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Mythes et Symboliques Eau Synthèses de travaux de Jules GRITTI par Mariette Darrigrand Edition 2015 Comportements Etudes et ,

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Mythes et Symboliques

Eau

Synthèse de travaux de Jules GRITTI

Par Mariette DarrigrandAncienne Elève de Jules Gritti, sémiologue, analystedes représentations sociales, Mariette Darrigrand afait une synthèse de travaux de Jules Gritti ens'appuyant également sur les écrits de quatre écrivainset chercheurs, Gaston Bachelard, Gilbert Durand,Brigitte Caulier, Patricia Hidiroglou.

Etudes et Comportements,

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Les mythes de l’eau Les mythes littéraires

Le fonds mythologique

profond

p52

Les symboliquesreligieuses Les croyances celtiques

Les symboliques del’eau dans les religionsmonothéistes

Ouvrages de références

p29

p11

p20

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p38

p30

Préfacep4

Som

maire

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Préface

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Depuis la première publication de ces Mythes et symboliques del’Eau, en 1997, cette dernière n’a fait qu’amplifier sa présencedans notre contexte politico-médiatique.

Il est de plus en plus question d’elle à propos de deux grandsproblèmes de l’époque : le Changement climatique et l’Alimentation.Sous l’angle du global change, elle envahit la terre à travers nombred’inondations et déluges. Sous l’angle de la nécessité de nourrir unehumanité en pleine croissance, elle est convoitée et précieuse. Jamaissuffisante.

Pour les médias, l’eau oscille donc perpétuellement entre la pléthore etle manque, aussi foncièrement double que dans les plus anciens récitsdes origines. Ce paradigme fondamental, mis en valeur par l’essai deGaston Bachelard, L’eau et les rêves, est largement explicité dans lespages qui suivent. Pour ce célèbre philosophe de l’imagination, l’Eauest d’autant plus du côté de la vie qu’elle est travaillée par momentspar la mort. Les grands mythes, comme la tradition poétique, attestentde cette ambivalence. Aujourd’hui, le cinéma à grand spectacle - deTitanic à Noé en passant par Avatar et tant d’autres -, de même quecertaines installations aquatiques de l’art contemporain, ne disent pasautre chose. L’eau est double car elle a quelque chose de sacré que lamodernité ne dément pas.

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L’Eau, éternel miroir del’humanité

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Le phénomène s’est même accéléré depuis 2008, à travers le discoursambiant sur la Crise. Selon la plus ancienne des métaphoresoccidentales, une tempête s’est abattue sur Wall Street au moment dela chute de la banque Lehman Brothers, et elle s’est depuis généraliséesous des formes aussi bien concrètes que symboliques. Tout unensemble d’imageries accréditent ainsi cette société liquide dont parlele sociologue Zygmunt Bauman, pour caractériser le monde actuel, faitde flux d’informations, de flux de financiarisation, de flux demigrations…

Cette évolution donne raison à Jules Gritti, à qui le Centred’information sur l’eau avait eu la bonne idée de demander cetouvrage, de l’avoir placé – dans le droit fil de Bachelard – égalementsous le signe des structures anthropologiques de l’imaginaire de GilbertDurand. Longtemps ignoré en France, ce spécialiste des mytheslittéraires universels a toujours souligné l’invariance des images lesplus fortes. Il est aujourd’hui redécouvert par les jeunes chercheursqui travaillent sur les best-sellers, films, jeux en ligne, récits d’HeroicFantasy, autant de produits culturels qui remettent au goût du jour lesgrands archétypes inusables. La rencontre du Fleuve et de la Rivière, lecombat du Gardien des fontaines avec le maître du Déluge, la Sirènesalvatrice contre le Voleur de puits…, la liste est longue.

Ces héros, sempiternels, recolorisés par les nouvelles technologies del’image, rencontrent toujours l’eau à un moment de leur parcours. Aucœur de ce revival généralisé par lequel la société lutte contre la peurde voir ses ressources s’épuiser, elle constitue l’expression parexcellence de notre nouveau rapport à la Nature : une Bona Materporteuse de vie, gorgée de sucs et de sels, pleine d’oligo-éléments etde végétaux marins bienfaiteurs. Bio au sens premier du terme,porteuse de vie.

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Une telle imagerie populaire rejoint une recherche universitaire queJules Gritti n’a malheureusement pas eu le temps de connaître : cellede Philippe Descola. Successeur de Claude Lévi-Strauss et FrançoiseHéritier au Collège de France, cet anthropologue fait partie desintellectuels qui réhabilitent aujourd’hui la pensée dite analogique :une pensée longtemps écartée par le cartésianisme et le positivismecar elle fait la part belle à l’imagination et met en valeur les grandesreprésentations « archaïques » transmises par l’inconscient collectif.

Dans son livre-maître, paru en 2005, Par delà Nature et Culture, PhilippeDescola explique en particulier que la modernité européenne etsurtout française, héritière d’une vision dans laquelle l’homo fabercherche avant tout à maîtriser la nature, nous a fait oublier qu’il estpossible de vivre avec celle-ci dans un jumelage beaucoup plusharmonieux. La prise de conscience écologique, mais aussi certainesvisions venues d’Orient, d’Afrique, d’Inde ou d’Australie par lamondialisation, nous amènent aujourd’hui à diversifier nos regards.Nous nous sentons enfin moins supérieurs à la Nature que reliés à ellepar toutes sortes de similitudes que nous avions oubliées ouméprisées.

De même, l’art des jardins irrigués, qui caractérise la culture arabo-andalouse, et plus généralement la place de l’eau dans la culturemusulmane, viennent désormais s’ajouter à l’héritage judéo-chrétien.Dans les pages qui suivent, les historiennes Brigitte Caulier et PatriciaHidiroglou nous invitent à ce métissage, montrant bien que certainsrituels sont communs à toutes les pratiques populaires, et qu’ellesn’ont jamais cessé de nourrir les imaginaires.

Nul doute que ce sont ces ancestrales analogies qui se réactiventquand l’individu contemporain boit de l’eau pour être fluide comme

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une nymphe ou doté d’une force tellurique venue de sourcesprofondes…De même, quand de l’eau de nuages est produite danscertaines régions du monde grâce aux bio-techs les plus avancées, ilest clair que la science rejoint les intuitions des poètes d’antan.

De ce point de vue, le rapport actuel à l’Eau place celle-ci à deuxendroits de la temporalité.Symbole même du temps qui passe puisque Tout coule, comme ledisait le philosophe grec Héraclite, l’eau a toujours représentél’Histoire. Désormais - et plus encore en 2015 qu’en 1997 -, elle estaussi la preuve que certaines métaphores ne vieillissent pas, et quenous sommes plus que jamais reliés aux images culturelles fondatrices.

L’eau est donc aujourd’hui une matière tout à fait privilégiée pouréprouver la double caractéristique de notre époque, dite post-moderne, faite d’extrême de progrès technologiques et de retour auxsources…. Objet imaginaire et objet sanitaire, elle nous conduit à lafois vers la modernité et vers ce que Nietzsche appelait l’inactuel : leplaisir de retrouver intacte la valeur des pluies antiques, des rivièresromantiques, des ruisseaux édéniques….

Elle est ainsi définitivement le miroir de notre condition – seule desquatre éléments, comme l’avait bien dit Bachelard, dans lequel nouspouvons nous mirer.

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Mariette Darrigrand Sémiologue

Auteur de « Comment les médias nous parlent (mal) » (Editions François Bourin – 2014) et « Ces mots qui nous gouvernent » (Bayard – 2008).

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Sociologue et sémiologue, docteur en Histoire de la philosophie,observateur passionné des phénomènes de communication, il a, toutesa vie, voulu faire progresser les sciences humaines. Durant une

existence très intense, il a réussi à concilier ses engagements religieux, sonrôle de chercheur – il a dirigé le Laboratoire d’Études et de Recherches surl’Information et la Communication (LERIC) –, et ses missions de pédagogue entant qu'enseignant.

Participant de la vie intellectuelle et des idées nouvelles, il est le compagnonde recherche d'Umberto Ecco et s'intéresse aux travaux de René Girard,Roland Barthes, Edgard Morin, etc. auxquels il consacra des ouvrages dans lasérie « Comprendre » des éditions Privat.

Jules Gritti se passionne pour les mythes de la communication de masse.Observateur des médias, il décrypte leur fonctionnement et leur place dans lasociété. Il est convaincu que les messages des médias agissent par de lentestransformations. Il écrit : « Par un jeu répétitif, les médias opèrent goutte-à-goutte de véritables concrétions morales et culturelles. On imagine alors desstalactites ou des stalagmites dans les grottes de la résignation collective ».

Son talent s’épanouit dans les analyses rapides à chaud. Il est un critiquereconnu de la télévision et signe des chroniques régulières dans la presseécrite, en particulier, Le Monde, La Croix, Centre Presse… L'originalité de sesanalyses et son expérience l'amènent à être consultant de l’UNESCO, de laCEE, de Bayard Presse, de France 2 et de TF1. Enseignant dans de nombreusesuniversités ou écoles, à la fois vulgarisateur et pédagogue, il s'attache à

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Jules GRITTI

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transmettre son savoir. Au début de sa carrière, il enseigne aux séminaires deNîmes, Reims et Rodez ; ensuite, durant de longues années à l’Université deLouvain en Belgique, à la Sorbonne (CELSA), à l’Université de Paris IV et àl’École Supérieure de Journalisme de Lille. Dans cette École, il compte parmises élèves, Bruno Masure, Claude Sérillon et Jean-Pierre Elkabach.

Il est l’auteur de nombreux ouvrages de sociologie et sémiologie. Sous-jacentes à ses analyses, ses préoccupations morales sont constantes. Entémoignent certains de ses livres tels que Déraciner les racismes, Télévision etconscience chrétienne, Médias et charité. De nombreux ouvrages aident àcomprendre le fonctionnement désormais indissociable de la société et desmédias : La sociologie face aux médias, ou Le Village planétaire, L’enjeu de lacommunication mondiale co-signé avec Hervé Bourges, alors directeur généralde TF1, Le Pape à la Une, Sport à la Une. Parmi ses autres œuvres, Une Histoirede la psychanalyse après Freud, Elle court, elle court la rumeur, Réflexion sur lediscours audiovisuel et un livre consacré à Umberto Ecco. Dans la série « Comprendre » des éditions Privat, il publie sous le nom de Jean-BaptisteFagès, en hommage à son père Jean-Baptiste et à sa mère née Fagès, deslivres consacrés à Levi-Strauss, Jacques Lacan, Roland Barthes, Edgard Morin,René Girard et Teilhard de Chardin.

Jules Gritti est né à San Giovanni Bianco, le 7 décembre 1924. Avec sa famille,il a quitté l’Italie pour s’installer en France en 1930 et a passé l’essentiel de sonadolescence à Millau (Aveyron), région dont il conserva toujours l'accent quidonnait à la profondeur de ses paroles une couleur insolite pour un grandintellectuel. Il s’éteint le 5 juillet 1998 à Paris dans la discrétion.

,Jules Gritti1924-1998

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Les mythes del’eau

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Gaston Bachelard occupe une place à part dans l’histoire de laphilosophie française. Employé des Postes avant de devenir ingénieurdes Télégraphes, il ne passe sa licence de philosophie que

tardivement - en 1920 - après un parcours technique. Sa carrière garderatoujours cette double dimension puisqu’il sera directeur de l’Institut desSciences et des Techniques, avant d’entrer à l’Académie des Sciences moraleset politiques, en 1955.

Son œuvre est significative de cette double appartenance. En effet, ses écritstraitent d’une part du discours de la science, d’autre part du discours littéraire,de sorte que Gaston Bachelard est à la fois un épistémologue, spécialiste de larationalité scientifique et le premier de nos mythologues, spécialiste del’irrationnel poétique.

