Hume - Discours Politiques.pdf

224
David HUME (1752) DISCOURS POLITIQUES Traduction anonyme, 1754 Un document produit en version numérique par Philippe Folliot, bénévole, Professeur de philosophie au Lycée Ango à Dieppe en Normandie Courriel: [email protected] Site web: http://perso.wanadoo.fr/philotra/ Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Transcript of Hume - Discours Politiques.pdf

  • David HUME (1752)

    DISCOURS POLITIQUES

    Traduction anonyme, 1754

    Un document produit en version numrique par Philippe Folliot, bnvole, Professeur de philosophie au Lyce Ango Dieppe en Normandie

    Courriel: [email protected] Site web: http://perso.wanadoo.fr/philotra/

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

    Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

  • David Hume, Discours politiques (1754) 2

    Politique d'utilisation

    de la bibliothque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite,

    mme avec la mention de leur provenance, sans lautorisation for-melle, crite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.

    Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent

    sans autorisation formelle: - tre hbergs (en fichier ou page web, en totalit ou en partie)

    sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail un autre fichier modifi ensuite par

    tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),

    Les fichiers (.html, .doc, .pdf., .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site

    Les Classiques des sciences sociales sont la proprit des Classi-ques des sciences sociales, un organisme but non lucratif com-pos exclusivement de bnvoles.

    Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnel-

    le et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation des fins com-merciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est galement strictement interdite.

    L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisa-

    teurs. C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Prsident-directeur gnral, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 3

    Un document produit en version numrique par M. Philippe Folliot, bnvole, Professeur de philosophie au Lyce Ango Dieppe en Normandie Courriel: [email protected] Site web: http://perso.wanadoo.fr/philotra/

    David HUME DISCOURS POLITIQUES

    traduit de l'anglais par un anonyme (certainement Elazar de Mauvillon),

    Amsterdam, Chez J. Schreuder, & Pierre Mortier le jeune. MDCCLIV, partir de :

    Political Discourses. A. Kincaid & Donaldson. 1752.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les citations : Times New Roman 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 9 mars 2010 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 4

    Remarque : Comme il tait impossible de travailler avec un logiciel de recon-

    naissance. j'ai d tout taper au clavier (avec en plus, l'orthographe "bi-zarre" du XVIIIme) le texte de ces essais.

    Philippe Folliot Bnvole, professeur de philosophie au Ly-ce Ango A Dieppe en Normandie 1er mars 2010.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 5

    Table des matires

    Avis du traducteur Discours I. Du commerceDiscours II. Du luxeDiscours III. Sur largentDiscours IV. De lintrtDiscours V. Sur la balance du commerce Discours VI. De la balance du pouvoirDiscours VII. Sur les imptsDiscours . Sur le crdit publicDiscours IX. Sur quelques coutumes remarquablesDiscours X. Sur le nombre dhabitans parmi quelques nations an-

    ciennes Discours XI. Sur la succession protestanteDiscours XII. Ide dune rpublique parfaite

  • David Hume, Discours politiques (1754) 6

    David Hune, Discours politiques (1752) [Traduction anonyme, 1754.]

    AVIS DU TRADUCTEUR

    Retour la table des matires

    Je me suis amus traduire ces Discours Politiques de Mr. HUME, gentilhomme cossais dj connu dans la rpublique des lettres. Jai cru que le public les verroit avec plaisir dans une langue plus gnra-lement entendue. Je me suis surtout attach bien rendre les penses de lauteur, & la force de ses expressions. Cest au public juger si Mr. HUME a toujours raison, & jusqu quel point on doit adopter ses sentimens. Quant moi, il me convient de me taire. On pourroit maccuser de prvention, si je disois tout le bien que je pense de son ouvrage.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 7

    David Hune, Discours politiques (1752)

    [Traduction anonyme, 1754.]

    Discours I

    DU COMMERCE

    Retour la table des matires

    On peut diviser la plus grande partie du genre-humain en deux classes ; celle des esprits superficiels, qui ne font queffleurer la vri-t ; & celle des esprits solides, qui lapprofondissent. La dernire est de beaucoup la moins nombreuse, & jose dire la plus utile & la plus estimable. En effet ceux qui la composent, suggrent au-moins des ides, font natre des difficults, quils nont peut-tre pas toujours le talent de rsoudre ; mais qui donnent souvent lieu dimportantes d-couvertes, tant manies par des personnes plus capables & dun es-prit plus pntrant. Tout ce quon peut leur reprocher (2), cest que leurs discours sont au-dessus de la porte du vulgaire ; mais sil en coute 1 un peu de peine pour les comprendre, on a en revanche le plai-sir dapprendre des choses quon ignorait. Cest peu de chose quun auteur qui ne nous dit que ce qui se dbite tous les jours dans les ca-fs.

    1 Nous navons pas modifi lorthographe. Seules les majuscules des substan-

    tifs ont t supprimes. (le numrisateur)

  • David Hume, Discours politiques (1754) 8

    Les hommes superficiels sont naturellement ports dcrier les es-prits solides & pensans, qui ne soccupent que de recherches & de r-flexions, & ils ne croient pas quil puisse y avoir de la justesse dans tout ce qui est au-del de la sphre de leur pense. Javoue quil est des cas o force de raffinement on se rend suspect derreur, & o en ne raisonnant point on passe pour ais & naturel. Quand un homme rflchit sur sa conduite, sans quelque affaire particulire, & quil se fait un plan de politique, de commerce, dconomie, ou de quelque autre affaire que ce soit, il ne savise pas dargumenter en forme, ni de faire un long tissu de raisonnemens. En tout cas il arriveroit surement quelque chose qui drangeroit la liaison de ses sillogismes, & do il rsulteroit un succs diffrent de ce quil se seroit imagin. Il nen est pas de-mme lorsquon raisonne sur des affaires gnrales ; & lon peut assurer que les spculations ne sont jamais trop subtiles, si elles sont justes, & que la diffrence entre un homme ordinaire & (3) un homme desprit, consiste principalement dans la frivolit ou la solidit des principes do ils partent.

    Les raisonnemens gnraux paroissent embrouills, purement par-ce quil sont gnraux : dailleurs il nest pas ais au gros des hommes de distinguer dans une infinit de cas particuliers, la circonstance commune tous, ou den faire, pour ainsi dire, un extrait sans mlan-ge daucune circonstance inutile. Tous leurs jugemens, toutes leurs conclusions sont particulires. Ils ne sauroient tendre leur vue ces propositions universelles qui contiennent en soi une infinit de points individuels, & renferment une science entire dans un thorme singu-lier. Leurs yeux sont confondus & offusqus par une si vaste perspec-tive ; & les consquences qui en rsultent, quelque clairement quelles soient nonces, paroissent obscures & embrouilles. Mais malgr cette obscurit apparente, il est certain que des principes gnraux, sils sont justes & solides, doivent toujours lemporter dans le cours gnral des choses, bien-quils puissent tre fautifs dans des cas parti-culiers. Or cest ce cours gnral des choses que les philosophes doivent principalement faire attention, surtout dans le gouvernement intrieur de lEtat, o le bien public, qui est, ou du-moins est suppos

  • David Hume, Discours politiques (1754) 9

    tre leur unique objet, dpend du concours (4) dune infinit de cir-constances ; au-lieu que dans le gouvernement extrieur, il dpend de certains cas fortuits, & du caprice dun petit nombre de personnes. Et cest de-l que nat la diffrence entre des dlibrations particulires & des raisonnemens gnraux, & qui fait que la subtilit & le raffine-ment convient mieux ceux-ci qu celles-l.

    Jai cru cette introduction ncessaire aux discours suivants sur le commerce, le luxe, &. attendu quon y trouvera peut-tre quelques principes peu communs, & qui parotront trop subtils dans des sujets si ordinaires. Sils sont faux, je consens quon les reprouve : mais aus-si quon ne savise pas de les rejetter, par la seule raison quils scartent de la route ordinaire.

    Quoiqu certains gards on puisse supposer la grandeur dun Etat & le bonheur des peuples comme deux choses indpendantes lune de lautre, on les considre nanmoins communment comme inspara-bles lgard du commerce ; & il est vrai de dire, que tout comme lautorit publique assure le commerce & la fortune des particuliers, ainsi les richesses & ltendue du commerce des particuliers augmen-tent proportion lautorit & la puissance souveraine.

    Cette maxime, parler en gnral, est incontestable, quoiquon ne puisse disconvenir aussi quelle ne soit susceptible de (5) quelques rserves ; & souvent mme nous ne ltablissons quavec quelques petites modifications & exceptions. Il peut y avoir des circonstances o le commerce, lopulence & le luxe des particuliers, loin daugmenter la puissance souveraine, ne servent qu en diminuer les forces, & lui faire perdre de son autorit parmi ses voisins. Lhomme est un animal fort inconstant, susceptible dune infinit dopinions diffrentes, de principes & de rgles de conduite qui ne se ressemblent point. Ce qui toit vrai, selon lui, lorsquil pensoit dune certaine faon, lui parot faux aussitt quil change de sentiment.

    On peut diviser le gros des hommes en laboureurs, & artisans ou manouvriers. Les premiers sont employs la culture des terres ; & les derniers mettre en uvre les matriaux que les premiers leur

  • David Hume, Discours politiques (1754) 10

    fournissent, pour les besoins, ou pour la parure des hommes. Aussitt que le genre-humain sortit de ltat sauvage o il vivoit au commen-cement, ne soccupant qu la chasse ou la pche, il faloit ncessai-rement quil se partaget en ces deux classes ; avec cette diffrence nanmoins, que le nombre des laboureurs fit dabord la plus grande partie de la socit 2. Le tems & (6) lexprience a si bien perfection-n lagriculture, que la terre peut aisment nourrir un plus grand nom-bre dhommes que ceux qui sont employs la cultiver, ou que ceux qui sont occups aux ouvrages les plus ncessaires aux premiers.

