Il croise les bras et plisse les yeux en les gardant rivés sur...

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Ilcroiselesbrasetplisselesyeuxenlesgardantrivéssurelle:«Alorsc’estnon?Parcequeçat’effraieou…?»Avantqu’ilnepuisseterminersaphrase,Jenniferfaitunpasversluietplaquesabouchesurla

sienne,l’embrassevitefaitavantdesedétachertoutaussirapidement.Elleramènel’ordinateurplusfermementcontresapoitrinepouréviterqu’ilneperçoiveletremblementquil’assaille,puiselleluijetteunregardnoir:

«Satisfait,votremajesté?»

Lettredel’éditrice:

Chèrelectrice,cherlecteur,

Mabibliothèqueestrempliederomances,orjechoisisrarementmaprochainelectureauhasard.Ai-jeenviedequelquechosedemoderneetdynamique,quimedonneenvied’affronterlemonde?Oubienpréférerais-jeme laisser emporter dans unmélodrame et oublier ce quim’entoure ?Ai-je legoût d’éprouver le suspense d’une intrigue policière, ou suis-je au contraire d’humeur pour unehistoirelégèreetmignonne?

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D’icilà,profitezdecemomentprivilégiédelecture!

JeanneCorvellecFondatricedesÉditionsLaskawww.romancefr.com/abonnementswww.twitter.com/RomanceFRhttp://www.facebook.com/EditionsLaska

POURLEMEILLEURETPOURLEPIRE

SuzanneRoy

CorrigéparAmélieVoyard-VenantetJeanneCorvellec

ÉDITIONSLASKA

Montréal

ÉditionsLaskaMontréal,QuébecCourriel:[email protected]

Ceci est une œuvre de fiction. Les noms, personnages, lieux et incidents sont soit le fruit del’imaginationdel’auteur,soitutilisésdemanièrefictive.Touteressemblanceavecdesfaitsréelsoudespersonnesexistantesouayantexisténesauraitêtrequefortuite.

Tousdroitsréservés©SuzanneRoy,2013ExtraitdeChroniqued’unamourfou©AnneRossi,2013.

Aucunereproductionou transmission, totaleoupartielle,n’estautoriséesans leconsentementécritpréalabledeladétentricedesdroitsetdel’éditeur.

Le téléchargement de cet ebook sur d’autres sites que ceux autorisés par l'éditeur ainsi que sonpartageau-delàducadrestrictementfamilialetprivéestinterditetpuniparlaloi.LesÉditionsLaskas’engagentànepasapposerdeDRMnid’autremesurevisantàrestreindrel’utilisationdecetebookparlespersonnesl’ayantdûmentacquis.

Designdelacouverture:SarahRousseau

ISBN:978-2-924242-06-3

Tabledesmatières

Chapitre1Chapitre2Chapitre3Chapitre4Chapitre5Chapitre6Chapitre7Chapitre8Chapitre9Chapitre10Chapitre11Chapitre12Chapitre13Chapitre14Chapitre15Chapitre16Chapitre17Chapitre18Chapitre19Chapitre20Chapitre21Chapitre22

L’auteure

Chroniqued’unamourfou(extrait)

Chapitre1

S’ilyaunechosequeJenniferaime,ledimanchematin,c’estseprélasseraulitjusqu’àcequelafaiml’obligeàselever.C’estleseuljouroùelleprendunmomentpourelle:pasd’obligation,pasd’échéance,pasd’horaire.Mêmesiellenedortplus,ellegardelesyeuxfermés,étiresoncorpssousles draps pour essayer de prendre tout l’espace disponible. Ce moment de détente lui plaîtterriblement.

Quandlasonneriedelaporterésonne,ellesursauteetmarmonnesouslacouvertureavantdeseredresser.Quiosevenirchezelleàuneheurepareille?LespasdeMaximesedirigentversl’entrée,s’arrêtent sur le seuil de sa porte pour la rassurer au passage : « C’est sûrement des enfants quivendentduchocolat.»

Calmée,elleselaisseretombersurlelit,nonsanssongerquesonpetitamiestunesortedehérosquivientdesauversonjourdecongé.

La têtesur l’oreiller, Jennyrepartà laconquêtedu reposdominicalen remontant lesdrapssurelle.Au loin, elle entenddesvoix et,malgré les secondesqui s’écoulent, elle perçoit toujoursdeséchangesdeparoles.C’estinterminable.Impatiente,ellegrondedefaçonàêtreentendue:

«Tulesfaisficherlecamp,oui?»LespasdeMaximereviennentetelleouvreunœilpourapercevoirsonairconfus:«C’estque…Ilyaungarsàlaportequi…—Ons’enfout!Disnonetfermelaporte!—Ilditqu’ilesttonmari.»L’informationparaîtamuserJenniferquiaunrireléger,puiselletourneledosàMaximeetse

caleconfortablementdanslelitavantdeledisputer:«Arrêtedediren’importequoi.Chasse-leàcoupsdepiedauxfessesetreviensaulit.Quandje

pensequ’onaleculotdedérangerlesgensàneufheuresdumatinpendantleurjourdecongé!»AvantmêmequeMaximenepuisses’exécuter,unbruitdepasrésonnelourdementdanslecouloir

qui mène à la chambre. Alertée par le bruit, Jenny se redresse, mais à peine a-t-elle le temps deremonter ledrapsurellequel’intrusapparaîtdans l’embrasurede laporte. Il ladétailleduregardavecunvisageduretforceunsouriresursabouche:

«Bonjour,chérie,tutesouviensdemoi?»Unlourdsilences’installependantqueJenniferobservel’hommequi,sansaucunegêne,s’adosse

aureborddelaporteetlèveunsourcilensigned’impatience.Lecorpsdelajeunefemmesefige,enproieàmomentd’absencelorsqu’ellereconnaîtcestraitscarrés,cettechevelurenoireenpagailleetcesyeuxgrisdontelleesttombéeamoureuse,ilyafortlongtemps.Cevisagelaramènedesannéesenarrièreetelledoitsecouerlatêtepours’assurerqu’ellenerêvepas:

«Bruno?—Bien!Maintenantquetutesouviensdemoi,tuveuxbientevêtirdécemmentetmerejoindre

dansunlieuplusappropriépourlaconversation?»Sans attendre sa réponse, il lui tourne le dos et quitte la chambre,mais il est bien le seul à se

mouvoir.Maximeetlajeunefemmerestentlà,immobiles,etseregardentsansréagir.«Tuleconnais?luidemande-t-ilenfin.—Euh…ouais.»Toutencherchantàseressaisir,Jenniferrepousselacouvertureetbonditsursesjambes.Bruno?

Chezelle?Commentest-cepossible?Lepasséluirevientparrafales,assaillesoncerveaud’images

qu’ellecroyaitavoiroubliées;certainesn’ontd’ailleursriend’agréable.Sanschercheràsevêtiroutremesure,elleenfileunpeignoirsousl’œilinquietdesonpetitami:«Mais…cen’estpas…enfin,jeveuxdire…cegars,cen’estquandmêmepastonmari?—Max,net’enmêlepas,tuveux?C’estdéjàassezcompliquécommeça.—Quoi?C’estvrai?Tuesmariée?Maistunemel’asjamaisdit!»Devantsonairsurpris,elle lui jetteunregardnoir, lesommantdesetaire;mais,commeilne

peut s’empêcher de la questionner en silence, elle lui répond en attachant prestement ses cheveuxderrièresanuque:

«Çadated’ilyaplusde…Jenesaismêmeplusquand!Etcen’étaitmêmepasunvraimariage!Justeuneerreurdejeunesse…

—Huitans,bientôtneuf,annoncelavoixdanslapiècevoisine.Etjeconfirmequ’ils’agissaitbeletbiend’uneerreur,cequejesuisvenuréparer.»

Aulieudepoursuivreladiscussionencours,Jenniferserueàl’extérieurdelachambreennouantsonpeignoiràlataille.ElleretrouveBrunodanslacuisine;surlepointdeseserviruncaféavecunsans-gênequi lachoque.Avantdeporter la tasseàses lèvres, il feintunsourireet, luimontrant leliquidefumant,illuidemande:

«Tupermets?—C’estquoi,cedélire?Tueslàpourdemanderledivorce?—Enpartie.»Ilprenduntempsconsidérablepoursavourersonbreuvage,alorsqu’elleestlà,brascroisés,de

l’autrecôtéducomptoir,àattendreuneréponseclairedesapart.Dèsqu’ilavalesagorgée,Brunogrimaceetreposelatassesurlecomptoir:

«Décidément,lesAméricainsnesaventtoujourspasfaireduboncafé!»Agacée par son intrusion autant que par sa remarque, Jennifer avance, récupère la tasse en

question et en vide le contenu dans l’évier avant de la reposer sur le comptoir avec bruit. Elle seplantedevantlui,levisagerougiparlacolère:

«Tuvasmedirecequetufaisici?—Quetuesàcran!semoque-t-il,pleind’ironie.Tun’esdoncpascontentedemerevoir?—Pasvraiment,non.—Hum.Jem’endoutais.Soit…»Ilsepenche,attrapeunattaché-caseetledéposesurlecomptoir.Sesgestessontlents,carilsait

pertinemmentquelapatienceestloind’êtreunevertuchezsonépouse.Ilaàpeinesortisespapiersqu’ellelesluiarrachedesmainsetsemetàmarcherdanslacuisinepourlesconsulterattentivement.Lesdocumentsétantenlangueespagnole,Jenniferfroncelessourcils,maischerchenéanmoinsàensaisirlesens.

«Oùest-cequejesigne?demande-t-elleenfinenrevenantprèsducomptoir.—Signer?Pourquoifaire?—Pourdivorcer!Tuesbienlàpourmefairesignertapaperasse,non?»Ellecontinuedefairevirevolterlespagesàlarecherched’unXoud’unformulairequelconqueà

remplir.Envain.«Netedonnepastantdemal.Cenesontpaslespapiersdudivorce,maisplutôtlaprocédurepour

yavoirdroit.EnCatalogne,onnepeutpassemarieretdivorcerdanslamêmejournée,commeenAmérique…»

Illâchecesderniersmotssuruntonhautainetfaitunpasdanssadirectionpourluireprendrelesfeuilles des mains. Revenant sur la première page, il lui fait une traduction rapide des premiersparagraphesenglissantsondoigtsurcertainesphrasessurlignéesaumarqueurjaune.Jenniferclignedesyeuxplusieursfoisenentendantlesmotsqu’ilprononce:possibilitédereconstructionducouple,

rencontreavecunconseillerconjugal,accélérationduprocessuslorsqu’ilyaconsentementmutueletsilademandeesteffectuéedanslavilleoùl’unionaeulieu.

«Pardon? l’interrompt-elleen lui reprenantànouveau ledocumentpour tenterdevérifier sesdires.Horsdequestionquejeretournelà-bas!

—C’estlemoyenleplusrapide.J’aidéjàtoutplanifié:nousavonsunerencontreprévueavecleconseillerduvillage,vendrediprochain,etc’estluiquiautorisera…»

Jennifer relève un visage abasourdi vers lui. Comment a-t-il pu organiser un rendez-vous quil’impliquesansmêmeluidemandersonavis?EtenEspagne,quiplusest!Anxieuse,ellesecouelatêteetrugit:

«Tunepensesquandmêmepasquejevaisretournerlà-bas?—Ilvadesoiquejeprendraienchargetouslesfraisqui…—Pasquestion!»Sa réplique fuse avec force et laisse planer un silence lourd dans l’appartement.Même s’il est

surprisparlaviolencedesparolesdelajeunefemme,Brunonepeuts’empêcherd’insister:« Jen, j’aibesoinde cedivorce et c’est le seulmoyenpourqu’il soit prononcéavant la finde

l’été…—Etalors?Tun’avaisqu’àysongeravant!Çafaithuitansquejesuispartie!»Il reste demarbre devant son énervement.Aussi, pour tenter de retrouver son calme, Jennifer

soupirebruyamment,puisreprendsuruntonvolontairementdétaché:«Écoute,voilàcequetuvasfaire:turetourneslà-bas,tuengageslaprocédureetmoi,j’attends

que les papiers officielsme soient envoyés par la Poste. Je signe, je retourne le tout et hop ! Ledivorceseraprononcé.

—Cettemanièredefaireserainefficace.Çapourraitprendredeuxans.—Etalors?Çafaitdéjàhuitans!Onn’estpasàçaprès!»Têtue, Jennifer décide qu’elle en a terminé avec cette conversation. D’un pas ferme, elle

contourne son «mari », récupère une tasse et s’y verse du café. Ses gestes sont un peu tendus, sesachantobservée,maiselleprendnéanmoinsletempsd’yajouterdulait,dusucreetdemélangerletoutsansprécipitation.ElletendmêmeunetassevideendirectiondeMaxime,restéunpeuàl’écartducouple,del’autrecôtéducomptoir:

«Jetesers?»Il secoue simplement la tête, visiblementmal à l’aise d’assister à cette scène. Il n’arrive pas à

croirequeJennifersoitmariéeàcethommedontiln’ajamaisentenduparler.Etilignorel’attitudeàadopterdevantcemariqui—ildoitleconstater—prendtoutelaplacedanscetappartement.

IlobserveJenniferquiboitunelonguerasadedesonbreuvagechaudetqui,surunairplusléger,apostropheànouveaulevisiteur:

«Ilestexcellent,cecafé!Qu’est-cequetuluireproches?—L’amertume.»Brunorépondsansréfléchir,impatientqu’ellerevienneausujetpourlequelilatraversél’océan

etqu’elleabalayéunpeu troprapidementselon lui.Grâceà l’effetdesurprise, ilavaitespéréqueJennifercèderaitàsademandesansrechigner,heureusedemettre finàuneunionquin’aque tropduré.Aprèstoutescesannées,sepeut-ilqu’ellesoittoujoursfurieusecontrelui?

Lesilencepersisteet,commeellerestelà,àsirotersoncafé,ignorantdélibérémentsaprésence,ilreprend,avecunevoixempreintedecolère:

« Jen, il fautque tuviennes avecmoi. J’aibesoinde cedivorce. Jememarie à la findumoisd’août.»

Peut-êtreest-cel’évocationdeceremariageoul’insistancedontilfaitpreuve,maisJenniferpesteaussitôt:

«Jeterappellequec’esttoiquiasrefusédedivorcerquandjesuispartie.—Tusaistrèsbienpourquoij’airefusé!»LavoixdeBrunodétonnedanslepetitappartementet,mêmesilajeunefemmeaunlégersursaut

devant laforcedutonqu’ilutilise,ellesoutientsonregardsanssourciller.Conscientqu’ilperdduterrain,ilmodulesavoixsuruntonplusdoux:

«Jen,voyons!Cettehistoiredated’ilyaplusdehuitans!Noussommestouslesdeuxpassésàautrechose,tulevoisbien.Pourquoivoudrais-turestermariéeàmoi?»

Il pose la question en désignant de la main son petit ami, toujours figé à bonne distance ducomptoir.Ilespèresurtoutamadouerlajeunefemmeenluirappelantqu’elleestaussiencouple.

«Siçapeutterassurer,réplique-t-elle,jenetienspasplusquetoiàcemariage.Maistunepeuxpasdébarquerchezmoisanspréveniretm’obligeràtraverserlamoitiédelaplanète,sousprétextequec’estmaintenantqueleschosest’arrangent.

—Maispuisquejet’aiditquejeprenaistoutàmacharge!Qu’est-cequetuveuxdeplus?Del’argent?Unepension?»

Lagiflequ’ilreçoitsurlajouegauchelesurprend,maiscen’estrienencomparaisondelacolèrequiaveuglelajeunefemmelorsqu’ilmentionnelaquestionpécuniaire.Choqué,BrunoattrapelebrasvengeurdeJennyetleserrefortementenguised’avertissement:

«Nerecommencejamaisça!— De quel droit tu viens m’insulter dans mon propre appartement ? Je ne veux rien de toi,

compris?Ettondivorce,tupeuxtelemettreoùjepense!»Malgré la douleur que songeste provoque, elle arrache sonpoignet en tirant d’un coup sec et

pointe la sortie d’unemain tremblante.MaisBruno se borne à rester là, un peu amer, vexé par lafaçondontilvientdeperdresesmoyens.

Discretdepuisledébutdeleurdiscussion,Maximefaitunpasverseuxetcoupecourtausilencequirègnedansl’appartement:

«Peut-êtrequ’onpourraitendiscuterd’abord,toietmoi?»Conscientequelaquestions’adresseàelle,lajeunefemmeposeunregardsombresurlui:«Discuterdequoi? J’aiun travailetunevie, ici. Jenevaispas tout laisserdecôtépouraller

m’enterrerdansunvillageperdu,sousprétextequ’iln’apasétéfoutudem’accorderledivorceilyahuitans!»

Brunosoupire,maisiln’estpasmécontentd’obtenirunappuidelapartdeMaxime.Confiant,ilreposedesyeuxpressantssurJennifer:

«Sicen’étaitpasimportantpourmoi,jeneseraispaslàettulesais.—Oh,queoui,jelesais!M.deVerteuilenAmérique,waouh!Tuveuxquejeprenneunephoto

decejourmémorable?—Pourtagouverne,sachequejeviensrégulièrementenAmérique.Pasdanscelieugrisetfroid

qui temanquait tellementquandnousvivionsàEsclanyà,maisdansdesendroitsquiconnaissent legoûtdesbonneschoses:lebonvin,parexemple!»

JennytournelatêteversMaximeetannonce,surunevoixquidénotelepeud’intérêtqu’elleporteausujet:

«Pour ton information,M.deVerteuilcultivedesvignesetdesoliviers.Oh!Et ilaunesaintehorreurdesAméricains!D’aprèslui,nousneconnaissonsrienàrien.»

Ellelèvesatassedecafé:«Mauvaiscafé,mauvaisvin,mauvaisefille…»Elleterminesonmonologueenserrantsatassesursapoitrineafindedémontrerquec’estelle-

mêmequ’elletraitedemauvaisefille.PuiselleregardeànouveauBrunoetsemoqueouvertementdelui:

« Décidément, tu dois vraiment le vouloir, ce divorce, pour oser t’aventurer chez moi undimanchematin.

—Jenesuispasd’humeuràrire.Levoyageaétélongetj’aipromisàEmmaque…—Emma?Voilàdonc l’imbécilequiveutépouser legrandmonsieurdeVerteuil?Laisse-moi

deviner:c’estunsujetdetonroyaume?—Arrêteavecça!Jen’aipasderoyaume!»Elleletoiseduregardenrépétantlaquestionetilfinitparconfirmer,unpeuàcontrecœur:«C’estunefilledeBegur,oui.»Maximerefaitdenouveauunpasdansleurdirection.Cependant,commepersonneneluiaccorde

lamoindreattention,ildécidedeserapprocherdupetitcomptoirdecuisineoùilrègnesubitementunsilence très lourd. Pour alléger l’atmosphère, il essaie de résumer la situation en jetant un regardinquisiteurverssapetiteamie:

«Bon,alors…T’estoujoursmariéeàcegars-là?—Etellenevousl’apasdit,biensûr!siffleBrunosuruntonplussecquemoqueur.—Luidirequoi? rétorque Jennifer.Çaadurédeuxmois !C’estpascommesi c’étaitunvrai

mariage,nonplus!—Maisc’estunvraimariage!Pourquoijeseraislà,sinon?»Elle lâche un « pffft » nonchalant avant de vider sa tasse, qu’elle repose avec bruit sur le

comptoir:«Jem’enfichedecedivorce,moi!C’esttoiquienasbesoin!»BrunopointeMaximeduregardetposelaseulequestionquiluivientàl’esprit:«Etlui?Tuneveuxpasl’épouser?—T’esfou?Deuxmoisavectoisuffisentàdégoûterunefemmedumariagepourlerestedeses

jours!—Oh!Ducalme!Peut-êtredevrait-onprendreletempsd’yréfléchir?proposeMaxime.Ilnete

demandepasgrand-chose,aufond…—J’aiditnon»,gronde-t-elleenluijetantunregardnoirpourqu’ilcessed’intervenir.Brunoéclated’unriredésagréable.Décidément,ilplaintcejeunehommequeJenniferfaittaire

commes’il s’agissaitd’unsimpledomestique.Pourtant,comme il s’agitde la seulepersonnedanscettepiècesusceptibledel’écouter,autantessayerdelerallieràsacause.

Glissantsoudainunemaindanslapocheintérieuredesonveston,Brunoensortlacarted’affairesd’unhôtelducentre-villedeMontréal,audosdelaquelleilinscritlenumérodesachambre.

«Sivousparvenezàlaraisonner,voicicommentmejoindre.Jeserailàjusqu’àmercredi.»Sans les saluer, il s’éloigneet sortde l’appartementenclaquant laportederrière lui.Heureuse

qu’ilaitdisparudechezelle,Jennyfrappelecomptoiraveclapaumedesamain:«Quel salaud, celui-là !Direqu’il a le culotdedébarquerchezmoi,undimanchematin,pour

m’obligeràlesuivredanssonbledpourri!—Ilveutjusteledivorce…—Ouais,ehbien…iln’avaitqu’àmel’accorderquandjeleluiaidemandé,ilyahuitans.»D’ungesterapide,elledéposesatassedansl’évieretdéfaitsonpeignoir,toutensedirigeantvers

la chambre. Maxime la suit du regard, surpris de la voir s’éloigner alors qu’il espérait que laconversationsepoursuive:

«Qu’est-cequetufais?—Jeretourneaulit.»Etelledisparaîtdanslapiècedufond.Surprisparsondépart,Maximefixelevidequ’ellelaissedanslapièce,puisils’empressedela

rejoindre.Illaregardeseglissersouslesdraps,incapabledecomprendrecommentellepeutespérer

serendormiralorsquesonmarivienttoutjustedequitterl’appartement.Puisqu’ellecontinued’ignorersaprésence,ilgronded’untonagacé:«Tuterendscomptequ’onestensembledepuispresqueunanetquejen’aijamaissuquet’étais

mariée?—C’estunevieillehistoire.Çan’aaucuneimportance.—T’entendscequetudis?Onparled’unmariage,pasd’unevoitured’occasion!Etpuis,jene

comprendspas.Pourquoituneveuxpasluiaccorderledivorce?»Lecorpsdelajeunefemmeseraiditetelleseredressesuruncoudepourlefoudroyerduregard:«Qu’est-ceque tune comprendspas ?T’asbienvuqueBrunoest unvraimacho,non? Il ne

demandepas,ilordonne!“Onfaitceci,onfaitcela,onprendducafé,ilestdégueulassececafé…”Jeluienreferaiducafé,moi!Pasquestionquejeluiobéisse!Compris?Jenesuispassabonne!

—Maisons’enficheducafé!Situdivorces,onpourraitsongeràsemarier,toietmoi…—J’aiditnon!»Elleveutserecoucher,maisquandellevoitlevisagedéfaitdeMaxime,ellesesentobligéedese

retournerversluietd’ajouter,suruntonplusdoux:«Çan’arienàvoiravectoi,OK?C’estjusteque…lameilleurechosequejepuissefairepour

l’humanité,c’estd’empêchercemachod’épouseruneautrefille.—T’exagères!»Ellesecouelatêtedansl’oreillerd’unairboudeur,maisils’installesurlereborddulitetinsiste

encore:«Pourquoitunem’asjamaisparlédetoutça?—Parcequejeneveuxpasenparler.»Saréponseestsèche,maisellen’aréellementpaslamoindreenviedeluiracontersonhistoire,

surtoutaprèstoutcequ’elleafaitpourlachasserdesamémoire.Commentaurait-ellepuprévoirqueBrunodébarqueraitchezelleaprèstantd’années?Ellefermelesyeuxetdétournelatêtepourtenterdecloreladiscussion,maislavoixdeMaximereprend,légèrementréprobatrice:

«Jenny,jeviensjusted’apprendrequetuesmariée!Tunepensespasquej’ailedroitd’ensavoirunpeuplus?»

Lajeunefemmeserassoitdanslelitet,pourenfiniraveccesujetunebonnefoispourtoutes,ellelance:

«Tuveuxsavoir?J’avaisvingt-et-unans,j’étaisjeune.Jesuispartieenvoyagependantl’étéetj’aifaitundétourparl’Espagne.J’ailouéunevoiturepourlongerleborddelamer.C’estlàquejel’airencontré.Ilétaitbeau,ilpossédaitunesortederoyaumedel’oliveetduvin.Ilm’afaitvisitersonvillage.Etjesuistombéedanssesbras,commeuneidiote.Voilà.T’escontent,maintenant?

—Etvousvousêtesmariés?Commeça?—J’étaisjeune!sedéfend-elleenfrappantsurlacouverture.C’étaitlapremièrefoisquejeme

faisaisdraguerparunhommedecegenre-là.Jeveuxdire:quelqu’unquiavaitunmétier,del’argent,qui savait cequ’ilvoulait fairede savie.Etpuis…il était tellementpassionné,cultivéaussi. Ilmeparlait d’art, de vin et il avait une telle…Enfin, ça été le coup de foudre. Puis la vieille folle duvillagenousaditqu’onétaitfaitsl’unpourl’autreet…jenesaispas…toutestallésivite…»

Deux jours après cetteprédiction ridicule, ils s’étaientmariés, sansprévenirpersonne,dansundécormagnifiqueetromantiqueàsouhait:aucoucherdusoleil,surleborddelamer.

Aujourd’hui encore, il lui arrivede croire qu’elle a rêvé cet instant si parfait : loin de tout, leregardd’unhommeamoureux,lebonheuretl’amour.Unvraicontedefées…

«Etaprès?s’impatienteMaxime.—Après,rien.Onafiléleparfaitamourpendantquelquessemaines,puisj’aicomprisquej’avais

faituneerreur.Aprèstout,j’avaisunevie,ici!Jenepouvaisquandmêmepastoutabandonnerpour

aller m’enterrer dans un village paumé. Et sa mère qui s’imaginait que j’étais là pour mettre legrappinsursonfils…»

La colère de Jenny se renforce tandis qu’elle se souvient des paroles cinglantes de Brunoconcernantuneéventuellepensionalimentaire.

«Toutcequejedemandais,c’étaitlachancedeterminermesétudes.J’avaisvingt-et-unans,pasde diplôme, pas d’argent, rien ! Tu crois que je suis le genre de fille à vivre aux dépens d’unhomme?»

Elleposelaquestionsuruntonquinelaisseaucundoutesurlaréponse.Àl’époque,ilétaithorsdequestionqu’ellereproduisel’histoiredesapropremère,sanséducation,enceinteetmariéemalgrésonjeuneâge.Toutçapourfinirdivorcéeetseretrouverserveusedansuncaféàcinquanteans.

«Pourquoituneluienaspasparlé?luidemandeMax.Ilauraitpucomprendre!—Qu’est-cequetucrois?Ilnevoulaitrienentendre!Onétaitfaitsl’unpourl’autre,qu’ilme

répétait.Monsieurvoulaitquej’abandonnetout,quejem’occupedelamaison,dudomaine,quejeluifassedesenfants…

—C’estqu’ildevaitbienmal teconnaître,parcequemoi, jen’arrivepasà t’imaginerdanscegenrederôle»,avoue-t-ilavecunrirediscret.

Elle faitmine de sourire,mais elle doit admettre que revoirBruno après toutes ces années luilaisseungoûtamerdanslabouche.

«OK,ajoute-t-ilencherchantunmoyenderéglerlasituation.Çan’apasmarché,çaarrive,pasvrai?Pourquoituneluiaccordespasledivorce?

—Oh!Maisjem’enfousdesondivorce!Toutcequejeveux,c’estneplusjamaisremettrelespiedslà-bas!Iln’aqu’àm’envoyerlespapiersparlaposte,commetoutlemonde!»

Elledétourne la tête, lesyeuxdans levidependantunmoment, et replongedans ces souvenirslointains:«Unjour,tureviendrasettumesupplierasdetereprendre»,luiavait-ilditsouslecoupdela colère. Quel prétentieux ! Comment a-t-elle pu tomber amoureuse d’un être aussi imbu de lui-même?

«Jeluienferai,undivorce,moi!siffle-t-elle.—Maisc’estjustepourquelquesjours!Queveux-tuqu’il…?»Les yeux bleus qu’elle pose sur lui, froids comme l’hiver, empêchentMaxime de terminer sa

phrase.« Je ne retourne pas là-bas, compris ?Etmaintenant, laisse-moi dormir !Mondimanche a été

suffisammentgâché,ilmesemble!»Sansattendre,elleserecoucheetjettelesdrapspar-dessussatête.Ellesaitbienquelesommeilne

viendraplus,maisellepréfèreenragerseulequedepartagersacolèreetsessouvenirsavecMaxime.

Chapitre2

C’estunlundimatincommelesautrespourJenniferÉlie.Aprèsavoirréponduàunedizainedecourrielsdontl’objetmentionneinutilementlemot«urgent»,puisrencontréungraphistepourluifaire part desmodifications attendues par un client, elle rejoint son associé à son bureau et c’estensemblequ’ilsplanifientlasemaineàvenir.

«Alors,ceweek-end?»demandeSergioenluiservantsontroisièmecafédelajournée.Elleaunvaguehaussementd’épaules,secontentederépondre:«C’étaitOK»,pouréviterdelui

racontercommentBrunoadébarquéàsonappartement,laveille.Àlalimite,siellepouvaitoublierjusqu’àsonexistence,ceseraitencoremieux,mais,àdéfautd’yparvenir,ellepréfèreplongerdansletravailauplusviteetfairecommesicetépisodenes’étaitjamaisproduit.

Aumilieudeleurréunion,unpetitbruitsefaitentendresurlehaut-parleurdutéléphone,suividelavoixdelaréceptionniste:

«M.Campillo?Est-cequemademoiselleÉlieesttoujoursavecvous?—Oui,Laetitia,maisnoussommesentraindeplanifierlasemaineet…—Vousm’envoyezdésolée,maisc’estque…ilyacemonsieurà la réceptionquidit…ildit

être…»AvantqueLaetitianeprononcelemot«mari»,Jenniferadéjàfermélesyeuxetsecouelatêteen

grondant:«C’estpasvrai!Dites-moiquejerêve!»Sergiolèveunemainverselleetluifaitsignedesecalmer,maiselleestdéjàdeboutàfaireles

centpasdevantsonbureau.«Laetitia,quelestlenomdecemonsieur?—Uncertain…M.deVerteuil.BrunodeVerteuil.»Justeàentendrecenom,Jennifersentlacolèrerevenirdanssonventre.Sansattendre,elleprend

unelonguerespirationetmarcheendirectiondelasortied’unpasdécidé:«Donne-moideuxminutes,jevaisallerlefoutreàporte!»Sonassociéparleavecundébitaccéléré:«Laetitia,accordez-moiunepetitminute,voulez-vous?»Avant que son interlocutrice ne réponde, Sergiomet la conversation téléphonique en attente et

bonditsursesjambespourinterpellersonamie,quiestsurlepointdequitterlapièce:«Jennifer,qu’est-cequetufais?—Qu’est-cequetucroisquejefais?Jevaislemettredehors!—Tunel’aspasvudepuishuitans!Tun’esdoncpascurieusedesavoircequ’ilveut?— Je sais très exactement ce qu’il veut ! » s’emporte-t-elle en gesticulant comme une poupée

disloquée.Alors qu’elle s’apprête à ouvrir la porte, Sergio reprend le téléphone en ne la quittant pas des

yeux:«Laetitia,demandezàcemonsieurdepatienter,voulez-vous?Jennydevraitenavoirpourune

toutepetitequinzaine.—Qu’est-cequetufais?questionnesonassociéealorsqu’ilrefermelecombiné.—Jelefaispatienter.Regarde-toi : tun’espasenétatd’aller là-bas.Tuveuxvraimentfaireun

esclandredevanttoustesemployés?»Jenniferretientsonsouffle.C’estplusfortqu’elle:savoirBrunoàl’intérieurdesonentreprise

déclencheunecolèrequ’elleneparvientpasàmaîtriser.Surtoutaprèslamanièredontilaosévenirchezellehiermatin!D’ungesteautoritaire,Sergiopointelachaisequ’ellevientdequitter:

« Maintenant, reviens ici et explique-moi comment tu peux savoir ce qu’il veut. J’ai raté unépisodeouquoi?»

Après un interminable soupir, la jeune femme revient sur ses pas et se laisse retomber sur lachaisedevantlui,puissemetàracontercommentBrunoestarrivéchezelleàl’improviste,laveille,pour demander le divorce. Elle ne lésine pas sur les passages désagréables de leur rencontre etconclut,suruntonferme:

«S’ilcroitqu’ilpeutdébarquerdansmavieetmedemandercequ’ilveut…—Aufond,ilnetedemandepasgrand-chose…—Ilmedemandede retourneràEsclanyà ! rectifie-t-elle en le fusillantdu regard.Sergio !Si

quelqu’unsaitcequis’estpassé,ilyahuitans,c’estbientoi!—Justement.Çafaithuitans.Peut-êtrequ’ilesttempsderéglerlaquestionunebonnefoispour

toutes?Tempsd’oublierlepassé?»Ellenerépondpasets’obligeàgarderlamâchoireserrée,carelleabienenviedelecontredire.

Oublierlepassé?Comment?Àlalimite,siBrunos’étaitcontentédeluienvoyerunelettreoudeluitéléphonerpour luidemander ledivorce…elleyauraitsongé!Maisqu’ildébarquechezellesanspréveniraveccetonhautaind’hommeàquil’ondoittout…Pireencore:qu’iloseluidemanderderetournerlà-bas…alorsça,non!

« Les choses sont différentes, aujourd’hui, reprend son associé en s’adossant confortablementdanssonfauteuil.Ilafaitdeserreurs,j’enconviens…

—Tuparles!— Mais tu en as fait, toi aussi, lui rappelle-t-il en fronçant les sourcils. Écoute, Bruno veut

reprendre sa libertéparcequ’il aquelqu’und’autredans savie.Etc’est aussi toncas,dois-je te lerappeler?»

Jennifernerépondpas,unpeuagacéedesefaireremettreàl’ordreparsonami.Devantsonairpincé,Sergionepeut s’empêcherde sedemander si elle est parvenue, au fil des années, àoubliercettehistoiremalheureuse…

«Écoute,jem’enfousdesondivorce,rugit-elleentapantdupied.S’ilnepassaitpassontempsàdébarquersansprévenir,aussi!

—Jen,souviens-toiqueBrunoneconnaîtpastoutel’histoire…»Elle soupirebruyamment, cherche à reprendre son calme,mais elle sait très exactement cequi

l’angoisseetfinitparposerunregardmoinsfermesursonami:«Jenepeuxpasretournerlà-bas…»Unsecondbruitlesavisequelaréceptionnistetentedelesrejoindre,puislavoixdeLaetitiasurgit

denouveau:«MademoiselleElie?C’estque…cemonsieurs’impatiente…»SavoirqueBrunoessaiedeluimettrelapressionnetardepasàfairerejaillirlacolèredeJenny:«Qu’ils’impatiente!Jetravailleici,moi!—C’estqu’il…ilest…—…agaçant,oui,jesais,termine-t-ellesèchement.Écoutez,Laetitia,soitilattend,soitilprend

rendez-vous.Dites-luibienquejenesuispasàsesordres!»Sansattendrelaréponsedesoninterlocutrice,elleappuiesurleboutondutéléphonepourfermer

lacommunicationetlanceunregardtroubleendirectiondeSergio:«Tuvois?Ilsecroitvraimenttoutpermis,celui-là!»Son associé rit, amusé par l’énervement de son amie, surtout qu’il sait qu’elle ne perd pas

facilement contenance. Enfin, il recule son siège et se lève prestement, tapote son veston pour en

enleverlesplis.Elleledévisageavecunbrind’inquiétude:«Qu’est-cequetufais?—JevaisallerrencontrerceM.deVerteuil.Quandjepensequetunemel’asjamaisprésenté…»Ilajoutecesderniersmotscommeonfaitunreproche,mêmesisonregardrestemoqueur.Elle

secouelatête,anxieuseàl’idéedequittercebureau:«Ondevraitplutôtterminer…—Arrête, tu vois bien qu’il ne te fichera pas la paix tant qu’il ne t’aura pas vue.Et pour être

honnête,j’aitrèsenviedevoirquelgenred’hommet’apassélabagueaudoigtenmoinsdedixjours!»

D’unbond,Jenniferselèveetficheuncoupdepoingsurl’épauledesonami:«Iln’aaucunmérite:j’étaisconne,àl’époque!—Ah Jenny !Avec toi, il n’y a jamais de demi-mesure !Un jour, cet homme est un dieu ; le

lendemain,c’estlepiresalauddetouslestemps…»Ilprononcecesmotsensefrottantl’épauleetensouriantàpleinesdents,posantsurelleleregard

d’unpèreattendri.Aumêmeinstant,undesillustrateursdel’entreprisetraverselecouloiretaperçoitJenniferdans

l’ouverturelaisséeparlaporte:«Jen!Jeviensderencontrertonmari!C’estfou!Jenesavaispasquet’étaismariée!»Elledirigeaussitôtsonattentionsurlejeunehommeetluirépondd’unevoixcinglante:«Pardon?—Benoui:Brunodequelquechose.»C’estplusfortqu’elle:lespiedsdeJennydécidentd’eux-mêmesdesortirdubureauetsemettent

àmarcher d’un pas décidé vers le devant de l’entreprise.Deux autres employés l’apostrophent aupassage, lui parlent de son mariage, la félicitent en riant, mais elle ne s’arrête pas avant d’avoirretrouvé Bruno, toujours en discussion avec deux ou trois personnes qui s’échangent desphotographies… de leur cérémonie ! S’introduisant parmi le groupe, elle arrache les images quiflottentdansuntasdemainsetlanceunregardnoirendirectionducoupable:

«Maisqu’est-cequetufais,bonsang?—Quoi?Jemontreseulementquelquesphotosdefamille…»Il affiche un air fier, visiblement heureux de la réaction suscitée chez la jeune femme qui le

dévisageavecunehargneévidente.LesmotssebousculentdanslabouchedeJennifer,maislamaindeSergiosursonépaulel’empêchedecéderàlapaniqueetellerefermeleslèvresaussirapidementqu’ellelesaouvertes.

«Qu’est-cequ’ilya?Jen’aipasledroitdevenirrendrevisiteàmafemmesursonlieudetravail?»insisteBrunoavecunsourirefaussementnaïf.

Elle fait un effort considérable pour éviter d’exploser devant ses employés, mais elle doitadmettrequelestratagèmedesonépouxfonctionneàmerveille:elleaunefurieuseenviedeleficherhors de son entreprise à coups de pied aux fesses ! La main de Sergio la relâche et se tend endirectionduCatalan:

«VousdevezêtreBruno?Jemeprésente:SergioCampillo,l’amietl’associédeJennifer.Désolépourcepetitdélai,maisnousavonsdeséchéancestrèsserréesàrespectercesjours-ci.

—M.Campillo ? Je suis ravi de rencontrer un homme qui a autant de talents ! J’ai suivi vosréalisationsl’annéedernière.Félicitationspourvotreprix…lechoixdupublic,jecrois?

—Oui,c’estexact.»Les deux hommes s’échangent une poignée de main franche et amicale ainsi que quelques

politesses d’usage. Jennifer en reste pantoise.CommentBrunoose-t-il féliciterSergio alors qu’ilsontgagnéceprixensemble?Etcommentsait-iltoutesceschoses?Leuréchanges’étireetfinitpar

l’agacer.Ellelesinterromptbrusquement:«Bon,jesuislà,qu’est-cequetuveux?»LesyeuxdeBrunoquittentceuxdesonassociépoursereposerfroidementsurelle.D’ungeste

rapide,ilrécupèrelesphotographiesqu’elletienttoujoursentresesdoigtsetlesglissedanssonsacavantderépondre:

«Tuveuxqu’onendiscuteici?Jecroyaisquetumeferaisvisiter…—T’esquandmêmepasvenud’Espagnepourvisitermacompagnie?»Plusieurs employés se rapprochent et forment un groupe de curieux autour d’eux. Ils devinent

probablementqu’uneguerreestsurlepointd’éclaterdansl’entréedubureau.Jennyétouffealorssesparoles,maisqu’ilestdifficiledese taire lorsquelacolèreestaussibruyante!Sergiolascruteensilence,finitparproposerdelui-mêmedefairevisiterl’endroitàBruno:

«Jeleramèneàtonbureautoutdesuiteaprès.Commeça,tupourrasterminerlaplanification…»

Ellen’arrivepasàlecroire!Nonseulementcetidiots’invitesursonlieudetravail,maisSergioacceptedel’emmenerfaireletourdupropriétaire.Enprime,elleseretrouveseulepourbouclerlaplanificationhebdomadaire!Sansrépondre,ellefoudroielesdeuxhommesduregardettournelestalons, laissant sous-entendre qu’elle se fiche complètement de ce qu’il fera avec leur visiteurinattendu.SiseulementSergiopouvaitlebalancerduhautd’unefenêtre,tiens!

Pour se venger, Jennifer effectue une liste très inégale des tâches à accomplir cette semaine,reléguant la plupart des dossiers litigieux à son associé. Ça lui apprendra à vouloir faire visiterl’entrepriseàceparfait inconnu!Plus le tempspasseetpluselles’impatiente.Maisquepeut-il luimontrerpendantplusdevingtminutes?

Mêmesielleattendimpatiemmentleretourdesdeuxhommes,lajeunefemmesursautelorsquelaportedesonbureaus’ouvre:

«T’enasmisdutemps!—C’étaitpourtedonnerl’occasiondetecalmerunpeu»,expliqueSergio.Derrièrelui,Brunoentreetmarchejusqu’aucentredelapièce,observantl’endroitavecattention,

commes’iltentaitdephotographierlebureaumentalement.Ilnepeuts’empêcherdesedemandersic’est ça, le rêve tant espéré de Jennifer, celui pour lequel elle a tout quitté, lui y compris, sans seretourner.

DèsqueSergioprendcongéetquelaporteserefermesureux,Jennyselèveets’installecontreledevantdesonbureau,puislanced’unevoixsèche:

«Bon,qu’est-cequetuveux?—Tusaisparfaitementcequejeveux.—Jet’aiditquejenepartiraipasavectoi.»Ilaunsoupirempreintd’agacementets’assoitsurunechaise,pourpermettreàlajeunefemmede

conserver son simulacre de puissance en le dominant de toute sa hauteur. Il prend une voix pluscalme,déterminéàréglerlaquestionunebonnefoispourtoutes:

«Jevoulaism’excuser.J’ysuispeut-êtrealléunpeuforthier.—C’estriendeledire!— Jen, je ne vais pas tementir : j’ai vraiment besoin de ce divorce. Jeme disais qu’en étant

désagréableavectoi,tusauteraissurl’occasiondetedébarrasserdemoi.»Sonvisageafficheunairplusamicaletiltentedeparaîtredésolépouressayerdel’amadouerle

plusrapidementpossible.Celasemblefairesoneffet,puisqueletondeJennys’adoucitàsontour:«Jet’aiditquej’étaisd’accordpourledivorce.Jeneveuxjustepasretournerlà-bas.»Ilsembledéçuparsaréponse,baisselesyeuxverslesolpouréviterdeluiredirecequ’ellesait

déjà : qu’elle doit revenir avec lui, parce qu’il n’y a pas demoyen plus rapide pour accéder à ce

divorce et qu’il n’a pas la moindre envie d’attendre une autre année avant d’épouser Emma. Lesilenceperduredanslapièce,assezlongtempspourqu’elleressentelemalaisequevientdejetersaréponse.

« Je sais ce que tu penses, reprend-il. Tu te dis que c’est bien fait pour moi, que j’aurais dûaccepter d’annuler le mariage il y a huit ans. J’ai laissé traîner les choses, j’en conviens, mais àl’époque,j’espéraisvraimentquetureviennes.Jen,sijelepouvais,jetejurequejechangeraistoutça,mais…est-cequ’onpourraitjusteoubliercettehistoireetréglerlaquestionunebonnefoispourtoutes?»

Sonaveulasurprend.Jamaisellen’acruqu’ellevivraitassezlongtempspourentendreBrunodeVerteuiladmettrequ’ilacommisuneerreuràsonendroit.Combiendefoisa-t-elleespéréentendrecesmots à son retour d’Espagne ? Qu’il sorte de son domaine, qu’il prenne l’avion et vienne lasupplierderentreraveclui…

« Si tu y tiens vraiment, dit-elle enfin, je peux essayer de faire un saut le mois prochain. Tucomprends,c’estunpeu la folieaubureauces jours-ci, et jenepeuxpasm’absenterà ladernièreminute!

— J’ai discuté avec Sergio. Ilm’a dit qu’il ferait le nécessaire pour que tu puisses venir avecmoi…»

Elleluijetteunregardnoir:« Tu vois ? Tu recommences ! C’est moi que ça regarde et non Sergio ! De quel droit tu te

permetsdecontrôlermonemploidutemps?—C’esttoiquineveuxpascollaborer!Jen,jet’offrelevoyage,jepaierailesfraisadministratifs

etjesuismêmeprêtàtedédommagerpour…lesjoursquetuperdrasautravail…—Parcequetucroisquec’estça,leproblème?Quej’aibesoind’argent?Detonargent?»Cettefois,ilcomprendqu’ilafaituneerreurenramenantlaquestionmonétaireentreeux,maisil

n’apasletempsdereprendresesparolesqu’ellepointelasortieenretrouvantuntonhargneux:«Dégage!Çanesertàrien.Tun’écoutespas.—Jen,toutcequejeveux,c’estqu’onarriveàuncompromis.—Tuneveuxpasd’uncompromis:tuveuxmeforceràtesuivre,c’esttrèsdifférent!»Ilrespireavecbruitpourcontenirlepeudecalmequ’illuiresteetreprend,dansunderniereffort

poursauverladiscussionencours:«C’est importantpourmoi. Jesuismêmeprêtànégocier !Et jeneparlaispasnécessairement

d’argent.JevaisbientôtexportermesproduitsauQuébec.Tupourraisenfairelapublicité?Refairelesétiquettesou…jenesaispas,moi!»

LevisagedeBrunoaffichedelafatigue.Ilestvisiblementàboutd’argumentspourlaconvaincre.Pendant un moment, il a cru pouvoir discuter avec elle et la raisonner, mais le calme de Jennys’estompeetellecroiselesbras:

«Attends,tuessaiesdenégocieruncontratdepubenéchanged’undivorce?—J’essaiedetrouveruncompromis.— Sinon quoi ? Tu vas dire à tout lemonde qu’on estmariés ?Au cas où tu ne l’aurais pas

remarqué : Maxime le sait déjà. Et à part alimenter des rumeurs ridicules au bureau, je ne voisvraiment pas qui tes histoires peuvent intéresser… ni ce que tu pourrais faire de plus pour mecontrarier!»

Dansungestebrusque,ilselèveetsepositionnefaceàellepourlatoiserduregard:«Nemesous-estimepas,tuveux?J’ensuisencoreàlamanièredouce,chuchote-t-ilenplissant

lesyeux.—Parcequetumemenaces,maintenant?—Tumeconnais:quandjeveuxquelquechose,jesuisprêtàtoutpourl’obtenir.

—Parexemple?»Unlargesourires’affichesurlevisagedeBruno,fierdelacuriositéqu’ilsuscitechezJennifer,et

ravidelacraintequ’ilfaitnaîtredanslefonddesonregard.«Refusemapropositionettusaurascequej’aipréparépourlasuite,dit-ilenessayantdegarder

uncalmeexemplaire.— Tu ne me fais pas peur. Et tu ne peux rien faire », soutient-elle, non sans craindre de se

fourvoyerdanscetteaffirmation.Ilsepencheetluipinceunejouecommeonleferaitàunenfantjoufflu,feintunsouriremoqueur

:«Jetereconnaisbienlà!Bien…puisquetuveuxcontinuerdejouer…—Çan’ariend’unjeu,Bruno!—C’étaittrèsagréable,maisjedoisyaller,maintenant.Bonnejournée,chérie!»Illuitourneledosetdisparaîtenseretenantdeclaquerlaportederrièrelui.Cequ’ilignore,c’est

qu’enlalaissantouverte,ilvientdelarendrefollederageenl’obligeantàlafermerelle-même.Sansparlerdece«chérie»désobligeantetdecettemenacequ’ilalaisséeensuspens!Jennifersemetàtournercommeunlionencagedanssonproprebureau,retenantsesgrognementsderageetserrantlespoingsàs’enfairemal.Ilpeuttoujourscourir:ellen’apluslamoindreenviedeluiaccordercesatanédivorce!

Enquittantleslieux,Brunosemblesatisfait.Silebutpremiern’estpasatteint,lesecond,lui,l’estcomplètement:Jenniferesténervéeauplushautpointetça,c’estbonsigne.Siellenefinitpasparentendreraison,il laferacraquerdecolère.Iln’yapasd’autrechoix.Ilfautqu’elleacceptedeluiaccordercedivorce!

Chapitre3

Il est tard lorsque Jennifer arrive chez samère, bouteille de vin à lamain etMaxime sur lestalons.

«C’estnous!»s’écrie-t-ellepourannoncersaprésence.Ellen’apasletempsderetirersonmanteauquesamèreapparaîtauboutducouloiretvientles

accueillir:«Enfin!Jecommençaisàêtreinquiète!Est-cequ’onn’avaitpasditverssixheuresetdemie?—J’aieuunimprévuautravail,désolée.—Letravail!Avectoi,onenrevienttoujoursàlamêmehistoire.Enfin…tunedevinerasjamais

quiestlà.»DeuxpasenavantsuffisentàJennypourapercevoirceluiquimarcheàsarencontre.Souslecoup

delasurprise,sespiedssebloquentetsontonmonteenflèche:«Qu’est-cequetufaislà?—Annem’ainvitée.Quellecharmanteattention,tunepensespas?»D’un calme à toute épreuve, Bruno s’avance et s’arrête derrière l’hôtesse de la maison avant

d’entourer ses épaules, comme le ferait un ami de longue date. Il adresse un large sourire à sonépouse, visiblement satisfait que saprésence ait l’effet de surprise escompté. Il expliquequ’il a euenviedefaireconnaissanceavecsabelle-mèreetquecevoyages’yprêtaitbien.Devantlesilencequisuitsesparoles, il finitparbaisser lesyeuxpour jeterunœilsur labouteilledevinqueJenniferaapporté:

«UnBordeaux?Unpeuclassique,commechoix.Enfin,jesupposequeçairapourl’entrée,maisj’ai aussi apporté l’une de mes bouteilles pour le repas principal. Je me suis dit que ta mèreapprécieraitdegoûterauvinquejeproduis…»

IlsepencheettendunemainamicaleendirectiondeMaximepourlesaluer.Jennifer,encoresouslechoc,observeleuréchangeavantdejeterunregardsombreàsamère:

«Tul’asinvité?—Évidemmentquejel’aiinvité!Oh,maisnet’inquiètepas:Brunom’aassuréqu’iln’yaurait

aucunmalaiseàcausedeMaxime…—Vousavezmaparole ! certifie-t-il enplongeant sesyeuxdansceuxdupetit ami.Nousnous

sommesdéjàrencontrésetilsaitquejenesuisenaucuncasunemenacepourlui,n’est-cepas?— Euh… oui, enfin… je crois, bredouille Maxime, un peu incertain de la réponse qu’il doit

fourniràcettequestion.—Bien!Allonsmanger!annoncelamèreenfrappantdanssesmainspourindiquerquelesujet

estclos.Toutestprêtdepuisdéjàvingtminutes!»Jennynerépondpas,maisellen’aaucuneenviedepasserlasoiréeavecBruno!Ellerestedonc

plantéedansl’entréeetattenddeseretrouverseuleavecsoncompagnonavantdefairevolte-face:«Ons’enva.»Elletentederegagnerlasortie,maisillaretientprèsdelui:«Oh!Onsecalme!C’estcheztoi,ici,t’asoublié?C’esttonterritoire!Allons,mabelle:tuvois

biencequ’ilessaiedefaire.—Merendrefolle,oui!Etmerde!Ilfallaitqu’ilviennechezmamère,enplus!»Elleretientlevolumedesavoixavecdifficulté:ellen’auraitaucunscrupuleàfaireunesclandre

ettoutbriserdanscettemaisonafindemontreràl’intrusàquelpointsaprésenceladérange.Pour

éviterdeluidonnerceàquoiils’attend,ellesecontentedebouillirdel’intérieur.Maximeaunpetitrireetlasecouedoucementpourlarameneràl’ordre:

«Tunevaspaslelaisserfaire,OK?Restecalme,amuse-toi…C’estjusteunjeupourlui…»Un soupir long et bruyant sort de la bouche de la jeune femme, puis elle reprend peu à peu

contenance, non sans difficulté. Évidemment, elle sait que ce n’est qu’un jeu pour Bruno,mais leproblème, c’est qu’il se déroule dans sonunivers : avec sonpetit ami, ses employés, sa famille…C’estsaviequ’ilessaiedemettreenpagaille!

Maximeinsiste,larassure,luilanceledéfidetenirbon,denepaslaisserlacolèreladominer.Ilajoute que si elle part, elle laisse le champ libre à Bruno, que c’est une preuve qu’il a gagné labataille. Elle hoche la tête à tout ce qu’il dit, semet à visualiser la scène jusqu’à ressentir un feubrûlantaufondduventre.Ilfautqu’ellesoitforte,qu’elleluimontrequ’ellesaitjoueràcepetitjeu,elleaussi.Nonsansdifficulté,elleforcesonvisageàarborerunsourireradieux:

«Tuasraison.Jevaisluimontrerdequelboisjemechauffe…»Aufondd’elle-même,unseuldésirgronde:nefairequ’unebouchéedeBrunodeVerteuil.

***C’est probablement le repas le plus étrange auquel Jennifer ait jamais assisté au cours de son

existence:sonmarid’uncôté,sonpetitamidel’autre,samèreauboutdelatableetsonbeau-pèrequi n’a d’yeux que pour son assiette. Pendant la majeure partie du repas, Bruno accapare laconversation,alimentéeparlesquestionsquifusentdepartout,maissurtoutducôtédel’hôtessedelamaison.Ilracontel’histoiredesafamille,arrivéeenEspagneaudébutdesannées1900.Songrand-pèreesttombéamoureuxduvillageetsurtoutdecettecollinequi,desannéesplustard,estdevenuledomainedeVerteuil.Brunoparledel’héritagefrançaisquesongrand-pèreleuratransmisenfaisantensortequetoussesenfantsetpetits-enfantsaientdroitàuneéducationfrançaise.Iltenaitàcequesesdescendantscontinuentdeparlerfrançaisetd’avoiraccèsàlaculturedeleursorigines.

« C’est une belle attention », commente Anne, la mère de Jennifer, visiblement touchée parl’histoiredeBruno.

Jennifer,quiconnaîtdéjàlerécitenquestion,dévorel’entréeenfaisantminedenerienécouter.Ellen’hésitepas àmanifesterque lesnombreuxdétailsqu’ilnemanquepasdepréciser l’ennuientconsidérablement, soupirant à plusieurs reprises. Lorsque Bruno le remarque, il boit aussitôt unerasadeduvinapportéparJenniferetprendunmalinplaisiràensoulignerlesfaiblesses:

«Ilnerenddéfinitivementpasgrâceàcesaumon.Ilauraitmieuxvaluquetuchoisissesunblancbiensec,conclut-il.

—Jesuisdésoléequemesgoûtsd’Américaineneconviennentpas,dit-elleavecuntonfroid,etaucasoùçat’intéresse,ilétaitpourleplatprincipal.Maissilevintedéplaîtàcepoint,jesuistoutedisposéeàleboireàtaplace!»

Sansattendresaréponse,ellerécupèrelabouteillepositionnéedevantluiets’enverseunebonnerasade.Ellefaitleserviceautourd’elle,maisseulMaximes’empressedeluitendresacoupe.

«Doucement,tuconduis!lagrondegentimentsamère.—Net’inquiètepas,j’arrêteaprèscelui-là.Jen’avaispasl’intentiondegoûteràl’autrebouteille.

Jeleconnaisdéjà.Jen’aimepastrop…—Quellepiètrementeusetufais,semoqueaussitôtBruno.Tuadoraiscevin,àl’époque…»Jennifernerépondpas,surtoutpouréviterdes’emporter.Ellemastiquelonguementsadernière

bouchéeavantdefeindreunsourireendirectiondesonrival:«Jeneconnaissaisrienauvin,tutesouviens?Enfait,jeneconnaissaisrienàrien.Jenesaispas,

peut-êtrequelesgoûtschangentavecletemps?—Etcelui-ciétaitvraimentcher!ajouteMaxenportantleverredeBordeauxàseslèvres.—Maisleprixn’estabsolumentpasunfacteurdedécision,encoremoinsdanscepays!gronde

aussitôtVerteuil,visiblementpiquéauvif.Seullemariagedesarômesimporte!—Ehbien…voilàunmariagequetudevraisêtreenmesurederéussir,monchéri,riposte-t-elle

enlevantsonverreendirectiondeBruno.—Jennifer!»Lepoignetde samère retombe sur le rebordde la table et fait trembler les couverts au repos,

maislajeunefemmes’empressedejustifiersesparoles:«Quoi?Maman, tunepeuxpasdirequemablagueétaitmauvaise : ilparledemariageetme

casselespiedsdepuisdeuxjourspourqu’ondivorce!»SamèrevérifieprudemmentlaréactiondeBruno.Cederniers’empressedeconfirmerlespropos

deJennifer:«Ellearaison.S’ilyaunmariagepourlequeljesuisdoué,c’estbiencelui-là:l’accordparfait

entrelesmetsetlesvins.Etnevousinquiétezpaspourcespetitesquerellesdecouple:cen’estquepurestaquineries,pasvrai,chérie?»

Il pose des yeux brillants sur son épouse, savoure déjà l’idée de poursuivre ce duel rempli desous-entendus.La jeune femmene tardepasàhocher la têteensoutenant le regarddeBruno.Toutcomptefait,ellesedébrouillemieuxqu’ellenel’auraitcru.Enguisedebonnefoi,ellerepoussesonverredevin:

«Tuasraison.Lapreuve:jevaismêmecesserdeboireceBordeauxtroisfoismédailléd’oràvingt-sixdollarslabouteillepourgoûteraupetittrésorquetuassigentimentramenéd’Espagne.

—Jen,iln’yaquelesvinsfrançaisquireçoiventcegenrededistinction.EnEspagne,monvinestplusqueprimé.

—Oh!Jesais!Jenevoulaispast’offenser!»ment-elleavecunregardeffronté.ÀsontourBrunorepoussesonverre,plusparagacementqu’autrechose.Ilauraitbienaiméque

Jenniferapporteunvindebascalibre,neserait-cequepourlaprendreendéfautsurceterrain,maisildoitadmettrequ’ellesaitchoisirunebonnebouteille,mêmeici,danscepaysoùlebonsemélangeaisémentaveclemauvais.

Étouffantlesourireempreintdefiertéqu’ellesentpoindresurseslèvres,Jenniferseféliciteensilence.Nonseulementellevientdedéstabilisersonadversaire,maiselleaattaquésonpointleplussensible : levin.Pourquoin’ya-t-ellepassongéplus tôt?Pendantqu’ilseverseunfonddeverreprovenantdesonpropredomaine,elleréfléchitdéjààlasuitedesastratégie.C’estlong,parcequ’ilenfaitladégustationdevanteux,prenantsontempspourbienreniflerlesarômesduvinavantdeleboire.

Levisageconfiant,ilreprendlabouteilleetenmontrel’étiquetteàJenniferavantdelaservir.Illafixesansaucunegênependantqu’ellegoûtesonverre.Ellefaittoutcequ’illuiaappris,desannéesauparavant:ellefermelesyeux,humelesodeursavantdetremperseslèvresdanslebreuvagerougefoncé.C’est chaud, sec, ça explose en bouche. Elle le sent avantmême de laisser la petite gorgéedescendreaufonddesagorge.Dommage,elleenauraitbienreprisunpeu,maisellesecontentedereposersacoupesurlatableavantdehocherlatête:

«Iltientbienenbouche,plusquedansmonsouvenir,jel’avoue.C’estriche,unpeufruité,pleindecorps,maisonsentunpeutropleboiséàmongoût.C’estpeut-êtrelevoyage…oupeut-êtrequ’onauraitdûlelaisserrespirerunpeuplus,qu’est-cequet’enpenses?»

