agisse de courtage ou d’arbitrage, Leeson n’est que la courroie de

transmission d’ordres qui proviennent des salles de marché de la Baring Securities Japan à Tokyo

et Osaka.

Concrètement, installé dès 8 heures du matin dans une cabine surplombant les pits1, il passe ses

matinées au téléphone avec les traders des deux salles japonaises, dont il transmet les ordres, par

cris et par signes, à ses deux négociateurs sur le parquet du SIMEX. En retour, il informe en

temps réel les bureaux d’Osaka et de Tokyo de l’évolution des cours à Singapour. Il pratique, dit-

on dans le jargon boursier, le « commentaire de marché »; tâche indispensable à la réussite des

opérations d’arbitrage décidées par les traders en poste sur les deux bourses japonaises. Il reste

que le jeune ambitieux n’est au départ et en principe qu’un pur exécutant.

Lorsqu’à 14 h 15, chaque jour de la semaine, sonne la cloche annonçant la clôture des cotations,

Nick Leeson quitte le bâtiment du SIMEX, sur Raffles Place, pour rejoindre les bureaux de la

Barings, situés à quelque 200 mètres de là, dans un gratte-ciel de verre : Ocean Towers. Baring

Futures Singapore y dispose de ses propres locaux, au quatorzième étage. Ceux de Baring Secu-

rities Singapore Limited (BSS) sont situés dix étages plus haut et ne sont pas accessibles par les

mêmes ascenseurs. Les deux supérieurs directs de Leeson, James Bax et Simon Jones, étant aussi,

respectivement, manager général et directeur financier de Baring Securities Singapore, sont

installés au vingt-quatrième étage. Entouré donc seulement des personnes qu’il a recrutées depuis

son arrivée, Nick passe son après-midi à assurer le travail de back office des opérations réalisées

le matin même.

À qui rend-il compte de son travail quotidien? La structure de Baring Securities est matricielle : à

une division du travail géographique, par place financière (Hong-Kong, Japon, Singapour…) se

superpose une division par activités (actions, produits dérivés, analyse…). Sur le plan géogra-

phique, Nick Leeson doit se référer à Simon Jones et James Bax, les deux responsables de l’entité

régionale Baring Securities Singapore. Une certaine ambiguïté demeure cependant. Bax est en

effet convaincu que Leeson dépend directement de Londres, d’où sa télécopie du 25 mars 1992

dans laquelle il faisait part de ses inquiétudes. De fait, le jeune responsable de Barings Futures

Singapore est censé aussi rendre compte de ses activités de back office au responsable des opéra-

tions de règlements à Londres, Gordon Bowser. Quant à ses activités de front office, elles

dépendent de Mike Killian, responsable des transactions sur produits dérivés au sein de Baring

Securities Japan, à Tokyo. Killian est le patron des équipes de traders qui transmettent quotidien-

nement des ordres d’achats ou de ventes à Leeson.

Complication supplémentaire : Nick travaille en fait au téléphone pour deux équipes bien

distinctes, qui n’ont pas de contacts entre elles. Il y a d’une part, des courtiers, au sens strict du

terme, collectant et exécutant des ordres pour des clients de la Barings (compte de tiers) et d’autre

part, des traders qui négocient des titres pour le compte de Baring Securities (compte propre).

L’absence de relations directes entre ces deux équipes n’est pas fortuite ou involontaire. Il s’agit

1 Terme anglais désignant les aires de négociation des titres sur le parquet de la bourse. Ces aires ont parfois la forme de fosses

circulaires peu profondes, autour et à l’intérieur desquelles se massent les négociateurs de parquet.

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d’un choix, voulu par Mike Killian, et qui vise à éviter les éventuels conflits d’intérêt entre les

deux activités.

En effet, des situations de concurrence peuvent s’établir entre « compte propre » et « compte de

tiers ». Un trader pour compte propre peut tirer un grand avantage de sa connaissance des ordres

que souhaitent faire passer des clients. S’il utilise cette information et passe devant le client, on

parle alors de front running. En principe, cette pratique est rigoureusement interdite et quand une

société de bourse exerce les deux types d’activités, c’est le courtage qui doit être prioritaire. En

pratique, une façon d’éviter les dérapages consiste à séparer strictement les deux activités, à

construire entre elles une « muraille de Chine », comme disent les spécialistes, ce qui implique la

quasi-interdiction de contacts professionnels entre les deux entités en question…

Mike Killian, le directeur de Baring Securities Japan, est d’abord et avant tout un courtier. Il se

méfie beaucoup du trading pour compte propre, qui selon lui risque de faire fuir des clients

craignant de ne plus être servis en priorité1. Il a fallu toute la force de conviction de Christopher

Heath, persuadé que les profits futurs de Baring Securities sont là et non plus dans le courtage,

pour que Killian accepte de s’engager sur cette voie. D’où la stricte séparation que ce dernier a

instaurée entre les deux activités; séparation qui implique, pour Leeson, d’avoir affaire quoti-

diennement, au sein de Baring Securities Japan, à deux groupes d’interlocuteurs qui ne se parlent

pas.

Néanmoins, le jeune homme donne rapidement satisfaction à tout le monde, et se rend indispen-

sable aux yeux de ceux avec qui il travaille directement. Son soutien aux équipes de courtiers et

de traders installées au Japon, à Osaka et Tokyo, s’avère particulièrement efficace. Il semble

avoir le marché « dans le sang ». Au bout de quelques mois à peine, Killian dit à son propos :

« Nous avons seulement besoin d’une dizaine de Nick pour sauver la maison. » Le même Killian

dira plus tard, avec davantage de sobriété : « Nick entretenait de très bonnes relations avec les

gars de Tokyo. Il s’est vite fait les dents. En un rien de temps, il est devenu expert. Il faisait du

très bon boulot. Il ne se contentait pas de transférer des positions d’Osaka au SIMEX. Quelque-

fois, il renvoyait l’ascenseur2. » En ce qui concerne la gestion administrative des opérations réali-

sées sur le SIMEX, tout semble aller pour le mieux également.

Résultat : à la fin de l’année 1992, Leeson est nommé officiellement directeur délégué de Baring

Futures Singapore. Au même moment, il est reçu à l’examen du SIMEX lui permettant d’opérer

sur le parquet de la bourse singapourienne. Il peut enfin revêtir la veste à rayures bleues et jaunes

des traders de la Barings. Mike Killian a soutenu les démarches de Nick pour obtenir sa licence

de courtage : « Ce n’était pas idiot, dira-t-il. Avoir un badge en plus sur le parquet et une autre

personne en cabine nous donnait une allure respectable. Nick pouvait ainsi emmener les clients

faire un tour sur le parquet, et ensuite ces clients avaient quelqu’un à appeler qu’ils connaissaient

personnellement pour avoir un commentaire de marché3. » Mais surtout, Leeson peut désormais

passer lui-même des ordres à la corbeille.

1 Le fait de ne pas avoir de négociation pour compte propre est considéré par les courtiers de Baring Securities comme un

avantage compétitif par rapport notamment aux banques d’affaires américaines, régulièrement soupçonnées de subordonner les

activités de courtage aux activités de négociation pour compte propre.

2 Judith H. Rawnsley, op. cit., p. 156.

3 Ibid., p. 153.

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Grand ménage à la Securities

Si l’année 1993 se présente sous les meilleurs auspices pour le jeune directeur de la Baring

Futures Singapour, ce n’est pas le cas pour son grand patron, Christopher Heath. Pour la première

fois de son histoire, la filiale qu’il dirige a terminé l’année 1992 avec des pertes : 19 millions de

livres au total. À la Baring Brothers & Co, c’est le signal que beaucoup attendaient pour entre-

prendre une reprise en main de Baring Securities Ltd et fusionner réellement les deux entités

constitutives de Barings Public Limited Company, ces mariés qui font donc maintenant chambre

à part depuis huit ans.

En fait, Peter Baring, qui préside le groupe financier, n’a pas attendu le bilan de l’année 1992

pour lancer de grandes manœuvres. Dès le printemps, au moment même où Leeson partait pour

Singapour, le président de Barings Plc a chargé Peter Norris, brillant directeur de la Brothers à

Hong-Kong, de produire un rapport sur la Baring Securities et de proposer un plan de restructu-

ration. Le rapport est dévastateur. Un collaborateur direct de Norris résume le constat dressé par

son patron : « La Securities fonctionne sans l’ombre d’une procédure de contrôle. Pas de plan

d’affaires, ni de stratégie, aucun système de contrôle digne de ce nom, ni même de budgets. Des

bureaux ouverts un peu partout, sans analyse préalable et Christopher seul à prendre toutes les

décisions. La Securities avait grandi trop vite. Il fallait un changement de culture, après cette

croissance en roue libre des premières années1. »

Le plan proposé par Norris vise une réduction des frais généraux de 20 % dans les six mois à

venir. Les effectifs doivent être réduits de 15 %. Par ailleurs, les opérations sur bons de souscrip-

tion – « warrants » – doivent être abandonnées. Surtout, Norris propose que soit créée, dans le

courant de l’année 1993, la Baring Investment Bank (BIB), produit de la fusion entre Baring

Securities Limited et Baring Brothers & Co. L’aboutissement du processus est fixé à la fin de

l’année 1995.

Le plan est accepté, y compris par Christopher Heath, dont les résultats médiocres ne lui

permettent plus de préserver l’autonomie de la filiale. Dès la fin de l’été 1992, Norris est nommé

directeur général de Baring Securities Ltd. Le comité de direction de cinq membres dirigé par

Heath est remplacé par un comité de dix-sept personnes. Heath lui-même est écarté des

commandes de son vaisseau. Telle une branche morte au sommet de l’arbre, il occupe dorénavant

le poste de président de « sa » filiale. Les premiers licenciements – une centaine d’employés des

services fonctionnels – sont décidés à la fin du mois d’octobre et mis à exécution sans ménagement.

Au début de l’année 1993, les restructurations se poursuivent à vive allure. Un nouveau plan de

licenciements est décidé. En mars, le nombre de mises à pied s’élève à plus de 200 employés, soit

10 % de l’effectif total de la Securities au début de l’année 1992. Le coup de grâce est donné un

dimanche matin, le 15 mars 1993, dans les bureaux de la rue Bishopsgate. La veille, Christopher

Heath a reçu un appel téléphonique de Peter Baring lui demandant de se présenter au siège de la

banque le lendemain. Là, le président de Barings Plc demande à Heath de présenter sa démission,

en lui faisant valoir la nécessité de laisser le champ libre à Norris dans le cadre de la restructura-

tion en cours. L’ex-directeur général de la Baring Securities Limited jette alors l’éponge et signe

le communiqué de presse annonçant sa démission, que lui tend son président.

1 Ibid., p. 137.

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Désormais totalement libre d’agir, Norris travaille essentiellement sur deux plans. D’une part, il

s’agit de concevoir la structure qui intègrera au mieux les deux Barings. D’autre part, il faut

remettre la Securities sur la voie de la profitabilité (réduction des coûts, consolidation des activi-

tés rentables, investissement dans de nouvelles activités), tout en harmonisant ses modes de

fonctionnement avec ceux de la Brothers.

Sur le plan structurel, le nouveau directeur général opte pour une organisation matricielle.