    Si les mains superflues sont tournes aux Beaux-Arts, appels communment les arts du luxe, cest un accroissement de bonheur pour lEtat, puisquils procurent plusieurs le moyen de goter des agrmens quils nauroient mme pas connus sans cela. Ne pourroit-on pas proposer un autre plan pour lemploi de ces mains superflues ? Le souverain ne pourroit-il pas les reclamer & les employer sur ses escadres & dans ses armes, pour tendre les bornes de sa domination, & porter la gloire de lEtat chez les nations les plus recules ? Il est certain que moins les laboureurs & les propritaires de terres ont de dsirs & de besoins, moins ils ont de mains employer, & par cons-quent le superflu des hommes, au-lieu dtre artisans & marchands, pourroit tre matelots ou soldats, & (7) renforcer les flottes & les ar-mes, ce qui ne peut se faire quand il faut un grand nombre douvriers pour fournir au luxe des particuliers. Cest pourquoi il semble quil y ait ici une sorte de contradiction ou dopposition, entre la grandeur dun Etat & le bonheur des sujets. Un Etat nest jamais plus grand, que tous ses membres superflus sont employs au service du public. Les commodits des particuliers demandent que toutes les mains su-

    2 Mr. Melon assure dans son Essai politique sur le commerce que si lon divi-

    se actuellement les (6) peuples de France en vingt parties, seize seront de laboureurs ou paysans, deux seulement dartisans, une de gens de loi, dEglise, de guerre, & une de marchands, financiers & bourgeois. Il y a cer-tainement de lerreur dans ce calcul. En France, en Angleterre, & mme dans la plupart des pays de lEurope, la moiti des habitants vit dans les vil-les, & parmi ceux qui demeurent la campagne, il y en a beaucoup qui sont artisans, & peut-tre plus dun tiers sont de ce nombre.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 11

    perflues soient employes leur service. Lun ne peut se faire quaux dpens de lautre. Et tout comme lambition du souverain doit retran-cher le luxe des particuliers, de-mme le luxe des particuliers doit di-minuer les forces, & tenir en chec lambition du souverain.

    Ce raisonnement nest point une chimre ; il est fond sur lhistoire & lexprience. La rpublique de Sparte toit sans-contredit plus puis-sante quaucun Etat du monde ni plus peupl ni plus tendu ; & ce-pendant il ny avoit ni commerce, ni luxe, & il ne pouvoit mme y en avoir. Les Ilotes toient des laboureurs, les spartiates les soldats et les nobles. Il est vident que si les spartiates avoient vcu laise & dli-catement, & quils se fussent occups au commerce & aux arts, jamais le travail des Ilotes nauroit suffi pour lentretien dun si grand nom-bre de personnes. La mme police peut se remarquer dans la rpubli-que romaine. En (8) effet, on dcouvre travers les anciennes histoi-res, que les plus petites rpubliques levoient & entretenoient de plus grandes armes, que nen pourroient entretenir aujourdhui des Etats qui auroient trois fois plus dhabitans. On a supput que chez toutes les nations de lEurope la proportion entre les soldats & le peuple est, peu prs, comme un cent. Mais nous lisons que la seule ville de Rome avec son petit territoire, leva et entretint, au commencement, dix lgions contre les latins. Athnes, dont le territoire ntoit pas plus tendu que le comt dYork, envoya lexpdition de Sicile prs de 40000 hommes. 3 On dit que Denis le Vieux entrenoit continuellement une arme de 100000 hommes de pied, & de 10000 chevaux, sans compter une flotte de 400 voiles ; 4 quoique sa domination ne stendt pas au-del de la ville de Syracuse avec son territoire, peu prs la troisime partie de lle de Sicile, avec quelques villes mariti-mes sur les ctes dItalie & dIllyrie. Il est vrai que les armes des an-ciens ne subsistoient presque que de pillage. Mais ne faloit-il pas que lennemi pillt aussi (9) son tour ? Et peut-on imaginer un plus

    3 Thucyd. Lib. vii. 4 Diod. Sic. Lib.ii. Ce calcul me parot suspect, pour ne rien dire de pis ; prin-

    cipalement parce que ces armes ntoient pas composes de citoyens, mais de troupes mercenaires. Voyez notre X. discours.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 12

    mauvais moyen que celui-l de lever des impts ? Enfin on ne peut allguer aucune raison plausible de la supriorit de puissance des plus anciens Etats sur les modernes, si ce nest le manque de commer-ce & de luxe. Comme il y avoit peu dartisans nourrir, le travail des gens de la campagne suffisoit pour nourrir beaucoup de soldats. Tite Live dit que de son tems Rome auroit eu de la peine lever une aussi grosse arme que celle quau commencement de sa fondation elle en-voya contre les Gaulois & les Latins. 5 Au-lieu des soldats, qui com-battirent pour la libert sous Camille, il y avoit du tems dAuguste des musiciens, des peintres, des cuisiniers, des comdiens, des tailleurs ? Et si le pays toit galement bien cultiv en lune & lautre poque, il est vident quil pouvoit entretenir un nombre gal de gens de lune comme de lautre profession. Le pur ncessaire nexigeoit pas davan-tage dans un tems que dans lautre.

    Il se prsente ce propos une question bien naturelle. Pourquoi, di-ra-t-on, les souverains ne reviennent-ils pas aux maximes de lancienne politique, & ne consultent-ils pas cet gard plutt leur intrt, que le bonheur de leurs sujets ?

    (10) Je rponds que la chose me parot du tout impossible ; parce que lancienne politique toit violente, & contraire au cours le plus naturel & le plus ordinaire des choses. On sait par quelles loix singu-lires Sparte toit gouverne, & que plusieurs ont regard cette rpu-blique comme une espce de prodige, eu gard au caractre gnral des hommes, tel quil sest fait connotre chez dautres nations & en divers tems. Si le tmoignage des anciens historiens toit moins ex-prs, moins uniforme, & moins circonstanci, un pareil gouvernement parotroit un tre de raison, une fiction, une chose impraticable. Et quoique Rome & dautres anciennes rpubliques fussent fondes sur des principes un peu plus naturels, il falut nanmoins un concours de circonstances extraordinaires pour les assujettir un si pesant fardeau. Ctoient des Etats libres, de peu dtendue ; & comme la guerre toit

    5 Tit. Liv. Lib. vii. Cap.27. Adeo in quae laboramus, dit-il, sola crevimus,

    divitias luxuriemque.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 13

    le got du sicle, tous les Etats voisins se trouvoient continuellement en armes. La libert produit naturellement des hommes dEtat, parti-culirement dans les petites rpubliques ; & cet esprit de gouverne-ment, cet amour de la patrie, doit saccrotre mesure que les allar-mes augmentent, & que chacun est oblig tout moment de sexposer aux plus grands dangers pour sa dfense. Une suite continuelle de guerres qui se succdent, aguerrit chaque citoyen ; (11) ils vont tous leur tour en campagne ; pendant leur service ils se nourrissent leur dpens. Et quoique ce service soit quivalent un gros impt, il est toutefois moins sensible un peuple belliqueux, qui combat pour lhonneur, qui aime mieux se venger que payer, & et qui ne connot ni gain, ni industrie, ni plaisirs. 6 On peut ajouter cela lextrme galit de fortune parmi les habitans des anciennes rpubliques, o chaque champ appartenant divers propritaires, toit capable dentretenir une famille, (12) & rendoit le nombre de citoyens trs-considrable, mme sans commerce ni manufactures.

    Mais quoique le manque de commerce & de fabriques, parmi un peuple, libre & fort belliqueux, puisse naboutir quelquefois qu ap-pauvrir le public, il reste pour dcid que dans le cours ordinaire des

    6 Les plus anciens Romains vivaient dans une guerre perptuelle avec leurs

    voisins, & en vieux latin, le mot hostis signifie galement un tranger & un ennemi. Cest une remarque de Cicron, qui attribue cette double significa-tion lhumanit des anctres du peuple romain, lesquels pour adoucir, au-tant quil toit possible, le joug dun ennemi, le dsignoient par le mme nom qui signifie un tranger. V. Cic. De Offic. Lib.II. Il est nanmoins plus vraisemblable, & plus conforme aux murs de ce tems, que la frocit de ce peuple alloit jusqu regarder comme ennemis tous les trangers, & les ap-peler du mme nom. En effet, la plus commune maxime de la politique ou de la nature, ne permet pas quon regarde avec des yeux favorables, les en-nemis de lEtat, ni quon ait pour eux les sentiments que Cicron attribue aux premiers Romains. Sans compter que ces anciens habitans de Rome exeroient la piraterie, comme nous lapprenons de Polybe, liv. VIII. Qui nous a conserv le premier trait quils firent avec les Carthaginois, dans le-quel se trouve cette anecdote. Desorte quils toient alors peu prs comme sont aujourdhui les corsaires dAlger & de Sal, cest--dire en guerre avec la plupart des nations, & quun tranger et un ennemi toient chez eux des mots trs-synonymes.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 14

    affaires il produiroit un effet tout diffrent. Il faut que les souverains prennent les hommes comme ils les trouvent, sans prtendre introduire des changemens violents dans leurs principes & leur faon de penser. Le tems, la diversit daccidents & de circonstances sont ncessaires pour oprer ces grandes rvolutions, qui changent si fort la face des choses de ce monde. Moins le fondement & les principes sur lesquels une socit particulire est appuye, sont naturels, plus le lgislateur trouvera de difficult la former & larranger. La meilleure mani-re, cest de saccomoder lhumeur gnrale des hommes, & den ti-rer le meilleur parti quil est possible. Or, suivant le cours le plus na-turel des choses, lindustrie, les arts, le commerce augmentent le pou-voir du souverain, aussi-bien que le bonheur des sujets ; & la politique qui tablit la grandeur publique sur la misre des particuliers, est une politique violente. Cest ce qui parotra aisment par quelques r-flexions que nous (13) allons faire sur les suites qui rsultent de loisivet & de la barbarie.

    Par-tout o les manufactures & les arts mchaniques ne sont point cultivs, il faut que le gros de la nation sadonne lagriculture ; & si ce grand nombre de laboureurs acquirent de nouvelles lumires dans lart de cultiver la terre, il doit y avoir une grande superfluit des fruits de leur travail par rapport ce qui leur suffit pour leur entretien. De-l vient quils ne font aucun effort pour devenir plus habiles & plus in-dustrieux, tant quils ne peuvent se procurer, au moyen de leur super-flu, quelque avantage qui serve ou leur plaisir, ou leur vanit. Ils deviennent naturellement indolens. Bientt la plus grande partie des terres sont incultes, & ce qui est cultiv nest la fin plus de mme rapport quauparavant par lincapacit & la ngligence des laboureurs. Si un jour le besoin de lEtat exige quun grand nombre de gens soient employs au service public, le travail des paysans ne produit plus de superflu au moyen de quoi on puisse faire subsister ce grand nombre de personnes. Lhabilet & lindustrie des laboureurs naugmentent pas tout dun coup. Il faut du tems pour dfricher des terres incultes, tandis quune arme fait en peu de jours, par un heureux effort, la conqute dun pays, ou se dbande faute de subsistance. De-l vient

  • David Hume, Discours politiques (1754) 15

    quun peuple, (14) tel que nous le supposons, est incapable dune at-taque ou dune dfense rgulire, & que les soldats quil met en cam-pagne sont aussi ignorans & mal-habiles que ses paysans & ses ou-vriers.

