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L'Information Grammaticale L'énonciation dans l'œuvre poétique de Philippe Jaccottet : Étude linguistique et stylistique Michèle Monte Citer ce document / Cite this document : Monte Michèle. L'énonciation dans l'œuvre poétique de Philippe Jaccottet : Étude linguistique et stylistique. In: L'Information Grammaticale, N. 88, 2001. pp. 51-52. doi : 10.3406/igram.2001.2734 http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_2001_num_88_1_2734 Document généré le 27/09/2015

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L'Information Grammaticale

L'énonciation dans l'œuvre poétique de Philippe Jaccottet : Étudelinguistique et stylistiqueMichèle Monte

Citer ce document / Cite this document :

Monte Michèle. L'énonciation dans l'œuvre poétique de Philippe Jaccottet : Étude linguistique et stylistique. In: L'Information

Grammaticale, N. 88, 2001. pp. 51-52.

doi : 10.3406/igram.2001.2734

http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_2001_num_88_1_2734

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L'ENONCIATION DANS L'UVRE POETIQUE DE PHILIPPE JACCOTTET

Étude linguistique et stylistique*

Michèle MONTE

L'uvre poétique de Philippe Jaccottet a déjà suscité de riches travaux critiques. Elle a toutefois été peu étudiée dans sa dimension enonciative. Alors que la critique contemporaine s'intéresse aux contours du sujet lyrique et au dialogisme de l'uvre poétique 0), j'ai fait l'hypothèse que l'étude systématique de formes linguistiques révélant le type de relations interlocutives construites par le texte me conduirait à des aspects essentiels de l'esthétique de Philippe Jaccottet, qui, rappelons-le, prône explicitement l'effacement de soi et fait de l'hésitation et de l'ignorance un des aspects constitutifs de sa démarche qui est pourtant un « écrire malgré tout ». J'ai organisé ma recherche en trois volets. Dans le premier, j'ai étudié les paramètres personnels et temporels de la situation d'énonciation en me centrant essentiellement sur les occurrences des pronoms et déterminants personnels de 1 re et 2e personnes et de on et sur les tiroirs verbaux. Dans le second, je me suis attachée aux modalités phrastiques révélatrices de l'engagement ou de la distance du locuteur par rapport à son dire, de la prise en compte dans ses propos du point de vue d'autres énonciateurs, et du rôle dévolu à l'allocutaire dans l'échange verbal. Le troisième volet est consacré au rythme, entendu comme la manifestation du sujet dans l'écriture, et appréhendé comme une interaction entre les formes métriques et la syntaxe. Mon étude a porté sur l'ensemble des recueils en vers (de Requiem à Pensées sous les nuages) et, pour la troisième partie, s'est élargie aux recueils de vers et prose Cahier de verdure et Après beaucoup d'années. Je m'y suis efforcée de rendre compte tout à la fois des constantes d'une écriture et de son évolution au long de presque quarante ans. On observe tout d'abord une évolution qui va dans le sens d'un effacement du je au fil du temps au profit du nous et du on, mais sans que le je disparaisse complètement. L'indétermination entre les niveaux I (celui du je écrivant et de son lecteur) et II (celui du je éprouvant et des autres actants qui l'accompagnent) s'accentue avec les années, en même temps qu'apparaît davantage l'activité d'écriture en tant que telle et l'interpellation ou l'inclusion du lecteur.

(*) Thèse de doctorat nouveau régime, sous la direction de M. le professeur Georges Molinié, soutenue le 22 novembre 1 999 à l'université de Pans IV- Sorbonne, devant un jury constitué de Mme j. Gardes-Tamine et de MM. J.-M. Adam, D. Bilous, M. Collot et G. Molinié.

1 . On peut citer à cet égard Figures du sujet lyrique, édité par D. Rabaté, PUF, 1996 et Modernités 8, Le sujet lyrique en question, édité par Y. Vadé, PU de Bordeaux, 1996.