Son premier livre, Le nouvel esprit scientifique, paru en 1934, incite à la fois lesphilosophes à s’intéresser aux innovations de la technique et les scientifiquesà ne pas se laisser enfermer dans la pure raison. Il y montre précisémentcomment la véritable valeur de la science vient moins des découvertesattestées que de la richesse infinie de l’expérience. C’est cette dernière quidonne à la recherche son dynamisme, son aptitude aux risques, et sa capacitéde se renouveler sans cesse devant le réel. Face à la profusion de l’imaginationpoétique, le philosophe, cette fois, cherche à dégager, sinon des règles, dumoins les grands mécanismes psycho-sensoriels qui relient les individus au-delà de leurs expressions les plus singulières. Il en vient donc naturellement às’intéresser à ce qu’il nomme « l’imagination de la matière » et qu’il étudie à

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Gaston BACHELARD

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partir des quatre éléments. Dans ce domaine, ses maîtres-livres sont : Lapsychanalyse du feu (1938), L’eau et les rêves (1942), L’air et les songes (1943),La terre et les rêveries de la volonté (1948), La terre et les rêveries du repos(1948). Ces ouvrages sont d’une grande originalité, mêlant la critiquelittéraire, l’anthropologie, la philosophie, la psychanalyse. Gaston Bachelard yrevient, à travers de multiples fragments littéraires, sur les grands mythes etles grands symboles : le Labyrinthe, la Racine, le Serpent, la Barque…

Cette manière d’observer l’expression poétique permet de révéler des imagesarchaïques profondes – ce que Jung a appelé l’inconscient collectif – et de voirque ces images créent une véritable culture universelle et sempiternelle. Ellemet également en exergue les catégories – la féminité, l’intimité, le diurne, lenocturne… – qui incarnent le lien entre l’homme et le monde.

Une telle exploration de la pensée humaine, dans son mystère comme dansson aspiration à la lumière, est assez originale et fertile pour nourrir lesintellectuels des générations suivantes. Roland Barthes s’est beaucoup servidu vocabulaire et de l’approche sensible de Gaston Bachelard, Pierre Bourdieuse réfère à son œuvre. Mais ce sont surtout les travaux sur l’imaginaire qui ontpoursuivi l’œuvre de ce maître particulier. Ceux de Gilbert Durand, spécialistedes expressions contemporaines des mythes de toujours, Pierre Brunel,spécialiste de la littérature comparée, Michel Maffesoli, spécialiste de lasociologie du quotidien.

Bien que n’appartenant pas encore à l’ère médiatique, Gaston Bachelard alaissé des enregistrements audiovisuels qui permettent aujourd’hui encore degoûter sa manière chaleureuse de communiquer et de transmettre. Sa voix, àtravers les grasseyements de son fort accent bourguignon, semble donner lapreuve que ce philosophe amoureux des éléments, ne se contentait pas dethéoriser la terre ou l’eau mais les vivait pleinement, les conservant en luidepuis son enfance campagnarde.

,Gaston Bachelard

1884-1962

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pour l’homme qui se mireet se cherche, l’eau devient

un véritable écho visuel.

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L’eau oscille entrela vie et la mort

L’Eau MiroirTout commence avec l’eau miroir, nousexplique Bachelard. C’est le miroir de lafontaine qui ouvre l’imagination. Pourl’homme qui se mire et se cherche, l’eaudevient un véritable écho visuel. Là setrouve une bifurcation fondamentale :on peut en rester à l’égocentrisme ouentrer dans le monde. Si l’on s’arrête, onrevit le mythe de Narcisse, réinventé aucours des siècles par les poètes. Notamment, au XXe, par Paul Eluard : « Ici on ne peut se perdre Et mon visage est dans l’eau pure je vois Chanter un seul arbre Adoucir des cailloux Refléter l’horizon ». Le Livre ouvert

Ou par Paul Valéry : « Le moindre soupir Que j’exhalerais Me viendrait ravir Ce que j’adorais,

Sur l’eau bleue et blonde Et cieux et forêts Et rose de l’onde ». Mélanges, « Narcisse ».

L’Eau printanièrESi la traversée de l’eau-miroir a lieu, c’estle plongeon : voici l’eau fraîche et clairede la rivière. Elle invite au bain, à la nuditépermise, innocente. C’est la Natureenfant qui parle dans le ruisseau, nousdit le philosophe, en insistant sur lelangage puéril, le rire, les gazouillis descascades, des ruisseaux ironiques, leglouglou que de nombreux poètes,parfois même très sérieux, commeGoethe, ont chantés… La fraîcheurprend ici à la fois son sens concret et savaleur abstraite de jeunesse. L’eau fraîchesignifie le renouveau, le printemps : àaucun substantif, plus fortement qu’àl’eau, l’adjectif printanier ne peut êtreassocié, assure l’homme de langage.Et puis bien sûr, il y a l’érotisme et la beautédes eaux amoureuses. La rivière quiondule et ondoie évoque la baigneusenue, qui rappelle toujours la femme-cygne de l’origine, cette Léda qu’a aiméeJupiter après l’avoir vue dans l’eau…

Les mythes littéraires

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Shakespeare ne cesse de souligner le lien entre la femme, la mort…et l’eau.

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L’eau est l’élément leplus favorable auxcombinaisons desmatières et donc despuissances.

L’Eau DE L’oMBrEMais cette première série d’imagespositives peut s’inverser, et voici leseaux profondes : profondes commedes tombeaux, des eaux dormantes,mortes elles-mêmes, engloutissantes…C’est Edgar Poe, poète du fantastiqueet de la ligne-frontière entre la vie et lamort, qui a le plus exprimé cettefascination pour l’eau de l’ombre, qu’ilappelait l’ébène liquide. Cette fois leseaux dorment, elles font silence, ellesabritent non plus des enfants mais desmorts.

L’Eau ConDuCtriCE DES MortSElles en transportent même, etBachelard parle d’un véritablecomplexe de Caron, que l’imaginationpopulaire comme les poètes ont reprisà travers l’image d’un bateau desmorts. La mort comme navigationinfinie sur une eau infinie. Nousconnaissons tous ce vers de Baudelaire :« O mort, vieux capitaine, il est temps !Levons l’ancre ! » (Les Fleurs du mal, « LaMort »). La douce Ophélie, la sacrifiée deHamlet, est alors une figure vouée àflotter dans un long souvenird’innocente mort. Tout au long de sapièce, Shakespeare ne cesse desouligner le lien entre la femme, lamort… et l’eau.

L’eau sait secomposer avec lesautres éléments

Après cette mise en évidence descontrastes entre les dimensions vitaleset mortelles de l’eau, Bachelard insistesur un autre point, qui au fond résumetout son livre : l’eau est l’élément leplus favorable aux combinaisons desmatières et donc des puissances. Elleest la substance qui s’offre le mieux auxmélanges. L’eau compose et secompose.

L’Eau CoMpoSéE avEC LE fEuElle se compose tout d’abord avec lefeu. Le mariage de l’eau et du feu seraitdonc possible ?Oui, pour l’imagination des alchimisteset des poètes, sans aucun doute. Cequi en résulte est un corps doué d’unepuissance très mystérieuse. C’est l’eaude vie qui est le nom de l’alcool quandil est conservé assez longtemps poursubir une vraie transformation de sasubstanc e. C’est l’eau thermale aussi,considérée jusqu’au XVIIIe siècle commela composition, non pas de l’eau et dusoufre ou de l’eau et du bitume, maisdirectement de l’eau et du feu.

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L’Eau CoMpoSéE avEC La tErrEL’union de l’eau et de la terre donne lapâte, nous rappelle ensuite Bachelard,en insistant sur la part active de l’eau,cette action étant là encore ambivalente :l’eau lie et délie. Pour l’homme, cettefaculté de l’eau quand elle s’allie à laterre est fondamentale. C’est la joie depalper, si structurante pour l’enfant,comme l’observent les psychanalystes.Si créative pour l’artiste, qui fait ainsiune expérience unique du temps :durée sans à-coups, sans élan, sans finprécise, durée du pétrissage ou de lasculpture. Et surtout joie du rêve, carpour Bachelard, c’est évident : le rêvepasse par le travail de matières commel’argile, terre et eau mélangées. Eneffet, jamais une telle matière nesemble assez travaillée à l’homme car iln’a jamais fini de la rêver.

L’Eau CoMpoSéE avEC L’airQuand l’eau rencontre l’air, c’est la nuit.L’eau se compose, surtout dansl’imagination des artistes, avec l’airsombre, l’air doux de l’obscuriténocturne. C’est le mélange qui a le plusinspiré les poètes. René Char voyait danscette rencontre la conjugaison de deuxdouceurs, pour donner le miel de la nuit.Tandis que George Sand repérait dansl’effacement de la frontière entre lesmares et l’obscurité, l’apparition desfantômes qui peuplent ses romans.

L’eau symbolise lamère et la femme

ToutE Eau ESt un LaitC’est cette formule que Bachelardemploie pour expliquer la valeur quenotre imagination profonde confère àl’eau. Pour lui, et toujours ens’appuyant sur des œuvres littéraires etpicturales, il ne fait aucun doute quel’eau est le premier symbole de la Mèrenature. À l’eau sont donc associées, auplus profond de chaque être, desimages de bien-être et de nourriturequi le renvoient à son premier amour :sa mère. L’eau signifie ainsi à la foisamour et nourriture. Pour l’historienJules Michelet, pourtant peu porté à latendresse, « le poisson dans l’eau estun embryon au sein de la mèrecommune (…). Et dans les eauxnourrissantes de la mer, la vie flottecomme un rêve » (La Mer).

Comme le résume Bachelard, l’eauréunit la nourriture et le calmant.D’ailleurs, de nombreux poètes ont vudans les mers, dans les lacs, « les eauxcalmes du lait » selon la formule deSaint-John Perse (Éloges).

L’eau est alors blanche plutôt quetransparente, plutôt tiède que fraîche.

L’eau signifie ainsi à la fois amour et

nourriture.

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Pour Claudel, un fleuve, c’est l’éruptionde l’eau liquide enracinée au plussecret des replis de la terre. C’estl’éruption du lait sous la traction del’Océan qui tète (Connaissance de l’Est).

Et il n’y a pas de différence entre l’eauet la matière première même : la Mère(Cinq grandes odes).

La SuBStanCE voLuptuEuSECes images de maternité sontdominantes. Parfois, chez certainspoètes, elles se féminisent et la mer-mère sait rester une jeune fille. Toutparticulièrement chez les romantiques,comme Lamartine ou l’allemandNovalis qui a beaucoup chanté sondésir d’être bercé par les bras d’unerivière-jeune fille, de sentir la substancevoluptueuse de l’eau collée au rêveurcomme une douce poitrine (Hymnes àla nuit).

L’eau conduit lapureté

L’Eau EntrE LE BiEn Et LE MaLLes mythes littéraires apportent lapreuve que, pour l’imaginationhumaine, la pureté résume à elle touteseule toutes les valorisations, et l’eauen est le symbole le plus naturel.Lorsque cette pureté est détruite, c’estla colère de l’homme. Bachelard lui-même n’hésite pas à sortir de saréserve d’intellectuel pour accuser lespollueurs d’être des profanateurs, desAttila des sources ! Il remarque que la description d’une eauimpure provoque des adjectifs en formed’injures (nitreuse, sulfureuse, etc.) quisont moins des constatations scientifiquesqu’une analyse psychologique de larépugnance : en somme les grimacesd’un buveur. Tout comme l’eau purereprésente le Bien, l’eau impurereprésente le Mal.