Verticalement, on retrouve un découpage par zones géographiques (4 au total). Horizontalement,

le plan prévoit une division par groupe d’activités (4 également). La gestion des opérations est

confiée aux responsables locaux, installés sur le terrain, au cœur de la zone géographique qui leur

a été affectée. Le développement des produits et leur rentabilité sont à la charge des chefs de

produits (product managers), généralement installés à Londres, au siège de la Barings. Norris

pense ainsi obtenir un bon compromis entre les atouts de la décentralisation (directions locales) et

ceux de la centralisation (groupes produits).

Dans son principe, cette structure, dont les premières pierres sont posées dès le milieu de l’année

1993 avec la création officielle de la Baring Investment Bank (BIB), cette structure donc, n’est

pas fondamentalement différente de celle qui prévalait à la Securities. Différence notable cepen-

dant : l’un des quatre groupes d’activités voulu par Norris est spécifiquement en charge de la

gestion de la trésorerie et du contrôle des risques de la future BIB. Cette unité, qui portera le nom

de Group Treasury and Risk et sera dirigée par Ian Hopkins, ne verra véritablement le jour qu’en

août 1994, soit plus d’un an et demi après la décision de sa création. Il faut dire que c’est à ce

groupe que revient la lourde tâche d’harmoniser les procédures de contrôle de la Brothers et de la

Securities. Mission d’autant plus délicate qu’au sein même de la Securities, les procédures

diffèrent parfois d’un bureau local à l’autre; mission dont la réussite dépend largement de la mise

en place d’un système de contrôle informatisé, imposé à toutes les délégations régionales1.

Mais, la principale différence entre cette nouvelle organisation et la précédente tient d’abord au

fait que désormais, activités bancaires et activités boursières ne sont plus distinguées. Sur le plan

comptable, la Banque d’Angleterre accorde en novembre 1993 au groupe financier la possibilité

de ne plus consolider séparément les comptes de la Brothers et de la Securities. Cette disposition

dite de « solo-consolidation », réclamée par Peter Norris, doit permettre notamment des transferts

de fonds importants de la Brothers vers la Securities, pour soutenir la croissance des activités de

celle-ci, sans tomber sous le coup des limites de risque imposées par la Banque d’Angleterre aux

établissements financiers (25 % des fonds propres).

Au plan organisationnel, la première unité au sein de laquelle sont rassemblés concrètement des

anciens de la Brothers et de la Securities, s’appelle le Financial Products Group. Comme

Christopher Heath, Peter Norris croit beaucoup dans le développement du trading pour compte

propre et, à la différence de Heath cette fois, il privilégie les produits dérivés. Ces convictions

sont confortées par le fait qu’au moment où il arrive à la tête de la Securities, ce sont les activités

en compte propre sur actifs dérivés qui sont de loin les plus rentables. Constatant aussi que ces

activités se développent de manière quelque peu anarchique dans les différents bureaux de la

Securities à travers le monde, Norris décide de rassembler tous les spécialistes du trading de

dérivés au sein d’un même groupe, dont il confie la direction à Ron Baker, en octobre 1993. La

1 Judith H. Rawnsley, op. cit., p. 178.

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mission de Baker est on ne peut plus claire : jouer le rôle de la « poule aux œufs d’or » au sein de

la BIB et offrir ainsi au nouveau grand patron les moyens financiers de sa restructuration. Baker,

embauché à la Baring Brothers en 1992, est un pur banquier, et ne connaît pas vraiment le monde

de la bourse et du trading, mais c’est un fonceur et il a le mérite de ne pas avoir été mêlé aux

tensions historiques entre les deux composantes de la Barings Plc qu’il s’agit de fusionner.

Toutefois, si les principes fondamentaux de la structure choisie par Norris pour la BIB sont clairs

et bien compris de tous, les choses sont moins évidentes en ce qui concerne leur mise en œuvre

sur le terrain. Au cours de l’année 1994, des voix s’élèvent pour déplorer le manque de précision

du nouvel organigramme de la BIB. La définition des responsabilités de chacun paraît en effet

approximative et, bien souvent, c’est l’ambiguïté qui domine. On ne sait pas toujours qui fait

quoi. En fait, il n’y pas d’organigramme formalisé et il n’y en aura pas avant que les enquêteurs

de la Banque d’Angleterre ne le demandent, après l’effondrement de la Barings. Jusque-là, la

question ne va pas vraiment inquiéter les nouveaux dirigeants de la BIB; une sérénité bien illus-

trée par cette répartie de Ian Hopkins, au sujet de l’imprécision de la structure pensée par Norris :

« De toutes les manières, Barings n’a jamais eu de fortes structures, on n’a jamais bien su qui

rendait compte à qui1… »

Dans le schéma organisationnel de la BIB, une pièce maîtresse en particulier n’a pas de place

bien précise. Il s’agit de la Baring Futures Singapore, officiellement dirigée par Nick Leeson

depuis la fin de l’année 1992. Sur le plan de la gestion des opérations, Nick est censé rendre des

comptes, on l’a vu, à Simon Jones et James Bax. Outre le fait que Bax est persuadé que Leeson

dépend directement de Londres, Jones pose problème. Farouchement indépendant, il entretient de

mauvaises relations avec Londres. Geoffrey Broadhurst, responsable du Groupe Finance au siège

de la BIB qualifiera ces relations de « très très détériorées ». En fait, il serait plus juste de parler

d’une absence de relations directes… Peter Norris envisage un moment d’écarter Simon Jones.

Pourquoi ne passe-t-il pas à l’acte? Nul ne le sait.

Sur le plan de la ligne « produits », compte tenu du fait que les activités de Leeson portent sur des

contrats à terme et des options, la Baring Futures Singapore devrait dépendre du Financial

Products Group dirigé par Ron Baker. Or, la liste des personnes regroupées initialement dans

cette unité ne comprend pas le nom de Nick. Faut-il considérer qu’il fait en réalité partie de

l’équipe de courtage pour compte de tiers dirigée par Mike Killian à partir de Tokyo? Aucun

document ne le mentionne précisément. Ron Baker admettra plus tard qu’il y avait sur ce point un

certain flou et même un flou certain :

Il y avait pas mal d’ambiguïtés, en 1994, sur la place de Leeson dans nos circuits internes. En vérité,

sans même le savoir, j’avais hérité des revenus qu’il générait et j’étais responsable de sa stratégie de

trading depuis le 1er janvier 1994. Mais, avant la seconde moitié de l’année 1994, je n’ai jamais eu le

sentiment que Nick dépendait de moi, ni que j’avais un quelconque contrôle organisationnel sur ses

activités2.

Mary Walz, l’adjointe de Baker au sein du Financial Products Group, affirmera de son côté aux

enquêteurs de la Banque d’Angleterre :

1 Ibid., p. 183.

2 Rapport de la Banque d’Angleterre, section 2.27.

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Il n’était pas possible de ranger chacun dans une boîte bien précise. […] Pour l’année 1994, Nick

rendait compte à Fernando Gueler [qui rendait compte à Mary Walz] des activités de trading pour

compte propre en intra-day, mais pour les activités pour compte de tiers [courtage], il rendait compte

à Mike Killian1.

Ce dernier dira cependant à propos de ses responsabilités concernant les activités de Baring

Futures Singapore : « Je ne crois pas que Nick ait jamais considéré que j’étais son boss2. »

Le Midas du SIMEX3

Mais pourquoi s’inquiéter d’une telle situation? Tout va en effet pour le mieux à Singapour.

Pendant que Peter Norris entreprend ses grands travaux de restructuration, la Baring Futures

Singapore devient, sous la houlette de Nick Leeson, le plus gros opérateur sur le SIMEX. En

1994, 10 % des transactions quotidiennes enregistrées par les autorités de ce marché organisé

sont réalisées par l’équipe que dirige le jeune manager général. En octobre de cette année-là, cette

énorme activité vaut à Leeson de recevoir le prix du meilleur trader de l’année, décerné par la

direction du SIMEX, en présence d’un ancien premier ministre de Singapour, Lee Kwan Yew.

Surtout, la petite filiale est désormais l’une des principales sources de profit de la nouvelle Baring

Investment Banking. Toujours pour l’année 1994, les activités d’arbitrage en compte propre

réalisées sur le SIMEX par Leeson génèrent un chiffre d’affaires de près de 30 millions de livres,

soit plus de la moitié du chiffre d’affaires du Financial Products Group (52,9 millions), dirigé par

Ron Baker. Le coût de ces activités étant très réduit, la contribution de la Baring Futures

Singapore aux bénéfices de la BIB cette année-là (102 millions de livres, au total) est considé-

rable. Par conséquent, les dirigeants de la BIB doivent une bonne part de leur prime annuelle à

Nick – les trois principaux d’entre eux sont censés recevoir un bonus de plus d’un million de

livres à la fin du mois de février 1995.

Comment Leeson parvient-il à faire de tels profits? Tout au long de l’année 1993, les traders qui

lui transmettent des ordres à partir de Tokyo et d’Osaka n’ont cessé de lui accorder une marge de

manœuvre de plus en plus importante. Nick fait mieux que de simplement exécuter ces ordres. Il

« sent le marché », et conseille judicieusement les équipes de trading installées au Japon. Peu à

peu, en ce qui concerne l’arbitrage, ces équipes permettent au jeune homme d’« avancer à décou-

vert » sur le marché. Concrètement, au lieu de lui demander d’inverser immédiatement sur le

SIMEX une position prise sur l’un des marchés japonais, on lui laisse la possibilité d’attendre que

la cote évolue favorablement, s’il estime qu’une telle évolution est probable. Autrement dit, il ne

s’agit plus d’arbitrage pur. On permet en fait à Nick de spéculer, mais dans des limites de temps

qui ne peuvent excéder la journée. D’une manière ou d’une autre, il doit liquider sa position avant

la fermeture de la cotation, à 14 h 15. Le risque est donc plus important que dans le cas de

l’arbitrage au sens strict. Il reste toutefois limité.

1 Ibid., section 2.27.

2 Ibid., section 7.10.

3 Midas, selon la légende, se fit offrir par Dionysos le don de transformer en or tout ce qu’il touchait. Découvrant ce qu’un tel don

peut avoir de problématique, notamment lorsqu’il s’agit de se nourrir, Midas supplia Dionysos de le libérer de cet enchante-

ment. Le dieu lui conseilla alors d’aller se plonger dans la rivière Pactole, qui en purifiant Midas se chargea de paillettes d’or…

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À ce petit jeu, Nick excelle tant que, au cours de l’été 1994, la direction de la Baring Securities

Japan lui ouvre un compte d’arbitrage sur le Nikkei. Désormais, Leeson peut décider de ses

propres stratégies d’arbitrage, tout en rendant compte quotidiennement de son activité à l’équipe

de négociation de Tokyo. Fin 1994, l’arbitrage en compte propre sur l’indice Nikkei, également

appelé switching dans le jargon maison, est considéré comme « l’affaire de Leeson » par les

membres du Financial Products Group.

Par ailleurs, dès 1993, le directeur de la Baring Futures Singapore traite directement avec

quelques clients de la Barings, sans passer par la médiation des équipes d’Osaka ou de Tokyo.

Parmi ses gros clients, pour qui il exécute des ordres sur le parquet du SIMEX, il y a la Banque

Nationale de Paris et aussi un certain Philippe Bonnefoy, trader pour la European Bank & Trust

Limited. Bonnefoy utilise les services de Nick pour de très grosses opérations. Tâche délicate,

dans la mesure où le SIMEX n’est pas un marché très liquide, mais tâche que Leeson va accom-

plir avec mæstria, en échange de très confortables commissions qui viennent grossir les résultats

de la filiale.

