Il dirige Rauza n-Ségla john kola sa - Vigneron",...

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VIGNERON Été 2012 97 VIGNERON Été 2012 96 DEPUIS QUE CE SECOND CRU CLASSÉ DE MARGAUX A ÉTÉ RACHETÉ PAR LA MAISON CHANEL, IL RIVALISE AVEC LE HAUT DE L’APPELLATION. ON LE DOIT À SON DIRECTEUR, JOHN KOLASA, UN ÉCOSSAIS TAILLÉ SUR MESURE POUR CETTE MISSION DE CONFIANCE. Il dirige Rauzan-Ségla john kolasa par thierry dussard photos françois poincet

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VIGNERON Été 201297 VIGNERON Été 201296

DEPUIS QUE CE SECOND CRU CLASSÉDE MARGAUX A ÉTÉ RACHETÉ PAR

LA MAISON CHANEL, IL RIVALISE AVEC LE HAUT DE L’APPELLATION. ON LE DOITÀ SON DIRECTEUR, JOHN KOLASA, UN ÉCOSSAIS TAILLÉ SUR MESURE

POUR CETTE MISSION DE CONFIANCE.

Il dirige Rauzan-Ségla

john kolasa

par thierry dussardphotos françois poincet

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protéger les arbres, des platanes centenaires,lorsqu’il a fallu construire un nouveau chai. Iln’y avait que quinze énormes cuves de 220 hl,on est passés à cinquante, de tailles différentes.Dans les parcelles comme aux chais, il faut di-viser pour régner.” Tel est l’Évangile selonsaint John.

L’encépagement est classique du vi-gnoble margalais : 60 % de cabernet sau-vignon, 35 % de merlot, 3,5 % de petit ver-dot et une pointe de cabernet franc. Maisalors que le margaux passe pour être unvin féminin, Kolasa cherche un début en

bouche “succulent et nerveux, disons mascu-lin, ce qui privilégie les cabernets”. Histoirede prendre à contre-pied Bernard Gines-tet, l’ancien maire de Margaux, qui parlaitde Rauzan-Ségla comme de “l’archétypede la féminité”.

Sans avoir suivi l’enseignement de Pey-naud, Kolasa est un de ses disciples : si onfait ce qu’il faut dans la vigne, plus besoind’intervenir ensuite. Deux tables de tri, enparallèle, permettent de réceptionner lavendange. Mais pas de laser comme à Pal-mer. “Les raisins, ce ne sont pas des petits pois,nous faisons du sur-mesure à chaque fois”,plaisante le voisin sur un ton amical. Éle-vage en fûts neufs à hauteur de 60-70 %pour Rauzan-Ségla, et de 20-25 % pourSégla, le second vin. Six à sept tonneliers,de Boutes à Vicard, se disputent enfin ledroit d’habiller de leurs douelles ce vin decouturier. “Mais le bois, c’est du maquillage”,prévient un Kolasa sans concession.

La remarque ne manque pas d’ironiede la part de cet employé de Chanel, né aunord de Glasgow… qui a fait des étudesde broderie créative. “J’ai réalisé deux che-mises, un pantalon, puis des costumes dethéâtre à Londres, se souvient-il. Maisj’avais la nostalgie de la France, où j’ai passéune partie de mon enfance. En 1971, je suisdevenu professeur d’anglais à Bordeaux, et j’aitravaillé ensuite chez deux négociants, unAméricain, Steven Schneider, et un Anglais,

Il a une tête d’apôtre peinte par le Cara-vage. Le corps massif, le cheveu poivreet la barbe rase, avec un œil vert qui nelaisse rien au hasard. Le directeur deChâteau Rauzan-Ségla ne chante pas

pour autant la messe en faisant visiter lemagnifique domaine qui s’étend sur troisdes cinq communes couvrant l’appella-tion Margaux. Il délègue le tour des chais àSandrine Bégaud, chargée de la commu-nication, et s’absente un instant pour saluerdes Chinois de Singapour qui viennent depasser la nuit au château.

John Kolasa va toujours à l’essentiel, etsur une propriété viticole, il faut trancheren permanence. Les frères Wertheimeront engagé ce transfuge de Latour, dont ilétait directeur commercial lorsque le pre-mier cru de Pauillac leur a échappé en1993. L’année suivante, ils achètent Rau-zan-Ségla. Moitié moins cher que cequ’en demandait le propriétaire cinq ansauparavant. “Mais tout était à faire, se rap-pelle John Kolasa. Les arbres poussaientdans les fossés, et l’eau entrait par la porte ducuvier.”

