Houria Abdelouahed, "Inquietante Etrangeté", Cliniques méditerranéennes, 90-2014

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Cliniques méditerranéennes, 90-2014 Houria Abdelouahed L’inquiétante étrangeté au cœur de la traduction Pour Noure Eddine el-Ansarî Pour notre printemps arabe qui viendra un jour. Walter Benjamin a écrit sur la tâche du traducteur : « Si dans les traduc- tions doit s’attester la parenté entre les langues, comment le pourrait-elle, sinon par la transmission la plus exacte possible de la forme et du sens de l’original au moyen de ces traductions  1  ? » Mettant l’accent sur la question de la forme et de la copie, du sens original et de la forme, on en arrive à mettre de côté la question de l’angoisse du saut, le saut du traducteur, et celle de l’inquiétante étrangeté que ressent celui-ci lorsque son moi se dédouble et se multiplie, lorsqu’il saute par- dessus ses propres frontières pour non seulement comprendre le sens, mais pour éprouver, sentir, vivre ce qu’éprouve l’auteur, avec l’auteur, à la place de l’auteur, pour se récupérer dans un second temps, ou tenter de se récu- pérer. Qui a parlé ? Qui a écrit ? Qui est l’auteur ? La souffrance de ce dernier devient mienne et sa joie également. Ses objets d’amour et de haine peuplent mon monde et je ne peux les nommer que si je les admets à l’intérieur de moi. Sa solitude devient mienne et plus encore.  Je vais témoigner d’une expérience : celle d’une psychanalyste qui a traduit al-Kitâb (Le livre) d’Adonis  2  et comment cette traduction fut habitée par le sentiment de l’inquiétante étrangeté. Houria Abdelouahed, psychanalyste, traductrice, maître de conférences HDR  , UFR Études psychanalytiques, université Paris-Diderot, 120 avenue Félix Faure, F-75015 Paris – [email protected] 1. W. Benjamin, « La tâche du traducteur », dans  Mythe et violence  , Paris, Denoël, 1971, p. 265. 2. Adonis, Al-Kitâb I-II-III, Dâr as-Sâqî, Beyrouth, 1995-2002 ; traduction H. Abdelouahed, Le livre  , Paris, Le Seuil, 1997, 2012. Le volume 3 paraîtra en 2015. Al-Kitâb est une réécriture poétique de l’Histoire.

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    Houria Abdelouahed

    Linquitante tranget au cur de la traduction

    Pour Noure Eddine el-AnsarPour notre printemps arabe qui viendra un jour.

    Walter Benjamin a crit sur la tche du traducteur : Si dans les traduc-tions doit sattester la parent entre les langues, comment le pourrait-elle, sinon par la transmission la plus exacte possible de la forme et du sens de loriginal au moyen de ces traductions 1 ?

    Mettant laccent sur la question de la forme et de la copie, du sens original et de la forme, on en arrive mettre de ct la question de langoisse du saut, le saut du traducteur, et celle de linquitante tranget que ressent celui-ci lorsque son moi se ddouble et se multiplie, lorsquil saute par-dessus ses propres frontires pour non seulement comprendre le sens, mais pour prouver, sentir, vivre ce quprouve lauteur, avec lauteur, la place de lauteur, pour se rcuprer dans un second temps, ou tenter de se rcu-prer. Qui a parl ? Qui a crit ? Qui est lauteur ? La souffrance de ce dernier devient mienne et sa joie galement. Ses objets damour et de haine peuplent mon monde et je ne peux les nommer que si je les admets lintrieur de moi. Sa solitude devient mienne et plus encore.

    Je vais tmoigner dune exprience : celle dune psychanalyste qui a traduit al-Kitb (Le livre) dAdonis 2 et comment cette traduction fut habite par le sentiment de linquitante tranget.

    Houria Abdelouahed, psychanalyste, traductrice, matre de confrences hdr, ufr tudes psychanalytiques, universit Paris-Diderot, 120 avenue Flix Faure, F-75015 Paris [email protected] 1. W. Benjamin, La tche du traducteur , dans Mythe et violence, Paris, Denol, 1971, p. 265.2. Adonis, Al-Kitb I-II-III, Dr as-Sq, Beyrouth, 1995-2002 ; traduction H. Abdelouahed, Le livre, Paris, Le Seuil, 1997, 2012. Le volume 3 paratra en 2015. Al-Kitb est une rcriture potique de lHistoire.