La puiSSanCE intiME DE L’EauIl suffit d’ailleurs de la moindreimpureté pour que l’eau tout entièresoit maléficiée : le mal passe de laqualité à la substance. L’eau estconductrice. Dans ces conditions, sepurifier a un sens moins rationnel

il suffit d’ailleurs de lamoindre impureté pourque l’eau tout entière soit maléficiée.

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qu’émotionnel et sacré. Plus qu’à selaver, l’eau sert à se doter d’une forcerénovatrice.Sa puissance intime est si grande, qu’ilsuffit à l’homme d’en être aspergé ensurface pour que tout son être soitpurifié en profondeur : est lavémoralement celui qui est aspergéphysiquement. Bachelard insiste surcette idée d’intimité. C’est l’intérieurqui commande, dit-il. C’est d’unegoutte, d’un point central de l’eau querayonne son action. L’eau a le pouvoirde conglomérer et de rayonner lapureté. Les encyclopédistes du XVIIIe

siècle ne qualifiaient-ils pas l’eau demerveilleux aimant ?

L’Eau qui révEiLLE L’énErGiECette purification rénovatrice seconcrétise dans la fontaine deJouvence. L’image symbolique estentrée dans la vie quotidienne. Chaquemaison possède un endroit où l’eaufraîche redonne des flammes au regardet nous rajeunit. Il faut noter cetteimportance symbolique du regardpurifié et réveillé : c’est un œil nouveausur le monde que nous donne l’eaufraîche. L’eau sur le visage réveillel’énergie de voir. À partir de là, elleéveille toute la vie énergique, commele disait la médecine traditionnelle. Dèslors, comment ne pas penser quel’hygiène est d’abord un poème ?

L’eau douceest plus mythiqueque l’eau de mer

L’Eau DouCE provoquE DavantaGEL’iMaGinationBachelard fait une différenceessentielle entre l’eau douce et l’eau demer. Pour lui, l’imagination n’est pas dutout provoquée de la même manièredans un cas comme dans l’autre.

La mer suscite des mythes mais ils sonttoujours racontés : la mer, ce sont desrécits de voyage. L’eau, qui n’est passalée, eau des rivières et des sources enrevanche, correspond pour l’homme àune expérience immédiate, en deçà dulangage. Au fond, même s’il ne savaitpas raconter, s’il n’avait pas les mots àsa disposition, l’être humain serait toutde même sensible à la valeursymbolique fondamentale de l’eaudouce. C’est que ce lien essentiels’établit sur une expérience physique :une vue, un toucher, une participationde tout le corps qui se baigne, etc. Ce que Bachelard appelle le sensualismeprimitif de l’eau douce. Et il conclut :l’eau commune, l’eau quotidienne doitse placer avant l’infini des mers.

L’eau commune, l’eauquotidienne doit se placer

avant l’infini des mers.

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L’Eau DE MEr provoquE La CoLèrE vitaLEDevant la mer cependant, l’hommeconquiert toujours un élémentétranger à sa nature. La comparaisonde la nage et de la marche est parlante.Contre l’air et le vent, le marcheurmène un combat, contre la mer, lenageur vit toujours un triomphe. Etsouvent chez les écrivains, revient lerécit de cette scène initiatique où unenfant est jeté à l’eau par un père ouun maître-nageur.La peur initiale et la victoire sur cettepeur sont essentielles. L’eau de mer,sortant ses griffes comme dit VictorHugo (Les Travailleurs de la mer), amontré la nécessité du combat, elle aapporté à l’être le coefficient d’adversitédont il avait besoin pour se structurer.Bachelard parle alors de la colère vitalede la mer déchaînée, colère joyeusequi se transmet à l’homme qui essaiede la dompter.Employant lui-même une métaphoreaquatique, il proclame sa conviction :En tant que source d’énergie, l’être estune colère a priori. Cette colère trouveen l’eau son « terrain » d’élection…C’est à l’homme de s’y faire dompteuret conquérant !

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Agrégé de philosophie et docteur ès-lettres, Gilbert Durand a faittoute sa carrière dans sa région d’origine, la Savoie. Il a notammentété professeur de sociologie et d’anthropologie culturelle à

l’Université de Grenoble avant de créer, dans cette ville, en 1966, le Centre deRecherche sur l’Imaginaire. Ce centre a essaimé aujourd’hui dans le mondeentier, notamment au Brésil et aux Etats-Unis dont Gilbert Durand étaitprofesseur invité (universités de Sào Paulo et de Harvard). Ce chercheur qui sesituait dans la lignée de Gaston Bachelard a animé de nombreuses revuesspécialisées comme Les cahiers internationaux du Symbolisme qu’il a fondés,Les cahiers de l’imaginaire ou Les cahiers du groupe d’études spirituellescomparées.

Son livre le plus connu est Les structures anthropologiques de l’imaginaire qu’ilpublia au début de sa carrière mais où toute sa conception de l’homme et deson système de représentation du monde sont déjà exposés. Ce livre, sommeincroyable d’érudition, est une mine pour tous ceux qui s’intéressent àl’aptitude humaine à fabriquer des images : ce que Gilbert Durand appelaitl’imagination symbolique.

Ce livre est révélateur de la méthode de ce chercheur puisqu’il s’appuie sur unphénoménal travail de collecte des récits et des mythes de toutes les cultures,tout en synthétisant l’ensemble des sciences humaines : de Freud à Jung enpassant par Lévi-Strauss, de Mircéa Eliade à Fraser en passant par Sartre etBergson.Les structures anthropologiques de l’imaginaire inaugure une démarche qui seprolonge jusqu’à aujourd’hui : Gilbert Durand a publié Mythes, thèmes et

Gilbert DURAND

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variations (2000), après Mythe, symbole et mythodologie (1982) ou La pensée etle sacré (1996). Cette démarche ne cesse de prendre plus de valeur au fur et àmesure que se développe dans nos sociétés, ce que Gilbert Durand a été undes premiers à pourfendre : les excès de la pensée rationnelle, le refus dusymbolique, bref le désenchantement du monde. Contre cette vision,L’imagination symbolique – titre d’un de ses ouvrages publié en 1964 –apparaît comme un signe privilégié de l’humanité, et même la condition decette nécessité humaine indépassable : le besoin d’espérer.

Chercheur plus que discret, Gilbert Durand qui est resté fidèle à sa terred’origine, s’est toujours tenu à l’écart de la notoriété médiatique. Il continuade creuser son sillon, intellectuellement proche du grand philosophe PaulRicoeur, et de nouveaux sociologues sensibles à la créativité imaginaire del’homme : notamment Michel Maffesoli, directeur du Centre d’études surl’Actuel et le Quotidien, qui a par exemple mis en évidence les nouvellesformes tribales de lien social.

Aujourd'hui, le livre fondateur Les structures anthropologiques de l'imaginaire,est devenu une méthode à part entière, la SAI, utilisée par les chercheurs quitravaillent, dans le monde entier, sur les cultures contemporaines : des sériesTV aux jeux en ligne en passant par la photo ou certaines formes de récits.

Gilbert Durand a laissé une œuvre qui n'a pas fini d'essaimé à partir de sonidée de l'imaginaire humain comme structuré par quelques grandes loisuniverselles et sempiternelles.

Gilbert Durand1921-2012

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L’eauqui distingue

L’Eau éCLair DE purEtéGilbert Durand reprend les thèses deBachelard sur la pureté conductrice del’eau mais va plus loin. Selon lui,lorsqu’on regarde un grand nombre demythes dans lesquels l’eau intervientde manière active, on s’aperçoit qu’ellecrée de la pureté non pas en tant quesubstance – parce qu’elle serait elle-même très chargée en pureté –, maisen tant que ligne séparatrice. Comme ille dit, l’eau qui sépare le pur de l’impurn’agit pas par lavage quantitatif.Quelques gouttes suffisent à purifierun monde, et il faut voir la pureté del’eau comme une sorte d’éclairlumineux, un trait d’eau si l’on veut :une quintessence rayon, un éclair, unéblouissement spontané.

univErSaLité DE L’Eau LuStraLEPas étonnant dans ces conditions quel’eau ait été considérée dès l’Antiquitécomme indispensable aux cérémonies– nombreuses – de purification. Dèsl’Egypte ancienne, l’on aspergeait, l’ondisposait de petits récipients en arc decercle lors de rituels purificateurs… Les Grecs ensuite, et surtout lesRomains inventèrent l’eau lustrale enorganisant toute leur année religieuseà travers ce type de pratiques : duNouvel an (alors en mars) où il fallaitséparer la bonne eau et la dangereuselavure, jusqu’au dernier mois, celui desfièvres, qui ne pouvait pas se clôturersans l’intervention de l’eaupurificatrice. À l’autre bout du monde, en Indonésie,et encore aujourd’hui, lorsqu’uninceste a souillé un village, un hommedoit entrer dans l’eau pour y sacrifierun buffle ou une poule, après quoitoute la communauté s’immerge pourse laver de la faute.

il faut voir la pureté del’eau comme une sorte

d’éclair lumineux, un traitd’eau si l’on veut.

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Le fonds mythologique profond

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L’histoire des religions nous apprendpar ailleurs que cette eau séparante,ayant le pouvoir de faire passer d’unétat dans un autre, se retrouve aussibien dans les Upanishads – textesfondateurs de l’hindouisme – que dansla Bible judéo-chrétienne. L’eau lustralepar excellence, en effet, n’est autre, dansla tradition chrétienne, que l’eau dubaptême, signifiant traditionnellementla propreté de l’âme à l’encontre de lasouillure du péché originel.

La fraiChEur pour roMprEavEC La tiéDEur quotiDiEnnEOn remarquera que cette eaupurifiante mêle parfaitement lecorporel et le spirituel. Si elle sert àl’éveil de la conscience et à l’élévationde la pensée, il faut aussi la prendre ausens concret : la réaction physique queprovoque l’eau fraîche sur une peau ouun front ! Ce que l’on exige de lapurification, en effet, c’est qu’ellerompe avec la tiédeur quotidienne…L’anthropologue nous rappelle quel’eau la plus lustrale est la neige,capable de purifier par la blancheurcomme par le froid.

L’eauqui relie

L’Eau rELiEuSE DE tEMpSLa fonction reliante de l’eau estdevenue évidente dans l’espace :rivières, lacs et canaux sont des liensessentiels entre régions, voire entrepays. Mais ce n’est pas cette dimension-là qui nourrit en profondeur lesreprésentations imaginaires. Il fautplutôt chercher l’eau dans les lienssymboliques qu’elle crée sur l’axe dutemps. Elle s’y trouve fondamentalementliée à la lune, qui est, comme on sait, lafaçon féminine de compter le temps.En ce sens, l’eau est du côté desmétamorphoses incessantes, duchangement constant créé par letemps qui s’écoule1.

univErSaLité DE L’Eau LunairEPartout dans le monde, les divinitéslunaires détiennent peu ou prou desattributs ou des fonctions aquatiques.Dans le Mexique précolombien, ladivinité lunaire est la même que celledes eaux. Le lien entre la lune et lesmarées a été connu des Grecs commedes Celtes, des Eskimos comme desMaoris de Nouvelle Zélande. Une

L’eau est du côté desmétamorphosesincessantes, duchangement constantcréé par le temps quis’écoule.

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1Elle ne correspond donc pas du tout à ladeuxième manière de se représenter le temps,manière masculine, liée au symbolisme de laflèche et qui sera concrétisée par des objetssolides et non liquides.