Lapremière réactiondeBrunoest lasurprise,surtoutparcequeJennyvientdedécriresonvinassezjustement,quoiquesasuggestionlelaisseperplexe.Ilfixelabouteillependantquelquesinstants,récupèresonverreet legoûteànouveau,maisdèsquelessaveurssepropagentdanssabouche, ilposeunregardironiquesurelle:

«Ah!Jevois !Jeprésumequec’est lemieuxque tupuissesfaireenmatièredecomplimentàmonendroit?Àdéfautdepouvoirm’atteindre,tucritiquesmonvin.C’estbientrouvé…

—Tum’asdemandémonavis,jeteledonne!sedéfend-elleenaffichantunairinnocent.Situnevoulaispaslesavoir,inutiledemelefaireboire!Jet’aiditquemesgoûtsavaientchangé.»

Souhaitantlapunirpoursesparoles,ilretireleverredevantlajeunefemmeetleramènedevantluiengrondant:

«T’asqu’àboiretonBordeaux,tiens!—Situveux…»Sontonseveutléger,néanmoinselleestchoquéedelafaçondontilluiareprissonverre,unpeu

commeàunepetitefillequidoitfairepénitencepourcaused’impolitesse.Tantpis:elleenacceptelesconséquencessansrechigneretrécupèresacoupeinitiale.Àleurtour,lesautresconvivestestentlevindeBruno.Pendantunebonneminute,lescomplimentsfusentautourdelatable.

«Tuvois?gronde-t-ilàsonattention.Ilestexcellent,cevin!—Jen’aifaitqu’unetoutepetiteremarque,dit-ellepoursedéfendre.Etvucommetuasréagi,je

nesuispasétonnéequetoutlemondedisecequetuveuxentendre!—Maisilestparfait,cevin!Osemedirel’inverse?»Cette fois, lesouriredeJenniferseconfirme :de touteévidence,sa remarquea irritéBrunoet

plusvivementqu’ellenel’espérait.Bienquecesoitunpeucruel,ellenepeuts’empêcherdesongerque c’était facile.Trop facile,même.Et pourtant, devant le regard réprobateur de samère, elle seforceàreprendreunevoixplusdouce:

«Tuasraison:ilestparfait.C’estmieuxcommeça?»Sansattendre, elle reprend sacoupedeBordeauxet enboitunepetitegorgéepour tourner ses

propresparolesendérision,puisellechangerapidementdeconversationenforçantuntonjoyeux:«Avectoutça,j’aioubliédevousannoncerunebonnenouvelle:jevaisprésideruneexposition

dephotographiequiauralieuàNewYorkauprintempsprochain.»Lesfélicitationspleuventdetoutesparts,saufducôtédeBruno,évidemment.Jenniferressentune

légère sensation de triomphe : elle vient de l’écraser sur tous les plans, mais n’est-il pas le seulresponsabledecetteguerre?Aprèstout,c’estluiquiestvenuladéfiersursonterritoire!Lorsquelesquestionss’estompentetquetoutlemonderepartàlaconquêtedesonassiette,Brunoprendenfinlaparole:

«Peut-êtreai-jeunemauvaisemémoire,mais…j’ailesouvenird’unefemmequivoulaitdevenirphotographe,passeulementprésiderlesexpositionsdesautres,jemetrompe?»

Jennyaunmomentdesurprise,nonparcequ’ilsesouvientdecedétail,maisparcequ’ilremueuntroubleencoreprésentenelle:celuid’êtrepasséeàcôtéd’undesesrêvespourplongerdansceluideSergioetl’aideràdévelopperleurcompagnie.

« Je ne pense pas que je suis à plaindre, se défend-elle, Zone X gagne des prix pratiquementchaqueannée.Aucasoù tune le sauraispas,depuis trois ans,Sergioetmoi raflons lesplusgroscontrats de pub et des designers de renom cherchent à travailler pour nous. Présider ce genred’exposition,c’estunefaçond’encouragerlesautresàréaliserleursrêves.

—Ettesrêvesàtoi,ilssontoùdanstoutça?demande-t-ilaussitôt.—C’estcequejemetueàluidemander!»grondelamèredeJennyenrelevantdesyeuxlourds

dereprochessursafille.LacolèreseréinstalledansleventredeJenniferetellesemauditensilenced’avoirparlédecette

exposition.ElleauraitdûsedouterqueBrunochercheraitàlaconfrontersurtouslessujets,surtoutcelui-ci.

«Lesrêvesdejeunessenesontpastoujoursceuxqu’onveutréaliserunefoisadulte!répond-elleenfin.Jedessinaisetjepeignais,aussi!J’aimêmefaitquelquessculptures!Çaneveutpasdirequej’étaisassezdouéepourpercerdanscedomaine…

—Maistuvoulaisdevenirphotographe,insistesamère.

—Ettuétaistrèsdouée»,soutientBruno.Jenniferlefixe,plutôtétonnéed’entendreuncomplimentdesapart,maisellen’apasletempsde

placer lemoindremot qu’il s’excuse et quitte promptement la table. Il disparaît hors de leur vue,laissant un silence inconfortable derrière lui.À son retour, il tient unepile de photographies qu’ildéposeentreAnneetMaxime:

«Ça,cesontlesphotosqu’elleafaitespendantsonvoyageenEspagne.Certainessontordinaires,c’est vrai,mais lamajorité rendent vraiment grâce à la beauté de la ville. Je suis le premier à lereconnaître.»

LamèredeJenniferrécupèrelapileetbasculelesimagesdevantelleavantdehocherplusieursfoislatête.Elles’arrêtesurunclichéetBruno,deboutderrièreelle,afficheunsourireplusfranc:

«Celle-là,elleestencoredansmasalledeséjour.Vousavezvucesteintes?Jecroisqu’elleestrestéependantprèsdequarante-cinqminutesàattendrelebonmomentpourlaprendre.Bon,ilfautdire qu’elle avait un appareil analogique, à l’époque, ce qui est d’autant plus incroyable, vous nepensezpas?

—Effectivement,c’estmagnifique.»Jenniferfroncelessourcils,incapablededevinerdequelleimageilsdiscutent.C’estd’autantplus

énervantlorsqueMaximesepencheverssamèreetqu’ilspoursuiventlaconversationenfaisantfidesaprésence.

«Jepeuxvoir?»finit-ellepars’impatienter.Samèreretournelaphoto,maiscommeelleluiparaîtsombreàcettedistance,ellesepenchepour

récupérer le cliché. Entre sesmains, tout devient reconnaissable : la mer et le village d’Esclanyàbaignant dans l’aube, dans un bleu clair tirant vers des teintes d’orangé et de rose. Les souvenirsaffluent à sa mémoire et ce qui ne se trouve pas dans cette image lui paraît tout aussi clair. Elleretrouvedesbribesdecematin-là,danslachambredeBruno,aprèsavoirfaitl’amourtoutelanuit.Elleseremémoresondésirdecapturer l’instantprésentet la lumièreparticulièredumatindanscelieumagnifique.«Unmomentparfait»,avait-elledit.Etpourtant,alorsquetout luirevient,ellesedoitd’avouer,unpeuperplexe:

«Jen’aijamaisvucettephoto.—Tunel’asjamaisvue,c’estjuste,maistul’asprise,expliqueBruno.Tuaslaissélespellicules

quandtuespartie.»Jennifer fronce les sourcils, mais cela lui paraît possible. Elle s’était pratiquement enfuie du

domaineetavaitdécidédelaissertoussessouvenirslà-bas.Elleavaitjetélesphotographies,sabagueettoutcequipouvaitluirappelercetépisodeavantderepartirpourMontréal.Àprésent,ellebasculeles images lesunesaprès lesautres,y jetantunœilqu’ellesouhaite froid,maiscelan’enrestepasmoins troublant. Il n’y a que des paysages, comme si tous les clichés de Bruno ou d’elle-mêmeavaientdisparu.Iln’yenavaitdoncpas?

«Personnen’ajamaisprisd’aussibellesphotosdecevillage,reprend-ilavecunevoixdouce.EtilyenadebonnesdeBegur,t’asremarqué?»

Aulieuderépondreàsaquestion,ellelefixe,légèrementintriguée:«T’asfaitdéveloppermapellicule?—Tespellicules.Ilyenavaitdeux,rectifie-t-il.—OK,mais…pourquoi?—Pourquoi?»Ilrépètelaquestion,unpeusurprisdedevoirjustifiersongestedevanttoutlemonde,maiselle

insiste:«Jenevoispascequecettephotoadesigénial.Tupourraislaprendredeuxcentsfoisparannée,

situlevoulais!T’asqu’àteleveràl’aubeetteplanquersurlaterrasse!

—Parceque tucroisque jen’aipasessayéde refairecettephoto?Enfin, laisse tomber. Jenepensais pas qu’on parlerait de tout ça, ce soir. J’ai seulement cru que ça te plairait de revoir cesimagesaprèstoutcetemps.Etcommeonparlaitdephotos…

—C’estunetrèsbonneidée,soutientlamère.Çaprouvetotalementvotrepoint:queJenniferétaitdouéeetqu’elleagâchécetalent.

—Jen’airiengâchédutout!Jefaistoujoursdetrèsbonnesphotos!»Ellereposelesimagessurlecoindelatable,maisellehésiteàlesrendreàBruno.Aprèstout,ils

sont à elle, ces clichés ! Pour clore la discussion, elle recommence à manger, mais force est deconstater que plusieurs souvenirs refont désormais surface. À sa gauche, son époux récupère lesimages,ensélectionnedeuxoutroisqu’iltendversl’hôtesse:

«Voici ledomainedeVerteuil.Auloin,onvoit lesvignes.Et ici,devant lamaison,cesont lesoliviers.C’estdommage,jen’aipassongéàvousrapporterunebouteilled’huile.Elleesttrèsbonne,jevousassure.

—C’estvraimentmagnifique,soutientAnne.Etimmense!—Plutôt,c’estvrai!dit-ilenretrouvantsabonnehumeur.Etencoreplusdepuistroisans:nous

avonsmis la main sur une autre partie de la colline.Mais c’est surtout bien situé. On domine levillageetlamer.C’estdetoutebeauté,maisjenesuispasimpartial,vousvousendoutez.Jennydiraitplutôtquec’estloin,àcentlieuesdelacivilisation,mais…c’estchezmoi.»

Ilsourit,visiblementravideparlerdesondomaineetdetrouverunpublicassiduenfacedelui.Quandilperçoitleregarddelajeunefemmeposésurlui,ilcraintaussitôtqu’ellenetentedeternirsesparolespourlemettreencolèreetilajoute,trèsvite:

«Tupeuxdirecequetuveux,tesphotosparlentd’elles-mêmes!—Jen’airiendit,réplique-t-elle,unpeuchoquéeparsontondéfensif.—Jesaisqueçaneteplaisaitpasd’yvivre!—Çan’empêchepasquec’estunbelendroit.Cen’estpaspourmoi,c’esttout.»Sonbeau-père,Rémi,quiaterminésonrepasavanttoutlemonde,prendenfinlaparole,maisson

tonn’ariend’amical:«T’auraispeut-êtredûysongeravantdetemarieraveccegars-là!»Jenny luienvoieun regardnoir,persuadéequ’ilauraitmieux faitdese taireau lieudedirede

pareillesâneries,maissamèrevientaussitôtappuyersonconjoint:«Ilaraison.Tun’enseraispaslà,cesoir,situavaisfaitdemeilleurschoixàl’époque.—Etvoilà,onyest,marmonneJenniferavecunsoupçondecolère.Àcroirequ’iln’yaquemoi

quifaisdesbêtisesdanscettefamille…»Elle prend une rasade de son verre de vin, mais elle sait déjà qu’elle n’a aucune envie de se

disputer avec samère en présence de Bruno. Elle repousse donc son plat et faitmine de prendrecongéquandlamaindesonépouxseposesurlasienne:

«Jen,çava.Cen’estpasgrave.—Au contraire, quand il s’agit demes erreurs, c’est toujours grave. S’il n’en tenait qu’àma

mère,jen’auraispasdûpartircetété-là,pasdûmemarieravectoi,pasdûrepartirnonplus,cequiestplutôtcontradictoirequandonypense.Ettantqu’àcreverl’abcès,jen’auraispasdûm’associeravec Sergio ni vivre toute cette vie qui est la mienne. J’ai pourtant un super appartement, uneentreprise florissante, une vie que j’adore et unmerveilleux petit ami,mais ce n’est pas assez.Cen’estjamaisassez.

—Jennifer!»Annelanceunregardnoiràsafillepourlarameneràl’ordreetcegestetroubledavantageBruno

que la principale intéressée, probablement parce qu’il retrouve lemême feu en cette femmequ’encellequ’ilaaiméautrefois.Untraitdefamille?Sansaucundoute.Jennysouffleavantdefairedese

leverdetableetdefairefrontàsamère:«Vas-y,maman,dis-le!Detoutefaçon,Brunoestlàpourça:pourquetum’humiliesdevantlui.

Fais-luidoncceplaisir.»Elleattend,debout,lesyeuxrivésdansceuxdesamère.Quepeut-elleluidirequ’ellenesaitpas

déjà,de toute façon?Qu’elleagit tropsouventsuruncoupde tête,quesavien’a riendesérieux,qu’onneconstruitpassonexistenceautourdutravailetqu’àsonâge,elledevraitêtremariée,rangée,avecdeuxenfants?Inutile,elleconnaîtlachansonparcœur!Elleauraitpulaluiréciterelle-mêmesisamèreleluiavaitdemandé,maisaulieudecela,iln’yaquelesilencequipersistedanslapièce.

«Bien,cefutdélicieux.Mercietbonnesoirée.»Jennylancecesmotssèchementavantdequitterlatable,maisellen’estpashorsdelacuisineque

samèrerétorque,suruntondur:«Jennifer,reviensici!Commentoses-tufaireunescènealorsquenousavonsuninvité?»Lajeunefemmeaunrireameretsetournedebiaispourjeterunregardironiqueàsamère:«Uninvité?Non,maman:lui,c’estunétranger.Ettul’asinvitéànotretablesousprétextequ’on

acouchéensemble,ilyahuitans.EtdevantMaximeenplus!—Cequetudisesttrèsimpoli,mafille!s’emportesamère,levisagedéfait.Etn’endéplaiseà

tonpetitamidumoment,tuestoujoursmariéeàcethomme!—Mon petit ami dumoment ?Mais je rêve !Ça fait presque un an queMax etmoi sommes

ensemble!»Annedétourneleregardversleprincipalintéresséettenteunsourirepoli:«Neleprendspasmal,d’accord?Maismêmedepuisquetuesavecelle,mafillen’atoujoursde

considérationquepoursontravail.Jenecroispasquetusoislegenred’hommequiluiconvienne…—Non,maist’entendscequetudis?s’écrieJennyensepositionnantentresamèreetMaxime

pourobtenirsonattention.Etdequeldroittujugescequiestbonpourmoialorsquetoutetavie,t’asétél’imbéciledeserviceavecpapa!

—C’estjustementpourcelaquejemepermetsdetedirelavéritéenface!Tucroisquejenesaispascequeçafaitdesetromperdecheminpendantplusdevingtans?Tupeuxdirecequetuveux:tues exactement comme lui ! Toujours à chercher quelque chose ailleurs et à t’étourdir avec deshistoiressansintérêt!»

Jenniferretientlesmotsquifontragedanslefonddesagorgeetdétournelatêtepouréviterquecette scène ne dégénère, surtout devant Bruno qui n’a rien à faire ici. Quoique légèrementdéstabilisée,ellesetournefroidementverssonadversaire:

«J’espèrequelasoiréet’abiendistrait.Etquetuaseucequetuvoulais…—Jenny!»Sansreleverlesyeuxverssamèrequitentedelarameneràl’ordre,ellepenchelatêteversson

petitami:«Tuviens,Max?»Dèsqu’ilentendsonnom,leprincipal intéressébonditsurses jambes.Ilbredouilleun«bonne

soirée»unpeumaladroitàl’ensembledesconvives,maisJennyestdéjààl’entréedelamaison,entrain de récupérer sonmanteau.Au loin, elle entend samère se confondre en excuses devant sondernierinvité.

LavoiturequittelestationnementdelapetitemaisondebanlieueàlasecondeoùMaximeestenplaceetrefermelaportière.

«Maispourquoitut’emportescommeça?demande-t-il.—Jem’emporte?s’écrie-t-elle.As-tuseulemententenducequemamèrevientdediresurtoi?—Maisjemefichecomplètementdecequetamèrepensedemoi!Etàcequejesache,cen’est

paslapremièrefoisqu’elletefaitunescènedugenre.

—Maiscettefois,ellel’afaitdevantlui!—Etalors?T’asrienàprouveràcegars-là!Ettamèrepeutbiendiretoutcequ’elleveutsur

nousdeux.Qu’est-cequ’elle connaîtdenotre relation, tupeuxme ledire ?C’est la troisième foisqu’onsevoit,alors…»

Ilsourit, surtoutpouressayerdedétendre l’atmosphère.Lavitessede lavoiturediminue,signequelajeunefemmeréfléchitetsurtout,qu’ellesecalme,maisellenepeuts’empêcherdegronder:

«Quandjepensequ’ilestlàpourencoredeuxjours!—Jenny…écoute…jesaisqueçanemeregardepas,mais…peut-êtrequetudevraisacceptersa

proposition?»Sanslaisseràlajeunefemmeletempsderéagir,ilsetournefranchementverselleets’empresse

detempérersesparolesavantqueladisputenesurvienneentreeux:«Regardesimplementleschosesenface:tunevasjamaisretourneravecluiettun’enasrienà

fairedecemariage.Ettantqu’onneserapasfiancés,toietmoi,tamèrenemeconsidèrerajamaiscommequelqu’und’importantà tesyeux.Autantqu’onfassed’unepierredeuxcoups, tunepensespas?»

Elle a une hésitation et lance un nombre incalculable de regards dans sa direction qu’elleinterrompt finalementpour seconcentrer sur la route.Bienavant sapropre sortie, elledescenddel’autorouteets’arrêtedanslestationnementd’unestation-serviceavantdes’écrier:

«Max!Es-tucomplètementfou?—Quoi?Non!Jevoisbienquecettehistoireavecluitemetàcran,c’esttout.Situdivorçais,tu

pourraispasseràautrechose.—Jen’aipasl’intentiondecéderàsonchantage!Ettoiplusquepersonne,tudevraisêtredemon

côté!—Maisjesuisdetoncôté,sedéfend-il.Çan’empêchepasquec’estavecmoiquetudevraisêtre

mariée!Onestensembledepuissuffisamment longtempspourysonger,après tout.Aufond,c’estuneopportunitéqu’ilnousoffre:tutedébarrassesdetonmariettufermesleclapetdetamère.Toutlemondeygagne!

—Maistunecomprendspas!Tumedemandesdelelaissergagner!»Il défait sa ceinture de sécurité et s’approche d’elle jusqu’à ce que leurs fronts se cognent

doucement:«Maisjemefichebienqu’ilgagne!Toutçan’ariend’unjeupourmoi.Jet’aime.»Ilposesabouchesur lasiennedansunbaiserchaudauquelellenerépondquemollement.Dès

qu’illalibère,ilreprendavecuntoninsistant:«Épouse-moi!Je teprometsqueçadureraplusquedeuxmois.Et jene teferaipasdemisère

pourledivorce…»Elle recule et détourne la tête, fixe la route devant sa voiture immobile avec un goût amer en

bouche.CommentMaximepeut-illademanderenmariagedecettefaçon?Non.Ellenevapascéder.PasaprèscequeBrunoluiafait.Ellen’enaaucuneenvie!

«Jenny,jet’aiposéunequestion…—Tunecomprendspas.Jenepeuxpas.—Je t’aime ! J’ai enviedevivre avec toi !En fait, tout çam’a justedonné le couragede t’en

parler!»Dansungestelas,Jennifercroiselesbrassurlevolantetydéposelatêteensoupirant.Cettefois,

c’enesttrop!CommentBrunopeut-ilavoirchamboulétoutesavieenmoinsdedeuxjours?«Tuneveuxpastemarieravecmoi?demande-t-ilavecunevoixtrouble.—Maiscettehistoiren’arienàvoiravectoi!grogne-t-elleenrelevantlatête.Cequejeveux,

c’est que cet imbécile fiche le campdemavie !Et après ce qui vient de se passer ce soir, je n’ai

certainementpasl’intentiondeluifaciliterleschoses!—Tuprendsçabientropausérieux…»Elleredémarrelavoitureetfileàviveallureenrefusantd’écouterlesprotestationsdeMaxime.

Lavoiturebifurquedesatrajectoireinitialepourleramenerchezluiplutôtquechezelleetellesebuteànepascouperlemoteurlorsqu’ilsarriventàdestination.

«Jenny…—Rentrecheztoi.»Il soupire lourdement, conscient d’être évincéunpeubrusquement,mais il reste fermement en

placepourluisignalerqu’ilveutendiscuterdavantage.Auboutd’unlongsilence,ellereprend:« Écoute, ça ne sert à rien d’en parler maintenant. Je suis fatiguée et bien trop énervée pour

réfléchiràlaquestion.Onenreparleraplustard…—Euh…OK.»Malgré sa colère, elle consent à tendre ses lèvres àMaxime pour qu’il quitte sa voiture sans

l’obligeràréglerlaquestion,maisdèsqu’ildescendduvéhicule,ellerepartàtoutevitesseetprofitedesasolitudepourlaisserlibrecoursàsarage.Aupassage,elletraiteBrunodeVerteuildetouslesnomsqu’elleconnaît.

Chapitre4

Onze heures du soir et aucune des pensées de Jennifer n’a de sens depuis son retour àl’appartement.Elleestmêmeincapabledeplanifierlesdeuxprochainsjoursdesonagendaensachantquesonépouxpeutsurgirdanssavieàtoutmoment.Devrait-elleannulersesrendez-vous?DormirchezMaxime?Quitter lavillepourdéjouersesplans?Horsdequestion!Ilestsursonterritoire,aprèstout!Ellenedoitpascéder.Ellenecéderapas!

Ellesongeàsimulerunetrêve,neserait-cequepourobtenirlapaixjusqu’audépartdeBruno.Leproblème,c’estqu’ilestsuffisammenttêtupourprolongersonséjourenguisederevanche.Plantéedevantlafenêtredesonsalon,ellesoupire:mêmesiMontréalestsonterritoire,ici,ellen’aaucuneprisesurlui.Toutceàquoiiltientestlà-bas,enCatalogne:sesvignes,sondomaine,safamilleetcette Emma qu’elle ne connaît pas. Elle n’a qu’une chose qu’il souhaite et c’est le divorce, maisjusqu’oùosera-t-ilallerpourl’obtenir?

L’appartement est tellement silencieux que Jennifer sursaute lorsqu’on frappe à la porte. Elleangoissedéjààl’idéequecesoitMaximeetquetouteleurdiscussionsurlemariagereprennealorsqu’elleabiend’autreschosesentêtepourlemoment.EllenemasquepassasurpriselorsqueBrunoapparaîtsurleseuil,maisbienvitesaragerevientenforceet,sansréfléchir,elletentedeluiclaquerlaporteaunez.D’ungesterapide,illaretient:

«Jen,attend!Jesuisvenum’excuser.—Ouais,c’estça,siffle-t-elleenpoussantplusfortsurlaporte.— Je te jure que c’est vrai ! J’avoue que j’espérais te provoquer en allant là-bas,mais je n’ai

jamaispenséqueleschosesiraientsiloinentretamèreettoi…Jen,voyons!C’estlapremièrefoisquejelarencontrais!Jenepouvaispassavoir!»

Elle relâche lapressionsur laporteetprendappuicontre lemuravantde lui lancerunregardfroid:

«Alorsquoi ?Tuviens t’excuser et c’est tout ?Si tu croisquec’est commeçaque tuvasmeconvaincredet’accompagnerenEspagne…

—Non!Jesaisbienquenon!»Ilsoupireenbaissantlatête,puisilajoute,plusdoucement:«Écoute, je suis vraiment désolé. Je n’ai pas réfléchi en téléphonant à tamère. J’étais juste en

colèreaprèscequis’estpassécematin,danstonbureau.—T’asmêmepasétéfoutudeprendreunrendez-vous!—Oh,biensûr!Parcequetum’auraisfaituneplacedanstonagendasurchargé?»ladéfie-t-il

aussitôt.Elleaunrireamerquidevientpeuàpeuplusfranc,puisavoue,sansmentir:«Peut-êtrequenon,eneffet.— Tu vois ? Qu’est-ce qu’unmari doit faire dans ce pays pour obtenir plus de cinqminutes

d’attentiondesonépouse,tupeuxmeledire?»Il lève lesmains au ciel, comme s’il adressait sa prière àDieu,mais finit en posant des yeux

interrogateurssurelle.Aulieudeluirépondre,ellechangebrusquementdesujet:«Jepeuxsavoiroùt’aseutoutescesinfossurmoi?L’adressedemamère,sonnuméroettoutle

reste?»Brunolaisseretombersesbrasetesquisseunpetitsourireencoin,ravidesusciterlacuriositéde

sonépouse.Iljetteunœilderrièreelleavantderépondreparuneautrequestion:

«Tuveuxvraimentqu’onendiscuteici?—Tunecroisquandmêmepasquejevaist’inviterchezmoi!—Pourquoipas?Jesuistonmari.—Pfffft!»Il glisse une main dans un sac qu’il tient en bandoulière et en sort une seconde bouteille du

domainedeVerteuil.Illabranditfièrementdevantlui:«Siondiscutaitdevantunverredevin?Jesaisquecen’estpastonpréféré,maisilesttardetje

netienspasvraimentdeBordeauxenstock…»Pourlapremièrefoisdepuisledébutdecettesoirée,Jennyritdeboncœuretfinitparlaisserla

portes’ouvrirdavantagepourlelaisserpasser.Ilentre,plutôtfierquesonvinsoitparvenuàlafairecéder.D’autantplusqu’ellesedirigeimmédiatementàlacuisine,sortdeuxcoupesetattendqu’ill’aitrejointepourreposersaquestion:

«Alors,lesinfos?Ellesviennentd’où?—Jene t’ai jamaisvraimentperduedevue,annonce-t-il.Quand j’aidécidédevenir tevoir, je

savaisdéjàoùétaittacompagnie,maisj’aiengagéundétectivepourconnaîtrelereste:tonhorairede travail, tes habitudes de vie, le nom de ton petit ami, l’adresse de tes parents, ce genre dechoses…»

Lajeunefemmegardelesyeuxrivéssurluipendantunmoment,unpeusouslechocdesonaveu.De toute évidence, il n’est pas arrivé à Montréal sur un coup de tête et la prise d’assaut de sonappartement,dimanchedernier,ressembledrôlementàunplanbienpréparé.

«Pourquoitunem’aspassimplementtéléphoné?Ilmesemblequeç’auraitétéplussimple.»Ilbaisselatêteetadmetcandidement:«Peut-êtrequejemedoutaisquetunevoudraispasmeparler?Etsiçapeutterassurer,jenesuis

passeulementàMontréalpourtoi.Jeviensaussifairegoûtermesproduitsàdesreprésentantsd’unesociétéquidistribuelevinauQuébec.»

Ellehésite à l’engueuler,mais comme il tenduneperchepourque la conversationdériveversd’autressujets,ellenesefaitpasprierpours’yaccrocher:

«Voilàqui répondàmonautrequestion. Jemedemandaiscomment tupouvaisavoirautantdebouteillesdetondomainesouslamain…

—C’estunesacréeorganisation,tunelesavaispas?J’aidûapporterdeuxcaissesdecefabuleuxnectaravecmoi!»

Ilcaresselabouteilleduboutdesdoigtsetluifaitsignequ’ilattendunouvre-bouteilleenmimantlegeste.Jennyouvrenonchalammentuntiroiretenglisseunverslui.Cen’estqu’unefoisaffairéàlatâchequ’ilreprend:

« Je vois un M. Cormier de la Société des alcools demain matin. Ce qui devrait te rassurer,puisquependantquejeserailà-bas,jenepourraipasêtreàtonbureau.»

Elle leregardedéboucher labouteilleetverser levindans lescoupes.L’odeurdubreuvageluicaressedéjàlesnarines,maisavantqu’ellenepuissesaisirl’undesverres,Brunolaquestionneavecunregardintrigué:

«Pourlevin,tumefaisaismarcher,pasvrai?—Àquelsujet?— Il était parfaitement calibré ! dit-il en fronçant les sourcils. Je suis sûre que tu as dit cela

uniquementpourmeprovoquer.»Devantleverredevin,dontlebouquetluifaitenvie,ellecapitulepourmettreuntermeaudébat:«J’aipeut-êtreunpeuexagéré…»Ilrelâcheleverreetellelesaisitavantdereculer,unpeuparcraintequeBrunoneleluiretireune

seconde fois. Il sourit pendant qu’elle hume discrètement son breuvage,mais cette fois, elle est si

impatientedelegoûterqu’elleenprendunebonnerasadedèslapremièregorgée.«Ducalme!»lagronde-t-ilenriant.Il récupère son propre verre et s’éloigne en direction du salon, flâne devant la baie vitrée qui

offreunejolievuesurlecentre-villedeMontréal,encorelumineuxàcetteheuretardive.Loindesonregard,Jennyseressertunpeudevinetlance,àsonattention:

«Vas-y,tupeuxledire…—Quoi?—Commentonpeutaimerlaville,lebruitettoutlereste?»Iltourneunregardjoyeuxverselleethausselesépaules,avantdereposerlesyeuxsurcepaysage

tellementdifférentdechezlui:«Enfait,c’estplutôt joli.Celadit,c’estunpeufroid,et tonappartementestpluspetitqueceà

quoijem’attendais.—J’habiteseule.Jen’aipasbesoindeplusd’espace.—Ah!VoilàpourquoiMaximen’estpaslà.»L’appartement replongedansun silence sans animosité.Àchaque instant, Jennifer s’attendà ce

qu’il aborde la dispute avec samère,mais il n’en fait rien.Quand il tourne enfindos à la ville ets’installesur lecanapé,c’estpour tremper les lèvresdanssonverreavantderelever lesyeuxverselle:

«Cen’estpaspourmevanter,mais…ilestvraimentbon,cevin.—Iln’estpasmal,c’estvrai.»Ilfroncelessourcilspourluisignifierquesaréponseestinsuffisante,etJennyritavantdevenir

s’asseoirdanslefauteuilfaceàlui.Commeilinsisteduregard,ellecède:«OK,ilestsuper!T’esvenujusqu’icipouravoirmonapprobationouquoi?—Non,jesuisvenupourtedemanderpardon,tuterappelles?—Oh!C’estvrai!Tutedisqu’aprèsavoirbuunebouteilledevin,jedevraisêtreenmesuredete

l’accorder?»LeriredeBrunorésonnedanslapièce,francetriche:«Siseulementc’étaitaussisimple!J’auraisapportétouteunecaisse!—Hum.Mesaoulerpourobtenirmonpardon.Etledivorce,évidemment.Pastrèsoriginal,mais

commej’avaisbienbesoind’unverre,tonoffretombeàpic.»Elleboitàbonnesgorgées,sedétendsurlefauteuilalorsqu’illafixe,unpeusurprisdelavoir

d’aussi bonne humeur après la soirée qu’ils viennent de vivre. Il s’empresse d’aller récupérer labouteilledevin,toujourssurlecomptoirdelacuisine,etrevientpourlaresservir:

«Dixminutessanssedisputer,onfaitvraimentdesprogrès!—C’estlevin»,dit-elleenglissantlebreuvagesoussonnez.Maintenantquesasoifestapaisée,elleprofitedesonverreetenhumelonguement lesarômes.

Cela lui plaît de rester ainsi et de se remémorer le domaine deVerteuil au fil des odeurs qu’elleretrouve.Danssatêteréapparaissentlesphotographiesdesvignes,desoliviers,delaterrasseetdesruesduvillage.Sansquittersoncanapé,elleretrouvelechemindelaCatalogne.

«Décris-le,chuchote-t-ilenreprenantplacesurlecanapé.—Une terre sèche, rocailleuse, le sel de lamer…et l’olivier.Oui, je crois qu’on sent unpeu

l’olivierquelquepart.—Oui»,confirme-t-il.Jenniferouvrelesyeuxetgrimaceavantdepoufferderire:«Facile!Jeconnaissaisdéjàlesréponses!—C’estquetuasunebonnemémoire,alors…»Unegorgéedevinplustard,considérantqu’elleboittroprapidement,Jennysedécideàdéposer

sonverresurlatablebasse.Elleseréinstalleensuiteconfortablement,remontantsespiedssouselleets’adossantcontrel’accoudoir.Elleabienenviedefermerlesyeuxetdesavourerlapaixquirègnedanssatête,maiscommeellen’estpasseule,elleinterpelleBrunoduregard:

«Çava,jesuiszen.Dis-moipourquoit’eslà.—Jen,jet’assurequejenevoulaispasprovoquerdedisputeentretamèreettoi.Etjenepensais

pasqu’elles’enprendraitàMaxime!Ellea…unsacrécaractère!Elleaussi.»Ilajoutecesderniersmotsenessayantdetournerladiscussionàlaplaisanterie,maisJennifern’a

pas le cœurà rire.Avoirbuunverredevinenun temps record l’empêche seulementde ressentirtoutelacolèrenoirequigrondaitdanssonventrejusteavantl’arrivéedeBruno.

« Si ça peut te rassurer, j’ai l’habitude. Toi le premier, tu devrais savoir qu’il n’y a jamaispersonned’assezbienpoursesenfants.Jeterappellequejesuispasséeparlà,avectamère.

—Pasfaux,admet-ilavecunaircrispé.— Et ne t’en fais pas pour Maxime : il se fiche bien de ce qu’elle pense de lui. En fait, il

commencemêmeàvoirleschosesàtafaçon…—C’est-à-dire?—Toutecettehistoirededivorce…jenesaispas…çaluidonnedesidéesbêtes.»Brunoseredresseànouveau,déposesonverredevantluietposeunregardremplid’espoirsur

elle:«Qu’est-cequejedoiscomprendre?Qu’ilt’afaitsademande?—Sionveut.—Çaalors!Sijem’attendaisàça!Félicitations!—Onsecalme,votremajesté:jen’aipasditoui.—Quoi?Mais…t’esavecluidepuisdesmois!—Etlemariagen’apporteriendebonaucouple!Aprèslebordeldunôtre,jenepeuxmêmepas

croirequet’aiesenviederemettreça!Moi,çanemeditriendutout.»Cettefois,c’estBrunoquirécupèresonverreetenboitunelonguegorgée,surtoutpouréviterde

selancerdansunplaidoyerenfaveurdumariage.Sesgestessontmanifestementmoinsdétendus:lepieddelacoupefaitunbruitsourdquandillareposesurlatable.Cependant,ilnepeuts’empêcherd’insister:

«Tusais,leschosessonttrèsdifférentesaujourd’hui.Souviens-toi:onseconnaissaitàpeine,àl’époque!Çan’arienàvoiravecMaximeettoi…

—T’asfinidememettrelapression?C’esttoiquiveuxteremarier,jeterappelle!Etsituveuxmonavis,c’estunetrèsmauvaiseidée.Enfin…siçateplaîtderevivrelejourdelamarmotte1,c’esttonproblème!

—Arrête!Onn’apaseuquedesmauvaismoments!—Endeuxmoisdemariage?Heureusement!Maisest-cequeçavalaitlecoup?Quenon!—Non,confirme-t-ilàsontour.Maispeut-êtrequecettefois,ceseradifférent?»Ilessaiedeprendreunairjoyeuxquineconvaincpersonne,et,pouréviterd’avoiràdiscuterde

sesintentionsavecMax,Jenniferbifurquelaconversationsurlui:«Bon,allez,parle-moidetadivineEmma.—Tutesouviensdesonnom?—J’aiunetrèsbonnemémoire.»Ellesonge:Unetropbonnemémoire,même!Maisàquoibonenvenimerlasituationalorsqu’une

trêvesembleavoirététacitementdéclarée?Brunosepositionneplusconfortablementdanslecanapé,parled’Emma,qu’ilconnaissaitdéjàalorsqu’ellen’étaitqu’uneenfant,bienavantqu’ellenepartefaire ses études universitaires en France. À son retour, à Noël dernier, leur relation avait pris unnouveausens.

«Oh,pitié!Nemedispasquetutemariesavecuneautrefilledevingtans!—Elleavingt-quatreans,maiselleesttrèsmaturepoursonâge!»Ilestlégèrementagacédedevoirconstammentajouterlasecondephraseàcetteréponse,chaque

foisqu’ilparled’Emma,d’autantquesonépousenecensureaucunedesespensées:«Tunedisaispaslamêmechoseàmonsujet?—Detouteévidence,jem’étaistrompésurtoncompte.—Oh,biensûr!Etpourtant,quandj’ypense,jecroisquej’étaispeut-êtrelaseuled’entrenous

quiavaitassezdejugementpourcomprendrequeçanemarcheraitpas…—Du jugement?siffle-t-ilense redressant.Tun’asmêmepasessayéde faireensortequeça

fonctionne!»Il lève lamainpourempêcherJenniferdeprotester,puis reprendsonverreen lui faisantsigne

d’enfaireautant:«Buvonsunpeu.Çanousaideàdiscuter,tunetrouvespas?»Jenniferaunpetitrire,maisellenesefaitpasprier.Lorsquelesverresreviennentsurlatable,il

s’empressedelesremplirdenouveau.Ilcommenceàcraindrequ’iln’yaitpassuffisammentd’alcooldanscettebouteillepourarriverauboutdecettediscussion.

«Écoute,toutça,c’estdupassé,dit-ilsimplement.Sionseconcentraitplutôtsurleprésent?—Toujourscettefichuehistoirededivorce…—J’en ai besoin et tu le sais.Tune peuxpasm’en vouloir d’insister !Demande-moi quelque

chose en échange de ta collaboration. N’importe quoi ! Je suis sûr qu’on peut trouver un terraind’entente…

—Vas-y,surprends-moi!»Au lieu de chercher une idée, elle ferme simplement les yeux, comme s’il n’était plus là. Il en

éprouveunmalaise,d’ailleurs.Ilauraitpréféréqu’ellelemetteaudéfi,qu’elleexigequelquechoseouaumoinsqu’elleorientelégèrementlesenchères,maiscommeellesebuteàresterimmobile,ilpropose,incertain:

«Jepeuxnégocieravecduvin.Disons…unecaisseoudeuxparannée?»LeriredeJenniferéclateetelleseredresse:«T’essérieux,là?Duvinenéchanged’undivorce?—Tupréfèresquejetedonneunepension,peut-être?—Pffft!Non!Vouspouvezgardervosavoirs,votremajesté!»Unsoupirplustard,elleserassoitsurlefauteuil,laissetombersesjambessurlesoletreprendsa

coupequ’ellefixependantunebonneminute,puissesyeuxreviennentversceuxdeBrunoetunlégersourireéclairesonvisage:

«Siondisait…sixcaissesparannée?—Adjugé!—Minute,Verteuil!C’esttropfacile!Jeveuxsixcaissesdeladernièrecuvéeetunedecelle-ci.

Dudixansd’âge.—Hum.C’estquetunepeuxpasl’avoirchaqueannée,celle-là,maiscommejesuisbonjoueur,

jesuisprêtàt’enoffrirunedèsqueledivorceseraprononcé.Encontrepartie,jepeuxtepromettresixcaissesderégulierettroiscaissesdegranreserva.C’estencoremieux,tunecroispas?»

Ellehésite,reprendsacoupeetlafaitdansersoussonnez.Uneseulecaissedecevin-là?C’estbienpeu.Quisaitcequegoûtaitcevinlorsqu’ilétaitencorejeune?Soudain,elleregrettedenepluss’ensouvenir.

« Dans cinq ans, tu auras tes propres bouteilles de haut calibre. Si tu les entreposes bien,évidemment!»

Sitôtqu’ilaprononcécesparoles,ilajoute,foudroyéparuneidéequ’ilévoquesansattendre:

« Et si je t’installais une cave à vin personnalisée dans ton appartement ? Non seulement turecevraisunproduitdequalité,maistut’assureraisdesaconservationpourlesannéesàvenir…

—Mouais.Jenesaispastrop…—Jemontelesenchèresàdouzecaisses!Çaenfaituneparmois!Etjepeuxtepromettred’y

mettretousmesnouveauxproduits.Tunepeuxpasrefuseruneoffrepareille!»Ellemordillesalèvreinférieureavantderépéter:«Douzecaissespluslacaveàvin?Etunecaissededixansd’âge?»Brunoestsurprisparlafacilitéaveclaquelleellesemblecéderàsesnégociations.Ilcommenceà

croirequelevinluiestvraimentmontéàlatête.Tantpis!Ils’empressedetendrelamainverselle:«J’accepte!»confirme-t-il.L’hésitation de Jennifer ne dure qu’un bref instant, car elle se penche vers lui et lui lance un

regardferme:«Etvoilà,votremajesté.Vousavezfiniparl’avoir,votredivorce.»Elle a un rire étrange, presquemoqueur devant l’échange ridicule qu’ils viennent de conclure,

maisilestsiheureuxqu’ilnecessedelaremercier:«J’avouequejenesavaispluscommentonarriveraitàunterraind’entente,toietmoi.Avecce

quis’estpassécesoir,cheztamère…—Net’inquiètepluspourça,maissitupermets,jeferairédigeruncontratparmonavocatdès

demainmatin.Justepourm’assurerquetunevaspasm’arnaquersurlevin…—Quoi?Maisnon!Pourquoijeferaisça?—C’estjusteuneprécaution.Tusaisàquelpointl’harmoniedenotrecoupleestfragile,n’est-ce

pas?»Elleletaquineavecunclind’œilqu’ellesouhaitecompliceetilaunrirefrancavantdehocherla

tête.Cependant,saquestionsuivantetrahitencoresonincertitude:«TuvasvraimentrevenirenEspagneavecmoi?Cemercredi?—Puisqu’il lefaut.Sergiosemblaitd’accord,Maximeespéraitquejecède, j’aiduvin, t’aston

divorce…Vraiment,jecroisquetoutlemondeestcontent.»Elle tend son verre pour trinquer et il s’empresse de répondre à son geste, soulagé que cette

guerresesoitenfinterminée.Etplutôtfacilement,maiscelal’effleureàpeine.Emmaseratellementheureuse!Iljubiledéjààl’idéedeluiannoncerlabonnenouvelle.

Pourlasecondefoisdepuisleurentente,Jenniferrit:«Tusais,onferaprobablementdemeilleursdivorcés,toietmoi.—Çaoui,alors!»confirme-t-ilsurlemêmetonjoyeux.Jenniferjaugecequ’ilrestedelabouteilledevinavantdegronder:«Bien,maintenantquetuascequetuvoulais,tupeuxrentrercheztoi.Jevaisfinirdemesaouler

aveccettebouteilleet allerdormir.Avec tout le travailqu’ilyaaubureau, jene sais toujourspascommentjevaisbouclermasemaineendeuxjours.»

Saremarquelerefroidit,surtoutqu’elleluidonnecongédefaçonunpeucavalière,maiscommel’heureindiqueprèsdeminuit,ilesteffectivementplusquetempsqu’ilrentreàl’hôtel.

Elle le pousse pratiquement hors de son appartement, puis au moment de refermer la portederrièrelui,elleseravise:

« J’aiunequestion…sinousn’étionspasparvenus àunaccord, ce soir, qu’est-ceque t’auraisfait?»

Ilhésiteavantderépondreprudemment:«Justeaucasoùleschosesnetourneraientpasàmonavantage,jepréfèregarderlesecretencore

unpeu.Maisjeteprometsquejetelediraidansl’avion.—Jevoisquelaconfiancerègne,siffle-t-elle.

—J’ysuisalléunpeufort,jem’enexcuse.Cecidit,lafemmedemonsouvenirnecédaitpasaussifacilement…»

Illancesadernièrephraseenplissantlesyeux,encoretroublédelarapiditéaveclaquelleilssontparvenusàuneentente.Jennifersouritsansreleverledoutequ’ilémet:

«Commetuvois,ilm’arrived’êtreraisonnable.Allez,jetombedesommeil.Bonnenuit.»Elle referme la porte et laisse tomber les masques pendant qu’elle écoute les pas de Bruno

s’éloigner de son appartement. Son sourire disparaît et sa rage revient doucement. Dire qu’ils’imaginequelaguerreestfinie!

Chapitre5

C’estd’unpasdécidéqueJenniferentrechezZoneX,tôtlemardimatin.Aulieudeserendreàsonbureau,c’estdansceluideSergioqu’elledébarque,sansmêmeprendrelapeinedefrapperàlaporte.

«Ilvafalloirquetumeremplacespourquelquesjours»,annonce-t-elle.Sonamirelèvelatêtedesonjournaletlafixeavecunairsurpris:«Bonjouràtoiaussi,Jennifer.Dois-jecomprendrequeBrunot’adéjàconvaincuederetourner

enEspagne?—Onpeutdireça…»Elle se laisse tomber sur une chaise, le sourire aux lèvres, cherchant à démontrer sa bonne

humeur. Reconnaissant ce regard faussement innocent, Sergio se doute immédiatement de quelquechose.

«Qu’est-cequetuprépares?—Maisriendutout»,prétend-elleenbattantrapidementdescils.Ilfroncelessourcilsetinsisted’unmouvementdetêteimpatient.LesépaulesdeJennys’affaissent

commeuneenfantpriseendéfautetelles’exclameaussitôt:«Cetimbécileadébarquéchezmoi,puisautravailetfinalementchezmamère!Ilestallétrop

loin.Cettefois,jen’aipaslechoix:ilfautquejeprennelesgrandsmoyens!—Ilestallécheztamère?Aïe!Tudoisêtresacrémentencolère!—Assezpourluiaccordersonsatanédivorce.—Cequiveutdire?»Ilposelaquestionavecunbrind’inquiétude,carjusteautonqu’elleutilise,ilsaitquecesoudain

changement de cap n’augure rien de bon. Jennifer s’accoude au bureau et chuchote, comme s’ils’agissaitd’unsecretd’État:

«Cesalaudnevapassemarier,t’entends?Jevaisfairetraînerleschoses,l’emmerder,luifaireunesacréeréputationauprèsdesafiancée,s’illefaut,maisjetejurequ’ilvaregretterd’êtrevenumeprovoquerjusqu’ici!

—Jenny!Tunet’emportespasunpeu,là?—Jem’emporte?Moi?Maisc’estluiquiacommencé!sedéfend-elleavecforce.Etjenetedis

pasàquelpointlasoiréed’hiersoiraétéaffreuse!Àcausedelui,mamèreainsultéMax:“Tun’espaslegenred’hommequiconvientàmafille”ettoutettout!EtdevantcetidiotdeVerteuil,enplus!Ilvoulaitmefaireréagir?Crois-moi,ilvaêtreservi!»

Sergio ne dit rien, mais n’est pas rassuré par sa réaction. À son retour d’Espagne, huit ansauparavant, il l’avait souvent entendue ressasser sa rancœur envers son mariage avec Bruno deVerteuil, mais, depuis le temps, il croyait que cette animosité s’était estompée. De toute évidence,revoircethommeladéstabiliseplusqu’ilnes’yattendait.

«Jenny,sevengern’apportejamaisriendebonettulesais.—Ill’acherché!Etjenevaiscertainementpasresterlàetattendrequ’ilfoutelebordeldansma

vie!J’enaiassez,compris?»Alorsqu’elleselèvepourprendrecongé,elles’arrêtebrusquementenentendantunbruitpourtant

àpeineaudible,puisrécupèresontéléphonecellulaireenfouiaufonddesonsacàmain.Ellejetteunœilrapideàl’écranetsiffle:

«Tiens,c’estmamère!Tuveuxentendreça?»

SansattendrelaréponsedeSergio,elledécrocheetengagelaconversationd’unevoixsèche:«Bonjour,maman,tunepouvaispasattendremidiavantdem’appelerpourm’engueuler?—JenniferElie,jenet’aipasélevéedelasorte!Sais-tuseulementcombienj’aiétéinsultéeparla

façondonttuasquittélerepas,hiersoir?SurtoutdevantBruno!C’estuntrèsgentilgarçon!»Lavoixdesamèrerésonnedanslapiècegrâceautoutpetithaut-parleurdutéléphone.Jennyfait

danser l’appareil aubout de samain et regardeSergiopour lui faire comprendrequ’elle n’a rienexagérédesespropos.Quandsamèreafinisatirade,lajeunefemmereprendsontonironique:

«Biensûr,maman!Brunoestlemariidéal.Malheureusement,jenelevoisqu’unefoistousleshuitansetilestvenudemanderledivorce.Maishormiscedétail,c’estvraimentuntrèsgentilgarçon.

—Àquilafautes’ildemandeledivorce?—Àmoi,maman,parcequetoutesttoujoursdemafaute,biensûr!»Ellepinceleslèvrespourretenirlagrimacequiseforgeunpassagesursabouche.Saréplique

faitrapidementréagirsoninterlocutrice:« Il n’y a donc jamaismoyen d’avoir une vraie conversation avec toi ? Je suis d’accord avec

Bruno:tuveuxtoujoursn’enfairequ’àtatête!—T’asraison,maman:c’estfoucommeunhommeavecquij’aicouchépendantdeuxmoiset

quejen’aipasrevudepuishuitansconnaît toutdemoi!Aumoinsautantquetoi!Queldommagequ’ondivorce,luietmoi,hein?»

Sergiofroncelessourcilspourqu’elletempèresespropos,maiselledétournelatêteetreprend:«EtpourMaxime,maman,jevaisterendreunpetitservice:tantqueluietmoionseraensemble,

jenel’emmèneraipluscheztoi.Etjecroisqu’ondevraitselimiterauxfêtes: latienne,lamienne,Noël,etcetera.Remarque,c’estpasobligénonplus.JesaisquelesenfantsdeRémisontplusgentilsquemoi,alors…

—Jennifer!Encoreunefois,tuneveuxrienentendre!Pourquoiest-cequeturefusesdevoirlavéritéenface?

— La vérité ? s’emporte-t-elle. La vérité, maman, c’est que depuis que tu es divorcée, tu tepermetsdejugermavie!Maisc’esttoiquit’esretrouvéeavecunmariquibaisaittoutcequibouge,jen’ysuispourrien,moi!

—Tonpèren’arienàvoiravec…—Maximenonplus!lacoupe-t-elleenétouffantlecriquisortdeseslèvres.C’estmonchoix,

maman : soit tu l’acceptes, soit tu restes hors de ma vie, voilà comme les choses fonctionnent,maintenant.Ettuvasêtretellementheureused’apprendrequ’ilm’ademandédel’épouser,hiersoir.»

Unlongsilencesuitcesparolesqu’elles’empressedecomblerenaccélérantsondébit:« Bien, je suis contente de voir toute la joie que cela t’inspire. Bon, il faut que je te laisse,

maintenant:jedoisrégleruntasdechosesaubureauetrentrerpourfairemavalise.Ah!J’aioubliéde te dire : jem’envais avecBruno, demain après-midi.Nous allons enEspagnepour entamer laprocédurededivorce.

—Jennifer!—Jesaisdéjàcequetuvasdire,alorsneledispas.Allez,jet’embrasseetjenet’enveuxpresque

paspourhiersoir.Salut.»D’unmouvementrapide,elleclôtlaconversationetlancesontéléphonesurledessusdubureau

deSergiopourlaisserfiltrerunbrindesacolère:«Bonsangqu’ellem’énerve!T’asvucequ’ellefait?Brunopar-ci,Brunopar-là!—Maxt’ademandédel’épouser?»Ellerelèvelesyeuxverssonami,constatequ’ila,luiaussi,entendulesmotsqu’ellevientdejeter

àlafiguredesamère.Elleadmet,unpeugênéedeleluidireainsi:«Quelquechosedanslegenre.

—Ettuluiasditoui?—Jen’aipasvraimentréponduàlaquestion.—Maistuviensdedireàtamère…—J’aiditçapourl’énerver!Bonsang,Sergio,tunetrouvespasquej’aidéjàbienassezdemalà

medébarrasserdemonpremiermari?Tucroisquej’aienviederetomberdansunpiègepareil?—Alorst’asditnon?—Jen’airiendit!répète-t-elle.Jevaisd’abordmedébarrasserdeBruno,revenirici,remettrede

l’ordredanstoutcebordeletpuis…onverra.»Personnenebougependantdelonguessecondes,puisSergioinsiste,sachantqu’ils’aventuresur

unterrainglissant:«Jenny…tucroisvraimentquetuvasépouserMax?—Mais j’en sais rien,moi ! J’aimême jamaispensé àhabiter avec lui !Etpuis, pourquoi les

hommesenveulenttoujoursplus?Est-cequ’onn’apaslarelationdecoupleidéale,luietmoi?Deuxoutroisjoursensemble,lerestedutempsséparés.Ilfaitsonlavage,jefaislemien,onseréconforte,onbaiseetpuisc’esttout.Pourquoijetombetoujourssurdesgarsquiveulentsemarier?

— Parce que c’est l’ordre naturel des choses ! Tu ne veux pas… je ne sais pas, moi : avoirquelqu’untouslessoirsavecquitupeuxpartagercequetuvis?Avoirdesenfants?»

EllelefusilleduregardetSergioregretteaussitôtd’avoirposécettequestion.«Tumevoisavecdesenfants?Jepasseprèsdesoixanteheuresparsemaineautravail.—Personnene te le demande.Nous avons trente-deuxemployés, justementpourque le travail

n’aitpasàempiétersurnotreviepersonnelle.—Maisj’aimemontravail!Sergio,onestàdeuxdoigtsd’avoirleprixBoomerang!Onestles

favorisenliste,bonsang!Çanetefaitdoncpasplaisir?»Ilhausselesépaulesavecunsourirequinemasquepassonindifférence.Leurentrepriserafleun

tasdeprixdepuistroisans.EnquoiceprixBoomerangest-ilsidifférentdesautres?Cequ’ilaime,lui, c’est créer des concepts, rendre une idée de façon visuelle, entendre du bien de sa dernièrepublicitédanslarue.Àuneépoque,Jenniferavaitcettemêmeflamme,maisillavoitdésormaisdeplusenplusobnubiléeparlaréussite,commesielledevaitabsolumentseprouveràelle-mêmequesavieesttellequ’ellel’atoujourssouhaitée.

«Quoi?s’impatiente-t-elledevantsonsilence.Tun’espascontentqu’onsoit finalistespour leBoomerang?

—Jesuissupercontent!Seulement…jepensequ’onpeuttoutavoir:untravailstimulant,créatif,mais aussi une vie de couple comblée.Regarde-moi avecSteph.Ça fait deux ans et nous sommestoujoursaussiamoureux.Jevoudraisquetuaiesça,toiaussi.

—Maisjenesuispasseule!JesuisavecMax!»Son regard s’assombrit, signe qu’il n’est pas totalement convaincu par sa réponse, et elle se

défendaussitôt:«Quoi?Tuveuxqu’ilm’envoiedesfleurs?C’estçaquiteferaitplaisir?—Jenny,tusaisexactementcequej’essaiedetedire…»Ellesecouelatêteetaungestedereculavantdegronder:«J’aipasenviedeça,moi!C’estmondroit,non?Etpuis,j’aiautrechoseàfairequedesongerà

fairedesenfantsavecMaxime: j’aiunevaliseàboucler,uncontratàfairerédigeretundivorceàobtenir.Après,ondiscuteradeceschosesridicules,situveux.»

Les pas de la jeune femme l’entraînent vers la sortie,mais avant qu’elle n’atteigne la porte, lavoixdeSergiol’interpelle:

«Souviens-toiquelavengeancen’estjamaisbonneconseillère!—J’essaieraid’ypenseravantdeluiarracherlecœur!

—Jenny!Pourquoituneluidispassimplementlavérité?Jette-luitoutàlafigureetlibère-toidecettefichuecolèreetdetouscesregretsquit’empêchentd’avancer…»

DesmotssebousculentdanslabouchedeJennifer,maisilsneviennentpasseuls:unebouledefeuseformedanssagorgeetellefaituneffortdémesurépourretenirlacrisedenerfsquis’amène.Mêmedevantsonami,ellen’aaucuneenviedereplongerdanslepassé:

«T’escon,Sergio!Ettunecomprendsvraimentrien!»L’instantd’après,elledisparaîtenclaquantlaporteets’enfermedanssonbureau.Cettehistoirea

assezduré:ilesttempsqu’ellepasseàl’action.Etsileschosestournentmal,Brunonepourras’enprendrequ’àlui-même.Ill’abiencherché,aprèstout!Àluidesavoirqu’onnedéfiepasimpunémentunefemmeencolère!

***Tout le reste de lamatinée, Jennifer organise son départ. Elle contacte l’avocat de l’entreprise

pourluiparlerdececontratbizarre:undivorceenéchangedeplusieurscaissesdevin.Siellen’étaitpasl’unedesesplusfidèlesclientes,lejuristeauraitprobablementcruàuneblague,maiscommeelleexigeunecopiedececontratavant lafindel’après-midi, iln’ad’autrechoixquedes’exécuter.Etvite!

Elleréorganisesonagenda,reportesesrendez-vousàlasemainesuivanteoulesredistribueauxpersonnesenchargeduprojet.Pourquoidevrait-elleêtreprésenteà toutes lesréunionsdetravail?Pourunefois,qu’ilssedébrouillentsanselle!

Dernièretâche,maisnonlamoindre:JennytéléphoneàMaximepourluiannoncerqu’ellepartenEspagne.Contretouteattente,cettenouvellesemblelerendrejoyeux:

«Alorsçaveutdireoui?demande-t-ilavecempressement.—Euh…oui,quoi?—Tuveuxqu’onsemarie?Jeveuxdire…c’estbienpourçaquet’acceptes,non?»Elle se frappe la tête en se traitant d’idiote : pourquoi n’a-t-elle pas songé aumessage qu’elle

envoyaitàsonpetitamienacceptantdedivorcer?«Euh…Max…jenepensepasqu’onensoitencorelà,toietmoi.—Mais tu y penses, pas vrai ? Je n’ai pas dit qu’il fallait le faire tout de suite, mais… si tu

divorces…onpourraitenreparleràtonretour?—Onverra.»Maximeritetn’insistepasdavantage.Heureusement!Pourquoidiscuterd’unautremariagealors

quelepremierluidonnesuffisammentdefilàretordre?«Qu’est-cequit’afaitchangerd’avis?finit-ilparluidemander.—Douzecaissesdevin»,dit-elle,leregardperdudanslevide.Ellemordillesalèvreinférieureetretientlasuitedesaphrase:«Etuneirrésistibleenviedelui

fairesafête,àcetimbécile!»Maximerigole,l’interrogesurcettedrôled’histoire:commenta-t-elleeul’idéedenégocierduvincontreundivorce?

«Bof.C’étaitjustepourluifairecracherquelquechose.—OK.Maisqu’est-cequetuvasfairedetoutça?—Leboire,biensûr!Ilestpasmal,sonvin,t’aspasremarqué?»Maxime répondparun«humhum»unpeuvague.Mêmes’ilne leditpasouvertement, il est

agacédesavoirqueBrunodeVerteuilconserveraunlienavecelledanslesannéesàvenir.Ilnepeuts’empêcher d’être inquiet, d’autant que, quand il tente de lui englisser unmot, elle s’empressedemettreuntermeàladiscussionetraccroche.Inutiled’insister.Detouteévidence,sapetiteamien’estpasd’humeuràlerassurer,aujourd’hui.

***JenniferdiscuteavecunillustrateurdanssonbureaulorsqueBrunosemontredansl’embrasure

delaporte.Ilattendsagementlafindesaconversationetqu’elleluifassesigned’entrer.Lebureauenpagaillecroulesousdestasdedossiersqu’elles’efforcedeclasserenprévisiondesondépart.Avantmêmequ’ilneprenneplacesurlachaiseduvisiteur,elleluitendundocumentetentameladiscussionsurundébitrapide:

«Tum’excuseras,jen’aipasbeaucoupdetempsàt’accorder.J’aitroisdossiersàboucleravantde partir et j’espère vraiment que t’as accès à Internet chez toi, autrement ça va être drôlementcompliquédefairelesuiviavecSergio…»

Ilrécupèreledocumentets’assoitsansyjeterunœil,fixelajeunefemmeavecunvisagetroublé:«Bonjour,Jennifer,çavabienaujourd’hui?—Hum?Ah…oui.Bonjour,Bruno.C’estque…c’estunegrossejournée…»Ellepointeledocumentpourqu’ilyaccordeunpeud’attention.Illeramèneverslui,ledétaille

rapidementavantdedemander:«Tunet’attendsquandmêmepasàcequejelesignemaintenant?—Pourquoipas?C’estbiencequ’onaconvenu,non?Douzecaissescontreledivorce…—Maisc’estincomplet.Onn’yretrouvemêmepaslesvariétés!»Ellesouffleavantdecroiserlesbrasdevantelle:«Est-ceque tu saisàquelpoint jemesuisdémenéepour fairepréparercedocumentparmon

avocatenmoinsdequatreheures?— Jen, tu ne peux pasme demander de signer ce genre de contrat sans consultermon propre

avocatd’abord!Etjecroyaisqueceseraitannexéaucontratdedivorce.Unpeucomme…lepartagedesbiens.»