    Il y a une infinit de choses en ce monde quon nobtient que par le travail, & nos passions sont lunique ressort qui nous porte travail-ler. Quand une nation voit fleurir dans son sein les manufactures & les arts mchaniques, les propritaires des terres, aussi-bien que les fer-miers, sappliquent lagriculture, ltudient comme une science, & redoublent dindustrie & dattention. Le superflu de leur travail nest point perdu ; il est chang contre les ouvrages des artisans qui leur procurent des commodits, & que le luxe rend bientt lobjet de leurs dsirs, & leur fait convoiter.

    Cest par-l quune terre produit infiniment plus de choses nces-saires la vie, quil nen faut pour la subsistance de ceux qui la culti-vent. En tems de paix & de tranquillit, ce superflu est consum par les manouvriers, & par ceux qui cultivent les arts libraux. Mais il est ais lEtat de convertir plusieurs plusieurs de ces manouvriers en soldats, & de les nourrir de ce superflu provenu du travail des paysans. Aussi voyons-nous que cela se pratique dans tous les Etats bien polics. Quand le souverain lve une arme, quarrive-t-il ? Il met un impt. Cet impt (15) oblige tout le monde se retrancher les choses les moins ncessaires leur subsistance. Ceux qui travaillent aux ouvrages de luxe, sont rduits par-l se faire soldats, ou deve-nir paysans faute doccupation. De sorte qu considrer la chose abs-tractivement, les manufactures naugmentent la puissance de lEtat quautant quelles occupent beaucoup de gens, sans priver qui que ce soit des choses ncessaires la vie, & de manire que lEtat ait tou-jours le droit de les rclamer. Cest pourquoi, plus il y a de personnes employes des ouvrages au-del du simple ncessaire, plus lEtat est puissant, ds-que ces personnes peuvent passer de ce travail au service du souverain & de la patrie.

    Dans un pays o il ny a point de manufactures, il peut bien y avoir le mme nombre de mains ; mais il ny a ni la mme quantit, ni la

  • David Hume, Discours politiques (1754) 16

    mme force de travail. On ny fait que les ouvrages de pure ncessit, ou ceux quon peut peu prs regarder comme tels, & qui ne souffrent que peu ou point de diminution.

    Il parot donc que la grandeur du souverain, & le bonheur des su-jets, saccordent trs-bien lgard du commerce & des manufactures. Cest une mauvaise mthode, & souvent mme impraticable, dobliger le manant se tourmenter pour tirer de la terre plus quil na besoin pour la subsistance de sa famille. (16) Quon lui fournisse ce qui est agrable & commode, & il sy portera assez de lui-mme. Aprs quoi il sera ais de saisir une partie du superflu de son travail, & de lemployer au service de lEtat, sans lui donner les retours accoutu-ms. Une fois habitu au travail, cela lui parotra moins onreux, que si tout dun coup, vous lobligez une augmentation de travail sans aucune rcompense ni salaire. Cette maxime peut sappliquer aux au-tres membres de lEtat. Toutes les espces de travail ensemble sont le fond principal ; on peut en ter la plus grande quantit sans quil y paroisse beaucoup.

    Un grenier public, un magazin 7 dhabits, un arcenal, sont, sans difficult, des richesses relles, & une vritable force dans un Etat. Le commerce & lindustrie ne sont au fond que lunion de plusieurs es-pces de travail, qui, en tems de paix & de tranquillit, servent laise & aux plairsirs des particuliers, & dans dautres tems peuvent, en par-tie, tre tourns au profit de lEtat & de lutilit publique. Supposons au-lieu dune ville capitale, une espce de camp fortifi, o chaque habitant brule dune ardeur martiale, & dun tel zle pour le bien pu-blic, quil est dispos essuyer les plus grandes fatigues pour lintrt gnral. Ce zle, cette affection, ne prouveroient, comme dans les an-ciens tems, quune disposition suffisante lindustrie, (17) & au sou-tien de la communaut. Il conviendroit alors de bannir, comme dans les camps, tous les arts & tout le luxe, & en limitant les tables & les quipages, de faire des amas de vivres & de fourrage beaucoup moins sujets tre bientt puiss, que si larme toit charge dun grand

    7 Je rappelle que je ne modifie pas lorthographe. (Le numrisateur

  • David Hume, Discours politiques (1754) 17

    nombre de domestiques & dautres bouches inutiles. Mais comme ces maximes supposent des sentimens trop dsintresss, & quil est trop difficile de les maintenir en vigueur, il faut ncessairement gouverner les hommes par dautres passions, rveiller leur cupidit, leur indus-trie, & les exciter aux arts & au luxe.Alors le camp sera -la-vrit charg dune quantit considrable de bouches inutiles, mais en re-vanche les vivres y seront dans une abondance proportionne. Lharmonie du tout sera maintenue, & linclination naturelle se trou-vant plus flatte par-l, les particuliers aussi-bien que le public, trou-veront leur compte dans lobservance de ces maximes.

    La mme manire de raisonner nous fera voir les avantages du commerce tranger, tant par rapport laccroissement de la puissance publique, qu lgard de laugmentation des richesses & du bonheur des particuliers. Le commerce avec ltranger est une nouvelle source de travail dans la nation, & le souverain peut en appliquer au service (18) public telle portion quil juge ncessaire. Ce commerce, par lapport de marchandises du dehors, fournit des matriaux de nou-velles manufactures ; & par la sortie de celles du dedans, il nous fait dbiter une infinit douvrages & de denres que nous ne saurions consommer chez nous. Enfin un royaume qui envoye & qui reoit beaucoup de marchandises, doit avoir plus dartisans, plus de commo-dits, plus de luxe, quun royaume qui se borne ses avantages natu-rels ; & par consquent celui-l doit tre plus puissant, plus opulent, plus heureux que celui-ci. Les particuliers recueillent le bnfice de ces commodits dans les lieux les plus loigns o elles flattent les sens & les passions. LEtat y gagne en ce que lindustrie augmentant par ce moyen-l, il se trouve muni contre tous les accidens qui pour-roient survenir. Je veux dire, quun plus grand nombre dhommes la-borieux sont entretenus par-l, lesquels peuvent dans loccasion tre employs au service de lEtat, sans interrompre le travail ncessaire pour les besoins & les agrmens de la vie.

    Si nous consultons lhistoire, nous trouverons que chez la plupart des nations le commerce avec ltranger prcda le succs des manu-factures du dedans, & fit natre le luxe domestique. On est naturelle-

  • David Hume, Discours politiques (1754) 18

    ment plus port pour les inventions trangres que pour celles de (19) son pays, celles-l ont le mrite de la nouveaut, celles-ci se perfec-tionnent lentement, & nous paraissent trop communes. Il y a donc beaucoup de profit envoyer hors du pays ce quil y a de superflu, & qui ne peut sy vendre ; lenvoyer, dis-je, ltranger, dont le terroir ou le climat nest pas favorable de tels avantages. Cest par-l que les hommes connoissent les agrmens du luxe, & les profits du com-merce. Leur dlicatesse & leur industrie tant une fois rveilles, ils se portent volontiers tout ce qui peut perfectionner le commerce tant du dehors que du dedans. Et cest peut-tre le plus grand avantage quon retire du commerce avec ltranger. En effet cest par-l que les hom-mes sont quelquefois tirs de leur indolence lthargique ; le luxe & lopulence dune partie de la nation, dont ils navoient auparavant au-cune ide, sont des objets qui les excitent vivre plus splendidement que leurs anctres ; tandis que le peu de marchands qui sont au fait du commerce tant extrieur quintrieur, font des profits normes ; & de-venus rivaux de lancienne noblesse par leurs richesses, ils font natre lenvie dautres avanturiers 8 de devenir leurs rivaux dans le com-merce. Cest limitation qui tend les arts : nos artisans, nos fabri-quans, la vue des ouvrages des trangers, brulent dmulation, & du dsir de (20) perfectionner les leurs autant quil est possible. Cest par un effet de ce sentiment que le fer & lacier reoivent, entre ces mains laborieuses, un clat pareil lor & aux rubis des Indes.

    Quand une fois les affaires de la socit sont parvenues ce point, une nation peut perdre la plus grande partie de son commerce tran-ger, sans cesser dtre puissante. En effet, si les trangers cessent de tirer certaines marchandises que nous fabriquons, il faut cesser de les fabriquer, & alors les mains qui y travailloient soccuperont dautres ouvrages dont nous manquons nous-mmes ; & cela continuera jus-qu ce que chaque personne qui possde des richesses dans le pays, ait acquis prix dargent toutes les commodits & dans un aussi haut degr de perfection quil le dsire, ce qui ne sauroit jamais arriver. La

    8 Idem.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 19

    Chine passe pour un des plus florissants empires du monde, & nan-moins cet empire a trs-peu de commerce au dehors.

    Jespre quon ne traitera pas de digression superflue la remarque que jose faire ce propos ; que, comme la quantit darts mchani-ques est avantageuse, de-mme plus le nombre de ceux qui en parta-gent les productions est grand, plus cela est avantageux. Une trop grande disproportion entre les citoyens affoiblit tous les Etats. Chacun devroit, sil toit possible, jouir du fruit de son travail, & (21) pouvoir au moins se procurer, non seulement les choses absolument ncessai-res la vie, mais aussi quelques-unes de celles qui ne sont que de simple agrment. Personne ne peut douter, que cette espce dgalit ne soit trs-conforme lhumanit, & que ce ne soit moins diminuer le bonheur des riches quajoter celui des pauvres. Cela augmente donc la puissance de lEtat, & fait que chacun paye plus gayement les impts extraordinaires. L o les richesses sont entre les mains dun petit nombre, il faut que ceux qui les possdent contribuent prodigieu-sement pour subvenir aux ncessits publiques ; mais quand les ri-chesses sont partages parmi une multitude de personnes, chacun por-te sa part des charges, qui par-l deviennent plus lgres, & les impts napportent point de diffrence sensible dans la faon de vivre de cha-cun.

    Ajotez cela que l o les richesses sont bornes un petit nom-bre de possesseurs, ceux-ci ont tout le pouvoir en main, & font volon-tiers tomber de concert toutes les charges sur le dos du pauvre peuple, & loppriment de manire teindre en lui toute espce dindustrie.