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ancestrale tradition météorologiquerelie la pluie aux changements de lune,ce qui explique d’ailleurs l’existencedes faiseurs de pluie, ces personnageslunaires que l’on trouve chez lesChinois, les Samoyèdes ou encore lesBoschimans d’Afrique centrale…Quant aux divinités féminines deseaux, l’étude interculturelle desmythes prouve qu’elles ont une trèslarge diffusion en Asie et en Europe,avec une existence privilégiée enGrèce, où les nymphes avaient lacharge d’intervenir à toutes les étapesde la vie humaine, dont elles étaient,surgissant toujours à bon escient del’eau, de véritables horloges symboliques.

L’Eau DES aniMaux MouvantS Et rELiantSC’est en s’incarnant dans un bestiaire quel’eau symbolise le mieux ce mythe profondde la transformation chronobiologique.Quelques animaux sont particulièrementporteurs de valeur temporelle. Dansl’ensemble des traditions symboliques,les nuages comme les fleuves semétamorphosent souvent en reptiles.Le serpent, qui mue, a de fait lepouvoir, à l’instar de l’eau, de changertout en restant lui-même. Serpent àplumes, c’est le célèbre dieu aztèqueQuetzalcoatl, animal hybride, composéd’air puisque ses ailes symbolisent levent, et d’eau puisque les ondulations

de son corps évoquent les eauxcosmiques.L’escargot peut être également utilisé,lui qui, animal lunaire par excellence,passe d’un état à l’autre et présente ledouble aspect aquatique et protecteurde la féminité, avec ses sécrétions et sacoquille.D’une façon plus générale, lesbatraciens et les dragons représententbien l’entre-deux du temps et del’espace : entre la terre et l’eau, entre lejour et la nuit. Dans les croyanceschinoises traditionnelles par exemple,le Dragon Yin réunit les eaux, dirige lespluies, et, tout comme l’empereur, il estle distributeur temporel de la fertilité.

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L’eauqui fusionne

L’iMaGination DES invErSionSPour parler de la valeur fusionnante del’eau, Gilbert Durand insiste sur lebesoin qu’a l’être humain d’inverser sacondition. C’est la dynamique mêmedu rêve qui nous permet de nousraconter le contraire de ce qui faitnotre réalité – et de ce fait de pouvoirla supporter. Quand on renverse ainsile monde, l’on pratique la gullivérisation :celle de l’enfant qui, tout petit, seprend pour un géant. Et dans l’universde l’eau, l’on prend appui sur unschéma anthropologique éternel :l’inversion du contenant en contenu.

L’imaginaire se sert alors de l’eau pourentremêler tous les rôles, et passer desrisques de l’inondation aux bienfaitsde l’irrigation.

L’Eau avaLE pour MiEuxrESSourCErApparaît ainsi une thématique del’avalage dans laquelle la frayeur d’êtremangé (ou de disparaître dans un gouffred’eau) se renverse en plaisir d’assister àune absorption qui résiste à la mort.

C’est le cas de Jonas, mythe trèspuissant, qui nous redonne lapossibilité de revenir dans les eauxamniotiques d’origine et de ressortirde la baleine avale-tout, chargé d’unevie nouvelle.

C’est le cas plus largement du poisson,qui peut être avalé mais peut toujoursavaler à son tour (il y a toujours unpoisson plus petit) et surtout peut enréchapper. Le Christ lui-même étaitconsidéré par les gnostiques du MoyenAge comme le petit poisson que laVierge prit dans la fontaine. Ce quidevait être compris comme la force devie, dans la mesure où elle est portéepar les eaux maternelles, l’alliance duvital masculin et du nourricier fémininà travers l’eau.

L’Eau fErtiLEDans cette logique contradictoire, l’eaudevient bénéfique malgré son danger.Primordiale et suprême avaleuse, elleest plus que jamais la source de vie.Gilbert Durand rappelle que Ferenczi,brillant psychanalyste ami de Freud, ainsisté sur les analogies qui ont de touttemps et dans toutes les cultures existéentre le ventre maternel et l’Eauprimordiale. Le lien mystérieux entrel’océan et les eaux amniotiquess’affirme dans toutes les traditions.Ainsi la mère-eau est un thème qui

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apparaît aussi bien à Babylone qu’enRussie ou dans les pays Baltes, et dansles grands mythes hindous desorigines, c’est d’elle que naît l’arbre devie.Les fontaines de fécondité serencontrent de l’Asie à la Gaule enpassant par la Russie. Dans l’Italieantique, baigner Cybèle, la déesse dela fécondité, était fréquent. Il s’agissaitd’appeler la pluie qui permettrait lafertilité de la terre, et donc la qualitédes futures moissons.

L’Eau étErnELLELa catastrophe aquatique peut donc seprolonger par la renaissance, commedans le mythe du Déluge où Noé,sauvé des eaux, fonde une nouvellehumanité. Comme aussi dans les diversrituels funéraires qui permettent deconférer au mort une vie éternelle enle lavant. Notamment en Egypte, où lecorps sans vie peut être symboliquementramené à l’eau primitive.

C’est cette victoire finale de la vie quimet l’eau en définitive du côté de labienveillance à l’égard de l’homme.Même si la dimension mortifère etmaléfique est là – comme dans toutélément symbolique très puissant –, laprédominance reste bénéfique carprofondément maternelle.

L’Eau protECtriCEUn type d’objet acquiert à ce jeu desambivalences une valeur particulière :le Bateau, dont le sens symbolique estaussi fondamental pour la civilisationhumaine que ses fonctions utilitaires. Ilsemble que les hommes aient toujourscru qu’un lien se faisait entre l’eau etles objets de navigation, comme si lavaleur maternante de celle-ci setransférait à ceux-là. Comme si touteeau pouvait être un navire protecteur.Roland Barthes2, que cite GilbertDurand, est là pour nous rappeler lavaleur apaisante de l’intimité nautique,le lien entre le bateau et la maison,comment, en particulier, le Nautilus deJules Verne est là pour illustrer laplénitude du bonheur, la joie des’enfermer parfaitement.L’eau qui protège ainsi et a valeurd’habitat est aussi celle que l’on peutdeviner dans l’image de la nef utiliséepar les villes pour se symboliser. Enpremier lieu, la ville de Paris et soncélèbre Fluctuat nec mergitur.

2 Dans Mythologies, 1957

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C’est cette victoire finalede la vie qui met l’eau en

définitive du côté de labienveillance à l’égard

de l’homme.

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Les symboliquesreligieuses

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La France desfontaines

La CartE DE L’EauCe livre nous apprend tout d’abord unchiffre étonnant : près de six millesources – dont deux mille encorereconnues pour leur valeur thérapeutique(type Vichy) – existent en France. Notrepays peut ainsi être considéré selon lacarte de ses « eaux ». Il se partagenettement en deux selon un arc Nord-Est/Sud-Ouest. La façade atlantique,avec en particulier la Bretagne, lesCharentes et l’Aquitaine, concentre leplus grand nombre de fontaines. Ens'enfonçant vers l'Est, l'arc se gonfle duLimousin à la Champagne en passantpar la Bourgogne.

Chaque canton y possède au moinsune fontaine, et certains départements,telle la Haute-Vienne, regroupent plusd’une centaine de points d’eau. Aucontraire, les fontaines se raréfient en

descendant vers le Sud-Est, avec unevéritable zone de silence de l’Ardècheaux Alpes-de-Haute-Provence.

infLuEnCE rELiGiEuSE pLuS quE GéoGraphiquEComment expliquer ces différences ?S’agit-il d’un déterminisme géographiqueou d’un phénomène culturel : enl’occurrence l’héritage de la France pré-chrétienne gauloise et celtique ?L'historienne Brigitte Caulier nousfait immédiatement remarquer qu’au-delà des données objectives, lareconnaissance de l’eau de sourcecorrespond aux règles particulières del’univers sacré. Par exemple, les régionsmontagneuses peuvent comporter dessources qui resteront non répertoriéescar elles ne font pas l’objet de dévotionsparticulières : la montagne n’attire pasles cultes ! La rareté n’explique pas nonplus l’importance accordée à l’eau defontaine. Au Sud, elle est moinsvénérée qu’en Bretagne où elle estabondante.C’est la preuve que le facteur déterminant

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Les croyances celtiques

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est moins géographique que religieux :l’influence protestante a contribuélargement à effacer les cultes – païens –des fontaines, que le catholicismebreton a beaucoup plus facilementintégrés…

D’une façon générale, l’Église a tenu ungrand rôle dans l’acceptation oul’interdiction des cultes de l’eau. Unesorte d’incessant bricolage entrechristianisme et héritage gaulois ouceltique, très populaire, s’est en faitinstitué au fil du temps. Multiples ontété les solutions intermédiaires. Envoici un savoureux exemple dans leLimousin, en Haute-Marche. Dans cetterégion des Templiers, une source est unjour déclarée bénéfique par lesreligieux, qui la nomment Sainte-Madeleine et y construisent unoratoire. Mais une vieille tradition ayantsitué le culte thérapeutique quelqueskilomètres plus loin, à la fontaine deBonnefond, le véritable espace sacrése situe dès lors entre les deux lieux,avec aujourd’hui encore parcourspédagogiques et visites guidées entreles deux fontaines…

La partiCipation taCtiquE Du CLErGé CathoLiquELa force de l’eau des fontaines et dessources est d’avoir été de tout tempsconsidérée comme miraculeuse, c’est-

à-dire chargée de vertus curatives etcapable de lutter contre la maladie et lamort. À cet égard, le christianisme, quiinstaurait une eau moins magique etplus symbolique, ne pouvait qu’être endeçà en termes d’« offre de sacralité ».Cela explique globalement l’attitudedes prêtres catholiques qui ont,semble-t-il, constamment oscillé entrecondamnation pour paganisme etutilisation de cette religiosité populaire.En effet, comment ne pas profiter dusuccès remporté par telle procession àtelle fontaine en y incluant le culte dessaints catholiques ?Comment ne pas répondre à lademande de messe exprimée par desparoissiens-pèlerins désireux decumuler miracle de la source et forcede la foi catholique ?… Comme leremarque Brigitte Caulier, lutter contreles cultes de l’eau, si bien ancrés dans lepeuple relève de la gageure, et biensouvent les éliminations radicalesproduisirent le contraire de l’effetdésiré en attisant les résistances. Il fautdonc garder présent à l’esprit le fait quela valeur pré-chrétienne de l’eaumiraculeuse s’est parfaitement associéeavec les valeurs du christianisme. Cemixage est même une caractéristiquefondamentale de la société traditionnelle(avant la modernité née au XVIIe siècle).

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Brigitte Caulier

L’eau, à la fois commeélément sacré et commedonnée géographique,peut constituer unemanière passionnante dese pencher sur un payscomme la France. C’est cequ’a fait l’historienneBrigitte Caulier. Spécialiste de l’histoiresocio-religieuse duQuébec, elle enseigne àl’Université Laval deQuébec. Elle se passionnepour l’histoire desmentalités religieuses etpour l’étude des pratiquesreligieuses des laïcs. À lasuite de recherchesapprofondies sur lespèlerinages français, ellepublie un ouvrage L’Eau etle Sacré, essai sur les cultesthérapeutiques desfontaines en France duMoyen Age à nos jours.L’eau des fontaines, à lafois comme élément sacréet pour ses pouvoirsguérisseurs, a attiré de touttemps, hommes etfemmes. Pas moins de 2 000 sources sont « consacrées » à vaincredes maladies. Degénération en génération,des marques dereconnaissance à l’égarddes fontaines se sonttransmises dans une auralégendaire et parl’attribution de patronymes.Actuellement, lesrecherches de BrigitteCaulier portent sur lesassociations catholiques etprotestantes d’enfants etd’adultes ainsi que surl’histoire de l’enseignementde la religion au Québec.Elles ont donné lieu à denombreuses publications.