Pour soutenir la croissance de ces diverses activités, le manager de Baring Futures Singapore

embauche une demi-douzaine de personnes supplémentaires, au front office et au back office, au

cours de l’année 1994. En ce qui concerne les nouvelles recrues du back office, il s’agit à

nouveau de personnes sans expérience que Leeson va lui-même former.

C’est ainsi que le jeune banlieusard de Watford devient une véritable star de la place financière

singapourienne. Sur le parquet, les autres courtiers l’épient et l’imitent, fascinés par sa réussite.

« Ce n’est pas qu’il avait raison sur tous les coups. Mais il affichait une confiance incroyable :

s’il avait tort, il aurait raison la prochaine fois. Et il en aurait convaincu n’importe qui », dira l’un

deux. Un autre ajoutera : « C’était une sorte de Midas. Il transformait en or, tout ce qu’il touchait

[…] Il semblait capable de faire bouger les marchés à lui tout seul1. » Les chroniqueurs boursiers

prennent l’habitude de consulter Nick sur l’évolution du marché.

En interne, il est littéralement porté au pinacle par ses supérieurs. L’attitude générale, au sein de

la BIB, à l’égard de la réussite de Leeson, est bien décrite par ces propos de Fernando Gueler,

trader pour compte propre à Tokyo, qui travaillait quotidiennement avec l’intéressé : « Il bénéfi-

ciait d’une confiance totale. On le considérait comme un envoyé de la providence2. » Judith

Rawnsley ajoute également à ce propos :

Pendant tout le processus de restructuration, la Baring Futures Singapore était perçue en fait comme

la seule composante de l’entreprise qui marchait vraiment bien; non seulement elle générait des

profits gargantuesques, mais Leeson apparaissait comme un modèle de professionnalisme et de

compétence. D’ailleurs, Ron Baker le citait fréquemment en exemple au reste de son équipe3.

Après le drame, la commission d’enquête de la Banque d’Angleterre demandera aux principaux

supérieurs de Nick Leeson si les profits de celui-ci ne leur avaient pas semblé excessifs, compte

tenu des activités de la Baring Futures Singapore. D’après les commissionnaires, en effet, « étant

1 Judith H. Rawnsley, op. cit., p. 207.

2 Rapport de la Banque d’Angleterre, section 7.12.

3 Judith H. Rawnsley, op. cit., p. 186.

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donné la relative stabilité et la volatilité décroissante de l’indice Nikkei au cours de l’année 1994,

les niveaux de rentabilité de cette activité dite ―sans risque‖ qu’est l’arbitrage indiciaire, auraient

dû être considérés comme anormaux »1 par les responsables de Leeson.

À la question « N’était-ce point une surprise pour vous que de cette source incontrôlée surgisse

jour après jour tout cet argent? », Peter Baring, le très sage et très discret président de Barings

Plc, aura cette réponse déconcertante : « C’était en effet une surprise, mais la plus délicieuse des

surprises2. » Il est vrai qu’au cours de l’année 1993, à propos des résultats obtenus par la Baring

Securities dans son ensemble, le même Peter Baring aurait déclaré au directeur de la Banque

d’Angleterre : « Les bénéfices sont devenus spectaculaires après la restructuration : la Barings en

a conclu qu’en fait il n’était pas très difficile de gagner beaucoup d’argent avec des titres3. »

À la même question des enquêteurs de la Banque d’Angleterre, Ron Baker, le supérieur direct de

Leeson à partir de l’année 1994, répondra quant à lui : « À ce moment-là, début 1994, je ne me

suis jamais demandé pourquoi l’affaire était aussi rentable. Si j’avais à dire comment je voyais

les choses à l’époque, et bien, je me disais que Nick était dans une période de grâce, et que tout

lui réussissait4. » Mike Killian, responsable des bureaux de Tokyo et Osaka avec lesquels

travaille quotidiennement Leeson, avouera quant à lui s’être posé quelques questions, mais sans y

donner suite :

Il était capable de gagner 10 millions de dollars en une semaine, rien qu’en faisant de l’arbitrage sur

le SIMEX… Il y avait Salomons et CRT avec tous leurs systèmes informatiques et leurs années

d’expérience, et il pompait beaucoup plus de fric qu’eux! Ça ressemblait pour moi à du turbo-

arbitrage! Comment faisait-il? Bon Dieu! À ce rythme-là, le reste de la boîte pouvait fermer, il en

gagnait assez pour nourrir tout le monde5!

Fernando Gueler et Mary Walz, à qui Ron Baker a confié le suivi des opérations concernant les

dérivés sur actions, affirmeront eux aussi s’être posés de sérieuses questions à partir de l’automne

1994. Mais, dira plus tard Walz, « aller plus loin, c’était présumer que Nick était un criminel… »

Or, la hiérarchie de la BIB à cette époque ne peut même pas imaginer qu’une telle chose soit

possible. James Fraser, le responsable des opérations en Asie, ajoutera à ce propos : « La seule

opinion qu’on avait concernant le travail de Nick, c’était : Au nom du ciel! Laissez-le donc

faire6! »

Le temps se couvre

Le ciel au-dessus de la Baring Futures n’est pourtant pas tout à fait sans nuage. Leeson fait certes

gagner beaucoup d’argent à son employeur, mais ses demandes de fonds destinés, dit-il, à faire

1 Rapport de la Banque d’Angleterre, section 3.65.

2 Judith H. Rawnsley, op. cit., p. 186 (voir aussi le rapport de la Banque d’Angleterre, section 3.57).

3 Nick Leeson, op. cit., p. 99.

4 Rapport de la Banque d’Angleterre, section 3.61.

5 Ibid., section 3.63.

6 Judith H. Rawnsley, op. cit., p. 192.

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

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face aux appels de marge1 concernant les positions de ses clients et poursuivre ses activités

d’arbitrage pour compte propre, deviennent proprement colossales avec le temps. Le directeur

général de Baring Futures obtient ces fonds de Baring Securities Japan, Baring Securities London

et Baring Securities Limited. L’évolution des sommes exigées par Leeson sur un an est la

suivante :

Tableau 1

Répartition du funding de BFS (millions de livres)2

7 janvier 1994 31 décembre 1994 24 février 1995

B.S. Japan

B.S. Ltd

B.S. London Ltd

1

33

7

66

142

13

300

337

105

Total 41 221 742

Aucune des trois entités qui satisfont aux demandes de financement en provenance de Singapour

n’utilise l’outil de calcul à l’aide duquel le SIMEX fixe les marges que doivent payer ou recevoir

ses membres sur leurs positions ouvertes, en fonction de l’évolution du marché. À Tokyo, le

« SPAN-system » n’existe tout simplement pas. Au siège de la Baring Securities Limited, à

Londres, le service des règlements dispose bien du « SPAN-system », mais a cessé de chercher à

l’utiliser sur les données envoyées par Leeson après plusieurs échecs. À la Baring Securities

London, le fait qu’une partie des appels de fonds de Leeson soient formulés en dollars américains

pose des problèmes insolubles de réconciliation. Les trésoriers sollicités par Leeson se fient donc

aux calculs et aux rapports de ce dernier.

Pourtant, en ce qui concerne le financement des positions tenues par des clients de Leeson, le

Group Treasury and Risk, au siège de la BIB, n’est pas capable de réconcilier les avances deman-

dées par la Baring Futures et les fonds collectés auprès des clients en question, et cela depuis le

courant de l’année 1993. Ces avances sont comptabilisées, sans autre forme de procès, dans un

compte d’attente, appelé top up. Le solde de ce compte finira, le 24 février 1995, par atteindre la

somme de 312 millions de livres, sans que personne ne paraisse s’en inquiéter. Les clients débi-

teurs étant non identifiés, le service du crédit n’est pas en mesure de prendre en charge ce dossier.

La confiance règne donc, au sein de la BIB, à l’égard du petit prodige de Singapour. Marque

supplémentaire de cette confiance accordée à Leeson : aucune limite n’est imposée à la Baring

Futures Securities concernant les sommes à engager dans les activités d’arbitrage pour compte

propre. Parallèlement, un certain nombre d’événements qui auraient pu inquiéter la hiérarchie de

la banque sont négligés ou passent inaperçus.

1 Demandes de dépôts de garantie, formulées par la chambre de compensation, dès lors que le cours des contrats constitutifs

d’une position évolue dans un sens défavorable pour le teneur de cette position. Il s’agit pour la chambre de compensation de

s’assurer que le teneur de cette position sera en mesure d’honorer ses engagements à l’échéance du contrat concerné par cet

« appel de marge ». Pour plus de détails concernant cette procédure de contrôle des risques de contrepartie, voir l’annexe 5 en

fin de document.

2 Rapport de la Banque d’Angleterre, section 6.20.

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© HEC Montréal 18

C’est ainsi que, dès septembre 1993, le service des audits du SIMEX écrit une première fois à

Simon Jones, supérieur direct du brillant trader, pour lui demander des explications concernant

des irrégularités commises par l’équipe de trading de la Baring Futures. La lettre du SIMEX est

accompagnée d’une copie d’un ticket d’ordre concernant un compte client portant le numéro

88888. Jones confie à Leeson lui-même la responsabilité de rédiger une réponse écrite, fournis-

sant les explications demandées.

Un an plus tard, en octobre 1994, le jour même où il reçoit le titre de meilleur trader de l’année

au SIMEX, Leeson passe la nuit au poste pour un attentat à la pudeur, commis en plein restau-

rant. Sa hiérarchie se démène alors pour lui éviter des poursuites pénales et étouffer l’affaire. Ses

supérieurs parviennent même à convaincre la direction de The International Financing Review de

ne pas relater l’épisode dans ses colonnes1.

Dans les semaines qui suivent cet épisode, des rumeurs commencent par ailleurs à enfler sur le

SIMEX et les marchés japonais concernant l’énormité inquiétante des positions prises par la

Barings à Singapour et Osaka. Toute la question est de savoir qui est, ou qui sont les clients de la

Baring Futures. Ces « bruits de couloir » parviennent jusqu’à Londres. Lors de la réunion quoti-

dienne de l’ALCO (Asset and Liability Committee – la plus importante des instances de direction

de la BIB), du 26 janvier, Peter Norris s’en fait l’écho. Il rapporte aux membres du comité que

plusieurs personnes au sein de la Barings ont été contactées à propos des positions énormes

tenues par la banque sur l’OSE et le SIMEX. L’un des membres de ce comité, Maclean, dira plus

tard aux enquêteurs de la Banque d’Angleterre :

Nous étions très inquiets, non pas des positions elles-mêmes, mais de ce que le marché pensait de

nous, à cause de ces rumeurs sur la Barings qui disaient que nous avions des positions colossales et

que nous avions un client qui n’allait pas pouvoir satisfaire aux appels de marge. C’était la question

de notre image et de notre réputation qui nous préoccupait avant tout2.

Au cours de ce même mois de janvier 1995, le SIMEX envoie deux nouvelles lettres à Simon

Jones, datées respectivement du 11 et du 27 janvier. La première concerne à nouveau le compte

88888 : une large part des marges réclamées par le SIMEX (342 millions de dollars américains)

sur ce très gros compte client ont été manifestement payées par la Baring Futures elle-même, ce

qui est illégal. Une réponse, signée par Simon Jones mais préparée, semble-t-il, par Leeson, est

envoyée au SIMEX le 25 janvier 1995. Le supérieur de Jones, James Bax, qui a également reçu la

lettre, répondra en parlant d’une simple « erreur » due à des fautes de frappe...