Jennifertapotesonfrontavecleboutdesonindex,chercheàretrouversoncalmequiadéjàétémisàrudeépreuvedepuiscematin.Cecontratexigéàladernièreminuteluiapristempsetargentdansunhorairedéjàbienchargé.Commentpeut-ilrefuserdelesigneralorsqu’iln’yapasaccordélamoindreattention!

«Jen’aipasditquejen’allaispaslesigner,ajoute-t-ilnepercevantsonexpression.Jeveuxjusteavoirdutempspourlelireet…jenesaispas,disons…l’annoter?Tun’asmêmepasincluslacaveàvindanstaliste.

— Je peuxme la payer tout seule ! Bruno, sans vouloir te brusquer, c’est un contrat plus queconvenable.Monavocatadûmeprendrepourunefolleaveccetéchangedevin.»

Brunoaunrirelégeretilhochelatêteavantdes’adosserplusconfortablementdanssonsiège:«Tuasraison,c’estuncompromisplusqu’acceptableetjesuislepremiersurprisqu’onysoit

arrivés.Cecidit, j’aipourhabitudedene jamaissigner lemoindredocumentsansd’abord le fairelireàmonavocat.

—Bien,tuveuxquejeluienenvoieunecopieparcourriel?—Qu’est-cequipresse?Nousauronsquatrejourspourréglercedétailunefoisquenousserons

enEspagne.— Tu crois que je vais partir avec toi sans avoir la certitude que tu vas honorer ta part du

marché?—Etpourquoijemedéroberais?—Qu’est-cequej’ensais?J’aipasséuneheureautéléphoneavecmonavocat!Lemoinsquetu

puissesfaire,c’estdemeprouverquejen’aipasfaittoutçapourrien!»Ilsoupirelourdement,baisseànouveaulatêteversledocumentetentreprenddelelire,bienqu’il

ne comprenne pas ce qui pousse la jeune femme à vouloir subitement tout contrôler.Dire qu’hierencore,ellerefusaitobstinémentdeluiaccorderledivorce.Décidément,ilnelacomprendrajamais!

Sur un coin du bureau qui n’est pas enseveli sous des documents, il dépose le papier et signedevant elle en guise de bonne volonté, mais avant qu’elle ne tende la main pour le reprendre, il

refermelecontratetleglissedanslapocheintérieuredesonveston:«Jetelerendrailà-bas.EnEspagne.Tunepeuxpasm’envouloird’êtreprudent!Pasplustard

qu’hier,turefusaisdeveniravecmoi.»Avantqu’elleneproteste,ilbifurqueladiscussionsurunsujetmoinsépineux:«Etpuisqu’onyest,j’aiunebonnenouvelle:àpartirdel’anprochain,monvinseradisponible

auQuébec.Jemedisaisquetonentreprisepourraits’occuperd’enfairelapublicité…»Elleseredresseavecunaircurieux:«Imprimé,webouvidéo?»Comme il ne comprend pas vraiment la question qu’elle lui pose, il répond aussitôt, un rire

étoufféaufonddelagorge:«Àtoidemeledire!»Ellesouritàsontour:«Alorsças’estbienpassé,tarencontre?— Encore mieux que je ne le pensais ! Finalement, c’est une excellente chose, ce voyage.

D’abord,tum’accordesledivorceetaujourd’hui,j’apprendsquemonvinserabientôtdisponiblesurtonterritoire.

—ParcequetuvendsauxAméricains,maintenant?»semoque-t-elle.Bruno lapointedudoigt avecunairmalicieuxpour l’empêcherdechercher ladispute,puis il

éclated’unrirefranc:«Lapreuvequelesmiraclespeuventarriver!»LasonneriedutéléphonesuiviedelavoixdeLaetitiasefontentendre,annonçantlaprésenced’un

clientavecquiJenniferarendez-vous.Brunoseredresseaussitôtpourprendrecongé:«Àquelleheureseterminetajournée?—Aujourd’hui?Ouf!Probablementpasavantseptheures!—Oh!Euh…bien…jepeuxrepasserdanscesheures-là,situveux.»Jennyluilanceunregardincertain,maiscommeilattendtoujoursuneconfirmation,elleinsiste:«Pourquoifaire?— Pour t’inviter à dîner. J’ai une bonne nouvelle à fêter et, depuis hier, nous arrivons à

communiquer sans trop nous disputer. Je me disais qu’on pouvait essayer de terminer un repasensemble?»

Ellesoupireencherchantsesmots.Malgrétoutlecalmedontellefaitpreuve,ilsentquesonoffreluidéplaît.

«Cen’estpasuneobligation!s’empresse-t-ild’ajouter.—C’estjusteque…sijeveuxêtreprêteàpartirdemain,çarisqued’êtreserré.—Maisilfautbienquetumanges!—JevaisprobablementcommanderquelquechoseavecSergio.Ilfautqueje lui transfèremes

dossiers,justeaucasoùilyauraituneurgencependantmondépart.—Hum.Sergio.Biensûr.»Il pince les lèvres, un peu agacé.Chaque fois que cette femme lui file entre les doigts, c’est à

cause d’un seul et même homme. Lorsqu’elle avait voulu partir d’Esclanyà, ce nom revenaitconstamment dans ses explications : elle avait promis àSergio, elle ne pouvait pas laisser tomberSergio,etSergiopar-ci,Sergiopar-là.Aujourd’hui,alorsqueBrunonedemandequ’unepetiteheuredesonattention,elleluiressertlamêmeexcuse.

«Etpuis,sansvouloirtevexer,reprend-elleavecunvisageironique,ilvautmieuxqu’onévitedetropsevoiravantdepartir.Lesprobabilitéspourqu’onsedisputesontplutôtélevées…

—Hum.Pasfaux.—J’aitoujoursraison,monchéri,dit-elleavecunevoixmoqueuse.

—Évidemment!répond-ilsurlemêmeton.Etjesupposequ’onseraittoujoursmariéssij’avaiscompriscedétaililyahuitans?

—Qu’est-cequet’esidiot!Onestmariés!Lapreuve,jedoismetaperhuitheuresd’avion,troisheuresdevoitureetquatrejoursdansunvillagequepersonneneconnaît.»

IlsoupireetcomprendqueJennyaprobablementraison.Iladéjàenviedes’énerverjusteautoncondescendantqu’elleutilisepourparlerd’Esclanyà.Direqu’elleluiavaitrépétéaumoinsunmillierdefoisquec’étaitleplusbelendroitsurTerre.Commenta-t-ellepuoubliertoutça?

«Désolée,grommelle-t-elleenposantunemainsurseslèvres.C’estjusteque…j’aibeaucoupdechosesàfaireet…

—C’estbon, j’ai compris.Pourdemain : jepasse teprendre à tonappartement, disons…versdeuxheures?

—Super!Jeserailà.—Bien.Àdemain.»Il quitte son bureau avec une drôle d’angoisse au creux du ventre. Comment faire en sorte de

cohabiterpendantquatre joursavecJennifersansquelaguerrenerecommenceentreeux?Quesafemmerevienneàlamaison,celaluiparaîtsoudaintrèsirréel…

Chapitre6

Bruno essaie de conserver un air impassible, mais il ne peut s’empêcher de regarderfréquemmentJenniferpendantquelesautrespassagerstraversentlaclasseaffaireoùilssontinstallés.Cen’estqu’enrécupérantlacouvertureofferteparlacompagnieaériennequ’elleleremarque:

«Qu’est-cequ’ilya?—Rien.Ondiraitquejen’arrivepasàcroirequetusoislà,admet-ilavecunsourireforcé.Jene

saispaspourquoi,j’aiencorepeurquetutelèvesetquetuteglisseshorsdel’avionjusteavantqu’ilsnerefermentlaporte.»

Elledéplielacouvertureetlaposesursesgenoux.Iln’apastort.S’iln’entenaitqu’àelle,elleneseraitpaslà.Siprèsdudépart,Jennifersentlesdémonsdesonpasséreprendrevie.Direqu’elleatoutfaitpouroubliercettehistoireetqu’elles’estpromisdenejamaisremettrelespiedsaudomaine…voilàqu’elleretournelà-bas!Toutçapourquoi?Pourassouvirunevengeanceetobtenirundivorcedontellen’arienàfaire…

Quandlesmoteurssemettentenmarche,ellescrutel’hôtessedel’airetretientl’angoissequiluichavire l’estomac.Elle a soudain trèsenviede fuir.Pour secalmer, elle siffle laphrasequ’elle serépètedepuisl’aube,commeunleitmotiv:

« On va aller dans ce bled pourri, on va rencontrer ce juge de paix, on va obtenir ce satanédivorceetjevaisenfinpouvoirmedébarrasserdetoi.»

Del’autrecôtédel’allée,Brunosourit.Bienqu’ilessaiedenepaslafixer,ilremarquequ’ellesetortillenerveusementsursonsiège,tentantdetrouverunepositionconfortableenvuedudécollage.

«Jepensaisquetuprofiteraisduvoyagepourmeposermilleetunequestions.»Elle repousse du bout des doigts les cheveux qui lui masquent la vue et le considère avec

froideur:«Parcequetucroisquecequisepasselà-basm’intéresse?—Jemedoutequenon,mais jepensaisquetuauraisaiméconnaître lasuitedemonplansi tu

avaiscontinuédemetenirtête.»LecorpsdeJenniferseredresseetelleplisselesyeux.Sousleregardcurieuxdelafemmequ’ila

aiméjadis,conscientqu’ilestparvenuàcaptertoutesonattention,ilannoncesansattendre:«Jecomptaisemménagercheztoi.»Elle fronce les sourcils, réfléchit à cette idée quelques secondes avant de répliquer, un peu

sèchement:«Quelleidée!Jet’auraisfaitmettredehors!—Onestmariés,t’asoublié?—Séparés!—Techniquement,onn’ajamaissignalécetétatdefaitetd’aprèsmonavocat…—Tonavocatestunimbécile!l’interrompt-elle.— Tout ce que je dis, c’est que j’avais tous les droits d’accès à ton appartement puisque,

légalement,ilaétéachetéaprèsnotremariage.—C’estridicule:ilestàmonnom!—N’empêchequec’estlaloi!Oh,maisnet’inquiètepas,c’étaitsurtoutpourt’énerver.Jen’ai

quefaired’unappartementàMontréal.Quoique…»Il accompagne sa remarque d’un clin d’œil qu’il espère complice,mais qu’elle ne relève pas.

Commeellecontinuedeleregarderavecunvisagesombre,illaisseéchapperunriremoqueur:

«Sij’avaissuqueçateferaitunteleffet!Enfin…dommage.Jet’auraisfaitduboncafé,déjà!Sitant est que tu saches l’apprécier. À mon avis, c’est une cafetière que tu aurais dû négocier, passeulementunecaveàvin…»

Ellesongeàfaireunescènepourqu’onlalaissesortirdecetavionavantqu’ilnedécolle.BrunopressentsoudainlapaniquedeJenniferetcessederire,s’empressedetempérersespropos:

«Jen!C’estuneblague!Toutça,c’estjusteunjeu!—Unjeu?répète-t-ellecommes’ilcherchaitàl’énerverdavantage.Cen’estpasunjeu,Bruno:

c’estdemaviedonttuparles!»Il la fixe, étonné par le vif de sa réaction, pendant qu’elle étouffe une sorte de grognement et

qu’elleluitourneledospourserecroquevillersursonsiège.Àquoibons’emporter?Elleluirendrabientôtlamonnaiedesapièce…

«Jen,j’essayaisjustededétendrel’atmosphère…»L’avionbougedoucement,signequeledépartestimminent.Ànouveau,Jennyhésiteàfaireune

crisedenerfsquiluipermettraitdequitterl’appareilavantqu’ilnesoittroptard,maisceseraittropfaciled’abandonnersansavoirobtenuvengeance.D’ungestebrusque,elleremontelacouverturesursesépaulesetsiffle,sansluijeterlemoindreregard:

«Crois-moi,chéri,tuvasl’avoirtondivorce!»***

Alors que l’avion amorce sa descente vers la ville de Barcelone, Jennifer ressent unmélanged’anxiétéetdetristesseenapercevantlepaysageàtraverslehublot.Ladernièrefoisqu’elleestvenuedanscetaéroport,c’étaitilyahuitans,lorsqu’elleaquittéBrunoetchoisideretourneràMontréal.Depuis,elleabienfaitquelquesallers-retoursversl’Europe,maiselleatoujoursrefuséderevenirenEspagne.

Bienmalgré elle, à la seconde où elle pose le pied sur la terre ferme, une série de souvenirsenvahissentsamémoireetcertainsl’effraient.Assezpourquel’angoisserevienne.Malgrélafatigue,soncerveausembletoutàfaitréveillé:elles’imaginedéjàrevoirlamer,ledomainedeVerteuilettouslesmembresdecettefamillequ’ellealaisséslà-basenessayantd’oublierleurexistence.

Alors qu’ils attendent leur tour aux douanes, Bruno parle constamment : demétéo, d’actualitélocale, de vin, mais c’est à peine si elle l’écoute. Elle tend cependant l’oreille chaque fois qu’ils’adresse auxgens en espagnolou en catalan, partagée entre l’enviede comprendre cequ’il dit etcelle de vérifier s’il parle d’elle, mais elle n’y arrive pas. Toute cette culture lui semble si loin,désormais.Lepeudemotsqu’ellereconnaîtnefaitaucunsensdanslecontexteactuel,alorsellesecontente de suivre sonmari à travers la foule d’étrangers, petite valise roulante enmain, jusqu’àl’immense stationnement. Elle le laisse poser les valises dans le coffre arrière d’un petit camioneuropéend’unecouleurgrisfoncépresquenoire,pendantqu’elles’installedocilementsurlesiègeducôtépassager.

«Tuesbiensilencieuse,dit-ilalorsquelavoiturequittel’aéroport.—Jesuisfatiguée.Çadoitêtreledécalage.—Tuasdormiduranttoutlevol!—Jen’aipasdormi:j’aiessayé,c’estdifférent.»Ellepinceleslèvresdevantletonacerbequ’ellevientd’utiliseretsereprendaussitôt:«Jesuisunpeuàcran.Nefaispasattention.»Il hoche la tête en feignant un sourire. Malgré sa volonté de rendre ce voyage agréable, il

remarqueàquelpointJennyesttendue.Mêmes’ilsedoutequesaquestionluiserapénible,ilnepeuts’empêcherdeluidemander:

«Qu’est-cequeçatefait?Derevenirici?—Rien.

—Hum.Évidemment.»Son soupir laisse transparaître sa déception et elle regrette de s’être laissée emporter, signe

visible du malaise qu’elle ressent et que son époux a probablement remarqué, lui aussi. C’estpourquoiellereprend,surunevoixplusdouce:

«Jesuiscontentederevoirlamer.C’estbeau.»LaréactiondeBrunoestinstantanée:ilretrouveunsourireéclatantetconfirmesansattendre:« Ce sera plus joli quand on sortira de la ville. On va longer la côte pendant presque tout le

trajet.»Ellesouritsansconvictionetreplongedanslesilence.ÀlasecondeoùlacamionnettequitteBarcelone,Brunorécupèresontéléphonecellulaireetpasse

unbrefappelqu’elleécoutesanscomprendre.Elleabienquelquesbasesenespagnol,maisilparlevite et en catalan : à sa mère ou à sa fiancée, probablement, car elle entend son nom à quelquesreprises.Ledouteseconfirmelorsqu’ilchuchote«t’estimo»avantderaccrocher.S’ilyabiendesmotsencatalanqueJenniferserappelle,cesontceux-là:jet’aime.Desmotsqu’illuirépétaittoutletempsetquiaujourd’hui,appartiennentàuneautre.T’estimoponcella:jet’aime,petitboutondefleur.Parfois ilajoutait lemotrossa pourparlerde sescheveuxblonds.EtEmma?Àquoi ressemble-t-elle?EtquelssurnomsBrunoluia-t-ildonnés?

«Désolé,dit-ilenrangeantsonappareil,jevoulaisleurannoncerquenousétionsenroute.Mariaainsistépourpréparerdelapaella.Tutesouvienscommetuadoraisceplat?EtEmmatenaitàfaireunrepasdefamillepoursoulignertaprésence.C’estsafaçonàelledeteremercierd’êtrevenue.»

Unrepasdefamille?Quelle idée!Jennifersemord la lèvre inférieureetdévie le regardversl’extérieurpouréviterdegrimacerdevantlui.Difficiledefairebonnefigureensachantqu’ÉléonoredeVerteuilseraprésentecesoir.

«Unproblème?demande-t-ilenpercevantlafaçondontelleserrelamâchoire.—Non»,ment-elleengardantlesyeuxrivésloindelui.Ilritdoucementettapotelevolantavantdelancer,suruntonjoyeux:«Nousn’avonspeut-êtreétémariésquedeuxmois,mais jesais toujoursquand tumens.Tuas

cettefaçondebougertonnez…»Sonvisagesecontractependantqu’il tentede l’imiterenexagérantsongeste.Jennysoupireen

ravalantsacolère.Cherche-t-ilabsolumentàlaprovoqueralorsqu’ellen’aquepeudormi?«Jen’aimepaslesrepasenfamille,dit-ellesimplement.—Emmaveutjustet’accueillircommeilsedoit…—Gentillepetitefiancée,dit-elleavecironie.Commesijenevoyaispasclairdanssonjeu.Elle

veutsurtoutmebalancervotreamourauvisage,ouais.»Brunoluilanceunregardnoir:«Qu’est-cequetuvast’imaginer?Emman’estpascommeça!—Bien sûr quenon.Elle est probablement parfaite, lance-t-elle sur lemême ton.Uneparfaite

petiteMmedeVerteuiletpasunesaletéd’Américaine.Tamèredoitl’adorer,tiens!—Jen,qu’est-cequiteprend?Etqu’est-cequemamèrevientfairelà-dedans?»Sonregard,quipassedelarouteàlajeunefemme,exprimeclairementsonincompréhension.Il

n’arrivepasàcroirequeJenniferluifaitunescènealorsqu’Emmasouhaitesimplementsoulignersavenue.C’estquandmêmeuncomble!

« Laisse tomber, finit-elle par grogner. Je t’ai dit que j’étais à cran. Le voyage, le stress, ledécalagehoraire…»

Elletourneunvisagefaussementsouriantversluiavantd’ajouter:«Jevaisessayerdefaireuneffort,OK?»Cettefaçonqu’elleadefairedévierlesujetl’agace.IlcommencevraimentàcroirequeJennifera

dumal à gérer la situation. Il essaie de se taire et de la laisser tranquille, mais, au bout de troisminutes,iln’ytientdéjàplus:

«Tusais,jemedisaisqu’onpourraitprofiterduvoyagepoursedire…toutcequ’onauraitdûsedire,ilyahuitans.Réglernosdifférends,passeràautrechose…

—Jesuisdéjàpasséeàautrechose.—JeneparlepasdetavieàMontréal,maisdetoietmoi.Tunepeuxpasdirequetoutestclair

danslafaçondontons’estséparés.Onpourrait…essayerdecomprendrecequin’apasmarché…»Jenniferseredressebrusquementsurlesiègeetlefusilleduregard:«Tutemoquesdemoi,là?—Pasdutout!Maispuisquetusemblesconnaîtrelaréponseàcettequestion,vas-y:jet’écoute!—Tuveuxsavoircequin’apasmarché?s’emporte-t-elle.Tout,évidemment!J’étaistropjeune

et tumettais beaucoup trop de pression surmes épaules ! On allait s’occuper du domaine, tumevoyaisdéjàenseignanteouphotographepourlarevueduvillage…Oh!etj’oubliais:mèreaufoyeraussi!Bonsang,j’avaisvingt-et-unans!

—Jevoulaissimplementgardermafemmeàmescôtés…—Tuvoulaisplusqueça!Tuvoulaisquej’abandonnetoutemaviepourtoi!Lavérité,Bruno,

c’est qu’on s’est mariés sur un coup de tête. Tu tenais tellement à ce satané mariage ! Moi oun’importe qui d’autre aurait probablement fait l’affaire. D’ailleurs, çam’étonne que tu n’aies pasépousécette…Elenaoun’importequidelà-bas…

—Elena?»Il fronce les sourcils en essayant de se remémorer une femme répondant à ce prénom, mais

Jenniferrecommence:«Tunetesouviensmêmeplusd’elle?Elletecollaitpourtantauxfessescommeunesangsue!»Ellefaitminedeflatterl’épauledesonépouxetprendunevoixnasillardeetridicule:«Oh,Bruno,tuestellementgentil,tellementfort,tellementcultivé…—Maisdequiparles-tu?— D’Elena ! La comptable ! Enfin… l’assistante… Elle est venue avec son père avant les

vendanges…»LevisagedeBrunos’éclaireetilsemetàrireavecforce:«LafilledeJosep?Alorslà!J’avouequejenem’yattendaispas!—Osemedirequ’ellenet’apasoffertdemeremplacerquandjesuispartie?—Quoi?Non!Quellequestion!—Biensûr!Ett’aspascouchéavecellenonplus…—Mais…non!Enquellelanguejedoisteledire?»Il grogne, choqué par le côté direct de sa question, mais Jennifer insiste, un doigt accusateur

pointévers lui.Avantqu’ellen’ouvre labouche, il repoussesonaccusationenmontant le tond’unniveau:

«Jen’aipascouchéavecelle,jetedis!C’estàpeinesijemelarappelle!Etpourquoijel’auraisfaitpuisquej’étaismariéavectoi?

—Etquandjesuispartie?—T’asfini,oui?gronde-t-ilensecouantlatête.Ondiraitquet’essayesdemeprendreendéfaut!

Jen,jenesaispascequetut’esimaginé,maisjen’aicouchéavecpersonne.Ilmesemblequejem’ensouviendraissic’étaitlecas!»

Jenniferreculesursonsiègeettentedetrouverunepositionmoinscrispée,maiselleadumalàresterdétendueenreplongeantdanssessouvenirstroubles.

«Maisqu’est-cequit’afaitcroirequej’auraispu…êtreaveccettefille?»—Unerumeur,c’esttout»,lâche-t-ellesimplement.

Elletentedeluifairedosenjetantsonregarddanslebleudelamerqu’elleperçoitauloin.Elleauraitdûsedouterque toutecettehistoire sonnait faux.Elleavait étéorgueilleuse.Et ridiculementnaïve.

«Jepeuxconnaîtrelasourcedecetterumeur?insiste-t-il,agacédedevoirinsisterdelasorte.—Çan’aplusd’importance,maintenant.—Jen!S’ilteplaît…»Ellesoupireavantdereposerlesyeuxverslui:«Environunmoisaprèsmondépart…j’aitéléphoné.—Téléphoné?Quoi?Tuveuxdire…chezmoi?»Jennygardelesyeuxrivéssurluietàsonexpressionhébétée,ellecomprendqu’ilnel’ajamais

su.Ellesourittristement:«C’estloin,toutça.Ons’enfout.—Onnem’ajamaisditquetuavaistéléphoné!Jetelejure!—Jem’endoutais.C’estpasgrave.Quelqu’unm’alaisséentendreque…t’étaisaveccettefille.

CetteElena.»Ilfroncelessourcils,tentedesesouvenirdelajeunefemmeenquestion,maisl’imagedecette

assistanteàlacomptabilitéresteflouedanssamémoire.Quiapucroireunechosepareille?«Laissetomber.J’aidûmalcomprendre.»La voiture ralentit, et il attend d’avoir tourné sur une nouvelle route pour poursuivre son

interrogatoire:«Jepeuxsavoirpourquoituastéléphoné?—J’avaisbesoindeteparler,c’esttout.»Levaguedesaréponseluidéplaîtetils’obstine:«Jesuislà,maintenant.Jet’écoute.»Jenniferétouffeunrireameravantderepoussernerveusementsescheveuxderrièresanuque.Elle

hésiteàtoutluidire,àluijeterunebombeenpleinvisage,maisàquoibon?Cetteconversationalieuhuitanstroptardetilneresteplusrienàsauver.

«Jen’aiplusenviedeteparler,maintenant»,répond-elleenfin.Les doigts de Bruno se raidissent sur le volant et il accélère sans s’en rendre compte. Est-il

possible que Jennifer ait compris son erreur, qu’elle ait voulu revenir à ses côtés ? Et pourquoipersonneneluiavaitfaitpartdecetappel?

«N’enfaispastouteunehistoire,tuveux?lâche-t-elle.Jenet’appelaispaspourtesupplierdemereprendre.

—Alors,pourquoi?»Ellehausselesépaules,déterminéeànerienluidire.Soudain,elleregrettemêmed’avoirabordé

lesujet.«Jen,jesaisbienqu’onnepeutplusriensauver,toietmoi,maisest-cequ’onnepourraitpasen

profiterpoursedirelavérité?—Lavérité,c’estquej’aicruquet’étaisaveccettefille.Etcommeelleétaitducoin,jemesuisdit

quec’étaitparfait,quec’étaitexactementcequ’iltefallait…—Parfaitpourqui?Etcommentas-tupucroirequej’étaisavecuneautreàpeineunmoisaprès

tondépart?—Jesuisbête,voilà.T’escontent?»Un long silence s’ensuit et elle espère que la discussion va s’éteindre,mais Bruno, anxieux à

l’idéequecetappelauraitputoutchangerentreeux,n’arrivepasàclorelesujet:«Maisàquias-tuparlé?Pourquoionnem’ajamaisditque…?—Ons’enfout!Jeneveuxplusendiscuter!»

Elle fait un geste impatient pour le faire taire et tente à nouveau de se perdre dans le paysagemarin.Mêmes’ilaenvied’insister,ilsetaitenseforçantàgarderlesyeuxsurlaroute.

«Jesuisfatiguée,répète-t-elleauboutd’unlongsilence.Etjustepourcesoitclair,jenesuispasvenuepourfaireunethérapiedecouple,maispourobtenirledivorce,alorssituveuxvraimentmerendreservice,évitedeparlerdupassé…»

Il fronce les sourcils, un peu choqué qu’elle cherche à éviter toute discussion sur leur proprehistoire,maispeut-êtreest-elleréellementperturbéeàl’idéedeceretourverslepassé?Pourquoineledit-ellepas,toutsimplement?

«Jen,vraiment…jeneveuxpasmedisputeravectoi.Aprèstout,nousvoulonslamêmechose,touslesdeux.Etpasserquelquesjoursdansmondomainenedevraitpast’êtresidésagréable…»

Commeellenerépondpas,ilsoupireetreprend,surtoutpouréviterdelacontrarierdavantage:«Sionessayaitplutôtderendreceséjouragréable?Demoncôté, je ferai toutceque jepeux

pournepast’énerver,qu’est-cequet’enpenses?»Elleneditrien,surtoutparcequ’ellenepeutluipromettrel’inverse,sonbutétantprécisémentde

luirendre lamonnaiedesapièceunefoisaudomaine.Malheureusement,Brunoinsisteànouveau,sontonredevenantsérieux:

« Ce mariage est important pour Emma. Elle est tellement contente que tu aies accepté dem’accompagner,situsavais!

— Tellement contente qu’elle organise un repas de famille. Chouette ! réplique-t-elle engrimaçant.

—Tun’espascontentederevoirmasœur?Pourtant,jenetedispasàquelpointMariaahâtedeteprésentersonmarietsesenfants.»

Jennysursauteettourneunvisagecurieuxverslui:«Nemedispasqu’elleaépouséEduardo?—Tutesouviensdelui?—Évidemment!Mariaenétaitfolle!Ellem’enparlait toutletemps!Waouh!Jen’arrivepas

croirequetamèrel’aitlaisséefaire!—Ellen’apasvraimenteulechoix!Maria levoyaitencachetteetelleest tombéeenceinteau

boutdetroismois.Jenetedispasàquelpointmamèreétaitcontrariée!ajoute-t-ilenriant.Sonfilsétaitséparéaprèsdeuxmoisdemariageetsafillesefaisaitengrosserparlepremiervenu…

— Ta sœur avait vingt-trois ans et Eduardo était loin d’être le premier venu ! Il était fouamoureuxd’elle!

—Etc’esttoujourslecas.Ilsonttroisenfants,aujourd’hui.—Troisenfants!répète-t-elleavecunregardperdudanslevide.Waouh!Déjà?—Déjà,oui!»Ellesouritbêtementetsongequ’ellen’apasrevuMariadepuissi longtemps.Aprèssondépart,

elle n’a songé qu’aux mauvaises choses. Jamais aux bonnes. Maria… elle s’était rapidement liéed’amitiéavecelle,àl’époque.Soudain,illuitardedelaretrouver…

Chapitre7

Dèsque lavoitureentredans lavilledeBegur,Brunosoupirede satisfaction.Mêmes’iln’estparti que cinq jours, sa région lui a déjà bienmanqué. À ses côtés, Jenny regarde partout autourd’elle, un peu surprise que rien n’ait changé depuis tout ce temps. Ou si peu ! La fatigue acomplètementquittésoncorps,faisantplaceàuneexcitationqu’elletentededissimuler.Lesimagesdesonpasséredeviennentréelles,reprennentviedevantsesyeux:laville,lesruesetlespetitstoitsblancs des résidences. Le véhicule traverse le centre, quitte Begur pour entrer dans le villaged’Esclanyà.Bruno contourne la ville pour éviter le centre et prend la route escarpée quimène audomaine,situésurlacolline.Cettemanœuvrepermetàlajeunefemmed’apercevoir,auloin,l’autremontagnequ’elle a si souventpriseenphoto.Làoù le châteaudeBegur semble surgirde la terrecommeunecouronnedepierre.

«Lamontagneàlacouronne»,chuchote-t-elleensesouvenantdusurnomqu’elleluiavaitdonné,biendesannéesauparavant.

«Tutesouviensdeça?rigoleBrunoenluilançantunpetitregardencoin.—Ondirait.»Ellerépondsansanimosité,plongéedanssonobservation:celledupaysage,maisaussideson

proprepassé.Toutsesuperposedanssonesprit:leurvisiteauchâteau,lesphotographiesqu’elleenaprises,desbribesdediscussions…Leurhistoire,aussi.

Levéhiculeavanceetgrimpedanslacolline.Del’autrecôté,lamerdomineauloinetl’horizondevientunelignebleuetoutfine.Sicen’étaitdesnuages,laséparationentrelecieletlaterreseraitàpeinevisible.Malgrélaclimatisation,Jennydescendsafenêtrepourhumerl’airmarinetleparfumduvillagequis’éloigne:lachaleur,l’humidité,leseletlapoussièreluiemplissentlesnarines,maiscen’estrienencomparaisondecepaysagequiluifracasselesyeux.

«C’esttoujoursaussijoli?luidemande-t-il.—Oui,admet-elleenhochantlatête.— Ce week-end, on pourra aller au château, si tu veux. Je me souviens que tu adorais

photographierlepaysagedelà-haut…—C’estque…jen’aipasprismonappareil,dit-elleentournantlesyeuxverslui.Jenevenaispas

vraimentpourjouerlestouristesetc’estplutôtrarequejeprennedesphotos,maintenant.Enfin…jenelefaispluscommeavant,quoi.

—Oh.Dommage.»Leregardfixésurlaroute,ilafficheunemouecontrariée,maisn’osepasquestionnersonépouse

surunsujetqu’ilsaitsensible.Lorsque lavoitures’engagedansuncheminplusétroit,celuiqui lemènechezlui,sonsourirerevient.Lesoliviersapparaissentd’abordpuis,autraversdespetitsarbresronds, la résidence de Verteuil, soit un domaine de quatre-vingt-treize hectares de verdureinterrompueparquelquesbâtimentsquidatentdusiècledernier.Jennyretrouvesanervositéalorsquelapetitecamionnettetraversel’oliveraieetsestationnedevantunegrandemaisonquiparaîtencoreplusblanchequedanssonsouvenir,probablementàcausedusoleildeplombquil’illumine.Lelieucontrasteaveclamontagnepresquenoirequel’onperçoitplusloin,au-delàdesvignesenpente.Del’autrecôté,lecieletlamers’embrassentàpertedevue.Lorsquelemoteurs’éteint,lavoixdeBrunos’élève:

«Onyest»,dit-ilsansbouger.Il relâche le volant et défait lentement sa ceinture de sécurité, comme s’il craignait d’effrayer

Jennifereneffectuantlemoindregestebrusque.Lajeunefemmeest immobile.Ellebaisselesyeuxsursesgenouxenessayantderepousserlessouvenirsquifrappentàlaportedesamémoire.Quandelle finit par réagir, ses doigts sont lourds, probablement ankylosés par le voyage.Elle sort de lavoitureetsepositionneàl’arrièrepourrécupérersavalise.Brunolarejointetadumalànepasladévisager : il voudrait bien se trouver dans sa tête, savoir ce qu’elle ressent à la vue du domaine,surtoutaprèsunesilongueabsence.

«Jesuisfatiguée.Etilfaitchaud»,dit-elleenpercevantsonregardinquisiteur.Elletiresursonchandailetrepoussesescheveuxversl’arrièrepourluiprouversesdires.Bruno

tentedesortir lavalisedeJennyenpremier,maiselleestplus rapideet la récupèresanssonaide.Malgrésongesteempressé,elleresteplantéeàsescôtésaulieudesedirigerversl’entrée.Ilrefermelecoffreetprend lesdevants.Dèsqu’ilsapprochentduseuilde la résidence,desriresd’enfantssefontentendreetBrunoretrouveaussitôtsabonnehumeur:

«Çavaêtrelafolie,là-dedans!J’espèrequet’esprête!—Ben.Oui»,dit-elle,légèrementincertaine.LamaindeBrunoseposesurlapoignée,maisavantd’ouvrirlaporte,illaregardeunedernière

fois:«Mercid’avoiraccepté,Jen.»Alorsqu’ilsentrentdanslafraîcheurclimatiséedelamaison,uncrid’enfantretentit,justeavant

qu’unepetitetêtenoireseruesurBruno:«Tonton!»Il n’en faut pas davantage pour annoncer l’arrivée des voyageurs dans toute lamaison.Maria

apparaîtaufondducouloir,d’oùémaneuneagréableodeurdenourriture.Unepetitefillecourtverseux,maiscommeBrunoadéjàunjeunegarçonentrelesbras,ellesejettecontresajambeenrépétant«tonton!»àsontour.

«Ondiraitquejesuispartipendantunan!»rigole-t-ilenposantunemainsurlatêtedesanièce.L’onclereposelegarçonsurlesol,embrasselapetitefille,luidemandesielleaétésagependant

son absence. Jenny l’observe, légèrement troublée par cette scène familiale à laquelle elle se sentétrangère,puisMariavientàsarencontreetsejetteàsoncou:

«Ehbien!T’enasmisdutemps!»L’étreintedelajeunefemmelasurprend,maisJenniferyrépondsanshésiter.«C’estàtoi,toutça?»plaisante-t-elleenpointantlesenfants.« Eh oui ! Tu t’es peut-être mariée avant moi, mais pour le reste, j’ai une bonne longueur

d’avance!»Ellessemettentàrire,tandisqu’unhommes’approche,unbébéendormibiencalédanslesbras.

Mariatendunemain,caresselafinechevelurenoireetboucléesdel’enfant:«Mapetitedernière:Ella.Toutjustesixmois.Ettutesouviensd’Eduardo?—Évidemment!Waouh,tun’aspaschômé,disdonc!»Pendant qu’elle imite le geste de son amie pour caresser la petite du bout des doigts, Bruno

apparaît à ses côtés, l’autre fillette bien accrochée à son cou. Maria fait signe à son fils des’approcher:

«VoiciMichaël,sixans.Etici,onalapetiteJennyquiaurabientôttroisans.»Elleébouriffelacheveluredéjàenpagailledelapetite,quialevisageenfouidanslecoudeson

oncle,visiblementgênéed’êtreprésentéeàuneinconnue.JenniferlanceundrôlederegardàMaria:«Tafilles’appelleJenny?— C’est une idée d’Eduardo, explique-t-elle. Après tout, c’est un peu grâce à toi si on est

ensemble,luietmoi.—Waouh.Bença…j’avouequejenem’yattendaispas.»

Son regard va de la mère à l’enfant, pendant que Bruno tente de faire des présentations plusofficiellesentrelesdeuxhomonymes:

« Tu sais, la dame, elle s’appelle presque comme toi : Jennifer, mais il arrive que les gensl’appellentJenny,aussi.»

Il balance son corps pour que l’enfant regarde dans la direction de l’invitée,mais ni l’une nil’autrenebouge.Elless’observentensilencelorsqueBrunoajoute,suruntonmoqueur:

«Onapriépourqu’ellen’héritepasdetonsalecaractère…»Sarépliquefaitriretoutlemonde,mêmeJenniferquisepencheversl’enfant:«Salut.Tusaisquet’estrèsjolie,toi?»L’enfantseredressedanslesbrasdesononcle,lâchesoncoud’unemainpourglissersesdoigts

danslescheveuxdelajeunefemme:«Est-cequet’esuneprincesse?—Moi?Euh…jenepensepas,non.Pourquoi?—Parcequelesprincesses,ellesontdescheveuxcommetoi.—Blonds,expliqueMaria.Mini-JennyaunpetitpenchantpourCendrillonetcommelescheveux

blondsnesontpasmonnaiecourantedanscecoindepays…—Ah!Jevois,ditJenniferensouriant.Ehbien,jenesuispasuneprincesse,maisjesuissûreque

toi,tuenferaisunebienplusjoliequemoi.»L’enfantsecaletimidementcontresononcle,provocantquelquesrireschezlesadultes.Jennifer

setourneensuiteverslejeunegarçonavecunairsurpris:«Ettoi,t’esdrôlementgrand,disdonc!Ettuaslesyeux…demaman.—UnvraipetitVerteuil,celui-là,çane faitaucundoute !»confirme lamèreencontinuantde

caresserlacheveluredesonfils.Jennifernepeutnierque legarçon ressemblenon seulementàMaria,mais aussi à sononcle :

traitsfins,chevelurechocolatée,presquenoire,àpeinebouclée,contrairementàsesjeunessœurs.Etces yeux, dont la couleur est particulière, entre le vert et le gris.Un regard pour lequel elle avaitcraquéenmoinsdetroisminutes,huitansauparavant.

Lamèreinvitesonfilsàsaluerl’invitéedelamaison,maisiln’enfautpasdavantagepourquelegarçonseserreplusétroitementcontreelle,gênéàl’idéed’approcheruneinconnue.Ellesemoquegentimentdesesenfantsavantderécupérersafilledanssesbras:

« Si seulement cette timidité pouvait durer un peu ! T’inquiète : dans dixminutes, ils vont semettreàcrieretàcourirpartout.

—Elleexagère ! Ilssontsages !Hein,mini-Jenny,que t’essage?questionneBrunoen faisantminedepincersonnez.

—Supersage!»réplique-t-elleensouriantàpleinesdents.Mariareposesafillesurlesolenreprenantuntonsérieux:«Bon,c’estpastoutça,maisj’aiuntasdetrucsàfaireavantquelatribun’arrive.Brunot’adit

quetoutlemondevenaitdîner,cesoir?»Jenniferhochelatêteavecunsourireforcéetlajeunemamanreprendsuruntonléger:«Tuvasrencontrer la futureMmedeVerteuil.Onnepensait jamaisquece jourarriverait !Ni

qu’ilprendraitunefemmeencoreplusjeune!»Elle ébouriffe les cheveux de son frère en riant, mais il repousse son geste avec un visage

contrarié:«Emman’estpassijeune!—Elleaprèsdedixansdemoinsquetoi!sedéfendMaria.—Ahnon,vousn’allezpasrecommenceravecça!»seplaintEduardoenberçant l’enfantqui

chignedanssesbras.

Toutenécoutantdistraitementlafaussedisputefamilialequisejoueàsescôtés,Jenniferreposesonattentionsurlafillettequiportesonnom.Aulieudes’éclipserausalonavecsonfrère,elleserapprocheetl’observeàsontour,cachéederrièrelajambedesononcle.Jenniferluisourit,etcelasuffitpourdéciderlapetiteàs’avanceretàluitendrelesbras.Étonnée,l’invitéelaprendcontreelleetlacalesursahanchegaucheavantdereleverunvisagefierversMaria:

«Jecroisqu’ellem’aadoptée.—Nesoispassifière!Dansdixminutes,ellenetelâcheraplus!»Mini-Jenny faitminedecaresser les cheveuxde la jeune femme,entortillemaladroitementune

mècheautourdesesdoigts,puislaluiaccrochederrièrel’oreille:«T’espareillequ’uneprincesse»,répète-t-elle.Mariaéclatederire:«Uneprincesse,voyez-vousça!Tunepeuxpasdirequemafillenet’accueillepasengrand!

Allez,lamenuda2,laisseJennifertranquille.—Çava»,rassurelajeunefemmeenretenantl’enfantcontreelle.Comme s’il ne l’avait pas entendue,Bruno récupère la petite et la dépose à terre, lui demande

d’aller jouer avec son frère dans le séjour. Quand il se redresse, Jennifer le toise du regard,visiblementagacéequ’ilsesoitinterposédelasorte.

« Le voyage a été long, explique-t-il pour justifier son geste. Je me disais que tu aimeraissûrementtereposerunpeuavantquelerestedelafamillearrive.Prendreunedouche,techanger…

—Oh.Bien…»Ellehésite.Maintenantqu’elleestlà,entouréedeMariaetdessiens,elleneressentplusnifatigue

niangoisse.L’adrénalinea repris ledessuset elledoit admettrequ’elleestheureusede revoir sonamie.Brunorécupèresavaliseetluifaitsignedelesuivre.Marialuienvoieunclind’œilcompliceetlorsqu’ellepasseàsescôtés,chuchote:

«Reviensvite!Onauntasdechosesàseraconter,toietmoi!»Elle grimpe les escaliers avec plus de légèreté, déterminée à prendre sa douche et changer de

vêtementsleplusvitepossible.Ellepourraainsiredescendrepouraidersonamieàpréparerlerepasetellesprofiterontdecemomentpourdiscuteravantquelesautresn’arrivent.Àl’étage,Brunoouvrelaportedelachambredufondetydéposelapetitevalise.Lapièce,qu’ellereconnaîtsansmal,donnesur ledevantde lamaisonetoffreunmagnifiquepanorama sur lamer.Attiréepar lavue, elle sedirigeverslabaievitréequidonnesurlaterrasseextérieureetouvrelaporte-fenêtre.Instantanément,la chaleur s’infiltre dans l’air tempéré de la maison, mais Jennifer l’ignore et sort pour allers’accoudersurlarambarde.Ellenesaitpassic’estlafatigueduvoyageoul’émotionderevenirici,danscepasséqu’elleavaitcruenterréàtoutjamais,maiselleneparvientpasàcroirequ’ellesetientvraimentaumêmeendroitqu’ilyahuitans.

«C’esttellementétrangedetevoirici,admetBruno,restéderrièreelle.—Oui.Pourmoiaussi»,chuchote-t-elle.La chaleur est si intense que Jennifer revient très vite dans la chambre et soupire d’aise en

retrouvantlafraîcheurdelapièce.Ellerefermelabaievitréeetrécupèresavalisequ’elleposesurlelit.

«Tuas…desserviettesdanslasalledebainet…—C’estbon,Bruno,jeconnaislamaison,l’interrompt-elleenretrouvantuntonferme.—Oui.Évidemment.Etsituasbesoindequelquechose…—Jemedébrouillerai,net’inquiètepas.»D’ungesteimpatient,elleluifaitsignedequitterlapièce.Ilreculejusqu’àlasortieetdisparaît,

nonsanssesentirunpeusurprisdesefairemettreàlaportedanssapropremaison.Enfinseule,Jennifercessedes’occuperlesmainsets’installesurlereborddulitpourreprendre

sesesprits.Untasd’imagestournoientdanssatête,leprésentetlepassés’entremêlent.Chaquerecoindecettemaisonregorgedesouvenirsetcettechambren’yfaitpasexception.EtcettecomplicitéavecMariaquiestrevenuesivite,mêmeauboutdehuitansd’absence…sansparlerdecettepetitefillequiportesonprénom!Commentresterdeglacedevantcevisaged’ange?

Dansunsoupirinterminable,elles’efforcedechasserl’émotionquilagagne.SileschosesontétésimplesavecMaria,iln’enserapasdemêmeaveclerestedelafamilleVerteuil.Horsdequestionqu’elle montre le moindre signe de faiblesse devant Éléonore, et encore moins devant la futureépousedeBruno.Ellenepasserapaspourl’ex-femmeaigriequel’onremplaceparuneplusjeune.Aprèstout,elleestheureuseetfièredesavie.Elleneregretteabsolumentpassondépartd’Esclanyàetellecomptebienleleurprouvercesoir.

***Il est près de cinq heures lorsque Jennifer sort de sa chambre et s’arrête unmoment devant la

glacequiornelefondducouloir.Quelquesmèchesdesescheveuxsontretenuessurlecôtépardepetites pinces dorées et elle a opté pour une robe d’été toute simple, bleue et blanche, quimet sesformesenvaleur.

«Trèsjolie»,constateBrunoquisortaumêmemomentdesaproprechambre.Comme si elle venait d’être prise en flagrant délit, elle sursaute et se tourne pour lui jeter un

regard sombre, persuadée qu’il semoqued’elle. Pourtant,Bruno sourit en balayant son corps desyeux,observantsatenueplusendétails.Ilinsisteavecunairsatisfait:

«Vraimenttrèsjolie.»Ilcroiseleregardsurprisdelajeunefemme:«T’essérieux,là?—Commesituendoutais!Etd’ailleurs,pourquoijementirais?»Ellehausselesépaules.« En général, il est de coutume de rabaisser son ex pour que la nouvelle flamme se sente en

positiondominante.»Brunoneretientpassonrire,maisilsecouelatêteavantdes’exclamer:«Quelledrôled’idée!Emmaettoin’êtesabsolumentpasencompétition!—Jesuisraviedel’entendre.»Ilsepositionnedevantelleetafficheunsouriremoqueur:«Dois-jecomprendrequec’estlaraisonpourlaquelletuesaussijolie?—Oh,maisjen’airienfaitdetrèsextravagant:j’aijustemisunerobe!T’auraispréféréqueje

m’habillecommetoi?»Délaissant son traditionnel pantalon classique d’homme d’affaires, Bruno a opté pour des

vêtements plus confortables : des jeans et un t-shirt blanc tout simple. Ses cheveux sont encorehumides et il y passe constamment les doigts, comme s’il espérait que cela les fasse sécher plusrapidement.Suruntonplussérieux,illaquestionneenabaissantlavoix:

«Serais-tunerveuse?—Pourquoi?Parcequejevaisrencontrertafutureépouse?Laisse-moirire!»Il sourit sanschercherà lacontredire,mais toutencroisant lesbrasdevant lui, ilprofitedece

momentd’intimitépourluifairepartdesesimpressions:« C’est possible, après tout. Ça doit te faire bizarre d’être ici, de revoir ma sœur et… mes

parents.»LesourireironiquedeJenniferdisparaîtinstantanémentetellesecouelatête:« Je ne suis pas nerveuse. J’aurais juste préféré qu’on évite le repas familial. Enfin… tant pis.

C’esttoiquiprendstouslesrisques,aufond.—Lesrisques?Quelsrisques?

—Jen’aitoujourspassignélespapiersdudivorce,tutesouviens?Alorssitapetitefiancéemefaitunescèneouquetamèremecherche…

—Oh,ducalme!C’estEmmaquiaorganisécerepas,tuterappelles?—Oui,etjemedoutetrèsbienpourquoi.»Ilfroncelessourcilsets’adossecontrelemurenlafixantavecunregardinquisiteur:«Vas-y,dis-moi.Jesuiscurieuxd’entendretathéorie.—Bruno,décidément, tunecomprendras jamais rienaux femmes !Toutça, c’estunemiseen

scène,qu’est-cequetucrois?TapetiteEmmaveutsimplementmemontreràquelpointvousformezune famille unie. C’est un peu infantile, surtout que je déteste ce genre de soirée, mais bon…puisqu’elleytient…

— Emma n’est absolument pas comme ça ! Elle voulait vraiment faire quelque chose poursoulignertonarrivé.

—Biensûr,raille-t-elle.Onpeutenreparlerplustard,situveux.—Emman’apasuneoncedemesquinerie!Touteslesfemmesnesontpascommetoi!—Oh!Chéri!Quelbeaucompliment!siffle-t-elle.J’aipeineàcroirequetuesencorenaïfaprès

toutescesannées…Enfin,siçateplaîtd’ycroire…»Ellerenvoieprestementsescheveuxderrièresesépaulesavantd’ajouter,unpeusèchement:«Entoutcas,siçatournemal,nevienspasdirequejenet’aipasaverti.»Elletournelestalonspourdescendrelesescaliers,tandisqueBrunorestelà,unpeuchoquépar

cesparoles. Ilnedouteabsolumentpasdesmotivationsd’Emma,mais il commenceàcraindre lesconséquencesdecerepasdefamille.S’ilyaunechosequ’ilaapprissurJennifer,c’estqu’ellenemenacejamaissansraison.Etsitoutçan’étaitqu’unmoyendesevengerdurepasauquelilaassistéchezsamère?Peut-êtreaurait-ildûysongeravantd’accepterl’offred’Emma.

Replaçantsescheveuxhumidesavecsesdoigts, il seditqu’ila intérêtà restervigilant,cesoir.Horsdequestionqu’ilaitparcourutoutcecheminpourquecedivorceluiglisseentrelesdoigts!

Chapitre8

LapetiteJennyouvred’énormesyeuxemplisdesurpriselorsqueJenniferapparaîtàlacuisine.Ellesemetàtournoyerautourdelajeunefemme:

«Waouh!T’escommeuneprincesse!—Décidément!rigoleMaria.Tescheveuxluifonttoutuneffet!»Sans attendre, la fillette disparaît au pas de course pendant que Jenny, un peu étourdie par cet

accueil,s’installeaucomptoir:«Besoind’uncoupdemain?—Toutestprêt.Lapaellaestaufour,ledessertaétéfaithier.Vraiment,j’assurecommeunchef!

Ettoi?T’asputereposerunpeu?—Pasvraiment.C’estsûrementl’adrénaline.Revenirici,terevoirettout…—Oui!Çadoittefairetoutunchoc!—Nem’enparlepas!Quandjepensequejel’ailaissémeconvaincrederevenirici!»Elles rigolent sans se soucier des cris d’enfants qui résonnent dans l’autre pièce. Maria lui

proposeunverrederoséqu’elleaccepteavecunlargesourire.EllestrinquentàleursretrouvaillesquandlapetiteJennyrevientavecuntasd’objetsentrelesbras:

«Pourtoi.—Lamenuda,pourquoitunevaspasjoueravectonfrère?—C’estpourlesprincesses!»sedéfendlapetite.Jennifer récupère les objets qu’elle dépose sur le comptoir : une petite couronne en plastique

sertiedefauxdiamants,desrubansrosesetdufauxmaquillagefontpartiedulot.Lapetites’avanceetlui tend lesbraspourgrimper sur la jeune femme,et se retrouvebientôt sur sesgenouxàbougerdanstouslessenspourposerlacouronnesurlatêtedeJennifer.Lejouetestbeaucouptroppetit,maiselleselaissefaireaveccomplaisancesansrechigner.

«Lescheveuxcommetoi,c’estbeau,ditlapetite.—T’aimeraisressembleràuneprincesse,toiaussi?—Oh,oui!»Aussitôt,ellefaitsigneàlapetitefilledeseretourneret,àl’aidedesesdoigts,ellesemetàla

coifferdélicatementpourfairedepetitestressesdechaquecôtédelatête.Àl’aidedesrubansroses,ellelesattachederrièreetagrémenteletoutdelacouronneenplastique,puisfaitminedemaquillerl’enfant.Elletermineenretirantsesproprespincespourlesaccrocherdanslacheveluredelapetite.

«Jen,t’espasobligéedeluidonnertestrucs!—Regardecommeçaluivabien.Elleestbellecommetout,cettepetite!»Brunoentreàcemomentdanslacuisine.Iln’estpasseul:unejoliebrunel’accompagne,maisau

lieudelaprésenter,ilsepencheverslapetiteJennyetsourit:«Disdonc,tufaisunetrèsjolieprincesse,commeça.—C’estJennifouer!—Jennifer,lareprendsamère.—Jennifouer»,répètel’enfanttantbienquemal.Laprincipaleintéresséereplacesescheveuxderrièresesoreilles,conscienteque,sanslespinces,

sacoiffureadûêtrelégèrementmodifiée,puiselletendunemainamicaleendirectiondelabrune:«Emma,jeprésume?—Oui.Pardon,jenevoulaispasvousinterrompre.»

Elle s’approche de Jennifer, récupère samain en souriant. Elles se dévisagent unmoment. LafutureMmedeVerteuilestlapremièreàprendrelaparole:

«Vousêtes…trèsbelle.—Jecroisqu’onpeutsetutoyer.Jenepensepasêtresivieille!—Oh!Non!Jenevoulaispas…c’estjusteque…—Ducalme!lareprend-elleenriant.C’étaitjustepourdétendrel’atmosphère.—Oh.D’accord.Je…pardon.»Emmasourit,levisageempourpré,priseaudépourvueparlafacilitéaveclaquelleJenniferétablit

la conversation.Elle envoie un regard endirectiondeBruno, semble attendreune aidede sa part,maisilpasseunbrasderrièresondospourtoutsoutien.

«Ehbien, tues trèsbelle, toiaussi,ajouteJennifer.Aufond, j’ai toujourssuqu’ilpréférait lesbrunes!»

Ellelanceunclind’œilcompliceendirectiondesonépoux,quilèvelesyeuxaucielenfaisantmine de grimacer. En réalité, il est soulagé de voir que Jennifer tourne la conversation à laplaisanterie.LafutureMmedeVerteuils’approched’unpas,puischerchesesmotsavantdereprendrelaparole:

«Mercid’avoiracceptédevenirjusqu’ici.Jetesuis…trèsreconnaissante.»L’émotionquitraverselavoixd’EmmarendJennifermalàl’aise.«Nemeremerciepas,tuveux?Attendplutôtd’êtremariéeaveccetimbécile!Siçasetrouve,on

se reverra dans deux ans pour médire sur son compte ! Les ex ont toujours un tas de points encommun…»

Marialâcheunrireéclatantquienvahitlapièce,alorsqueBrunolafusilleduregard.Poursapart,Emma tourne la tête vers son fiancé, perplexe. Devant la réaction du couple, Jennifer reprend enexagérantletondesavoix:

«Maisjeblague!—Oh…pardon.—Etarrêtedet’excuser.C’estpasparcequetufais lamêmeerreurquemoiqu’onnepeutpas

s’entendre,touteslesdeux.Pasvrai,Maria?—Toutàfaitd’accord,ditcettedernièreenétouffantsonrireetenlevantsonverre.—Après tout,onaprobablement lesmêmesdéfauts !» reprendJenniferen tirant la languedu

côtédeBruno.Pourlapremièrefoisdanslelotd’imbécilitésqu’elleluilanceàlatête,ilsouritetfaitminede

réagir:«Quoi?C’estmoi,ledéfaut?—Évidemment !Unmachoquihabitedansunbledpourri ! Il fautcroirequ’ilyenaàquiça

plaît!»Brunoramèneprestementsafiancéecontreluietritdoucementcontresatête:«Oui.Etheureusement,d’ailleurs!»Alorsquelapetitetournoieautourd’eux,JenniferserassoitettrinqueavecMaria,quiluilance

unclind’œilcomplice.Elleboitunebonnerasadedesonverrederoséenespérantquelepiresoitpassé.Elleconstatequec’estlecaslorsquelerired’Emmarésonnedanslapièce:

«Tuavaisraison.Elleestvraimentcharmante.»Charmante?JenniferavalesagorgéedetraversetlanceunregardétonnéendirectiondeBruno.

Est-ceuneblague,oua-t-ilvraimentparléd’elleencestermes?Vulenombrededisputesqu’ilsonteuesdepuissonirruptiondanssonappartementàMontréal,elleadumalàcomprendrecommentilapulaqualifierde«charmante»…

«Papi!»

Le cri du jeune Michaël interrompt leur conversation. Les exclamations et les rires qui leurparviennentdel’entréeannoncentl’arrivéedesparents.Jennifersecontractesursonsiège,anxieuseàl’idée de revoir François, mais surtout Éléonore de Verteuil. Une gorgée de vin plus tard, lesnouveauxvenuslesrejoignentetlacuisinièredelasoiréeseruesureux:

«Enfin!Onvousattendait!—Tuconnaistonpère:ilvoulaitabsolumentallerjeterunœilauxvignes.Etquandils’ymet…—Cen’estquandmêmepasdemafaute,sedéfendsonépoux.D’ailleurs,fils,ilfaudravérifier

l’irrigationdelapartiearrière,ilyadeuxoutroisvignesquijaunissent.—J’iraijeterunœildemainmatin»,prometBruno.Ilyaunsilence,puisJennysedécideenfinàpivotersursachaisepourfairefaceauxparentsde

BrunoetMaria.Ellen’amêmepas le tempsdedescendredesonbancquesonbeau-pères’avanceverselleensouriant:

«Sic’estpaslapetitarossadelafamille!»Uneétreinteetun rireplus tard, Jennifer reprendsaplacesur sonbancetchuchote,enpassant

d’untonamicalàplusdefroideur:«Bonsoir,François.Éléonore.—Bonsoir,Jennifer.»Lajeunefemmefaitminedenepasremarquerletonglacialdesabelle-mère,maisn’a-t-ellepas

délibérémentchoisidenepasl’embrasser,elleaussi?Pouréviterd’avoiràsoutenirsonregardtroplongtemps,ellesemetàdiscuteravecFrançois,quilabombardedequestionssursavieetsontravailàMontréal,maislavoixdeMariarésonneetleurdemandedesemettreàtable.Emmas’empressedeposerlescouvertsenplace,etlapetiteestlapremièreàcrier:

«Jesuisàcôtédelaprincesse!—Maisc’esttoilaprincessemaintenant,lacontreditJennifer.—C’estnousdeux!Toietmoi!»Ellegrimpeavecdifficultésurlachaiseettapotecelleàsagauche.Eduardo,quirevientavecle

bébéentrelesbras,aunpetitrireenapercevantlascène:«C’estfinipourtoi,ellevatecollerauxfessespourlerestedelasoirée.—Maisçanemegênepas!»C’estmêmetoutlecontraire.Jennifervoitdanssaproximitéavecl’enfantleprétexteparfaitpour

nepasdiscuteraveclesautresconvivesdurantlerepas.Sonstratagèmefonctionnependantl’entrée,surtoutqueFrançoistientmordicusàparlerdesvignesavecsonfils.Cependant,dèsquelapaellaestservie,Éléonoreprofitedusilencedesonépouxpours’adresserdirectementàsabelle-fille:

«Alors,Jennifer,ilparaîtqueleschosesvontplutôtbienpourtoi,àMontréal?—Çava,oui,merci.»Abandonnantladiscussion,ellesepencheversmini-Jenny,quirepousseunecrevettesurlebord

desonassiette:«Jennifouer,ça,c’estpasbon!—Maissi,c’estbon,ilfautjusteenleverlesyeux.»D’un geste habile, elle décortique le crustacé et tend la chair à l’enfant, qui l’engloutit à toute

vitesse.«Encore!»Lapetitenecesseplusdeluisourireetluitendtoutessescrevettes.Auboutdelatroisième,c’est

Michaël,assisenfacedeJennifer,qui luidemandede l’aide.Heureusedes’occuperdesenfantsaulieudeparticiperàlaconversationdesadultes,lajeunefemmesefaitrapidementdenouveauxamis.

«Disdonc,t’esdouéeaveclesenfants,constateMaria.—Jemedébrouille,eneffet.