Du point de vue temporel, on notera l'absence de tout récit dans ces poèmes, et l'emploi prédominant du présent qui, de par sa capacité à référer aussi bien à l'ici-maintenant (présent déictique) qu'à un moment xdu passé (présent historique) ou à la totalité de l'expérience temporelle (présent gnomique), permet - associé notamment au on ou au nous - de faire du poème la mise en mots d'une expérience singulière susceptible de s'élargir à une communauté plus vaste. Le locuteur jaccottétien est donc une voix qui nous parle d'une expérience hic et nunc en la généralisant toutefois assez pour que chaque lecteur puisse la réactualiser dans le présent de sa lecture. Par l'association du présent avec le passé composé et le futur, notamment antérieur à valeur d'accompli, véritable trait de style chez notre auteur, par l'emploi de nombreux lexemes du passage et de la métamorphose, est préservé aussi un certain équilibre entre la dilatation extatique de l'instant et son éphémérité. Plus globalement, les paramètres de personne et de temps amènent à situer ces poèmes dans un continuum qui va d'une énonciation impersonnelle proche de la maxime à une énonciation impliquée propre au discours interactif, sans toutefois occuper jamais l'un ou l'autre de ces pôles. On retrouve une oscillation similaire dans l'usage des modalités qui se caractérise par les traits suivants : - le recours fréquent à la négation, le plus souvent pour

récuser avec force les espoirs illusoires d'un énonciateur disqualifié, mais parfois aussi pour dire l'étonnement heureux devant la disparition des limites ;

- l'abondance des modalités atténuatives qui, bien qu'elles restreignent la validité des assertions sur lesquelles elles portent ou expriment une distance du locuteur, n'en ouvrent pas moins des espaces de possibilité pour un monde qui ne se restreigne pas à la douleur et à la mort ;

- le rôle-clé dévolu à l'allocutaire par un locuteur qui soit conteste implicitement ses positions, soit s'en remet à lui pour valider ses propositions ;

- l'utilisation de la ponctuation pour donner au discours différents niveaux de profondeur (parenthèses, tirets) et suggérer des ouvertures (points de suspension).

Très significativement, la préférence est accordée à des modalisations peu explicites, qui ne séparent pas le modus et le dictum et condensent sans avoir l'air des parcours interprétatifs complexes, et de nombreux énoncés polyphoniques font des poèmes un espace de débat et de contradiction.

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Toutefois la grande force illocutoire de certains énoncés assertifs ou impératifs corrige quelque peu la vison d'un locuteur jaccotétien se tenant à distance de son discours et refusant tout engagement dans son dire. Cette présentation nécessairement brève néglige les variations dans l'usage des marques énonciatives qui font de chaque recueil une constellation unique de traits, et permettent par exemple de distinguer clairement ce qui, au-delà d'une thématique commune - celle du deuil - différencie Requiem, Leçons et Chants d'en bas. Mais en ce qui concerne le rythme, la variation est telle qu'on ne peut manquer de signaler ici les jalons caractéristiques d'une évolution : l'abandon progressif des mètres traditionnels au profit du vers libre en passant par un usage remarquable du 14 syllabes, l'autonomie et la brièveté des vers dans Airs, la crise que manifeste le rythme heurté (rejets, enjambements, coupes syntaxiques en perpétuel changement, vers de longueur très inégale) qui caractérise Chants d'en bas, le relatif apaisement des recueils suivants, et l'apparition de la prose au sein même des recueils poétiques dans les deux dernières uvres. Mais ces évolutions, qui témoignent de la quête incessante d'une parole «juste », accordée à l'expérience, ne doivent pas masquer une constante chez Jaccottet : la conviction que la poésie est à la fois acquiescement au chant qui donne au réel sa mesure, et refus d'une musique trop facile qui ferait l'économie de la douleur et de l'impuissance des mots. On voit donc se dégager de ce bref parcours les contours d'une écriture préservant la tension entre des contradictoires et sollicitant de multiples façons la participation du lecteur à renonciation du poème. A cet égard, les deux derniers recueils, par la variété de leurs dispositifs énonciatifs fondée sur la mise en contraste des vers et de la prose, et à l'intérieur de chaque catégorie, de différentes formes, plus dilatées ou plus condensées, s'avèrent exemplaires d'un souci de ne pas réduire la double tension entre singulier et universel, continu et discontinu, dont je fais l'hypothèse qu'elle irrigue toute l'uvre de Jaccottet, sans exclure qu'elle puisse également se manifester, sous d'autres formes, chez d'autres poètes contemporains soucieux eux aussi de réconcilier la fulgurance de l'instant initial et la ténacité du quotidien. Je voudrais à présent revenir sur quelques-unes des implications méthodologiques de mon travail. Il me semble tout d'abord avoir montré qu'une approche enonciative de la poésie pouvait éclairer en profondeur la compréhension d'une uvre, or, si les études narratologiques actuelles font la part belle aux faits énonciatifs, ce n'est pas toujours le cas dans les études linguistiques de textes poétiques où l'on s'intéresse avant tout soit aux tropes, soit, dans la lignée de Jakobson, à la recherche des parallélismes phoniques et syntaxiques. Je plaiderai donc pour une prise en compte systématique de renonciation dans l'approche des textes poétiques, en considérant avec Michel Collot(2) que le poème est avant tout une parole adressée à quelqu'un. Je propose d'ailleurs dans ma thèse de catégoriser les poèmes de Jaccottet en fonction du macro-acte de langage qu'ils réalisent, ce qui me permet de montrer les limites de