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L’eau qui marcheet fait marcher

L’Eau MarChE vErS L’ouEStDans cette société traditionnelle, lessources et les fontaines dites àdévotion sont des marqueurs d’espace.Elles instituent une frontière entreprofane et sacré : par exemple quand lafontaine jouxte l’église ou le cimetière.Elles délimitent les campagnes paropposition aux villes. Dans cesdernières, les fontaines se font trèsrares : une soixantaine pour toute laFrance… Les points d’eau peuventaussi marquer la distance entrel’univers féminin du lavage (fontaine-lavoir) ou de l’élevage (fontaine-abreuvoir), et l’univers masculin dutravail de la terre.Brigitte Caulier observe que nombre deruisselets issus des fontaines coulentvers l’ouest, prouvant symboliquementqu’ils suivent la course du soleil et queleurs eaux peuvent être fécondées parlui. Le mouvement d’écoulement etdonc d’éloignement, explique-t-elle,est créateur de sacré.

L’Eau DES apparitionSUne étonnante constante apparaîtdans les légendes de cette époque

autour de l’eau : le récit de découverte,qu’il s’agisse de la découverte du pointd’eau lui-même ou d’une statue qui enémerge magiquement. La plupart dutemps, le héros de ces faits merveilleuxest un berger : un être vraiment enphase avec la nature et capable de ladéchiffrer. Un être marcheur aussi qui,un beau jour, trouve une source ou uneimage de la Vierge flottant dans unruisseau. A cette trouvaille sera alors voué unculte, ajouté un petit oratoire,reconnue une vertu « guérisseuse ».Evidemment c’est à Lourdes qu’est leplus officiellement instituée cettetrinité miraculeuse : apparition sacrée,source, rocher. Ces trois élémentsreprennent en fait la trinité celtique :mégalithe, chêne, source. De sorte queLourdes, lieu typique du catholicismedu XIXe siècle, renoue aisément avecdes millénaires de mémoire sacraleprofonde, l’eau assurant une fonctionsymbolique sempiternelle, et faisantpasser du saint local à la Vierge Marie…

L’Eau DES pèLErinaGESEn étudiant les réactions humainessuscitées par l’eau des sources et desfontaines, les historiens et lesethnologues font tous ce constat : lapiété populaire est itinérante etexpansive. L’espoir, en particulierl’espoir de guérir, a longtemps poussé

La trinité celtique :mégalithe, chêne, source.

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les gens à prendre la route vers leseaux, et les fontaines se sontorganisées selon la logique de lapérégrination. Logique du calendrier etde la montre, les vertus de l’eau setrouvent augmentées par certainessaisons et par certaines heures : lespèlerins doivent plutôt se présenteravant le lever du soleil, et beaucoup demarches vers les sources se fonttraditionnellement le 8 septembre, jourde naissance de la Vierge…Logique surtout du cheminement,avec toute la notion d’effort et de duréeque cette notion contient : plus graveest la maladie, plus longue devra être lamarche vers l’eau guérisseuse. La duréemoyenne d’un pèlerinage vers l’eauétait de deux jours, mais les grandsmalades qui devaient visiter plusieurssaints organisaient leurs marches parpériodes de neuf jours – les neuvaines –comportant plusieurs étapes. Ladifficulté de la marche pouvait alorss’accompagner de l’absence denourriture ou du silence, l’importantétant d’abandonner son état habituel :de laisser votre passé au seuil de lamaison si vous voulez abandonnervotre maladie au pèlerinage, selon undicton populaire de l’époque.

Les rites de l’eau

proCESSionS Et DéaMBuLationSÀ la procession proprement dite, quieffectue le trajet à la source sacrée –par exemple les sept kilomètres quiséparent le village de Brillac enCharente de la Fontaine Sainte-Mélize –,les pèlerins ajoutaient des déambulationscorrespondant à des rituels aussi précisque répétitifs. Ainsi à la fontaine deSaint-Auvent, en Haute-Vienne, où unsanctuaire en forme de Lourdesminiature avait été érigé par le curépour remercier la Vierge d’avoirépargné les hommes du village aucours de la Seconde Guerre mondiale,une « tireuse de saints » attitrée sedevait de mener la dévotion à traversune série d’étapes et d’actions : réciterdeux Pater et deux Ave au départ de lagrotte, faire trois fois le tour de l’autelen en frôlant les quatre coins, allumerun cierge pour la Vierge de Lourdes,traverser la rivière en touchant lesstatues dispersées sur ses berges, ainsique celle de Bernadette, puiser de l’eauà une seconde fontaine, cueillir un piedde fougère, etc.

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ritES annivErSairESLes rites ont également souvent lafonction de faire revivre le miracle del’apparition de l’eau.Ainsi, le 2 juin à la fontaine Sainte-Clotilde-des-Angélys dans l’Eure, duvin devait être versé dans l’eau ensouvenir du geste de la sainte qui avaitfait jaillir à cette date une eau à saveurde vin dans le but de désaltérer lesouvriers du chantier de l’Abbaye auxDames. À Réguiny, dans le Morbihan,le crâne de Saint-Clair revivifiait deuxfois par an l’eau qui guérissait desophtalmies.

ritES DE préparationDans ce contexte, l’ensemble deséléments qui touchent l’eau et lapréparent sont chargés de son pouvoirsacré : vase des bassins, boue, terre,mousse… À Ozenx dans les Pyrénées- Atlantiques,les eczémateux attachaient autantd’importance au bâton avec lequel ilss’en enduisaient qu’à l’eau elle-même,prouvant ainsi, selon la formule del’historienne, que la sacralité contagieuseenvahissait la fontaine dans sa totalité.Telle plante poussée entre les pierresdu bassin ou du puits assurait un bonaccouchement, tel pied de fougère avait le pouvoir de délivrer destumeurs… du pied…Les Berrichonnes imploraient Saint-

Gilles à Aiguesvives et y recueillaientune boue spéciale qu’elles appliquaientensuite sur les yeux des enfants sujetsaux convulsions.

aBLutionS Et inGurGitationSOn considérait que l’eau n’étaitvraiment efficace que selon uncheminement précis. Quand elle étaitappliquée sur le dos douloureux d’unrhumatisant, elle faisait régresser lamaladie en en suivant le cours : de lanuque aux reins en passant par lesomoplates et tout le systèmelocomoteur. Les ablutions pouvaient être variablesen fonction des symptômes. À lasource Uronéa, au cœur du paysBasque, l’eau qui jaillissait rituellementle 8 mai servait à laver les yeux desaveugles, aussi bien qu’à soulager lesjeunes filles tuberculeuses, ou qu’àsoigner les articulations sclérosées desvieillards…Aux ablutions s’ajoutait bien souventl’ingurgitation, provoquant une précieuseimmédiateté du transfert symbolique :l’eau bue passait directement dans lecorps. Quant aux enfants, on n’hésitaitjamais à les plonger dans la sourcepour accélérer la guérison. Des baigneuses professionnelles sechargeaient éventuellement de l’opérationen l’accompagnant de prières.

Les rites ont égalementsouvent la fonction

de faire revivre le miracle de

l’apparition de l’eau.

Les rites ont égalementsouvent la fonction

de faire revivre le miracle de

l’apparition de l’eau.

aux ablutions s’ajoutaitbien souvent

l’ingurgitation,provoquant une précieuse

immédiateté du transfertsymbolique.

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ritES par proCurationL’effet de l’eau, puisqu’il se transfère parcontact, peut enfin se rencontrer àl’intérieur d’autres éléments. Ainsi de lapierre de la fontaine devenue elle-même conductrice de sacré bienfaiteur.À la fontaine d’Emilié en Saint-Emilion,les femmes stériles buvaient quelquesgorgées d’eau puis venaient s’assoirsur le siège de pierre ayant servi ausaint. A Vicq, les personnes souffrantde migraines et de convulsionsplaçaient leur tête dans le trou d’unrocher voisin de la fontaine. De façongénérale, de nombreux gestes étaientchargés d’accompagner et deprolonger les bienfaits de l’eau : sefrotter telle partie du corps avec unchiffon imbibé, embrasser telle statueayant elle-même été aspergée, touchertelle image…

Culte de l’eau etculte du corps

LES CéréMoniES CoLLECtivESautour DE L’EauL’eau a toujours mis en jeu l’ensemblede la collectivité. Il y a un lien très netentre les dévotions rendues à l’eau etles fêtes des villages qui enréunissaient tous les habitants. L’unede ces principales conjonctions était lanuit de la Saint-Jean, au cours delaquelle les villageois rendaienthommage aux eaux régénératrices endansant autour des feux. De même,parfois les habitants de toute unerégion – par exemple dans les Landes –se réunissaient en pleine forêt pour sebaigner ensemble dans de grandesbaignoires chauffées au fourneau, enune sorte de moment d’intensethérapie collective. De grands pique-niques pouvaient aussi être organisés,comme à la fontaine de Barran dans leGers, suscitant dans les lieux d’eauxtout un petit commerce ambulant :vente de gâteaux, de rubans, dechapelets…Le clergé a toujours vu d’un mauvaisœil ce type de manifestations, à la foisparce que le corps y était trop sollicitéet parce que trop d’argent y circulait,laissant la portion congrue à la

L’eau a toujours mis en jeu l’ensemble de la collectivité.

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dimension spirituelle. Il semble queseule Lourdes, pourtant créée par ladévotion populaire et non surl’instigation de l’Église, ait été vraimentacceptée et dès lors « récupérée ». Denos jours, où la plupart des culteslocaux autour de l’eau ont –officiellement du moins – disparu, lapatrie de Bernadette reste la meilleuretrace de ces pratiques traditionnelles.

DE L’Eau pour touS LES CorpSLes fontaines guérissent denombreuses maladies : jusqu’à unesoixantaine au total pour la seulerégion charentaise, la règle généraleétant celle de la spécialisation quidonne à chaque fontaine sa vertu. Leshistoriens s’accordent sur la répartitionsuivante : 64 % guérissent un seul typede maladies, 16 ont une doublevocation tandis que 4,5 s’opposent àtrois maux. En fait, le véritable principeorganisateur est celui de l’âge : lesfontaines sont spécialisées en fonctiondes quatre âges de la vie. Plus de 20 %des sources étaient considéréescomme pouvant guérir nourrissons etenfants. La symbiose symbolique entrel’eau et l’enfance n’est plus àdémontrer, tant la valeur d’eauprimordiale du liquide amniotique estconnue. On connaît moins enrevanche certaines croyances comme

les Kinderbrunnen alsaciens, ces puitsaux enfants, dans lesquels ces cherspetits étaient censés venir au monde(et non transportés par les cigognes,légende tardive datant de 1870…).Toutes les affections infantilestrouvaient leur thérapeutique dansl’eau des fontaines. On y trempait lespetits qui à treize ou quatorze mois nemarchaient pas encore, ceux quiprésentaient des maladies cutanéescomme des troubles nerveux, desproblèmes de vers comme desincontinences…À l’âge adulte, l’eau miraculeuse étaitparticulièrement utilisée, d’une partpour lutter contre la fièvre, d’autre partpour contrer trois types principaux deproblèmes : ophtalmies, problèmescutanés et rhumatismes. Ces derniers,toujours compris en rapport avecl’humidité, étaient censés se soignerprécisément dans des milieuxhumides…

fontainES pour fEMMEPar ailleurs, si les fontaines pourhommes restaient rares, beaucoup defontaines étaient spécialisées dans les« maux féminins ». L’affinité des femmesavec l’eau est évidente sur le plansymbolique profond, et il n’est pasétonnant de rencontrer des rituels quimêlent le corps de la femme à celui dela source.