—Qu’est-cequetuattendspourenfaire?»Avecunvaguehaussementd’épaules,ellerépond:«Jesuisprobablementplusdouéeavecceuxdesautres.»Lapetitevoixd’Emmaintervientdansladiscussion:«Brunonousaditquetuavaisquelqu’un,là-bas?Unpetitami.»Certes,Jennifers’attendaitàcequelafutureMmedeVerteuilluiposecettequestion,maisjamais

elle ne s’était imaginé qu’elle viendrait avec une intonation aussi douce, presque amicale. Cettegentillessedéstabiliselajeunefemme.Elleauraitlargementpréféréuneattaquedirecte,neserait-ceque pour prouver à Bruno à quel point il a tort sur sa protégée. Elle prend donc un tempsconsidérableavantderépondre,encherchantletonjuste,nitropfroid,nitropamical:

«Bien…oui.J’aiquelqu’un,eneffet.— Et alors ? Qu’est-ce que t’attends pour lui mettre le grappin dessus et lui faire un tas de

marmots?s’enquiertaussitôtMaria.Jeneteconnaissaispasaussipatiente!»Jenniferéclatederire:«Maissoisdoncplusdiscrète,t’imaginessimonmarit’entendait?»Maria rit à son tour, posant une main devant sa bouche pour éviter de recracher sa dernière

bouchée.HormisEduardoquipartageleurrire,touslesregardsseposentsureuxalorsqu’ilstententderetenirleurséclatsdevoix.

«C’estvrai,quelleandouillejefais!Promis,jeneluienparleraipas!ajouteMariaenretrouvantdifficilementsoncalme.

—Jetrouvecetteplaisanteriedetrèsmauvaisgoût,intervientÉléonore.Vouspourriezaumoinsavoirl’obligeancedesongeràEmma!

—Maman ! Que Bruno soit marié avec Jen n’est pas un secret d’État ! Ça fait un bail, cettehistoire,onpeutbienenrireunpeu…»

La mère et la fille s’échangent un regard soutenu, puis Maria finit par soupirer lourdement,acceptant implicitement de se taire pour obéir à sa mère. Tenant à reprendre le contrôle de laconversation,Éléonorerevientausujetinitial,suruntonquin’inciteaucunementàlaplaisanterie:

«Comptes-tuépousercegarçonaprèstondivorce?Comments’appelle-t-il,déjà?—Ils’appelleMaxime,etmêmesijeconsidèrequeçanevousregardepas:non,jenecompte

pasl’épouser.»Malgré elle, Jennifer chercheunappuidans lesyeuxdeBruno.Ellevoudrait bien lemettre en

gardecontretouteréactiondéplacéedelapartdesamère.N’entend-ilpasletonhautaindontelleuseenverselle?

«Pasdemariage?Etpourquoipas?Serait-ildéjàmarié?ironiseÉléonore.—Maman,Jenniferaledroitdenepasvouloirseremarier,intervientsonfils.—Maislaisse-larépondre!Tunevoispasquej’essaiedefairelaconversation?—Non,Max n’est pasmarié, mais ce n’est pas dansmes projets, c’est tout », s’empresse de

rétorquerl’interpelléepourclorelesujet.Commeladiscussionnereprendpas,Jennifercomprendqu’ilsespèrentdavantagedeprécisions

etelleajoute,quoiqu’agacéededevoirparlerdesavieprivéedevanteux:« Max et moi sommes très bien comme nous sommes. Nous avons chacun des emplois très

prenantsetlaquestionnes’estpasvraimentposée…—Qu’est-cequ’ilfait,commetravail?demandeEmmaavecsapetitevoix.—Ilestmédecingénéraliste.Ilaunepetitecliniqueprivéedansl’ouestdeMontréal.—Unmédecin!Waouh!Etcommenttul’asrencontré?l’interrogeMariaencessantdemanger,

lafourchetteencoreàmi-cheminentreleplatetseslèvres.Nemedispasquet’aseuunaccidentetqu’ilt’asauvélavieouuntrucdugenre?

—Euh…non.C’était dans une exposition aumusée d’art contemporain. Son ex présentait destoilesetmonentreprisefinançaitl’événement.Riendetrèsromantique.»

Ayantdit cela, Jennifer s’empressedebaisser lesyeux sur sonplat etde se remettre àmanger.Huitansqu’elleestpartieetpersonnenes’est souciéde sonexistence.Pourquoi tiennent-ilsà toutsavoiraujourd’hui?

«Mais…est-cequetunesouhaitespasavoird’enfants?»demandeEmma.Lajeunefemmeclignedesyeux,visiblementincrédulequecepuisseêtrelecas,maisÉléonore

répond,avantmêmequeJennifern’aitpuouvrirlabouche:«Jenniferestchefd’entreprise:ellead’autresconsidérationsplusimportantesquelafamille.—Jenepensepasquevoussoyezenmesurederépondreàmaplace,siffleJenniferenluijetant

unregardnoir.—Maisn’est-cepascequetuasditàmonfils,ilyahuitans?Quetacarrièrevalaitmieuxque

cetteviequ’ilt’offrait?— Maman, gronde Bruno en déposant ses couverts avec bruit, comme s’il souhaitait attirer

l’attentionsurlui.Cettehistoireneteregardepas.»Jennifersetaitetrécupèresonverre,boitunebonnelampéeenespérantqueladiscussionprenne

find’elle-même,maislavoixd’Éléonorerésonneànouveau:«Entoutcas,j’espèrequelaprochainefois,tonmariagedureraplusquedeuxmois.»Laragerevientcommeunevaguedanssonventreetluiremontedanslefonddelagorge.Elle

n’entendmêmepaslavoixdeBrunoquitentedes’interposer.Ellesiffle:«Dois-jevousrappelerquenousnesommespasencoredivorcés,luietmoi?Quandj’ysonge,

jemedisquejerendraispeut-êtreserviceàEmmaenfaisanttraînerleschoses…—Jen,calme-toi»,chuchoteBruno.Éléonore réagit vivement, sursaute sur sa chaise, et son corps se raidit contre le rebord de la

table:« Comment oses-tu nous menacer de la sorte alors que toute ma famille t’a accueillie à bras

ouvertsdanscettemaison?Lemariageestquelquechosedesacrédanscepays,jeunefille!»Jennyjettesaserviettesurlatableetprendunelonguerespirationavantdeselever.Elleparleà

voixbasse,pluscalmementqu’ellenel’auraitcrupossible,surtoutparcequ’ellecraintd’effrayerlesenfants:

«D’abord,Éléonore,vousavez raisonsurunechose : toutecette famillem’aaccueillieàbrasouvertsilyahuitans.Àuneexceptionprès:vous.Jen’étaispascellequevousespériezpourvotrefils, soit ! Je n’étais pas assez douce, pas assez soumise à votre goût, passe encore !Vous auriezpréférécetteElenaoun’importequidelarégionplutôtquemoi.Oui,aujourd’hui,jelesais.Vousmel’avezbienfaitcomprendre.Réjouissez-vousdonc:vousavezexactementcequevousvouliez!NousallonsdivorceretBrunovaseremarieravecquelqu’unducoin.Bien,jecroisqu’onvaenresterlàpourcesoir.»

Alorsqu’elles’éloigneettentederegagnerl’escalier,lavoixdeBrunol’arrête:«Jen,attends,s’ilteplaît.»Ilreculesachaiseetposeunregardtroublesurelle:«C’estàmamèrequetuasparlé,ilyahuitans?Autéléphone?—Bruno,laissetomber.—Jeveuxsavoir.»Commeellenerépondpas,iltournelatêtedel’autrecôtédelatableetsepencheverssamère:«Jennifera-t-elletéléphoné,ilyahuitans?—Ehbien…jenesaispas.C’estpossible.Tusais,c’estloin,toutça…»Jenniferdétournelesyeuxetespèrequelaréponsed’Éléonoresuffiraàcalmersonfils,maisil

n’enestrien.Uncoupdepoingbrusquesurlatablefaitsursautertoutlemonde,etilrugitenselevantàsontour:

«Net’avisesurtoutpasdemementiroujetechassedecettemaison!»Lesilences’installe,maistrèsvitelebébésemetàpleurnicher.Mariaquittelatable,lesortdeson

siège pour le prendre dans ses bras et le bercer.Debout, à trois pas de la sortie, Jennifer rage del’intérieur.Pourquoi faut-ilqu’elleaitperducontenancedevantÉléonore?Soudain, elle semauditd’avoiracceptécefichurepasenfamille.ElleauraitmieuxfaitderesteràMontréal!

Malgrélespleursdel’enfantquirésonnentdanslapièce,Brunofinitparreposerlesyeuxsursamère:

«Dehors.Jeneveuxpasd’unefamillequimement.—Essaiedecomprendremonpointdevue,plaideÉléonoreenlevantunbrasendirectiondesa

belle-fille.Jenepouvaispaslalaisserrevenir!Pasaprèstoutcequ’ellet’avaitfait!—Çaneteregardaitpas,siffle-t-ilenretenantsonéclatdevoix.—Maisqu’est-cequ’elleauraitputedire,detoutefaçon?Qu’elleétaitdésolée?Etalors?Çane

pouvaitpasmarcherentrevous!Toutlemondelesavait!Tut’eslaisséembobinerparcette…fille.Ettuasvitecompristonerreur…»

Jennifer recule d’un pas, secouée par les paroles de son ancienne belle-mère,mais parvient àconserver un visage impassible. Au milieu des répliques acerbes qui lui viennent à l’esprit, unpressentimentsurgit:Dégagedelà.Sespiedsreprennentleurmarche,maisellen’apasfaittroispasquelavoixd’Éléonorel’apostrophedenouveau:

«Passivite,Jennifer!Maintenantquetuasseméladiscordeautourdecette table,fais-nousleplaisirdenousdirepourquoi tuas téléphonéàmonfilsaprès tondépart.Dis-nousdonccequ’ilyavaitdesiimportant.»

Sespashésitent,maissacolèreestsivivequ’ellefaitvolte-facepourpouvoirancrersonregarddansceluid’Éléonorelorsqu’ellereprend:

«J’étaisenceinte,voilàpourquoijetenaisàparleràBruno.Oh,maisnevousinquiétezpas: jem’ensuisdébarrassée.J’aitrèsbiencompriscequevousm’avezditcejour-là.Lapreuvequejenesuispascomplètementbête!»

L’informationfait l’effetd’unebombeautourde la tableetJennifersemordla lèvre inférieurelorsqu’ellecomprendcequ’ellevientdefaire.ElletourneaussitôtlesyeuxendirectiondeBrunoquiafficheunvisagepétrifié.Soudain,elle ressentune terribleenviede luidemanderpardondes’êtrelaissée emporter de la sorte, mais devant tous ces regards braqués dans sa direction, une seuleréactionluiparaîtsaine:fuir.Merde!Elles’étaitpromisdenepassepositionnerenvictimenidemontrer lamoindremarquede faiblessedevant sabelle-mère.Tantpis !Lemal est fait.Sansplusattendre,elletournelestalonsettraverselecouloiràtoutevitesse,montelesescaliersets’enfermedanssachambrependantquedescrissefontentendreaupremier.

Elle n’a pas terminé de prendre la plus longue respiration de sa vie que la porte s’ouvre ànouveau.JennysursauteethurlepourchasserBrunohorsdesachambreavantqu’iln’aitletempsdedirequoiquecesoit:

«Jeneveuxpasenparler!—Est-cequec’estvrai?»l’interroge-t-il.Le visage de Jennifer blêmit devant la question et son corps se fige pendant une seconde. Le

salaud!Commentose-t-illuiposerlaquestion?Sesyeuxluipiquentetellecraintdenepaspouvoirretenirseslarmes.Autantlaisserlarageparler:ellebonditsursespiedsetmarcheverslui,s’élancepourlefrapperetlejeterhorsdelachambre,maisilretientsongestesansaucunedifficulté,profitede cette proximité pour la dévisager. Consciente de ne pas être rationnelle, elle se détourne enessayantdereprendrepossessiondesonbras.

«C’estfaux,t’escontent?finit-elleparlâcher.Maintenantlaisse-moitranquille!»LesdoigtsdeBrunolarelâchent,maissonregard,lui,nelaquitteplus.Incapabledesupporterces

yeuxqui essaient de la transpercer, elle lui tourne ledos et cherche à atteindre la baievitréepoursortirdelapièce.Lavueembrouilléeparleslarmes,elleluttecontrelapoignéepourouvrirlaportecoulissantequimèneàlaterrasse.

«Oh,monDieu…c’estdoncvrai…»LavoixdeBruno,mêmesiellen’estqu’unmurmure,luiparvientsansmal.Ellen’apasletemps

desortirqu’ilestdéjàdanssondosetposeunemainsursonépaule,chercheàlaserrercontrelui.Elle le repoussedansungestebrusque,commeunanimalque l’on tentede retenir,puisparvientàsortir sur la terrasse, dans l’ombre. Elle se retourne dans un geste, tend un bras devant elle pourempêcherBrunodelarejoindreetsiffle,d’unevoixtremblante:

«Tuvast’enaller,oui?»Merde!Ellenevapassemettreàchialerdevantcetimbécile!Brunoavanced’unpas,maissans

chercheràserapprocheroutremesure,seplantedevantelleavecunvisagedéfait.Levoiciincapablededéciders’ilressentdelatristesseoudelacolère,partagéentreledésirderesterlà,avecelle,ouderetournerenbaspourjetertoutlemondedehors.

«Jen,je…jenepouvaispassavoir,dit-iltoutbas.—Va-t’en.S’ilteplaît.»C’estuneplaintequifranchitses lèvres,etellefaitminedescruterailleurspouréviterqu’ilne

perçoivelespremièreslarmesquicoulentsursesjoues,maisillafixesiintensémentquerienneluiéchappe.Ilsesentimpuissant.Ilvoudraitbiencomprendrecequis’estpasséilyahuitans,maisdesvoixsefontentendreauloinetcapturentànouveausonattention:

«Jevaismettretoutlemondedehors…—Non ! dit-elle très vite.C’estmoi qui…c’estma faute,OK ? J’aurais dûme douter que ça

tourneraitmal…»Elleessuierapidementsonvisageavantd’ajouter,suruntonplusdoux:«Rejoins-les.C’estpasgrave.»Ils’avance,poseunemainsurl’épauledelajeunefemmeetinsistefermement:«Laisse-moigérerça.»Ilquittelapièced’unpasdécidéenrefermantlaportederrièrelui.Enfinseule,Jenniferrespireà

s’enétourdirl’esprit,conscientequ’ellearetenusonsouffletroplongtemps.Seslarmesseremettentàcouler.Revenantàl’intérieur,elles’enfermedanslasalledebainpours’aspergerd’eaufroideetsemauditunnombreincalculabledefois.Qu’a-t-ellefait?Detouslesscénariospossiblesqu’elles’étaitimaginéspourchamboulerl’existencedeBruno,celui-cin’enfaisaitabsolumentpaspartie!Lefairesouffrir,certes,maiselles’étaitpromisderesteràl’écartdeséclatsdesbombesqu’ellelarguerait.Etsurtout:denejamaisreparlerdecettehistoire!

Au loin,elleentend lescrisdeBrunodepuis lacuisine :«Jene tolèrepasque l’onmemente,encoremoinsdansmaproprefamille!»Éléonoretentedefaireamendehonorable,demandepardonàsonfils,luirépètequ’ellenepouvaitpassavoir,maisl’ordrecingle,inflexible:«Dehors!Jeneveuxplust’entendre!».Desmotsencatalanfusent,secscommedesinsultes,puisJenniferretournesurlaterrasseetfermelaportederrièreelle.Loindubruitetdeséclatsdevoix.

Chapitre9

La chaleur règne à l’extérieur,mais ce n’est pas désagréable, au contraire. Assise sur le sol,Jenniferfixelafaiblelueurdel’horizon.Lesoleilestcouchédepuisunmoment,passuffisammentpourquelanuitsoitnoire,maisassezpourqu’onaitdumalàdistinguerlecieldelamer.Lesilenceest interrompupar laported’entréequis’ouvreetse referme,maisJennifer reste immobilesur laterrasse, priant pour qu’on ne la voie pas. Des voitures s’en vont, celle des parents de Bruno etprobablementcelledeMariaaussi.Elleobserve lespetites lumières rouges s’éloignerdans l’alléequimèneàlarouteprincipalepuis,enfin,lesilenceretombesurledomainedeVerteuil.

Les pas de Bruno se font entendre et la porte vitrée de la terrasse s’ouvre, faisant sursauterJennifer.Ellerelèvelatêteverslui,maisavantqu’ellenepuissetrouverlesmotssusceptiblesdelechasser,ilsortunebouteilledescotch:

«Unpetitremontant?—Tiens,jecroyaisquetunebuvaisqueduvin?dit-elleenfeignantl’ironie.—Parfoislevinnesuffitpas.»Sa voix est triste et Jennifer ne peut que hocher la tête en guise de réponse.Elle lui fait signe

d’approcher,surtoutparcequ’elleatrèsenviedeboireunpeudecescotch.Nuldoutequel’alcoolfiniraparluiembrouillersuffisammentlatêtepourqu’ellepuissedormircettenuit.

Brunos’avancesurlaterrasse,selaissetomberàsescôtésetdéposelabouteilleainsiquedeuxverressur lesol.Commeila laissé laporteentrouvertederrière lui,unepetitebriseclimatiséelesrafraîchit,cequin’estpasdésagréableparcettechaleur.Brunoverseunebonnerasadedescotchdanschacundesverreset en tendunverselle.Leurs regards secroisent et elle sentqu’il attendqu’ellefasselespremierspas,maiscelaluisembleau-delàdesesforces.Elleplongedoncleslèvresdanslebreuvageenespérantyavalerunedosedecourageetcen’estqu’unefoisquelefeusedissipedanssagorgequ’ellechuchote,sansleregarder:

«Jesuisdésolée.—Oui.Moiaussi.»LavoixdeBrunotremblelégèrement,puisilreprend,unpeusèchement:«Tucomptaismeledirequand,exactement?—Àquoiçatesertdelesavoir,tupeuxmeledire?»Iltourneunvisagedéfaitverselle:«Qu’est-cequejedoiscomprendre?Quetunecomptaispasmeledire?»D’ungestebrusque,elledéposesonverresurlesoloùlebétonlefaitrésonnerdésagréablement:«Maisqu’est-cequeçachangepour toi?C’estpascommes’il restaitquelquechoseà sauver,

merde!—Est-ce que tu réalises ce que tu dis ? As-tu lamoindre idée de ce que çame fait, àmoi ?

J’apprends que ma femme a subi un avortement parce que ma mère a délibérément omis de metransmettreunmessage.Pourquoitun’aspasrappelé?Est-cequecetenfantnevalaitpaslapeinequetum’accordesdeuxcoupsdetéléphone?»

Même si lavoixdeBruno restedouce, Jennifer se sent attaquéepar cesparoles et ellegrondeaussitôt:

«Là,jetereconnaisbien,salepetitmachodeVerteuil!Tuveuxmerendreresponsabledetout,maintenant?Bien!Siçatefaitplaisir,netegênepas!

—J’essaiejustedecomprendre!

—Tuveuxcomprendre?Alorsdemandeàtamèretouteslessaletésqu’ellem’aditesquandj’aitéléphoné!Et tumedemandespourquoi jen’aipasrappelé?Parcequeçam’aprisunesemaineàm’enremettre,voilàpourquoi!»

Savoixrésonnedanslanuitetellesetaitsubitement,gênéedetroublerunsilenceaussiparfait.Ellereprendsonverre,levided’untraitetlereposesurlesolentoussotanttellementlegoûtestfort.Une fois que l’effet atteint son ventre, elle sent une chaleur l’envahir et retrouve doucement soncalme.

«Écoute,ons’enfout,dit-elleenlaissantsatêteretombercontrelafenêtrederrièreelle.—Jen,j’aibesoindesavoir.Qu’est-cequ’elleadit?—Elleaditlavérité:qu’onn’auraitjamaisdûsemarier,toietmoi,quec’étaitvouéàl’échec,

que j’étais tropégoïstepourêtreunebonneépouseetque…ellem’aparléd’Elena,m’aditque tuétaispasséàautrechoseetqu’ilétaittempsquejefassepareil.

—Passéàautrechose?Auboutd’unmois?Ettul’ascrue?»Jenniferhaussemollementlesépaules:«Qu’est-cequetuveuxquejetedise?Onn’apasétémariéspendantdixans,nonplus.Çam’a

surpris,c’estsûr,maist’étaistellementfâchéquejeparte.T’auraispuvouloirtevenger,t’enprendreàcettepauvrefille,qu’est-cequej’ensais?

—T’auraisquandmêmepurappeler!Lavied’unenfantétaitenjeu,bonsang!—Tucroisquejenelesaispas,peut-être?s’emporte-t-elleenfrappantlesoldelapaumedela

maingauche.Maisregarde-toiunpeu:t’agiscommesitoutétaitdemafaute!»Ellerécupèrelabouteille,sesertundeuxièmeverrealorsqu’ilrestelà,àlafixer,pétrifiéparla

colèredesonépouse.Unepetitegorgéeplustard,ellesoupireànouveau:«Çan’aplusd’importance.Dis-toiquec’estmieuxcommeça.—Maisjerêve!Ondiraitmamère!—Tuvois?Pourunefois,onestd’accord,elleetmoi!»Son ton lui déplaît et, à son tour, il récupère son verre et boit pour éviter de s’emporter.

Malheureusement, l’alcool n’apaise en rien sa colère et, dès qu’il a avalé sa gorgée de scotch, ilsiffle:

«Si tu tenais tantqueçaà te faireavorter,explique-moipourquoi tuas téléphoné?Tucroyaispeut-êtrequej’allaistedonnermabénédiction?Ehbien,non!Sache-le:jen’auraisjamaispermisquetulefasses!»

Elleaunnouveauhaussementd’épaulesetreposesatêtecontrelafenêtre:«Ouais,ben…c’estpascommesiçachangeaitquelquechose,aujourd’hui…»Il ne répond pas, car les paroles de Jennifer le ramènent à la dure réalité : c’est trop tard. Et

d’autantplusfrustrant!Ilchuchote,atterré:«Sij’avaissu…—Ah,non!Jeneveuxpasentendreça!Enfait,encemoment,jepenseexactementlecontraire:

ilauraitmieuxvaluquejefermemagueuleetquetun’ensachesrien!Etsiçapeuttefaireplaisir,j’enaibienbavéà l’époque,mais jem’ensuis remise !Alors, soisgentil : tes reproches, tu te lesgardes,OK?

—Mais jene tefaispasdereproches!sedéfend-ildansunsursaut.Jesuis triste,est-ceque tupeuxcomprendreça?Tumemetsdevantlefaitaccompli!Est-cequejen’avaispasmonmotàdire,moiaussi?C’estcommesi…tum’avaismisàl’écartdemaproprehistoire!Maisqu’est-cequetuvoudraisquejetedise?»

Ellesoupirelourdement:queveut-elleentendre?Ellen’ensaitrien.Depuisletemps,elles’estimaginécette scèneaumoinsunmillierde fois etmaintenantqu’ilsy sont, elleneparvientplusàretrouver la moindre bribe de ces conversations fantasmées. Pourquoi ne peut-il pas simplement

oubliercetteinformationetfairecommesiilsn’enavaientjamaisparlé?«Jen,jen’aipasl’intentiondetouttemettresurledos,reprend-ilavecunevoixdouce.Jesais

quej’aiétébête!J’auraisdûmettrecefichuorgueildecôtéet te téléphoner.J’yaipensé, tusais!C’estjusteque…

—LegrandBrunodeVerteuiln’apasdigérédesefaireplaquerparuneblondasse,c’estbon,jesaisdéjàtoutça.»

Ilss’échangentunregardtriste,puisilesquisseunsourire:«J’espéraisqueturetrouveslaraisonetquetureviennes.—Jeseraisrevenuesitunem’avaispasdonnécetidiotd’ultimatum:“maintenantoujamais”.»Ellesouffleavecbruit.Cettediscussionestvaineetnefaitqueramenerdemauvaissouvenirsàsa

mémoire.Ilavaitrefuséqu’ellereparteterminersesétudes,elleétaitpartieetchacunavaitpoursuivisaroute.Pourquoifaudrait-ilenreparler?Auboutd’unsilence,ilreprend,suruntonplusposé:

«Franchement, jenepensaispasqu’onen reparlerait.Maisaveccettehistoire…jenesaispas.J’ailasensationqu’untasdechosesm’échappent.Quandjepensequemamèrem’acachécetappel!Tuterendscompte?Leschosesauraientpuêtretellementdifférentes…

—Différentes, mais pas nécessairementmieux ! Imagine un peu de quoi aurait eu l’air notreséparationavecunenfant!MoiauQuébec,toienEspagne.

—Maistuseraisrevenuevivreici,évidemment!—Tu n’as toujours rien compris ? Je n’avais pas d’emploi, pas de diplôme, pas d’argent. En

restantici,jedevenaisplusquetafemme:jedépendaisdetoi!»Mêmes’iltentedelemasquer,lesparolesdeJenniferattisentlacolèredeBruno.Quellementalité

américainedevouloir tout ramener à l’argent !L’amourn’est-il pasplus importantque toutes cesconsidérationsmatérielles?Serrantlamâchoire,ilcalesonverreenespérantquel’alcoolfinissepardissipersamauvaisehumeur,etdétournelatêtepourlaissersonregardseperdreauloin.

«Écoute,oublietoutça,reprend-elleplusdoucement.Tuvasteremarier.Tupourrasluifaireuntasdebébésàcelle-là!»

Ilravalesesparolesavantmêmequ’ellesnesortentdesabouche,écrasesondoscontrelabaievitrée. Dans tous les cas, il est piégé : admettre qu’il aurait voulu que les choses se déroulentdifféremmentpourraitsignifierqu’iln’estpasheureuxavecEmma,cequin’estpas lecas! Ilveutsimplement essayer de remettre en place les pièces de cet immense casse-tête qu’il n’est jamaisparvenuàrésoudrelorsqueJenniferestpartie.

«Sij’avaissuqueçatemettraitdansuntelétat,j’auraisessayéd’êtreplusconvaincantequandtum’asdemandésic’étaitvrai.

—S’ilyaunechosedontjesuissûr,c’estquetumenstrèsmal.Etquejeteconnaisbien…—Danstesrêves,oui!Lapreuve:tupensaisquej’allaisrevenir,ilyahuitans!—Maistuastéléphoné,luirappelle-t-il,c’estsignequejen’étaispeut-êtrepassiloindelavérité,

enfindecompte!»Pendant une fraction de seconde, Bruno a la sensation que le passé s’éclaircit : il n’a jamais

compriscommentJenniferavaitpupartireteffacerleurhistoiresuruncoupdetête.Ilenavaitdéduits’être trompé sur ce qu’elle avait ressenti pour lui. Peut-être avait-elle bluffé ? Si c’était le cas,pourquoiaurait-elleprislapeinedetéléphoner?Elleauraitpusefaireavortersansjamaistenterdelerejoindre.

Soudain,ilposeunregardlumineuxsurelle:«C’estétrange.Toutd’uncoup,j’ailasensationd’êtrel’hommequiteconnaîtlemieuxsurcette

terre.—Rienqueça?Quelprétentieuxtufais!—Possible,eneffet,dit-ilavecunsourirequinemasquepasunecertainefierté.Tiens:est-ceque

Maximearriveàsavoirquandtumens?»LecorpsdeJenniferseraidit,surpriseparsaquestion:commentose-t-ilramenerMaximedans

cettediscussionalorsqu’illeconnaîtàpeine?Etcommentpeut-ilaffirmerlaconnaîtreaprèstoutescesannées,sousprétextequ’ilsaitdétecteruneseuledesesfaiblesses?

«Peut-êtrequejen’aipasàmentiraveclui!jette-t-ellepouressayerdeledéstabiliser.— Oh ! Bien sûr ! Stratégie numéro un de mademoiselle Élie pour éviter de répondre à la

question. Ce qui m’amène à dire que Maxime ne parvient pas à détecter tes petits mensonges.Remarque,celanem’étonnepas;ilnesavaitmêmepasquetuétaismariée…

—Laseule raisonpour laquelle jene luienaipasparlé,c’estquecemariagenesignifie rienpourmoi.J’avaisoubliéjusqu’àtonexistence,monchéri.»

Malgréunregardqu’ellesouhaitedétaché,Jenniferadmetquesonproposmanquedecrédibilitéetelleseraclerapidementlagorgeencherchantàchangerdesujet:

«Toi,parcontre,tusemblesavoirbeaucoupparlédemoiavecEmma…— Évidemment que je lui ai parlé de toi ! Une relation de couple se doit d’être basée sur

l’honnêteté!Emmasaitabsolumenttoutcequ’ilyaàsavoirsurnousdeux.—Oh.Biensûr»,dit-elleenessayantderetenirsonsourire.Alertéparletonqu’elleutilise,ilpivotedavantageverselleetfroncelessourcils:«Qu’est-cequetuessaiesdemedire?—Maisrien.Jesupposequ’elleconnaîtl’essentiel,c’est-à-dire,combiennousétionsamoureux…

etlenombredefoisoùonabaisédanscettemaison…»Malgré le faible éclairagequi règne sur la terrasse, Jenniferperçoit levisagedeBrunoqui se

crispeets’empressed’ajouter:«Jepourraisluidonnerquelquespetitstrucs,qu’est-cequet’enpenses?Maispeut-êtrequ’ellete

griffedéjà,elleaussi…quoiqu’ellemeparaîtunpeuréservéepourcegenredechoses…—Çasuffit!»LecrideBrunoexplosedanslanuitetlajeunefemmesecontractepouréviterdesursauterdevant

lui.«Situveuxtevenger,fais-lesurmoi,maislaisseEmmaendehorsdeça,compris?—Parcequetoi,tupeuxdébarquerdansmavieetimpliquertoutlemonde,maispasmoi?C’est

çaquejedoiscomprendre?s’écrie-t-elleàsontour.— Je n’ai pas mis notre vie privée sur la place publique et je n’aurais jamais eu l’idée d’en

discuteravecMaxime!—C’estpourtanttoiquiasditqu’Emmasavaitabsolumenttout!»Ilserrelesdents,tentedereprendreuntonplusdoux,maislacontrariététransparaîtdanssavoix.«Jeluiaiparlédenous,c’estvrai,maisjenevoispaspourquoijeseraisallédanscegenrede

détails.Cequisepassaitdanslachambre…—Pasquedanslachambre,lecoupe-t-elleavecunepointed’ironie.—Jen,çam’aprishuitansavantdevouloirrefairemavieavecuneautrefemme,negâchepas

ça,tuveux?»Ellepinceleslèvresetreposesatêtecontrelabaievitrée,laissesesyeuxerrerauloin,làoùla

nuit masque entièrement la mer.Malgré elle, les mots de Bruno prennent un autre sens dans sonesprit,commesiçaluiavaitprishuitansavantdepouvoirl’oublier.

«Etpuis,ajoute-t-ilsuruntonqu’ilsouhaiteléger,siçapeuttefaireplaisir,jenepensepasquetupuissesfairemieuxquecesoir,niveaucatastrophe.»

Elleluilanceunregardnoir:«Nemesous-estimepas,tuveux?—Oh!Loindemoicetteidée!»

Ilfaitminedeplaisanter,maiscelasonnefaux.Aulieudesoutenirsonregard,ilsereplacedoscontre labaievitréeetgarde le silenceunbonmomentavantdemurmurer,encoreperdudanssesréflexions:

«J’avouequejem’attendaisàcequetumefassesunesclandreouquet’essaiesdetevenger,maisça… jamais. Je suis furieux contremamère, aussi. Et je vais devoir discuter de la situation avecEmma.Sansparlerdu faitqu’il fautque j’apprenneàvivreavec l’idéeque…quenousaurionspuavoiruneautrevie.Unenfant.»

Ilsoupire,autantde tristessequedecolère, tourneenfin lesyeuxversJenniferpouressayerdedécelerdessentimentssurcevisagequ’ilatantaimé:ressent-elleencoreduchagrinoudesregretspour cet enfant qui n’existera jamais ? C’est possible, après tout. N’a-t-elle pas pleuré, plus tôt ?N’est-ce pas le signe que cette histoire la fait toujours souffrir ? Et pourquoi ne peuvent-ils paspartagercegenredeconfidences,touslesdeux?

«Écoute,gronde-t-elle,t’asfoutulebordeldansmavie,j’aifoutulebordeldanslatienne,voilà,onestquittes.J’auraisvraimentpréféréquetunel’apprennespas,maiscommeçanechangerajamaisrienàcequej’aifait,est-cequ’onpourraitjustearrêterd’enparler?

—Situveux,finit-ilparrépondre.—Oui,jeleveux.»Elleseverseunlégerfondd’alcooletfaitunsigned’impatienceensadirection:«Bien,onaassezdiscuté.Jevaiscalerceverreetallerdormircommeunemasse.Bonnenuit,

Bruno.»Commeilnebougepas,elletentedeserelever,maisl’alcool,probablementcombinéàlafatigue

duvoyage,sembleavoiralourdisoncorps.Elleseretientàlabaievitréeenjurant,tandisqueBrunoest déjà à ses côtés et la soutient en posant une main sous son coude pour l’aider à maintenirl’équilibre.

«Çava,siffle-t-elleenchassantmollementsonbras.—T’asbienassezbu,toi.»Il la relâche,mais reste derrière elle pendant qu’elle rentre dans sa chambre. Il vérifie qu’elle

trouve son lit sans tituber outre mesure, l’observe s’y asseoir en lâchant un long souffled’épuisement.Devantcettefaiblessequ’elleaffichedevantlui,ilsourit:

«Tuveuxquejeteborde?—Trèsdrôle.»Elle le fixe en espérant qu’il sorte de sa chambre, histoire qu’elle puisse enfin se dévêtir et se

laisser tomber comme une masse dans ce lit. Bruno ressort sur la terrasse, ramène la bouteilled’alcooletlesverresavantd’annoncer:

«Jeviendraiteréveillerversdixheures.—OK.—Etjeramènel’alcoolenbas.Jenepensepasquecesoitunebonneidéequetuaiesunegueule

deboisdevantlejugedepaix.»Ellefeintunsouriredocile,puispointelaported’ungesteimpatient:«File,quejemedéshabille.»Pourplaisanter, il s’arrête, faitmined’être intéressépar lespectacleenquestion.Tropfatiguée

pourlechasserdenouveau,Jennifersetortillesursonlitetchercheàfairepassersarobepar-dessussatête.Brunoreculed’unpas,commes’ilvenaitd’êtrefrappéparlafoudre:

«Jen,qu’est-cequetufais?—Tuvoisbienqu’ilfautquejedorme!Etarrêtedem’énerver,merde!C’estpascommesitune

m’avaisjamaisvue,nonplus!»Songesteestsirapidequ’ilaàpeineletempsdetournerledosavantqu’ellenesoitpresquenue.

Elleaimeraitbienriredelaréactiondesonépoux,quiluiparaîtdrôlementprudeaprèscequ’ilsontvécu ensemble,mais lamasse qui la cloue au lit est plus forte.Elle se glisse sous les draps vêtued’unesimpleculotteetlance,labouchepâteuse:

«Éteinslalumière,tuveux?—Euh…OK.Bonnenuit.»Bienqu’ilprennesontempspourquitterlapièce,aucuneréponseneluiparvient.Dort-elledéjà?

Lui,aucontraire,saitqu’ilauradumalàtrouverlesommeil,cettenuit.

Chapitre10

BrunotourneenrondenattendantdedevoirréveillerJennifer.Malgrélafatigueetledécalagehoraire,iln’aquepeudormilanuitdernière.Contrairementàsonépouse,l’alcooln’apaseuraisondesatête.Toutecettehistoirel’obsède.IlapassélanuitàdécortiquerlecomportementdeJennifer,hiersoir:seseffortspourrestercalmedurantlerepas,safaçond’éviterlaplupartdesdiscussionsetsanervosité,aussi.Au lieude tenir têteàsamère,elleapréférés’enfuir,cequin’estpasdansseshabitudes.Etelleapleuré.Mêmes’ilsonteudeviolentesdisputeslorsdeleurséparation,ilnel’avuepleurerquerarement.Quedoit-ilcomprendre?Qu’elleéprouvedesregrets?Commentsavoir?Ellerefuseobstinémentd’enparler!

Ilsesentcoupable.C’estidiot,puisqu’avanthiersoir,iln’avaitpaslamoindreidéedecequ’elleavait vécu. Jamais il ne s’était douté que Jennifer avait téléphoné, encore moins qu’elle avait étéenceinte.Pourquoin’était-ellepasrevenue,toutsimplement?Ellen’auraiteuqu’àluisauteraucou,àluidemanderbêtementpardon:soncœurauraitfonduaumêmeinstant.Etlui,aussi,pourquoin’était-ilpasparti laretrouver?S’ilavaitcédéàsespropresdésirs, ilsn’enseraientprobablementpas làaujourd’hui.

Maintenant,ilesttroptard.Pours’occuper l’esprit, il rangelacuisine, ignore les troisappelsdesamèrepour,finalement,

constater qu’il n’a qu’une seule envie :monter à l’étage et frapper à la porte de Jennifer pour laréveiller. Ce qu’il fait à dix heures précises. Comme tout est silencieux, il recommence, finit parl’entendre grogner, mais elle semble se rendormir aussitôt. Il hésite, se décide à entrer, reste unmomentfigésurleseuildelaporteenlavoyantaussipeuvêtuedansceténormelit:ledosnu,lesjambes croisées, la tête enfouie dans l’oreiller. Rejetant le drap sur elle, il tente de prendre uneintonationsévère:

« Jen, c’est l’heure. Il faut se lever, maintenant. On a rendez-vous avec le juge de paix, t’asoublié?

—Maisc’estlanuit.—Ilestdixheures.Sijerepousselerendez-vous,onnepourrapeut-êtrepaslevoiravantlundi

prochain.Tuveuxprolongertonséjour,peut-être?»Ellegrogned’agacement,ouvreunœilavecdifficultéetlalumièredujourluifaitregretterson

geste. Le sommeil lui paraît plus lourd qu’une couverture de plomb. Replongeant la tête dansl’oreiller,ellesoupire,maisBrunos’impatiente:

«Jen!—C’estbon,j’aicompris!»D’un bond, elle s’assoit dans le lit et force ses yeux à rester ouverts. Bruno lui tourne

brusquementledos:«Tupourraisenfilerunt-shirt,oui?—Hein?Ah!Ducalme,c’estpascommesitunelesavaisjamaisvus!»Elle remonte la couverture autour de sa poitrine en grimaçant. Bruno vérifie qu’elle est

présentableavantdesetournerdenouveauverselle.Ilvients’asseoirsurlereborddulitetretrouveuntonplussérieux:

«J’auraisaiméqu’ondiscuteunpeudecequ’onvadireaujuge.—Onvaluidirequ’onveutdivorcer.—Jen,c’estque…lemariage,c’estsacréici.

—Jesais,rumine-t-elleavecagacement.—Peut-êtrequeceseraitplusfacilesitumelaissaisparler…»Lajeunefemmeposesurluidesyeuxintriguésetils’empressed’expliquer:«Danscecoindepays, ilestplutôtmalvuqu’onanticipedesemarieravantd’êtredivorcé.Et

commenoussommestouslesdeuxencouple…—Qu’est-cequeçachange?Onestséparésdepuishuitans!—Toutceque jedis, c’estqu’à taplace, j’éviteraisdeparlerdeMaxime.Emilioestunpeu…

disons…vieuxjeu.—Tuveuxdiremacho,oui !Etpourquoi jenepeuxpasparlerdeMax?C’est toiquiveux te

remarier!—Maisc’esttoiquiespartie.»Ilafficheunvisagecontrarié,conscientquesesmotsdéplaisentàJennifer,maisqu’ypeut-ilsila

mentalitéd’Emiliopencheensafaveur?Quelesgensducoinconsidèrentqu’ilestendroitderefairesavie,huitansaprèsqu’ellel’aitquitté,n’ariend’exceptionnel,aprèstout.Sonépousen’a-t-ellepasfaitlamêmechosedesoncôté?

«Qu’est-cequejedoiscomprendre?Queparcequet’esungars,t’asledroitdebaiseraveclamoitiédesfillesdecebled,maisquemoi,j’auraisdûrestercélibataire?s’emporte-t-elle.

—Çan’a rien à voir !Tout ce que je veux, c’est que notre rencontre se passe bien. Inutile decontrarierlaseulepersonnesusceptibledenousaider!Tuveuxtoujoursqu’ondivorce,pasvrai?

—Àtonavis?»Elle le fusilleduregard.Après lebordeld’hiersoir, ilesthorsdequestionquesonvoyagene

serveàrienetellen’apluslamoindreenviedefairetraînerleschoses.Sonnouvelobjectifestclair:retourner à Montréal le plus rapidement possible. Après quoi, Bruno de Verteuil sortiradéfinitivementdesavie.

«Justepourcettefois,insistecedernieravecunevoixdouce,laisse-moiparler,tuveux?»Jenniferhausse les épaules sans répondre.Qu’est-ceque ce jugepourra faire, de toute façon?

Brunoetelle sont séparésdepuis suffisamment longtemps. Il faudraitêtre foupour leur refusercedivorce !Elle sedéfait dudrap et se lèvede l’autre côtédu lit sans chercher àmasquer sanudité.Brunol’observerécupérerunt-shirtdanssavaliseet lepasserpar-dessussatêtesanshâte.Leplusétonnant,c’estqu’ellen’apasl’aird’enéprouverlamoindregêne.Dèsqu’elleseredresse,elleluijetteunregardendormi:

«Jevaisprendreunedouche.Tumefaisuncafé?—T’asfinidetepromenernuedevantmoi?—Maisarrêtedejouerlesviergeseffarouchées!C’esttoiquiesdansmachambre!»Surlechemindelasalledebain,ellefaitvolte-faceaumomentdefranchirdelaporteetrelèvele

basdesont-shirt:«Etpourtoninfo,jen’étaispasàpoil:j’avaismaculotte.»Enguisederéponse,illafoudroieduregard,maiselleluisouritdefaçonironique,visiblement

satisfaitedepouvoirlecontrarierdelasorte.«Bon,alors,cecafé,ilvient?Situpensesquejevaissortirdecettemaisonsansenavoirpris

un…—C’estbon,j’yvais.Jet’attendsenbas.»Elleluitourneledosetildescendsonregardsursesfessesquisebalancentsoussaculotte.C’est

étrangederevoirJenniferainsi,àpeinehabillée,etagircommes’ilsétaienttoujoursintimes.Ilestencore sur le reborddu litquand lebruitdu jetd’eau se fait entendre, et il soupire lourdementenreprenantsesesprits.Ildescendàlacuisineoùilentreprendsatâche.Ilcomptebienluimontrerquecequ’elleboitàMontréalneméritemêmepasl’appellationdecafé!

***EmilioDantoestunjugedepaixcatholiqueetâgédontlatâcheconsisteàs’occuperdesmariages

plutôtquedesdivorcesàEsclanyà.Dèsqu’ilsentrentdanslevieuxbureaupoussiéreux,situéaufonddelamairieduvillage,Brunoetlejuges’échangentdesparolesamicalesencatalan.Encoreunpeusousl’effetdudécalagehoraire,etpeut-êtreaussiàcaused’unepetitegueuledebois,Jennys’assoitsansporterlamoindreattentionàleurdiscussion.Cependant,àlasecondeoùlejugeprendplace,ils’adresseàelleenfrançais,avecunlourdaccent:

«MmedeVerteuil,jecomprendreque…—MmeElie»,lereprend-elle.LevieuxCatalanlanceunregardendirectiondeBruno,quihochediscrètement la tête.Lejuge

recommencealors:«MmeÉlie,jecomprendrequevousetM.deVerteuil…vouloirautorisation…pourledivorce.

C’estbiencela?—C’estexact.—Monrôle,c’estdonner…recommandation.Jeêtresûrquemariagepasbon…»LevisagedeJennifers’allègeetellesouritaussitôt:«Cedevraitêtresimpleàétablir:Brunoetmoisommesséparésdepuishuitans.—Hum…oui,mais…commentdire…»Ilcherchesesmots,levisageunpeuplussombrequ’audébutdelarencontre,finitpars’adresser

àBrunoencatalan.Cedernierfroncelessourcilsentraduisantlesmotsdujuge:« Il sait que tu n’habites pas ici et que je suis déjà fiancé avec une autre, mais d’après la

procédure…—Oui,procédure,répètel’hommeenhochantlatête.—…ildoits’assurerquenotremariageestbeletbienterminé.—Ehbien…ilestterminé,dit-ellesimplement.—Passelonsadéfinition.»Le sourire de Jennifer se fige,même lorsque le vieil homme recommence àparler en catalan,

anxieusedecequiseprofile.D’ailleurs,latraductionquesonépouxenfaitluiglacelesang:«Ilditqu’ilestd’usagedes’assurerqu’iln’yavraimentplusrienentrelespersonnes.—Maisiln’yaplusrien»,certifie-t-elleenfixantlejugedepaix.L’hommetapotesontorseetlaissetransparaîtreunpetitsourireridé:«Parfois…amourencoreici.Ilfaut…parler.Beaucoupparler.»Brunoposeunequestionau juge, toujoursencatalan. Jennifer sursaute lorsqu’elle reconnaît le

mot«semaine»danslaréponseets’interposeaussitôt:«Jenepeuxpasresterpluslongtemps!—Jen,laisse-moiréglerça.—C’estmariage,madame!sedéfendlejuge.PassimplecontratcommeauxUSA!»Lacolèretransparaîtsurlevisagedelajeunefemme.Brunoluilanceunregardsuppliantetpose

rapidementunemainsurlasienne.Ilparlevitepourl’empêcherdes’emporterdevantlejuge:«S’ilteplaît,nedisrien.Situlecontredis,ceserapire.—Jenepeuxpasrester!»Elletentedetempérersavoix,conscientequeriennevaseréglersielleperdcontenance,mais

elleinsistetoutefois:«Écoutez,j’aiuntravailàMontréal…— Vous venir ici. Avoir demandé mariage. Être partie ! Aujourd’hui, vous devoir suivre

procédure.Pasbeaucoup.Peut-être…unesemaine?»IlvérifielaréactiondeBruno,quiécraserapidementlesdoigtsdeJennifersouslessiens:

«Jen,unesemaine,cen’estrien.—Onaditjusqu’àdimanche!—Ilpeutexigerjusqu’àdeuxmois.Soisraisonnable.S’ilteplaît.»Elle serre les dents, détourne la tête pour masquer la colère qui l’étouffe. Elle est venue et

maintenantquoi?Ilfautqu’ellereste?«Jen?—Tusaisbienquejenepeuxpasterépondre!riposte-t-elle.Ilfautd’abordquejevérifieavec

Sergio.Jenepeuxpasjuste…disparaîtrecommeça!»LesouriredeBrunoestinstantané:ellenecomptepaslelaissertomber!Ilrapporteaussitôtses

paroles en catalan. L’homme en face d’eux hésite, explique qu’il fera préparer les papiers pourdéclarerquelaprocédureabienétérespectée,exigeenretourqu’ilsreviennentsignerendébutdesemaineprochaine.

«Jedevaisrepartirdimanche!grogne-t-elleàl’attentiondeBruno.—Jet’aiditquejeprendraistoutencharge.Net’inquiètepaspourça…»Elleserrelesdents,maisnerépondpas.C’estdéjàunmiraclequ’ellenedeviennepashystérique

en plein milieu de ce bureau poussiéreux, mais elle ne se fait pas prier pour quitter l’endroit enremerciant le juge de paix. Une fois qu’ils se retrouvent à l’extérieur de lamairie, elle engueuleBrunosansménagement:

« Comment est-ce t’as pu le laisser faire ? T’aurais dû exiger qu’il t’accorde ce putain dedivorce!Quandjepensequelamoitiédecettevillet’estredevable,bonsang!

—Jen,cen’estpascommeçaqueleschosesfonctionnentdanscepays.Cethommeasimplementdes valeurs et considère que lemariage est une chose sacrée, qu’on ne peut pas le briser sans leconsidéreravecsérieux.

—Maisçafaithuitans!»Elletapedupiedsurlesoletsecouelatête,atterréedecetteattenteinutile:«Tuvasteremarier;sûrementquetoutlemondedanscebledpourrilesait,enplus!T’esvenu

mechercherauQuébecetj’aifaithuitheuresd’avionpourobtenirsonautorisation.Qu’est-cequ’ilveutdeplus,hein?»

Sansattendresaréponse,elletraverselarued’unpasrapide,endirectiondustationnementpublicoùlacamionnettelesattend.Brunodoitpratiquementcourirpourlarejoindre.Illuiagrippelebraspourlaretenir:

«Jen,ilveutjustequenouspassionsunpeudetempsensemble.Histoiredevérifierqu’ilneresteplusriendecequinousunissaitàl’époque.

—Aprèshuitans?Laisse-moirire!»Ilaenviedeluidemanderpourquoi,maisl’évidenceaveclaquelleelleaprononcécesmotsl’en

dissuade.Est-cesidifficileàconcevoirpourJennifer?Nesesont-ilspasaimés,aprèstout?La jeune femme s’adosse contre la voiture en attendant qu’il déverrouille sa portière, mais il

s’installesimplementàsescôtés.Contretouteattente,ellenes’impatientepas.Ellefermesimplementlesyeux,soupireetlaisselachaleurdusoleils’attardersursapeau.Lafatigues’incrusteetl’odeurmarineluidonneenvied’allerseprélassersurlesablepouroublierlasoiréed’hier.Sansparlerdecetterencontredésastreuseaveclejugedepaix.

«Tupourraisenprofiter,dit-ilsoudain.Çaneteferaitpasdemaldeprendreunpeudevacances.Qu’est-cequet’esblanche!»

Elletourneversluiunvisageagacé:«TuneterendspascomptequejevaisdevoirlaisserSergioenplanpendantplusd’unesemaine?—Jesuissûrqu’ilcomprendra.Etjem’assureraiqu’Eliasconnectetonordinateursurleréseau

dèscetaprès-midi.Decettefaçon,tupourrasdonneruncoupdemainàSergiomêmeenrestantici.»

Unesortedegrognementsortdelabouchedelajeunefille:«Jemedoutaisqueçafiniraitcommeça.Direquej’aifaittoutcetrajetpourrien!—Paspourrien!Jen,tuexagères:onneparlequed’unesemaine!—Unesemainedontjemeseraisbienpassée!Enfin,jevaisdéjàessayerderejoindreSergio.»Ellelepointed’undoigtmenaçant:« S’il me dit qu’il y a une urgence au boulot, faudra te démerder avec ce satané divorce,

compris?»Ilserrelesdents,unpeuénervéparl’attitudedesonépouse,maisaprèsavoirrencontréSergio,il

est persuadé qu’il n’osera pas lui refuser ces quelques jours de congé. À moins qu’elle l’exige,évidemment !Doit-ildéjà se remettreànégocieravecelle? Ilne luidemandequandmêmepas lalune!Sansrépondre,ilseréinstalleauvolantpendantqueJennymontesurlesiègepassager.

« On pourrait en profiter pour songer à un concept publicitaire pour mon vin ? suggère-t-ildurantletrajet.Tupourrais…prendredesphotos,démarrerleprojet…jenesaispas,moi.

—Cesontmesemployésquifontça.Moi,jenefaisquerépartirlestâches,superviserletravailetvérifierqueleclientacequ’ilveut.

—Onn’aqu’àdireque…pourcettefois,leclientveutquecesoittoiquit’occupesdutravail.»Jennifertourneunvisagesceptiqueversluiauquelilrépond,trèsvite:«Tueslameilleurephotographequejeconnaisse!Etjeveuxlameilleurepourmonvin,qu’est-

cequetucrois?— Il y a un tas de photographes bien meilleurs que moi à l’agence. Eux, ce sont des

professionnels,pasdesamateurs.Bruno,onnevapasbâclertacampagnepublicitairesousprétextequetuveuxquejeresteunesemaine.Onn’amêmepasdeconcept!

—Maisonvaletrouver,nous,leconcept!Jen,quandj’aisongéàt’offrircecontrat…—Arrête!C’étaitpourmeconvaincredet’accompagnerenEspagne!—Passeulement!sedéfend-ilavecforce.Tucroisquejeneconnaispaslanotoriétéquerécolte

tonagencedepuistroisans?»IlsemetàénumérertouslesprixgagnésparZoneXcesdernièresannées,avecunejustessequi

étonneJennifer.«C’esttondétectiveprivéquit’asdonnétoutescesinfos?—Enpartie,maispasseulement,dit-ilavecunfroncementdesourcils.Tuesmafemme.C’est

normalquejesachecequetudeviens.»Iltournepours’engagerdanssondomaineetletrajetredevientsilencieux.Aumilieudel’allée,il

arrêtelemoteuretsetourneverselle:«Onaditqu’onseraithonnête,alorsjevaistedirelavérité:jevoulaistonagencepourmonvin.

VousêtesparmilesmeilleursauQuébec,tucroisquejenelesaispas?Etsij’avouequ’unepartiedemoiauraitpréféréquetonentreprisenefonctionnepas…pourqueturegrettesdem’avoirquitté,ehbien…jenepeuxpasnierquetuasréussi.

—Onaeudelachance,c’esttout!dit-elleenessayantdebanaliserl’effetquesesmotsontsurelle.

—Arrête.Jesaisquet’astravaillécommeunefollepouryarriver.Etpeut-êtrequetuasdebonsphotographes,maisjesuissûrd’unechose:personnen’ajamaisprisd’imagesdecetendroitavecautantdesensibilitéetdepassionquetoi.J’aiengagétroisphotographescesdernièresannées.Jenedis pas qu’ils n’ont pas fait du bon travail, mais aucun n’a réussi à reproduire tes photos del’époque.»

Ellenerépondpas,déconcertéederecevoirautantdecomplimentsdelapartdeBruno.Est-ceunestratégiepourlaretenir?Profitantdesonsilence,ilreprend,conscientqu’iljoueletoutpourletout:

«Jetedemandejusteunesemaine.Tunevaspast’ennuyer,jetelepromets:oniraphotographier

lesvignes,levillage,lacave…OnretourneraauchâteaudeBegur,onferacequetuveux!—C’estque…jemedisaisqueleconceptseraitplusefficacesionattendaitlesvendanges…—Maisc’estàlafindeseptembre!—Etalors?Peut-êtrequ’onauraitdemeilleuresimagesàcemoment-là?»LeregarddeBrunos’attristeetellejette,suruntonplusdoux:«Jen’aipasditquejen’allaisrienphotographierpendantmonséjour,maisçanesertàriension

n’aaucunconcept.Etc’esttoiquim’asditquelesvendangesferaientdesuperphotos!»Ilsourit,agréablementsurprisqu’ellesesouviennedecedétail.Combiendefoisavait-ilanticipé

qu’elleimmortalisecesinstants?Elleétaitpartietroptôt.Tropvite.Nuldoutequ’elleauraitchangéd’avissielleavaitpuassisteràcetteexpérience.Peut-êtremêmequ’elleseraitrestéeici,aveclui.

«Écoute, jepeuxtoujoursessayerd’enprendrequelques-unespourvoircequeçadonne.Et jeverraisiçavautlecoupderevenirenseptembre,qu’est-cequet’enpenses?»

LesouriredeBrunos’élargit,maislevisagedeJennifersecrispe:« Le problème, c’est que je n’ai pas apporté mon appareil… Et tu sais… ça fait vraiment

longtempsquejeneprendsplusdephotos…—Alors t’asune semainepour te remettredans lecoup.Tun’asaucuneexcuse : je teprêterai

monappareil,jet’emmèneraioùtuveuxetonattendradesheurespouravoirlalumièreidéale,s’illefaut!C’estuneexigenceduclient.Jeprésumequetusaisqueleclientatoujoursraison,pasvrai?»

Saremarquelafaitrireet,mêmesielletentedeconserversoncalme,l’excitationestaudibledanssavoix:

«Onpeuttoujoursessayer…—Là,jetereconnais!Jen,merci!Tuneleregretteraspas,jelesais!»Ilredémarrelavoitureetcontinuesarouteensouriant,fierd’êtreparvenuàconvaincreJennifer

dereveniràlaphotographieet,peut-être,deresterenCatalogneunpeupluslongtempsqueprévu…Ilalasensationdegagnersurtouslesplans:ledivorce,leconceptpublicitaireetledélaiqu’il

vientdesevoiroctroyeravecsonépouse.

Chapitre11

A lors qu’ils mangent les restes de la veille sur la terrasse arrière, des ouvriers passent, lessaluent,retournents’affairerdanslesvignes.Toutprès,lapiscineétincellesouslesrayonsdusoleil.Commentpeut-ilfaireaussichaudenmai?ÀMontréal,c’estrarementlecasavantlemoisdejuin!

«Situveux,tupeuxtebaigner,dit-ilensuivantladirectiondesesyeux.—Hum?Euh…non.Detoutefaçon,jen’aipassongéàprendremonmaillot.—JepeuxdemanderàEmmadet’enprêterun.»Jenniferéclatederireetsecouelatête:«Onn’apasvraimentlamêmetaille,elleetmoi,surtoutici,situvoiscequejeveuxdire!»Ellemet sa poitrine en avant avec un airmoqueur qu’il choisit d’ignorer, préférant largement

changerdesujetavantquecelui-cinedeviennetropglissant.Depuishiersoir,iln’aquetropsouventlaissésesyeuxdériversurlecorpsdesonépouse,maisn’est-cepasdesafauteàelle?Aprèstout,elles’estmontréenuedevantlui,nonpasune,maisdeuxfois!

Commesilaconversationétaitterminée,Jennysuggèredeslieuxàvisiterenvuedeprendredesphotographies:lesvignes,d’abord,etelleaimeraitbienreprendrecertainsclichésdelamer.Brunoluiprometde l’emmeneroùelleveut, luiditquemême lemairede laville serait trèsenclinà luiachetercertainesdesesimagessiellessontbonnes.

«Depuisletempsqu’ilmedemandelaphotodelavillequetuasprise,ladernièrefois…CelleàpartirdeBegur,tusais?

—Iln’avaitqu’àcommuniqueravecmoi.»Ilfaitdansersafourchettedanslefonddesonassietteavantd’avouer,unpeugêné:«Tum’avaisquitté!Situcroisquej’avaisenviedeterefileruncontrat…—Hum.Ça,jepeuxcomprendre»,dit-elleenriantdeboncœur.Bruno sourit, étrangement heureux de cette soudaine complicité qu’ils partagent depuis leur

retouràlamaison.«Jepeuxessayerdevoirs’ilesttoujoursintéressé,propose-t-ilaprèsunelégèrehésitation.—Situveux.»Vendresesclichésl’indiffère.Cequil’excite,c’estl’idéedetenirànouveauunappareilphoto,de

retourner sur le terrain et devoir si elle arrive encore à prendredebonnes images.Cequ’elle segardebiend’avoueràvoixhaute,c’estqu’aucunendroitnes’yprêtemieuxqu’Esclanyà:ilyatantdepaysagesmagnifiquesàproximité!Ellesongedéjàauxprisesdevuequ’elleaprévupourchaquepaysage…etelleenjubiled’avance!

Brunosoupirequandsontéléphonecellulairesonne,secontentedejeterunœilsurlepetitécranavantdel’éteindrebrusquement.Ilgrondeenretournantàsonrepas:

«C’estmamère.Ellem’alaisséaumoinsdixmessagesdepuiscematin!»Jennyfaitpivotersafourchetteentresesdoigts,pinceleslèvresenseremémorantlascènedela

veille,maisfinitparreleverlesyeuxverslui:«Tunevasquandmêmepasluienvouloirjusqu’àlafindestemps!—C’esttoiquidisça?As-tuoubliécequ’elleafait?—Çanerisquepas,non»,dit-ellesuruntonacerbequ’elleregretteaussitôt.Unlongsilenceempreintdemalaiselesentoure,puisellereprend,avecunevoixqu’ellesouhaite

plusdouce:«Écoute,Bruno,jenevaispastefairelaleçon.Dieusaitquejesuislapremièreàcroirequeles

mèresontundonparticulierpournousénerveretqu’elless’enserventplussouventqu’àleurtour.Çadoitêtreuntraitdecaractèreliéàlamaternité,qu’est-cequej’ensais?»

Ilritdoucement,nonsansseremémorerlesouperqu’ilalui-mêmevécuchezlamèredeJennifer.Ellenonplusn’yétaitpasalléedemainmorteavecsafille!

«Tamèreadépassélesbornes,c’estvrai,admetcettedernière,maisjesuissûrequ’ellel’afaitpourteprotéger.