Quinze kilomètres de drainage ont étéinstallés, le vignoble et la maison totale-ment rénovés. “J’ai rallongé les rangs, sup-primé des allées et gagné 2 hectares sur les60 plantés au départ. Les trois frères ont com-pris qu’il fallait me laisser le temps de tout re-mettre à niveau. Leur premier souci a été de

COMME ÉMILEPEYNAUD, JOHNKOLASA ESTIME QUEL’ESSENTIEL DU TRAVAIL SE FAIT D’ABORD DANS LES VIGNES.

JOUR DEVENDANGE EN 2011 À RAUZAN-SÉGLA. LE CHÂTEAU,DE STYLEPÉRIGOURDIN,DATE DE 1903.

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William Bolter, comme simple ouvrier dechai. Je servais aussi de chauffeur et d’inter-prète pour les clients anglo-saxons qui visi-taient La Lagune ou Haut-Brion. Je goûtaisainsi les vieux millésimes, et les vins jeunes quiévoluaient à chaque passage.”

Avec la crise du vin, en 1973, Kolasa seretrouve sur le carreau des Chartrons.Mais rebondit rive droite, chez Joseph Ja-noueix. “Il était sans arrêt sur les routes àvendre ses vins, et sa femme tenait l’exploita-tion, comme chez les Corréziens. Devenu chefde bureau, je faisais les achats de fumier, ou depiquets, les déclarations d’Urssaf, la paie desvendangeurs, tout en vidant les cuves et roulantles barriques selon les besoins. J’ai fait HEC, leshautes études corréziennes.”

D ouze ans plus tard, celui dontla grand-mère tenait la cantinede la mine d’Algrange, en Lor-

raine, est nommé directeur du service ex-port de la cave coopérative de Saint-Émi-lion. “Mille hectares de vignes, une fabuleuseexpérience de commercial et de paysan qui m’apermis un jour de rencontrer Hugh Johnson,l’auteur de L’Atlas mondial du vin. Il siégeaitau board de Pearson, propriétaire de Latour,et a parlé de moi au directeur. Jean-Paul Gar-dère m’a engagé, après examen de passage, et ilest devenu mon second père.”“En arrivant à Latour, en 1987, j’ai eu une

impression de pauvreté par rapport au Saint-

Émilionais. La vigne basse, le sol jaunâtre…mais la magie des ondulations de graves et lesprairies qui descendent jusqu’au bord de la ri-vière font de ce site un lieu magique, le plus beauvignoble du monde.” John Kolasa va chan-ger trois fois de propriétaire en dix-septans, rythmés par les conseils d’administra-tion de Pearson à la banque Westminster,au 18, place Vendôme à Paris. C’est au-jourd’hui une boutique Chanel, comme sison avenir semblait prédestiné.

Car le dernier chapitre s’écrit à Rauzan-Ségla. “Au printemps 1994, la John Holt&Cievendait le domaine à la maison Chanel”– celatient en une ligne sur les 398 pages du livrede René Pijassou (Rauzan-Ségla, la naissanced’un cru classé, La Martinière, 2004). Fidèlesà leur discrétion légendaire, les Wertheimerne sont même pas cités. Alain et Gérard,ainsi que leur demi-frère Charles Heilbronn,viennent pourtant chaque année pour lespréassemblages, en janvier, juste avant lesdéfilés haute couture des collections prin-temps-été. “Ils connaissent la nature, et lemonde des chevaux, et savent que l’on ne peutpas gagner à chaque fois, remarque John Ko-lasa. C’est le moment où il faut être créatif, et ilsprivilégient toujours la finesse et l’élégance.”

Les résultats n’ont cependant pas été im-médiats, et “la situation ne s’est pas amélioréeaussi rapidement que je le croyais”, regretteRobert Parker, qui situe le tournant à partirde 2005. Depuis, Rauzan-Ségla a retrouvéson rang, et sa place dans l’histoire. Com-mencée lorsque Pierre Rauzan se porte ac-quéreur de la “maison noble de Gassies, situéeen la paroisse de Margaux”, le 7 septembre1661. Fermier de Château Margaux et deChâteau Latour, bourgeois de Bordeaux,“courretier” royal et négociant, Rauzan estaussi “marchand de morue verte”, autre-ment dit salée mais non séchée, et vendégalement du “vin noir”, c’est-à-dire rouge,un vin de palus recherché au xVIIe siècle.