    Cest en cela que consiste lavantage que lAngleterre a sur les na-tions qui soient & ayent peut-tre jamais t. Il est vrai que lAnglois souffre (22) quelque dsavantage dans le commerce avec ltranger, ce qui vient en partie de lopulence de ses artisans, & en partie de la quantit dargent quil y a dans le pays. Mais comme le commerce avec ltranger nest pas laffaire la plus importante, il ne sauroit en-trer en concurrence avec le bonheur de tant de millions de personnes. Et quand les Anglois nauroient que lavantage de vivre sous un gou-vernement libre, cela seul leur suffiroit. La pauvret est une suite, si-

  • David Hume, Discours politiques (1754) 20

    non ncessaire, du moins naturelle du gouvernement despotique ; quoique je doute, dun autre ct, que lopulence soit une consquen-ce infaillible de la libert. Elle me parot plutt leffet de certains ac-cidens, dune certaine manire de penser, jointe avec la libert. Le lord Bacon, parlant des grands avantages obtenus par les Anglois dans les guerres avec la France, en donne pour raison principale laisance & labondance suprieure o vivoit le petit-peuple parmi les pre-miers ; cependant les gouvernements de ces deux nations toient en ce tems-l trs-semblables. Si les laboureurs & les artisans sont accou-tums travailler pour un fort petit salaire, & ne jouir que dune trs-petite portion des fruits de leur travail, il est leur est difficile, mme dans un gouvernement libre, damliorer leur condition, & dagir de concert entre eux pour se faire hausser leur (23) salaire. Mais sils sont accoutums de vivre dans une certaine abondance, il est ais aux riches, dans un gouvernement despotique, de faire tomber tout le poids des impts sur les paules des uns & des autres.

    Il semble que ce soit une ancienne opinion, que la pauvret du pe-tit-peuple de France, dItalie, dEspagne, est, en quelque sorte, leffet de la richesses suprieure du terroir, & de la bont du climat. On ne manque pas de raisons pour soutenir ce paradoxe. Dans un aussi beau pays que de ces rgions plus mridionales, lAgriculture est un art ai-s ; un homme avec une couple de rosses, peut cultiver dans la saison une tendue de terre qui rapportera un revenu considrable au propri-taire ? Les fermiers ny savent dautre mystre, que de laisser leur ter-re en jachre pendant un an, aussitt quelle est puise ; & la chaleur du soleil jointe la temprature de lair, suffit seule ensuite pour lui rendre sa premire fertilit. De sorte que les paysans de ces pays-l se nourrissant peu de fraix, travaillent pour peu de chose. Ils nont ni fond, ni richesses, qui les autorisent prtendre au-del dun trs-petit salaire ; & dailleurs ils sont pour toujours dans la dpendance de leurs seigneurs, qui nafferment point leur terres, & napprhendent pas quelles soient dtriores (24) et ruines par cette mauvaise cou-tume de les donner ferme.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 21

    En Angleterre le pays est riche, mais ingrat, & naturellement infer-tile : il faut le cultiver grands fraix, & il ne produit que de trs-maigres rcoltes quand il nest pas cultiv avec un soin extrme, & par une mthode qui ne donne un profit bien clair quau bout de plu-sieurs annes. Cest pour cela quen Angleterre un fermier doit avoir un fond considrable, & un long bail, conditions qui exigent un profit proportionn. Les beaux vignobles de Champagne & de Bourgogne, qui rapportent aux propritaires plus de cinq mille livres sterling par acre de terre, sont cultives par des paysans qui ont peine du pain ; & la raison en est, que ces paysans nont pour toute chevance que leurs bras, ni dautres meubles que quelques outils, qui tous ensemble leur coutent peine vingt chelins. Communment les fermiers sont beaucoup mieux ; mais ceux qui engraissent le btail & qui en font trafic, sont encore plus leur aise que tous ceux qui cultivent la terre ; & cela par la mme raison, cest--dire, quil faut que le profit soit proportionn aux fraix & au risque. L o le nombre dartisans pau-vres est gal celui des paysans & des fermiers indigens, parce que tout le reste des habitans doit participer leur indigence, (25) soit que le gouvernement du pays soit monarchique ou rpublicain.

    Nous pouvons faire la mme remarque par rapport lhistoire du genre-humain. Quelle est la raison pourquoi aucun des peuples qui vivent entre les deux tropiques, na pu parvenir aucun art, aucune civilit, ni introduire aucune police dans son gouvernement, ni enfin aucune discipline militaire, tandis que dans les climats temprs peu de nations ont t prives de tous ces avantages la fois ? La principa-le cause de ce phnomne, cest probablement la chaleur & lgalit du climat dans la zone torride, qui font que les habitans nont gure besoin ni dhabits, ni de nipes, ni de maisons pour se couvrir ; ce qui dtruit en partie la ncessit, la mre de lindustrie & de linvention. Curis acuens mortalia corda. Sans compter que moins un peuple a de biens de cette espce, moins il y a chez lui de procs & de querelles. Le cas de ncessit lui tiendra lieu de police tablie & dautorit r-gle pour le protger & le dfendre contre tout ennemi tranger.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 22

    David Hune, Discours politiques (1752)

    [Traduction anonyme, 1754.]

    Discours II

    DU LUXE

    Retour la table des matires

    (26) Le mot luxe a une signification assez douteuse ; on peut le prendre en bonne & en mauvaise part. Cependant on entend en gn-ral par-l un certain raffinement dans les plaisirs des sens : & chaque degr peut en tre innocent ou blmable, selon les tems, les lieux, & la condition des personnes. A cet gard, plus quen aucun autre sujet de morale, il est difficile de fixer les bornes quil y a entre la vertu & le vice. Croire que cest un vice que de goter aucune sorte de plaisir sensuel, daimer la bonne-chre, les ajustements, cest une ide qui ne peut entrer que dans une tte chauffe par les vapeurs du fanatisme. Jai ou dire quun certain moine dont la cellule avait une trs-belle vue, fit un accord avec ses yeux de ne jamais regarder par la fentre, ou du-moins de regarder sans aucun sentiment de plaisir. Tel est enco-re le pch de boire du Champagne ou du Bourgogne, plutt que de la Bire-forte, ou de la petite-bire. Ces petites douceurs ne sont des vi-ces que quand on les recherche aux dpens de quelque vertu, comme la gnrosit, ou la charit ; (27) de-mme quelles passent, avec rai-son, pour folies, quand, pour en jouir, on ruine sa fortune, & quon se rduit la mendicit. Mais elles sont innocentes ds quon se les pro-

  • David Hume, Discours politiques (1754) 23

    cure sans prjudicier la vertu, sans se mettre hors dtat davoir soin de ses amis, de sa famille.

    Ntre occup que de bonne-chre, par exemple, sans aucun got pour les plaisirs de lambition, de ltude, de la conversation, cest la marque dune grande stupidit, & un vice qui nerve le corps & lesprit. Ne dpenser que pour satisfaire cette espce de sensualit, sans aucun gard pour les besoins de ses amis ou de sa famille, cest avoir un cur dnu de tout sentiment dhumanit & de bienveillance. Mais un homme qui remplit ses devoirs, dami, de citoyen, de pre de famille, nen est pas moins exemt 9 de tout blme & de tout reproche, pour donner dans le luxe de la table.

    Puisque le luxe peut tre considr sous ces deux diffrens points de vue, comme innocent, & comme blamable, on ne peut songer sans tonnement aux opinions bizarres quon a soutenues cet gard. Les uns par un esprit de libertinage ont lev jusquaux nues un luxe vi-cieux, & lont reprsent comme extrmement avantageux la soci-t. Les autres, moralistes outrs, en ont parl comme dune source de corruption, de dsordres, de factions dans le gouvernement (28) civil. Nous tcherons de rapprocher ces deux extrmits, en faisant voir, premirement, que le sicle du luxe est le plus heureux, & le plus ver-tueux ; secondement, que le luxe cesse dtre utile, ds-lors quil cesse dtre innocent, & qutant port lexcs il devient pernicieux, bien-quil ne le soit peut-tre pas absolument pour la socit politique. Afin de prouver le premier point, nous navons qu considrer les effets du luxe, tant dans la vie prive que dans la vie publique.

    Le bonheur des hommes, suivant les notions les plus reues, consiste en trois choses, laction, le plaisir, & lindolence ; & quoique ces trois choses doivent tre mles en diffrentes proportions, selon lhumeur & le caractre des personnes, on ne peut nanmoins exclure lune des trois, sans dtruire, en quelque sorte, le got de tout ce com-pos. Lindolence, ou le repos semble -la-vrit peu contribuer no-

    9 Nous ne modifions pas lorthographe. Nous nous contentons de supprimer

    les majuscules des substantifs. (Le numrisateur, Philippe Folliot)

  • David Hume, Discours politiques (1754) 24

    tre satisfaction ; toutefois le sommeil est ncessaire pour remdier la faiblesse humaine, qui ne sauroit soutenir une suite continuelle & non interrompue daffaires, ou de plaisirs. Le mouvement rapide des es-prits, qui met un homme hors de lui-mme, puise enfin lame, & exi-ge quelques intervalles de repos, qui, quoiquagrables pour un mo-ment, dgnrent la longue en langueur, en lthargie, & dtruit toute sorte (29) de plaisir. Lducation, la coutume & lexemple contribuent beaucoup nous donner du panchant pour ces trois choses ; & il faut convenir que si elles excitent le got de laction & du plaisir, elles sont en mme temps favorables au bonheur des hommes. Lorsque lindustrie & les arts fleurissent, on passe le tems travailler & se rjouir. Lindustrie & les arts procurent les moyens de soccuper, & les plaisirs sont les fruits & la rcompense du travail. Par-l lesprit se fortifie, ses facults saccroissent, & lon prvient les inconvniens que produisent la paresse & loisivet, parce que lassiduit dans une honnte industrie occupe lame, & fournit les moyens de satisfaire ses dsirs les plus naturels.

    Si vous bannissez les arts de la socit, vous privez les hommes daction & de plaisir, & ne leur laissez, au-lieu de cela, que lindolence, laquelle vous dnuez mme de tout agrment ; parce quen effet le repos nest agrable que quand il succde au travail, & quil recre lesprit puis par trop dapplication & de travail.

    Un autre avantage de lindustrie & du raffinement en faits darts mchaniques, cest que communment les arts libraux sen ressen-tent, & il semble que ceux-ci ne se perfectionnent qu mesure que ceux-l sont les plus cultivs. Le mme sicle qui produit de grands philosophes, (30) de bons politiques, de grands capitaines, des potes clbres, produit aussi dexcellens drapiers & dhabiles constructeurs de navires. Nous ne pouvons raisonnablement nous flatter quune na-tion qui na nulle teinture dastronomie, ni de morale, puisse porter des fabriques de drap au plus haut degr de perfection. Lesprit du sicle influe sur tous les arts, & le gnie des hommes tant une fois tir de la lthargie, & mis dans une certaine fermentation, se tourne de soi-mme de tous cts, & porte la perfection dans chaque art & dans

  • David Hume, Discours politiques (1754) 25

    chaque science. Lignorance crasse est alors entirement bannie. Lhomme jouit du privilge qui appartient des cratures raisonna-bles, qui est de penser & dagir, de goter les plaisirs de lesprit ainsi que ceux du corps.