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Ainsi, ces jeunes filles bretonnes quijetaient une épingle à cheveux dansl’eau afin d’y lire le présage de leur vieamoureuse : si l’épingle parvenait àpénétrer l’étroite fente du bassin,l’espoir était grand de trouver à brèveéchéance un mari… Une seulefontaine (Saint-Martial-de-Roussac enHaute-Vienne) avait des pouvoirscontraceptifs, alors que le recours àl’eau pour augmenter la fécondité, etmême pour lutter contre la stérilitéétait très fréquent. Dans cette logique,il n’est pas étonnant que l’eau ait puremplacer le lait maternel.Une légende raconte même qu’unjeune indiscret étant venu boire à lafontaine – réservée aux femmes – deSainte Evora vit ses seins gonfler et nerecouvra sa virilité qu’au prix d’unsévère repentir…

L’Eau DE JouvEnCEC’est le pouvoir générateur de l’eauque célébraient les bains de la Saint-Jean, ou les Fontaines de mars enAlsace dédiées à l’éternel renouveaude la nature. À l’heure de la vieillesse etde la mort, ce pouvoir allait jusqu’àprendre une valeur d’apaisement. Levieillard se préparait à la dernièrepartie de son parcours en se lavantdans certaines sources calmantes. Il enrecevait le cas échéant une sorted’extrême-onction, qui l’aidait à laver

son âme et à trouver la bonne mort.Ceux qui restaient pouvaient d’ailleursprolonger cette purification : il suffisaitde jeter dans des fontaines desépingles ayant appartenu au défunt.L’eau dans ce cas avait la fonction deséparer nettement l’espace des mortset celui des vivants.

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La Genèse présente l’eau comme matrice

originelle.

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L’eau de l’ancientestament

LES SourCES DE L’EDEnLe jardin d’Eden est remarquablenotamment par la place accordée àl’eau : un fleuve l’irrigue et le traverseen se divisant en quatre bras. Cesquatre bras ont par la suite fait l’objetde toutes les quêtes chrétiennes, etsont toujours présents à l’esprit despèlerins actuels de La Mecque…D’une façon générale, la Genèseprésente l’eau comme matrice originelle.Au deuxième jour de la Créationapparaît la distinction entre les eauxsupérieures (nuages) et les eauxinférieures (océans), les flots de ces

derniers pouvant monter sur terre àtravers sources, fleuves, rivières…Cette séparation se prolonge par laséparation entre masculin et féminin.Les mers correspondent aux eauxféminines, et c’est à partir d’elles, àtravers la vapeur qui humecte le sol etsa poussière, que l’Homme est créé parDieu : « Dieu fit remonter l’humidité del’abîme jusque dans les nuées pourmouiller la terre et créer l’homme. Toutcomme celui qui pétrit, verse de l’eauet ensuite pétrit la pâte » (Genèse 2, 6).

LE DéLuGEDès l’origine, le caractère vital etfoncièrement bienfaisant de l’eau peutse retourner en son contraire. Aux eauxfécondantes peuvent se substituer leseaux destructrices du Déluge. Maisselon le principe fondamental de

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Les symboliques de l’eaudans les religions monothéistes

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l’imaginaire humain, la catastrophe estla meilleure manière de dompter lapeur et donc déjà d’envisager la survie3.Le Déluge porte donc paradoxalementen lui la valeur positive de l’eau. Dieumenace, mais dans le même tempspromet de sauver les hommes detoute autre catastrophe liquide. La preuve de sa promesse est lefameux arc-en-ciel, signe de l’allianceentre Lui et l’Homme, véritable pontcosmique dont la couleur dominanteest précisément la couleur d’eau…

L’Eau MétaphorE DE La LoiDans le Deutéronome, la parole deDieu est comparée à une pluie chargéede s’infiltrer sur la terre des hommescomme une ondée sur la verdure. Demême, la Thora et ses 613 tables de la Loi,que Dieu envoie à Moïse, sont qualifiéesd’averses bénéfiques, apportant salutmatériel et spirituel.Cette eau symbolique a le pouvoirde séparer le Bien et le Mal. Elle faitde l’eau une véritable métaphore de laLoi, autrement dit de ce qui est àl’origine même du monothéisme.L’association de l’eau et de la Loi estd’ailleurs constante dans la Bible.Durant l’Exode, les Hébreux ne

disposent que d’une eau « amère », etlorsqu’en plein désert, Moïse fait jaillirl’eau d’un rocher en le frappant de sonbâton, ce miracle est voulu par Dieupour signifier que sa Loi doit êtrerespectée et utilisée pour fonder lacivilisation.

L’Eau SyMBoLiCo–phySiquEpuitS Et roSéECette valeur fondamentale se déclineconstamment dans l’Ancien Testamentdans un double sens, symbolique etphysique. C’est l’eau vive après la soifdont parle un des plus beaux poèmesmystiques, le psaume 42 : « Mon âme asoif de Dieu… » Et c’est dans le mêmetemps la substance la plus vivifiante,tant pour l’homme que pour le bétail.En particulier la femme, donatrice devie, est sans cesse reliée à l’eau par sesactes quotidiens : puiser, transporter,laver les pieds par hospitalité. CommeIsaac et Jacob, Moïse rencontre safuture épouse, Sephora, près d’unpuits. Dans le Cantique des Cantiques,la fiancée – la terre d’Israël – estdésignée comme la fontaine desjardins.L’image de l’eau porteuse de vie estégalement souvent donnée dans laBible par la rosée. La rosée de Pâque– qui possède encore aujourd’hui saprière spécifique lors du rite de Pessah –symbolise la survie du peuple hébreu,

Patricia Hidiroglou

Les religions de la Révélationet du Livre – Judaïsme,Christianisme, Islam –présentent une concordancequi donne à réfléchir : ellessont toutes trois parties depays comportant une part dedésert, ou à proximitévisible de lui. Ces religions sesont donc formées aucontact de la rareté de l’eau.Cela, pour nous Français,compose un héritagedouble. Nous avons reçu àla fois l’abondance des eauxdes fontaines gauloises etceltiques, et la rareté del’eau, précieux don de Dieu.C’est à cette eau bibliquerare qu’une anthropologuespécialiste des pratiquesreligieuses, PatriciaHidiroglou, a consacré unouvrage, L’Eau divine et sasymbolique. Trois parties organisent ce livre de manièrechronologique, depuis lefonds judéo-chrétien issu de l’Ancien Testamentjusqu’aux rites et ablutionsislamiques, en passant par le christianisme et lesÉvangiles.Patricia Hidiroglou estagrégée et docteur enethnologie. Maître deconférences à l’UniversitéParis I Panthéon – Sorbonne,elle enseigne l’anthropologiehistorique et religieuse. Elleest l’auteur d’ouvrages surles rites de naissance, lesrites funéraires et lespratiques de deuil dans leJudaïsme. Dans cesouvrages, elle montre lesdifférents degrés de lecturede ces rites et fait apparaîtreune logique symbolique oùinterviennent le sacré, lapureté et le rapport au corps.

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3 Gilbert Durand : Les structures anthropologiquesde l’imaginaire.

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et au-delà, la notion même derésurrection. Comme l’affirme laliturgie : « c’est par une céleste roséeque ressusciteront un jour ceux quidorment au fond des tombeaux… ».C’est grâce à cette rosée que Jacobreçoit un gage de rédemption pour lui-même et ses douze fils, symbolisant lesdouze tribus d’Israël.

L’Eau MESSianiquEDès les visions des premiers prophètes,l’eau est liée au monde à venir et doncà l’époque messianique. « Ce jour-làdes eaux vives s’épancheront deJérusalem, la moitié vers la merorientale, la moitié vers la meroccidentale », annonce par exempleZacharie (14, 8-9). Ce sont précisémentces eaux vives qui feront revivre lesmorts. Quant au Messie – Mashiah –c’est-à-dire littéralement celui qui estoint, il est indissociable de l’eau puisqu’« il descendra comme la pluie sur leregain, comme la brume mouillant laterre » (Psaume 72 6).

Symboliques etpratiques judaïques

Ces images bibliques fondamentalesont produit des symboliques et desrites qui sont encore en pratique dansle judaïsme actuel. La valeur principalequ’y prend l’eau est celle de pureté et,en effet, les rites purificatoires sont trèsnombreux dans la religion juive.

L’Eau purE ConDuCtriCE DE SpirituaLitéLa notion de pureté de l’eau tellequ’elle se dégage de l’AncienTestament et de ses deux principauxprolongements judaïques, le Talmud etla Kabbale, est avant tout liée à lavolonté de magnifier la volonté divine.L’eau intervient dans le déroulementd’un culte en tant que vecteur despiritualité, prolongeant le geste initialde Moïse qui, pour recevoir la loidivine, a dû laver son corps et sesvêtements. L’eau instaure donc à toutjamais, dans la conscience deshommes, l’idée d’une séparation entrele matériel et l’immatériel, entre letemporel et le spirituel, entre la terre etle ciel.Dès les premiers prêtres, les rites d’eau– par aspersion, ablution ou immersion –

Les rites d’eau – paraspersion, ablution ou

immersion – sontessentiels et permettent àl’homme de se délivrer de

la souillure.

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sont essentiels : accompagnés souventde rites expiatoires, ils permettent àl’homme de se délivrer de la souillure,notamment du fait d’avoir côtoyé unmort. Sans les eaux lustrales, le corpsde quiconque aura touché un mortsouille la demeure de Yahvé et faitrisquer l’éviction hors de lacommunauté, dit le Talmud.

LE LavaGE rituELAprès la destruction du Temple,l’importance de l’eau s’étend despratiques des prêtres à celles dupeuple juif tout entier, la purificationayant alors valeur d’aide à reconstruirele Temple. Ce sont non seulement lesprêtres qui doivent se laver les mainsaprès avoir lu les textes sacrés maischaque fidèle, pour bien séparer sesactivités religieuses de ses activitésprofanes. Dans le même esprit, touteaccouchée devait pratiquer uneimmersion rituelle après la naissancede son enfant (quarante pour ungarçon, quatre-vingt pour une fille).Aujourd’hui encore un juif pratiquantprocède à des ablutions avant sa prièredu matin et avant de bénir chaquerepas. Cela lui permet, par le contactde ses mains avec l’eau selon un codebien établi – prendre par trois fois del’eau d’un pichet et la faire coulerdoucement sur chaque main – de serecentrer sur lui-même et de prendre

un temps pour charger de spiritualitéles actes les plus ordinaires.Plus généralement, nombre de fêtesrespectées par des familles juives,même peu religieuses, comprennentun ou plusieurs moments de lavagedes mains : prière de Pâque, de RoshAshanah (le nouvel an)… La Bar Mistvah (la communion desgarçons) est précédée d’un bain. Laveille du mariage est égalementconsacrée – en tout cas dans latradition séfarade – à un passage auhammam. L’enfant à sa naissance etenfin le mort sont entièrement lavés.Ce dernier l’est selon un rituelextrêmement précis qui fait alternereau froide et chaude, savon etessences, chaque partie du corpsdonnant lieu à une bénédictionparticulière qui célèbre la création deDieu et purifie le défunt.