La seconde lettre concerne cette fois les positions considérables gérées par la Barings Futures sur

le SIMEX au 31 décembre 1994, qui représentent à elles seules 15 % du marché en question. Les

autorités du SIMEX souhaitent recevoir l’assurance que la Barings est en mesure de répondre aux

appels de marge énormes que pourraient impliquer de telles positions. Ce document fait l’objet

1 Un article paraîtra tout de même à ce sujet, mais sans qu’il soit fait mention des détails scabreux de l’histoire. Plus tard, lorsque

le drame aura éclaté, le même journal écrira, non sans humour : « Nous devons avouer notre participation, mineure il est vrai, à

l’effondrement de la dynastie Baring. Sans vouloir exagérer notre rôle, toute cette affaire aurait pu être évitée si nous avions

publié l’automne dernier le récit effarant des pitreries de Monsieur Leeson… La Barings serait-elle encore debout si nous avions

rapporté cette histoire? Leeson aurait-il été expulsé de Singapour la queue entre les pattes, et muté à la bourse de Mexico? Les

fatales transactions auraient-elles été effectuées? Il nous semble malheureusement qu’à ces questions il nous faille répondre

―oui!‖ ». Cité par Judith H. Rawnsley, op. cit., p. 213.

2 Rapport de la Banque d’Angleterre, section 7.103.

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d’une discussion au sein de l’ALCO; discussion suivie d’une lettre rassurante rédigée par Jones à

l’intention du service des audits du SIMEX, mais d’aucune démarche de vérification auprès de

Leeson.

Le 1er

février, Peter Norris reçoit un courrier de la Banque d’Angleterre demandant de respecter

la limite réglementaire de 25 % de leurs capitaux propres que les établissements financiers britan-

niques peuvent risquer dans leurs activités commerciales. Le total des positions détenues par la

BIB sur le SIMEX, l’OSE et le TSE représentait alors 75 % des capitaux propres de la banque1.

Toutefois, l’autorité de tutelle n’exige pas que la Barings se conforme immédiatement à ce rappel

à l’ordre et lui accorde donc un délai.

Après avoir fait dire à Nick Leeson, le 26 janvier, de ne plus augmenter ses positions, les

membres de l’ALCO décident, à la suite de la lettre de la Banque d’Angleterre, de lui demander

cette fois de réduire ses positions. Le 2 février, le montant des positions détenues par la Baring

Futures sur le seul SIMEX est à présent de 186 millions de livres, ce qui représente 40 % des

capitaux propres de la BIB. Cela dit, l’ALCO commande à Leeson de réduire ses positions

seulement si les conditions de marché s’y prêtent et, par ailleurs, ne met rien en œuvre pour

s’assurer que Leeson va effectivement obéir à cette injonction. En fait, dans les semaines qui

suivent, les positions de la Baring Futures sur le SIMEX ne vont cesser de grossir.

Ron Baker, à peu près à la même période, annonce à Nick qu’il a obtenu pour lui une prime

annuelle de 450 000 livres (au lieu de 115 000 livres en 1994). Ce bonus, qui doit être versé à

Leeson le 24 février exactement, représente près de neuf fois son salaire annuel (52 000 livres).

Dormez bonnes gens, tout va bien!

Les dirigeants de la BIB ne manifestent donc pas d’inquiétude à l’égard de ce qui se passe à

Singapour. Aucune procédure de vérification n’est formellement engagée. Il faut dire que la

Baring Futures a été soumise à deux audits, l’un interne, l’autre externe, au cours de ces derniers

mois. Et les auditeurs n’ont pas décelé de graves problèmes; rien en tout cas qui puisse justifier

de tirer le signal d’alarme, ni même de mettre en doute la compétence du directeur général de la

Baring Futures2.

Le premier de ces audits, procédure de routine interne à la banque, qui concernait toute la Région

Asie, s’est déroulé au cours de l’été précédent. Dans son rapport envoyé à Londres, Baker

cherche à répondre aux questions que peuvent soulever les résultats exceptionnels de la petite

entité : « Certaines règles ont-elles été bafouées? Des risques inconsidérés ont-ils été pris? ». Le

document se termine ainsi :

La Baring Futures bénéficie d’une capacité d’arbitrage quasi unique entre le SIMEX et les marchés

japonais. Cette activité d’arbitrage permet apparemment de tenir des positions avec des risques de

1 Rapport trimestriel obligatoire remis par la Barings, décembre 1994.

2 Les données concernant ces deux audits sont tirées du Rapport de la Banque d’Angleterre (section 9) et du Rapport d’enquête

commandé par le Ministre des Finances de Singapour (section 5).

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© HEC Montréal 20

perte très minimes. Les succès obtenus grâce à ce type d’opérations semblent avoir été obtenus sans

s’exposer à des risques élevés par rapport aux évolutions du Nikkei 225 ou du prix des JGB1.

En ce qui concerne les risques opérationnels cette fois, le texte suggère de retirer à Leeson la

responsabilité du back office, ainsi que le pouvoir qui lui est octroyé de signer les chèques, l’arrêt

des comptes de banque et l’arrêt des comptes des activités sur le SIMEX. En effet :

Les contrôles individuels sur les systèmes et les opérations de BFS (Baring Futures Singapour) sont

satisfaisants. En revanche, un risque plus global existe : ces contrôles pourraient être détournés par le

manager général Nick Leeson. En tant que responsable du front office et du back office, il est en

position de passer des ordres pour le compte du Groupe et d’en assurer l’enregistrement et le

règlement selon ses propres instructions2.

Ces recommandations ne seront jamais appliquées. Bax et Jones ont rétorqué aux auditeurs qu’ils

avaient déjà envisagé la création d’un poste de responsable du back office de la Baring Futures

Singapore. Mais, selon eux, la somme de travail impliquée ne justifiait pas une telle dépense. En

outre, ils ont insisté sur l’excellence du travail accompli par Leeson. Celui-ci a été présenté à

Baker comme la clef du succès de la présence de la Barings sur le SIMEX. Finalement, l’auteur

du rapport d’audit donne raison aux deux directeurs de Baring Securities Singapore :

Le directeur général Nick Leeson dirige les opérations de trading en intra-day de la Baring Futures en

ce qui concerne le JGB et le Nikkei 225. Sans lui, il manquerait à la Baring Futures un trader ayant

l’expérience des grosses transactions, capable d’évaluer finement les stratégies de trading, familier

des pratiques et des limites des traders locaux, et entretenant de bonne relations avec les profession-

nels de la place aussi bien qu’avec les officiels du SIMEX. En outre le Manager Général aime se

mêler des affaires du back office et ne considère pas cela comme un fardeau. […] Étant donné le

manque d’expérience et l’absence d’encadrement de l’équipe du back office, nous reconnaissons que

le Manager Général doit continuer à jouer un rôle actif non seulement au front office mais aussi au

back office3.

Et le rapport s’achève sur cette mise en garde : « Bien qu’une forte cohésion règne au sein de

l’équipe, la perte de Nick Leeson au profit d’un concurrent, se traduirait par une forte érosion de

la rentabilité de la Baring Futures Singapore. » Baker souligne par ailleurs l’existence de garde-

fous encadrant les activités de Leeson : « En pratique, les pouvoirs du Manager Général sont

limités par des contraintes externes telles que la réconciliation des comptes clients à Londres et

les vérifications effectuées par les autorités du SIMEX. »

L’audit externe (la vérification comptable annuelle) a été pris en charge à partir de l’automne

1994 par le bureau singapourien de Cooper’s & Lybrand. La procédure avait été confiée les deux

années précédentes au cabinet Deloitte & Touche, qui avait, à chaque fois, certifié les comptes de

la Baring Futures sans aucune réserve. Fin 1992, les auditeurs avaient certes éprouvé des diffi-

cultés pour obtenir la confirmation du solde d’un compte erreur portant le numéro 88888. La

confirmation, en outre, avait fini par arriver en provenance directe de la direction de la Baring

Futures. Le responsable de l’audit avait jugé inutile cependant de s’intéresser de près à ce

compte, du fait d’un solde annuel insignifiant.

1 Judith Rawnsley, op. cit., p. 190-191.

2 Rapport de la Banque d’Angleterre, section 9.21.

3 Ibid., section 9.23.

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© HEC Montréal 21

Pour effectuer l’audit des comptes de Baring Futures pour l’année 1994, Cooper’s & Lybrand a

adopté une démarche de travail similaire à celle de Deloitte. Mandaté en outre pour évaluer les

procédures de contrôle au sein de l’entité, le cabinet a fourni un diagnostic tout à fait positif.

Après avoir rappelé qu’« aucun problème majeur n’a été soulevé par les auditeurs internes, lors

de leur visite au cours de l’été 2004 », le rapport de l’équipe de Cooper’s ajoute : « Nous avons

complété notre évaluation et conclu que le dispositif de contrôle de Baring Futures est satisfai-

sant. […] Les procédures de contrôle interne sont adéquates. »

Les comptes eux-mêmes sont, à la fin du mois de janvier, sur le point d’être certifiés sans réserve.

Au début du mois, les auditeurs ont cependant constaté l’existence d’une différence de

50 millions de livres entre le montant des opérations effectuées par Baring Futures et le résultat

de ces opérations. Après avoir expliqué à ses interlocuteurs qu’il s’agissait d’une erreur du

système informatique, Leeson les a assurés que cette somme correspondait en fait à une transac-

tion sur options, de « gré-à-gré » entre la BNP et Spear, Leeds & Kellogg (SLK), pour qui il avait

accepté de jouer le rôle d’intermédiaire. Une erreur de back office aurait abouti au versement de

cette somme à la BNP, sans réception préalable de son équivalent de la part de SLK. À l’appui de

ces explications, à la toute fin du mois de janvier, Cooper’s & Lybrand Singapour a reçu un fax

de confirmation de la part de Ron Baker, le directeur du Financial Products Group, et un autre de

la part de SLK à Singapour, attestant que la Baring Futures recevrait le 3 février la somme de

50 millions de livres. Dès lors, plus rien ne s’opposait à ce qu’ils valident les comptes de la

Baring Futures Singapour. D’ailleurs, Peter Norris et Geoffrey Broadhurst ont chargé James Bax

de demander à l’équipe de Cooper’s & Lybrand Singapour de ne pas faire mention de cet épisode

dans son rapport.

« Il n’y a pas de client, Fernando… »

Le 3 février, cependant, James Bax, le directeur de Baring Securities Singapore, adresse une note

à Peter Norris, Ron Baker, Ian Hopkins, Geoffrey Broadhurst et Tony Gamby, tous membres de

l’ALCO. Titrée « SIMEX », cette note dit notamment :

Comme vous le savez, de récents incidents ont révélé des défaillances dans nos opérations sur le

SIMEX et un besoin urgent d’une réorganisation de ces opérations. […] L’augmentation du nombre

de transactions effectuées sur le SIMEX implique que Leeson ne peut pas continuer à prendre en

charge à la fois le trading et les opérations de règlements. En tout état de cause, cela fait un moment

que nous savons que cet arrangement pose des problèmes en termes de contrôle1.