    Plus ces arts aimables font de progrs, plus lhomme devient so-ciable ; & il est impossible que des personnes qui ont lesprit clair des lumires de la science, & qui possdent un fond de conversation, se plaisent dans la solitude, ou quils vivent avec leurs concitoyens dans cet loignement, qui est particulier aux nations ignorantes et bar-bares. Ils ont des assembles dans les villes o ils demeurent ; ils ai-ment recevoir & communiquer la science, faire parotre leur es-prit ou leur politesse, leur bon got dans la conversation, ou dans leur manire de se mettre. La curiosit sduit (31) lhomme desprit, & le sot est sduit par la vanit. Lun & lautre le sont par le plaisir. Par-tout il se forme des cotteries & des socits particulires. Les deux sexes se rencontrent & sabordent dune manire honnte & civile, & un homme bien lev & spirituel sert de modle plusieurs autres. De sorte que si lon ajote cela les perfections quils acquirent dans la culture des sciences & des arts libraux, il nest pas possible quils ne deviennent plus humains & plus aimables en conversant les uns avec les autres, & en se procurant mutuellement du plaisir & de lamusement. Cest ainsi que lindustrie, la science & lhumanit sont lies ensemble par un nud indissoluble ; & lexprience daccord avec la raison, fait voir que ces trois choses sont particulires aux si-cles les plus polis, & les plus livrs au luxe.

    Tous ces avantages ne sont nanmoins pas sans inconvniens. La plupart des hommes raffinent sur les plaisirs, dautres les poussent lexcs ; or rien nest plus contraire au vritable plaisir que lexcs du plaisir mme. On peut assurer positivement, que les Tartares sont souvent plus coupables dune brutale gourmandise en se rgalant de la chair de leurs chevaux morts, que les courtisans dEurope qui raffi-nent le plus sur la cuisine. Et si lamour drgl, si ladultre est plus frquent dans les sicles polis (32) que dans les tems dignorance & de barbarie, sil nest souvent regard que comme un trait de galante-

  • David Hume, Discours politiques (1754) 26

    rie, livrognerie y est en revanche beaucoup plus rare ; & lon sait que cest un vice plus odieux & plus pernicieux, tant pour lame que pour le corps, comme il me serait ais de le prouver, non seulement par le tmoigne dOvide & de Ptrone, mais aussi par celui de Snque & de Caton. Personne nignore que dans les tems de la conjuration de Cata-lina, Jules Csar fut contraint de remettre entre les mains de Caton un billet-doux qui dcouvroit un commerce amoureux entre lui & Servi-lie, sur de Caton, & qu la lecture de cet crit ce svre censeur, regardant Csar avec indignation, ne put, dans le premier mouvement de son dpit, sempcher de lappeler ivrogne, pithte qui lui parut plus honteuse, que celle quil auroit pu lui donner avec plus de justice.

    Mais ce nest pas seulement dans la vie prive que lindustrie, le savoir & lhumanit sont des choses avantageuses. Elles le sont aussi dans la vie publique, & ne contribuent pas moins rendre un Etat res-pectable & florissant, qu faire prosprer les particuliers. Laugmentation & la consommation dune infinit de choses qui ser-vent lornement ou au plaisir de la vie, sont un avantage rel pour la socit ; parce quen mme temps quelles multiplient les agrmens des (33) particuliers, elles forment une espce de magasin de travail, qui dans les besoins de lEtat peut tre employ au service public. Une nation, chez qui il nest pas question de ces superfluits, languit n-cessairement dans lindolence, perd tous les agrmens de la vie, & ne fait rien pour lEtat, dont les escadres & les armes ne sauroient tre entretenues par le peu dindustrie de tant de membres oisifs & pares-seux.

    Les bornes des Etats de lEurope sont aujourdhui peu prs les mmes quelles toient il y a deux cent ans : mais quelle diffrence par rapport la puissance & la grandeur de ces Etats ? Et quoi peut-on lattribuer, si ce nest laccroissement des arts & de lindustrie ? Quand Charles VIII. Roi de France, envahit lItalie, il ne mena cette expdition quenviron vingt mille hommes : & nan-moins Guichardin remarque, que cet armement puisa tellement la nation, que de longtems elle ne fut en tat de faire un pareil effort. Le dernier roi de France a eu, en tems de guerre, jusqu quatre cents

  • David Hume, Discours politiques (1754) 27

    mille hommes 10 sur pied ; quoique depuis de la mort de Mazarin jus-qu la sienne, il se soit trouv engag en diverses guerres, qui ont du-r prs de quarante ans.

    Jai dit que lindustrie doit ses (34) principaux succs aux sciences insparables des sicles o rgnent les arts & le luxe ; jajote que ce sont les sciences qui mettent le souverain en tat de tirer le plus grand avantage de lindustrie de ses sujets. Les loix, le bon ordre, la police, la discipline ne peuvent tre ports un certain degr de perfection, que la raison humaine ne se soit auparavant aiguise en sexerant sur des ouvrages mchaniques, & sappliquant aux arts les plus vulgaires, & particulirement au commerce & aux manufactures. Peut-on croire quun gouvernement sera bien rgl par un peuple qui ne sait pas faire un rout, ni se servir utilement dun mtier de tisserand ? Sans comp-ter que les tems dignorance sont entichs de superstitions, qui jettent lEtat dans la dcadence, & dtournent les hommes de la poursuite de leur intrt & de leur bonheur.

    La science exige naturellement, dans lart de gouverner, de la dou-ceur & de la modration. Elle fait voir les avantages quont les maxi-mes de lhumanit sur celles de la rigueur & de la svrit, lesquelles entranent les sujets dans la rebellion, & rendent leur retour la sou-mission dune difficult insurmontable, en faisant vanouir toute esp-rance de pardon. Quand lhumeur des hommes est aussi adoucie que leur raison est perfectionne, cest alors que cette humanit (35) clate davantage ; & cest-l la marque caractristique, qui distingue un si-cle civilis et clair des tems de barbarie & dignorance. Les factions sont alors moins invtres ; les rvolutions moins tragiques ; lautorit moins svre ; & les sditions moins frquentes. Les guerres trangres mmes en sont moins cruelles : & sur ce mme champ de bataille, o lhonneur & lintrt rendent les hommes aussi peu sus-ceptibles de compassion que de crainte, on voit les vainqueurs d-pouiller la frocit & revtir les sentimens de lhumanit.

    10 Linscription de la Place de Vendme porte 440000.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 28

    Il ny a pas lieu de craindre que les hommes en perdant leur hu-meur sauvage & froce, perdent leurs qualits guerrires, & quils en soient moins intrpides & moins vaillans dans la dfense de leur patrie & de leurs liberts. Les arts nnervent ni lesprit ni le corps. Au-contraire lindustrie, qui en est une suite ncessaire, donne de nouvel-les forces lun & lautre. Et si la colre, quon dit tre la pierre-de-touche du courage, perd un peu de sa rudesse, par la politesse & le raffinement des murs, il reste toujours un sentiment dhonneur, qui se fortifie par cette lvation de gnie, que produisent le savoir & la bonne ducation, & qui est une disposition plus forte, plus constante, & plus aise manier que toute autre. Ajotez cela que le courage nest ni durable, ni utile (36) quand il nest pas accompagn de disci-pline, & dune certaine capacit militaire, qui se trouve rarement chez les nations barbares. Les anciens remarquent que Datames toit le seul barbare qui et jamais connu lart de la guerre. Et Pyrrhus voyant les Romains ranger leur arme avec quelque art & capacit, scria avec surprise : Ces barbares nont rien de barbare dans leur discipline. Il est remarquable que les premiers Romains ne sappliquant qu la guerre, toient le seul peuple non civilis chez qui la discipline mili-taire fleurit ; tout comme les Italiens sont le seul peuple civilis en Europe, en qui on ne remarque ni bravoure, ni humeur martiale. Ceux qui attribuent la mollesse de cette nation sa politesse, au luxe & aux arts qui rgnent chez elle, nont qu jetter les yeux sur les Franois & sur les Anglois, dont la bravoure est aussi incontestable que leur got pour le luxe & leur application infatigable au commerce. Les histo-riens italiens se trouvrent dsarms dans le mme tems : tandis que laristocratie vnitienne craignoit les entreprises du peuple, le gouver-nement populaire de Florence sappliquoit entirement au commerce : Rome toit gouverne par des prtres, (37) & Naples par des femmes. Le mtier de la guerre ne fut plus ds-lors que la ressource des mis-rables : ces soldats de fortune se mnageoient mutuellement, & au grand tonnement de tout le monde ils faisoient durer un jour entier ce quils nommoient une bataille, & se retiroient la nuit dans leur camp sans avoir perdu un seul homme, ni rpandu une goute de sang.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 29

    Ce qui a port principalement des moralistes svres dclamer contre le luxe & le raffinement dans les plaisirs, cest lexemple de lancienne Rome, qui joignant sa pauvret & sa rusticit beaucoup de vertu & de sagesse, sleva au plus haut degr de grandeur & de libert ; mais qui ayant appris des Grecs & des Asiatiques, quelle avoit subjugus, le luxe & la dlicatesse, tomba dans une espce de corruption, do nquirent des sditions & des guerres civiles, qui fu-rent enfin suivies de la perte totale de la libert.

    Tous les auteurs classiques latins, quon nous fait expliquer dans les collges, sont remplis de ces sentimens, & attribuent gnralement la ruine de lEtat aux arts & aux richesses apportes de lOrient : jus-ques-l que Salluste parle du got de la peinture, comme dun vice gal lincontinence & livrognerie. Ces sentimens taient si com-muns dans les derniers tems de la rpublique, (38) que cet auteur ne peut se lasser dexalter la rigide vertu des anciens Romains, quoiquil ft lui-mme un assez bel exemple de luxe & de corruption moderne. Il fronde lloquence des Grecs, bien-quil ft lui-mme lcrivain le plus lgant du monde. Que dis-je ? Il emploie assez mal propos des digressions & des dclamations sur ce sujet, quoiquil ft un modle de got & de justesse.