tion établie par Jaccottet entre poème-instant et poème- discours et d'insister sur la dimension dialogique de sa poésie où les débats, les hypothèses, les incitations et les souhaits l'emportent sur les constats et où l'effacement du locuteur n'entraîne que rarement l'impersonnalité des propos. Mais à l'heure actuelle, où aucune théorie ne peut rendre compte de l'ensemble des traits qui relèvent de renonciation, une approche enonciative soulève nécessairement la question de l'hétérogénéité de ses outils. Si, dans ma première partie, je m'appuie sur des travaux linguistiques portant sur la valeur des pronoms et des tiroirs verbaux, c'est la stylistique actantielle de Georges Molinié (3) qui me permet de distinguer les différents niveaux énonciatifs présents dans l'uvre littéraire. De même dans ma deuxième partie, j'ai choisi comme entrées distinctives non pas les catégories de modalités habituellement distinguées (aléthiques, épistémiques, axiologiques, bouliques), mais plutôt les traces linguistiques (y compris typographiques) d'hétérogénéité discursive au sein d'un énoncé écrit monologué, en m'appuyant essentiellement sur les travaux de Ducrot sur la négation et l'interrogation, mais aussi sur des études d'inspiration plus pragmatique. Quant à l'inclusion des relations entre métrique et syntaxe dans une approche enonciative, elle soulève bien évidemment plusieurs questions : si de plus en plus de linguistes s'accordent à considérer les marques supra-segmentales comme des traces d'opérations discursives de structuration du discours et de positionnement du locuteur (4), on n'a pas encore beaucoup théorisé sur ce qui caractériserait le rythme d'un discours écrite), et dans le domaine de la poésie, si l'on dispose à présent d'outils précieux pour étudier les relations entre mètre et syntaxe, on n'a pas pour autant de théorie qui penserait l'articulation de ces phénomènes avec des concepts énonciatifs tels que ceux de polyphonie, d'hétérogénéité discursive, d'ouverture au co-énonciateur, etc. A quel niveau actantiel conviendrait-il d'ailleurs de situer les phénomènes rythmiques? Relèvent-ils du niveau I ou d'un niveau plus souterrain où se choisiraient les formes génériques et se définirait le rapport à la tradition littéraire, mais aussi où s'investirait le corps et la voix du sujet écrivant? Face à toutes ces questions, j'ai pris le parti d'utiliser des outils divers en cherchant leur articulation non pas dans la théorie, encore à faire, mais dans la pratique d'un auteur et dans les effets à la lecture de formes signifiantes qui convergent en un faisceau interprétatif. De ce point de vue, si la pratique stylistique est un bricolage redevable de ses outils à la linguistique, elle a le mérite d'inciter la théorie linguistique à articuler entre elles des démarches trop souvent séparées mais dont il faut penser l'interaction.

2. La poésie moderne et la structure d'horizon, PUF, 1989, p. 187-194. 3. On la trouvera définie progressivement dans La stylistique, PUF, 1 989,

Approches de la réception (en collaboration avec A. Viala), PUF, 1993 et Sémiostylistique. L'effet de l'art, PUF, 1998.

4. Cf. la récente Grammaire de l'intonation de M. -A. Morel et L. Danon- Boileau, Ophrys, 1998.

5. Hormis les réflexions stimulantes mais encore exploratoires d'Henri Meschonnic.

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