Le texte de Bax n’en dit pas plus sur les « incidents » qu’il évoque. Il semble toutefois que l’un

d’entre eux soit la créance de 50 millions de livres, due par SLK. Mais, sans doute s’agit-il

également de la lettre du SIMEX, datée du 27 janvier, soulignant l’énormité des positions gérées

par la Baring Futures sur le marché à terme singapourien. Toujours est-il que Tony Hawes,

responsable de la trésorerie de la BIB, part pour Singapour le 6 février. Il s’est fixé quatre objec-

tifs : éclaircir l’affaire de la créance sur SLK, s’informer sur l’usage des fonds réclamés par

Leeson à Londres, préparer une réponse à la lettre du SIMEX et négocier avec la CityBank des

facilités de caisse supplémentaires pour les opérations quotidiennes de la Baring Futures.

1 Rapport de la Banque d’Angleterre, section 1.50.

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Hawes s’envole pour le Japon après une semaine passée à Singapour. Il n’a pas réussi à faire la

lumière sur la désormais fameuse créance de 50 millions de livres, mais ne s’en inquiète pas outre

mesure, puisqu’il semble alors que SLK s’est acquitté de sa dette. En ce qui concerne l’usage des

fonds considérables qui sont acheminés vers le SIMEX à la demande de Leeson, Hawes confie à

Tony Railton, jeune spécialiste des règlements sur options et futures à la BIB, envoyé à

Singapour en remplacement d’une employée en congé de maternité, le soin d’analyser, entre

autres choses, les appels de marge1 payés par la Barings au SIMEX.

Au cours de la semaine du 13 février, Railton prend la mesure de l’ampleur prodigieuse des posi-

tions gérées par Leeson et des risques que cela représente. « Si vous fermiez toutes ces positions,

il n’y avait aucun moyen au monde de rembourser tout ce qu’on devait »2, racontera-t-il ultérieu-

rement. Surtout, Railton ne parvient pas à réconcilier le montant des fonds reçus par la Baring

Futures de la part d’autres entités de la BIB, avec la somme des fonds disponibles sur le compte

bancaire de la filiale ou les dépôts de garantie effectués auprès du SIMEX. Il y a un « trou » de

l’ordre de 100 millions de livres. Le 17 février, Railton en informe ses supérieurs à Londres et

tente d’en discuter avec Leeson. Celui-ci se déclare trop occupé, et invoque des engagements

personnels pour refuser la réunion de travail que propose Railton le dimanche 19 février.

La même semaine, Peter Norris en personne passe la journée du jeudi à Singapour. Outre six

heures en tête-à-tête avec James Bax, le directeur général de la BIB, selon des témoins, rencontre

à huit clos Nick Leeson pendant près de 90 minutes. On ignore quelle a été la teneur exacte de

ces discussions. Les avis divergent même sur la durée de cet entretien. Norris n’aura de cesse de

répéter, plus tard, qu’il n’a vu ce jour-là Nick Leeson que cinq minutes à peine…

Le lundi 20, Tony Railton cherche à nouveau à rencontrer Leeson, qui s’absente du bureau en

invoquant un problème de santé. Railton n’ose pas insister : il est plus jeune que son interlocu-

teur, il n’a pas sa réputation ni son pouvoir, et il est possible en outre que Leeson devienne son

futur chef direct dans un proche avenir.

Ce n’est finalement que le jeudi suivant, 23 février, vers 15 heures, que débute enfin, en présence

de Simon Jones, cette réunion que réclame Tony Railton depuis une semaine. Mais, au bout de

quelques minutes à peine, Leeson demande la permission de s’absenter trois quarts d’heure pour

aller rendre visite à son épouse hospitalisée. Le temps passe et Nick ne revient pas. La réunion se

poursuit néanmoins, avec l’aide de Rachel Yong, la responsable financière de Baring Securities

Singapour. Jones avertit James Bax de l’absence de Leeson vers 19 h 30. Le trio travaille au-delà

de 21 heures ce soir-là, sans trouver de réponse satisfaisante à la question qui les occupe. Simon

Jones décide alors d’interrompre la rencontre. Considérant que Nick ne reviendra pas ce soir-là, il

propose de poursuivre le lendemain leur analyse de cet écart de 100 millions de livres dans les

comptes de la Baring Futures. Jones et Yong quittent le bureau peu après 21 h 30. Railton appelle

ses supérieurs hiérarchiques à Londres, Brenda Granger et Tony Gamby, pour leur faire part de la

situation.

1 Demandes de dépôts de garantie, formulées par la chambre de compensation, dès lors que le cours des contrats constitutifs

d’une position évolue dans un sens défavorable pour le teneur de cette position. Il s’agit pour la chambre de compensation de

s’assurer que le teneur de cette position sera en mesure d’honorer ses engagements à l’échéance du contrat concerné par cet

« appel de marge » (voir l’annexe 5).

2 Rapport de la Banque d’Angleterre, section 1.55.

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

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À Londres, il est 15 h 30, quand Gamby, inquiet de savoir que Leeson a disparu de la réunion

organisée par Railton, sans donner de nouvelles, met au courant Peter Norris de ce qui se passe à

Singapour : il manque 100 millions de livres dans les comptes de la Baring Futures et Nick

Leeson est introuvable. Jusque-là, au siège de la BIB, seul Gamby avait connaissance du

problème détecté par Railton. Peter Norris réagit rapidement et convoque une cellule de crise. Il

demande à Mary Walz, l’adjointe de Ron Baker, de tenter de localiser Leeson. Elle apprend, par

la belle-mère de Nick, que le couple a décidé de passer le week-end à Bangkok, pour y fêter

l’anniversaire de Nick. « C’est à ce moment-là que le signal d’alarme a vraiment commencé à

retentir », racontera plus tard Tony Gamby.

À 18 h 30 (2 h 30 du matin à Singapour), Norris appelle à son hôtel Tony Hawes qui vient juste

d’arriver de Tokyo, et lui donne l’ordre de se rendre sur-le-champ dans les bureaux de la Baring

Futures avec Tony Railton. Norris veut qu’ils s’assurent qu’aucun paiement non-autorisé à des

tiers n’a été effectué, ce qui aurait pu être une manière pour Leeson de détourner de l’argent

avant de disparaître.

À 19 heures à Londres, l’essentiel de l’état-major de la BIB est réuni dans le bureau de Norris.

Au même moment (il est 3 heures du matin à Singapour), Hawes et Raylton sont dans les bureaux

de la Baring Futures. Dans les heures qui suivent, avec l’aide de James Bax qui les a rejoints, les

deux hommes découvrent un compte classé « compte-erreur », portant le numéro 88888. Sur ce

compte sont enregistrées un très grand nombre de très grosses transactions. Dans une large

mesure, il s’agit d’opérations que l’équipe de la Baring Futures n’était pas autorisée à effectuer.

Surtout, ces transactions représentent apparemment des pertes énormes. Par ailleurs, les visiteurs

du soir forcent les tiroirs du bureau de Nick Leeson. Ils y trouvent différents découpages et

collages de documents officiels, des copies et imitations de signatures. Très vite, il devient

évident que Leeson a produit des faux, en particulier dans le cas de la créance de SLK. D’ailleurs,

en reprenant la télécopie de SLK confirmant le paiement des 50 millions de livres le 3 février,

Hawes et Railton remarquent que les deux pages du document portent la mention « From Nick

and Lisa », ce qui permet de penser qu’il a été envoyé du domicile des Leeson.

En début de matinée du 24 février, Hawes est en mesure de rédiger un premier rapport, à

l’intention de la direction londonienne1. Selon ce texte, le problème auquel est confronté la BIB

ne semble pas relever du détournement de fonds. Il y a néanmoins fraude massive. Leeson a

caché des pertes sur certaines de ses activités autorisées. Il a pris par ailleurs des positions qu’il

n’avait pas le droit de prendre et qu’il a laissées ouvertes d’un jour sur l’autre. Ces positions, non

couvertes, affichent des pertes monumentales, d’où les appels de marge de plus en plus impor-

tants en provenance du SIMEX, et la nécessité pour Leeson de trouver toujours plus de fonds

pour faire face à ces dépôts de garantie. Vraisemblablement, à la fin de l’année 1994, les fonds

obtenus auprès de Baring Securities Ltd, Baring Securities Japan et Baring Securities London

Ltd, n’ont pas suffi pour équilibrer les comptes de la Baring Futures aux prises avec des pertes

croissantes. Le « trou » de 50 millions de livres décelé par Cooper’s & Lybrand vient de là. La

transaction OTC invoquée par Leeson n’a jamais existé.

1 Cette version des faits est avalisée par la commission d’enquête de la Banque d’Angleterre. En revanche, les inspecteurs

recrutés par le ministère des Finances de Singapour sont nettement plus dubitatifs. Ils s’étonnent notamment de la rapidité avec

laquelle Hawes et Railton sont arrivés au fin mot de l’histoire.

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Avant l’ouverture des marchés asiatiques, la direction de la BIB décide que la Barings assurera

les opérations de courtage sur ces marchés, pendant la journée du 24 février, mais suspendra toute

opération pour compte propre. La journée doit être mise à profit notamment pour évaluer avec

précision le montant des pertes encourues par la Barings. Pour ce faire, Norris contacte entre

autres Fernando Gueler, trader vedette du bureau de Tokyo, récemment promu directeur. Gueler

est l’un des membres de la Barings qui entretient les contacts professionnels les plus étroits avec

Leeson. Une ligne ouverte relie les deux hommes pendant toute la durée des cotations sur le

SIMEX. Norris demande à son trader d’effectuer une évaluation précise des positions gérées par

la Baring Futures, en particulier sur l’Osaka Securities Exchange. Après analyse, Gueler conclut

que le P&L (Profit and Loss) de ces positions présente un solde négatif de 450 millions de dollars

américains. En annonçant ce chiffre astronomique à Peter Norris, le trader ajoute : « Mais, Peter,

ces positions sont celles du client de Nick! ». Après un léger silence, le directeur général de la

BIB ajoute, dans un souffle : « Fernando, il n’y a pas de client… »

Le compte 88888

Nick Leeson est arrêté à l’aéroport de Francfort le mercredi 1er

mars, alors qu’il tente de regagner

l’Angleterre en compagnie de son épouse, après avoir passé quelques jours dans un hôtel de luxe

sur l’île de Bornéo. Au moment de son arrestation, Leeson sait par la presse que la Barings Plc a

fait faillite. L’annonce en a été faite par le directeur de la Banque d’Angleterre lui-même, dans la

soirée du dimanche 26 février, à la fin d’un week-end marqué par de multiples négociations et

tentatives pour sauver le vieil établissement.

Le lundi 6 mars, le groupe financier ING rachète la Barings pour la somme symbolique de 1 livre

sterling. En fait, le groupe néerlandais va injecter 660 millions de livres pour remettre sur pied

cette ruine qu’a laissée derrière lui l’ancien trader vedette du SIMEX. Ce chiffre correspond à la

somme des pertes totales causées par Leeson (860 millions de livres) moins les capitaux propres

de l’entreprise (440 millions de livres), plus une injection de nouveaux capitaux (240 millions de

livres). Les actionnaires de la Barings ont donc tout perdu. Quant aux détenteurs d’obligations

émises par la banque, ils toucheront 5 cents par dollar investi.

Deux enquêtes officielles visant à faire la lumière sur les événements qui ont conduit à ce

désastre sont réalisées dans les mois qui suivent. La première est confiée au conseil de la Banque

d’Angleterre, par le Chancelier de l’Échiquier anglais. La seconde est prise en charge par des

associés de Price Waterhouse, à la demande du Ministre des Finances de Singapour.