    Mais il seroit ais de prouver que ces crivains se sont mpris dans la cause des dsordres arrivs dans la rpublique romaine, & quils attribuent au luxe & aux arts ce qui ne procdoit rellement que de la mauvaise constitution du gouvernement & de ce nombre prodigieux de conqutes. Le luxe & le raffinement dans les plaisirs ne sont point les causes primitives de la vnalit & de la corruption. Le prix que tout homme met chaque plaisir particulier, dpend de la comparai-son & de lexprience. Un crocheteur, qui mange du jambon & boit du brandevin, est peut-tre aussi avare, que le grand-seigneur qui se rga-le dortolans & de champagne. Les richesses sont importantes dans tous les tems & pour tous les hommes, parce quelles servent acheter les plaisirs auxquels les hommes sont accoutums, & quils dsirent. Rien ne peut borner ni rgler lamour des richesses, que le sentiment de lhonneur & de la vertu, qui, sil nest pas (39) prcisment gal

  • David Hume, Discours politiques (1754) 30

    dans tous les tems, sera du-moins naturellement beaucoup plus com-mun & un plus haut degr dans un sicle clair & adonn au luxe.

    De tous les royaumes de lEurope, la Pologne est celui qui parot tre le plus dans la disette des arts tant paisibles que militaires, m-chaniques que libraux ; & cependant cest-l le centre de la vnalit & de la corruption.

    Il semble que les nobles nayent maintenu leur droit dlire leur roi, que pour leur intrt personnel ; & les brigues qui se font dans ces sortes doccasions, sont peu prs la seul espce de commerce que cette nation connoisse.

    Les liberts des Anglois, loin dtre dchues depuis lintroduction du luxe, nont jamais t plus florissantes ni plus solides. Et quoique la corruption ait paru fort augmente parmi nous dans ces derniers tems, il faut principalement lattribuer ltablissement de notre liber-t, quand nos princes ont reconnu limpossibilit de gouverner sans parlement, ou dpouvanter les parlemens par le fantme de leurs pr-rogatives. Sans compter que cette corruption, ou vnalit, regarde moins les lus que les lecteurs ; & ne peut tre par consquent un effet du luxe.

    Si nous considrons la chose dans son vritable point de vue, nous trouverons que le luxe & les arts sont plutt (40) favorables que nuisi-bles la libert ; & sils ne la produisent pas dans le gouvernement, ils ont du-moins la proprit de la conserver quand elle est une fois ta-blie. Chez les nations grossires & rudes o les arts sont ngligs, on ne connot dautre occupation que la culture de la terre, & toute la so-cit y est divise en deux classes, les propritaires des terres, & leurs vassaux, ou leurs fermiers. Ces derniers sont ncessairement dpen-dans, ou du-moins ns pour lesclavage & la sujtion ; particulire-ment sils sont pauvres & peu distingus par leur connoissance dans lagriculture, comme cela doit toujours arriver dans un pays o les arts sont ngligs. Les premiers srigent naturellement en petits tyrans, & les uns & les autres sont obligs de se mettre sous la domination dun souverain pour lamour de la paix & du bon ordre : on suppose quils

  • David Hume, Discours politiques (1754) 31

    veuillent se maintenir dans leur indpendance, comme les anciens ba-rons, ils sexposent des haines mortelles, & se plongent dans un ocan de querelles & de dmls, qui mettent tout un pas en combus-tion, & le jettent dans une confusion peut-tre plus dangereuse que le gouvernement le plus despotique. Mais quand le luxe fomente lindustrie & le commerce, le paysan, en cultivant son champ devient riche & indpendant, parce que le (41) ngociant & le fabriquant ac-quirent leur part de la proprit des terres, ce qui leur donne du pou-voir, de lautorit, & un rang mitoyen dans la socit, lequel est le plus ferme appui & la base de la libert. Ces nouveaux propritaires de terres, dun esprit aussi born que les paysans, naspirent point la tyrannie, comme les barons, & par l-mme ne sont point tents de favoriser le despotisme du souverain, pour se procurer eux-mmes un pouvoir quils nambitionnent pas. Ils ne demandent que des loix quitables qui les maintiennent dans leur proprit, & leur assurent la possession paisible des biens quils ont acquis ; cest pourquoi ils ne dsirent que dtre prservs de la tyrannie monarchique ou aristocra-tique.

    La Chambre des Communes est le plus ferme appui de notre gou-vernement populaire. Or tout le monde convient quelle doit sa princi-pale influence, & la considration o elle est, laccroissement du commerce, lequel met les Communes en tat de partager la proprit des terres. Cest donc sans fondement que lon se dchane contre le luxe & le raffinement des arts, & quon les reprsente comme lcueil de la libert & du zle pour le bien-public.

    Dclamer contre le tems prsent, & exalter la vertu de nos anc-tres, est une manie ordinaire tous les hommes ; (42) & comme il ny a gure que les sentimens & les opinions des sicles polis qui soient transmis la postrit, de-l vient que nous trouvons tant darrts s-vres contre le luxe & mme contre les sciences, & de-l vient aussi qu prsent on souscrit si volontiers ces arrts. Mais lerreur est ai-se dmler, en comparant diverses nations contemporaines, dont nous jugeons dordinaire plus impartialement, & que nous pouvons mieux mettre en opposition par rapport leurs murs dont nous

  • David Hume, Discours politiques (1754) 32

    sommes suffisamment instruits. La perfidie & la cruaut, les plus per-nicieux & les plus odieux de tous les vices, semblent tre particulires aux sicles grossiers & non-civiliss. Les Grecs & les Romains, peu-ples si raffins, attribuoient ces vices toutes les nations barbares dont ils taient entours, & ils pouvoient bien prsumer avec justice, que leurs propres anctres, dailleurs tant clbrs, ne valoient gure mieux, & toient au-dessous de leurs descendans, en fait de probilt & dhumanit, quen fait de science & de got.

    Quon vante tant quon voudra un ancien Franc ou Saxon, pour moi, je mimagine quil ny a personne au monde qui ne crt sa vie & sa fortune moins en suret dans les mains dun Iroquois ou dun Tar-tare, que dans celles dun gentilhomme franois ou anglois, cest--dire, de (43) deux sortes dhommes les plus polis des nations les plus polies.

    Passons maintenant au second point que nous nous sommes propo-ss dexaminer, savoir, quun luxe modr & un raffinement innocent dans les plaisirs est avantageux au public ; tout comme il cesse de ltre, ds-quil cesse dtre innocent ; & quand le luxe est pouss au-del des bornes, il devient pernicieux, quoiquil ne le soit peut-tre gure par rapport la socit politique.

    Considrons dabord ce que cest que nous appelons luxe vicieux. Rien de tout ce qui flatte les sens ne peut de soi tre vicieux. Le plaisir ne dgnre en vice quautant quil entrane un homme dans des d-penses excessives, qui le mettent hors dtat de remplir ses devoirs, & de faire le bien que sa situation & sa fortune exigent. Supposons quil vite ce dfaut, & quil employe une partie de sa dpense lducation de ses enfants, lassistance de ses amis, & au secours des pauvres, quel prjudice peut-il en rsulter la socit ? Ce seroit tou-jours la mme consommation ; & le produit du travail quun homme nemploye aujourdhui qu un foible divertissement, serviroit au sou-lagement des souffreteux, & procureroit du plaisir & de la satisfaction plusieurs. Les mmes soins, les mmes fatigues quon employe apprter le pt de Nol, donneroient du pain (44) une famille enti-re durant six mois. Dire que sans un luxe vicieux le travail ne se seroit

  • David Hume, Discours politiques (1754) 33

    pas tendu tout, cest dire, & rien de plus, quil y a dans la nature humaine dautres dfauts que lindolence, lavarice, linattention aux autres hommes, pour qui le luxe est en quelque sorte un remde, comme un poison peut servir dantidote un autre. Mais la vertu est comme une nourriture salutaire, plus efficace que le poison le mieux corrig.

    Supposons le mme nombre de personnes quil y a prsentement dans la Grande-Bretagne, avec le mme climat & le mme terroir. Je demande sil nest pas possible quils soient plus heureux par la ma-nire de vivre la plus parfaite quon puisse imaginer, & par la plus grande rforme des murs que le Tout-puissant puisse oprer en eux. Il y auroit une extravagance manifeste le nier. Comme le pays peut nourrir beaucoup plus dhabitans quil ny en a, jamais il ne ressenti-roient dautres maux, que ceux qui rsultent de la foiblesse du corps, & ces maux ne sont pas la demie-partie des misres humaines. Tous les autres maux sont leffet ou de nos propres vices, ou de ceux des autres ; & souvent plusieurs de nos maladies ne viennent que de cette source. Si vous bannissez le luxe vicieux, sans remdier loisivet, la fainantise, lindiffrence pour les autres, (45) vous ne faites que diminuer lindustrie dans lEtat, sans rien ajoter la charit ni la gnrosit. Contentons-nous donc de dire que deux vices opposs dans un Etat peuvent tre plus avantageux, que lun des deux tout seul : mais gardons-nous bien davancer que le vice, en soi, est avan-tageux.

    Ny a-t-il pas de limprudence un certain auteur, daffirmer dans un endroit de son livre que les distinctions morales sont des inventions des politiques pour lintrt public, & de soutenir dans la page suivan-te que le vice est avantageux lEtat ? 11 En effet, dans quelque sys-tme de morale que ce soit, il semble quil ny ait gure moins que de la contradiction dans les termes, de dire du vice, que cest en gnral un avantage pour la socit.

    11 Voyez Fable des abeilles.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 34

    Jai cru devoir mtendre un peu sur ce sujet, pour claircir une question philosophique quon a souvent agite dans notre Angleterre. Je lappelle philosophique, & non pas politique : car quelle peut tre la consquence dune mtamorphose si miraculeuse du genre-humain, sinon de douer les hommes de toute sorte de vertus, & de les dlivrer de tout vice ? Or cela nappartient point au magistrat, qui naspire qu des possibilits. Il ne peut bannir aucun vice, en substituant une (46) vertu la place. Souvent mme il nen peut bannir un sans ouvrir la porte un autre, & dans ce cas il doit prfrer celui qui est le moins funeste la socit. Le luxe pouss lexcs est la source de beau-coup de maux ; mais en gnral il est prfrable loisivet & la fainantise, qui indubitablement le remplaceroient, & lune & lautre sont plus pernicieux aux particuliers & au public. Quand loisivet rgne, il rgne aussi chez les particuliers une manire de vivre grossi-re & misrable, sans plaisir, sans socit. Et si, dans ces circonstances, le souverain exige le service de ses sujets, le travail du pays suffisant peine pour fournir le ncessaire aux travailleurs, ne peut rien fournir ceux qui sont employs au service public.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 35

    David Hune, Discours politiques (1752)

    [Traduction anonyme, 1754.]