—Meprotégerdequoi?Detoi?—Oui.Jen’étaispasunebonneépousepourtoiettulesais.—Jen’aijamaisditça!sedéfend-il.—Maistoutlemondelepense,mêmemoi!Etaufond,tusaisquec’estvrai.—Maisnousétionsmariés!—Nousn’avionspasdutoutlamêmevisiondecemariage, toietmoi!Tuétaisplusvieux,tu

savaisdéjàcequetavieallaitêtre…Moi,je…j’avaismespropresrêves.— Et où sont-ils aujourd’hui, tu peuxme le dire ? siffle-t-il avec un ton sec. Tu voulais être

photographe!—Macompagnieestl’unedesplusprospèresàMontréal!—Tumeparlesdesuccès,maistoutçan’arienàvoiravectesrêves…»Elle repoussesonassietted’ungestebrusque.Elle se lève,prêteà retournerdans lamaisonoù

l’airfraisapaiserapeut-êtresacolère,maisavantdes’éloigner,elleluijette:«Décidément,çanesertàriendediscuteravectoi!Siçateplaîtdecroirequej’aigâchémavie,

parfait ! Tu veux en vouloir à tamère ? Fais-le !Après tout, qu’est-ce que jem’en fiche !Ça nechangerarienàl’affaire!»

Toutenparlant, elle sedirigevers l’entrée,maisBrunobonditderrièreelle et la retientpar lebras:

«Jen,non,attends!Jenevoulaispasqu’onsedispute!—Benvoyons!Tunefaisqueça:chercherunefailledansmaviepourpouvoirtevenger!Je

t’aiquitté,oui,etaprès?»Il la relâche brusquement,mais son regard la cloue sur place et il s’empresse de tempérer ses

paroles:«Jesuisdésolé.C’estdemafaute.Riennesepassecommejel’aiprévu.J’aimaldormi,lanuit

dernière,etaprèshiersoir…Cettehistoirededivorcenevapasdutoutcommejelesouhaite…—C’estpasgrave.—Jen,jesaisqu’onpeuts’entendre,toietmoi.Iln’yapasdixminutes,onplanifiaitmêmeles

prochainsjoursdetonvoyageavecbeaucoupdeplaisir!»L’expression de la jeune femme oscille entre la joie qu’elle ressent à l’idée de redevenir

photographeetsarancœurenversBruno.«Tusais,finit-ellepardire,jen’aipasencoreparléavecSergio,alorsc’estpossibleque…»Il ferme les yeux, soupire en reculant d’un pas, comme si elle venait de le repousser

physiquement.Ilsecouelatêteenchuchotant:«Jesavaisquet’essaieraisdetedéfiler…—Jen’essaiepasdemedéfiler!»proteste-t-elle.LeregardqueBrunoposesurelleluisignifiequ’iln’estpasdupe.«Écoute, ceprojetdepub, ça teplaît, je le sens. Je tedemandequoi ?Quatre jours?Cen’est

quandmêmepaslafindumonde!»Jennifernerépondpas,maisfinitparhocherlatête,puistendunemainverslui:«Allez,filetontéléphoneavantquejenechanged’avis.JevaisvoirsiSergioestd’accord…»Unefoisl’appareilenmain,elles’éclipsepourpassersonappel,surtoutparcequ’elles’attendà

ce que son ami la bombarde de questions et qu’elle n’a aucune envie que Bruno assiste à laconversation. Cependant, elle ne doute pas que, de la cuisine où il fait mine de ranger, il entendchaquemotqu’elleprononce.

«C’estque…ilyaunpetitproblème,dit-elleaprèslesbanalitésd’usage.Jerisqued’avoirbesoind’unpeuplusdetemps.

—Qu’est-ce que tu racontes ?D’abord, tu ne voulais pas partir etmaintenant, tu ne veuxplusrevenir?»semoque-t-ilavecunrirefranc.

Elleluirésumelasituationetattendqu’illaconseille,maisilneluiposequ’uneseulequestion:«Qu’est-cequetuveuxquejetedise?Tuveuxresterounon?—C’estpasaussisimplequeça.—Biensûrquec’estaussisimplequeça.Voyons,Jen:tun’aspratiquementprisaucunjourde

congédepuisdeuxans.Touslescontratssontoctroyés,Clairepeuts’occuperdetesrendez-vousetjesuperviserai tout le reste.Tum’as remplacé unmois, l’an dernier, quand je suis allé faire ce tourd’EuropeavecSteph.

—C’estpaslamêmechose.—C’estexactementlamêmechose.Écoute,tumetéléphonespourquelquechose,alorsdis-moi

cequec’est.Si tucherchesunprétextepourrevenir,c’estd’accord, t’asqu’à toutmemettresur ledos,pasdeproblème.Situveuxrester,çamevaaussi.Jepeuxgérer,jet’assure.»

Ellesoupireensepromenantdanslesalonoùsetrouvel’agrandissementdesaphotographie.Lefaitque sonamin’aitpasplusbesoind’elle chezZoneX l’angoisse légèrement. Il est vrai que lescontratsdiminuentàl’approchedel’été,maisquandmême!

«T’enasparléavecMax?demande-t-ilsoudain.—J’aipaseuletempsdel’appeler.Jeluiferaiunemail,cesoir.»LeriredeSergiorésonnedanssonoreilleetellegrondeaussitôt:«Quoi?—Tumetéléphones,maistuvasluienvoyerunemail?Tusaisquetuparlesdetonpetitami?—Jesuistrèsoccupée,etpuis…avecledécalagehoraire…—Ah,Jenny,arrêteavecteshistoires.C’estàcausedesademande?Chaquefoisqu’unhomme

essaiedes’approcherdetropprès…—Jeneveuxpasentendreça,siffle-t-elleens’éloignantlepluspossibledelacuisine.Est-ceque

jetediscommentgérertonhistoireavecSteph,moi?Onn’estpastousdesidiotsderomantiques!Etavantdem’inciteràmeremarier,tupourraisaumoinsattendrequejerèglemondivorce!

—D’accord,d’accord!»Sergiosoupire,sachantpertinemmentqu’ilnesertàriend’énerverJennifer.Surtoutqu’elledoit

être suffisamment à cran depuis son arrivée en Catalogne. Il profite de son silence pour laquestionner,enayantl’airvague:

«Alors?Commentçasepasse,là-bas?—Çava.»Savoixseveutdouce,neutre,maisellen’enditpasplus.Sergiolataquine:«Jet’aidéjàconnueplusbavarde…»Ellehésitequelquessecondes,puis,commeilinsiste,ellesemetàluiraconterqu’ellearevutout

lemondehiersoir,queMariaacuisinédelapaella,qu’ellearencontrésonmari,sesenfantsdontlapetiteJenny.EtEmma.

«EtcommentestlafutureMmedeVerteuil?demande-t-ilavecunevoixironique.—Trèsbien.Bon,jeneluiaipasvraimentparlé,nonplus.Ilfautdirequetoutlemondeétaitlà.

Etaveclesenfants…—Quandtudis“toutlemonde”,tuveuxdire…mêmesamère?»

LaquestiontroubleJennyquichuchote:«Ben…oui.—Etçaaété?»Lebruitdiminueducôtédelacuisine,probablementparcequeBrunotendl’oreilleplusqu’ilne

range.Orellen’anulleenviequ’ilentendesaréponseouquelesujetrevienneàl’ordredujour…«Plusoumoins,répond-t-ellevaguement.—Jennifer,tumeracontes,oui?»Ellegrogne,agacéededevoirenparleralorsquesonépouxdoitécoutertoutcequ’elledit.Elle

sedécideàsortirdelamaisonetsemetàmarcherdevantlaported’entrée:«Disonsque,sanslevouloir,j’aisuivitonconseil.Jeluiaitoutdit.»Sergioneparlepaspendantunbonmoment,assezlongtempspourqu’ellefroncelessourcilset

vérifiequ’ilesttoujoursauboutdufil,cequiledérideaussitôt:«Quoi?Tuluiasdit?Pourl’avortement?—Oui.Etpasdelafaçonlaplusdélicate,situvoiscequejeveuxdire.—Euh…ehbien…là,vraiment,jenetecomprendspas!—C’étaitunaccident,OK?Samère,ellem’a…etpuisj’étaissurledécalagehoraire…jenesais

pasàquoij’aipensé!»Inutiledeluiexpliquerquelesmotssontsortisd’eux-mêmes,sansattendresonautorisation.Elle

avurouge,elleasouhaitéclouerlebecdesabelle-mère.Depuisletempsqu’elleenrêvait!Àquoibonseculpabiliser:ellenepeutplusreprendrecequiaétédit,désormais…

«Jenny,est-cequeçava?laquestionneSergio,inquietdusilenceprolongédesonamie.—Maisoui,siffle-t-elle.—Etlui?Commentill’apris?»Ellehausselesépaules,mêmesiellesaitbienquesonaminelavoitpas.Elleprendappuisurl’un

des piliers en béton qui soutiennent l’entrée et laisse son regard se perdre en direction de lamer,qu’elleentraperçoitàtraverslesoliviers.

«Jesupposequ’ilvas’enremettre,décide-t-ellededire.—C’estmieuxqu’ilsache,approuveSergio.—Non,cen’estpasmieux,lecontredit-elle.Maintenant,ils’imaginequeleschosesauraientpu

êtredifférentesentreluietmoi.Etilsesentcoupableaussi.Etavantquetumeposeslaquestion,cen’estpascequejevoulais,OK?Foutrelebordel,oui,mais…pascommeça.»

Elleterminesesparolesensoufflanttristement.Latêtebaissée,ellefixesespieds;del’un,ellefrottenerveusementlesolchaudetpoussiéreux.

«C’estnormalqueçaluifasseunchoc.Donne-luiquelquesjours.Jeterappellequeçaaététoutunchocpourtoiaussi.Pendantdeuxans,sijemesouviensbien.

—Oui,benlà…c’estfini.»LeriredeSergioreprend:«J’espèrequetuconsidèresquet’enasassezfait!—C’était pas l’idée de base, dit-elle avec un ton faussement enjoué,mais j’avoue que niveau

“bordel”,c’étaitpasmal.—Bien.Maintenant,essaiedeprofiterdetonséjour,tuveux?Prenddusoleil,repose-toi…—Ouais.Enfin…Brunom’ademandédeprendredesphotosdudomaine.Àcesujet, tu serais

chou dem’envoyer une ébauche de contrat par email. Y a quelqu’un qui va venir connectermonordinateur,cetaprès-midi.»

Auboutdufil,unsoupirexaspérésefaitentendre:«Jen!Pourunefois,tunepeuxpasjusteprofiterdutempsquipasse?—Arrête,çafaituneéternitéquejen’aipastouchéunappareilphoto.Situvoyaistoutcequ’on

peutfaire,danslecoin…—Jerêveoutut’amuses?—Jetravaille,biensûr!lecorrige-t-elleavecunevoixplusferme.C’estjusteque…ben…çafait

longtempsquejen’aipasétésurleterrain.Çachangeunpeudelaroutine,quoi.»ElleaccompagnevolontiersleriredeSergioetsedétenddelesentiraussiprès,mêmesiellese

trouveàl’autreboutdumonde.«Jet’enverraidesimages.Tuvasvoir,c’estvraimentbeau.—OK.—Bon,jetelaisse.Sinonçavaluicoûterlapeaudesfesses,cetappel.»Avantqu’elleneraccroche,Sergiol’interromptavecunevoixironique:«Hum,Jen?Essaiedenepasretomberdanslemêmepiègequeladernièrefois,tuveux?—Quoi?T’esfou!Non!»Sonrireéclateànouveauetunefoislaconversationterminée,Jenniferrestelà,devantlamaison,

sanséprouver lamoindreenviederetournerà l’intérieur.Lachaleurest lourde,maisagréable.Auboutdelonguesminutes,Brunoouvrelaporteetlafixeavecunairinquiet:

«Toutvabien?—Oui.»Iln’osepaslaquestionnerdavantage,maisnebougepasnonplus,espérantrecevoirunpeuplus

dedétails.D’ungestelas,elleluitendletéléphone:«C’estOKpourSergio.Ilm’amêmesuggérédeprendreunpeuderepos.—Envoilàunebonnenouvelle!»lâche-t-ilavecunevoixjoyeuse.Illarejointsurlepalieret,récupérantlecombiné,ilattenddecroisersonregardpourajouter:«Merci,Jen.Vraiment.»Ellesouritavecunairfatiguéetilproposeaussitôt:«Tuveuxfairelasieste?—Non.Ilfautquejemefasseaudécalage.Etpuis…jepensaisallerfaireuntourdanslesvignes

pourjeterunœilauxphotosquejepourraisprendre.—Çapeutattendredemain,aussi.»Lajeunefemmeluirépondparunpetithaussementd’épaules.Pourquoiattendre?Elleahâtede

reprendre du service, même si elle est bien, juste là, à profiter du paysage et de la chaleur quil’entoure.

«Ilétaitsurpris?Sergio?demandesoudainBruno.—Plutôt.Surtoutquandjeluiairaconté…pourhiersoir.»Brunofroncelessourcils,légèrementcontrariéqueJenniferpuissediscuterdecesujetavecson

amialorsqu’ellerefuseobstinémentdelefaireaveclui.N’est-ilpaslepremierconcernédanscettehistoire?Mêmesielleneremarquepassonexpression,ellereprend,avecunepetitevoixlasse:

«C’est le seul qui savait, reprend-elle. Et c’est lui quim’a convaincu de te téléphoner. Il étaitmêmeprêtàm’aidersijegardaislebébé,c’esttedireàquelpointilestchouette…»

Ilnelaquitteplusdesyeux,surprisdel’entendrereparlerdupasséavecunesortededétachement,comme si elle voulait simplement lui communiquer une information sans importance. Que doit-ilcomprendre?QuesansSergio,Jenniferneluiauraitmêmepaspassécecoupdefil?

«Jem’excuse.Jenevoulaispasqu’onreparledeça.—Enfait…moi,çamesoulagequ’onenparle,admet-iltrèsvite.Depuishier,jemesuisimaginé

tellementdechoses!J’étaismêmesûrquetonamit’avaitencouragéà…—Sergio?Seigneur,onvoitquetuneleconnaispas!Sijel’avaisécouté,jeseraisrevenuepar

lepremieravion!Ilaprobablementpriépendantdesjourspourquetudébarquesàlacliniquelejourfatidique.Tusais,commedanslesfilms?»

Malgrélefaiblesourirequ’elleaffiche,Brunonepeuts’empêcherdegronder:«Sij’avaissu,j’yseraisallé.—Oui,ehbien…—Pitié!Nemedispasqueçan’auraitrienchangé»,l’interrompt-ilsèchement.Elleluienvoieunregardsombreavantderépliquer,l’airtriste:«Siçapeuttefaireplaisir:jel’espéraisaussi.—Alors pourquoi tu n’as pas insisté ? s’énerve-t-il. Pourquoi tu n’as pas pumettre ton fichu

orgueildecôtéetmepasserunsecondcoupdefil?—Tunecomprendspas:jen’aipasfaitçaparorgueil,maisparcequec’étaitlameilleurechose

àfaire.Crois-moi:j’aipassédesjoursàsongeràtoutesleséventualités.—Toutes?Çam’étonnerait!»Ilsiffleensecouantlatêtetandisqu’elles’approchedeluiavantdedébutersonénumération:« J’aurais pu le garder et rester àMontréal, ce qui m’aurait obligé à arrêter mes études. Ou

reveniretfinirpartedétester.Onauraitforcémentdivorcé,detoutefaçon,etcetenfantauraitétélaseulevictimedetoutça!

—Etsionétaitparvenusàs’entendre?—Bonsang,Bruno!Onnepeutmêmepasseparlerdixminutessansvouloirs’arracherlatête!—Mais cen’était pas commeça,dans le temps ! Jen,onétait amoureux !En tout cas,moi, je

l’étais!»Ilprononcecesderniersmotsavecunepointedecolère,soudainpersuadéquesilajeunefemme

l’avaitaimé,vraimentaimé,leschosesauraientpufonctionnerentreeux.«C’estça,dit-ellesuruntonsec.Sit’étaissiamoureuxdemoi,commentçasefaitquet’asjamais

téléphoné?—C’esttoiquiespartie!—Tum’aspratiquementchasséedecettemaison!—Non!J’étaisjustefurieux,qu’est-cequetucrois?Etc’esttoiquiasdemandéàpartird’ici!

Moiquicroyaisqu’onétaitheureux!—C’étaitquepourunan!Pourquejepuisseterminermesétudes!—Onn’a jamais parlé de ça ! s’emporte-t-il en frappant le sol d’un pied ferme.Tu as pris ta

décisionsansmeconsulter.Tunem’aslaisséaucunchoix!»Elleserrelesdentsetsonvisageserenfrognesubitement,peut-êtreparcequ’iln’apastort,maisà

quoibonyrevenir,aujourd’hui?Cherchantàcloreladiscussion,Jennifercroiselesbrasetgronde:«J’aitéléphoné,OK?Ettoi,alors?Qu’est-cequet’asfaitpourquecemariagefonctionne?Rien

dutout.Tut’escontentéd’attendrecommeunimbécilequejereviennetetomberdanslesbras!Ehbien,voilàlerésultat!»

Lemélangedecolèreetdetristessequipercedanssavoixn’arienpourredonnercontenanceàlajeunefemme.Soudain,ellevoudraitdisparaîtreetêtreseule.Merde!Pourquoia-t-elletoujourscettefichueenviedepleurer?Etpourquoidoivent-ilsconstammentremettre lesujetà l’ordredujour?Surtoutaveccettefatiguequil’accableetquinel’aidepasàgarderlecontrôledesesémotions.D’unpasferme,ellesedécideàrentrer,mais,àlasecondeoùelletournelestalons,Brunolaretientparlebras:

«Jen,jen’aijamaisditquejen’avaispasmestorts.— Je m’en fous, compris ? Maintenant, laisse-moi tranquille ! » dit-elle brusquement pour

étouffersaproprepeine.Sans attendre ses protestations, elle entre à l’intérieur de la résidence, grimpe lesmarches en

quatrième vitesse et s’enferme à double tour dans sa chambre. Par crainte qu’il n’essaie de larejoindre,ellesortsurlaterrasseetseforceàpleurerensilence.

Chapitre12

Adosséecontrelafenêtre,Jennifersomnoledepuisunmomentlorsquedesvoixluiparviennentdel’entrée.Alertéeparl’intensitédeséchangesqu’elleperçoit,elletendl’oreille,maislaportedelarésidence claque et les voix s’éloignent, se font plus difficiles à distinguer. Curieuse, Jennifer seredresse, écrasée par la chaleur de la terrasse, puis elle revient à l’intérieur de sa chambre pourouvrirdiscrètementsaporteetessayerdecapterdesbribesdelaconversationencours.Soncorpssefigelorsqu’elledécouvrequeBrunodiscuteavecsamère.

«Tunepeuxpasm’envouloirpourça!Jenepouvaispasdevinercequ’elletevoulait!soutient-elle.

—Tuastuélaseulechancequej’avaisdesauvermonmariage,sansparlerdelavied’unenfant!Demonenfant!

—Jenepouvaispaslesavoir!»Avecunsoupirexaspéré,Jennifers’avancejusqu’aureborddel’escalierets’écrie:«Bruno,arrête.Çanesertàriendeluienvouloirpourça.»Moinsdedixsecondesplustard,sonépouxapparaîtaubasdesescaliersetremonteverselleun

visageétonné,unpeusurprisde lavoir s’immiscerdanscetteconversation, surtoutaprès la façondontelleestpartieilyamoinsd’uneheure.

«Si tu tiens tantqueçaàchercheruncoupable, reprend-elle,alorsblâme-moi.Çanechangerarienàl’affaire.C’estmoiquiaidécidédemefaireavorter.Tamèren’arienàvoiravecça.»

Les traits tirés, Jennifer laisse son corps s’appuyer contre lemur sans quitterBruno des yeux.Direqu’ilyahuitans,elleauraitfaitl’impossiblepoursevengerdesparolesblessantesqu’Éléonorelui a jetées au visage lorsqu’elle a téléphoné. Aujourd’hui, alors qu’elle espérait lui rendre lamonnaiedesapièce,ellenepeutqueconstateràquelpointtoutçanechangeabsolumentrienàsesactes.Àquoibonressassercettehistoire?

«Ellesavaitàquelpointj’espéraistonappel.Ellen’avaitpasledroitde…—C’estdupassé, lecoupe-t-elle.Écoute,Dieusaitquej’aidétesté tamèrepourcequ’ellem’a

faitvivreàl’époque,maisc’estsûrementparcequej’avaisbesoind’unboucémissaire,moiaussi.Aufond,elleajustefacilitéleschoses.

—Maiscen’estpasdutoutcequejevoulais!sedéfendÉléonore.Etsij’avaissuque…—Arrêtez,insisteJenniferensecouantlatête.Çanechangeriendedireçaaujourd’hui.Aufond,

jenedevraispasvousenvouloirdem’avoirditlavérité.Vousn’aviezpastortsurtout,voussavez?Etdansnotresituation,unenfantauraittoutcompliquéentreBrunoetmoi.»

Direquetoutescesannées,elleenavouluàBrunoetàsamère,alorsquec’estellequiestpartieet que ni l’un ni l’autre n’a su qu’elle avait subi cet avortement. Cette colère envers eux lui aprobablementpermisd’allégerlegestequ’elleacommis,àl’époque.

«Toutça,c’estdemafaute,admet-elledenouveau.Jen’auraisjamaisdûenparler.»Lesilencerevientdanslamaison,maisJennifern’yaccordeaucuneattention.Elleneressentplus

de colère,mais la tristesse, elle, reprend toute la place.Avec un soupir lourd, elle leur tourne lestalonsetregagnesachambresansunmot.Enbas,lesyeuxdeBrunorestentrivéssurl’endroitoùsonépousevientdedisparaître,étonnéparlesmotsqu’ilvientd’entendre.Ilal’étrangesensationd’avoirperçusafragilité.Sonchagrinaussi.

«Bruno…—S’ilteplaît,maman,va-t’en.»

Commeelle se rapprochede lui, il finitpardétacher son regardduvideet se tourneverselle,maisc’estunregardnoirqu’illuiadresse:

«Jenesuispasprêtàtepardonner.—Mais…tul’asentendue!—Çanechangerienàcequetuasfait.Tuluiasditquej’étaisavecuneautrefemme!—Parcequejevoulaispasqu’ellerevienne!—Leproblème,maman,c’estquemoi,jevoulaisqu’ellerevienne!s’écrie-t-il,àboutdenerfs.

Toutçaneteregardaitpas!—Maisjevoulaisjuste…—Çasuffit !Jeneveuxplusrienentendrede tabouche!Va-t’enavantque jene tefichemoi-

mêmeàlaportedecettemaison!»Il pointe la porte pour la seconde fois avecun regard si vif qu’Éléonore recule d’unpas et se

résigneàluiobéir,seprécipitantpouréviterdepleurerdevantsonfils.Toujours au pied des escaliers, Bruno attend que le bruit dumoteur s’éloigne, puis grimpe à

l’étage sans faire de bruit. Il se positionne devant la porte de Jennifer et tend l’oreille.C’est longavantqu’ilnesedécideàchuchoter:

«Jen?—Maisqu’est-cequetuveux,encore?»gronde-t-elle.Il poseunemain sur laporte, comme s’il cherchait unmoyende se rapprocherd’elle sans lui

imposersaprésence.«Jen,jesuisdésolé.J’auraisdûpartiràtarechercheetessayerdeteconvaincredereveniravec

moi.Ç’auraitprobablementmieuxvaluquederesterlà,àt’attendrecommeunimbécile.Etsiçapeutteconsoler,sachequeçam’aprisdesannéesavantdem’enremettre…

—Çanemeconsolepas,dit-ellesimplement.—Jesais.Moinonplus.»Ilselaissetombersurlesol,s’adosseàlaportedesachambre:« Jenesuispas fâchécontre toi,maiscontremoi, reprend-il surun ton lourd. J’auraisdûêtre

là…—Bruno…—Laisse-moi finir !s’impatiente-t-il.Peut-êtreque tuauraisquandmêmechoisicettesolution,

peut-êtrequec’étaitvouéàl’échec,aussi!Quipeutsavoir?Maisçan’empêchepasquej’auraisdûêtrelà.Tun’avaispasàvivrecetteépreuvetouteseule.

—Pffft!Tum’auraisfaitlacrisedusiècle!»DevantletonfaussementironiquedeJennifer,ilfeintunpetitrireavantdereprendre:«Jenedispasquejen’auraispasessayédetefairechangerd’avis,mais…j’auraisquandmême

moinsderegretssij’avaisétélà.Mêmepourça.»Àsontour,Jenniferselèveducoindesonlitetvients’asseoirsurlesol,doscontrelemur,tout

prèsdelaporte.Elleravalelesanglotquiluiresteentraversdelagorgeet,bienquesesmotssoientsincères,elletrouvedifficilementlavoixpourchuchoter:

«C’estgentildedireça.»Bruno ne répond pas,mais il perçoit clairement le chagrin à travers lesmots de Jennifer. Il a

envie de la voir, de la consoler, de la serrer contre lui et pourtant… il laisse simplement sa têteprendreappuicontrelaporteetrestelà,silencieux,àattendrequ’ellereprennelaparole.

«Çaaétédifficile,dit-elleauboutd’unlongmoment.—Jem’endoute.Etj’ensuisvraimentdésolé.»Toutresteimmobilependantunebonneminute,puislaportes’ouvredoucement.Trèsvite,Bruno

seretientpournepassuivrelemouvementquil’accompagneetsedéplacepourprendreappuicontre

lemur.Luidebout,ellesurlesol,ilséchangentunregardtriste.Levoilàtroublédevoirleslarmesdesonépouseet,mêmesiellesnecoulentplus,ellessonttoujourslàetbrillentsursesjoues.

Sansunmot, il s’agenouille sur le sol et tout s’enchaîne très rapidement : il l’attire et l’écrasecontreluipendantqu’elle laissetombersatêtecontresonépaule.Danscetteposition, ilséchangentleurs larmesensilenceet,parfois,Brunorenifleprèsdesonoreilleet fortifiesapriseavantde larelâcher.Lorsquelestremblementsdesonépouses’estompent,elleessuiesesyeuxavantdereleverlatête,maisaulieudesoutenirleregarddeBruno,ellefaitminedejeterunœiltoutautourd’elle:

«Çamefaitbizarred’êtreici,admet-elle.—Pourmoiaussi.Enfin,jeveuxdire…quetusoisici.»Il sourit, gêné par leur soudaine proximité. Par cette complicité, aussi, et il n’est pas le seul,

puisque Jennifer se dégage doucement de son étreinte pour retrouver une position confortable etreplacemécaniquementsescheveuxengardantlesyeuxrivésloindessiens.Ellepivoteets’assoitàsescôtés.Souscetangle,elleaperçoitlavuequ’offrelabaievitréedanslachambredeBruno,justeenfacedelasienne,etsourit:

«T’habitesvraimentdansunbledperdu,mais…j’avouequec’estbeau.Etjesuissûrequeçaferaunesuperpubpourtonvin.»

Ilétouffesonrireethochelatête,maiselleseredresse,prêteàbondirsursesjambes:« Ildoit resteruneheureoudeuxavant lecoucherdusoleil.Sionallait faireun tourdans les

vignes?Situmeprêtestonappareil,jepeuxvoircequeçadonne…»Même s’il est étonné par le brusque changement d’attitude de Jennifer, Bruno n’en laisse rien

paraître.Ilestheureuxdecemomentqu’ilsontpartagé,maisaaussitrèsenviedelaisserretomberlapressionenallantfaireuntouràl’extérieur.Etmêmes’iln’osepasl’évoqueràvoixhaute,ilsesentfébrile à l’idée de revoir son épouse se promener dans le domaine, un appareil photo entre lesmains…

***Jenniferdétaille les fonctionsde l’appareilnumériquedeBrunopendantqu’il les transportede

l’autrecôtédesvignes,àl’aided’unepetitevoituredeservice.Durantletrajet,ellephotographieunpeu partout, juste pour s’habituer à l’appareil, non sans ressentir une vive excitation à l’idée dereprendreduserviceentantquephotographe.

Lorsqu’ilsdescendentdevoiture,ellemarcheàtraverslesvignesavecunpetitsourireraviqu’ilobserve sans un mot. Elle se penche fréquemment pour obtenir le meilleur angle, recommencesouvent,zoomesurlepetitécranàl’arrièredel’appareilpourvérifierlerésultat.Mêmes’ilsongeàfairelaconversation,iln’osepasbriserlapaixquis’estinstalléeentreeux.Pournepasresterlà,àrien faire, il s’agenouille au bout de l’allée et faitmine d’enlever quelques feuilles jaunies par lesoleil.

L’avantagedunumérique,c’estqueJenniferpeutmitraillersanscompter,justepours’assurerquelecadreetlalumièreluiconviennent.Unevingtainededéclicsplustard,ellerelèvelatêteversluietdemande:

«Lesphotosquet’asemmenéeschezmamère,tuvasmelesrendre?—Ben…oui.Situlesveux.—Jepourraisnumériserlesnégatifs.Onnesaitjamais.Peut-êtrequecertainesferaientl’affaire,

quoique…fautvoir.Lescouleursdoiventêtredélavées,maintenant.»Ilnerépondpas,doutantquecesoitlecas.«Iln’yavaitaucunephotodenousdeux?lance-t-ellesubitement.—Évidemmentqu’ilyavaitdesphotosdenousdeux!Est-cequejen’aipasmontrédesimages

denotremariageàtesemployés?»Ellegrimaceetretientunrire,sesouvenantdelascèneenquestion,puiss’armedecourageense

positionnantdirectementfaceàlui:«Etlesautres?Ellessontoù?—Quellesautres?—Yavaitpasqueça,ilmesemble!Chezmamère,tuasmontré,quoi…douzephotos?»Brunosesentétrangementheureuxqu’elleserappellel’existencedesautresclichés,maiscomme

ilgardelesilence,elles’empressed’ajouterenluitournantledos:«C’estpasgravesitulesasjetées.C’étaitjustepoursavoir.—Maisnon!Jenelesaipasjetées!s’exclame-t-ilenlasuivant.Ellessontprobablementquelque

part,dansuneboîte…»Elle faitvolte-faceet il s’arrêtebrusquementdans songeste, sur lepointde lui rentrerdedans,

maiselleprofitedeleurproximitépourletoiserd’unregardintrigué:« Je te rappelleque j’étais àpoil surcertaines.Celles-là, j’espèreque t’aseu ladécencede les

détruire!»Sontonfroidl’amuseetilcroiselesbrasdevantlui,faitminederéfléchiràlaquestionpourla

fairepatienter,puislance:«D’abord,tuétaisnuesuruneseule,enfin…surplusieurs,maisjeveuxdire…uneseuleoùon

voyait…unpeuplus.»Rapprochantsesmains,ilfaitminedecadrerlecorpsdesonépouseenseremémorantclairement

l’imageenquestion :dans la lumièrede l’aube,Jenniferétenduesur le lit,bras relevésderrière latête, cheveux épars sur l’oreiller. Derrière elle, le lever de soleil sur les oliviers et la mer. Il sesouvientqu’elles’étaitmoquéedeluiparcequ’ilétait intimidéà l’idéedelaprendrenueenphoto.Pourtant,ilavaitfinalementappuyésurledéclencheur,incapablederésisteràl’idéed’immortalisercetinstantparfait.

Jenniferluilanceunregardironiquebiensenti:«Tuasgardéunephotodetafemmeàpoil?Quediraittafiancée?—Arrête,gronde-t-il,çafaitdesannées,toutça.Etlaphoton’ariendevulgaire!C’était…elle

est…trèsbien.»Lemot «magnifique » décriraitmieux l’image,mais il tempère ses propos, craignant qu’elle

n’interprètemalsesparoles.«À ta place, jem’en débarrasserais avant de temarier, suggère-t-elle avant de lui tourner les

talonspourlasecondefois.Moi,çanemeplairaitpasdetombersurunephotodetonex…—Maist’asfini,oui?Jetelesrendrai,c’esttout.TuladonnerasàMaxime,tiens!»Elleéclatederireetsecouelatêteencontinuantdes’éloigner:«Biensûr!J’imaginedéjàlascène:tiens,Max,voiciunesuperphotodemoiàpoil,justeaprès

quej’aibaiséavecmonex.Sansfaçon…jecroisqu’onvajustelafoutreaufeu.»Illasuit,hausseletonàsontour:«Tudisçaparcequetunet’ensouvienspas,maisjet’assurequel’imageestsuperbe!Ilyavait

une telle lumière dans cette chambre, cematin-là. Et c’était juste avant que tu prennes celles de lamer…»

Jenniferpoursuitsonchemin,unpeuagacéequ’illuidécrivecemomentsiprécisdeleurpasséetqu’il l’oblige à y replonger. Comment pourrait-elle oublier cette nuit-là, de toute façon ?Probablementlaplusbelledeleurmariage,quoiqu’iln’aitpasétébienlong!Pouréviterdelaissersontroubletransparaître,ellefaitminedeposeretjette,suruntondétaché:

«Jenedoutepasquel’imagesoitpasmal,aprèstout…lemodèledebasel’était,luiaussi.—Espècedevaniteuse!dit-ilenriant.—Quoi?Ilyahuitans,j’étaistrèsmignonne.Tunevasquandmêmepasdirel’inverse:tum’as

épousé!»

Il aun rire francet lève lesmains auciel en feignantd’êtrepris aupiège,mais avantqu’il nepuisserépondre,ellereprend,plussérieusement:

« Je suis sûre que c’est une très belle photo, mais à ta place, je m’en débarrasserais avantqu’Emmanetepasselacordeaucou.Avantdes’engager,ilvautmieuxfairetablerasedupassé.

—C’estridicule!Emmasaitqu’onaétémariés!—Gardeuneimagedenotremariagesitutienstantqueçaàavoirunsouvenirdetonex,mais

bon…àpoil…jepensequetusurestimesunpeutafiancée,là.»Comme il réfléchit sans répondre, elle considère la discussion close et poursuit sa route de

quelquesmètresencherchantunautreanglepoursaisirlelieu.Posantungenousurlesol,elleprendgardedenerienabîmeren testantquelquesclichésqu’ellevérifiesur l’écranarrièrede l’appareil.Brunorestelà,lesyeuxrivéssurelle,jusqu’àcequ’iltrouvelecouragedeluidemander:

«Pourquoituneveuxpasteremarier?AvecMaxime?»Elleéclatederireetluilanceunregardencoinavantdereposerlesyeuxauloin:«Si tu savaisàquelpoint lemariageest loindansma listedepriorités !Etpuis, tudevrais le

savoir:jesuisbienmeilleureamantequ’épouse.—Moiquicroyaisquec’étaitlapropositiondeMaxquit’avaitconvaincuedemesuivre…»Toujoursungenouausol,Jenniferposel’appareilphotosursacuisseettournelatêteverslui:«Puisqu’onestdanslesconfidences,sachequejevoulaisveniriciuniquementpourfoutretavie

enl’air.—Rienqueça?Etcommenttucomptaist’yprendre?»Elleseredresseetsoutientsonregardavecunairempreintdedéfi:«C’estpasdifficile.Qu’est-cequicomptelepluspourtoi?Tesvignes,etprobablementtapetite

Emma.Oh,j’oubliaistonego,évidemment!Pasbesoindechercherbienloinpourt’atteindre…»Peut-être est-il surpris par sa soudaine franchise ou effrayé par sa menace, car il se raidit et

Jenniferremarqueaussitôtlafaçondontsesépaulesseredressent.Avecunairplusdétendu,elletentedelerassurer:

«Ducalme!Mêmesicen’étaitpasprémédité,hiersoir,jeconsidèreavoirsuffisammentfoutulebordeldanstavie.

—Oui,dit-ilavecunevoixlourde.Ça,tupeuxledire.»Sentantlechagrinetunenotedereprochedanslavoixdesonépoux,Jenniferpinceleslèvreset

éteintl’appareil.Elleajoute,avantqu’iln’insistedavantage:«Jecroisquej’enaiassez.Ondevraitrentrer,maintenant.»Il lascrutesansbouger,unpeudéçuqu’elles’éloigneencherchantàéviter ladiscussion,mais

peut-êtreest-celeseulmoyendenepasenvenimerleschosesentreeux?Aprèstout,ilsviennentdepasser presque deux heures côte à côte sans se disputer. Peut-être vaut-il mieux en rester là pourl’instant.

Chapitre13

Ilesttard,maisJennifernedortpas.Alorsqu’elleaattenducemomenttoutelajournée,voilàquelesommeillafuit.Sonordinateurétantconnectédepuislafindel’après-midi,elleprofitedelasoiréepourconsultersescourrielsetvérifierquetoutsepassebienàMontréal.ElleenvoiemêmeunpetitmotàMaximepourluiraconterl’essentieldesonvoyageetleprévenirdesanouvelledatederetour.

Enattendantquelafatiguerevienne,Jenniferretournesurlaterrasseets’accoudeàlarambarde.Ellefermelesyeux,humel’airmarinetsedélectedelabrisefraîche.Laquiétudequirègneluiplaît.Chez elle, impossible de s’installer tranquillement à l’extérieur : le bruit du centre-ville estomniprésent,alorsqu’ici,toutestpaisible.

Brunocogneàlaporteetentredanslachambresansattendre.Jenniferseretourneetsursauteenl’apercevantàtraverslafenêtre.Sonépouxdéposeuneboîtesurlelit.Vêtued’unechemisedenuitlégère,ellerevientàl’intérieuretgronde:

«Qu’est-cequetufouslà?—Livraisonspéciale!J’airetrouvétesaffaires.Jemesuisditqueçateplairaitdelesvoir.»Ilplongeunemaindanslaboîte,enressortunerobeetunbikiniqu’ellereconnaîtetluiarrache

desmains:«J’ailaissétoutça?—T’espartievite,tutesouviens?»Ellelaissetomberlesvêtementssurlelitetygrimpeàsontourpours’agenouilleràlahauteurde

laboîte.Elleensortdeslivres,unesculpture,unepeinture,autantdecadeauxqueBrunoluiaoffertsetqu’elleadécidédelaisserderrièreelle,lejourdesondépart.

«Waouh,jenemesouvenaisplusdetoutça»,admet-elle.Ilneditrien,maisilprendplacesurlereborddulit,curieuxd’assisteràlascène.Ellevidetout

sur le lit, retrouve des pellicules ainsi que deux enveloppes jaunies par le temps. Avec un crid’excitation,ellel’ouvreetretrouvesesphotos,lesmêmesqueBrunoaapportéchezsamère,maisaussilesautres:cellesoùonlesvoitensemble.Luisurtout,danstousleslieuxqu’ilsontvisités,bienquesurcertainsclichésilsapparaissenttouslesdeux.Heureuxetsouriants.Verslafin,ellearriveauximagesdecematin-là,lorsqu’ellealaissésonépouxlaphotographierdanssonplussimpleappareil.Elle hausse un sourcil, étonnée de la qualité de l’image.Du cadrage autant que de la compositionqu’elleforme.

«Elleestpasmal,hein?fait-il.—Ben…oui.»Conscientequ’il l’observe,Jennifercachel’imagesouslapileetfaitminedenepasl’observer

outremesure:«J’étaispasmaldutout,àl’époque,raille-t-elle.—T’estoujourspasmal.—Ouais,enfin…bon.»Elle range lapiledephotos à l’intérieurde l’enveloppe jaunie, passe à la seconde, qu’elle fait

défilerplusrapidement.Lessouvenirsreviennentdanssamémoireetunsouriresefraieunpassagejusqu’àsabouche.Devantl’undesclichés,ellepouffederireetletourneendirectiondeBruno:

«Tutesouviensdeça?Onestrevenuscomplètement trempés!Quellepluiec’était !Quandjepensequej’aisortimonappareilphotosousuntorrentpareil!

—Tuvoulaistesouvenirdecequ’onavaitfaitsouslapluie.Etdanslesvignes!»ajoute-t-ilen

pouffantàsontour.Qu’il lui rappelle cela, à voix haute, la trouble plus qu’elle ne l’aurait cru. Elle le scrute en

essayantdemasquersonmalaiseetreprend,suruntonplusmodéré:«C’étaitloind’êtreconfortable…—Çanel’étaitpasdutout!confirme-t-il.Ah!etregarde!»Ilbasculelaboîteetenretireunécrinqu’ilouvredevantelle.Jennyretientsonsouffleetdirige

unregarddéconcertéversBruno:«T’asgardémonalliance?Jepensaisque…jel’avaisjetée?—Jel’airécupérée.Jemesuisdit…enfin…c’estpasgrave.»Ilrefermel’étuietlelaissetombersurlelitenhaussantlesépaules:«Situveux,tupeuxtoutprendre.Aprèstout,c’estàtoi…»La jeune femme reprend l’écrinpourvérifier ànouveau l’allurede son alliance.Elle tapote le

solitaire du bout de l’index, comme pour se convaincre que le bijou est vraiment là, non sans sedemanderpourquoiBrunones’estpasdébarrassédetoutesceschoses,depuisletemps.Enlaissanttout derrière elle, Jennifer avait voulu oublier leur histoire et lutter contre la douleur qui s’étaitpourtantpermisdetraverserl’océanavecelle.Quandleconstats’imposeàsonesprit,ellerelèvedesyeuxtristesverslui:

«Tupensaisvraimentquej’allaisrevenir,hein?»Ilaunemoueincertaineenguisederéponse,maisellecomprendquesathéorieestjuste:Bruno

avaittoutgardéenprévisiondesonretour.«Maistum’asdit…quetunevoulaisplusjamaismerevoir!ajoute-t-elleavecunevoixtrouble.—J’étaisencolère.Jemesuisditqu’avecunultimatum,tapeurdemeperdreseraitplusgrande

quetonenviedepartir,mais…detouteévidence,jenefaisaispaslepoids.—C’estpasça!C’estjusteque…merde,Bruno,tumeconnais!Situmedisnon,poursûr,jefais

l’inverse!»Ilafficheunsourireplusfrancethochelatête:«Maintenant,jelesais,maisàl’époque…—T’étais un sale petitmacho, je sais ! reprend-elle avec une pointe d’ironie. Franchement, tu

croisvraimentquej’auraispumecontenterdevivredanstonchâteau?Jenesuispascommeça!— Le mariage, Jenny, c’est construire quelque chose ensemble. Pas toi d’un côté et moi de

l’autre!Situavaiscomprisça,onauraitputrouverunesolution.—Benvoyons!Jen’avaisriendutout!—Maisqu’est-cequit’empêchaitdedémarrertacompagnieiciou…dedevenirphotographe?

C’étaittonrêve,àl’époque!Etsitumel’avaisdemandé,j’auraismislemondeàtespieds!»Il étouffe le reste de sa tirade et détourne la tête pour éviter de retrouver sa déceptiond’alors.

Jenniferdéposelaboîteencartonsurlesol,videdésormais,etpoussemaladroitementtouslesobjetsàl’intérieurcommesiellevoulaits’endébarrasserunesecondefois.Elles’emporteàsontour,d’unevoixlégèrementéteinte:

«Leproblème,Bruno,c’estquejenevoulaispasqu’onmedonnelemonde!Jevoulaismavie!Etsitul’avaiscompris,onn’enseraitpaslà,toietmoi.»

Alorsqu’elle jette tout sans faire attention, il retient la sculpturepar craintequ’ellene sebrisedanssachute,puissepenchepourrécupérerlesenveloppesjaunies,enressortlesphotographiesetleséparpillepourtrouvertoutescellesquilareprésentent:

« Est-ce que ce n’est pas l’image d’une femme amoureuse, juste là ? Je n’ai pas rêvé, il mesemble!Tuétaisheureuse!»

Il pousse un soupir lourd et détourne rapidement les yeux de son épouse, puis rassemble lesphotographies dans une pile pendant que la jeune femme serre les dents, de tristesse plutôt que de

colère. Plusieurs minutes s’écoulent avant que Bruno ne brise le silence, sur un ton empreint deregrets:

«J’auraisdûallerteretrouveràMontréal.Situm’avaisfaitlemoindresigne…sij’avaissuquetum’attendais…

—Jet’attendais»,dit-ellesimplement.Cen’estpassansdifficultéqu’elleremontelesyeuxversceuxdesonépoux.Ilsouritdifficilement

àtraversunregardtroublédelarmes:«Alorsjen’aipasrêvé?Tum’asvraimentaimé?—Évidemment,idiot!Jenemeseraispasmariée,autrement!»Elletentedeplaisanter,maissavoixrestetremblante.Ellenepeuts’empêcherd’êtretouchéepar

toute l’émotion que Bruno laisse paraître devant elle. Pour éviter de se mettre à pleurer, elleentreprendderangerlesimages,sanslestriernirien,justeenlesempilantendeuxpaquetségauxetenlesreplaçantdanslesenveloppes.

«Tusais,j’aicellesdumariageaussi…—Çavaaller,dit-elleensecouantlatête.Jecroisquepourcesoir,onasuffisammentremuéle

passé.—Oui.Jelecroisaussi.»Le rire qu’ils échangent est timide, empreint d’un malaise que ni l’un ni l’autre ne souhaite

prolonger,maisdèsquetoutestrangé,Brunoselèveetmarcheverslasortie.Surleseuildelaporte,ilajouteenmodelantsavoixsuruntonléger:

«Demain,jemedisaisqu’onpourraitretournerauchâteaudeBegur.Ouàlamer,seloncequetupréfères.

—Begur, tranche-t-elle sans hésiter. J’y ai fait de belles photos la dernière fois. Et on voit ledomainedelà-haut.

—Oui.»Avantdepartir,ilseretourneunesecondefois:«EtEmma…elleaimeraitpasserunpeudetempsavecnous.Commec’estsamedi…—Biensûr.Pasdeproblème.Tupeuxmêmemelaissericietpasserlasoiréeavecelle,propose-

t-ellesansattendre.— Je crois que tu ne comprends pas, dit-il avec un petit rire. Emma a très envie de te

connaître…»Mêmesielletentedenepasmontrerlamoindresurprisefaceàcetteinformation,Jennifernepeut

s’empêcherd’afficherunairconsterné.Quelledrôled’idée!Àquoibonvouloirconnaître l’exdesonfuturépoux?

«Ilyaunproblème?questionne-t-ilenpercevantlefroncementdesourcilsdesonépouse.—Non,enfin…Sansvouloirtevexer,moi,jen’aipasvraimentenviedelaconnaître.Neleprend

pasmal,hein!Elleal’aird’unechouettepetitefilleettout…—Arrêtedel’appelercommeça,ladispute-t-il.Ellen’aquecinqansdemoinsquetoi.—Etcombiendemoinsquetoi?»Illuilanceunregardsombre,maisnechercheaucunementàlacontredire:«Elleestjeune,j’enconviens,maistunepeuxpasdirequ’ellen’estpascharmante.Etgentille,

aussi.—VoilàdebienbellesqualitéspourunefutureMmedeVerteuil,lenargue-t-ellesansattendre.—Peut-être,eneffet,surtoutsilebutestquecetteuniondureplusquedeuxmois…»lance-t-il

avecunpetitrire.Ellerépondavecunsouriredoux,puisfaitsignedelechasserhorsdesachambreavantdejeter,

suruntonlas:

«Remarque,çanemegênepasdejouerlejeu.L’important,c’estqu’ellecroiequetupassesdelamauvaiseàlabonnefille.»

Alorsqu’ilestsurlepointdequitterlapièce,ilserepositionnefaceàelle:«Qu’est-cequeturacontes?Iln’yaabsolumentaucunecompétitionentrevousdeux!—Maisquelidiottufais!Évidemmentqu’ilyacompétition!Pourquoitucroisqu’elleveutme

connaître ?On est tellement différentes, elle etmoi.À croire que tu l’as choisie exactement parcequ’elleesttoutl’opposédecequejesuis!»

Ilparaîttroubléparlesproposdesonépouseetcroiselesbrasdevantluiavantderiposter:«Aucasoùtunel’auraispasremarqué,çan’apasfonctionné,nousdeux.Quoideplusnormal

quedechercherunefemme…plusdouceet…—UnefemmequiferatoutcequeMonsieurvoudra?—Maisçan’arienàvoir!s’emporte-t-il.Àt’entendre,jesuispirequ’undictateur!Maisjene

mesouvienspast’avoirforcélamainpourveniràEsclanyà.Etdansmessouvenirs,c’esttoiquiasfaitlespremierspas,cettenuit-là.Ettun’aspashésitéunesecondeavantdemedireoui!»

Elleclignerapidementdesyeuxetsoncorpsseraiditsurlelit,unpeusurpriseparlesexemplesqueprendBrunopoursoutenirsonpoint.

«C’étaitjusteuneblague,dit-ellepouressayerdelecalmer.—Cen’estpasuneblaguepourmoi!J’essaiederefairemavie,Jen,etsiEmmaaenviedete

connaître,jenevoispasoùestlemal.Ettoi,alors?Qu’est-cequet’asditàmonsujetàMaxime?Ah,j’oubliais:Monsieurnesavaitmêmepasquet’étaismariée!

—Çan’arienàvoir!Contrairementàtoi,jen’aiabsolumentpasl’intentiondemeremarier!»Illafixeavecétonnementetelles’empressed’ajouter,pouréviterqu’illaquestionneàcesujet:«N’empêche,sij’étaisdanstasituation,jesauraisexactementquoiluidire.—Vraiment?Maisjet’enprie,dis-moitout!—C’estsimple,aufond.J’étaisjeuneetc’étaitpassionnel;cequiestvrai,quandonysonge.Ça

étéunehistoiredesexequia…disons…dégénéré.—Dégénéré?—Bah,oui!Onacruqu’onétaitamoureux,cegenredechoses…»Ilsursauteetrugitdevantssesparoles:«Ilyadixminutes,tudisaisquetum’aimais!Etlà,onyaseulement“cru”?— J’essaie de t’expliquer ce que je dirais àMaxime ! Ou plutôt, ce que toi, tu devrais dire à

Emma!—Pourquoijeluimentirais?Elleconnaîtdéjàtoutel’histoire!»Cettefois,Jenniferl’imite.Ellecroiselesbrasetletoiseduregard:«Elleconnaît toute l’histoire?Vraiment?Alors là, j’avoueque jesuis impressionnée !Ellea

drôlementconfianceentoi,cettepetite.Parcequemoi,si jesavaisqueMaxavaiteuuneliaisondecette force-làavecsonexetque lesexeétaitaussi fort…tupeuxêtresûrquene les laisseraispasdormirsouslemêmetoit!»

Ilnedit rien,maissonvisagen’enparaîtpasmoins troublé,cequi inciteaussitôtsonépouseàdemander:

«Tuneluiaspasditàquelpointc’étaitchaud,nousdeux,pasvrai?—Pourquoifaire?Cegenrededétailsnelaregardepas,répond-ilenserrant lamâchoire.Et

puis,tuasbienfaitlamêmechoseavecMaxime!—Faux!Jen’airienditàMax.Absolumentrien!Crois-moi,c’estlemeilleurmoyend’éviterles

questionsridiculesdugenre:“Est-cequec’estmieuxavecmoi?”—Cen’estpaslegenred’Emma,voyons!— Bien sûr, siffle-t-elle. Alors elle ne t’a jamais demandé : “Qu’est-ce que ça te fait de la

revoir?”,“Tun’aspasderegrets?”»Ilvoudraitlenieravecforce,maisiln’yarrivepas.Emmaluia-t-elleposécesquestions?Oui,

maissûrementpasdansunbutdecomparaison!Etpourtant,devantlesparolesdeJennifer,ilnepeuts’empêcherded’endouter.

«Touteslesfemmesseressemblent,Bruno,etEmman’estpasdifférente,tusais.Elleabesoindesesentirrassurée,desentirqu’elleestlaseulepourtoi.

—Quelleidée!Elleestlaseule!—Faux.Elleétaitlaseulejusqu’àcequejedébarquedanstonbledpourrietquej’yrestecoincée

àcausedecefichudivorce!Oh,etsansparlerdufaitquej’airemislepassésurlatableenparlantdemonavortement.Emmaestpeut-êtregentille,maisellen’estpasfolle,nonplus:ellevoitbienqu’ilrestedesliensentrenous.

—Onaétémariés:évidemmentqu’ilrestedesliens!—Maisqu’est-cequet’esborné!Tuneveuxriencomprendre,maparole!Tantpis,qu’est-ceque

jem’enfous,aufond!»Ellegrattelacouverturejusqu’àcequ’elleparvienneàdéfairesonlitetseglissesouslesdrapsen

soufflantavecbruit.Puisqu’ilestrestédansl’embrasuredelaporte,ellerelèvelatêteversluietjette,suruntonquichercheàconclureladiscussionencours:

«Tufermeslalumière,s’ilteplaît?»Sans attendre la réponse, elle se tourne sur le côté pour signifier ses intentions.Bruno la fixe,

encoresouslechocdesesdernièresparoles,puisiléteintavantderefermerlaportederrièreluiensortant.

Chapitre14

Bruno surgit dans la chambre de Jennifer à huit heures tapantes. Après une douche chaudeterminée par un coup d’eau froide pour chasser les dernières traces de sommeil, la jeune femmedescendàlacuisine,vêtuedejeansetd’unt-shirtblanc,cequifaitsouriresonépoux:

«Quoi?marmonne-t-elle.—Tuvasavoirchaudavecça.—J’aipasprisassezdevêtements,explique-t-elleensejetantsurlecaféqu’illuisert.—Tudevraisremettretarobedel’autresoir.Ilrisquedefairechaud,aujourd’hui.»Elleaunhaussementd’épaulesunpeuvague,mais refuseobstinémentdesechanger.Dansson

souvenir,ilyaduventauchâteauetellen’aaucuneenviedegrimperlà-hautavecunerobe.Autantmontrersaculotteàtoutlemonde!

«Situveux,onpeutallerfairedeuxoutroiscourses,aussi,suggèreBruno.C’estquandmêmedemafautesituescoincéeiciquelquesjoursdeplus.Jepeuxbient’offrirdeuxoutroistenues…»

Latassesouslenez,ellehumel’odeursavoureusequis’endégageetsanscessercegeste,elleluidécocheunregardnoir:

«Jesuiscapabledepayermesvêtements.—Ouh,féministejusqu’aubout,semoque-t-il.Maislà,onparledesurvie.Crois-moi,tuneveux

pasgardertesjeans.Surtoutaveclachaleurqu’ilsannoncent!»Enguisedepreuve,illuimontresespropreshabits:unbermudademauvaisgoûtetunechemise

ampleetlégèreauxmotifsbariolés.Sansreleversespropos,elleattachesescheveuxderrièresatête,commesicelasuffisaitàseparercontrelachaleur,puisvidesoncaféd’untrait.Ellegrimacesoussongoûtprononcéetreposelatassesurlecomptoiravecbruit:

«Bon,alors:onyva?—Tuneveuxrienmanger?»Ellescruteleplatdepâtisseriesqu’ildésignedesyeuxetrécupèreuncroissantavantdedescendre

desachaise:«Onmangeraenroute.Jeneveuxpasraterlalumièredumatin.T’aspristonappareil?—Attends!Tuneveuxpassavoircequej’aiprévu?»Elleretientsespasetseretourneversluiavecuneexpressionintriguée,cequiincitesonépouxà

poursuivre:«Marianousinviteàdînerchezelle,cesoir.Emmaviendraavecnous.Jemesuisditqueceserait

plusconvivialainsi.Sansparlerquemasœurs’estplaintedenepasavoireuassezdetempsavectoi,alors…»

Jennifersouritàl’idéederevoirMariaettoutesapetitefamille.Àchoisir,ellepréfèrelargementpasser lasoiréeaveceuxqued’être la troisièmeroueducarrosseencompagniedeBrunoetde lafutureMmedeVerteuil…

***Bruno reste à l’écart pendant que Jennifer choisit l’angle de vue. Elle se déplace à petits pas,

cherchel’emplacementidéalquiluipermettradesaisir ledomaineet lepaysagequil’entoure.Ellevérifierégulièrementlapositiondusoleil,nonsanslemaudireàquelquesreprises,car,mêmeàcetteheurematinale,ilcognedur.Auloin,sonépouxl’observeetlaplaint.Nuldoutequecepantalonlaferabientôtsouffriret il sedemandes’iln’auraitpasmieuxfaitd’insisterdavantageausujetde larobe…

Quandunpremierdéclicsefaitentendre,ilsourit:çan’apasétéaussilongqu’illeprédisait.Lecorps droit, Jennifer effectue des rotations de gauche à droite tandis qu’une série de déclicsretentissent à nouveau. Alors que la chaleur l’agaçait il y a quelques minutes, elle paraît soudaincaptivée par le paysage qu’elle essaie de capturer avec l’appareil. Elle se rapproche du rempart,s’agenouilleetvisedirectementledomainedeVerteuilenajustantlezoomàplusieursreprises.Auboutd’unevingtainedeminutes,elletournelatêteversBruno,commesiellevenaitderemarquersaprésence,etdemande:

«Tuveuxêtredanslaphoto?—Euh…c’estnécessaire?—Ben…c’esttonproduit.Tuneveuxpasqu’ont’associeaveclui?—EnAmérique,qu’est-cequiestmieux?»Devantleregardnoirqu’elleluijette,ilsereprend:«Jeveuxdire…auQuébec,qu’est-cequelesgenspréfèrent?»Elleréfléchitunebonneminuteavantderépondre,suruntonplusprofessionnelqu’amical:«T’es un peu jeune pour avoir l’air de quelqu’unqui s’occuped’unvignoble.Engénéral, les

gensquisontdanscegenredepubontlescheveuxblancs.—Jeterappellequejefaisçadepuisquejesuisné!sedéfend-il.Cevignobleestceluidemon

arrière-grand-père!— Je parle simplement de l’image que tu projettes. Les hommes avec les cheveux blancs, ça

donneuneimpressiond’expérience.Avectatête,onrisquedecroirequet’esunacteur.Remarque,sionzoomesurtonvisage,çapeutfonctionner.T’esbeau,lesfemmesdevraientcraquerpourtoi.»

Illafixesansréagir,surprisparsoncomplimentetsontondésinvolte.Devantsaréactionfigée,elleéclatederire:

«Quoi?Vinetmâle,çaplaît!Etlesfemmesforment56%delaclientèle.Sanscompterquecesontellesquifontlescourses…

—Vinetmâle?répète-t-ilavecunairdégoûté.Maisest-cequej’ail’airdecesfillesqu’onposesurunevoiturepourlavendre?»

Le rire de Jennifer s’amplifie, résonne en écho dans l’enceinte du château. Elle décide de leprendreenphotosurlevif,alorsqu’ilgrimacetoujoursdesespropos.

«Tu croyais peut-être quemontrer un tas d’arbres verts et des raisins suffiraient à vendre tonvin ? le nargue-t-elle. Au cas où tu ne le saurais pas, t’es en compétition avec des milliers debouteilles,mon chéri. Pourquoi un client choisirait-il la tienne ? Personne ne va goûter ton vin àtraversuneaffiche,tusais.C’esttoiquelesfemmesvoudrontboire,enfin…sil’imageestsexy.Aveccebermuda,cen’estpasl’idéal,maisbon…onimagineraquet’esenhabit.»

Devantlegesteimpatientdesonépousequiluiindiquel’endroitoùsepositionner,Brunoreculejusqu’auxbordsdesrempartsets’yinstalleensecouantlatête:

«C’estridicule!Personnenefabriqueduvinenhabit!—C’estdelavente,Bruno!Silesgensaimentl’homme,ilsachètentlevin.C’estclassique!—Monvinvautmieuxqueça!»Elleseredresseetsesyeuxlancentdeséclairs:«Tuveuxlevendre,tonvin,oupas?—Monvin,oui.Pasmoi!—Écoute,tufaisduvin,jefaisdelapub.Laisse-moim’occuperduconcept,tuveux?Lesgens

quiregardentuneafficheveulentdurêve.»Ellepointederrièrelui,montrelepaysage,quiestàcouperlesoufflesouscettelumière,avantde

reprendre:« Un décor de rêve, un homme de rêve, un produit de rêve. Tout ce qu’il faut, c’est que les

femmesachètentunepremièrebouteille.Unefoisqu’ellesaurontgoûtétonproduit,çaferabouledeneige.D’ailleurs,ilfaudraitpeut-êtresongeràmettrelaphotodetatêtederrièrelabouteille.Tiens,place-toiici,jevaistecadrerdefaçonàcequ’onnevoiepascettehorreurquetuportes.»