Ces enquêtes établissent que le fameux compte 888881 a été créé le 3 juillet 1992, c’est-à-dire

deux jours après le début des opérations de la Baring Futures sur le SIMEX. D’après Leeson,

c’est Gordon Browser, responsable des règlements à Londres, qui lui aurait demandé de créer ce

qui devait être un compte erreur destiné à l’enregistrement de « petites bourdes »; une procédure

on ne peut plus classique et anodine sur les marchés à terme. Après la mise en place de nouvelles

procédures pour les opérations de règlement, Browser lui aurait demandé dans les semaines

suivantes de supprimer ce compte, ce que Leeson aurait donc omis de faire.

1 D’après Leeson ce chiffre lui a été suggéré par l’une des membres du back office, d’origine chinoise, à qui il demandait son

chiffre porte-bonheur. Le 8 est signe de prospérité en Chine.

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

© HEC Montréal 25

Tous les supérieurs du jeune trader, ainsi que les responsables du contrôle au sein de la BIB, ont

affirmé n’avoir découvert l’existence de ce « compte erreur », considéré comme « compte

client » par le SIMEX et devenu en réalité « compte de pertes », que le vendredi 24 février 1995,

soit le lendemain de la fuite du couple Leeson.

Les pertes accumulées par la Baring Futures sur ce compte, entre le 3 juillet 1992 et le 27 février

1995, se répartissent comme suit :

Tableau 2

Pertes accumulées sur le compte « 88888 » (millions de livres)1

1992 1993 1994 1995

2e semestre

1er

et 2e

semestres 1

er semestre 2

e semestre

1er

janvier-

27 février

Perte

reportée - 2 23 116 208

Perte de la

période 2 21 93 92 619

Perte

cumulée 2 23 116 208 827

À la perte cumulée de 827 millions de livres, au 27 février 1995, il convient d’ajouter les pertes

ultérieures dues à la clôture des contrats en cours (42 M£), les pertes de change (55 M£) et les

frais dus au SIMEX (3 M£). Ce qui donne finalement une perte totale de 927 millions de livres

sterling.

Ces pertes ont été causées, dans un premier temps, par des erreurs de trading, sur des opérations

autorisées, puis par de mauvaises décisions sur des arbitrages pour compte propre, en intra-day.

Mais, pour l’essentiel, elles sont la conséquence d’activités non autorisées.

En principe, Leeson ne pouvait qu’exécuter des ordres pour le compte de clients, essentiellement

internes, et effectuer des opérations d’arbitrage entre le SIMEX et les deux principaux marchés

japonais (avec le Tokyo Stock Exchange sur le JGB futures et avec l’Osaka Securities Exchange

sur le Nikkei 225 futures). Tout au plus, à partir de l’année 1993, il pouvait se permettre de tenir

une position ouverte pendant la durée de la séance quotidienne. Mais cette position devait être

close avant la fin des cotations et respecter des limites que lui avait imposées l’ALCO en 1994 :

200 contrats « Nikkei 225 futures », 100 contrats « JGB futures », 500 contrats « Euro Yen

futures ».

En réalité, Leeson a spéculé secrètement pour le compte de la Barings sur les différents contrats

échangés sur le SIMEX, en laissant ouvertes des positions bien au-delà de la journée de cotation

et sans respecter les limites de risque imposées par sa direction et les autorités du SIMEX. D’une

part, il a bâti de très grosses positions, non couvertes, sur les contrats à terme concernant le

Nikkei 225 et le JGB. D’autre part, il a vendu des options d’achat et de vente sur le Nikkei 225,

1 Rapport de la Banque d’Angleterre, section 4.7.

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

© HEC Montréal 26

là encore, sans couvrir les risques de ces opérations. Si des prises de position non couvertes sur

les contrats à terme étaient en principe autorisées à Leeson, dans les limites de la journée de

cotation, la vente d’options en revanche était totalement exclue de sa définition de poste. Ce

genre d’opération est particulièrement risqué : le vendeur d’une option d’achat (call) ou de vente

(put) s’expose en effet à des pertes illimitées. D’où la nécessité pour le vendeur d’utiliser des

outils de pricing adaptés et de se couvrir en prenant simultanément d’autres positions annulant ou

réduisant son risque, toutes choses que Leeson ne faisait pas.

Ces activités non-autorisées ont été effectuées sous le couvert du compte n° 88888, enregistré

donc auprès du SIMEX en tant que compte client et (officiellement) inconnu au sein de la BIB.

Peu fréquentes au départ, ces opérations illicites ont pris des proportions de plus en plus impor-

tantes au cours des 32 mois d’activité de la Baring Futures sur le SIMEX.

La grande illusion

Il semble que Nick Leeson, dès le 8 juillet 1992, ait demandé au consultant informatique de la

filiale, le Dr Edmund Wong, de modifier le logiciel de reporting de la Baring Futures Singapour,

de telle sorte que le compte n° 88888 disparaisse des données transmises à Londres, à l’exception

du fichier des appels de marge quotidiens. Au service des règlements du siège londonien, le

système informatique en place (First Futures system) ne parvenant pas à associer les sommes en

question à un numéro de compte, plaçait ces montants dans un fichier d’attente qui, apparem-

ment, ne fut jamais analysé avant la fin du mois de février 1995.

Par ailleurs, Leeson n’a pu afficher les niveaux de profit fantastiques qui devaient lui valoir une

prime de 450 000 livres sterling pour l’année 1994, qu’en transférant systématiquement ses pertes

sur le compte 88888 et ses gains sur les comptes d’arbitrage officiels de la Barings sur le SIMEX.

Pour ce faire, il a usé et abusé de ce que l’on appelle des cross trades1. À la bourse de Singapour,

pendant trois à cinq minutes après la fin des cotations quotidiennes, les traders peuvent effectuer

d’ultimes opérations au prix de clôture. C’est bien souvent, semble-t-il, à ce moment précis,

lorsque tout le monde s’apprêtait à quitter les lieux en ayant déjà la tête ailleurs, que Leeson

demandait à ses négociateurs de parquet d’effectuer ces cross trades, généralement de grande

ampleur.

Ensuite, dans les bureaux de la Baring Futures, au cours de la fin d’après-midi, Leeson procédait

ou faisait procéder à des ajustements de prix, en décomposant chaque cross trade en plusieurs

transactions fictives à des prix variables, de façon à ce que le total (nombre de contrats + prix)

soit bien conforme aux termes de l’échange conclu précédemment sur le parquet. Les transactions

« gagnantes » étaient alors créditées sur l’un des comptes d’arbitrage officiel de la Barings; les

transactions « perdantes » étaient enregistrées sur le compte n° 88888. Ces manipulations ont été

1 Ce type d’opération consiste pour un membre du marché à effectuer une transaction avec lui-même, si l’on peut dire. Plus

exactement, il s’agit pour ce membre de réaliser un échange entre deux comptes dont il a la charge (deux comptes clients ou un

compte client et un compte propre, éventuellement). En lui-même, le cross trade ne constitue pas une activité illégale. Il est

cependant strictement réglementé. Sur le SIMEX comme sur la plupart des marchés à terme organisés, il est autorisé au prix du

marché seulement et doit être annoncé en tant que tel sur l’aire de négociation (trois fois sur le SIMEX). Si aucun autre membre

ne manifeste son intérêt, l’opération peut alors être conclue.

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

© HEC Montréal 27

pratiquées tous les mois entre mai 1993 et février 1995, à l’exception des mois de juillet 1993 et

de mars 1994.

Mais, Leeson ne s’est pas arrêté là. Pour faire apparaître des résultats positifs sur les comptes

d’arbitrage dont il avait la charge sur le SIMEX, il a, plus simplement encore, effectué des

transferts entre les comptes officiels et le compte 88888, sans passer par l’aire de négociation. On

parle dans ce cas de off-market crosses; un procédé cette fois totalement illégal. À nouveau, ces

transferts « hors marché » étaient effectués de manière à créditer les comptes officiels de gains et

à dissimuler les pertes sur le compte 88888.

Ce compte était peut-être inconnu au sein de la BIB. Il était en revanche enregistré officiellement

par le SIMEX. La seule chose qu’ignoraient les autorités de ce marché organisé, c’est que le

compte 88888 n’était pas un compte client, mais un « compte de perte » dont le titulaire était la

Baring Futures Singapour. Pour le reste, la chambre de compensation du SIMEX suivait quoti-

diennement les mouvements sur ce compte et procédait aux appels de marge nécessaires, comme

pour n’importe quel autre compte. Or, ces dépôts de garantie réclamés par le SIMEX n’ont cessé

de grossir à mesure que les positions prises par Leeson gagnaient en volume et que les pertes

s’accumulaient sur le compte 88888.

Jusqu’à la fin de l’année 1994, le jeune directeur général n’a pas eu trop de difficultés à obtenir

les fonds nécessaires auprès du siège de la Baring Securities Limited à Londres, du siège de la

Baring Securities Japan à Tokyo et de la Baring Securities London Limited. Clairement, Leeson a

bénéficié du fait que ces trois entités lui avançaient des fonds sur la base d’informations que lui

seul leur fournissait.

En ce qui concerne les demandes adressées à Londres, l’absence de référence au compte

n° 88888 empêchait les responsables des services de règlements de vérifier le bien-fondé des

requêtes de Leeson, qui faisait valoir la nécessité de couvrir rapidement les appels de marge sur

des comptes clients. Par ailleurs, jusqu’à l’été 2004, les demandes de fonds qui parvenaient à

Londres, ne distinguaient pas comptes clients et comptes propres. Du côté de la Baring Securities

Japan, Leeson avait obtenu que les fonds versés par le SIMEX pour les profits obtenus sur les

comptes d’arbitrage de la filiale japonaise, ne soient pas rapatriés au Japon, mais conservés à

Singapour, sous la garde de Leeson, pour faire face plus rapidement aux appels de marge excep-

tionnels (en cas de volatilité élevée des cours). Ces fonds ont très largement servi à financer les

dépôts de garantie réclamés par le SIMEX sur le compte n° 88888.

Cependant, au début de l’année 1995, les sommes réclamées par le SIMEX sont devenues telle-

ment importantes que les « bailleurs de fonds » habituels de Leeson ont commencé à lui faire part

de leurs inquiétudes, voire de leurs doutes. La solution a consisté à tromper cette fois le SIMEX,

en manipulant l’état quotidien des positions prises sur le compte 88888, de façon à minimiser

l’importance de ces positions. Ce document (Position change Sheet ou PCS), envoyé chaque soir

à la chambre de compensation du marché singapourien, sert de base au calcul des dépôts de

garantie réclamés aux membres. En réussissant à y dissimuler une partie des positions tenues par

la Barings Futures, les appels de marges auxquels Leeson devait faire face s’en trouvaient réduits

d’autant. L’ampleur de cette manipulation pouvait être considérable : le 26 janvier 1995, ce sont

ainsi 26 000 contrats à terme sur le Nikkei 225 qui sont escamotés; le 17 février, c’est le cas de

38 000 contrats du même type… L’opération consistait à introduire dans le PCS réclamé par le

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

© HEC Montréal 28

SIMEX des transactions fictives qui, dès le lendemain matin, étaient annulées. La chose était

possible parce qu’au jour le jour, l’évaluation des positions tenues par les membres reposait

exclusivement sur les données transmises par ces derniers.