    Discours III

    SUR LARGENT

    Retour la table des matires

    Largent 12 nest pas, proprement parler, une marchandise ; mais cest seulement un instrument pour le ngoce ; & par un consentement unanime on est convenu quil serviroit faciliter lchange dune den-re pour une autre. Ce nest pas proprement la roue qui fait aller le (47) commerce, mais cest le vieux-oint dont on frotte la roue pour quelle roule avec plus de vitesse & daisance. Si nous considrons chaque royaume en soi, il est vident que le plus ou le moins dargent nest pas dune grande consquence ; puisque le prix des choses est toujours proportionn la quantit dargent, de sorte que sous le rgne de Henri VII. on faisoit autant avec un cu quajourdhui avec une li-vre sterling. Il ny a que lEtat qui labondance dargent soit avanta-geuse, soit dans les guerres, soit dans les ngociations avec les puis-sances trangres. Cest pour cette raison que tous les Etats riches & commerants, depuis Carthage jusqu lAngleterre & la Hollande inclusivement, ont employ des troupes mercenaires fournies par leurs voisins indigens. Sils stoient servi de leurs sujets naturels, ils au- 12 Nous navons pas modifi lorthographe. Nous avons juste supprim les

    majuscules des substantifs. (Note du numrisateur, Philippe Folliot)

  • David Hume, Discours politiques (1754) 36

    roient trouv moins davantage dans la supriorit de leurs richesses, & de la quantit dor & dargent dont ils jouissoient ; puisque la paye dun homme qui sert le public, doit tre proportionne lopulence publique. Notre petite arme de vingt mille hommes nous coute autant quune arme trois fois plus nombreuse ne coute la France. La flotte angloise, dans la dernire guerre, exigeoit autant de dpenses pour son entretien, que toutes les lgions romaines qui subjugurent le monde entier, (48) en exigrent sous le rgne des empereurs. 13

    La quantit de peuple & leur industrie sont deux choses avantageu-ses dans toute sorte de cas, tant au dedans quau dehors, pour le parti-culier & pour le public ; mais largent est dun usage fort born, & la trop grande quantit peut nuire une nation dans son commerce avec les trangers.

    (49) Il semble quil y ait dans les affaires de ce monde un heureux concours de causes, qui font obstacle laccroissement excessif du commerce & des richesses, & empchent quelles ne soient entire-ment bornes une seule nation. Ds quune fois un peuple a devanc 13 Dans linfanterie romaine un soldat avoit un denier par jour, ce qui fait un

    peu moins de huit sous dAngleterre. Les empereurs romains entretenoient communment vingt-cinq lgions, qui font, 5000 hommes par lgion, 125000. Voy. Tacit. Ann. Liv.IV. Il est vrai quil y avoit aussi des lgions auxilaires, mais le nombre en toit incertain aussi bien que leur paye. A ne considrer que les simples lgionnaires, indpendamment des officiers, la paye de ces vingt-conq lgions ne monte qu 1600000 livres St. Or le par-lement a accord pour la flotte dans la dernire guerre 2500000tt. Il nous reste donc 900000tt pour la paye des officiers & les autres dpenses des l-gions. Il semble quil ny avoit que trs-peu dofficiers dans les troupes ro-maines en comparaison des troupes modernes, si lon en excepte quelques rgimens suisses. Ces officiers avoient une trs-petite paye. Un centurion, par exemple, navoit que le double plus que le soldat ; & comme le soldat, selon Tacite Ann. L.I. toit oblig de se fournir dhabits, darmes, de tentes &c. & de prendre tout cela sur sa paye, il est vident que cela diminue beau-coup les autres dpenses de larme. Cest ainsi que ce puissant empire cou-toit peu maintenir, & que le joug quil avoit impos au monde entier toit ais porter. Cest du-moins la consquence qui rsulte du calcul prcdent. Car mme, aprs la conqute dEgypte, il sembloit que Rome ait eu peine autant dargent, quil y en a aujourdhui dans le plus riche royaume de lEurope.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 37

    un autre dans le commerce, il est bien difficile ce dernier de rega-gner le terrain quil a perdu ; par la raison que le premier a toujours lavantage de lindustrie & de ladresse, & que ses marchands tant mieux fournis de marchandises, peuvent les vendre un beaucoup moindre profit. Mais cet avantage est balanc par le bas prix de la main-duvre dans tout pas qui na pas une grande tendue de com-merce, ni une abondance considrable dor & dargent. Cest pourquoi aussi les manufactures changent peu peu de place, abondonnant les contres & les provinces quelles ont dj enrichies, & se rfugiant dans dautres, o elles sont attires par le bon-march des denres. On peut dire en gnral, que la chert des choses, laquelle provient de labondance dargent, est un dsavantage, qui suit ordinairement un commerce solidement tabli, qui y met des bornes dans tout pays, en mettant une nation plus pauvre en tat de vendre meilleur (50) mar-ch quune plus riche, dans les ventes chez ltranger.

    Ces considrations me font extrmement douter du bnfice des banques & des billets de crdit, qui sont regards comme si avanta-geux par toutes les nations. Cest un inconvnient, plusieurs gards, que les denres & la main-duvre enchrissent par laugmentation du commerce & labondance dargent ; mais cest un inconvnient invitable, & leffet naturel de lopulence & de la prosprit, qui sont lobjet de tous nos dsirs. Dailleurs il est bien compens par les avan-tages que nous tirons de la possession de ce prcieux mtal, & par linfluence quil donne la nation dans les guerres & les ngociations trangres. Il ne parot pas quaucune raison puisse porter augmenter cet inconvnient par une espce de fausse monnoye, que les trangers naccepteront point, & qui sera rduite rien au premier dsordre quil y aura dans lEtat. Il y a, je lavoue, des gens dans tous les Etats riches, qui ayant de grosses sommes en espces, aimeroient mieux du papier (moyennant suret convenable) comme tant plus ais trans-porter & garder. Sil ny a pas de banque publique, des banquiers particuliers se prvaudront de cette circonstance, comme les orfvres faisoient atrefois (51) Londres, & comme les banquiers font actuel-lement Dublin. Cest pourquoi il vaut mieux, mon avis, quune

  • David Hume, Discours politiques (1754) 38

    socit publique jouisse du bnfice des billets de crdit, qui auront toujours cours dans tout royaume opulent. Mais de tcher artificieu-sement daugmenter cette espce de crdit, ce ne peut jamais tre lintrt daucune nation commerante. Il faut au contraire en faire un dsavantage en augmentant les espces au-del de leur proportion na-turelle avec la main-duvre & les denres, & par-l hausser le prix de ces deux choses au marchand & au manufacturier. Convenons pourtant que rien ne seroit plus utile quune banque, qui garderoit comme en dpt tout largent quelle recevroit, & naugmenteroit ja-mais les espces circulantes, en faisant rentrer dans le commerce une partie de son trsor, comme cela se pratique dordinaire. Par ce moyen une banque publique couperoit racine toutes les fraudes des ban-quiers particuliers & des changeurs.

    Il est vrai que les salaires des directeurs, compteurs & receveurs de cette banque tomberoient la charge de lEtat, vu que suivant notre supposition il ny auroit point de fraude, ni par consquent de profits pour eux : mais lavantage que la nation retireroit du bas prix de la main-duvre, & la destruction (52) des billets de crdit seroient un ddommagement suffisant. Sans compter quun tel amas dargent quon auroit toujours, pour ainsi dire, sous la main, seroit une grande ressource dans les besoins pressans de lEtat, & dans les calamits publiques, & pourroit tre remplac loisir dans un tems de paix & de prosprit.

    Mais nous parlerons ailleurs plus au long des billets de crdit,& en attendant nous finirons cet essai sur largent par deux observations que nous proposerons & expliquerons, & et qui peut-tre donneront de lexercice aux spculations de nos politiques : car cest toujours ces messieurs que je madresse ici, & que jen appelle ; ntant pas dhumeur, en mexposant au ridicule souvent attach en ce sicle au caractre de philosophe, de me charger encore de celui dun faiseur de projets.

    I .Anacharsis le Scythe, qui navoit jamais vu dargent dans son pays, disoit plaisamment, que lor & largent ne lui sembloit servir

  • David Hume, Discours politiques (1754) 39

    aux Grecs, que pour compter & chifrer. 14 Effectivement il est clair que largent nest autre chose que la reprsentation du travail & des choses ncessaires la vie, ou une manire de taxer & destimer ces choses. L o les (53) espces sont en plus grande abondance, il en faut une plus grande quantit pour reprsenter la mme quantit de biens qui se trouvent dans un pays o largent est plus rare. Do il suit qu considrer une nation en soi, cette plus grande abondance dargent ne dcide point du mal ou du bien-tre de cette nation ; tout comme il importe peu que les livres dun marchand, au-lieu des chi-fres arabes, qui demandent peu de caractres, soient crits en chifres romains, qui en requirent beaucoup davantage. Il y a plus : cest que labondance despces, semblable aux chiffres romains, est plutt em-barrassante & incommode, & plus difficile garder & transporter. Mais malgr cette consquence, de la justesse de laquelle on est oblig de convenir, il est certain que depuis la dcouverte des mines de lAmrique lindustrie sest accre chez les possesseurs de ces mines, ce quil faut attribuer dautres raisons qu laugmentation de lor & de largent. Suivant cela, nous trouvons que dans chaque royaume, o largent commence rouler en plus grande abondance quauparavant, chaque chose prend une nouvelle face ; le travail & lindustrie font vivre ; le marchand devient plus entreprenant, le manufacturier plus diligent & plus habile, & le fermier mme cultive (54) la terre avec plus de gayet & dattention. Il nest pas ais dassigner les raisons de cette diffrence, si nous considrons linfluence quune plus grande abondance despces a dans ce mme royaume, en haussant le prix des denres, & obligeant chacun payer un plus grand nombre de ces petites pices jaunes ou blanches, pour obtenir les choses quil dsire. A lgard du commerce avec ltranger, il parot certain que la grande abondance dargent est un dsavantage, puisquelle fait hausser le prix de toute espce de main-duvre.