Comme elle insiste d’un signe de la main, Bruno consent à se placer à l’endroit qu’elle luiindique,doscontrelepetitmuretdepierresquidélimitelechâteau.Jennifersemetàlemitrailler,sedéplaceautourdelui,plusprès,plusloin,luirépètedesourire,unpeuplus,unpeumoins.Iljouelejeu, le visage légèrement crispé.Cependant, Jennifer semble satisfaite lorsqu’elle vérifie la qualitédes images sur lepetit écran situéaudosde l’appareil. Il croitmêmeentrevoirun sourire sur seslèvres.

«Çayest?demande-t-il.—Presque.Jeviensdemesouvenirdequelquechose.Onvaenprendreunedeplusprès.Suis-

moiduregard,tuveux?»Elleseremetenpositionpuisprendphotosurphotoens’approchantprogressivementdelui.S’il

estd’abordgêné,ilfinitparéclaterderire:«Qu’est-cequetufais?Onnevoitpasledomaine,commeça!—Maisonvoittesyeux.J’avaisoubliéquelesoleillesrendaitaussibleus.»Ellecontinuedelephotographierpendantqu’illacontemple,uneexpressionfigéeaccrochéeau

visage, étonné par la bonne humeur qui règne et par le nombre de compliments qu’elle lui fait.Lorsqu’elleposeungenousurlesolpourleprendreencontreplongée,elleinsisteànouveau:

«Maissourisdonc!Lesfemmesaimentleshommesheureux,pasjustebeaux.—Parcequejesuisbeau?»Ilfeintlaquestion,parcequ’ilsedoutebienqu’il luiadéjàplu,maisqu’enest-ilaujourd’hui?

Avecunairléger,ellemetl’appareildecôtépourleregarderdirectementetsiffle,unpeuagacéededevoirlerépéter:

«Évidemmentquet’esbeau,commesitunelesavaispas!Tucroisquejemeseraismariéeavecunaffreux?»

LesouriredeBrunoseconfirme,flattéparl’aveudesonépouse,maisdavantageencoreparlanouvellecomplicitéquis’installeauseindeleurrelation.Commenttoutpeut-ilêtredevenusisimpleentreeux?Alorsqu’ellereprendsatâche,ilcontinuedelasuivredesyeux,amusédelavoiraussiconcentrée.LorsquelevisagedeJennifers’illumine,elleluiordonnedeneplusbouger,s’empressedereprendreplusieursclichésquiluiarrachentuncridejoie:

«Voilà!C’estexactementça!Ah,siseulement tu t’étaishabillécorrectement!Jesuiscertainequ’onauraitpulagarder,celle-là.»

Il rit, amusé par la joie qui l’anime. Les yeux rivés au dos de l’appareil, Jennifer s’approche,s’installeàsescôtésetfaitdéfilerlesdernièresphotossoussonnez:

«Qu’est-cequet’enpenses?T’esbienlà-dessus.Onpourraitmêmeenfaireunagrandissementpour Emma. Si elle t’aime avec ces vêtements-là, je commence à croire que t’as raison del’épouser…»

Mêmes’ilseconcentresurl’imagequ’elleluimontre,BrunoalasensationdenepascomprendrecequiplaîtautantàJennifer.Ledomaineestàpeinevisibleetlecadrageluiparaîtlégèrementserréauniveaudesonvisage.Etenquoicelapeut-ilserviràlaventedesonvin?

«Çaneteplaîtpas?luidemande-t-elle,inquiètedesonsilence.— Ce n’est pas ça, c’est juste… je ne pensais pas que je servirais de modèle, admet-il.

Franchement,jenesaispassiçameplaît.—C’estpasgrave.C’estpasobligé,tusais.»Elle s’éloigne, fait mine de chercher un nouvel angle pour photographier le domaine, mais

réalisesoudain l’ampleurde la tâchequeBruno luiaconfiée.Comment transmettre l’essenced’un

endroitcommecelui-ciparlebiaisd’uneseuleimage?C’estimpossible!Mettantl’appareildecôtépourlaissersonregarddériverauloin,ellehausselesépaules,légèrementdémoralisée:

«Tusais…jenesaispassijesuiscapablede…derendretoutça.C’esttellementgrand.»Jennifercontinuede scruter l’horizon,à la recherched’unconceptoupeut-êtred’une façonde

toutabandonner.«Tudevraisprendreunvraiphotographe,dit-elleenposantlesyeuxsurlui.—J’aiunvraiphotographe:toi!Maisqu’est-cequetufaisdepuisuneheure?»Ellebaisselesyeuxversl’appareilphotoethausselesépaules:«Iln’yarienlà-dedans.Enfin…jenecroispas.—Ethier?Danslesvignes?»Unautre haussement d’épaules. Jennifer déteste lesmots qui remontent dans sa bouche, qui lui

suggèrentdedéclarerforfait.Peut-êtredevrait-ellesebuteràréessayer,maiselleserelèveettournelestalons:

«Ondevraitdescendre.Ilfaitchaud.—Jen»,insiste-t-ilavecunevoixplusforte.Ellen’apasletempsdeluifairefacequ’ilestdéjàdevantelle,lesyeuxrivésdanslessiens.«Jen,qu’est-cequetumefais,là?Tuviensdereprendreduservice,donne-toiunpeudetemps!

Laphotoquetuaimeraisprendren’estpaslà?Tantpis!Onreviendraetpuisc’esttout.Etsijedoisteservirdemodèle,soit!Jememettraienhabit,même,situveux!

—Tunecomprendspas.Jenesaispassijevaispouvoir…—Biensûrquetuvaspouvoir,ladispute-t-ilavecfermeté.Siquelqu’unpeutprendrecettefichue

photographie,c’estbientoi!—J’aichaud.Onpeutyaller?»Sansattendre,ellesedirigeverslasortie.Lesoleill’aveugleetellesentlasueurperlerdansson

cou.Contrairementàladernièrefois,iln’yapasdeventetl’airestlourd,maiscen’estpascequil’accableleplus.Alorsqu’ellesefaisaitunejoiedeseremettreàlaphotographie,elledoitadmettrequesaséancedumatinestloind’atteindreleniveauescompté.

***AprèsuneviréeetquelquescourseseffectuéesaucentredeBegur,Brunoproposederentrerau

domaine,voyantsonépouseincommodéeparlachaleurambiante.Sousladouche,Jennifergrattelasueur qui semble lui coller à sa peau, puis elle enfile sa robe d’été, heureuse de retrouver laclimatisationde lamaison.Devantsonordinateur,elle transfère lesphotographiesqu’elleaprises,maissescraintesseconfirmentlorsqu’ellelesfaitdéfileruneàune:iln’yaaucunemagiedanscesimages. Elles sont belles, certes, mais un débutant aurait obtenu sensiblement le même résultat.Surtoutavecunpaysagecommecelui-là!

Brunoapparaîtdanslecadredelaportedesachambre,lanceunregardinquisiteurlorsqu’ilvoitcequ’ellefait:

«Alors?Ellessontbien?—J’aidéjàvumieux…»Ilvients’asseoirprèsd’elle,surlereborddulit,etjetteuncoupd’œilpar-dessussonépaule.«Pasmal,dit-ilsimplement.—Onnefaitrienavecdesphotos“pasmal”,cingle-t-elle.Ilnousfautbeaucoupmieuxqueça.—Jen,donne-toiunpeudetemps.Peut-êtrequetutemetstropdepression?»Ellecontinuedefairedéfilerlesimagesensilencejusqu’àcequ’elletombesurcellesqu’ellea

prisesdeBruno,cequiprovoqueunpetitriretimidedesapart:«Jenesuisvraimentpasfaitpourça…—Aucontraire,t’esplutôtphotogénique,enfait.Maissituneveuxpasenfairepartie,c’estune

autrehistoire…»Elleretirelacartemémoiredesonordinateuretlaluitend:«TupourraslesoffriràEmma.Aumoins,t’auraspastoutperdu,dansl’histoire.—Maisjen’airienperdu.»,lacontredit-ilIl récupèrenéanmoins lacarteetelle referme lecouverclede sonordinateurportableavantde

reprendre:«Situveux,t’asqu’àmelaisserchezMaria.ÇatepermettradepasserlasoiréeavecEmma…»Ilfroncelessourcils:«Qu’est-cequejedoiscomprendre?Quet’aspasenviedepasserlasoiréeavecmoi?—C’estpasça !Maispeut-êtrequeceseraitunebonne idéed’accorderunpeud’attentionà ta

fiancée?Depuisquejesuislà,c’estàpeinesitul’asvue!—Etalors?Emman’estabsolumentpasjalousedetoi.Ellesaitquetun’eslàquepourquelques

jours…pourledivorce,enplus!»Elle se tait en pinçant les lèvres.Àquoi bon lui expliquer que, dans la situation contraire, elle

n’apprécieraitprobablementpasquesonfiancépasseautantdetempsavecsonex?Direqu’elleestvenueenEspagnepourbrisersoncoupleetfoutrelefeuaudomaine,etvoilàqu’elles’ensoucie…

Devantlalongueurdesonsilence,ilinsiste:«Jen,lefaitestquejesuiscontentdepasserdutempsavectoi.Etjesuissûrquec’estlamême

chosepourmasœur.Etpoursesenfantsaussi…»LevisagedeJennifers’éclaireensongeantàlafamilledeMariaetelles’empressedeprendrele

saccontenantlesquelquescadeauxqu’elleaachetéspoureux,cematin.«Tucroisqueçaleurplaira?demande-t-elleenl’ouvrantdevantlui.—Uncadeaudelaprincesse?Tuparles!»Ilenroulemécaniquementunemècheblondesur leboutdeson index, la relâchesansréfléchir,

comme il avait l’habitude de le faire il y a huit ans. Jennifer fixe le contenu du sac en soupirant,surtout pour masquer son trouble devant ce geste qui lui semble soudain très familier. Dès qu’ilrepose samain sur le lit, elle se lève et s’affaire à retirer le prix des présents qu’elle destine auxenfants.Déjà,loindeBruno,ellealasensationdemieuxrespirer.

***C’estuntourbillondecrisquiaccueillel’arrivéedeBruno,EmmaetJennifer.Lesdeuxplusvieux

se jettent sur leur oncle ; il réagit en les prenant dans ses bras à tour de rôle, puis en les faisanttournoyerdanslesairs.

«Jennifouer!»Lapetitetendlesbrasverslajeunefemmequirépondvolontiersàsarequête.Ellelasoulève,la

prenddanssesbrasetlacalesursahanche,avantdesepencherpourembrasserMaria:«Quelaccueil!—Tuparles,depuisqu’ellesaitquetuviens,ellen’apasarrêtédeparlerdelaprincesse…»Lamaindemini-Jennycaressesescheveuxblondsensouriant.Brunoapprochelesacdeprésents

etJennifers’exclameaussitôt:«C’estvrai!J’aidessurprisespoureux!»Lesenfantsdeviennentsoudaintrèsexcités,legarçonsemetmêmeàsautillerautourd’elle,alors

queMariasoupire:«Tun’auraispasdû!—Maissi.Attendsdevoircequej’aitrouvé!»Elledéposelapetitesurlesol,s’agenouillepoursemettreàsahauteuretsortunDVDdudessin

animéAladdin:«Là-dedans, ilyalaplusjolieprincessequiexiste,et tusaisquoi?Ellealescheveuxcomme

toi!»Lapetiterécupèreledisque,scrutelacouvertureetfinitparpointerlafemmevêtuedebleue:«Elle?—Oui.Elles’appelleJasmine.—Zasmine»,répète-t-elle.L’enfantsetourneverssamère:«Jepeuxvoirlefilm?—Jesupposequeoui»,souffleMaria.Jennifers’empresseensuitedesortiruneboîtecontenantunevoiture téléguidéepour legarçon.

Enfin,elleremonteunpetitoursenpelucheversMaria:«Ça,c’estpourlapetite.—T’étaispasobligée.—Jenemesuispassentieobligée,aucontraire!—Elle a passé plus de temps dans la boutique de jouets que dans celle de vêtements », rigole

Bruno.LapetiteJennytiresurlamaindelajeunefemmepourqu’ellel’accompagneausalon.Jenniferse

laisseguidersansrechigner.Dansleurdos,Mariarappelle:«J’espèrequevousn’avezpasoubliéderemerciertatarossapourvoscadeaux!»Jennysejetteaucoudecettedernière,plaqueunbaiserbruyantsajoue:«Mercitata!»Michaëll’imite,plustimide,puisdemandeàsononcledel’aideràdéballerlejouet.Pendantque

les filles s’installent sur le canapé pour regarder le film, les garçons prennent place sur le sol ets’amusentaveclavoituretéléguidée.Àl’entréedelapièce,Mariasemoqued’eux:

«Ondiraitquetoutlemondeasonjouet,ici!—Oui»,rigoleEmma.Eduardosurgit,Ellaentrelesbras,etlatendàJenniferquiposesurluiunregardpaniqué.«Tuveuxlaprendre?Çavamepermettred’aiderMariaàlacuisine…—Euh…OK.»Elle ramène le bébé contre elle en retenant son souffle quelques instants.À sa droite, la petite

Jennytapotelepieddel’enfant,puiselleposelatêtecontrelebrasdeJenniferavantdereportersonattention sur le film, comme s’il n’y avait rien d’anormal à ce qu’une parfaite étrangère tienne sapetitesœur.Pendantquelquesminutes,l’enfantchercheunepositionplusconfortable,puisserendortavantqueJenniferaitpuretrouverunerespirationnormale.

Relevantlatête,elleessaiedesuivrelefilmquidébute,maistoutesonattentionestcaptivéeparlesouffledubébédanssoncou.Mini-Jennypointe l’écrandela télévisiondèsqueJasmineyfaitsonapparitionetsautedoucementsurlecanapé:

«C’estZasmine!Laprincesse!—Oui»,souritJennifer.Lecorpsraide,lapetitefixel’écranavecattention,commesielleessayaitdetoutavaleravecles

yeux.Sur le sol,Bruno lesobserveà ladérobéeetvoit Jenniferglisser imperceptiblementsa jouecontre la tête de l’enfant, humant discrètement l’odeur de la petite fille. Lorsqu’elle remarque leregarddeBrunodanssadirection,elles’empressedereportersonattentionsurledessinanimé.

Aprèsquelques toursdevoiture, legarçon,s’étant laissécapturerpar lefilm,finitpargrimperprèsdesasœursurlecanapépourmieuxleregarder.Brunoretientsonrire,maisnepeuts’empêcherdechuchoter,suruntonbadin:

«Ondiraitquelesenfantst’aimentbien.—Oui.»

Michaëltournelatêteversellesansquitterl’écranduregard:«Tata?Ilestgentil,letigre?—Oui.—Tul’asdéjàvu,lefilm?—Plusieursfois.C’estmonpréféré.»LapetiteJennylèvelesyeuxverselle:«Turegardesdesdessinsanimés?—Çam’arrive,oui.—Waouh.»LatêtedelapetitefilleretombecontresonbrasetJenniferremontelebébéenprenantappuisur

l’accoudoirducanapé.Toutestcalmeausalon.Lesseulsbruitsqu’elleperçoit,hormislesondelatélévision,proviennentdelacuisine.

Eduardorevientdiscrètement,tendunbiberonpar-dessuslatêtedesenfants:«Elledevraitbientôtseréveillerpourmanger.Àmoinsquetupréfèresquejelaprenne?—Oh,euh…non.»Inconsciemment, ses bras se resserrent autour de l’enfant et elle dépose le biberon tout près.

Eduardoannonceauxenfantsqu’ilsvontmangerenpremieretqu’ilspourrontrevenirregarderlafindu filmpendant que les adultes dîneront. Sur ce, il arrête le visionnement et leur dit de venir à lacuisine.LapetitesetourneversJennifer:

«Tata,tuviensavecnous?—Ellevad’abordnourrirElla,rétorquesonpère.—MaisjeveuxresteravecJennifouer»,sebraquel’enfant.Eduardorigoleavantd’envoyerunregardmoqueuràlajeunefemme:«Ondiraitqu’ilst’ontadoptée!—Oui»,confirme-t-elleavecunpetitsourirefier.LapetiteJennyentrelesbras,Eduardorepartendirectiondelacuisine.Brunorécupèrelaplace

desenfantsetfaitsigneàsonbeau-frèrequ’iltiendracompagnieàlajeunefemmependantleboired’Ella.Dèsqu’ilsseretrouventseuls,ilcaresselatêtedel’enfantduboutdesdoigts:

«Elleestbelle,hein?chuchote-t-il.—Oui.»IlremontelesyeuxversJennifer,hésite,maisposequandmêmesaquestion:«Qu’est-cequeçatefait?Delatenir?—J’aipeurdelabriser»,avoue-t-elleavecunrirenerveux.Son tremblement dérange l’enfant, dont le sommeil s’agite soudain. Jennifer s’empresse de

positionnerlebiberontoutprèsdesabouchepourprévenirlespleurs,surtoutparcraintequel’undesparentsnedébarquepourlaluireprendre.Lapetiteouvrelaboucheetaccueillelatétinesansmêmeouvrirlesyeux,pendantqu’ellelacontempleavecunairémerveillé:est-cesisimpledes’occuperd’unenfant?

«Tuypenses?»murmurealorsBrunoàvoixbasse.Elletournelatêteverslui,incertainedusensdesaquestion.«Tenirunenfant,çanetefaitpaspenseraubébéquenousaurionspuavoir?Parcequemoi…

quandjetevois…—Bruno,arrête»,gronde-t-elleEllebaisseànouveaulesyeuxversl’enfant,surtoutpouréviterceux,inquisiteurs,deBruno,mais

commeilpersisteàlafixer,elleluitenddoucementlebébé:«Tiens,tupeuxlaprendre.—Mais…pourquoi?»

Elleinsisteet,passivement, ilaccepteetrécupèreEllaentresesbras.Unefoislibre,Jenniferserelève et replace sa robe. Comme l’enfant rechigne, Bruno remet le biberon en place avant deremonterunvisageintriguéverssonépouse:

«Jen,tum’expliques?— Je ne veux plus en parler. Est-ce que c’est si dur à comprendre ? » répond-elle à voix

suffisammentbassepouréviterd’alerterlesautres.Elle soufflepour repousser la tristessequi luimonteauxyeux,mais sous le regard intrusifde

Bruno,ellefinitpartournerlestalonsetregagnelacuisine,s’installeaucomptoirenannonçant:«J’aibesoind’unverre.—Ças’estsimalpassé?demandeMaria.—Quoi?Non!Aucontraire!Ellaestadorable!D’ailleurs,tupeuxmedirecommentonfaitdes

enfantsaussiparfaits?—L’amour»,répondfièrementEduardoens’approchantpourlaservir.Saréponsefaitsouriretoutlemonde,surtoutMariaquisembletoujoursaussiémuederecevoir

descomplimentsdesonépoux.Moinsdecinqminutesplustard,Brunolesrejointets’installesurunechaiseauboutdelatable,l’enfantbiencaléentrelesbrasettoujoursentraindeboire.

«Sielleestsisage,pourquoitulaluiasdonnée?demandeMaria.—Parcequ’ilaintérêtàsepratiquerunpeu,pasvrai,Emma?—Oh,ben…oui,bafouillel’interpellée,àlafoisravieetgênée.—Etpastoi?laquestionneMaria.Jecroyaisquet’étaisavecunmédecin?Tun’aspasenviede

luifairedesenfants?—Onn’enestpasencorelà»,certifie-t-elleenreprenantsonverredevin.Elle boit unebonne rasade et soupire de soulagement en sentant la chaleur envahir sonventre.

Lorsqu’ellerelèvelatête,elleal’impressionqu’Emmanel’apasquittéedesyeux.«Brunoal’habitude,lanceEduardodansunrire.Ilsvontchezluitouteslessemaines,pasvrailes

enfants?»Lespetitestêtesconfirmentavecdessouriresqui laissentvoir leursbouchespleinesd’aliments.

Emmarenchéritaussitôt:«Parfoisonlesemmèneenville…oubienonprofitedelapiscine.»Jennifer sourit,maisellenepeut s’empêcherde songerque si les enfantsvoient régulièrement

leuroncle,Emmadoitêtreproched’eux.Aprèstout,elleseraitbientôtleurtanteofficielle.Avecunpetitairmoqueur,Jenniferironiseaussitôt:

«TataEmma?—Euh…non,murmurelajeunefille.JusteEmma.»Unmalaiseplanelorsquelaréponsedelafutureépouserésonne,maisJennifernecomprendpas

ce qu’elle a pu dire pour gêner Emma. Pour créer une diversion,Maria contourne prestement lecomptoirets’approched’ellepourdévierlaconversation:

«Tuveuxvisiterlerestedelamaison?—Montremachambre,maman!s’écriemini-Jennyenbondissanthorsdesachaise.—Toi,tuterminestonrepas.Jem’occupedelarossa,compris?»L’enfantobéit,puislesdeuxfemmess’éloignent.Marialuifaitfaireletourdupropriétaire,ouvre

lesportesquidonnent surunbureau,puisunepièce àdébarras.Cen’est qu’une foisqu’elles sontdanslachambredugarçonqu’ellerefermelaportederrièreellesetsoupire:

«Pardonpourça.J’auraisdûdemanderàBrunodet’aviser.—M’aviserdequoi?—Quelesenfantsn’appellentpasEmma“tata”.»Légèrementperdue,Jenniferhausselesépaules:

«Etc’estgrave?—Non!Maisçacauseunegêne,tut’endoutes.Ellevabientôtdevenirlatanteofficielle,maisles

enfantsonttoujourspréférél’appelerEmmaplutôtquetata.Etcommepersonnen’ainsisté…»Jennifer fronce les sourcils, se souvient que les enfants l’ont appelée « tata » un peu plus tôt.

Commentaurait-ellepusavoirqu’Emman’avaitpasdroitaumême traitement?Sansattendre,ellequestionnesonamieduregard.Celle-cisebraqueaussitôt:

«Jen’ysuispourrien!Cen’estquandmêmepasdemafautes’ilst’ontadoptéeauboutdedixminutes!Eduardoleuraracontéquet’étaismariéeavecBruno,alorsilsenontconcluque…

—Maria!Tuterendscomptedelapositiondanslaquelletumemets?J’aipasenviequ’Emmas’imaginequejesuisencompétitionavecelle!

—Évidemmentqu’ellesesentencompétition!Brunoétaitamoureuxfoudetoietilt’amenéàl’auteldansuntempsrecord!Etmonfrèrepeutbiendirecequ’ilveut:cequ’ilvitavecEmmanepeutpasrivaliseravecvotrehistoire!»

Jennyluienvoieunregardnoirpourlafairetaire,maisnepeuts’empêcherd’êtretroubléeparleplaisirqu’elleressentfaceauxparolesdesonamie.

«Elleal’airgentille,ladéfend-ellesansymettretropdeconviction.—Gentille,ouais!siffleMaria.Maisdepuisquandonaenviedebaiseravecquelqu’undegentil,

tupeuxmeledire?»Jenniferétouffeunrireetfaitminedeladisputer,maissavoixtrahiesabonnehumeur:«Sijemesouviensbien,Eduardoétaittrèsgentilavectoi…—Ilétaitfou,oui!Etpassionné!Ill’esttoujours,d’ailleurs!»Ellespartagentunrirecomplice,puisMariasoupirelourdement:«Tucroisqu’ilsbaisentcommedes lapins,cesdeux-là?C’estàpeines’il lui tient lamainen

public!—Maria!Maisarrête!rugitJennifer.—Quoi?Jemesouvienstrèsbiendemonfrèrequandilétaitavectoi!Ilmarchaitsurpetitnuage

etils’éclipsaitduvignoblepourallerteretrouverchaquefoisqu’ilavaitdixminutesdepause.Sansparlerqu’ilavaittoujoursdesmarques,quandilrevenait…»

Surpriseparsadéclarationetlesjouessubitementrouges,Jennifersaisitunoreilleretleluilancesans attendre. Leurs rires s’emballent et elles retrouvent leur complicité d’autrefois. Du bas desescaliers,lavoixd’Eduardosefaitentendre:

«Lesfilles,vousvenez?—Deuxminutes,monloup!»La mère replace l’oreiller sur le lit de son fils et sort de la chambre. Avant de redescendre,

Jenniferposeunemainsursonbras:«Maria,soisgentilleavecEmma,tuveux?Ellevabientôtdevenirtabelle-sœur…—Maisarrêtedet’inquiéterpourelle!Jel’aimebien,jet’assure!C’estjustequequandt’eslà…

jenepeuxpasm’empêcherdevouscomparer.Pasjustetoiouelle,maisaussilafaçondontBrunosecomporteavecchacuned’entrevous…

—Commentça?—Tunevaspasmedirequet’asrienremarqué?C’estàpeines’illuiaditdeuxmotsdepuisque

vousêteslà.Etilteregardetoutletemps,aussi.Fautpascroirequejenel’aipasvufaire!»Jennifer fronce les sourcils et secoue la tête pour protester, mais Eduardo apparaît au bas de

l’escalieravecunregardtirailléquifaitriresonépouse:«D’accord!Onarrive!Ilafaim»,explique-t-elle.Sansattendre,ellerejointsonépouxetrepartendirectiondelacuisine,commesileurdiscussion

étaitclose,alorsqueJenniferalasensationd’avoiruntasdequestionsensuspens.Brunolaregarde-

t-elleaussisouvent?Luiaccorde-t-iltropd’attention?Elleabienremarquéqu’iln’aquepeuparléavec Emma durant le trajet,mais peut-être est-ce à cause de la fatigue ou par timidité de le fairedevantelle?

EtmêmesiellevoudraitoubliertoutecettehistoireetsedirequeMariaexagère,Jennifernepeuts’empêcherd’espérerquelesparolesdesonamiesoientvraies…

Chapitre15

Jennifer somnoledans lavoiturependantqueBrunoetEmmadiscutentà l’avant.Ellea la têtepleined’imagesdesenfants.Aumomentdesecoucher,ilsluiontdemandédelireunehistoire:deschevaliers pourMichaël, des princesses pour la petite Jenny. Elle est restée pendant queMaria etEduardo les bordaient, s’imaginant sans mal le bonheur qui doit régner au quotidien dans leurmaison.

Devantlarésidence,lavoitures’arrêteetEmmasetourneverselle:«Bien…bonnenuit.—Bonnenuit»,bredouilleJennifer.Elledescenddupetit camionetmarche jusqu’à lamaison.Bruno la rejoint, ouvre et allume la

lumièredel’entrée:«JevaisreconduireEmmachezelle,annonce-t-il.—OK.»Ilpointeendirectiondelacuisine:«Ilyaduvin,duscotch…Enfin…faiscommecheztoi.—OK»,répète-t-elle.D’unhochementdetête,ilprendcongéetrefermelaportederrièrelui.Jenniferresteunmoment

àreprendresesesprits,unpeuétonnéedeseretrouverseuledanscettegrandemaison,maisdèsquelebruitdumoteursefaitentendre,ellesedécideàbouger.D’unpaslourd,ellemonteàlachambre,sedouche,enfileunechemisedenuitetredescendàlacuisine,sonordinateurportablesouslebras.EllesuitlesconseilsdeBrunoetfaitcommechezelleenseservantunverredevinetens’installantconfortablementsurlecanapédusalon.Ellemetunpeudemusique,allumesonordinateur,boitsonverreenquatrièmevitesseetseressertimmédiatement,nonsanschercherànoyerlespenséesquilahantentdepuisledépartdesonépoux.

BrunovaprobablementpasserlanuitchezEmma.Ellen’enarienàfaire,évidemment,etçanelaregardeabsolumentpas,saufque…cetteidéelui

déplaît.Ellerepasselesphotographiesenrevueetgrognedevantl’imagedesonépouxquisouritàl’objectif. Inutile. Elle n’arrive pas à travailler et elle voudrait bien cesser de penser à lui. Sansréfléchir,ellefermesonordinateur,récupèreletéléphoneetcomposelenumérodeMaxime.Ilal’airheureuxd’entendresavoix.Ellefermelesyeuxpoursedonnerl’impressiond’êtreàMontréal,toutprèsdelui.

«J’aicruquetunem’appelleraisjamais!— Je sais, jem’excuse. Ce n’est pas facile avec le décalage horaire, tu t’en doutes. Et puis…

Brunoesttoujourslà.Pourdiscuter,cen’estpasl’idéal.—Etencemoment,ilestoù?—ChezlafutureMmedeVerteuil,dit-elleenessayantdemasquersontrouble.—Etcommentçasepasseentrevousdeux?—Çava,répond-ellevaguement.Onvisiteetjeprendsdesphotos.Dis-moiplutôtcequejerateà

Montréal:lamétéo,lesinfos…—Jen!T’espartiequedepuisseulementquatrejours!»Quatrejours,c’esttout?Décidément,letempsestinterminablesurcecontinent!Elleluidemande

de parler quandmême. Elle a envie d’entendre la voix deMax, de se sentir ailleurs, d’oublier lebonheur de Maria et de se remémorer que Bruno est parti avec Emma. Cela fonctionne pendant

quelquesminutes,mais la lumièrede l’entrée se rallumeet la fait sursauter sur lecanapé.Maximes’interromptenentendantsonpetitbruitdesurprise:

«Çava?—Oui,c’estjuste…euh…Brunoestrentré.Ilfautque…quejeraccroche.—T’aspasledroitdeparlerautéléphone?—Non,c’estjuste…jeterappellerai,OK?Salut.»Elleéteintlacommunicationsansattendresaréponseetjetteunregardaccusateurendirectiondu

propriétairedeslieux:«Qu’est-cequetufaislà?—Ladernièrefoisquej’aivérifié,c’étaitchezmoiici,plaisante-t-il.—C’estque…jecroyaisque…quetupasseraislanuitchezEmma.»Elle réalisequ’elleparleunpeu sèchementet se racle lagorgepour reprendre, en forçantune

voixplusdouce:«Jeveuxdire…Jenem’attendaispasàtevoirsivite.—Jevoisquejedérange.Situveuxêtreseule,jepeuxm’installeràlaterrasse.»Illuitourneledosetcommenceàs’éloigner,maiselleseredressebrusquementsurlecanapéet

réplique:«C’estpasça!C’estjusteque…tum’asfaitpeur!Jenet’aipasentendurevenir!»Il revient sur ses pas, entre au salon et prend la bouteille qu’elle a ouverte pour en examiner

l’étiquette.Elledéglutitetreprendenfeignantunairtimide:«T’asditdefairecommechezmoi…—UndomainedeVerteuil.Excellentchoix.Tupartages?—Ben…c’esttabouteille!—Vucequ’ilenreste,jecroisquet’étaissurlepointdeladescendretouteseule.—Ouais,ben…tusais,ilestpasmal.Etçam’aideàdormir!»Ellelesuitduregardalorsqu’ilpartsechercherunverre,profitedesonabsencepourreplacersa

chemise de nuit convenablement. Un tas de questions lui passent par la tête : devrait-elle filer aupremier?Prétextern’importequoipourregagnersachambre?Quelleidée!Maisdequoia-t-ellepeur?N’ont-ilspasétéseulstouslesautressoirs?

Brunorevient,s’installeprèsd’elle,severseduvinetproposederemplirsacoupe.Elleaccepteetlatendverslui,cequilefaitriredeboncœur:

«Àcerythme,t’auraslagueuledeboisdemain.—C’estpasgrave.Qu’est-cequ’onadeprévu?—Emmasuggèrequenousallionsàlaplage.ÀSaRiera.»Elleletoiseavecundrôlederegard.«Ilyaunproblème?demande-t-il.—Bruno,jenesuispascomplètementconne,nonplus:jemerappellequ’ons’estmariéslà-bas!—Jecroyaisquetouslesmotsseressemblaientencatalan?Qu’ilsétaientimpossiblesàretenir?—Ben…c’estvrai,mais…quandmême!»Elleluilanceunregardinquisiteur:«Est-cequ’Emmalesait?—Non.Elle sait quenousnous sommesmariés sur uneplage,mais je n’ai pas voulu lui dire

laquelle. Et si j’avais insisté pour que nous allions ailleurs, je présume qu’elle aurait comprispourquoi.Mais ne t’inquiète pas pour ton dimanchematin, j’ai dit à Emma que tu aimais faire lagrassematinéeetquenouspartirionsaprèslerepasdumidi.

—Oh,ben…c’estgentil.—Jem’envoudraisdefaireendurertamauvaisehumeuràEmma…»

Sans relever la plaisanterie, Jennifer boit une bonne gorgée de son verre avant de reposer lesyeuxsurlui:

«Pourquoit’espasrestéavecelle?Jepouvaisresterseule,hein!—Aurythmeoùtudescendstonverre,dansuneheuretuteseraisprobablementécrouléesurle

canapéetilm’auraitfalluteramenerdanstonlit!»Jenniferne répondpas,maisellen’enestpasmoinssurprisequ’il soit là.Heureuseaussi, sauf

qu’ilauraitétépréférablequ’ilreste là-bas,neserait-cequepouroubliersafichuediscussionavecMariaetsedirequesabelle-sœuratortsurtouslesplans!Àlaplaced’Emma,ellenel’auraitpaslaissérepartiraussifacilement.

«Elleétaitunpeusecouéequelesenfantst’aientappelée“tata”,admet-ilauboutd’untemps.—Alorslà,jet’assurequejen’ysuispourrien!sedéfend-elle.J’étaiscertainequ’elleavaitdroit

aumêmetraitement!—Cen’estpasgrave.Tunepouvaispassavoir.»Lesyeuxrivésauloin,ilréfléchitàlafaçondontlesenfantsontl’habitudedesecomporteravec

Emma:avecgentillesse,certes,maissansaffectionoucomplicitéparticulière.EtvoilàqueJenniferdébarque et que tout change. Est-ce à cause des cadeaux ?Non ! Emma leur a souvent offert desjouets!Qu’adoncfaitJenniferpourmériterautantd’égards?

«Jet’assurequejen’airienàvoiravecça!insiste-t-elle.—Jesais.Seulement…ilm’arrivedecroirequecettefamillechercheàmerendrefou! Iln’y

aurajamaisdefemmequifassel’unanimité!—Alorslà,jetecrois,avoue-t-elleenriant.Moi,jen’aiqu’unemèreetaucundemespetitsamis

neluiajamaisplu.—Jecroisqu’ellem’aimaitbien…—Parceque t’esmonex.Ça luidonneunearmedepluspourmerappeleràquelpoint jesuis

irresponsableetquejenefaisriendebien…»Elleramènesesjambesdevantelleetsonvisages’attristeensongeantàleurdernièredispute.Dès

qu’illeremarque,Brunochercheaussitôtàbifurquerladiscussionsurunsujetplusjoyeux:«Jet’avouequeçam’asurpris,lavitesseàlaquellelesenfantssontallésverstoi…—Etmoidonc!»dit-elleenretrouvantlesourire.Ellesecouesescheveuxetajoute,d’untonmoqueur:«C’estlescheveuxblonds.Ondiraitqueçalesrendfous,danscettefamille!»Ilsouritenhochantlatête,maissontonrestesérieux:«C’était beau à voir, sur le canapé. Ils étaient tous autour de toi. J’aurais voulu te prendre en

photocommeça.»Ellene répondpas,maiselle seditquecelane luiauraitpasdéplude ramenerunsouvenirde

cettesoirée-là.Pourquoin’ya-t-ellepassongé?Direqu’elleaapportél’appareilpartout,saufchezMaria,alorsqueçaaétélemomentleplusimportantdesonvoyage!

«Jevoulaistedire…reprendsoudainBruno.Jesuisdésolésimaquestiont’aparubizarre,chezMaria. C’est que tu semblais tellement bien, avec ce bébé contre toi. Je ne sais pas, je me suisdemandé…situypensais,parfois?Jeveuxdire…àcequeçaauraitpuêtre…

—Bof.Çanem’arrivepassouventdetenirunbébé,tut’endoutes.Maisc’estpeut-êtrelefaitderevenirici.Etsitutiensvraimentàlesavoir,maintenant,c’estrarequej’ysonge.»

Ilhochelatêteavecunairsombreet,commeelleestconscientedenepasluiavoirtoutdit,ellereprendtrèsviteavantdemanquerdecourage:

«D’accord,j’avouequec’estàçaquejepensaisquandjetenaislapetite,maisc’estprobablementplus fort parce que sont les enfants deMaria. T’as vuMichaël, avec ses yeux ?Qu’est-ce qu’il teressemble,celui-là!»

Ilfaitminedesourire,maisaufonddelui, ilnepeuts’empêcherd’êtretouchédelavoiraussisincère. Il sait à quel point Jennifer déteste faire l’étalage de ses sentiments et c’est probablementpourquoielles’empressedereposersonverresurlatablebassepourprendrecongé:

«Bien.Ilvautmieuxquej’ailledormir.Maisjesuiscontentequ’onsoitparvenusàseparler.—Onyarrivedemieuxenmieux,sourit-il.D’ailleurs,àcerythme,onvadevenirlesmeilleurs

amisdumondeavantlafindelasemaine!—N’exagèrepas!»pouffe-t-elleenrécupérantsonordinateurportable.Elleselèveetalorsqu’elleestsurlepointdequitterlapièce,ilbonditsursesjambes:«Jen?Jepeuxtedemanderunderniertruc?—Hum?»ElleseretourneettourneunvisagecurieuxversBruno,quiprenduntempsconsidérableavantde

luirépondre:«J’aimeraisque…qu’ons’embrasse.Justeunefois.—Quoi?»Elleserresonordinateurcontreelle,commesiunesipetitechosepouvaitsuffireàlaprotéger.

Contrequoid’ailleurs ?Sonépouxouelle-même?Elle secoue la tête, incapabledecroireque sarequêteestsérieuse,maisils’avanceverselleetinsiste:

«Toutcequejeveux,c’estm’assurerqu’iln’yaplusrienentrenous.Jenesaispas…Ilyadesmoments où…où jeme sens proche de toi.Ce soir, par exemple.C’est peut-être à cause de cettehistoire de bébé ou alors… je ne sais pas. Je veux juste savoir si on est vraiment passés à autrechose…

—Onestpassésàautrechose,réplique-t-elletrèsvite.J’aiunevieàMontréal,tuesfiancé;jenevoisvraimentpascequ’unbaiservachangeràça.»

Ilcroiselesbrasetplisselesyeuxenlesgardantrivéssurelle:«Alorsc’estnon?Parcequeçat’effraieou…?»Avantqu’ilnepuisseterminersaphrase,Jenniferfaitunpasversluietplaquesabouchesurla

sienne,l’embrassevitefaitavantdesedétachertoutaussirapidement.Elleramènel’ordinateurplusfermementcontresapoitrinepouréviterqu’ilneperçoiveletremblementquil’assaille,puiselleluijetteunregardnoir:

«Satisfait,votremajesté?»Il fronce les sourcils et tire sur l’appareil derrière lequel elle se cache.Malgré sa résistance,

Brunoparvientàleluifairelâcheretledéposesurlepremiermeubleàsadisposition.Jennybaisselesyeux,lesmainsvides,etdeplusenplusanxieuse.Ellesongeàs’enfuir,maisàlasecondeoùilposeunemainsursataille,ellepanique:

«Vraiment…jenepensepasquecesoitunebonneidée…—C’estcequ’onvavoir.»D’unemainferme,illaramèneplusprèsdelui.Ellefaitminedecéderetluitendleslèvresen

espérantquesonbaisersoitrapide,maisilnelesprendpas.Ilposesimplementsesdoigtssursajoueetcaressedélicatementsonvisage.Quandilsepenchepourdéposerunbaisersursonfront,lajeunefemmefermelesyeux.Ilhumesapeau,embrassesonnez,sajoue,puissabouche.C’estdoux,rapide,etelleestheureusequ’iln’essaiepasd’enprendredavantage.Lorsqu’iléloignesonvisagedusien,ellesourit,heureused’êtreparvenueàgarderlatêtefroide.

Alorsqu’elleouvre lesyeuxet tentede reculerd’unpas, lamaindeBruno se raffermit sur satailleetlaretientcontrelui:

«Parcequec’estça,unbaiser,pourtoi?»Elleaàpeineletempsdereprendresonsoufflequeseslèvresredeviennentprisonnièresdecelles

deBruno,mais cette fois, son baiser n’a rien de tendre. Il redevient l’homme de son souvenir, la

serrantcontreluitandisquesalanguesefrayeuncheminjusqu’àlasienne.LecorpsdeJennifersecourbesoussonétreinteetréponddocilementàceluidesonépoux.Cedernierretrouvesesinstinctsd’alors,relâchesabouchesanslaquitterdesyeux,remonteunemainverssanuqueets’accrocheàsescheveuxpourlacambrerdavantage.Elles’accrocheàsonbras,griffedoucementsapeau,dévoreseslèvrespuissoncouavecunetellevoracitéqu’elleenoubliesespropresréserves.

Avant de perdre la tête, Bruno la relâche brusquement et recule de deux pas, le souffle court.Jenniferchercheunappuicontrelemuretrelèvedesyeuxsombresverslui:

«T’aseucequetuvoulais?lance-t-ellefroidement.—Euh…oui.Jecroisqueoui.—Bien.Bonnenuit.»Elle faitunpasdecôtépour récupérer sonordinateurportable, tourne les talonsetgrimpe les

escaliersauxpasdecourseavantdes’enfermerdanssachambre.Ellealasensationquesoncorpstrembleetque ses jouesvont fondre.Quelle idéede l’avoir laissé l’embrasser !Etquelle réactionexcessivepourunsipetitbaiser…Merde!Pourquoin’est-ellepasparvenueàresterdemarbre?

Lorsqu’elleperçoitdesbruitsquiproviennentd’enbas,Jennifersejettesurlelitetéteinttoutesles lumières avant queBrunonemonte à l’étage.Quand il passedevant saporte, tout est calmeetsilencieux. Elle reste immobile sur son lit, retient son souffle jusqu’à ce qu’il s’enferme dans sapropre chambre et que le filet de lumière qui filtre sous la porte s’éteigne. À cemoment-là, ellesoupiredesoulagementetlaisseretombersatêtecontrel’oreiller.

Chapitre16

C’est dimanche et, même s’il sait pertinemment que Jennifer aime se prélasser au lit, Brunol’attend impatiemment en bas. Neuf, dix, onze heures. Le temps passe décidément trop lentement.Quandlafemmedeménagearrive,ilsautesurceprétextepourgrimperàl’étage.Ilfrappeàlaportedelachambreetentresansattendred’yêtre invité.SoncœurseserreenretrouvantJenniferaulit,encoreendormie,recroquevilléesurelle-même,sescheveuxétaléssurl’oreilleretsachemisedenuitremontéesursesjambes.Queltableaumagnifique.Ilrestelà,àlacontempler,avantdechuchoter:

«Jen,ilesttard.—Jedors,grogne-t-elleenramenantl’oreillercontresonvisage.—Inèsestlà,ellevoudraitfairetachambreet…—Plustard.»Il s’assoit sur le rebord du lit et pose unemain sur l’épaule de la jeune femme.Au lieu de la

secouer,ilresteimmobile,àsuivrelemouvementdesarespirationsipaisible.Iln’apaslamoindreenvie de troubler cette scène. Du bout des doigts, il écarte les mèches blondes qui masquent sonvisage.Elleaunsoupiragacé,chasselesdoigtsquilachatouillentavantdeseretournerdanslelit,faceàlui.SesjambesheurtentlecorpsdeBruno.Elleouvredoucementlesyeux,maisdèsqu’ellelevoit,elleseredressed’unbondenramenantlacouverturesurelle:

«Maisqu’est-cequetufaislà?—Ducalme!Ilestonzeheureset…—Etalors?C’estdimanche!— Inès vient pour nettoyer la maison. Elle va avoir besoin de tes vêtements pour faire une

lessive…»Assisedanslelit,Jenniferclignedesyeuxpourluttercontrelesommeilquiluiengourditl’esprit

etquil’empêchederéfléchir.«Durenuit?demande-t-il.—C’estledécalagehoraire.—Aprèscequis’estpasséhiersoir,j’avouequej’aiaussieuunpeudemalà…—Jeneveuxpaslesavoir!»Ellerepousselescouvertures,bondithorsdulit,loindelui.Aulieudedétournerlatête,comme

lesautresmatins,illasuitduregardpendantqu’ellesortsesvêtementsdesapetitevalise.Lavoyanthésiterentredeuxtenues,illance:

«Lableue,elleestbien.Çamesembleplusléger.»Elletourneunvisageagacéverslui:«Sit’allaisplutôtmefaireuncafé?—Jevoisqu’onestdebonnehumeur,aujourd’hui.»Malgrélegrognementquiluirépond,ilnepeuts’empêcherderire.Est-ceréellementledécalage

horaire,oubienleurbaiserdelaveillequiaempêchéJenniferdedormir?Ilserelèvepourquitterlachambre,maisseraviseàlasecondeoùilfranchitleseuil:

«Inèsvafaireunelessive…—J’aicompris,lecoupe-t-elle.—Ouh!Quelcaractère,cematin!»Ellepivotepourlefusillerduregard:«Maistuvassortir,oui?»

Ilprendappuicontrelecadredelaporteetrigole:«Jesuisdéçu,jecroyaisquetuseraisnuecematin.Est-cequetunedormaispasnue,ilyahuit

ans?»Àboutdepatience, Jennifer se redresse,glisse sa chemisedenuit par-dessus sa tête etmarche

danssadirectionsanslequitterdesyeux.Surleseuil,àdeuxpasderejoindreBruno,ellesiffle:«Satisfait,votremajesté?»Profitantde sonétatdechoc, elle claque laportedevant lui, faisant reculerBrunodedeuxpas

pouréviterde la recevoirenpleinvisage. Il resteunmomentplanté là,à fixer leseulécranqui lesépare de son épouse.Comment doit-il interpréter son geste ?Aurait-il dû la basculer sur le lit ?Prendresaprovocationpouruneinvitation?

Laportes’ouvreaussibrusquementqu’ellevientd’êtrereferméeetBrunosurgitdanslachambre,agrippelebrasdeJenniferetl’attireàluid’unemainferme.Ilposesabouchesurlasienne,brutaletempressé,commes’ilcraignaitqu’ellenelerepousse.Orelleréagittrèsdifféremmentdeceàquoiils’attendait : son corps, un instant raidi par son assaut, redevient souple. La main qu’elle amécaniquementposéesursontorses’accrocheàsont-shirt,puisglissesous levêtementetcaresseson dos. Il perd la tête, la jette sur le lit, laisse voguer sa bouche sur cette peau si blanche qu’ilenflamme instantanément. Elle se tortille, se cambre en autant d’invitations qu’il s’empressed’accepter.

Leurs gestes s’emballent et Bruno croit rêver en retrouvant le corps dansant de sa femmedirectementsurlesien,docileetsauvage,cherchantàlerendrefouenléchantsontorse.Ilenfoncesesdoigtsdanssachevelureblonde:

«Oh,Jen…»Ilalasensationdeflotter,chercheconstammentàramenerlapeaudeJennifercontrelasienne.

Auloin,ilreconnaîtlavoixquiluiparvientdel’étagedudessous,seredressebrusquementsurlelitetrepoussececorpsdontilatantenvie.Bonsang,qu’est-ilentraindefaire?Ilquittelelitcommes’il venait d’être piqué par un insecte, ferme la porte de la chambre en s’efforçant de ne pas laclaquer,puisseretourneetchercheleregarddesonépouse:

«Onallaitperdrelatête!»Il étouffe savoix,passenerveusement sesdoigts sur sonvisagepour essayerde retrouver son

calme,cequin’ariend’évidentlorsqu’ilreposelesyeuxsurelle.«Maishabille-toi!rugit-ilendétournantlatête.—Quoi?Ilyadeuxminutes,tuvoulaismebaiseretlà,ilfautquejem’habille?Onpeutsavoir

cequetuveux?»Cequ’ilveut?Ilnelesaitquetrop!Revenirauprèsd’elle,danscelit,rallumercefeuqu’ellea

raniméenlui.S’yperdreàendevenirfou.Àcontrecœur,ilfermelesyeuxetchassecetteidéedesonespritavantdechuchoter:

«Inèsvabientôtmonter.Ilvaudraitmieuxque…qu’ellenetetrouvepascommeça.»Ilsongedéjààcequiseseraitpassésielleavaitdébarquédanslapièceetlesavaittrouvésenlacés

surlelit.L’histoireauraitprobablementfaitletourduvillage.Etalors?Cettefemmeestlasienne,bon sang !N’a-t-il pas le droit de la prendre comme il l’entend ? Il soupire, songe àEmma avecaccablementet,quandilsentquelecourageluirevient,ilsetournedenouveauverselle:

«Bonsang,Jen!Pourquoitunem’aspasrepoussé?»Illachercheduregard,laretrouvevêtued’unerobesoleilsouslaquelleilseremémoreuncorps

brûlant.Devantlacommode,ellebrossecettechevelureblondedontilsentencorelafinetexturesoussesdoigts.Elledéplacesesyeuxpourlefixeràtraverslemiroir:

«Jet’aifichuàlaporte.C’esttoiquiesrevenu!—Maisjenepensaispasque…

— Que quoi ? cingle-t-elle en se tournant franchement vers lui. Que je te laisserais faire ?Pourquoipas?Lesexeétaitgénial,ilyahuitans!

—Mais…Emma?EtMax?»Elleretientunpetitrire,lèvelesyeuxaucielensecouantlatête:«Personnenel’auraitsu,idiot!Ç’auraitété…unebaised’adieu.»Ilblêmitdevantcesmots,lesrépèteavecdifficulté:«Unebaised’adieu?Alorstoutça…c’estriend’autrepourtoi?»Elles’adossecontrelacommodeetsoupire:«Bruno,onnevapassementir.Jesaisquemaprésencebousculetavieetquetut’imaginesuntas

de trucs,mais…c’estun leurre,OK?Tu imaginesunevieàdeuxquin’existepas.Quin’existerajamais!

—Iln’yapascinqminutes,tuétaismafemme!Nousétionssurlepointde…—Debaiser,l’interrompt-elleavantqu’ilneparled’amour.Bruno,lesexeatoujourséténaturel

entre toi et moi : sauvage, passionnel…Ça n’a rien d’extraordinaire qu’on en ait encore envie !Surtoutaprèslebaiserd’hiersoir!»

Ilvoudraitavoirlecouragedesourire,maisiln’yparvientpas.Ilaungoûtamerdanslabouche.«Écoute,reprend-elled’unevoixquilaisseprésagerlepire,autantquecesoitclairentrenous:

peuimportecequivasepasser,jesuislàpoursignerlespapiersdudivorceetdèsquec’estfait,jeretourneàMontréal.

—Maisnoussommesàçadenousretrouver!gronde-t-ilsansréfléchir,montrantunfaibleécartentresesdoigts.

—Nous sommes à ça de refaire la même erreur qu’il y a huit ans, tu veux dire ? Bruno, tuconfonds tout : ce que nous avons été, ce que nous aurions pu être et ce que nous sommesaujourd’hui.»

Descoupsdiscretssefontentendreàlaporteetilreculebrusquement,commes’ilvenaitd’êtreprisenflagrantdélitd’uncrimequin’existeplus.Ilouvrelaportesirapidementqu’ilfaitsursauterInèsdel’autrecôté.

«C’estbon.Vouspouvezyaller.»Ilnedemandepasl’avisàlajeunefemme,sortetredescendàlacuisine,démarrelecaféetquitte

lamaison.Décidément, il ne comprend pas cette femmequi est pourtant la sienne et dont il a tantenvie.Commentpeut-ellelelaissers’approcherainsiet,aumêmeinstant,l’éloignerdetoutl’amourqu’ildevraitressentirpourEmma?Est-ellerevenuepourluibriserlecœurunesecondefois?

LorsqueJennifer le rejoint sur la terrasse,elle le remerciepour lecaféqu’elle tientà lamain,mais, comme il lui répond avec un ton sec, elle s’éloigne pour aller s’installer dans une chaiselongue, sur le rebord de la piscine.Même si Bruno voudrait l’ignorer, c’est plus fort que lui : ilbonditsursesjambesetvas’assoirsurlachaisevoisine,enpleinsoleil.Pendantplusieurssecondes,illafixesansunmotalorsqu’ellegardelesyeuxrivéssurl’eauquiétincelle.

«Vas-y,crachelemorceau,dit-elleavecunevoixposée.—Qu’est-cequetuveuxquejedise?D’abord,tumeficheshorsdetachambre,puistutejettes

surmoi.—Jemejettesurtoi?s’écrie-t-elleentournantunvisagesombreverslui.C’esttoiquiasvoulu

m’embrasserhiersoir,toiquiteplaignaisquejen’étaispasnuecematin,toiquiesrevenudanslachambre…

—Tunem’aspasrepoussé!—Parcequec’étaitàmoideterepousser?Non,maisjerêve!Bonsang,Bruno!Sijet’excite,

assume,tuveux?C’estquandmêmepasmoiquiaidemandéàcequ’ons’embrasse,hiersoir!»Il baisse la têtepour éviterde soutenir son regardde feu.Àquoiont servi toutes ces années à

combattrelessouvenirsqu’ellealaisséssursapeau,sic’estpourretomberaussifacilementdanssesbras?Quandilremontelesyeuxverselle,saquestionestàpeineaudible:

«Est-cequec’étaittonbut?Revenirici,foutremavieenl’air,détruiremarelationavecEmma?—Qu’est-cequeturacontes?s’exclame-t-elledansunsursaut.Jeneveuxpasquetutesépares

d’Emma!Aucontraire!Jecroisqu’elleferauneépouseparfaitepourtoi.—Commenttupeuxdireça,alorsqu’onétaitàdeuxdoigtsdefairel’amour?gronde-t-ilavecun

airsidéré.—Onallaitjustebaiser!Çan’auraitabsolumentrienchangéentrenous!—Parcequetoi,t’arrivesàfaireça?Revenirdansmavie,coucheravecmoietrepartircomme

siriennes’étaitproduit?»Elle serre les dents, se laisse retomber sur sa chaise et fait mine de ne pas avoir entendu la

question.Est-cequ’ellepeutfaireça?Oui!Ellepeutcertainementlefaire!Nel’a-t-ellepasdéjàfait,aprèstout?

«Jen…peut-êtrequetaplaceestici?Peut-êtrequelavienousoffreunesecondechance?Jenesuispasfou,ilsepassebienquelquechoseentrenous.

— Il s’est toujours passé quelque chose entre nous. Peut-être qu’on n’a juste pas compris quec’étaitsexuel.»

Ilaimeraitargumenterdavantage,maissonépouselefaittaired’unsignedelamain.«Bruno,ma vie est àMontréal, quand vas-tu le comprendre ? J’aime les échéances, les défis.

J’aimemonappartement,monentreprise…mavie!Aprèsnotrehistoire,j’aifaitensortedeneplusrienregretterettuvois…c’estlecas.Jeneregrettepastoutletravailquej’aiaccompli,ilmel’abienrendu.

—Etl’amourdanstoutça?Tuneveuxdoncpas…unmari?Desenfants?»Lesyeuxde Jenniferdériventvers l’horizonoù s’étendent lesvigneset,plus àgauche,vers la

collinesurlaquellesedresselechâteaudeBegur.Veut-elledesenfants?Querépondreàça?Surtoutmaintenant…Ellereposelesyeuxsurlui,lequestionneengardantunevoixdouce:

«Bruno,est-cequetupensesàEmma?—Ellen’arienàvoiravecnous!—Elleatoutàvoir,aucontraire!Vaauboutdetonfichuraisonnement!Imaginequ’onsetombe

danslesbras,qu’onrefasselamêmebêtisequ’ilyahuitans:“Oh,Bruno,jet’aime,jenepeuxplusvivresanstoi”,singe-t-elle.Qu’est-cequ’onfait?Jeneveuxpasquittermavie,ettoinonplus.Onvafairelanavette,sefairecroirequ’unerelationàdistancepeutfonctionner?Auboutdesixmois,tuvasmedétester,parceque jen’auraipassuêtrecequ’Emmaestprêteà t’offrirsur-le-champ.Bonsang,Bruno,réfléchis!»

Réfléchir? Ila l’impressiondene fairequeçadepuishier !Nepeut-ellepasquittercestupideappartementàMontréal?Troppetit,enpleincentre-villeetbruyant?Etsacompagnie,nepeut-ellepas la gérer à distance, la plupart du temps ? Elle y parvient bien depuis quatre jours ! Et laphotographie?A-t-elledéfinitivementrenoncéàsonrêve?

«TunetiensdoncpasàEmma?—ÉvidemmentquejetiensàEmma,dit-ilavecunvisagedéfait,maistuesmafemme!Est-ceque

çanedevraitpas…?—Tafemme!Envoilàungrandmot!Allons,Bruno,onaétéensemblependantdeuxmois!Je

suisavecMaxdepuisbienpluslongtempsqueça,tiens.Etc’estpareilpourtoietEmma!Unmariageaussicourtnedevraitpasfairelepoids.Toutça,c’estqu’uneillusion,tucomprends?Cebébé,ilestmort.Etnotremariageaussi.»

Ilsoupireavantdes’installerplusconfortablementdanslachaiselongue,autantpourévitersonregardquepourdétendresesépaulesquiluiparaissentsoudaintrèsraides.Illaisseuncertaintemps

s’écouleravantdereprendre,lavoixlourde:«Alors,quoi?Cebaiser,hier,et…cequis’estpassécematin…çanevoulaitriendire?—C’étaitunrêve,riendeplus.Oh,maisjenevaispastementir:t’esbeau,toncorpsmeplaîtet

jesuissûrequeç’auraitétégénial.Jeveuxdire…ilyahuitans,c’étaitdéjà…—Oui,l’interrompt-il,lavoixrauque.— Écoute… je suis désolée. Je pensais que c’était clair. Rien de ce qui se passera ici n’aura

d’impactunefoisquejerepartirai,maisjesaisquetun’espascommeça,alors…disonsqu’onvajuste oublier ce qui s’est passé. Je promets de ne plus retirer mes vêtements devant toi. Encontrepartie,arrêted’entrerdansmachambresansprévenir!»

Brunoacquiescevaguement,maisenréalité,ilnesaitabsolumentpascommentilpourraoubliercecorpschaudetvibrantqu’iltenaitentresesbras,pasplustardqu’ilyauneheure.Iln’estd’ailleurspascertaind’enavoirenvie…

Chapitre17

Le petit camion quitte le domaine après le repas du midi pour aller rejoindre Emma. Auprogramme:faireuntouràlaplageetflânerlelongdescommercesd’Esclanyà.Mêmesic’esttroptard et qu’ils sont bien engagés sur la route, Jennifer s’énerve, anxieuse à l’idée de revoir Emmaalorsqu’ellen’enapaslamoindreenvie:

«Pourquoi tunem’aspas laisséechez toi?Tudevraisplutôtenprofiterpourpasserdu tempsavectafiancée!»

Ilnerépondpas.Àdirevrai,ilcraintdeseretrouverseulavecEmma,surtoutensachantquesonespritesttoujoursembrouilléparlecorpsdeJennifer.

«Autant que tu le saches, poursuit-elle sur lemême ton, je suis fatiguée et j’aurais largementpréféréresterauborddelapiscine.

—Faisuneffort,tuveux?Emmanousattend.Danstroisheures,jeteramèneetj’iraipasserlasoiréeavecelle:c’estmieuxcommeça?»

Son ton sec la surprend.L’informationaussi. Il comptedoncpasser la soiréeavec sa fiancée?Elledevraitenêtreravie,maisellen’yarrivepas.Pourtant,c’estprobablementuneexcellenteidéeetellesedoutequecelaferadiminuerlatensionsexuellequirègneentreeuxdeux.Autantdétournerlesyeux, loin de ceux de son époux, et chasser les idées qui l’assaillent. Bruno retrouvera Emma,oublieracequilesunit.N’est-cepascequ’ellesouhaite,aprèstout?

EmmalesaccueilleaustationnementpublicquidonneaccèsàlaplagedeSaRiera.Jenniferlaissesesyeuxdériverdel’autrecôtédelaroute.QuelleironiederetrouvercetendroitoùBrunoetellesesont mariés. Elle n’a pas la moindre envie de replonger dans ces souvenirs, aussi détourne-t-ellerapidement la tête en direction du village. Percevant son geste, la futureMmedeVerteuil proposeaussitôt:

«Tuveuxallerfaireuntourverslesboutiques?—Euh…oui.J’aienviedemarcher.»Emma semble détendue et heureuse. Si seulement elle savait ! Elle s’accroche au bras de son

fiancéetilssemettentenroute.Dixpasplustard,ellesemetàraconterl’histoiredescommercesetdeleurspropriétaires,ellementionnecequiestnouveauetcequivautledétour.Jenniferfaitminedetrouversesanecdotesintéressantes,maispassesurtoutsontempsàprendredesphotographies,pours’occuperlesmainsetéviterdesesentiràlaremorqueducouple.