Toutefois, ce tour de passe-passe n’aurait sans doute pas échappé aux auditeurs du SIMEX. Pour

que la supercherie ne soit pas découverte et que la valeur réelle des positions détenues sur le

compte 88888 reste inconnue, il fallait que les soldes mensuels de ce compte soient nuls. Pour ce

faire, Nick Leeson procédait à d’autres manipulations. La plus fréquente et la plus simple

consistait à inscrire, dans la revue des comptes mensuelle, un débit au compte bancaire de la

Baring Futures (tenu par la Citybank) et un crédit de même montant au compte « client » 88888.

L’opération était simplement annulée le premier jour du mois suivant. Ces petits « arrange-

ments » ont commencé en février 1993 et se sont poursuivis jusqu’en janvier 1995. Outre ce

procédé, le jeune manager travaillait également à masquer ses pertes en enregistrant dans ses

comptes mensuels de fausses transactions, annulées dès le lendemain.

Tremblement de terre

Toutes ces manipulations frauduleuses n’annulaient évidement pas les pertes sur le compte

88888, elles ne faisaient que les masquer temporairement. Or, ces pertes n’avaient cessé de

s’aggraver depuis juillet 1992 (208 millions de livres au 31 décembre 1994) et risquaient de

s’alourdir bien davantage encore, compte tenu des positions prises par Leeson au début de

l’année 1995. Par ses ventes massives de straddles1 et sa position longue sur le Nikkei Futures,

Leeson s’était placé à la merci d’une chute du principal indice boursier japonais. Il est vrai que

cet indice, au cours de l’année 1994, n’avait guère connu de fluctuations, évoluant dans une

fourchette étroite entre 19 000 et 21 000 points. Les paris de Leeson n’étaient donc pas totale-

ment extravagants. Il reste qu’il s’agissait bel et bien d’un pari, terriblement risqué. Un souffle

aurait suffi pour que s’effondre l’improbable château de cartes bâti par le directeur de la Baring

Futures.

C’est en fait un violent tremblement de terre, survenu le 17 janvier 1995 à Kobe au Japon, qui

provoqua indirectement cet effondrement. Le séisme, d’une magnitude de 7,2 sur l’échelle de

Richter, fit près de 6 000 morts en plein cœur du Japon industriel, ce qui entraîna dans les jours

qui suivirent une baisse importante de l’indice Nikkei à la bourse de Tokyo. Face à ce coup du

sort, une solution aurait pu consister alors, pour Leeson, à inverser ses positions ou, au moins, à

les réduire le plus possible, de façon à limiter les dégâts occasionnés par cet événement sur l’état

du compte 88888. Le « roi du SIMEX » fit tout le contraire, en augmentant dans des proportions

considérables sa position longue sur le Nikkei Futures et en prenant une position courte, elle aussi

très volumineuse, sur le JGB Futures. Geste désespéré du joueur en difficulté qui double sa mise

1 En « écrivant » un même nombre de put et de call, à un prix d’exercice et un terme identiques, le trader vedette du SIMEX

s’était engagé dans une stratégie de trading appelée straddle. Une telle stratégie se fonde sur la conviction que le prix du sous-

jacent (le Nikkei Futures en l’occurrence) ne connaîtra pas de fortes variations entre la vente de l’option et sa date d’échéance.

En d’autres termes, le vendeur d’un straddle fait le pari d’une faible volatilité concernant le sous-jacent des options qu’il met en

vente. Lorsque cette prédiction s’avère juste, l’acheteur n’a aucun intérêt à exercer son option d’achat (call) ou de vente (put), et

le vendeur réalise un bénéfice net en empochant la prime que l’acheteur a dû lui régler au moment de la transaction initiale. En

revanche, si le prix du sous-jacent s’écarte nettement du prix d’exercice prévu au départ, l’acheteur du put ou du call (selon le

sens de la fluctuation) va avoir intérêt à exercer son option, et les pertes peuvent être alors sans limite pour le vendeur qui doit

honorer son engagement initial.

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

© HEC Montréal 29

pour tenter de se refaire, pari raisonné sur une remontée imminente de l’indice Nikkei ou folle

tentative de manipulation des cours? Le mystère plane encore aujourd’hui sur les motifs de la

stratégie adoptée par le jeune homme après le 17 janvier. Toujours est-il que le Nikkei, à

l’exception d’une légère remontée le 30 janvier, a continué de décliner inexorablement, entraî-

nant la Barings dans sa chute. Entre la date du tremblement de terre et le 27 février, cet indice a

perdu 2 513 points1. Le jour de la mise en faillite de la Barings, les positions prises par Leeson

sur le seul Nikkei Futures perdaient 20 millions de livres pour chaque baisse de 100 points sur

l’indice. Au total, les pertes de cette période sur le compte 88888 ont atteint la somme astrono-

mique de 619 millions de livres.

Une autre question reste sans réponse concernant le comportement de Nick Leeson : pourquoi ce

jeune homme, à qui tout semblait vouloir sourire, s’est-il engagé dans ces activités illicites et

frauduleuses, au risque de ruiner sa vie ainsi que la très prestigieuse institution à laquelle il

appartenait? Là encore, des doutes subsistent. Pendant longtemps, certains dirigeants de la

Barings, dont Peter Baring lui-même, ont soutenu que le compte 88888 avait permis à Leeson de

détourner de l’argent à son profit ou au profit d’un complice extérieur à la Barings. Dans le rôle

du complice, on a cru un moment reconnaître Daniel Argyropoulos – l’homme qui a conduit

secrètement le couple Leeson à l’aéroport, le jour de leur fuite vers l’île de Bornéo, le 23 février

1995 – un trader de FCT Singapour, grand ami de Nick Leeson. Les autorités du SIMEX ont

détecté, rétrospectivement, certaines transactions irrégulières entre les deux hommes. Néanmoins,

aucune preuve n’a jamais été apportée à l’appui de la thèse du détournement de fonds.

Reste la justification proposée par l’intéressé lui-même, dans une lettre que son épouse Lisa lut

solennellement en conférence de presse le 12 juillet 1995, pour tenter d’empêcher l’extradition de

son mari vers Singapour :

Je n’ai volé aucun argent. J’espère que cela est clair pour tout le monde. Tout ce que j’ai fait, je l’ai

fait dans l’espoir d’en faire bénéficier la banque. J’ai agi imprudemment et au-delà de ce qui m’était

autorisé, mais jamais avec l’intention de m’enrichir illégalement. […] Mon plus grand crime a été

d’essayer de protéger mes collègues et de m’assurer que les primes qu’ils espéraient recevoir leur

seraient effectivement versées. C’est pour cela que le problème a pris une telle ampleur et que j’ai

commis les fautes dont je suis aujourd’hui accusé.

Finalement extradé vers Singapour pour y être jugé, Leeson a plaidé coupable, le 1er

décembre

1995, à deux des onze chefs d’accusation prononcés contre lui : escroquerie contre le SIMEX

d’une part, contre le cabinet d’audit Cooper’s & Lybrand, d’autre part. La justice de l’île-cité l’a

condamné à six ans et demi de prison. Il est rentré libre en Angleterre en juillet 1999, quatre ans

et demi plus tard, après avoir survécu à un cancer du colon. Aujourd’hui remarié et père de

famille, il vit en Irlande où, après avoir gagné sa vie en se produisant dans des dîners-

conférences, il est depuis avril 2005 le directeur commercial du Galway United, club de soccer de

l’ouest de l’île.

2008-11-26

1 Indice Nikkei 225 : 17 janvier, cours d’ouverture, 19 322 points; 27 février, cours de clôture, 16 809 points.

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

© HEC Montréal 30

Annexe 1

Organigramme simplifié de Barings Plc au 31 décembre 19921

1 Organigramme établi par Peter Norris à la demande des enquêteurs de la Banque d’Angleterre. Ne figurent sur ce diagramme que les composantes de Barings Plc dont il est

question dans les pages qui précèdent.

BARINGS Plc

Peter Baring

Président

Baring Brothers & Co

Andrew Tuckey

Président

Baring Securities Ltd

Christopher Heath

Président

Baring Asset Management

John Bolsover

Directeur Général

Ian Hopkins

Directeur

Trésorerie et trading

George Maclean

Directeur

Activités bancaires

Ron Baker Directeur

Financial Products Group

Heather Nicol

New York

Mary Walz

Londres

Andrew Baylis Directeur adjoint

Produits dérivés

Andrew Fraser Directeur régional

Asie

Peter Norris

Directeur Opérations

Mike Killian

Responsable courtage

Baring Securities Japan

James Bax Directeur

Baring Securities Singap.

Simon Jones Directeur financier

Baring Securities Singap.

Nick Leeson Directeur

Baring Futures Singap.

Gordon Bowser

Directeur

Règlements Dérivés

Ian Martin Directeur financier groupe

Baring Securities Ltd

Geoffrey Broadhurst

Directeur financier

Baring Securities Ltd

Tony Hawes Directeur adjoint

Trésorerie

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

© HEC Montréal 31

Annexe 2

Organigramme simplifié de Barings Plc au 31 décembre 19931

1 Organigramme établi par Peter Norris à la demande des enquêteurs de la Banque d’Angleterre. Ne figurent sur ce diagramme que les composantes de Barings Plc dont il est

question dans les pages qui précèdent.

Barings Plc

Peter Baring

Président

Baring Brothers & Co

Andrew Tuckey

Président

Baring Securities Ltd

Miles Rivett-Carnac

Président

George Maclean

Directeur

Banque Groupe

Geoffrey Barnett

Directeur

Opérations

Ian Hopkins

Directeur

Trésorerie et trading

Ron Baker

Directeur

Financial Products Gr

Baring Asset Management

John Bolsover

Directeur Général

Peter Norris

Directeur Général

Baring Securities Ltd

Andrew Fraser

Vice Président

Asie

Gordon Bowser

Directeur

Règlements Dérivés

Geoffrey Broadhurst

Directeur financier

Mike Killian

Directeur

Courtage Dérivés

James Bax

Directeur

Baring Securities Singap.

Simon Jones

Directeur opérationnel

Baring Securities Singap.

Nick Leeson

Directeur

Baring Futures Singap.

Tony Hawes

Directeur

Trésorerie

Mary Walz

Directrice adjointe

Trading Dérivés

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

© HEC Montréal 32

Annexe 3

Organigramme simplifié de Barings Plc au 24 février 19951

1 Organigramme établi par Peter Norris à la demande des enquêteurs de la Banque d’Angleterre. Ne figurent sur ce diagramme que les composantes de Barings Plc dont il est

question dans les pages qui précèdent.

Barings Plc

Peter Baring

Président

BARING INVESTMENT BANK

Andrew Tuckey - Président

Peter Norris – Dir. Général

Ian Hopkins

Directeur

Groupe Trésorerie et Risques

Geoffrey Barnett

Directeur

Opérations

George Maclean

Directeur

Banque

Tony Hawes

Directeur

Trésorerie

Tony Gamby

Directeur

Règlements

G. Broadhurst

Directeur

Finances Groupe

Brenda Granger

Règlements

Produits dérivés

Ron Baker

Directeur

Groupe Produits Financiers

James Bax

Directeur

Asie du Sud

Baring Singap

Simon Jones

Dir. Opérations

Asie du Sud

Baring Singap.