L’Eau fEStivE Et fErtiLEDurant le judaïsme d’origine, àl’époque du second Temple (VIe siècleavant Jésus-Christ), la cérémonie laplus populaire et la plus joyeuse étaitconsacrée à l’eau. Un proverbe de latradition rabbinique, la Michna,prétend que qui n’a pas connu cettefête du puisage (Bet-Shoeva) n’a pasconnu la joie. Ce moment consistait enune immense libation au Temple,

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prolongée par une nuit de chants et dedanses, et ouvrait la semaine deréjouissances située en automne pourles récoltes et les vendanges. Aujourd’hui encore, cette partie ducalendrier liturgique est marquée :c’est la fête de Soukhot où est célébréela luxuriance de la végétation. Ellecomprend toujours une prière pour lapluie et donne l’occasion d’évoquertoutes les formes d’eau fertile : lesdifférentes espèces de nuages, toutcomme les chérubins et séraphinsliquides qui entourent le trône de Dieu.Cependant, c’est désormais plutôt lafête de Shavouot (commémorant larévélation faite à Moïse) qui rappelleles anciennes libations. Dans certainescommunautés, notamment cellesoriginaires du Maroc, la coutumeprévaut encore de se jeter de l’eau lesuns aux autres, souvent par pichetsentiers, pour fêter et remercierl’élément liquide qui sauva Moïse.Peut-être aussi pour marquer lesouvenir de l’eau dont Dieu dut arroserles Hébreux pour les faire revenir à lavie après le choc émotionnel provoquépar la Thorah…

LE MiqvéL’ancienne Palestine était un paysponctué de puits et de citernes,Jérusalem, Siloï, Hébron, Samarie, maisles bains rituels ne pouvaient s’y tenir.

Les textes spécifiaient qu’ils devaientavoir lieu dans des eaux qui n’étaientpas dormantes : eaux de pluie, sources,Jourdain… Sur ce précepte s’estorganisé le lieu de purification parl’eau, dit le miqvé, selon un termefoncièrement lié à la notion d’élévationtrès proche dans l’écriture hébraïque(qoma). Le miqvé réunit ainsi l’eaudomptée – elle est dans un bassin – etl’eau naturelle : le bassin est alimentéen eau de pluie. S’y immerger revient àse purifier et à se rendre disponible à laspiritualité, après un temps desouillure. L’exemple le plus explicite estl’usage traditionnel qu’en font lesfemmes.Le bain rituel leur sert en effet àmarquer la fin du temps menstruel del’ « impureté » et la reprise possible dela sexualité.

Dans la société juive actuelle, PatriciaHidiroglou nous l’affirme : tout bainrituel retrouve ces sens symboliquesd’origine permettant à l’individu de sereplonger dans le fleuve d’Eden auxquatre bras, de retrouver la puretéoriginelle, bref de rétablir avec Dieu larelation perdue par l’acte d’Adam.Le miqvé s’est répandu sur tout lepourtour de la Méditerranée avec unevaleur opposée à celle des thermesgrecs ou romains, beaucoup plusmatériels. Longtemps il a été plusimportant pour une communauté

Le miqvé réunit ainsi l’eaudomptée – elle est dans unbassin – et l’eau naturelle :

le bassin est alimenté eneau de pluie.

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juive de construire un miqvé qu’unesynagogue. La localisation de ces lieuxd’eau rituels a d’ailleurs permis auxhistoriens de mieux comprendrerétrospectivement l’alimentation eneau des villes médiévales, lesconstructeurs utilisant en effet lesnappes phréatiques pour être assurésde la pureté de l’eau.

L’eau des Évangileset des Épîtres

L’ensemble des textes du NouveauTestament – Évangiles, Actes des Apôtres,Épîtres et Apocalypse – se présententcomme un « accomplissement » del’Ancien Testament, c’est-à-dire unprolongement des mêmes valeurs etsymboles. En ce sens, l’eau chrétiennereprend et poursuit l’eau judaïque enlui donnant sa spécificité, notammentautour des thèmes centraux del’eucharistie et de la résurrection.Évidemment, cette eau est indissociablede la figure de Jésus.

L’Eau vivE offErtE À La SaMaritainELe meilleur exemple de la transmissionentre l’eau de l’Ancien Testament etcelle du Nouveau est donné dans lecélèbre épisode où Jésus demande àboire à une femme de Samarie venuepuiser de l’eau au puits de Jacob (Jean4, 5-42). À l’eau bien concrète, vient eneffet s’ajouter l’eau abstraite etspirituelle – l’eau vive – proposée parJésus. S’il désire boire l’eau de laSamaritaine pour étancher sa soifphysique, il propose à son tour à lafemme l’eau divine, apte à transporter

L’eau chrétiennereprend et poursuitl’eau judaïque en luidonnant sa spécificité.

À l’eau bien concrète, vient en effet s’ajouterl’eau abstraite etspirituelle – l’eau vive –proposée par Jésus.

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vers une autre vie : « Qui boira de l’eau que je lui donnerai,n’aura plus jamais soif : l’eau que je luidonnerai deviendra en lui source d’eaujaillissant en vie éternelle ».À partir de cet épisode, tous les textesbibliques, même antérieurs (Psaumes,Prophètes) seront repris selon cetteinterprétation. Matthieu l’Évangélistefera par exemple de l’eau partagée nonseulement un signe d’hospitalité maisun véritable acte d’amour quideviendra participation à la vie divine.

Soif D’Eau, Soif DE JéSuSSi l’eau devient aussi conductrice dedivinité, la soif désignera peu à peul’état d’esprit de tout chrétien vis-à-visdu Christ. Jésus est celui du seinduquel couleront les fleuves d’eau vive,et l’un des plus populaires cantiquesprotestants – celui que chante dansson bain la Belle du Seigneur d’AlbertCohen – développe l’image : « J’ai soifde ta présence, divin chef de ma foi /Dans ta tendresse immense / Jésus,viens près de moi… ». Chez les grandsmystiques comme Thérèse d’Avila ousaint Jean de la Croix, la soif revientsans cesse, et tout le chemin vers laperfection est raconté commel’arrosage d’un jardin. Les quatreméthodes traditionnelles sont requises :puits, noria, eau canalisée des rivières

et enfin pluie abondante, pour irriguervraiment l’esprit humain et absorbercelui de Dieu.

JéSuS, MaîtrE DES EauxJésus est celui qui a marché sur leseaux. Il a – tout comme Moïse – réussià commander aux eaux furieuses et àcalmer la tempête. L’eau est ainsil’instrument de nombre de sesmiracles, lui servant à répandre sonenseignement et à diffuser sesparaboles. Le début de sa vie publiqueest marqué par le miracle de Cana : latransformation d’eau en vin, chargéede signifier le passage de l’Ancien auNouveau Testament, et donc del’ancienne à la nouvelle religion. Unpeu plus tard, par la guérison duparalytique à la piscine de Bezatha,dans les eaux bouillonnantesdesquelles il fallait se jeter le premierpour être guéri, Jésus, en sauvantprécisément un homme resté à latraîne, offre son fameux message : « Lesderniers seront les premiers auRoyaume de Dieu… ».

Plus énigmatique est l’eau qui coule deson flanc, se mêlant au sang, aumoment de la crucifixion. La pluscourante des interprétations rattachece fait miraculeux au baptême qui devradésormais marquer l’engagement de

irriguer vraiment l’esprithumain et absorber celui

de Dieu.

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tout chrétien au côté de celui qui a étésacrifié. Ce que l’apôtre Marc exprimesous la forme de la question de vérité :« Pouvez-vous boire la coupe que leChrist doit boire, c’est-à-dire pouvez-vous le suivre jusque dans la mort pourrenaître ? ».

L’Eau Du BaptêMEC’est en effet le baptême qui fonde leplus symboliquement le christianisme.Ce rite est accompli tout d’abord parJésus lui-même, qui avec les foules del’époque, se soumet à l’immersiondans le Jourdain sous la conduite deJean le Baptiste. C’est son contact avecl’eau qui révèle sa divinité et parconséquent le caractère fondateur deson acte : plonger et ressurgir de l’eau,tel est le sens profond du messagechristique. Dans ce moment unique del’immersion du Christ, la voix de Dieuretentit pour désigner son fils auxhommes, puis une colombe, symbolede l’esprit divin, vient se poser sur celuiqui représentera pour toujours la re-naissance et fera de tout chrétien un« re-né ».

Quelles que soient leurs distinctions,l’ensemble des chrétiens reconnaissentaujourd’hui le baptême comme unsacrement central. Pour les catholiques,c’est de ce passage dans l’eau quedépend le salut : « Si quelqu’un ne

renaît pas de l’eau et du Saint-Esprit, ilne peut pas entrer dans le Royaume deDieu » (Jean 3, 5). L’effusion ou l’aspersiond’une eau qui est bénite, commémorentla mort et la résurrection, tout croyantse rapprochant par cet acte du sacrificesalvateur de Jésus, et pouvant prétendreà la vie éternelle.

Les protestants, qui ne bénissent pasl’eau, pratiquent le baptême non pasdans l’enfance, mais après unenseignement religieux conséquent etune maturation personnelle (à partirde quinze ans et à tout âge ensuite) : cen’est pas lui qui apporte le salut, mais laGrâce que Dieu donne aux hommesdès leur naissance, et la foi aveclaquelle ils la respectent ensuite. Dansles traditions orthodoxe, copte,arménienne ou syrienne, sontpratiquées non seulement une tripleimmersion, mais aussi une séried’onctions d’huiles saintes : sur le front,les yeux, les oreilles, les narines, labouche, les paumes, le cœur, le dos, lespieds.

Certaines communautés manifestentenfin des pratiques collectives quirappellent les grandes fêtes de l’eau duMoyen-Orient antique : baptêmes parimmersion d’immenses groupes deTziganes évangélistes chaque annéedans le Loiret (à Nevoy) ou pèlerinagecatholique traditionnel aux Saintes-

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Si quelqu’un ne renaîtpas de l’eau et du Saint-Esprit, il ne peut pasentrer dans le royaumede Dieu.

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Marie-de-la-Mer pour le baptême desnouveau-nés. Dans tous les cas, notel’historienne des religions, le baptême,grâce à son eau aux vertus à la foisphysiques (dilution, régénération) etsymboliques, crée une relation, unéchange des chrétiens vers leur Dieu etentre eux : un acte qui relie, qui, ausens propre, crée de la religion.

L’Eau BénitEL’eau bénite intervient non seulementdans le baptême, mais aussi tout aulong du rituel catholique et orthodoxe.Traditionnellement la messe commencepar l’aspersion des fidèles et le psaumeVidi aquam egregientem : « J’ai vu sortirune eau du côté droit du Temple ettous ceux que cette eau a touchés ontété sauvés… ». C’est également pardes aspersions d’eau bénite quel’évêque consacre l’autel : il trace unepremière fois cinq croix avec l’eau,tandis que la prière rappelle le délugeet le fait que l’humanité en a étésauvée. Quant au lavabo, avant d’êtrel’objet sanitaire dont nous nousservons quotidiennement, il est laparole du prêtre qui, en reprenant lepsaume 26 (lavabo : je laverai…),marquait le lavage de ses mains aprèsl’offertoire de la messe.La bénédiction de l’eau est une formede transfiguration : l’eau n’est plus lamême. Naturelle au départ, elle

devient une création de l’homme etentre dans la culture. On lui ajouteparfois du sel, mais surtout des huileselles-mêmes saintes, c’est-à-direbénies lors de la messe du saintchrême, le matin du jeudi saint. L’eau,elle, est bénie deux jours plus tard, lesamedi saint.

Mêlée ainsi à l’huile – elle aussifortement porteuse de vie et de sacré –elle vient se rattacher à la thématiquepascale. Par la mythologie de larésurrection et du passage, la liturgiechrétienne retrouve donc là la liturgiejudaïque : Pessah, la Pâque juive,signifiant le passage de l’esclavage desHébreux en Egypte à leur liberté.