Auboutd’unkilomètre,Jennifers’arrêteàl’oréed’unepetiterue.«Tuveuxqu’onailleparlà?demandeEmma.Iln’yapasgrand-chose,ilmesemble,maisc’est

sûrementtrèsjoli.»LadécisionsembledéjàpriseavantmêmequeJennifern’aiteuletempsderépondre,carlajeune

CatalaneentraîneBrunodanslapetiterueets’arrêteàchaquevitrinepourendétaillerlecontenu.Cen’est qu’au bout de l’allée que les pieds de Jennifer se figent sur place, tandis que le cri d’Emmarésonne:

«Jenesavaispasqu’ilyavaituneboutiquecommeçadanslecoin!»Elle se rapproche du commerce dont l’enseigne lumineuse, représente deuxmains qui tiennent

unebouleblancheetluminescente.Surlaporte,uneinscriptionspécifie:«N’entrenticiqueceuxquidésirentconnaîtrelavérité».Jenniferdéglutitavecdifficulté,reculed’unpasensentantlessouvenirsrefluer.

«Onentre?»s’exclameEmma,visiblementexcitéeàl’idéedesefairelirel’avenir.

Jennifer, réticente, cherche un appui dans le regard de Bruno, mais le tintement de la porterésonneetlajeunefiancéeleurfaitsignedelarejoindre.

«Allez!Venez!Onvajeterunœil!—Jenevaispaslà-dedans,souffleJenny.—Allons,larassureBruno,qu’est-cequ’ellepourraitdirequi…?»Il laissesaphraseensuspens.Ilsaitaussibienqu’ellequeladernièrefoisqu’ilamislespieds

chezlavoyante,ilsétaientensemble.Àlasecondeoùilssontressortisetàl’endroitexactoùilssetiennent,Brunos’étaitmisàgenouxpourlademanderenmariage.

Devantl’insistanced’Emma,ilsedécideenfinàmonterlestroismarchesquileséparentdupetitcommerce.Surleseuildelaporte,ilsetourneetgrondeendirectiondeJennifer:

«Viens.»Jenniferlesuit,résolueàgarderlesilenceetàrefuserqu’onluilisesonavenir.Ellen’aaucune

enviedesavoircequeluiréservelefutur.Ladernièrefoisluialargementsuffi!Àl’intérieur,Emmasepromèneentrelesallées,observelesjeuxdecartes,lesboulesdecristaletlespendulesaccrochésàdesprésentoirs.Aufonddelapièce,deslivresetdessculpturesrenvoyantàlasorcellerieornentunebibliothèqueentière.C’estlàqueJennyseréfugie,leplusloinpossibledelafemmequisortdel’arrière-boutique.Touràtour,ellelesobserveavantdelessaluer:

«Bonjour.Est-cequejepeuxvousaider?—Oh,ehbien…onregarde,répondEmmad’unevoixtimide.—Aurait-onunequestionàposer?»Ladametendlesmainsendirectiondelajeunefiancéeetluifaitsigned’approcher,unsourire

amicalsurleslèvres:« Que vois-je là ? Des amoureux ? Voudrait-on vérifier la teneur de cet amour ? Le nombre

d’enfantsquecetteunionengendrera?—C’estinutile,trancheBrunod’untonsec.—Jevoisquemonsieurestsceptique.Jecomprendscela.Approchezdonc,jevousprie.»Ils’exécute,bienqu’iln’enaitpaslamoindreenvie.Ladamerelâchelesdoigtsd’Emmaetsaisit

lamaindeBrunosansluidemandersonavis.Ellefermelesyeux:« Vous ressentez… beaucoup de choses. Des sentiments très forts, mais troubles. Je vois de

l’amour,dudoute,delacolèreaussi…etunecertaine…impuissance.»Ilfroncelessourcils,retireprestementsesdoigtsetreculed’unpaspourmettrefinàcetteséance.

Soudain,ilsesouvientdesapremièrevisite:ilavaiteulasensationquecettefemmevoyaitàtraverssonâme.Cettevoyantel’avait jetédanslesbrasdeJenniferenleurassurantqu’ilsétaientfaits l’unpourl’autre!Toutçapourquoi?Poursefaireplaquer,deuxmoisplustard.

«Jeneveuxriensavoir,annonce-t-ilavecunevoixgrave.— Allez, ça peut être drôle ! insiste Emma en posant une main sur son avant-bras. C’est

combien?»Lavoyanteafficheunsourireplusdouxenannonçant sonprix :vingteurospourunequestion

qu’Emman’auramêmepasàformuleràvoixhaute.Jenniferaenviedes’enfuirquandellevoitlesbillets tomber sur le comptoir, mais au lieu de les prendre, la voyante fixe Emma d’un regardintense:

«Sachequelaseulequestionàlaquellejepeuxrépondreestcellequiassailletonâme.Situn’espasprêteàconnaîtrelavérité,ilvautmieuxreprendretesbilletsmaintenant.

—Çameva»,répondlajeunefemmeavecunvisageinsouciant.La femme sourit, récupère son dû, puis elle tend lamain en direction d’Emma. Elle attend de

sentirsesdoigtscontrelessiensavantdedemander,toutbas:«Queveux-tusavoir,monenfant?Nerépondpasdevivevoix.Nefaitqu’ysonger.»

Emmahésiteentreplusieursquestions:Brunoest-ill’hommedesavie?Seront-ilsheureux?A-t-ilvraimentoubliéJennifer?Lavoyanteplisselesyeux:

«J’entendsletourmentquit’habite.Tuveuxsavoirsicethommet’aimeetsitusauraslerendreheureux.»

Surprise, quoique légèrement effrayée par la façon dont cette femme a su lire en elle, Emmahochelatêteenguisedeconfirmation.

Tout en conservant la main d’Emma dans la sienne, la dame tend l’autre vers Bruno. Il s’yattendait. N’a-t-elle pas fait lamême chose il y a huit ans, lorsqu’il est venu avec Jennifer ? Sonhésitation dure quelques secondes, mais, devant l’insistance de sa fiancée, il cède et retourne aucomptoir.Malgrésescraintesàl’idéequecettefemmeévoqueàvoixhautelesdoutesquiassaillentsoncœur,Brunoespèresurtoutqu’ellesaural’aideràdénouerl’impassedanslaquelleilsetrouve.

«Cethomme ressentdeschoses très fortespour toi, annonce lavoyanteà la jeune fiancée.Del’amour,del’admirationetbeaucoupderespect.»

Lesourirequ’Emmatourneversluiestlumineuxet,déjà,ilal’impressiondemieuxrespirer.«Sachecependantquetun’espascellequelavieavaitmisesursonchemin.Sitaquestionest:

est-cequetupeuxlerendreheureux?Alorslaréponseestoui.Tupeuxlerendreheureuxetvotrevieserabienremplie.»

Emmareprendsesdoigts,légèrementblesséeparcesparoles,etaulieudequestionnersonfiancé,elletourneunregarddiscretendirectiondeJenniferavantderefairefaceàlavoyante:

«Lafemme,là-bas,c’est…sonex-femme.Enfin…ilsvontbientôtdivorcer.EtjesaisquejeserailadeuxièmeépousedeBruno,seulement…

—Lessentimentsnesecomparentpasainsi.Cequecethommeavécuavec l’une, ilnepeut lerevivreavecl’autre.Lavieestainsifaite.Chaquehistoireestdifférente.

—Maisest-ceque…cequejevoudraissavoir,c’est…s’ilseraitplusheureuxavecelle?»Brunovoudraitêtrelepremieràs’opposeràsademande,mais,lacuriositéétantplusfortequesa

détermination, il serre les dents et fixe la voyante avec angoisse. Ne s’est-il pas posé la mêmequestionunnombreincalculabledefoisdepuishiersoir?Avantquelaréponsenerésonnedanslepetitcommerce,Jennifers’avanceàsontouretsecouelatête:

«C’estridicule!Brunonepeutpasêtreplusheureuxavecmoi!Jeneresteraijamaisici!—Maispeut-êtreque…?—Non!rugit-elle.J’aiuntravailàMontréaletunpetitamiabsolumentgénial;qu’est-cequej’en

aiàfairedelui,tupeuxmeledire?»Emmaparaîtsoulagée,maisalorsqueJennifersecroitsortied’affaire,lavoyanterelâchelamain

delajeunefiancéeetlatenddanssadirection:«Approchez.Nousverronssitoutcelaestvrai.»Jennylafusilleduregardetrefuseenmasquantsesmainsderrièresondos.Emmainsiste:«Fais-le.S’ilteplaît.»Devantlapeurqu’ildétectedansleregarddesonépouse,Brunofroncelessourcilsetintervientà

sontour:«Çasuffit!Emma,arrête.»Ilsortsonportefeuille,glisserapidementquaranteeurossurlecomptoir:«Arrêtezcettemascarade!Dites-luiquevousmentez!»Lafemmerepousselesbilletsetluirenvoieunregardnoir:« Sachez, monsieur, que je ne dis jamais que la vérité. Si vous ne vouliez pas l’entendre, il

suffisaitderesterdehors.Lamentioninscritesurmaporteestpourtantclaireàcesujet!—Commentosez-vousprétendrequevousditeslavérité!s’emporte-t-ilenfrappantdupoingle

comptoir. Si vous disiez la vérité, je ne serais certainement pas sur le point de divorcer de cette

femme!—Parce que… t’es déjà venu ici ? chuchote Emma, sous le choc de cette nouvelle.Vous êtes

venus…touslesdeux?—Etelles’estbienplantée,oui!»renchéritBruno.Lesyeuxdelavoyantelescrutent,puisglissentversJennifer.D’unevoixferme,elleordonneàla

jeunefemme:«Vous,approchez.—Je…non.Çanem’intéressepas.»Paniquée, Jennifer tente de sortir de la boutique,maisEmma la retient par le bras, la tire vers

l’avant. Sa poitrine se serre, mais elle force son visage à arborer un air froid et s’empressed’obtempérerpourenfinirauplusvite.

«Évitezdenousrefairelecoupdesâmessœurs,voulez-vous?»lance-t-elled’untonacerbe.Lesdoigtsdelafemmes’emparentdeceuxdeJenniferetunsouriredéformesabouche:«Oui.Jemesouviensdevous.Surtoutdecetteénergie.Decefeu…»Elle ferme les yeux, bouge étrangement la tête, comme si elle entendait quelque chose dans le

silencequirègne.Jennifersoupire,feintd’êtreennuyée:«Onpeutsedépêcher?»Lesyeuxdelafemmesereposentsurelle:«Vousavezbeaucoupdequestions.—Ahoui?Bizarre,parcequejen’airiendemandé.—Enêtes-voussûre?»Jennifer n’aime pas ce regard, et encore moins sa réaction lorsqu’elle rapproche la main de

Brunodelasienne.Pourtant,ellelesrelâcheaumêmeinstantetcroiselesbrasdevantelle:«Voyez-vousça!J’aidéjàréponduàcesquestions.—Maisjen’airiendemandé!protesteJennifer.—Ditesplutôtquevousn’avezrienécouté!siffle lavoyante.Etsivousavezsouffert,c’estde

votrefaute!—Dites-moiquelquechosequejenesaispas,ironise-t-elle.—Vosregretssontlourds.Ilsvousempêchentdevoiretderéparervoserreurs.— Je ne vois aucune réponse là-dedans », gronde-t-elle en reculant, déterminée à quitter cet

endroitsansattendrelasuite.Lavoyantesepenchepar-dessuslecomptoiretlafixesansaucunegêne:« Vous voulez des réponses ? En voici : peu importe le choix que vous ferez, vous devrez

constamment faire des sacrifices.Et plus vous tardez, plus il y en aura. Je n’offre pas de solutionmiracle,voussavez.Jedisleschosestellesqu’ellessont:cethommevousétaitdestinéetvousavezchoisidefuir.»

Jenniferserrelespoingsàs’enfairemal,maisdéjà,lesyeuxdelavoyantesedétourned’elleetsetournentversBruno:

«Quantàvous,essayezdoncdenepasrefairelamêmeerreur,cettefois-ci.Votrecœurbalance,jelesens.Souvenez-voussimplementdececi:lavien’offrepastoujoursunesecondechance.»

Dans un cri étouffé, Emma recule et quitte le commerce précipitamment, faisant teinter laclochettedelaporte.Brunoblêmit,setourneversJennifer,laquestionneensilence.Sanslamoindrehésitation,sonépouses’écrie:

«Maisvalaretrouver,idiot!—Mais…— C’est elle, ta seconde chance, imbécile ! Et si tu dois savoir une seule chose au sujet des

femmes,c’estqu’ellesveulenttoujoursqu’onleurcoureaprès.»

Pendant qu’elle le dispute, elle ouvre la porte et le pousse hors du commerce. Elle l’observes’éloigner au pas de course,mais, au lieu de quitter le commerce à son tour, elle revient vers lavoyante:

«Vousêtescontente?Àcausedevous,ilsvontpeut-êtreseséparer!—Sachezquejenedéfaisjamaisrienquinedoitêtredéfait.Mondonsertsimplementàmontrer

lespossibilitésquis’offrentetnonl’inverse.—Vousn’avezrienmontrédutout!—J’aimontrébeaucoup,bienaucontraire !Notamment l’incertitudedecette jeunepersonneà

votreégard:ellesecompareetdouted’elle-même,delarelationqu’ellevitaveccethomme,delaforce de ses sentiments. Je vous ai montré votre culpabilité, celle qui régit votre vie depuis desannées.Etencore,jen’aipasparlédessentimentsquecethommeéprouvepourvous.Jesuishonnête,maispascruelle.Vousêtesfaitsl’unpourl’autre.Vousêtescommedevéritablesaimants:d’uncôté,ilss’attirent,del’autre,ilsserepoussent…»

Agacée,Jenniferlafaittaireetdemande:«Brunosera-t-ilheureuxavecelle?—J’aidéjàréponduàcettequestion.Cellequivousintéresseressembleplutôtà:“serait-ilplus

heureuxavecmoi?”—Jenepeuxpaslerendreheureux,cingle-t-elle.J’aidéjàtoutfichuenl’air, ladernièrefois!

Toutcequejeveuxc’est…savoirquetoutirabien…unefoisquejeseraipartie.—Cettequestionesthorsdevotrecontrôle.Êtes-voussidisposéeàlelaisservousfilerentreles

doigts?N’avez-vousdoncrienretenudevotrepremieréchec?»L’airsombre,Jenniferreculed’unpasenserrantsonsaccontreelle:«C’estlàquevousvoustrompez,madame:j’aiparfaitementretenulaleçon.»Sansattendre,elleluitourneledosetquittelecommerce.

Chapitre18

Jenniferregagnelaplageenfaisantundétour.Ellen’aaucuneenviedecroiserBrunoouEmmasursonchemin.Direqu’ellea tout faitpournepasêtreaucentred’unedispute.Àquoibon?ElleauraitmieuxfaitdeconserversahargneetdefoutrelaviedeBrunoenl’air.

Lecamionesttoujourslà,stationnéenfacedelaplage.Quedoit-ellefaire?Iln’yaaucuntaxi.Doit-elleserésoudreàrentreràpied?Elletraverselarue,décidedemarcherfaceàlamer,s’assoitàl’endroitexactoùBrunoetelleontéchangéleursvœux.

Pourquoi ne s’en est-elle pas tenue au plan ? Pourquoi ne peut-elle pas se résoudre à détesterBruno?Ilapourtantchamboulésavieàdeuxreprises!EtpourquoiEmman’est-ellepasl’unedecesfemmesdésagréables,acharnéesàdémontrerleursupérioritéfaceauxexdeleurpetitami?Ilseraittellementplussimpledeladétesteretdesouhaiterleurrupture!

«Salut.»LavoixdelajeuneCatalanelatiredesesréflexions.Emmas’installesurlesable,prèsd’elle.«Cettefemmediraitn’importequoipourt’arnaquerdevingteuros,ditJenniferpouressayerde

dédramatiserlascènedelavoyante.—Jesaisquetuveuxmeprotéger.Etluiaussi.Sinon…vousnem’auriezjamaiscachéquevous

étiezdéjàalléslà-bas…—Maiselles’esttrompée!Tulevoisbien,non?Jesuislàpourdivorcer!—Elleaparléd’unesecondechance…peut-êtreque…?—C’esttoi,sasecondechance,lacoupe-t-elleenélevantlavoix.Emma,s’ilyaunechosedontje

suissûre,c’estqueçanepeutpasfonctionnerentreBrunoetmoi!Ilt’aime,c’estévident!Tucroisqu’ilauraitfaittoutça,autrement?Débarquerchezmoiàl’improviste,m’obligeràrevenirdanscebledpourri…Ilabesoind’unefemmecommetoi.»

Lesyeuxd’Emma sebrouillent et elle pince les lèvrespour retenir le tremblementde sa lèvreinférieure.

«Tulecroisvraiment?—Évidemment!Tuvaslerendreheureux,toutlemondelesait!Mêmecettefemmel’adit!—Maiselleaditque…Brunot’étaitdestiné.»Leregardd’Emmas’emplitànouveaudedoutesetJennys’empressedesecouerlatête:«Sic’étaitlecas,jeneseraisjamaispartie.EtjeconnaisbienmieuxBrunoquecettevieillefolle,

compris?Emma,dèsquejeretourneraiàMontréal,toutvarentrerdansl’ordre.Jetelepromets.»Sontonseveutdouxetléger,maisEmmaessuieunelarme:«J’aitoujourscruque…j’étaiscellequilesauveraitdetoi.Toutcequejeveux,c’estluidonner

cequetoi,tu…tun’aspaspu…»Jenniferhochelatêteenravalantsapeine.EmmamériteunhommecommeBruno.Entoutcas,

ellelemériteprobablementplusqu’elle.Etlui,ilesttempsqu’iltrouveunefemmequiluidonneratoutcequ’ilsouhaitedepuissilongtemps:uneprésenceàsescôtés,desenfants,lastabilité…

Lorsquelesilencepersiste,Emmaserelèveetrepartd’unpaslourd.Jennifernebougepas.Sielleavait lenumérodeMaria,elle luidemanderaitdevenir la sortirdecemerdier.Elle seplanqueraitchezsonamiejusqu’àcequelejugedepaixluiaccordecesatanédivorce.Elles’étourdiraitavecleriredesenfants,oublieraitlaraisondesavenueetlebordelqu’elleestentraindefichedanslaviedeBruno.

Uneheureplustard,mêmesielleparaîttropcourteàJennifer,Brunoapparaîtsoudainementàses

côtés.Ilselaissetombersurlesol,prèsd’elle,maisnil’unnil’autren’aenviederomprelesilence.Ilvoudraitquecesoitellequidisequelquechose,maissonépouserestelesyeuxrivésauloin,sansdirelemoindremot.

«Ellem’ademandéunpeudetemps,dit-ilfinalement.Elleveutquejeréfléchisse.Etquejenelarappelleque…lorsquetuseraspartie.»

Elletourneunvisagesombreverslui:«Ettul’aslaisséefaire?—Quevoulais-tuquejedise?Cettevoyantea…—Ellen’a riendu tout !C’étaitdesconneries,bonsang!Direqu’onaétéassez idiotspoury

croireilyahuitans!—Elleasentiquej’avaisdesdoutes!Commentelleauraitpusavoir?Etc’estvrai,Jen,j’aides

doutes.Onfaitpeut-êtreuneerreurendivorçant!»JenniferaungestedereculsivifquedusablegiclesurBruno.«Uneerreur?C’estcemariagequiétaituneerreur!Sanslui,onn’auraitjamaiseubesoindese

revoir et tu serais sûrement marié depuis des mois avec cette fille ! Elle serait peut-être mêmeenceinte,qu’est-cequej’ensais?»

Ilsetourneverselleetl’empoignebrusquementparlebras,laforçantàleregarderenface.« Quand je t’ai épousée, je n’avais pas lemoindre doute face à ce que nous étions l’un pour

l’autre.Paslemoindre!Alorsquelà…—Dixjours,c’esttroppeupourdouter.Situdoutes,c’estsimplementquet’astroptardéavantde

temarieravecEmma!»LesdoigtsdeBrunolarelâchentbrusquement.Profitantdesa libertéetespérantcoupercourtà

leurconversation,elleselèveetessuielesablequiornesarobe:«Onrentre,tuveux?Jesuiscrevée.Ettoi,sit’étaispasaussicon,tufileraischezEmmaettului

feraisl’amourjusqu’àcequejedisparaissedetatête.»Àcesmots,ils’emparedelamaindelajeunefemme,latirejusqu’àcequ’elleretombesurlui,

bouche contre la sienne. Elle ne résiste pas : a-t-elle seulement la force de le repousser ? Brunodévore ses lèvres avec avidité, lèche son cou, se délecte de sa peau.Quenedonnerait-il pour êtreailleurs,complètementseulavecsafemme,pourpouvoirluiarrachercetterobeetlaprendrejustelà,sansattendre?IlécraseJennifercontrelesablechaud,l’emprisonnesouslui,heureuxdelasentiràsamercietcomplètementabandonnéeàsescaresses.Ilrelèvelesyeuxverselle,lesoufflecourt:

«Toutça,cen’estrienpourtoi?»Jennifer reprend soudain ses esprits, se dégage du corps imposant qui la retient contre le sol

jusqu’àcequ’elleparvienneàserasseoir.Ellesecouesescheveux,sarobe;ellealasensationquelesables’estglissépartout.

«Onadéjàparlédeça,cematin,jette-t-elle.—Etsinousavionsvraimentunesecondechance?—Bruno ! Tu confonds tout !Cette femme t’amise des idées ridicules en tête !Ressaisis-toi,

bordel!»LabouchedeBrunosetord,maisellen’attendpassaréponse.Cettefois,elleselèveets’éloigne

avantqu’ilnepuisselaramenerprèsdelui.C’estlongavantqu’ilnelarejoigne,maisalorsqu’ilssontsurlecheminduretour,Jenniferreprend:

«Situveux,tupeuxmedéposerchezMaria.Jenesuispasobligéededormircheztoi…—Quoi?T’aspeurquejeteviole,maintenant?—Quandonnepeutpasrésisteràlatentation,ilvautmieuxlagarderloindesoi.C’estcommeun

régime.Onnepeutpasleréussirsiongardeunboutdegâteaudanslefrigo.—Quellecomparaisonridicule!Jetesignalequelegâteauavaittrèsenviedesefairemangersur

laplage…—Onaenviedebaiser,etalors?s’emporte-t-elle.Quandvas-tucomprendrequeçanevarien

changer!Çanem’empêcherapasdepartir.Jenevaispasabandonnermaviepourtoi!»Lesmotséclatentdansl’habitacleenmêmetempsquedanslatêtedeBruno.Ilseforceàgarder

sonattentionsurlaroute,cahoteuseetenpente,signequ’ilss’approchentdudomaine.LorsqueBrunostoppelavoituredevantlaportedesamaison,mêmeaprèsquelemoteuracesséderonronner,aucundesdeuxnebouge.

«Aufond,tunem’aimespasassezpourrevenirici,dit-ilàvoixbasse.—Ettoi?M’aimes-tuassezpourquittertonchâteau?—C’estdifférent.Jenesaisfairequeça!Qu’est-cequej’iraisfaireàMontréal?Tucroisqu’on

seraitheureuxdanstonminusculeappartement?»Ilforcel’ironiedanssavoix,maisiladavantageenviedepleurerquederire.«Tuvois,Bruno,moi,jet’aimeassezpournepassongeràtedemandercegenredesacrifice.Je

saisquetavieesticietquecetendroitterendheureux.»Ildétachesaceinturedesécurité,esquisseunmouvementpourquitterlavoiture,maislesdoigts

desonépouseleretiennent:«JecroisvraimentquetudevraisallerchezEmma…»Ilsecouelatêtetristement:«Tum’endemandestrop.—Ellepeutterendreheureux,ettulesais.—Leproblème,Jen,c’estquejen’aipasenvied’Emma,encemoment.»Elleretirerapidementsesdoigts,reculesursonsiègeets’empressededescendredelavoiture.Il

larejointsurleseuildelarésidencemais,avantmêmequ’iln’ouvrelaporte,ellelance,suruntonqu’ellesouhaitedétaché:

«Jecroisquejevaisallerfaireunesieste.Jesuis…vraimentfatiguée.—Dois-jecomprendrequec’esttafaçondemerepousser?»Elle se dirige vers l’escalier et attend d’être sur la premièremarche avant de faire volte-face,

s’accrocheàlarampepoursedonnerducourage:«Bruno,tusaisquecen’estpasunebonneidée.—Jecroyaisqueçanechangeraitrien?»Ilrefermelaportederrièrelui,s’avancelentementverselle.«Çanechangerarienpourmoi,répète-t-elleavecuntonquiseveutsolennel.—Bien,alors…siçanechangerien…qu’est-cequ’onattend?»SesdoigtsseposentsurlatailledeJennifer,secramponnentàsoncorps.Seretenantdelapresser

immédiatementcontrelui,ilglissedoucementsonnezdanslecreuxdesoncou.Unemainseposesursanuque,maisJenniferneleretientpas.Pourtant,ellechuchote,enguisederéserve:

«Onnedevraitpasfaireça.—Jusqu’àpreuveducontraire,tuesmafemme.»Elleaunsouriretriste,puisellehochelatêteensignedeconfirmation.Silebaiserqu’ellepose

surseslèvresestdoux,illuirépondavecfougue.Lefeuqu’ilatentéd’éteindretoutelajournéejaillitavecforce.LesbrasdeJennifers’accrochentàsoncouet,àlasecondeoùilsentquelecorpsdelajeunefemmes’abandonneentresesmains,Brunon’ytientplus:illadébarrassedesarobe,accueillesanuditépardesbaisersquilarendentimpatiente.

Elleimitesesgestes,tiresursont-shirtjusqu’àcequ’iltombesurlesol,cherchealorsàretirersonpantalontoutenléchantsontorse,impatientedelerendrefou.LesdoigtsdeBrunolasaisissentparlescheveuxetlaramènentcontrelui.Iloubliesonintentiondel’ameneràl’étage,lasoulèveetlaplaquecontre lemurde l’entrée,où il laprendencherchant son regard.La jeune femmeémetun

légercri,s’accrocheplusfermementàsoncouetdévoresabouche,encourageantsonassautensecambrantpourmieuxl’accueillir.Ilss’aimentavecbruit,longuement,et,lorsqu’iln’arriveplusàlatenirdanscetteposition,ilselaissedoucementtomberàgenoux.

Jenniferlerepousse,grimpesurlui.Ilfermelesyeuxpoursavourerlasensationdececorpssurlesien, le feuqu’elleattisesanscesseparsondéhanchement. Ilobservesachevelurequidanse, sedélecteduchantdélicatquis’entremêleausoufflesaccadédesonépouse.Ilaimecettefaçonqu’elleade résister lorsqu’il cherche à prendre le contrôle de la situation. Les plaintes de Jennifer setransformentviteencris,puisellesetordcontrelui,s’agrippeàsesbras,àsondos,àtoutcequiestàsaportée.Àsontour,ilcèdeaubonheurqu’elleluioffre,rugitcontresabouche,lecorpstremblant,avantdes’écrouleràsescôtés,heureuxetlas.

Quandilaretrouvéquelquepeusonsouffleetsesesprits,il tournelatêteverselle.Ellefixeleplafond,unbrasrepliésouslatêteet larespirationcourte.S’apercevantqu’il l’observe,ellepivoteversluietafficheunpetitsourireencoin:

«C’étaitpasmal.—Pasmal?répète-t-il.C’estunmiraclequeçan’aitpasdurétroisminutes!»Elleritdansungloussementagréableetserapprochedeluipourcalersatêtedanslecreuxdeson

épaule.Ilrefermesesbrasautourd’elle,poseunbaisersursonfrontetcaressesapeaunueduboutdesdoigts.Lesilence revient.Si longqueBrunosedemandesi Jennifers’estendormiecontre lui,lorsquesavoixrésonne:

«Est-cequeturegrettes?»Ilsouritetsecouedoucementlatête:«Jeneregretterien.Aussiétrangequeçapuisseparaître,jen’aijamaisétécapablederegretter

quoiquecesoitavectoi.»Elleprendappuisuruncoude,seredressemalgrésonenviederesteràseprélassermollement

contrelecorpsdeBruno,lefixeavecunairfaussementsceptique:«Jamais?—Jamais.»Elleletoiseavecméfianceetfaitminedelemordresurleventreenguised’avertissement,cequi

déclencheleriredesonépoux:«Quoi?C’estvrai!Jeneregretteabsolumentriendesmomentsquenousavonspassésensemble.

Enrevanche,cequejeregrette,c’estdet’avoirlaissépartir.»Ellelesecoueenriant:«Qu’est-cequet’essentimental!—Qu’est-cequetupréfères?Quejesoishonnêteouquejemente?—Seriez-vouscapabledementir,votremajesté?»Au lieu d’attendre sa réponse, elle se plaît à le chatouiller, à lécher sa peau avant de souffler

doucementpourprovoquerchezluid’agréablesfrissons.«Aufait,quandonestrentrés,tuparlaisdefaireunesieste…tun’étaispasfatiguée?demande-t-

ilsuruntonléger.—Quelqu’unm’abienréveillée.»D’unmouvementrapide,ellerevientsurlui,l’embrassevigoureusementpuissautesursespieds.«J’aifaim,annonce-t-elle.Ilnerestaitpasunmorceaudegâteau?»Iln’apasletempsdelaretenir.Elledisparaîtauboutducouloiretillasuitduregard,avantdese

laisserretombersurledos.Ilalasensationqu’ilvientdefaireunbonddehuitannéesdanslepassé.Ilaretrouvésafemmeetilenestheureux.

Chapitre19

BrunoetJennifermangentsurlaterrasse,sebaignent,refontl’amourcommedesaffamésensegavantl’undel’autre.Pasunefoisilsn’ontdiscutéd’Emma,deMontréaloudequoiquecesoitquiconcernelaréalité.Nil’unnil’autren’aenviedequittercerêve.

Au coucher du soleil, la lumière qui éclaire la chambre deBruno fait jubiler Jennifer. Elle sefaufilehorsdulitpourrécupérerl’appareilphotoetcapturel’instantprésent,lachambre,lavue,levisageradieuxdesonépoux…C’esttroppeu.Elleenveutencore!Elleenfileunpeignoir,sortsurlaterrasse avant et se met à tout photographier : le ciel, le village, les oliviers… Pieds nus, elleredescend au premier et sort pour aller jusqu’au début du vignoble. Elle prend tous les clichéspossiblesetimaginablesdel’endroit.Dansunbasdepyjamaenfiléàtoutevitesse,Brunolasuitenriant,ladérangeconstamment,puisfinitparluiprendrel’appareildesmains:

«Tuneprendspasleplusjoli!»feint-ildeluireprocher.Il la photographie en peignoir parmi les vignes. Elle fait mine de prendre la pose, défait sa

ceinture, ouvre le vêtement de façon provocante. S’ensuivent un tas de déclics,masqués par leursrires:

«Quelpubçaferait!—Sitonvinnesevendpas,onpourratoujoursfaireuncalendrierporno!»Elle se laisse tomber sur les genoux et lui soutire l’appareil pour faire défiler les dernières

imagessurl’écran.ÀlasurprisedeBruno,ellen’effacerien.Elleditsimplementavecunairétonné:«Disdonc,t’esdoué.—C’estlesujetquiestbeau.—Non,jeparledel’angle,là.»Ellesuitletracédesvignescommesiellenesevoyaitmêmepasdansl’écran,puissetournevers

lui:«OndevraitinviterlesenfantsdeMaria.Çaferaitdebellesimages.Aveclesvignesderrière.—Tuveuxdire…qu’onmettraitdesenfantssurlapubduvignoble?—Quoi,lapub?Ah!Non!Justepourleplaisir!ÇaferaitunchouettecadeaupourMaria,en

plus.Onpourraittirerlameilleurephotoengrandformat,lamettredansuncadreettout.»Ilsourit,caressesonvisageenhochantlatête,étrangementému.«Quoi?réagit-elleenpercevantsontrouble.—Rien.Jetrouvequec’estunemerveilleuseidée.»Ellelecogneducoudeavantdeserelever:«Va l’appeler, tu veux ? Si elle nous laissait les enfants, disons…demainmatin ?Ou demain

midi,plutôt;jenesuispastrèsdouéepourmelevertôt.»Ilfaitminedeluifaireunsalutofficiel,lamainprèsdufront:«Àvosordres,capitaine.—Àmesordres,hein?Jemesouviendraideça,toutàl’heure!»Lesourirequ’elleaffichetrahitleplaisirqu’elleanticipeàlecommander.Toutefois,àlaseconde

oùillaquittepourallertéléphoner,saconcentrationrevient.Ellerefermesonpeignoirets’enfonceàl’intérieurduvignoble,déterminéeàimmortalisercettejournée,cecoucherdesoleilet l’ensembledudomainedeVerteuil.

***Les enfants semblent heureux de pouvoir profiter de la piscine. Ils la prennent d’assaut, armés

d’énormesflotteursorangeauxbras.Brunos’amuseàlesarroseretà lesporterà tourderôlesursondos.Lesriresfusentdanslacourarrièredelamaison.Unpeuàl’écartetbienàl’ombre,Jennifers’occupe d’Ella et la prend en photo. Lorsque l’enfant s’endort, elle la dépose dans un berceau etentreprenddephotographierlesplusgrandsavecleuroncle.

Au cours de l’après-midi, Bruno et Jennifer s’échangent les rôles : tandis qu’il prend soin dubébé, elle emmèneMichaël et Jenny dans les vignes, les fait jouer et courir devant l’objectif. Laséancese termineausalonavecJennifersur lesolet lesdeuxenfantsquis’occupentde leurpetitesœur.Quandlesenfantsselassent,lajeunefemmeselève,allumelaradiosurunposterythmé,ettoutlemondesemetàdanser.

Cettefois,c’estBrunoquiphotographielesenfantsentraindesedéhancheretdesautillerdanslapièceoubienJenniferquidansedoucement,lebébéconfortablementnichéentrelesbras.

DixminutesaprèsqueBrunoadémarréundessinanimé,lesenfantss’endormentsurlecanapé.Surlefauteuiladjacent,JennyberceElla.Brunos’installeprèsd’elleetprofitedufaitquelesenfantssommeillentpourl’embrasserfurtivementsurleslèvres:

«Jesuistrèsimpressionné.T’esvenueàboutdetroisgamins,aujourd’hui,chuchote-t-il.—Etjecroisquej’aidebellesimages.J’aihâted’yjeterunœil.»Ilsourit,partagéentrelessouvenirsqu’ilsontcréésensembleaujourd’hui,etlaperspectivedene

plus jamaispouvoir lesreproduire.Peut-êtrenedevrait-ilseconcentrerquesur lesbonsmoments,oublierquelajeunefemmeprojettederepartir,maissoudain,ilnepeuts’empêcherd’appréhenderlevidedecettemaisonsanselle.

«Tusais,reprend-elle,jecommenceàcroirequejefaisdebienmeilleuresimagesquandjesuisheureuse.

—Ça…c’est…unconceptintéressant.»Qu’elle admette être heureuse en sa compagnie le fait afficher un sourire béat. De son côté,

Jenniferjetteunregardrapideendirectiondesenfants,s’assurequ’ilsdormenttoujoursavantdesepencherversBruno.Ellel’embrassepuisluimordilledoucementlalèvreinférieure:

«Oualors,c’estlesexe.Jenevoisqueça.—Danslesdeuxcas,tumevoisàtonservice.—Faisattentionàcequetudis,letaquine-t-elle.Jeterappellequ’hiersoir,j’aibienprofitéquetu

soisàmesordres…—Je ne peux pas vraimentmeplaindre : tu t’es endormie à peine cinqminutes après que j’ai

commencéàtemasserlespieds.Parcontre,cesoir,jecomptebien…»Ils’interromptetsursaute lorsquele téléphoneretentit.Sasurprisepassée, ils’empressed’aller

décrocheravantquelasonnerien’éveillelesenfants.Dusalon,Jennifertendl’oreillepourentendrelaconversation,maiselleestrapideetdèsqueBrunorevient,ilannonce:

«C’étaitlasecrétaired’Emilio.Nousavonsrendez-vousdemainmatin,àdixheures.—Oh…OK.»Surpriseparunetelleinformation,sonépousesecontentedehocherlatêteavantdereporterson

attentionsurElla.«Elleaditquelespapiersétaientprêts»,lâche-t-ild’unevoixéteinte.Ellerelèvelesyeuxverslui,étonnée:«Déjà?Maisjecroyaisque…qu’ilfallaitquejeresteunesemaine?—Oui.Moiaussi,dit-ilavecunairpincéqu’iltenteaussitôtdechasser.Maisj’espèrequecelane

t’empêchera pas de… de rester le temps qu’on avait prévu. Et peut-être qu’elle a fait une erreur,aussi…»

Elleforceunsouriresurseslèvres,faitminedemasquersontrouble:«Tudevraispeut-êtretéléphoneràEmmapourluiannoncerlabonnenouvelle?»

Ilgrimaceetsesyeuxseferment,commesiunedouleurluisciaitleventre.Unebonnenouvelle?Ilgrondeensecouantlatête:

«Est-cequ’onnepourraitpasattendreque…?— Bruno : c’est toujours ta fiancée. Il va bien falloir que tu l’impliques dans ta vie ! As-tu

seulementlamoindreidéedecequ’elledoitressentirdepuishier?Jesuissûrequ’elleattendquetuluipassesuncoupdefil.»

Il ne bouge pas et ne dit rien. À quoi bon ? Il aurait l’impression de mentir. Que veut-elleentendre?Qu’ilvaretourneravecEmmaaprèscequ’ilsontvéculanuitdernière?Comment?Celalui paraît impossible ! Et Jennifer ? A-t-elle vraiment l’intention de continuer avec Maxime, àMontréal?

Lorsque le bruit d’une voiture se fait entendre, il est soulagé.Voilà un excellent prétexte pourquitter la pièce et de ne pas avoir à soutenir cette discussion plus longtemps.QueMaria reviennechercherlesenfantsunpeuplustôtqueprévuluiconvientégalement.Soudain,letempsluimanque.Ilrisqueden’avoirpasassezdesprochainesheurespourconvaincresafemmederesteràsescôtés.

***Jennifersomnole,maisentrouvrefréquemmentlesyeuxpourobserverlanoirceurquis’installe

autourd’eux.Ellen’apasenviededormir,pasenviedeselever,elleveut justerester là,retenir lamaindeBrunosursonventreetsuivrelerythmedesarespirationdanssoncou.Elleremarquetouscesdétailscommesic’étaitladernièrefois,cequiestpeut-êtrelecas,toutcomptefait.

«Tudors?chuchote-t-elle.—Non.»Luinonplusn’aaucuneenviededormir.Ilveutgravercesmomentsdanssamémoire.Ilsaitqu’il

nedevraitpassongeraudivorce,simplementsavourerl’instantprésent,maisilnepeuts’empêcherdecompterlesheuresquilesséparentdel’aube.

«C’étaitunebellejournée,dit-ellesoudain.Lesenfantsdetasœursontadorables.—Oui.Ilst’adorent.Toutlemondet’adore.—Pastoutlemonde!pouffe-t-elle.Jedoisêtrelepirecauchemardetamère,encemoment.»Ilraffermitsonétreinte,embrassesonépauleetmurmure,prèsdesonoreille:«Jen,est-cequ’onn’estpasbien,touslesdeux,commeça?—Oui.—Alors…pourquoitupars?»Bienqu’ilaitposélaquestiond’unevoixdouce,Jenniferrepoussesamaincommes’ilvenaitde

lapiquerauvif.Ellesetournedanslelitpourluifairefaceetleregardedroitdanslesyeux:«Bruno,tusaistrèsbienpourquoi!Ons’étaitentendusquetoutçanechangeraitrienentrenous!—Parcequec’estlecas?Paspourmoi!—Onaditqu’onnereferaitpaslamêmeerreurdeuxfois!—Laseuleerreurquenousayonsfait,toietmoi,c’estdenousséparer!Repoussonsledivorce,

attendonsdevoirsi…—Non,l’interrompt-elleavecunepetitevoix.Bruno,s’ilteplaît,nefaispasça.—Fairequoi?Direcequejepense?Osemedirequetun’espasheureuseavecmoi?Depuis

hier, tu ris comme je t’ai rarement entendu le faire. Je te regarde te promener dans cettemaison,photographiertoutcequitepasseparlatête,danseraveclesenfants…C’estcheztoi,ici!

—Maistunevoispasquetoutça,c’estunrêve?Combiendetempsçavadurer,tupeuxmeledire?Unmois?Deux?»

Ellesoupiretristement,puisbaisselesyeuxenessayantderetenirseslarmes:«Oh,Bruno,qu’est-cequetufais?Tuvastoutgâcher!»Ilseredresseetlasecouedoucement:

«Jenegâcherien,aucontraire!Tunevoispasquej’essaiedenepasteperdre?Combiendefoistum’asreprochédenepasêtreallétechercheràMontréal?Sijemetaisaujourd’hui,jerisquedeleregretterjusqu’àlafindemavie!

—Maistusaisbienque…—Oui,jesaisquetuveuxresterlà-bas,lacoupe-t-iltrèsvite.Etcettefois,jenetedemanderai

pasdetoutlâcher.Jevaisseulementprendrechaqueminutequetumedonnesetfaireensortequ’ellescomptentpourtoutescellesquejen’auraipas.C’estmoiqui irai tevoiràMontréal.Jet’écrirai, jet’enverraidesmails,desfleurs,toutcequetuveux!Jen,çapeutmarcher.Laisse-nousunechance!»

Elle renifle discrètement et détourne la tête en sentant les larmes qui tombent sur ses joues.Qu’aurait-elle donné pour entendre cesmots il y a huit ans ? Qu’il l’aimait assez pour la laisserpartir,qu’iln’allaitpasluiimposerd’ultimatum.Aujourd’hui,toutestsidifférent…

Impatient,Brunolaramènecontreluietlabercedoucement:«Jen,jetedemandejusteunessai.Unseul…—Tunecomprendspas.Cen’estpascequejeveux…»Ellerecule,luttecontrelesbrasquicherchentàlaretenir,seremetàsecouerlatête:«Bruno,tuneveuxpasd’unefemmeàtempspartielettulesais!Tuasbesoindeplusqueça.—Qu’est-cequeturacontes?Jen,jeviensdetedirequejeveuxêtreavectoi!»Elleinspireprofondémentetbaisselesyeuxpourévitersonregard:«Jenepeuxpasfaireça.—Pourquoi?—Parceque,c’esttout!Tum’endemandestrop.»Elleessuiesesjouesetreniflependantqu’ilessaieenvaindecomprendre.Mêmes’iln’yaqu’un

toutpetitespaceentreelleetlui,ilal’impressiond’avoirouvertungouffre.«Tupourraisaumoinsyréfléchir!insiste-t-il.—Mais c’est déjà tout réfléchi !On a dit qu’onn’allait pas refaire lamême erreur !On a dit

qu’Emma était la femme parfaite pour toi !On a dit que le fait de coucher ensemble n’allait rienchangerentrenous!»

Elle frappe sur sa cuisse à chacune de ces phrases. Combien de fois le lui a-t-elle répété ?Pourquoidoivent-ilsenreparler?Pourquoimaintenant?Nepeut-ilpasattendredemain?Pourquoitient-ilàgâcherleurdernièrenuit?

«Jennifer,jet’aime.Onestfaitsl’unpourl’autre!—Non!»Elle repousse ses mains qui lui paraissent soudain très envahissantes. Elle recule et chute

pratiquementdulitenessayantdesemettrehorsdesaportée,puisellelepointed’undoigtmenaçant:«Jeneveuxpasquetum’aimes!Jeneveuxpas…detoutça!Etsic’étaitvrai,situm’aimais

autant que tu le dis, eh bien… tume laisserais partir sans essayer de… sansm’obliger à… tu nemettraispastoutcepoidssurmesépaules!Jenesuispasfaitepourça,bonsang!

—Tuesfaitepourmoi!»rugit-il.Lajeunefemmeémetungrognementavantdequitterlachambrepours’enfermerdanslasienne

dansunclaquementdeporte.Brunobonditalorsdulitetrouvrelaportedelachambred’enface.Sacolères’évanouitlorsqu’ilaperçoitlajeunefemmesurleborddulit,lecorpscourbéettremblant,levisageenfouidanssesmains.

«Oh,Jen…jeneveuxpasqueçasefinissecommeça,souffle-t-il.Pourquoijen’aipasledroitdetedirecequejeressens?»

Il s’avanceàpas feutrés, s’agenouilledevantelle,maisn’osepas la toucher. Ilcraintqu’elle lerejetteunesecondefois.Pourtant,ilmeurtd’enviedel’envelopperdesesbrasetdebercercechagrinqu’ilnecomprendpas.Commentpeut-ellepassersivitedubonheuraudésespoir?

«Dis-moicequetuveuxquejefasse»,finit-ilpardemander.Le visage de Jennifer réapparaît. Au bout de longues respirations qui paraissent étonnamment

difficiles,ellerépond:«Jeveuxqueleschosesrestentsimplesentrenous.Etjeneveuxpasd’unerelationàdistance.Je

neveuxpasquetuchangestaviepourmoi.Jeveuxjuste…passercommeuncoupdeventdanstavie…»

Ilaunesortederiretristeetafficheunairmédusé:«J’auraisplutôtditunetornade!—Arrête, supplie-t-elle. C’est pas ce que je voulais. Bruno, je te jure que c’est pas ce que je

voulais.»Elleposeunemainsursajoueetilcouvresesdoigtsdessiens.Ilfermelesyeux,heureuxdece

rapprochement,mêmes’illuiparaîttoujoursincertain.«Jeneveuxpascompliquertavie,nitebriserlecœur,ajoute-t-elle,niquetuquittesEmma,ni

quetufondesdesespoirssur…surdeschosesquin’existentplus…—Iln’yaquemoiquiressensça,alors?—Non,dit-elleavecunsouriretriste,maisjeneveuxpasypenser.Jeveuxjusteresterlà,dansce

rêve,avectoi.Etjeneveuxpasgâchercettenuit.»Ilhochedoucementlatête,finitparchuchoter,impuissant:«Çameva.»LesbrasdeJenniferl’enlacentetsoncorpsselovedoucementcontrelesien.Ellel’embrasseàlui

embrouillerl’esprit,s’accrocheàsanuqueetchercheàleramenerleplusprèspossibled’elle.Illasoulèvedoucement,lacoincecontrelelit.Ilsemetàembrassersoncoupourluifaireperdrelatête,mais Jennifer le repousse, le forceà s’étendre sur le solpuis se jette sur luicommeun fauve.Sesgestesrestentpourtantdouxetlangoureux.Cettefois,ilss’aimentensilence.Brunoestsiheureuxdelaretrouverqu’ilneremarquemêmepasqueleursbaisersontungoûtdelarmes.

IlesttardlorsqueBrunos’endort,lamainposéesurledosdeJennifer.Celle-ciglissealorssoussesdoigtspourquitterlelitsansl’éveiller.Elledescendaupremier,prendletéléphoneetsortsurlaterrasse,oùellepasseunappel.

Àl’aube,lesommeildisparaîtd’untraitlorsqueBrunoremarquel’absencedesonépouseàsescôtés.Ilseredresse,puistendl’oreille,maisilpressentdéjàqueseullesilenceluirépondra.Ilretientlecriquiseformedanssagorge.Quelidiot!Ilauraitdûlesentir,leprévoir.

Il repasse la main sur les draps, tente d’y déceler un reste de chaleur qui lui prouverait queJennifer était encore là il n’y apas longtemps,mais tout est froid. Il n’apas su la retenir.Elle estpartie.Encore.

Chapitre20

S’il y a une femme à qui Jennifer n’aurait jamais souhaité demander de l’aide, c’est bienÉléonore de Verteuil. Mais qui d’autre, parmi la liste des numéros mémorisés par l’appareil deBruno,aurait-t-ellepucontacterenpleinmilieudelanuit?ElleacertessongéàMaria,maisellenepouvaitrisquerderéveillersesenfants.

«Sivousnevenezpasmechercher,Brunonevoudraplusm’accorderledivorce!»Ce seul argument a suffi. Moins de vingt minutes plus tard, une voiture venait récupérer une

femmeetsavaliseauboutdel’alléeornéed’oliviers.Alors que le véhicule repart dans l’aube naissante, Jennifer parle à toute vitesse. Son départ

précipitéluiamislesnerfsàvif:«C’estgentil.Vousn’avezqu’àmelaisserdansuncaféou…quelquepartoùjepeuxattendre…—Jennifer,vousallezmedirecequisepasse?VousvousêtesdisputéeavecBruno?Ilnevousa

quandmêmepasfichueàlaporte?—Maisnon.C’esttoutlecontraire,justement!Ils’imaginequ’ondevraitréessayeret…»Elleretientsesparoles.Ilestpeut-êtreinconvenantderaconteràÉléonorequ’ellevientdepasser

lanuitàfairel’amouravecsonfils,alorsqu’ilestencorefiancéàuneautre.Unehésitationplustard,ellereprend:

«Disonsqu’ils’estmisentêtededonneruneautrechanceànotrecouple…—Bontédivine!Nemeditespasqu’ilvarompresesfiançaillesavecEmma?—Maisnon.Enfin…jenecroispas.C’estpourçaqu’ilfautabsolumentquej’arrivechezlejuge

depaixdèsl’ouverturedesonbureau.Ilfautquejesignecesfichuspapiersdudivorceetquejeparted’icileplusvitepossible.»

Cettemission lui paraît déjà impossible.Ce jugenevoudra jamais lui donner l’autorisationdedivorcer siBruno n’est pas avec elle.Etmême si c’était le cas, elle est loin d’être au bout de sespeines:illuifauttrouverunmoyenderentrerchezelle.

Fuir,encoreunefois.«C’estque…lesbureauxdelamairien’ouvrentpasavantneufheures»,annonceÉléonore.Jennifer relève les yeux vers le tableau de bord et soupire lourdement. Il n’est même pas six

heures.Décidément,toutvadetravers!LavoicicoincéeàEsclanyà,danslavoitured’Éléonore,sanssavoirquoifaire…

«Laissez-moitoutprèsdelàetj’attendrai.Surlaplage,parexemple.—Jennifer,vousn’ypensezpas!Cen’estpasunlieupourunejeunefemmeseule,allons!—Éléonore,quevoulez-vousqu’ilm’arrivedansunbledpareil?— Je vous dis que c’est hors de question que je vous laisse seule en pleine nuit !Allons à la

maison,prenonsunboncaféetdiscutonsde toutçaà têtereposée,voulez-vous?Jenecomprendsdécidémentrienàvotrehistoire.»

Lavoitureserangesurlecôté,effectueundemi-tourquicrispelesdoigtsdelajeunefemmesursonsac.

«Laissez-moidansuncafé…àunestationdebusou…—Maistoutestferméàcetteheure!—Ilyabienunrestooubien…?—Biensûrquenon!certifiesabelle-mère.Iln’yariend’ouvertavantseptheuresetdemie.Etne

meditespasquevousallezattendredehors!Nousrentronsàlamaison.»

Jennifersecoue la tête.Sespiedsseplantentdans lesol,commesielleessayaitde freinercettevoitureparcegestedérisoire:

«Éléonore,siBrunomechercheetque…—Ilnevouschercheracertainementpaschezmoi!Etilvaudraitmieuxquevousluitéléphoniez.

Ildoitêtrefoud’inquiétudedevoussavoirDieusaitoùdanslanuit!—Surtoutpas!Sijel’appelle,ilvachercheràmeretenir.Ilvaessayerdem’empêcherdesigner

lespapiersdudivorce!Sivousytenez,jevousprometsquejeluitéléphoneraidèsquejeseraisortiedechezlejugedepaix,maisjenedoissurtoutpaslerevoir.Ilfaut…ilfautquejetrouveunmoyendepartird’ici.IlyabiendesnavettesversBegur?»

Elle sort sonportefeuillepourvérifier combienelle ad’eurosenpoche, songedéjà à fairedustoppourregagnerlavillevoisine…

«Jennifer!Vousn’allezquandmêmepasvousenfuir?Jesuissûrequetoutçan’estqu’unaffreuxmalentendu!

— Je viens de passer la nuit avec votre fils, rétorque-t-elle sèchement. Dans son lit, vouscomprenez?EtBrunos’estmisentêteque…»

LavoiturefreinebrusquementetÉléonoresetourneverselle,levisagedéfait:«Vousavez…?—C’étaitunaccident.Enfin…unesorted’accident.EtçanedevaitrienchangerentreEmmaet

lui!—Maiscommentavez-vouspufaireunechosepareille?Vousallezdétruirelaviedemonfils!

Encore!—Puisque je viens de vous dire que j’allais divorcer et ficher le camp d’ici ! Pourquoi vous

croyezquejevousaiappelée?»Éléonoreserrelevolantsoussesdoigtsetsoupirelourdement:«Brunonemepardonnerajamaissi…—Vousn’avezqu’àneriendire.Aprèstout,vousêtesdouéepourgarderlessecrets.»Sontonironiqueatteintlaconductricequisetourneànouveauverselle:«Jenesavaispaspourlebébé.Sij’avaissu…—Aidez-moiàpartird’icietjeprometsdeneplusvousenvouloir.Etjen’enparleraijamaisà

Bruno.Vousavezmaparole.»Éléonore hésite, les yeux rivés au loin, touchée par les supplications de Jennifer. Le silence

persisteunmoment,puisellehochelatêteetlavoiturereprendsonchemin.***

C’est un ouragan qui entre dans le bureau d’Emilio Danto. À peine s’est-il servi un café queJennifers’assoitsurlachaiseenfacedesonbureau.DeconnivenceavecÉléonore,elleraconteunehistoirecomplètementfausse:samèrenevapasbienetilfautqu’elleretourneàMontréaldetouteurgence.

Avecuncatalanparfait,Éléonoreluigarantitquesonfilsviendrasignerlespapiersunpeuplustard,etqu’ilseraitregrettablequeJenniferaitfaitcelongvoyageinutilement.Devantl’insistancedesonaccompagnatrice,lejugeaccepteetauboutdecinqminutes,lajeunefemmeparvientàgriffonnersonnomaubasd’undocumentquilaséparedéfinitivementdeBruno.

«Etpourcontrat?Brunoparlerdecontrat,demande-t-ilsoudain,avantdeprécisersesproposencatalan.

— Il veut savoir s’il y a unepensionou…un échangedebiens à insérer dans l’acte notarié ?questionneÉléonore.

—Non.Iln’yarien.Riendutout.»Il referme le dossier devant elle et Jennifer le remercie avant de quitter son bureau. Inutile de

prolongersondépart.Leslarmesluipiquentlesyeuxetlafatigues’abatsurelle.Çayest.Toutestfini.Pourtant,riennelarassuredanscettepensée.

Unefoisàl’extérieur,Éléonorechuchote:«Jennifer,est-cequeçava?—Çava,dit-ellesansréfléchir.—Vouspleurez.»Elles’essuiemachinalementlesyeux:«C’estrien.C’estlafatigue…VouspouvezmedéposeràBegur?Jesaisquejevousendemande

beaucoup,mais…—Pasdeproblème,venez.»Même si elle trop épuisée pour le dire, elle est soulagéequ’Éléonore ne pose aucunequestion

durantletrajetquilesmèneàlaville.Ellefaitminedesomnolersursonsiègeetravaleseslarmesjusqu’àcequelavoituresestationneenfacedelagaredebus.Jenniferredresselatêteetouvrelaporte,déterminéeàquitterl’endroitleplusrapidementpossible,maisÉléonoresortuntéléphonedesonsacetletendverselle:

«IlesttempsdetéléphoneràBruno.—Inutile.Àcetteheure,iladéjàremarquéquejenesuispaslà.Etjen’aipaslecœurdeluidire

quej’aisignécespapiers,admet-elleavecunevoixétouffée.—Peut-êtreavez-vous…précipitéleschoses?»Ellesecoueànouveauletéléphone,maisJenniferlerepousseenfeignantunsourire:«C’estmieuxsijenel’appellepas.Mieuxs’ilmedétesteetqu’ilcomprendquejenereviendrai

pas.CeseraplusfacilepourluideretournerversEmma.»Elle repasse sa main sur ses joues, essuie son visage encore humide. Elle se sent fissurée de

partoutàpleurerainsi.Décidément,ilesttempsqu’ellerentrechezelle,tempsqu’elleretrouvesavieetqu’elleoubliecettehistoirededivorce.D’ungestedécidé,elledescenddelavoiture.Éléonorelasuit,luiouvrelecoffre,maisdèsquesapassagèrerécupèresonbagage,ellelaretientdepartir:

«Jennifer,est-cequejepeuxfairequelquechosepourvous?—Çava.J’aijuste…besoindedormir.Etvousavezfaitbeaucoup.—MaisvousnevoulezpasquejelaisseunmessageàBruno?Peut-êtrequ’ilnecomprendrapas

que…?—Oh,nevousinquiétezpas:ilcomprendra.Etpourunefois,jenevousenvoudraipassivous

l’encouragezàmedétester.Enfait,jecroisque…ceseraitmêmeunebonnechosequ’illefasse.»Elle commence à tirer sa valise vers la station de bus, mais la voix d’Éléonore résonne à

nouveau:«Jennifer,jenevousdétestaispas,voussavez?C’estjusteque…—C’estpasgrave,çan’aplusd’importance…—Maisécoutez-moi,enfin!Vouscroyezquejenevoyaispas,ilyahuitans,àquelpointmon

filsétaitprêtàmettresaviesensdessusdessouspourvous?Jenel’avaisjamaisvuainsi.Quandvousêtespartie,j’aieupeurque…qu’ilpartevousrejoindre.Peurqu’ilabandonnetoutcepourquoiilatellementtravaillé.Peurdeleperdre,aussi,vouscomprenez?»

Jennifer hoche la tête. C’est bien la première fois qu’elle parvient à mettre un comportementlogiquesurlesgestesposésparÉléonoreàl’époque.Toutcomptefait,sonaveulalibèred’unpoidsconsidérable.Sesintentionsétaientbonnes.Ellecherchaitsimplementàprotégersonfils.Commentluienvouloir?Nefait-ellepaslamêmechose,encemoment,enquittantBruno?

«Mercidemel’avoirdit.Etmercidecequevousavezfait,cematin.»Ellechercheàreprendresaroute,maislavoixd’Éléonorereprend:«Jennifer,encoreunechose…»

D’ungestelas,lajeunefemmesetourneànouveauverselle.«Vousl’aimez,n’est-cepas?Bruno?—Etalors?—Etalors ?Alors jenecomprendspaspourquoivous faites ça !Vous revenezdans savie et

puis…»Jennyétouffeunrireamer,puisl’interromptsansattendre:«Siquelqu’unpeutcomprendrecequejesuisentraindefaire,çadevraitêtrevous,Éléonore.Je

faisexactementcequevousm’avezdemandéilyahuitans:jeluidonnelachanced’avoirunevienormaleavecunefemmequil’aime,quivaresteràsescôtés,quivaluidonnercettefoutuefamillequ’ilcrèved’envied’avoir!»

Sansattendrequeleslarmesreprennentduservice,ellerepartendirectiondelagaredebus.Horsduchampdevisiond’Éléonore,elles’enfermedanslestoilettespourpleurerenpaix.