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C’EST EN 1661 QUEPIERRE RAUZAN,«COURRETIER» ROYAL ET NÉGOCIANT,ACHÈTE DES VIGNESSUR LA PAROISSE DE MARGAUX.

DANS LES CAVES DU CHÂTEAU DORMENT LESVIEUX MILLÉSIMES ET NOTAMMENT CE 1945,L’UN DES MONUMENTS DU SIÈCLE DERNIER.

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Rauzan, les Durand-Dassié, puis les Crusese succèdent. Jusqu’à ce qu’en 1960 la so-ciété d’armement maritime de Liverpool,John Holt, rachète Rauzan-Ségla. Deux ansavant que Latour ne “tombe” en mains an-glaises. À 62 ans, John Kolasa est au-jourd’hui le dernier à maintenir le pavillon,même si cet Écossais connaît maintenantmieux les deux rives de la Gironde que lesbords du loch Lomond qui l’ont vu naître.

Ses vieilles Weston foulent désormais leterroir de Rauzan, mais aussi les terres deCanon, premier grand cru de Saint-Émi-

lion acquis par Chanel en 1996. Dans lesdeux châteaux, “Kolasa a choisi la méthodelente”, souligne Jean-Marc Quarin, le dé-gustateur qui monte à Bordeaux. Aurythme effréné du spéculateur, Kolasa etles Wertheimer préfèrent le pas lent du la-boureur, qui se préoccupe plus de la vigneque de l’immédiateté d’Internet.

Convaincu par l’équation “graves fines= tanins fins”, Kolasa affine sans cesse sonouvrage. Quatre hectares de vignes, autre-fois dépendantes de Palmer et acquises ré-cemment, ont été converties en bio sur uneparcelle baptisée Boston, du côté de Sous-sans. “En 2015, nous aurons 80 hectares enproduction, c’est la bonne taille pour fournir lemonde”, ajoute-t-il, sur le départ pour l’Eu-rope de l’Est. Et la répartition du millésime2011 entre grand et second vin (42 % pourRauzan-Ségla, 58 % pour Ségla) laisse en-core une marge de progression en qualité. “Il ne faudrait pas que le pognon prenne

l’avantage sur l’émotion, résume celui quiest resté un amoureux du vin de Bor-deaux. J’essaie de valoriser le métier de vigne-ron, et l’étiquette du millésime 2011, dessinéepar Karl Lagerfeld pour fêter le 350e anniver-saire du domaine, a salué leur travail.”Avec Lagerfeld rue Cambon et Kolasa à Rauzan et Canon, Éliane Heilbronn etses trois fils, les frères Wertheimer et Heil-bronn, savent que leur patrimoine est ende bonnes mains. e (Bon à savoir, page 144)

Délesté de ses fermages et ayant pignonsur vignes, Pierre Rauzan fait fortune. Lesrichesses anoblissent, c’est bien connu.Ses trois fils ajoutent une particule à leurnom, et sa fille épouse le baron de PichonLongueville, en apportant en dot le do-maine constitué par son père. Mais les dif-férends familiaux provoquent en 1763 laséparation des deux futurs Rauzan-Séglaet Rauzan-Gassies. En accordant toute-fois dès le xVIIIe siècle une suprématie auxvins de Ségla sur ceux de Gassies.

T homas Jefferson, qui est un peule Parker de l’époque, est depassage à Bordeaux en 1787,

et il y établit un classement. Après les quatre premiers grands crus qui font déjàautorité, “les vins rouges de seconde qualitésont Rozan”, écrit-il, avant de préciser : “latroisième classe comprend Calon, Mouton,Gassies”. L’ambassadeur des États-Unis,qui sera élu comme troisième président,place donc clairement le futur Rauzan-Ségla devant Rauzan-Gassies. Il passed’ailleurs commande à Mme Briet deRauzan, en 1790, de “dix douzaines de bou-teilles”, et demande de les faire “bien embal-ler sur le lieu”.

La baronne de Ségla, descendante dePierre Rauzan, donne son nom au do-maine au siècle suivant et lui apporte unesagacité de veuve avisée. Après les dames de

AU RYTHMEEFFRÉNÉDU SPÉCULATEUR,JOHNKOLASA ET LES FRÈRESWERTHEIMERPRÉFÈRENT LE PASLENT DU LABOUREUR.

DOCUMENT ORIGINAL DE LA COMMANDE DE VINS QUE THOMAS JEFFERSON

ADRESSA EN 1790 À MME BRIET DE RAUZAN.

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