Mary Walz

Directrice adjointe

Trading Dérivés

Fernando Gueler

Responsable Trading

Baring Securities Japan

Nick Leeson

Directeur

Baring Futures Singapor

Andrew Fraser

Directeur

Courtage et Trading

Mike Killian

Directeur

Vente Dérivés

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

© HEC Montréal 33

Annexe 4

Circuit de financement des dépôts de garantie réclamés à Baring Futures Singapore1

1 Rapport de la Banque d’Angleterre, section 6.7.

Banques

Japonaises

Bourses

Japonaises

Baring

Securities

Japan

Baring

Futures

Singapore

SIMEX

Citibank

BNP

Tokyo

Baring

Securities

Ltd Comptes clients

Baring

Securities

London Compte propre

Clients

Baring

Securities Gr. Trésorerie et

Risques

Baring

Brothers

& Co

Marché

interbancaire

et autres

emprunts

Clients de

Baring

Securities

Japan

Versement de fonds

Demande de fonds

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© HEC Montréal 34

Annexe 5

À propos des marchés à terme organisés

Leeson négociait sur le SIMEX des contrats à terme et des options. Rappelons qu’il s’agit en

principe d’instruments de couverture contre le risque de marché, c’est-à-dire contre le risque

d’une évolution défavorable du prix d’un actif donné. On les nomme « produits dérivés » du fait

que leur valeur est « dérivée » du prix de cet actif.

Un contrat à terme est un engagement ferme entre deux contreparties concernant une transaction

future, portant sur un actif « sous-jacent » (une certaine quantité de blé, par exemple, à la fin de la

prochaine récolte). Lorsque les modalités sont fixées par une bourse (quantité et échéance

prédéterminées), on parle de contrat à terme standardisé (futures). Quand, outre le prix, quantité

et échéance sont négociables entre les deux parties, on parle de contrat à terme de gré à gré

(forward). Dans le cas de l’option, il s’agit là aussi d’un engagement concernant une transaction

future, mais seul le vendeur du contrat est tenu d’honorer sa promesse. L’acheteur de l’option,

que ce soit une option de vente ou d’achat, peut décider de ne pas exercer son droit (par exemple,

parce que le prix réel de la tonne de blé après la récolte s’avère inférieur au prix d’exercice de

l’option qu’il avait acheté l’hiver précédent). Dans ce cas, il perd seulement la prime qu’il a

versée à l’achat du contrat.

Dans leur principe, les contrats négociés sur un marché à terme tel que le SIMEX n’ont rien de

nouveau. Il existe des marchés à terme sur les matières premières et les produits agricoles aux

États-Unis depuis le milieu du 19e siècle (Chicago Board of Trade, 1848). Et le principe des

options est paraît-il connu, voire maîtrisé, depuis l’antiquité. Cela dit, le volume de transactions

concernant ce type de produits a considérablement augmenté au cours des dernières décennies,

notamment grâce à deux innovations majeures, en provenance d’Amérique : 1) la création de

contrats à terme standardisés (futures) ayant pour sous-jacent des devises (mai 1971), des taux

d’intérêt (octobre 1975) et des indices boursiers (février 1982); 2) la mise au point de contrats

d’options négociables, c’est-à-dire échangeables sur un marché secondaire – un marché

d’occasion, en d’autres termes. Les sous-jacents de ces options négociables ont d’abord été des

actions (avril 1973)1, puis des devises (novembre 1981), des indices boursiers (mars 1983), et

finalement des contrats à terme sur des matières premières et des taux d’intérêt (octobre 1981),

des indices boursiers (janvier 1983) et des devises (janvier 1984). Avec cette seconde génération

d’options négociables, on crée en somme des dérivés de dérivés2.

Ces nouveaux produits dérivés ont été introduits dans le cadre de marchés dits « organisés » ou

« réglementés » (le Chicago Board of Trade et le Chicago Mercantile Exchange, pour la plupart

de ces innovations). Les transactions s’y opèrent sous l’égide d’une entreprise de marché, dont la

mission première est de garantir la bonne fin de ces opérations. Pour ce faire, entre autres

services, l’entreprise en question fait office de chambre de compensation – clearing house – ce

qui équivaut pour elle à assumer le rôle de contrepartie ultime auprès de ceux qui prennent part

aux échanges. Ce service constitue une assurance essentielle contre le risque de défaut (ou de

1 Les options sur actions sont inscrites à la cote de la Bourse de Montréal en 1975.

2 Voir notamment : Yves Simon, Les Marchés dérivés. Origine et développement, Paris, Economica, « Gestion poche », 1997.

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Il était une fois dans l’Est, l’homme qui ruina la Barings

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« contrepartie ») et, partant, il peut être considéré, avec la standardisation des contrats, comme

l’un des facteurs les plus décisifs de l’expansion de ces marchés de dérivés.

Évidemment, ces chambres de compensation n’assument pas le rôle de contrepartie ultime auprès

des intervenants du marché sans prendre des précautions. Les contrats échangés sur ces marchés

étant de simples promesses, fermes ou conditionnelles, portant sur une transaction dans le futur, il

convient de s’assurer que les détenteurs de ces contrats seront effectivement en mesure d’honorer

les promesses en question, à l’échéance prévue. Pour ce faire, dans le cas des futures1, toute

transaction doit donner lieu à un dépôt de garantie initial (margin) auprès de l’organisme de

compensation, de la part des deux parties impliquées. Ce dépôt est enregistré dans un « compte

de marge » et constitue la « marge initiale » (ou encore deposit) due par l’investisseur. Constitué

d’argent liquide ou de titres, il correspond à une fraction de la valeur nominale du contrat passé

entre ces parties (entre 3 et 10 % selon le type de contrat et les circonstances dans lesquelles il est

passé). Il est en fait calculé de façon à couvrir la perte maximum que peut subir en une ou deux

journées un investisseur sur le marché en question2.

Mais cette garantie de départ n’est pas tout. La valeur de ces promesses fluctue jusqu’à leur

échéance. Lorsqu’une promesse s’annonce de plus en plus coûteuse à honorer3, celui qui est

censé la tenir va devoir augmenter le dépôt de garantie versé dans le compte de marge. Chaque

jour, pour chacune des positions tenues par les membres du marché, la chambre de compensation

mesure l’écart entre la valeur de ces positions à l’ouverture et à la fermeture de la cotation.

Quand, d’un jour sur l’autre, la valeur d’une position a baissé, une perte est inscrite sur le compte

de marge du membre détenant cette position. Selon les marchés, un « appel de marge » est

adressé au teneur de la position en question, soit dès que le solde du compte de marge est

inférieur au solde initial (principe de la marge unique), soit seulement lorsque le solde passe en

dessous d’un seuil appelé « marge de maintenance » (principe de la double marge). Cette marge

de maintenance (ou « couverture de maintien ») est fixée généralement à un niveau situé entre les

deux tiers et les trois quarts de la marge initiale.

Quelle que soit la procédure en vigueur, le montant de l’appel de marge doit permettre de

ramener le solde du « compte de marge » à son niveau initial. Le membre visé par un appel de

marge dispose en général de quelques heures ou au plus d’une journée pour alimenter son compte

de marge. S’il ne s’exécute pas dans les délais impartis, la position concernée est liquidée par la

chambre de compensation. À noter également que les chambres de compensation sur ces marchés

à terme se réservent généralement de droit de procéder à des appels de marge exceptionnels, en

cours de cotation, dans le cas d’une forte volatilité du prix des contrats offerts à la négociation.

1 Dans le cas des options, l’acheteur n’étant pas tenu, à l’échéance du contrat, d’exercer son droit d’achat ou de vente du sous-

jacent, aucune garantie n’est exigée de lui. Il ne verse donc au vendeur qu’une prime initiale, prix de son droit d’option dans le

futur. Le vendeur, en revanche, qui s’expose à des risques potentiellement illimités, doit effectuer un dépôt de garantie, calculé

sur la base de la valeur liquidative de la position prise (coût théorique de fermeture de la position).

2 Sur les marchés organisés, la cotation est interrompue dès lors que la fluctuation du prix par rapport à l’ouverture de la cotation

dépasse une certaine limite, déterminée à l’avance par la société en charge du bon fonctionnement du marché. C’est en partie en

fonction de cette limite qu’est calculé le montant du dépôt de garantie initial.

3 On peut illustrer cela de manière simple en se référant à des contrats à terme sur des marchandises agricoles. Lorsqu’un ouragan

détruit l’essentiel de la récolte d’oranges en Floride, l’intervenant qui, avant l’événement, avait promis de vendre massivement

et à bas prix des oranges, en comptant sur une récolte exceptionnelle, va forcément éprouver de grosses difficultés à honorer ses

engagements. Il peut alors tenter de s’en défaire en revendant le contrat. Mais, s’il y parvient, ce ne sera pas sans perte

financière.

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Voici un exemple (simplifié!) du processus d’« achat sur marge », concernant un contrat à terme

sur le canola, négocié à la bourse de Winnipeg1.

Ce contrat standardisé porte sur 20 tonnes de canola canadien. Dans l’exemple choisi, il s’agit de

contrats ayant pour échéance le mois de novembre. La cote de ces contrats est exprimée en

dollars canadiens (CAD) par tonne métrique (tm). Au jour 1, cette cote est de 400 CAD par tonne

de canola (valeur nominale du contrat : 400 CAD x 20 tm = 8000 CAD). Le dépôt de garantie

exigée pour un contrat est établi à 230 CAD. La marge de maintenance (ou « couverture de

maintien ») est fixée quant à elle à 160 CAD par contrat.

Compte A

(acheteur)

Compte B

(vendeur)

Jour 1

(juste avant la clôture de la cotation)

A achète 10 canola NOV à 400 $

B vend 10 canola NOV à 400 $

Dépôt de garantie 2 300 $ 2 300 $

Marge de

maintenance 1 600 $ 1 600 $

Solde de compte 2 300 $ 2 300 $

Jour 2

(à la clôture de la cotation)

La cote du contrat NOV est à 405 $

(5 $ la tm x 200 tm = 1 000 $)

Gain/perte

théorique +1 000 $ -1 000 $

Solde de compte 3 300 $ 1 300 $

Appels de marge 0 $ 1 000 $

Jour 3

(avant le début de la cotation)

Versement au

compte 0 $ 1 000 $

Solde de compte 3 300 $ 2 300 $

Ces principes valent pour la plupart des marchés à terme organisés, y compris lorsque le sous-

jacent des contrats qui y sont négociés est constitué par des actifs financiers. C’est, pour

l’essentiel, sur ce modèle que le London International Financial Futures and Options Exchange

(LIFFE) est créé à Londres en 1982. À Paris, c’est un premier ministre socialiste, Pierre

Bérégovoy, qui est à l’origine de l’ouverture, en 1985, du Marché à Termes des Instruments

Financiers (MATIF), puis du Marché d’Options Négociables de Paris (MONEP), en 1987. La

Deutsche Termin Börse (DTB) est constituée en septembre 1989, à Francfort. Même chose dans

la zone Pacifique, où des marchés dérivés ouvrent à Osaka et Tokyo à partir du milieu des

années 80. En 1984, le Chicago Mercantile Exchange (CME), qui cherchait un relais dans la

région, contribue à la création du Singapore International Monetary Exchange (SIMEX), qui va

devenir le lieu des « exploits » de Nick Leeson2.

1 Source : Agriculture et Agroalimentaire Canada, Gérer le risque de marché. Cours d’introduction, p. 2-12 et suivantes.

Document consultable à l’adresse Internet suivante :

http://www.agr.gc.ca/pol/index_f.php?s1=pub&s2=cours&page=rmc2_09 (consultée le 7 décembre 2007)

2 Hervé Gastinel, Éric Bernard, Les marchés boursiers dans le monde. Situation et évolutions, Paris, Montchrestien, 1996, p. 89-

94.