Cettefois,sonadieuestdéfinitif.Elleenfaitleserment.***

SergiosursauteenapercevantJenniferdanssonbureau:«T’eslà?Mais…jetecroyais…?—Jesuisrevenueplustôt,lecoupe-t-elle.Tusaisqueçanevapasdutout,ceconcept?»Ellejetteundossiersurlatabledetravailengrimaçant,récupèreunautredocumentetretourneà

sa lecture sans relever la tête.Son collaborateur reste pétrifié par son ton acerbe,mais questionnenéanmoins:

«Alors…çayest?—Ouais,çayest,t’escontent?siffle-t-elle.—Maisducalme!Qu’est-cequejet’aifait,moi?—Maisrien.Laisse-moi,tuveux?J’aidutravailàrattraper!»D’unpasdécidé,ilentreetselaissetombersurlachaisesituéedel’autrecôtédubureau:«Bonalors,qu’est-cequisepasse?»Àlasecondeoùellerelèvedesyeuxrougisverslui,ilcomprendetsoupireavecunairtriste:«Rechute?—Quelquechosedanslegenre.—Etlui,ilestdansquelétat?»Elle hausse les épaules, ferme les yeux comme s’il s’agissait de barrières pouvant retenir ces

satanéeslarmesquin’arrêtentpasdetombersansprévenir.«Jemesuisenfuie,admet-elleenfin.—Encore?Bonsang,Jenny!Tunepouvaispasagircommeuneadulte,pourunefois?—Agircommeuneadulte?Tutefousdemoi?J’étaisentraindefoutresavieenl’air!Etilen

redemandait,enplus!Quelidiot,c’estpaspossible!»Ellefrappelatabledetravaild’unemainlourde.Ellesouhaiteraitquelacolèrepuisseécrasersa

peine,mais,commesonimpuissanceestplusdévastatricequesarage,elleseremetàpleurnicher:«Et puis,merde !Va-t’en, tu veux ? Je neveuxpas parler de ça avec toi ! Je vais boucler les

dossiersencoursetçasuffirapouraujourd’hui.—Rentrecheztoi.Jepeuxm’occuperdetoutça.—Pourquoifaire?Tucroisquej’aienviedem’enfermerdansmonappartementetmefrapper

latêtecontrelesmurs?Non,merci!Autantrestericietmerendreutile.»SergiosepencheverselleetallongesonbraspourrécupérerlamaindeJenniferdanslasienne.

Lorsqu’ellechercheàsedégager,ilélèvelavoix:«Tuvasmeparler,oui?Regarde-toi,bonsang!T’espasenétatdetravailler!»Avantqu’ellenepuisseréagir,ildécrocheletéléphoneetdemandeàlasecrétairederepousserses

rendez-vousdelamatinée.Ilajoutequ’ilneveutpasêtredérangé.Lorsqu’ilreposelecombiné,ilseréinstalleconfortablementsursachaiseetcroiselesjambes:

«Vas-y,jet’écoute.—Maisqu’est-cequetuveuxsavoir?—Maisqu’est-cequej’ensais,moi!T’ascouchéaveclui?—C’étaitpaslapremièrefois,cingle-t-elle.—Maist’esavecMax!»Elledétournelatêteetsoupireavantdesecouerdiscrètementlatête.«Quoi?Qu’est-cequeçaveutdire?s’impatiente-t-il.—Çaveutdirequ’onn’estplusensemble.Pourunefois,j’aifaitquelquechosedebien.Enfin…

façondeparler. Je lui ai jetéça sur le seuilde saporte, avantdem’enfuircommeune imbécile…Maisç’auraitpuêtrepire:j’auraispuluibalancertoutel’histoireautéléphone.»

Ellesoupireensongeantqu’ellel’avaitenvisagé.Àquoibonattendre,detoutefaçon?Ellesavaitdepuisquelquetempsqueleurrelationallaitdansuneimpasse.Ellen’avaitaucuneenviedel’épouser,aucune envie qu’ils s’installent ensemble. Déjà, au bout de deux jours en sa compagnie, elles’ennuyait.

«OK,t’esalléelà-bas,t’ascouchéavecBrunoetpuisquoi?Vousvousêtesdisputés?—Non.Ilvoulaitqu’onsedonneunedeuxièmechance.—Et?insiste-t-il.—Onadéjàétéensemble!Çan’apasmarché,tutesouviens?Etmêmes’ilditqu’ilnevajamais

medemanderdepartird’ici, t’asdéjàvuune relationqui fonctionnait àdistance, toi ?EtEmma?C’estunesuperfille,tusais,exactementlegenrequiluiconvient!»

Ses derniers mots tremblent alors qu’elle se remémore la jeune Catalane, mais Sergio ne luidonnepasuneseuleminutepours’apitoyersursonsort.Ilseredressesursachaiseets’étonne:

«Bonsang,jerêve!T’esamoureusedelui!»Elleluijetteunregardnoir:«Bravo,Sherlock!T’astrouvéçatoutseul?Quandjepensequej’allaislà-baspourluienfaire

baver,àcetimbécile…—Ehbien…ondiraitquec’estréussi.»Ellepinceleslèvressansrépondre.«Etmaintenant?Onfaitquoi?demandeSergio.—Onnefaitrien.Ilreprendsavieetmoilamienne.C’étaitclairdèsledépart,ajoute-t-ellealors

quesonamichercheàreprendrelaparole.C’estluiquiadécidédechangerlesrègles!Moi,je…jesavaisqueçanepourraitpasmarcher!

—Etpourquoipas?Situl’aimesetqu’ilterendheureuse,bonsang,qu’est-cequetufaislà?»Elle le fusille du regard, agacée par son insistance, puis elle balaie la pièce autour d’elle d’un

gestedelamain:«Etça,c’estquoi,hein?C’estmavie,merde!Maville,monentreprise…Est-cequ’onn’apas

travaillécommedesfouspourenarriverlà,toietmoi?—Maisc’estjusteuntravail!Çanesuffitpaspourêtreheureux,Jenny!Etsitul’aimes,ilfaut

quetuluiaccordescettedeuxièmechance!»EllebaisselatêtepouréviterleregarddeSergio.Elleadéjàprissadécision:elleestpartie.De

toutefaçon,Brunodoitêtrefurieuxetavoircomprisqu’ellenereviendraitjamais.IlaprobablementretrouvéEmma,àcetteheure.Quantàelle,lechagrinfiniraparpasser.Elleyestdéjàarrivée.Elleyarriveraencore.

Devantelle,Sergiosebraquesursonsiège,irritéparledéfaitismedesonamie:«Sicen’estquelacompagniequit’embête,jenesaispas,moi,peut-êtrequ’onpeuttrouverune

façonde travailleràdistance?Peut-êtreque tupourraisouvrirunesuccursaleen…jenesaispluscommentças’appelle,enfin…là-bas!Yatoujoursunmoyendes’arranger!

—Cen’estpasça!»Elle repousse le dossier sur son bureau et se lève brusquement, récupère son sac et vient se

planterdevantlui:« Je suis partie,OK ?La question est réglée. Sur ce, j’ai faim.Et j’ai besoin de prendre l’air,

alors…salut.—Jenny!»Ellenes’arrêtepasdanssacourseetdisparaîtdesonbureauenclaquantlaporte.

Chapitre21

Lesjourspassentlentement.Troplentement.AlorsqueJenniferaimeàcourirpartout,gérerleséchéances, vérifier le travail de ses employés et stimuler ses troupes, elle ne parvient plus à toutboucler qu’en quatrièmevitesse.La voici constamment en retard.Quelle ironie !Alors qu’elle esttoujoursaubureau,sonespritn’arrivepasàseconcentrerplusdevingtminutessurlamêmetâchesansqu’elles’ennuieterriblement.Etpourquoiserait-ceàelledetoutsuperviserdanscetteboîte?

Paradoxalement, elle voudrait que les journées de travail soient plus longues et qu’elle puissedormirdavantage,lanuit.Chezelle,ellenesaitplusquoifairedesessoirées.Toutleménagedesonappartementypasse:lesdraps,lesrideaux,lesplanchers.Toutl’énerve:latélévision,attendrequ’unclient la rappelle, lebruit de laville alorsqu’elle essaiededormir.S’il estvraique seul le tempsguéritlesblessures,celanel’empêchepasd’espérerquecemauvaismomentpasse.Etvite!

Deuxsemainesaprèssonretourd’Esclanyà,elle trouveenfinlecouragedejeteruncoupd’œilaux photographies qu’elle y a prises. Mauvaise idée. Même si elle évite les images de Bruno, lafrimoussedesenfantsetlabeautédespaysagesluiarrachentquandmêmelesyeux.Çaluiprendunesemainedepluspours’enremettre.Audiablesonidéeridiculed’envoyeràMariaunportraitdesesenfants!EllealaisséledoubledesimagesàBruno;iln’aqu’às’enoccuper,lui!Autantlaissertouscessouvenirsderrièreelle.Définitivement.Autrement,ellenepourrajamaiss’enremettre.

À la fin de la troisième semaine, elle reçoit un courrier recommandé contenant les papiers dudivorce.Elleadumalànepass’écrouleraubureau.Commentunesimplesignaturesurunboutdepapierpeut-elletoutbalayerdelasorte?Pourquoileschosesnesont-ellespasaussisimplesaveclessouvenirs?Siseulementilspouvaientdisparaîtreunefoisqu’ilsdeviennentinutiles,elleseraitplusqu’heureusedelaisserlessiensderrièreelle.

Ravalant ses larmes, elle jette lesdocumentsdans le fondde son sacàmainpour éviterde lesavoirsouslesyeux,fermesonordinateuretquitteZoneX.Ellen’apaslamoindreenviederentrerchezelle,maisc’est leseulendroitoùellen’embêterapersonneavecsamauvaisehumeur.Etdéjà,ellesentquesacrisedenerfsseramonumentale.

Autant faire les choses en beauté : son premier geste, en rentrant, est de se servir un immenseverredevin.Detoutefaçon,elleal’intentiondeviderlabouteille.Saoule,satêtecesseraderéfléchir.Autantsedépêcherd’accéderàl’ivresse.Dixminutesetdeuxverresplustard,ellesesentdéjàplusdétendue…etsepermetdepleurnicherdanslefonddesoncanapé.

Quandonfrappeàlaporte,ellegueule:«Jeneveuxvoirpersonne!»Au bout d’un long silence, les coups reprennent. Quittant son canapé en titubant, Jennifer se

promet que l’intrus va semordre les doigts d’avoir insisté de la sorte. Elle ouvre violemment laporte,puis reculededeuxpasenapercevantBruno.Unpeuétonnéde lavoirenchemisedenuitàquatreheuresdel’après-midi,illadévisageetluilanceàlablague:

«Jolietenue.»Elle le regardeavecunedrôlede tête, commesi ellen’étaitpascertainequ’il soitvraiment là.

L’alcooldonne-t-ildeshallucinations?Ellearticulefinalement,dansungrognementpartagéentreletroubleetledésarroi:

«Bordel,mais…qu’est-cequetufaislà?C’estàcausedudivorce?Tupeuxrepartir,j’aidéjàreçulespapiers!

—Quoi?Euh…non.Jesuislà,parceque…»

Il fait glisser un sac de voyage de son épaule jusqu’au sol, déstabilisé par cet accueil froid,déglutitenessayantdeserappelerlediscoursqu’ilapréparédurantsesdixheuresdetrajet.Pasqu’ilespérait qu’elle lui tombedans lesbrasdèsqu’elle leverrait,mais il a la sensationdenepas êtrearrivéaubonmoment.

«L’autrejour,tuasditque…qu’ilfallait…»Ilsetait.Ilsesentsoudaincomplètementridiculed’êtrelà,alorsqu’ellecontinueàlefixeravec

cedrôlederegard. Il sepenchepour reprendresonsac.Pendantun instant,elles’imaginequ’ilvarepartir sans même lui expliquer ce qu’il fait là, mais il s’avance et entre à l’intérieur del’appartementsansattendrelamoindreinvitationdesapart.Pourlasecondefois,ilsedébarrassedesonsacavantde refermer laportederrière lui. Jennifernebougepas,elle l’observesedéplaceràl’intérieur de l’appartement, comme si sa présence était plus fabulée que réelle. Tandis qu’ellereprendsonverredevinpourboireuneautrerasade,ilremarquelabouteilledéjàbienentamée.

«T’asbutoutçaetiln’estque…»Iljetteuncoupd’œilsursamontre:«…quatreheuresvingt?—J’aieuunedurejournée»,répète-t-elleencontenantdifficilementletremblementdesavoix.Illuilanceunregardinquisiteur:«Tuveuxqu’onenparle?»Parler?Dudivorce?Bordel,non!Unpetitrirefranchitseslèvres,maisilsonnefaux.D’ailleurs,

toutsonnefaux:sesgestes,savoix,sarespiration.Ellereposesonverresurlatableet,nesachantplusquoifaire,ellecroiselesbras.

«Sit’eslàpourm’engueuler,c’estvraimentpaslabonnejournée.Etc’estpaslapeinedemedireque je suispartie sans teprévenir, je le sais.Etoui, j’ai reçu lespapiersdudivorce. Ils sont là, tuvois?»

Ellerécupèresonsacàmain,enarrachelesdocuments,maisdestasd’objetstombentsurlesoldanssonempressement.Elles’agenouillepourlesramasser,furieusedesamaladresse.

«Etsic’estpourlecontratdepub,ilvaudraitmieuxquetuvoiesçaavecSergio…—C’estvraique…j’étaisfurieuxquetumerefasseslecoup,dit-ilenfin.—Oui,c’étaitleplan.Jepars,t’esfurieux,tusignes,ondivorce.Commeça,toutestbienquifinit

bien.»Mêmesisavoixestironique,elleregardeailleursparcraintequeseslarmesneressurgissent.Il

l’observerangersonsacàmainet,alorsqu’elleseredresse,ilparleàvoixbasse:«Écoute,jenesaispascequitemetdanscetétat,mais…siçapeutterassurer,jenesuispaslà

pourt’engueuler…»Ellepiochedupiedets’énerve:«Maistuvascracherlemorceau,oui?»Surpris par cette soudaine agressivité, Bruno se laisse tomber sur le canapé. Jamais il n’a vu

Jenniferdansuntelétat:sifaroucheetsifragileàlafois.Ellelescruteavectellementd’impatiencequ’ilbaisselatête,nerveuxàl’idéedereprendre:

« Chez la voyante, quand Emma est partie… t’as dit quelque chose qui disait que… toutes lesfemmesquis’enfuientveulentqu’onleurcoureaprès…

—Maisjeparlaisd’Emma!»Ilretientsacolèreenexpirantavecbruit,maisrelèveenfinlatêteverselle:«Peut-êtrequej’auraisdûmemettreàtapoursuiteàlaminuteoùjemesuislevé,l’autrematin,

maisj’étaistellementfurieux!Etquandj’aisuquet’avaissignélespapiersdudivorce…jemesuisdit…Non,tuneveuxpassavoircequejemesuisdit.Bonsang,Jen,commentt’asosémefaireuntrucpareil?

—Je pensais que ce serait plus facile », chuchote-t-elle en reculant jusqu’au fauteuil pour s’ylaissertomber.

Sans demander l’autorisation, il attrape le verre de Jennifer, le vide d’un trait et le remplit denouveauenessayantdemasquersagrimace:cevinestbeaucouptropchaud!Imbuvable!Retenantsacritique,illâche:

«Est-cequ’onnedevaitpasnégocierduvin?Etunecafetièreaussi?—Onn’ajamaisparlédelacafetière.—Onauraitpulefairesitunet’étaispasenfuie!»Savoixs’élèveet ilse taitbrusquement,conscientqu’ilestsur lepointdeperdresoncalme. Il

gardeunmomentlesyeuxbaisséssursesgenoux,puissedécideàreplongersonregardsurelle:«Écoute,jevoulaisvenir,maisjemesuisditquetuseraisprobablementencolèrecontremoisi

jelefaisais,parceque…Jesaisqu’onavaitdécidéde…enfait,non:tuasdécidéqueçan’iraitpasplusloin.Etlà,soudain…j’aivraimenteul’impressionque…quetutemoquaisdemoi!

—Quoi?Non!»sedéfend-elledansunsursaut.Illuifaitsignedesetaireenlevantlamain:«Qu’est-cequetuvoulaisquejecroieenagissantdelasorte?Peux-tuimaginercommentjeme

suis senti ? Et ce n’est que la semaine dernière quemamèrem’a raconté… ce qui s’est passé. Etaussi…cequetuluiasdit…justeavantdepartir.»

Ellechercheàretrouverlesmotsqu’elleaprononcéscejour-là,maislessouvenirsrestentconfusdans sa tête, autant parce qu’elle était vraiment fatiguée à la station de bus qu’à cause de l’alcoolqu’ellevientdeboire.Brunoreprend,lecœurserré:

«Tuluiasditquetum’aimais.Etquetufaisaisçapourmoi,parcequetucroyaisquec’étaitlameilleurechoseàfaire.Pourmoi.»

Ellenerépondpasetdétournelatête.Merde!Est-cequ’Éléonoren’auraitpaspusetaire,pourunefois?

«Écoute,jenesaispassic’estvrai,reprend-ilplusnerveusement,maisjenevoispaspourquoimamèreauraitinventéça.

—Alors,quoi?T’esvenuicipoursavoirsic’estvrai?—Jenesaispas.Peut-être,admet-il.Lefaitestque…Jen,jesuismalheureuxsanstoi.Tun’aspas

idéeàquelpoint.Ets’ilyaneserait-cequ’unfonddevéritédanstoutcequem’aditmamère…»Iln’apasletempsdeterminersaphrasequelajeunefemmebonditdufauteuilpourvenirsejeter

contre lui, tremblante.Ellepleuredanssesbraset il la retientavecautantde forcequesielleétaitphysiquement sur le point de sombrer, puis, quand il sent qu’elle ne s’éloignera plus, il ferme lesyeuxcontresatêteetlabercedoucementenchuchotantdesmotsencatalan.

Elle étouffe sa plainte sous un baiser et s’accroche à son cou. Ils s’embrassent à en perdre lesouffle,puiselleposelatêtesursontorseensoupirant:

«Oh,Bruno,jesuistellementdésolée!»Ilécartesatêtepourlaregarderdanslesyeux:«Dis-moiquetum’aimes.Dis-moiquetunemeferasplusjamaisuncouppareil!—Jet’aime.Jeseraisage,jelepromets.»Duboutdesdoigts,ilessuieleslarmesrestéessouslesyeuxdeJennifer:«Dis-moiquetuvasmelaissercettedeuxièmechance.Jeseraipatient,jenevaisrienprécipiter,

cettefois.Lapreuve:j’aiapportédequoirestericiunebonnesemaine.»JenniferaunriredouxetlaissesatêteretombercontrecelledeBruno.Ellevoudraitnepastant

ressentirleseffetsdel’alcoolpours’assurerquecetteivresseprovientvraimentdubonheurqu’elleressent.

«T’essûrdevouloirfaireça?demande-t-elleauboutd’unmoment.Avecladistanceettout…

—Cen’estpascommesij’avaislechoix,dit-il.Toutvautmieuxavectoiquesanstoi.Direqueçam’aprishuitanspourm’enrendrecompte!

—Et…Emma?—C’estfini.Etçal’étaitbienavantquemamèrenemeparledecequetuluiasdit.Jen,tume

connais:commentt’aspucroirequejepouvaisresteravecellealorsquejesuisamoureuxdetoi?Jenepouvaispasluifaireça!Est-cequ’elleneméritepasmieux,elleaussi?»

Jennifer ne répond pas, mais son regard est triste. Mieux que Bruno ? Comment cela est-ilpossible?

«Etjen’auraisjamaisétécapablede…Jenepouvaispasretourneravecelleaprèscequenousavionsvécu,toietmoi,admet-il.Çan’auraitpasétéhonnêtedemapart!»

Il tressailledevant lesmotsquiviennentde s’échapperde saboucheet se reprendaussitôt,parcrainted’avoirblesséJennifer:

«Maisjenedisaispasçapourtoi!C’estjusteque…pourmoi…—JenesuisplusavecMax,annonce-t-elle.—Alorsonpeutêtreensemble?dit-ilenaffichantunsourirelumineux.—Oh,bonsang,nemeposepascettequestion,souffle-t-elleenmasquantdenouveausatêtedans

sesmains.Commenttuveuxquejerépondeàuntrucpareil?»Ilcroitqu’ellevasemettreàpleurer,maisellenefaitquefrottersesyeuxetsecouelatêtepour

reprendresesesprits:«Bruno,jen’arrivepasàréfléchir.Jecroisquejesuissaoule.—Avectroisverresdevin?»Ellesourit,puisreviententresesbras.Ilsrestentainsiunmoment,àsavourerleursretrouvailles,

puisellechuchotesansbouger:«Jecroisquandmêmequ’Emmaferaitunebienmeilleureépousequemoi.—Quelleidée!—Arrête.Elleesttellementplusdouce.Ellenet’auraitjamaisabandonnécommejel’aifait.—Çanefonctionnepascommeça!Jet’aime,bonsang!—Maistul’aimais,elleaussi!»Desesmains, ilrapprochedevisagedeJennifercontrelesien,poseunbaisersurseslèvreset

sourit:«Ceque j’ai vécuavecEmman’a riende comparable avecnotrehistoire !Mêmequand tu es

partie,même si j’étais follement en colère, je… je te voyais partout. Comment tu veux qu’Emmarivaliseavecça?

—Mais jen’avaispas l’intentionde…je savaisque tu t’en remettrais.Etpuis, lavoyanteaditqu’elleterendraitheureux…

—Elleaaussiditquenousétionsfaits l’unpour l’autre, tu te rappelles?Etque jen’avaispasintérêtàratercettesecondechance.

—Elleaaussiditque…toutesmesdécisionsimpliqueraientdessacrifices.»Sonvisages’assombrit.Elleserapproche,seretientàluidetoutessesforces:«Jenepensaispasqueceseraitpirequelapremièrefois.—Ceseratoujoursplusfacilesionesttouslesdeux,tunepensespas?—Oui.»Elle cherche sabouche, entrecoupe sesbaisersd’excusesqu’il repoussede« chut»discrets. Il

caressesondossoussachemisedenuit,lafaitfrémird’envieendévorantsoncou.Ellesecambre,tiresur lesvêtementsdeBrunoà l’aveuglepour les luiretirer, finitpar jetersaproprechemisedenuitsurlesolengrondant:

«Bruno,qu’est-cequetuattendspourmefairel’amour?Jedeviensfolle!

—Qu’est-cequipresse,poncella?Onatoutelavie…»Ellelefixeavecunregardtroubleettentedeplaisanter:«Tusaisqueçam’excitequandtumeparlesencatalan?—Oui,confirme-t-ilavecunlargesourire.—Etquandtumeregardescommeça,aussi…»Il la reprend contre lui, intensifie délibérément son regard avant d’embrasser son visage, ses

lèvres…Àsontourellemontesurlui,mordillesoncou,griffedoucementsanuque.LaréactiondeBrunoestinstantanée:illasoulèveetl’entraînedanslachambre.

«Est-cequ’onn’avaitpastoutelavie?semoque-t-elle.—Onauratoutelavie.Après.»

***Contre le corps de Jennifer, Bruno soupire de joie. Il aime ces instants où tout est simple. Il

n’arrive pas encore à y croire. En frappant à la porte de Jennifer, il était persuadé qu’elle la luiclaquerait au nez. Pourtant, rien qu’à entendre ces rires discrets qu’elle laisse filtrer à plusieursreprises,ilsaitqu’ilnerêvepas.

«Alors,cettemauvaisejournée?chuchote-t-ilavecunairheureux.Çavamieux?—Oui.Beaucoupmieux.—Jenet’avaisjamaisvuedansuntelétat!Unproblèmeautravail?»Ellesecouelatête,puisseredressepourluienvoyerunpetitairdésolé:«J’aireçulespapiersdudivorcecematin.Çam’afaitunchoc.—Oh,dit-ilavecunlégersourire.—Quoi?Çanetesuffitpascommeraison?—C’estjusteque…moi,jelesaireçusilyadixjours.Etjenetedispaslatêtequej’aitirée!»Maintenantqu’illatientdanssesbras,ilnepeuts’empêcherderireenseremémorantlacolère

noirequ’ilaressentiealors.C’estprobablementcequiapoussésamèreà tout luidireausujetdudépartdeJennifer.Aujourd’hui,illuiracontequ’aprèsça,iln’apasdormipendanttroisjours,qu’iladéfaittousleslitsetrachetédenouveauxdraps.

«Jedevenaisfou.J’avaisl’impressionquetonodeurétaitpartout.»Ellerenifle,chercheàmasquersonvisagecontre lui,puisprofitede l’écrindeprotectionqu’il

formeavecsesbraspourchuchoter:«Jepensaisquejeneméritaispasunedeuxièmechance.—Qu’est-cequeturacontes?—Merde,Bruno!Tum’asdéjàofferttoutça,unefois.Etj’aitoutgâché!Est-cequ’onn’apas

tropderegrets,toietmoi,pouressayerdetoutreconstruire?— Au contraire ! Cette fois, je sais exactement ce que j’ai perdu et je t’avertis : je n’ai pas

l’intentiondeteperdreànouveau,compris?»Illafixeavecdesyeuxréprobateurs.Ellefeintunsourire,maistrèsvitesescraintesreprennentle

dessus:«Tunetrouvespasquec’estcompliqué,nousdeux?Avecnotrepassé,l’avortement,tamèrequi

medéteste…—Mamèrene tedétestepas,dit-il en riant. Jenesaispascequevousvousêtesdit, toutes les

deux,maisellen’apascessédemerépéterquec’étaitunmalentendu,qu’elleétaitpersuadéequetum’aimaisetqu’iln’étaitpastroptardpourtoutréparer.C’estprobablementgrâceàellequejenesuispasencoredansmonsalonàruminernotredivorce.»

Aprèsundouxbaiser,ellereplongesesyeuxdansceuxdeBruno:«Jesuisdésolée.Pourtout.J’étaisvraimentpersuadéequetavieseraitmeilleureavecEmma.Et

beaucoupplussimpleaussi.

—Vivresanstoin’estpassimple,Jen,c’estmêmeunvéritabletourdeforce!Jenesaismêmepluscommentjem’ensuisremislapremièrefois!»

Mêmes’ilessaiededétendrel’atmosphère,ellelâcheunsoupirempreintdeculpabilité:«JesuistristepourEmma.—Tunedevraispas.Elleméritemieuxqueça,tunepensespas?—Mieuxque lePrinceCharmant ? réplique-t-elle avecunpetit sourire.Peut-êtrequedans ton

patelin,ilyenabeaucoup,maisici…çanecourtpaslesrues.— Je voulais dire : quelqu’un qui l’aime autant quemoi, je t’aime.Quelqu’un qui traverserait

l’océan,mêmes’ilsaitqu’ilrisquederevenirbredouille.Quelqu’unquiestprêtàremettresoncœurdanslabalance,mêmeensachantquetuleluiasbrisépardeuxfois.

—Situsavaiscommejesuisdésolée…—Jene veuxpas que tu sois désolée. Je veuxque tu cesses d’avoir peur.Tuveuxque je sois

heureux?Alorsnemequitteplus.C’estleseulmoyen.»Ellesependàsoncou,embrasseseslèvresàrépétition:«Jetelepromets.Crois-moi,j’aieumaleçon…—J’ycomptebien.Etsachequeleschosesvontchanger.SitutiensàretrouvertontitredeMme

deVerteuil,t’asintérêtàfaireamendehonorable!—Dois-jecomprendreque tunecomptespasmedemanderenmariaged’ici lesdixprochains

jours?—Parceque tucroispouvoir t’en tireraussi facilement?Ahnon!Tuvasdevoir…mériter le

droitderedevenirmafemme.»Ellepouffederire:«Mériter?Rienqueça?»Lerepoussantsurlelit,ellesemetàlecaresseravecairgourmand,puisrelèvelatête:«Mériterdanscesens-là?—Tucroisqueçavasuffire?rigole-t-ilàsontour.Remarque,sic’estainsiquetucomptesme

convaincre,jesensqu’onvaresterdivorcésunbonmoment.Justepourenprofiter…»Ils rient ensemble, puis Bruno la ramène contre lui, mais les mains inquisitrices de Jennifer

persistentàessayerdelerendrefou.Ildoitd’ailleurslesemprisonnerpourgarderlatêtefroide:«Jen,jesuissérieux.Jecroisqu’onaintérêtàyallerdoucement,cettefois.—Doucement?Tuveuxdire…comme toutà l’heure?Sur lecanapé?Quand tudisaisqu’on

avaittoutelavie?»Ilétouffeunrire.Commentavoirunediscussionposéequandlebonheurestaussivif?Tantpis.

Ilsparlerontplustard.Pourl’instant,ilaseulementenviedecéderàcecorpsquis’offreàlui.***

Dix jours, c’est tout ce queBruno peut se permettre avant de retourner enCatalogne. CommeJenniferareprisletravail,ilsfontensortequechaqueminutepasséeensemblecomptedoublement.Ilsontàrattraperautantlesjoursperdusqueceuxoùilsserontséparés.

Puisquelamétéoestclémente,JenniferfaitvisiterMontréalàBruno,bienqu’ilspassentleplusclairdeleurtempsdanssonpetitappartement.

Mêmelorsqu’ilretourneàEsclanyà,Brunoresteunpetitamiprésent:illuitéléphone,luiécrit,luienvoiedesphotos,etelleleluirendbien.Elleseplaîtàrentrerdutravailàpied,elleparcourtlavillepourprendredestasdephotographiesqu’elleluitransmetparcourriel.

Ladistancepèsesurlecœurdesamoureux,maisBrunosedéfenddeluidemanderderevenir.Dèsqu’il peut se libérer cinq jours consécutifs, il revient en laissant le vignoble entre lesmains de safamille.Auboutdetroissemainessanselle,iltourneenrondcommeunlionencage.

Lorsqu’ils sont séparés, ils passent leur temps à planifier leurs prochaines retrouvailles : une

semaine ici,uneautre là, lesvacancesd’été,peut-êtreNoël…Déjà, Jennifer jubiledepouvoirêtrechezBrunopourlesvendanges:elleanégociéunmoisdecongéavecSergio.Cequiluitarde,c’estderetrouverledomaineetlesenfantsdeMaria.

Chaquedébutdesemaine,Brunoluifaitlivrerdesfleurs:unepenséepourresterprésentdanssonesprit.Ellenes’enlassepas.Chaquefois,ellefaitletourdubureaupourlesmontreràtoutlemonde,enrépétantàquelpointsonpetitamiestmerveilleux.Laplanificationdelasemainedevientdeplusen plus longue. Sergio se moque souvent d’elle et de son côté midinette qu’il constate pour lapremière fois. Il lui raconte la significationdes fleurs,de leurcouleur,etelle l’écoutecommes’ildisait lavéritésuprême: lapureté, lapassion, l’amour, l’espoir…Autantdemotsqui lafontrêverlorsquesonregardseperddanslebouquet.

C’estlundietJennifern’estpasaurendez-voushabituel.Inquietdenepaslavoirpapillonneravecsonbouquet,Sergioserendàsonbureau.Denouvellesfleurssontpourtantlà, toujoursemballées,alorsqu’elles’empressegénéralementdelesmettredansl’eau.Faceàlafenêtre,lajeunefemmefaitpivotersachaisedegaucheàdroite.

«Jen?Ilyaunproblème?—Tuparles!»Ellebonditdesachaise, s’avancevers lui,claque laportepour les isolerdu restede l’étageet

revientverssonbureausurlequelellejetteuneboiteàsonintention.Ilsursautelorsqu’ilcomprenddequoiils’agit,maisellecontinuedeplusbelle:

«Ons’étaitditqu’onallaitprendrenotre temps!Ons’estpromisqu’onn’allaitpasrefaire lesmêmeserreurs!Etqu’est-cequejefais,là,tupeuxmeledire?

—Jen,dequoituparles?—Deça!Tuvoisbiendequoijeparle?»Ellebranditlaboiteavecforceetils’approcheenessayantdenepasavoirl’airamusé:«Alors,ilestpositif?»Elle déglutit nerveusement et s’assoit sur le rebord de son bureau avant de répondre par

l’affirmative.«Quelestleproblème?Çadevraittefaireplaisir,non?—Merde, Sergio :Brunohabite à l’autre bout de la planète !Tunous voismettre un bébé au

milieu?—Onn’apasdéjàeucettediscussion?C’estpastoiquiparlaisd’allerhabiteravecluid’iciunan

oudeux?Letempsquet’apprennesunpeudecatalanetqu’onvoitsionnepourraitpasouvrirunbureauàBarcelone?

—J’aiparlédeçaavectoi,maispasaveclui!Etonneparlepasdedeuxans,là!Onparlede…janvieroumars,qu’est-cequej’ensais,aufond?»

Ellecroiselesbrasetsecouelatête:«Jesuisvraimentladernièredesconnes!J’aitoujoursfaitattentionàcegenredebêtisesetavec

lui:paf!Deuxfoisquejetombeenceinte!—C’estforcémentunsigne,semoque-t-il.—Maisarrête!C’estpasdrôle!Onn’ajamaisparlédeça,luietmoi.»Sergioseremetàrire,s’installeàcôtéd’ellesurlereborddubureau,etglisseunbrasautourde

sesépaules:«T’asfinidediren’importequoi?TusaisparfaitementqueBrunorêvedefonderunefamille!

Etjesuissûrqu’aufonddetoi,çaterendheureused’êtreenceinte,jemetrompe?Est-cequecen’estpaslemomentd’arrêterd’avoirpeur?»

Elle soupire et laisse un sourire filtrer sur ses lèvres, mais elle ressent toujours cette bouled’angoisseaufondduventre.

«Etjeleluiannoncecomment?Parwebcam?»Ilaunsoupirexaspéré:«Jesupposeque,vulescirconstances,etcommeledomainedeVerteuilestunexcellentclient,je

peuxt’accorderquelquesjoursdecongé?»Elle sursaute et se jette à cou, mais à peine l’a-t-elle remercié, qu’elle recule pour lancer un

regardinquiet:«Combiendejours?—Letempsqu’ilfaut.—Ets’ilneveutplusquejereparte?—C’estplusunfaitqu’unequestion,ça.Etlaquestionseraitplutôt:es-tuprêteàtoutquitterpour

resterlà-bas?—Jenesaispas!J’espéraisque…qu’êtrelàpourlesvendangesm’aideraitàmedécider,mais…

aveclebébé…ilvabienfalloirquel’und’entrenouscède,pasvrai?»Elles’interromptetfroncetoutàcouplessourcils:«Etpourquoiceneseraitpasàluidevenirici?—Unappart’aucentre-villedeMontréalcontreundomaineoùilneneigepratiquementpas,la

nature,lamer…Ouf!Lechoixestdifficileàfaire,j’avoue.—TuadoresMontréal!—C’estvrai,maissi j’avaisunenfant, jeseraislepremieràmigrerenbanlieuepouravoirun

petitboutdeterrain.»Lesyeuxrivésauloin,ellesouffle:«Sergio,jesuisterrifiée.»Illaprendcontreelleenriant:«Toutirabien.»Ellelefrappesurl’épaule:«Çanetefaitrienquejeparte?—Aucontraire!Maisjeneseraispasl’amiquejesuissijenetenaispasdavantageàtonbonheur

qu’àcettecompagnie.Jet’aidéjàdittoutça,Jenny:lebonheurestleplusprécieuxdetouslesbiens.Etilesttempsquetupensesunpeuàtoi.

—EtBruno,qu’est-cequ’ilvadire?—Iln’yapastrente-sixmoyensdelesavoir.Achètetonbillet!»Ledynamisme et la bonnehumeur reviennent en force lorsque Jennifer éclate de rire. Pendant

toute la journée,ellepassed’unextrêmeà l’autre :ellevoudraitpartir le jourmême,puis tempèresonenthousiasme,hésiteentreluiannoncerlanouvellepartéléphoneoudébarquerchezluisanscriergare…

Au diable ses craintes ! Il n’est pas midi lorsqu’elle se décide à prendre le premier avion endirectiondeBarcelone.

Chapitre22

C’est lemilieude l’après-midi lorsque Jennifer entre audomainedeVerteuil, auvolantd’unevoituredelocation.

Sur lepalierde la résidence,pourtant, ellehésite.Aurait-elledûannoncer sonarrivée?Et s’iln’étaitpaslà?S’iln’étaitpasprêt?L’angoisseauventre,ellefinitnéanmoinsparfrapperàlaporte.

Lorsqu’ilapparaît,ilsefigesurleseuiletplisselesyeux,commes’ilnepouvaitcroirequ’elleestbiendevantlui:

«Jen?—Surprise»,dit-elleavecunepetitevoix.Lejournalqu’iltiententrelesmainstombesurlesolet,l’instantd’après,elleestdanssesbras.Il

lafaitvirevolterdansl’entréeetleursriresrésonnentenchœur:«Pourquoitunem’aspasditquetuvenais?Jeseraisallétechercheràl’aéroport!—Commetulevois,jesaisretrouvermonchemin.»Iltouchesonvisageenrépétant:«J’arrivepasàycroire!Etdepuisquandtupréparestoncoup?Ons’estparléavant-hierettune

m’asrienditdecevoyage!—Tumeconnais:jesuislegenreàagirsuruncoupdetête!—Etj’ensuisheureux!Maisentre!Bienvenuecheztoi!»Illatireverslacuisinetoutenluiposantunmillierdequestions.Est-ellefatiguée,a-t-ellefaim,

soif?Ils’empressedetéléphoneràsonpèrepourannoncerqu’iln’irapasdînerchezluicesoir,luifaitpartdelabonnenouvelleavecunevoixquiréchauffelecœurdeJennifer.Pendantqu’ilterminesa conversation, elle sort sur la terrasse arrière, ferme lesyeuxet respire l’air dudomaine à s’enétourdirl’esprit.LesbrasdeBrunosefaufilentparderrière,laserrentcontrelui,etilsemetàrirecontresatête:

«Qu’est-cequejesuiscontentdetevoir!Turestescombiendetemps?Etpourquoitunem’asriendit?J’auraispuorganiserquelquechose!Tuveuxqu’onaillefaireuntour?»

Ellesetournefaceàluietplaqueunbaiserrapidesursabouche:«Pourquoipartir?Toutcedontj’aibesoinestici.»Aulieudepoursuivrecetteétreinte,elles’éloigneetrevientàl’intérieurdelamaison.Il lasuit

pendantqu’ellegrimpeàl’étage,entredanssachambre,ouvreleplacard,regardepartout.«Qu’est-cequetufais?Tuvérifiessij’aiplanquémamaîtressedansleplacard?plaisante-t-il.— Je cherche la boîte avec… tu sais, celle avec les objets qu’on a achetés il y a huit ans ?La

sculpture,letableau?»Ilrécupèrelaboîteduhautdel’armoireetladéposesurlelit.Jenniferretirerapidementlesgros

objets,puisverselerestesurlelitavecimpatience.«Qu’est-cequetucherches?—Deuxminutes!—Jen!T’asfaitdixheuresderoutepourvenirmevoir,oupourrécupérerunbiduledanscette

boîte?—Lesdeux.»Ayantcherchéàtraverstoutlecontenu,ellefroncelessourcilsetlefixeavecunairinquiet:«Etmabague,elleestoù?—Tabague?

—Monalliance!Ladernièrefois,elleétaitlà!»Ilsourit,mêmes’ilnecomprendtoujourspascequ’elleveutenfaire.Ilsedirigeverssatablede

chevet,ensortlebijourangédansunécrinetleluidonne.Jennifers’assoitsurlelitettapotelaplaceàcôtéd’ellepourqu’ilviennelarejoindre.Unefoisenplace,elletendl’écrinverslui:

«Tuveuxbienm’épouser?Jeveuxdire…encore?»Ilpouffederireet,quoiquecharmé,ilfaitminedeladisputer:«Quoi?C’estça, tademandeenmariage?Tumeredonnesmavieillebagueettumeposesla

questiondansunlitenbordel?— J’ai pas eu le temps dem’arrêter à la bijouterie, se défend-elle. Je ne voulais pas rater le

prochainvol.»Pourdonnerplusdeconvictionàsademande,elleselaissetomberàgenouxdevantlui.Ellen’a

cependantpasouvertlabouchequ’ilsecouelatêteenriant:«Jen,bonsang!Cesontleshommesquifontcegenredechoses!— T’as fini de jouer les machos ? l’engueule-t-elle, sans prendre le temps de se relever. Si

j’attendsquetumerefassestademande,jerisqued’avoiraccouché,bordel!»La nouvelle secoue Bruno et il la fixe d’un regard incertain. Toujours sur le sol, Jennifer se

contente de secouer l’écrin devant lui pour lui rappeler qu’elle attend toujours la réponse à saquestion.Illuiretirel’alliancedesmainsetselaissetomberàsahauteur:

«Tonhistoirede…d’accouchement,c’était…unefaçondeparlerou…?—Ben…pastrop,non,admet-elleavecunepetitevoix.—Oh…bonsang…—C’esttroptôt?demande-t-elleavecunesoudainenervosité.Parcequejenesavaispasque…je

tejurequejen’airienprémédité!»Elleétouffeseslarmesetsavoixsemetàtrembler:«Jenevoulaispasfairelamêmeerreur,tucomprends?Alorsj’aisautédanslepremieravion…

SergioaditqueceseraitOK.»Illaplaquecontrelui,happéparunevagued’émotionqu’iln’arrivepasàcontrôler.Ilrépète:«C’estOK.Évidemmentquec’estOK.»Puis,commesilanouvellevenaitenfindefairesensdanssonesprit,illarepoussepourluifaire

face,puisretrouveunsourireéclatant,mêmesisesyeuxsebrouillent:«Oh,bonsang,onvaavoirunbébé!Jen,tuterendscompte?—T’escontent?—Content?Jesuisfoudejoie,oui!»s’écrie-t-il.LesyeuxdeBrunofixentsonventreuninstant,puisillareprendcontrelui:«Commentt’aspucroirequejeneseraispascontent?»Toutàcoup,ils’écarted’elleunesecondefois.Untasd’idéessemblentluipasserparlatêtetandis

quesonvisagedevientlivide:«Direqu’onn’estmêmepasmariés!»Il cherche la petite boîte de la bague avec un air affolé. Avec une pointe de contrariété, il

marmonne:«J’avaisimaginé…quelquechosedeplus…enfin…desbougiesou…»Ilarrachelabagueàsonécrin,scruteJenniferetluidemande:«C’estvraimentceque tuveux?Parceque…j’aibesoinque tu soiscertainede tonchoix.La

premièrefois…—Çan’arienàvoiraveclapremièrefois.—Jenetelefaispasdire!siffle-t-ilavecunepointedemoquerie.Cettefois-là,c’estmoiquiai

faitlademande.Etc’estàmoidefaireça!»

Elle se love contre lui en riant, soupire de joie en le voyant aussi ému et désemparé par sademandeenmariage.

«Vafalloirt’habituer.Jesuislegenredefemmequiaimebiensurprendre.»Ill’embrassejusqu’àcequ’ellesedétendeentresesbras,puisilprendsamainetrepositionnele

bijouentreeux:«JenniferÉlie,voudrais-tu,s’ilteplaît,mefairel’honneurderedevenirmafemme?»Ellesourit,retientle«oui»quihurledanssagorgepourprendreunairfaussementdésintéressé:«Çaveutdirequejelemérite?—Quoi?—T’asditquecettefois,j’avaisintérêtàméritermontitre,tutesouviens?»Ilgrogneensecouantlatête:«Maistuvasdireoui,enfin?—Çadépend.—Maisdequoi?Iln’yapasdeuxminutes,c’esttoiquimeposaislaquestion!— C’est qu’on n’a pas encore parlé de qui vivrait où. La garde partagée, c’est un peu

compliqué…»LevisagedeBrunos’assombritetsonregardfuit.Ilangoisseàl’idéequeJenniferluidemandede

toutquitterpourallers’installeravecelle,àMontréal.Pasqu’iln’yaitpasdéjàsongé,maisilabienl’intentiondenégocierunevraiemaisonetunpeudeverdure.Et elle a intérêt à accepterdevenirpasserl’hiverenCatalogne!

Ilredescendlabaguehorsdesonchampdevision,reposelesyeuxsurelle:«Qu’est-ceque…tuvoudrais?—Disdonc,unbébé,çaterendbiendocile,semoque-t-elle.—Jen,t’esentraindemerendrefou…Dis-moicequejedoisfairepourterameneràl’autel!»Elle revient contre lui, l’embrasse jusqu’à ce qu’il perde presque la tête et souffle contre sa

bouche:«Jereviensàlamaison.Enfin…situveuxbienpartagertonchâteauavecmoi…—Évidemmentquejeleveux!Maparole,tuveuxvraimentquejefasseunecrisecardiaque!»Elleritentirantsursonbras,carilsembleavoiroubliél’anneau.«Tumelafais,tademande,maintenant?—Jen,bonsang!J’airienpréparé!Jem’étaisimaginé…—Chut!Lademande!»Ellesedétachedelui,serelèveetluiredonnesamainenretenantunrire.Ilsecouelatête,puis

embrasselesdoigtsqu’elletendverslui:«Pourl’amourdeDieu,JenniferÉlie,épouse-moiavantquejenedeviennefou!—T’esdéjàfou!—Detoi,oui!rigole-t-ilenl’attirantàlui.—Etaussiparcequetuvasteremarieraveclamêmefille!T’esbête!Àtaplace,j’auraischoisi

lapetitejeune!—Jetefaisremarquerquetun’aspasencoreditoui»,gronde-t-il.Sonvisageafficheunairradieux:«Oui.—Enfin!»Ils’empressedeluiglisserl’allianceaudoigt,puis,d’unbaiserremplidepromesses,illabascule

surlesol.

1RéférenceaufilmGroundhogDay,dontletitreaététraduitparLejourdelamarmotteauQuébecetauNouveau-BrunswicketUnjoursansfinenFrance.

2Menuda:petite,encatalan.

SuzanneRoy estprofesseuredemultimédiaaucollégial et chargéedecoursenpédagogieàl’UQÀM. Elle a une formation en études littéraires, mais ne s’est remise à l’écriture qu’après denombreusesannées.Depuis, les idéespleuventetellene s’arrêteplus !Ellead’ailleursplusd’unedouzainederomansterminésdanssontiroirnumérique.

Retrouvezl’actualitédeSuzanneRoysursonblog:idMUSE.net/blog

NemanquezpaslaprochainepublicationdeSuzanneRoyauxÉditionsLaska…

EnenferavectoiCollectionPénombre(romanceparanormale)

Rachelauraitdûmourir.Pourtantelles’estréveillée,etellesesentenbienmeilleureformequedurantcesderniersmoisàl’hôpital.Celieuinconnuoùellesetrouve,est-cel’enferouleparadis?Et

l’hommequil’yaccueille,est-ilsonangegardienouunmonstre?Datedeparution:27juin2013

…etdécouvrezsansattendreunextraitde…Chroniqued’unamourfou

AnneRossiArianeSenchatestsurdouée,asthmatique,viergeetbonneauxéchecs.Ah,etelletientaussiunjournalintime.DesonentréeenfacdedroitàParisàsonpremierstageenAustralie,elleyconsigneses

pensées,sesaventuresetsurtout,sestribulationsamoureuses…Datedeparution:du11maiau21septembre2013

Extraitde

CHRONIQUED’UNAMOURFOU

AnneRossi

CorrigéparCharliseCorrectionRédactionetJeanneCorvellec

ÉDITIONSLASKA

Montréal

Épisode1:Unmariageenhiver

Journald’ArianeSenchat,5janvier2008

Blanc.Ilyadublancpartout.Différentesnuancesdeblanc.Leblancunpeucireuxdesciergesquiéclairentl’église.Leblancsoyeuxdelarobedemariée,étaléecommeunecorolle.Leblancéclatantdesbouquetsdelysattachésaudébutdechaquerangée.Leblanclaiteuxdesgrainsderizdisperséssur le parvis. Et, au-delà, dans l’obscurité qui s’installe peu à peu, le blanc lumineux de la neige.Quelleidéedevouloirsemarierenhiver.

Lesmauvaiseslanguesprétendentqueceseraitpourlégitimerunesituationcompromettante.Ellesneconnaissentpasmasœur.Plusbardéedeprincipes,iln’yapas.Jemedemandesisonfuturmariaseulement eu le droit de l’embrasser. Je ne le connais pas. Elle vit à Paris,moi àDijon avec nosparents;mêmesitrèsbientôtjevaisdevoirlarejoindre.Elleestvenueunefoisnousprésentersonfiancé,maisjen’étaispaslà,j’avaisuntournoid’échecs.Ellead’ailleursbeaucouprécriminécontremonabsence—dumoinsc’estcequem’enontditlesparentsàmonretour.Detoutefaçon,ellepasseson tempsàmecritiquerdèsquenous sommesensemble, alorsunpeuplusunpeumoins…Sousprétexte qu’elle a quatorze ans de plus que moi, elle semble croire que je lui dois un respectinconditionnel.

Tucomprendras,cherjournal,que,danscescirconstances,jenesoispasravieàl’idéedepasserlesquatreprochainesannéeschezelle.Oui,lesquatreprochainesannées,sijecompteallerjusqu’enmaîtrisededroit.Tumediras,c’estunebiengrandeambitiondelapartd’unefilledeseizeans.Jeteleconcède.Enmêmetemps,àseizeans,j’aidéjàmonbacenpoche,etjecommencel’université.Ouplutôtj’auraisdûlacommencersiunproblèmedesantéimprévunem’avaitpasfaitmanquertoutlepremiertrimestre.

Chezmoi,l’espritfonctionneunpeutropbienetlecorpsunpeutropmal.Lesdocteursm’avaientdit qu’en grandissant, mes problèmes d’asthme avaient de grandes chances de disparaître, maisapparemment ils se sont trompés. La preuve : un simple petit refroidissement le dernier jour desvacances scolaires (d’accord, ce n’était peut-être pas très intelligent de se baigner dans ce lac demontagne,maisOlivem’avait lancéundéfi, et jene suispasdugenre àmedéfiler) et jeme suistraînéunepneumoniequiavitedégénéréaupointdemecontraindreàpasser troismoissurun litd’hôpital.EtàmanquerlasecondevisitedeCassandraetdesonfiancé.

Enfin,jesuisremiseàprésent,j’aimêmepuassisteraumariage,masœurdevraitêtrecontente.Ehbiennon,ellemefoudroieduregardparcequej’ail’audaced’écriredansmonjournalpendantsacérémoniedemariage.Disonsquec’estpourmedégourdir lesdoigts? Il fait sacrément froid ici,tous les invités grelottent. Il nemanquerait plus que je fasse une rechute.Certes, j’ai pu suivre lescoursparcorrespondance,maiscen’estpaslamêmechose.

J’essayed’espionnerlefiancéducoindel’œil,maisjen’envoispasgrand-chose.Unesilhouettedenageur(grandetaille,épauleslarges,hanchesétroites)etdescheveuxunpeutroplongs(ilauraitquandmêmepufaireuneffortpourlejourdesonmariage)quimasquentsonvisage.Jeréalisequejenesaisriende lui,àpartcequem’enontraconté lesparentsà travers lesproposdeCassandra,alorsj’imaginequec’esttellementdéforméquecelanevautrien.

Ilestprofesseurdelittérature.Pasàl’universitéoùjevaisaller—laplusprestigieusedelaville—maisuneautredemoindreimportance.Enfin,ça,masœurs’enfiche,elleclameàtoutventqu’êtredirecteur d’études, à son âge (si jeme souviens bien, il a cinq ans demoins qu’elle), augure une

carrièreprometteuse.Siçasetrouve,ellel’aépousérienquepourça.Jemesouviens,lorsqu’elleétaitaulycée,ellepassaitdesheuresautéléphoneavecsesamies(en

pleinmilieudusalon,pourquetoutlemondeenprofite)pourdécideravecquelgarçonilétaitbienvudesortiroupas—enfonctiondesafortunepersonnelle,delaplacedesesparentsdanslasociétéetdesonallure,danscetordre.

Pour en revenir au présent, j’ai hâte que la cérémonie se termine. J’ai les doigts gourds, jen’arrivepresqueplusàécrire.Jedétestelesmariages.Jenememarieraijamais.Jefiniraivieillefille.Unetaredeplusàmonactif…Sijerécapitule:

A:Jesuis«intellectuellementprécoce».Onpourraitcroirequec’estunavantage,maisquandvousparlezetquelesautresnecomprennentmêmepascequevousleurdites,c’estlourd.

B:Jesuisasthmatique,cequineseraitpasdramatiqueensoi,sijenefinissaispasàl’hôpitalàlamoindreinfection.

Csubséquent :Àcausedeça,macroissanceaétéperturbée.Toutau longdemascolarité, j’aientendu:«Maisqu’est-cequetuviensfaireici,toi?L’écolematernelle/primaire,c’estdel’autrecôtéde larue».En terminale,onmeprenaitpourunecollégienne ;peut-êtrequ’à la fac, j’auraisenfindroitaustatutdelycéenne?

D(conséquencedestroisprécédents?):Jen’aijamaiseuunseulvraicopain(ausensamicalduterme,hein;pourlereste,jen’aipasencorevraimentcherché).

E(pourcouronnerletout):Jevaisdevoirallerm’installerchezmasœurquimedétesteetquienplusvientdesemarier.JemedemandecommentmesparentssontparvenusàconvaincreCassandrad’accepter cette situation. Sans doute en faisant appel à son sens inné des responsabilités. Ils n’ontjamaiscomprisqu’elleetmoin’avionsabsolumentrienencommun.

Ah,jecroisquec’estfini.

Journald’ArianeSenchat,5janvier2008(soir)

Finalement, cela ne va peut-être pas être si horrible que ça, cette cohabitation forcée avecmasœur.Sonmarial’airplutôtgentil.Çadevraitpermettredemettredel’huiledanslesrouages.

Après lacérémonieau temple, ilyaeuunvind’honneurdans les jardinsde lamairie (çasertd’avoirunpapaconseillermunicipal…).Jesuisrestéeunbonmomentcolléeaubuffetàgrignoterduboutdesdents, toutenconsidérantd’unœilmorne leballetdesmondanitésquisedéroulaitdevantmoi.Puisj’aientenduunevoixchaudederrièremoi:

«Tun’aspastropfroid?»Beau-frangin.Vudeprèsetdeface,ilestvraimenttrèsbeau.Pourunefoisjesuisd’accordavec

les choix de ma sœur… Imagine-toi, cher journal, mon antithèse à peu près parfaite : grand etbaraqué,descheveuxd’unnoirbrillant (contrairementauxmiens,châtaindélavé) justeassez longspourfairesexysansparaîtredébraillé.Desyeuxbrunfoncé(lesmienssontgris,couleurdepluie)masquéspar des lunettes, très intellectuel, dansunvisage aux traits biendessinés.On aurait dit unacteurplutôtqu’unprof;entoutcas,sij’avaiscetypedeprof,jeseraiscertainementplusattentiveenclasse. Surtout, le genre de sourire qui te donne envie d’être joyeuse en retour,même si l’instantd’avanttuétaiscomplètementdéprimée.

Ilaattrapéunedemesmainsentrelessiennesetjemesuisefforcéedenepasrougir.Ilnepouvaitpassavoirquec’étaitlapremièrefoisquel’onmetouchaitdelasorte.Mafamillen’estpasvraimentportéesurleseffusions.

«Tuaslesmainsgelées!»Effectivement, mes ongles avaient dépassé le stade du bleu pour virer à un blanc de mauvais

augure. Il a frictionnémes doigts pour rétablir la circulation. Il a de grandesmains chaudes, cherjournal,c’est…Maisjenesuispascenséefantasmersurlefiancé,non,lemaridemasœur.

Ensuite,ilm’ademandédel’attendrependantqu’ilallaitmechercheruneboissonchaude.Ilestrevenuavecunboldechocolatbrûlant,etlasensationdelaporcelainechaudecontremesdoigtsm’apresquefaitmal.Jecommençaisàmesentirnettementmieux,lorsqueCassandraestarrivéecommeunefurieetl’aattrapéparlebrasausonde:

«Maisqu’est-cequetufiches?!Viens,tun’aspassaluélesQuelqu’un.»Je me demande vraiment ce qu’il fait avec elle. Enfin, ce ne sont pas mes oignons. Grâce au

chocolat, j’ai réussi à survivre à la fin du buffet ; après quoi nous avons continué la fête dans ungrand restaurantquioffrait aumoins l’avantaged’être chauffé. Jeme suis retrouvéecoincéeentreunevieilledamepersuadéequelaviedesonchihuahuaétaitpassionnante,etunefemmedel’âgedemamèrequinemeprêtaitaucuneattention,tropoccupéeàfairedeseffetsdedécolletéàsonvoisin.Du coup, j’ai confectionné de petites boulettes de pain et je me suis amusée à reconstituer unéchiquiersurlescarreauxdelanappe.Lesnoirsontgagnédeuxfois,lesblancstrois.Incroyablecequeçapeutêtrelong,unrepasdenoces.

À un moment, j’ai relevé la tête, et je l’ai vu qui m’observait d’un air amusé. Ça change deCassandra qui a toujours l’air de penser que je me conduis en parfaite asociale (ce qui estpartiellementvrai,jeleluiaccorde).

J’aiessayédeme terrerdansmoncoin lorsque l’heuredesdansesasonné,maispapaestvenum’enextirperpourquejelefassedanser.

«Jesuistellementfierdemafille.»Tuparles.C’estparcequemamanprétextede sonarthritepourcouperà lacorvée ;qu’ellene

croiepasquejesoisdupe.Nonpasquejedansemal,ceseraitmalheureuxavectouteslesleçonsquej’aieues(non:auxquellesonm’acontrainte,mamanétantpersuadéequel’apprentissagedesdansesdesalonestvitalàtoutejeunefilledebonnesociété),maispapan’apassonpareilpourécraserlespiedsdesesdanseuses.J’airegardéCassandratourbillonneraubrasdesonApollon.Pourquoijenepeuxpas lui ressembler?Grande,séduisante, riche,aimée.Monintelligence?Je la laisseàquienveut,pourcequecelamerapporte.

Papam’aobligéeàdanseravectoutessesrelations,flattéesd’êtremenéesparune«sijoliejeunefille».Cesvieuxlibidineuxnepensaientqu’àloucherdansmondécolleté.Manquedebolpoureux,ilsn’ontguèreeudequoiserincerl’œildececôté-là.Leseulbonmoment,c’estencorebeau-franginqui me l’a offert. Un tour de danse magique. Pas de pieds écrasés, pas de regards sournois. Degrandesmainsfermesposéesdansmondos(ilfautquej’arrêtedefantasmersursesmains).

«Tudansestrèsbien»,m’a-t-ilcomplimentéeàlafin.J’ai viré au rouge brique et prétexté que j’avais très chaudpour quitter la piste etme réfugier

derrière uneplante enpot avecunverre d’eau.Çanevapas durer,mamèrevabien finir parmerepéreràunmomentoùàunautre,maisenattendant,cherjournal,çamecalmedepouvoirécrire.

Journald’ArianeSenchat,6janvier2008

Viventlesvoyagesdenoce!Jedisposedel’appartementpourmoitouteseulelesdeuxprochainessemaines. Cassandra m’a laissé deux milliers de recommandations que je me suis empresséed’oublier.Ellem’arefiléunmémentoaussiépaisqu’undictionnaire,etj’aibienvuquesonmariseretenaitpournepasrire.Moipareil.

Après lesavoirdéposésà l’aéroport, jesuisrevenueà l’appartementavecmesparents.J’aicruque j’entrais dans un hôpital. Non, j’exagère : dans un hôpital, il y a des couleurs, des fresques

réalisées par les patients. Ici, tout est blanc : le sol, les canapés, la moquette des chambres, leslampes…

«Cedoitêtresalissant»,aremarquémamèred’untonsoucieux.Jemedemandesicen’estpasprécisémentlaraisonpourlaquellemasœurachoisicettecouleur.

T’ai-je déjà dit, cher journal, qu’elle était légèrement obsessionnelle au sujet de la propreté ?Lesproduitsdenettoyageoccupentunplacardentierdans lacuisine.Etunebonnedizainedepagesdemonmémentosontconsacréesàlaquestionduménage.

«Remarque,avectonasthme,ilfauttemontrerprudente».Je sais, maman. Je dois faire attention à la poussière, aux acariens, aux pollens, aux poils

d’animaux et que sais-je encore. Ce serait plus court de faire la liste de ce qui nememet pas endangerdemort.Mais, contrairement àCassandra, jen’enai jamais faituneobsession,moi. Jemedemandesiellemelaisseraitmettredespostersdansmachambre.J’adoreceluid’Einsteinquitirelalangue.Maisne rêvonspas, je supposequ’elle aurait despalpitations si jamais j’osais souiller sesmursavecdesimagescolorées.Jevaisdevenirneurasthéniquedanscetendroit.

Curieusement,aucunetracedesamarqueàlui.Ilestvraiqu’ilsnevivaientpasensembleavantlemariage,cetappartementestceluidemasœur.Unsymboledesaréussitesociale…Parceque,oui,rendons-luicettejustice,elleaquandmêmetrèsbienréussisavie.Debonnesétudesd’économie,unposte prestigieux dans une grande entreprise, il nemanquait plus que lemari à sa panoplie de lafemmeaccomplie.Ellevientdeledécrocher,toutvabiendanslemeilleurdesmondes.Tusaisquoi,cherjournal?Jecroisquejecommenceàdétesterleblanc.

Nousespéronsquevousavezappréciélalecturedecetebook.

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