    Pour rendre raison de ce phnomne, il faut considrer que quoi-que la chert des denres soit une suite ncessaire de la multiplication

    14 Plut. Quomodo quis suos profectus in virtute sentire possit.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 40

    des espces dor & dargent, ce nen est pourtant pas la suite imm-diate. En effet, il faut du tems avant que les espces circulent en abondance dun bout lautre de lEtat, & en pntrent toutes les par-ties tant spcifiques quindividuelles. Dabord on ne remarque pas de changement sensible : tantt cest cette denre-ci, tantt cella-l qui enchrit, & ainsi par degrs, jusqu ce que la totalit soir parvenue une juste proportion avec la nouvelle abondance despces qui se trouve dans le royaume. Selon moi, ce nest que dans lintervalle ou circonstance intermdiate entre lacquisition de lopulence & (55) le haussement du prix des choses, que la multiplication des espces dor & dargent est favorable lindustrie. Quand une certaine quantit dargent est introduite chez une nation, elle nest pas dabord distri-bue en beaucoup de mains ; mais elle est confine dans les coffres de quelques personnes, qui tchent dabord de lemployer de la manire la plus avantageuse. Supposons une compagnie de marchands, ou de manufacturiers, qui ont reu des retours dor & dargent, pour des marchandises envoyes Cadix, les voil en tat demployer plus douvriers quauparavant, lesquels ouvriers ne saviseront jamais de demander de plus gros salaires, trop aises de pouvoir tre employs par des personnes qui payent si bien. Si les ouvriers deviennent plus rares, les manufacturiers donnent de plus gros salaires, mais ils exi-gent en mme tems plus de travail, quoi se soumet volontiers lartisan, qui peut alors mieux manger & boire pour se ddommager de ce surcrot de peine & de fatigues. Il porte son argent au march, o il trouve toutes choses au mme prix quauparavant, & sen retour-ne avec une plus grosse provision & de meilleure espce pour lentretien de sa famille. Les fermiers et les jardiniers sappercevant 15 que leurs denres se dbitent mieux, sappliquent gayement se pro-curer de plus (56) abondantes rcoltes, & en mme tems il leur prend fantaisie dacheter de meilleur drap & davantage chez leurs machands, & ce drap est au mme prix quauparavant, ce qui ne sert qu aiguiser leur industrie par lappas de ce nouveau profit. Il est ais de marquer ainsi tous les progrs des espces dans un Etat, & en suivant cette m- 15 Je rappelle que je ne modifie pas lorthographe. (Note du numrisateur)

  • David Hume, Discours politiques (1754) 41

    thode, nous trouverons que ce nest quaprs que chaque individu a t excit au travail, que le prix de la main-duvre commence hausser.

    Pour prouver que les espces peuvent tre considrablement aug-mentes avant que de produire ce dernier effet, on peut entre autres raisons allguer les divers & frquens changements que le roi de France a fait dans les monnoyes ? On a toujours observ que laugmentation de la valeur numraire ne faisoit point enchrir les denres ni la main-duvre proportion, du-moins dans le mme tems. Sur la fin du rgne de Louis XIV. Largent haussa de trois sep-times, & le prix des choses naugmenta que dun. Le bled 16 est ac-tuellement en France au mme prix quen 1683, quoique largent ft alors 30 livres le marc, & quil soit aujourdhui 50. 17 Sans parler (57) de la quantit dor & dargent qui peut tre entre dans ce royaume depuis la premire poque. 16 Idem. 17 On avance ce fait sur lautorit de Mr. Du Tot, dont louvrage, intitul R-

    flexions politiques, lui a acquis une juste rputation. Bien que je sois oblig davouer (57) quen quelques occasions il avance des choses si suspectes quelles diminuent son autorit dans cette matire. Ce qui nempche pas que cette observation gnrale, que laugmentation des monnoyes en France na pas dabord fait hausser proportionnellement le prix des choses, ne soit trs-vraie & trs-juste.

    Pour le dire en passant, cela parot tre la meilleure raison quon puisse donner en faveur de laugmentation graduelle & universelle des monnoyes, quoiquelle ait t nglige dans tous les volumes crits sur cette matire par Mrs. Melon, Du Tot, & Paris de Verney. Si toute notre monnoye, par exem-ple, toit refrappe, & quun sou dargent ft pris sur chaque chelin, on achetteroit probablement avec les nouveaux chelins la mme quantit & la mme qualit des choses quon achetoit avec les vieux ; par-l le prix des choses seroit imperceptiblement diminu, le commerce tranger encourag & lindustrie domestique augmente par la circulation dun plus grand nom-bre despces. En excutant ce projet, il conviendroit de mettre les nouveaux chelins 24 demi-sous, pour favoriser lillusion, & les faire passer pour les mmes quauparavant. Et comme le renouvellement de notre monnoye commence devenir ncessaire par le continuel dechec de nos chelins, & de nos pices de six sous, je ne sai si nous devons imiter lexemple que nous fournit le rgne du roi Guillaume, quand la monnoye rogne fut hausse & mise sur lancien pied.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 42

    De tout ce raisonnement il rsulte, que par rapport au bonheur int-rieur de lEtat, il est indiffrent que largent y soit en plus ou moins grande quantit. Il est cependant de la bonne politique (58) den favo-riser la multiplication, parce que cest le moyen dexciter lindustrie dans une nation, & daugmenter la main-duvre, en quoi consiste toute la ralit du pouvoir & des richesses. Une nation chez qui la quantit dargent dcrot, est, ds ce moment mme, plus foible & plus pauvre, quune autre, qui ne possde pas davantage dargent, mais qui se trouve dans le cas den accrotre la quantit. Cela est ais comprendre, si lon fait attention que le changement dans cette m-me quantit dargent, qui se fait en sens contraire chez lune & lautre nation, ne produit pas immdiatement une diffrence proportionne dans le prix des denres. Il y a toujours de lintervalle avant que les affaires soient ajustes leur nouvelle situation, & cet intervalle est aussi pernicieux lindustrie quand lor & largent vont en diminuant, quil lui est avantageux quand ces mtaux vont en augmentant. Le manouvrier nest plus si occup par le fabriquant & le marchand, quoiquil paye les choses au mme prix au march. Le fermier ne peut dbiter ses denres & son btail, quoiquil paye la mme rente son seigneur. Enfin, il est facile de prvoir la misre, la pauvret & la fai-nantise qui suivent ce changement.

    (59) II. La seconde observation que je me suis propos de faire lgard de largent, peut tre explique de la manire suivante. Il y a plusieurs royaumes & pays en Europe, o largent est si rare, (& ils toient autrefois tous dans le mme cas) que les seigneurs des terres ne peuvent rien tirer de leurs amodiateurs, & sont obligs de prendre des denres en payement, & de les consommer eux-mmes, ou de les envoyer dans les villes o il y a des marchs, pour les vendre. Dans ces contres le souverain ne peut lever que peu ou point dimpts si-non de la mme manire. Or comme des impts pays sur ce pied-l ne rapportent que peu de bnfice, il est vident quun pareil royaume ne peut qutre foible, mme au-dedans ; & ne peut maintenir ni des escadres, ni des armes aussi considrables quil feroit, sil abondait en or & en argent dans toute son tendue. Il y a assurment une gran-

  • David Hume, Discours politiques (1754) 43

    de disproportion par rapport aux forces, entre ltat prsent de lAllemagne & celui o elle toit il y a deux ou trois cens ans. 18 Et cette disproportion est plus sensible cet gard qu lgard de (60) lindustrie, du nombre de peuple, & des manufactures. Les domaines de la maison dAutriche dans lEmpire sont en gnral bien peupls, bien cultivs & fort tendus ; mais cette maison na pourtant pas un poids proportionn dans la balance de lEurope. On suppose commu-nment que cela vient du manque dargent. Mais comment accorder cette supposition avec ce principe de la raison, que la quantit dor & dargent est une chose tout--fait indiffrente de soi ? Suivant ce prin-cipe, si le souverain a beaucoup de sujets, & ceux-ci beaucoup de den-res, il doit naturellement tre grand & puissant, & ceux-ci riches & heureux, indpendamment du plus ou moins de ces prcieux mtaux, qui sont susceptibles de beaucoup de divisions et de subdivisions ; & sils devenoient si petits que lon craignt de les perdre, il est ais de les mler avec un mtal de moindre qualit, comme cela sest pratiqu dans plusieurs pays de lEurope, & par ce moyen les grossir dune manire plus sensible & plus convenable. Quelle quen soit la quantit & la couleur, il nimporte ; ils servent toujours au mme usage, qui est de les changer contre les choses ncessaires la vie.

    A lgard des difficults que lon objecte, je rponds que leffet quon suppose (61) rsulter de la raret des espces, vient plutt des murs & des usages des peuples, & que nous nous trompons, comme cela arrive dordinaire, en prenant un effet collatral pour une cause. La contradiction nest donc quapparente, & quelques rflexions que nous allons faire, suffiront pour dvelopper les principes par lesquels nous pouvons rconcilier la raison avec lexprience.

    Il semble que ce soit une maxime vidente de foi, que le prix de chaque chose dpend de la proportion entre les denres & largent ; & que chaque changement considrable qui arrive lun de ces deux ob-jets produit aussi le mme effet, qui est de hausser ou de diminuer le 18 Les Italiens appelloient lempereur Maximilien Pocchi Danari ; cest com-

    me qui diroit en franois le seigneur dArgentcourt. Les entreprises de ce prince manqurent toujours faute dargent.

  • David Hume, Discours politiques (1754) 44

    prix des choses. Multipliez les denres, elles deviennent meilleur march ; multipliez les espces, vous rendez les denres plus chres. Dun autre ct, si vous diminuez les unes & les autres, vous produi-sez des effets tout contraires.

    Il est donc manifeste, que le prix des choses dpend moins, abso-lument parlant, de la quantit de denres & dargent qui est dans un pays, que des denres que lon vend, ou quon peut vendre, & de largent qui circule. Si les espces sont renfermes dans des coffres, cest, par rapport au prix, la mme chose que si elles toient ananties. (62) Si les denres sont entasses dans des greniers, il en rsultera le mme effet ; & comme, dans ces cas-l, largent & les denres ne se rencontrent jamais ensemble, lune de ces deux choses ne peut influer sur lautre. Si jamais nous venons faire des conjectures sur le prix des denres, le bled que les fermiers sont obligs de mettre part pour lentretien de leur famille, nentrera point dans notre estimation. Ce nest que le surplus, compar avec le dbit, qui dtermine la valeur des choses vnales.

    Pour faire lapplication de ces principes, il faut considrer que dans le premier & le plus grossier ge de chaque Etat, avant que limagination confondt ses besoins avec ceux de la nature, les hom-mes se contentoient des productions de leurs propres champs, ou des prparations grossires quils pouvoient y faire eux-mmes de leurs propres mains, & quil ntoit pas question alors dchange, ou du-moins de celui qui se fait avec largent, qui, du consentement de cha-cun, est la mesure ordinaire de tout