L’Eau SE MéLanGE MaiS GarDE Son iDEntitéIl faut noter qu’en rencontrant l’huile,l’eau garde tout de même sa spécificité :elle purifie et lave les fautes tandis quel’huile est chargée de triompher dumal et des démons. De la même façon,lorsqu’elle est mélangée au vin lors del’eucharistie, elle représente l’humanité(elle est alors non bénite) tandis que levin représente le sang du Christ. Chezles orthodoxes, c’est de l’eau bouillantequi est versée dans le calice avec lemorceau de pain, pour signifier lachaleur de la foi qui a reçu l’EspritSaint…

tous ceux que cette eau atouchés ont été sauvés.

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L’infLuEnCE DES rELiGionSprEMièrESUn autre grand historien des religions,Odon Vallet, note enfin que lechristianisme ne s’est pas contenté,dans sa façon d’utiliser et de diviniserl’eau, de poursuivre le judaïsmed’origine. Il s’est également inspiré desreligions dites premières4. Ainsi, leculte rendu à la déesse aztèque del’eau Chalchihuitlycue, aurait frappé lesmissionnaires espagnols par saressemblance avec le baptême qu’eux-mêmes pratiquaient. Chez les MayasQuiché, on aspergeait la tombe desdéfunts comme aujourd’hui le prêtrecatholique pratique une aspersion auxenterrements. Quant aux druides, ilschassaient, paraît-il, les mauvais espritsavec des eaux lustrales et délivraientainsi les défunts de leurs fautes.L’écrivain américain contemporain JimHarrison fait référence, dans sonroman Dalva, à certains rites sioux oucheyennes attestant de la valeur vitalede l’eau.

L’eau dans leCoran

Dans l’islam – la seconde pratiquereligieuse française – l’eau occupe uneplace essentielle. Elle accompagne etsymbolise les appels du Prophète à lapureté (ta-hâra), notion centrale decette culture. Selon la formule deMahomet, la pureté, c’est déjà la moitiéde la foi, et se purifier est le premieracte d’engagement de tout musulman.La purification est dans ce contextepermise tout particulièrement par lapratique des ablutions.

L’Eau oriGinELLEDès les temps mythiques de laséparation d’Israël et d’Ismaël, l’eauintervient. En effet, lorsqu’Hâdjar, laservante d’Abraham qui porte son fils,est abandonnée dans le désert, ellen’est sauvée que par le jaillissementd’une source aux pieds de son enfant.Le murmure de l’eau – Zam zam –donne son nom au premier puits sacréde l’Islam : le Zam zam. Il est la preuveque Dieu a entendu Ismaël (c’est lesens de ce nom) et lui a envoyé son eaudivine.Mais le Coran raconte surtout queMahomet, recevant la parole de l’ange

Se purifier est le premieracte d’engagement detout musulman.

4Odon Vallet, Une autre histoire des religions 1 / L’héritage des religions premières, DécouvertesGallimard.

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Ibraïl, demande qu’on le couvre d’unecape et qu’on l’asperge d’eau. Cet actefondateur d’élection et de purificationpar l’eau est loué dans de nombreusessourates. Par exemple : « Toi qui t’es couvert d’une cape Lève-toi pour donner l’alarme,Ton Seigneur magnifie, Tes vêtements purifie, Toute souillure fuis. » (Coran, 74, 5).

L’intéGration DE L’Eau DanS La viE quotiDiEnnE Du CroyantC’est cet exemple originel que chaquemusulman est invité à son tour à suivre :« Vous qui croyez, si vous vous mettezen devoir de prier, alors rincez-vous levisage, et les mains jusqu’au coude,passez-vous la main sur la tête et surles pieds jusqu’aux chevilles. Si vousêtes en état d’impureté, alors purifiez-vous » (Coran 5, 6).Cette manière de marcher sur les pasdu Prophète n’est jamais aussi expliciteque dans la purification rituelle quiprécède et autorise la prière (salat).Lors de ces ablutions – pratiquées dèsl’âge de sept ans – chaque membredu corps et chaque organe sontsymboliquement lavés de toutesouillure. Les ablutions se distinguent selon ledegré de souillure présenté par le

croyant. À l’impureté légère, correspondl’ablution simple (wudu’), à l’impuretémajeure correspond l’immersion ducorps (ghusl). Parfois, lorsque l’eaumanque, la purification est réalisée àl’aide de sable ou de sel dont on sefrictionne le visage et le cou.

un orDrE DES GEStESExtrêMEMEnt préCiSL’ordonnance des gestes du lavagerituel est fort significative. Cesmouvements, dits rak’aat, reprennentceux des astres. Il faut commencer parla main puisqu’elle est l’instrumentcontinu qui va passer sur l’ensembledu corps. Vient ensuite le haut ducorps et la partie droite avant lagauche. Les mains ne sont vraimentpurifiées qu’au milieu du rituel. Ellespeuvent alors à leur tour purifier le basdu corps. L’ablution du visage estaccompagnée de demandes quimontrent bien que le lien se fait entrele plan physique d’une part, le planmoral et intellectuel d’autre part. Parexemple, en s’aspergeant la tête et lesoreilles, le croyant doit implorer ainsiAllah : « Apprends-moi les sciencesutiles et fais-moi entendre Ta parole etla parole de Ton messager ».Au niveau des pieds, on retrouve lesystème de hiérarchie gauche / droite.Le pied droit est lavé sur uneimploration liée au Jugement dernier :

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le fidèle demande que son pied soitferme et se tienne sur le Pont en cejour-là. Tandis qu’avec le pied gaucheest demandée protection contre le Malet la menace de l’enfer.

L’Eau DE La MECquELa pratique de l’ablution intervient denombreuses fois dans la vie d’unmusulman pratiquant : au moins lorsde ses cinq prières quotidiennes, et aucours des moments exceptionnels quesont les accouchements, les ritesfunéraires ou les mariages. Laconversion à l’islam ne se fait pas sansun rite d’eau. Et bien sûr l’eau est trèsprésente dans le cadre du pèlerinage àLa Mecque.On y retrouve le ghusl, renforcé parl’interdit de tout contact sexuelpendant le pèlerinage. Ce bain se faitau moins deux fois. Tout d’abord à Al-Djafha à 200 kilomètres de La Mecque,puis au Zam zam, le fameux puitssacré, situé dans le périmètre de laGrande Mosquée. À partir de ce lieu, lenom des étapes rappelle l’importancesymbolique de l’eau : jour del’Abreuvement, jour du débordementdes flots, jour de l’Approvisionnementen eau… La tradition exige que l’onboive l’eau du Zam zam après lesdivers parcours et déambulationsrituels. Incorporer cette eau, c’est eneffet en intégrer toutes les vertus

curatives. Les gourdes et bidonsramenés et scellés « zamzamiyâte »sont ensuite rapportés à la famille etaux amis. Les usages sont nombreux.Le malade, la femme stérile, l’orphelindoivent en bénéficier. Mais surtoutchaque pèlerin en garde un flaconpour le ghusl de sa toilette funéraire.

unE arChitECturE DE L’Eau Dans cette religion, intimement liée àl’eau et à son pouvoir de pureté, leslieux d’ablution sont en toute logiquetrès nombreux, et inséparables deslieux de culte. On trouve des sallesd’ablution dans les grandes mosquées,les couvents fortifiés, les écoles ouconfréries religieuses…Le bassin, au centre de la cour de lamosquée, est aussi caractéristique queson minaret. Il est au départ une copiede l’impluvium des maisons romaines,mais très vite on lui ajoute unefontaine pour que, comme dans leslieux hébraïques, l’eau jaillissanteprenne le pas sur l’eau stagnante. Si la piscine rituelle (midha) est un lieusacral, c’est le hammam qui est le lieuconvivial de la culture islamique. Le jeudes influences est intense entre l’artchrétien et l’art byzantin, le pouvoirromain et le pouvoir califal. Quoi qu’il en soit, le hammam attesteun degré de civilisation et unraffinement supérieur à notre Occident

Dans cette religion,intimement liée à l’eau et à son pouvoir de pureté,les lieux d’ablution sontinséparables des lieux deculte.

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médiéval qui comprenait aussi deslieux de bains collectifs. Il quitte peu àpeu l’espace sacré pour devenirprofane. Il est encore aujourd’hui unendroit essentiel de sociabilité. Lesouci de se purifier est prolongé par leplaisir de se préparer en famille etentre amis à l’office du vendredi ou auxgrandes fêtes rituelles. C’est au bainque débutent les grands rites depassages : naissance, mariage oudeuil.

L’Eau DES JarDinSparaDiSiaquESMais ce n’est pas seulement dansl’architecture que l’eau musulmaneappose sa trace. Elle induit égalementun art essentiel développé par l’islam :l’art des jardins. Dans le Coran, leparadis est un Jardin aux mille délices,décrit comme une immense oasis à lavégétation luxuriante, pleine de fleurset de fraîcheur. Les sources y sontnombreuses et leurs eaux vives etpures interprétées comme le don deDieu. Diverses légendes mystiquessubdivisent ce jardin paradisiaque enquatre, voire huit jardins superposésqui symbolisent les différentes étapesdu salut.Une telle vision des choses a entraînétoute une création horticole dans lespalais musulmans. L’eau y a étécanalisée selon des techniques

d’irrigation parfois très anciennes(héritées de la Babylonie) et répondantà des impératifs symboliques précis.Comme le note Patricia Hidiroglou, l’eaudomestiquée de manière artistiqueest, dans ce cadre, symbole de paradis,d’immortalité et de résurrection.Se sont mêlés dans la création de cesjardins la science hydraulique la pluscomplexe et des systèmes mystiquesfondés sur des calculs et des analogiespropres à l’islam. Le résultat de cecurieux mélange autour de l’eauconstitue certains des principauxtrésors de l’humanité artistique : desjardins de Grenade à ceux d’Ispahan enpassant par Samarkand ou le Taj Mahal,modèle du jardin indomusulman.

LES univErSELLES aMBivaLEnCESCette vision abondante de l’eau,idéalisée ou artistiquement réalisée,cherche selon l'anthropologue, àinverser la rareté de l’eau, rareté réelledans les régions désertiques où s’estdéveloppé l’islam. Le caractèreprécieux de l’eau ne fait aucun doute,tel qu’il est mis en scène dans lesjardins ou sacralisé dans les rituelsquotidiens de purification. Rareté etabondance, proximité et sacralité seconjuguent sans problème.De la même façon, dans tout le Coranl’eau est qualifiée de manière

L’eau domestiquée demanière artistique est,dans ce cadre, symbole deparadis, d’immortalité etde résurrection.

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ambivalente. Elle est matar, la pluie, ausens négatif de danger destructeur etde chutes d’eau violentes. Elle est aussi– selon la même racine, ma – le bienfaitcéleste envoyé par Dieu. Elle est alorsfécondante et fertilisante. C’est l’image du oued, qui renaît aprèssa période d’aridité. Dans l’ensembledes cultures musulmanes, des rogations– prières qui demandent à Dieu l’eaufertile – sont rituellement adressées auciel.

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Gaston BaChELarDL’eau et les rêvesEssai sur l’imagination de la matière

Éditions Corti

Brigitte CauLiErL’eau et le sacréLes cultes thérapeutiques autour des fontaines en France du Moyen Age à nos jours

Éditions Beauchesne Paris, Presses de l’Université Laval

Gilbert DuranDLes structures anthropologiques de l’imaginaire

Éditions Dunod

patricia hiDiroGLouL’eau divine et sa symbolique

Éditions Albin Michel

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Ouv

rages de références

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Le Centre d’information sur l’eau a été créé en1995 à l’initiative d’entreprises prenant soin del’eau qu’elles acheminent jusqu’à chez vous.

Cette institution associative constitue un lieud’échanges et d’information désormais reconnupar le public et les professionnels de l’eau.

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Le Centre d’information sur l’eau met à dispositiongratuitement des brochures que vous pouvezcommander sur le site Internet : www.cieau.com

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