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    le Pouvoir sanguinaire et la dimension du saCr

    Ana ibn jal 3. Lun des plus grands orateurs du monde arabe fut lun des plus

    sanguinaires.Petits et adolescents, nous avons tous appris par cur des vers dune

    beaut sans gale exprimant une cruaut sans limite et sans gale. La belle langue dit le cauchemardesque terrifiant des ttes qui chutent, des corps qui se brisent ou des membres qui volent en clats. Cette langue dune grande force potique est mise par la puissance du monarque, ombre de Dieu sur terre, au service de lassassinat, de lextermination et de la dissolution de lhumain. Rime et mtre racontent le glaive tach de sang. Et les potes vont rivaliser, pendant des sicles, dans lart de tisser les images les plus terrifiantes sur lart sanguinaire dun monarque puisant sa lgitimit dans le sacr. Violence et langue deviennent indissolublement lies. Ainsi, ce qui fait la fiert des Arabes (nomms ahl al-lugha, Gens de la langue) savoir leur langue, porte dsormais la marque de la violence, devenue via la langue, sacre.

    Comment apprendre linintgrable ? Comment rciter ce qui excde les capacits dimagination et de reprsentation ? Compte tenu de lpouvante, ce qui sidre et fait vaciller lorganisation reprsentative et la pense, le locu-teur peut-il dire, peut-il raconter sans sabsenter de ce quil nonce, sans tre dans le clivage et le dni ? Face ce qui eut lieu mais qui se heurte encore un blanc de la pense et de la reprsentation, comment dire non pas le refoul mais ce qui reste encrypt dans le mutisme ou le dni ? Comment narrer linnommable ? Comment traduire ce qui demeure encrypt dans les lots blancs de la mmoire collective ?

    Telle est la trame dal-Kitb dAdonis, livre habit par la pulsion dexhumer : exhumer les noms des disparus, les restes tus par les manuels dhistoire et la vrit sur lge dor des Arabes 4, transformant ainsi lhistoire-lgende en histoire-travail 5 .

    Ce travail de remmoration, qui savre une odysse dans lhistoire des Arabes, quivaut une traverse de lenfer. Non pas lenfer de lau-del, mais lenfer terrestre depuis linstauration du califat. Un enfer si pre que la mort lest peine . Limage dantesque dun chien aboyant qui se

    3. Je suis le fils de lvidence. Cest ainsi que commence le discours de menace qual-Hajjj adressa au peuple dIrak. Al-Hajjj ibn Ysuf ath-Thaqaf fut un homme dtat et un grand orateur de lpoque omeyyade. 4. Cette question est souleve dans la prface du premier tome dal-Kitb, Paris, Le Seuil, 2007. Les manuels relatant lge dor des Arabes relguent larrire-plan le contexte historico-politique o vivait, pensait et tentait dcrire lhomme arabe.5. M. de Certeau, Lcriture de lhistoire, Paris, Gallimard, coll. Folio , 1975, p. 340.

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    calme quand il a sa pte sous la dent renvoie, dans al-Kitb, un pouvoir anthropophage qui dchire, brise, saigne, dvore, extermine sans quune pte parvienne le calmer ou lapaiser. Le plus dlicieux des mets pour moi, dit le monarque, est une chair laquelle tu appartiens. Ou encore : Ils en turent des milliers / parmi les gens dUmayya / placrent sous eux des billots / dployrent des tapis, se restaurrent / Les morts tressaillaient sur les billots / en dessous et agonisaient. Avec al-Kitb, nous atteignons les confins de la dsubjectivation, devenant ainsi les mes tourmentes de lenfer dantesque.

    la Pulsion dexhumer

    La pulsion dexhumer est cette tche dinvestigation, entendue comme la recherche de vestiges, cest--dire, selon le terme latin de vestigium qui signifie la plante des pieds, ce creux que laisse le passage de celui qui marche sur la terre meuble, lempreinte 6 . Dterrer un objet-vestige (S. de Mijolla-Mellor) suppose dans al-Kitb un travail sur le dni, sur le blanc et une nomination progressive des disparus. Lcriture (crire potiquement lhistoire) atteste de cet effet de laprs-coup. Rminiscence, rorganisation des matriaux pars, construction et reconstruction.

    Guid par cette pulsion dexhumer, le pote, traduisant le trauma, ques-tionne lhritage.

    Quel legs et quelle transmission ?Cest ainsi que souvre al-Kitb. Le lecteur dcouvre, alors, des pans

    entiers de lhistoire qui sont traverss, comme nous lavons soulign, par des assassinats, des disparitions et une cruaut incommensurable.

    Al-Kitb dAdonis pose la question de la traduction du trauma. Et le comment narrer linnommable ? soulve la question du style : quelle cri-ture pour rendre compte de cette violence o la mort elle-mme risque dtre assassine ? Quels sont les mots par lesquels le pote dpeint celui qui assiste son propre enterrement ? Lorsque lhumain est assoiff, extnu, humili et dshrit et que le patrimoine est hant non pas par la mort mais par la srie interminable des assassinats, comment restituer une telle cruaut ? La force du rcit parvient nous faire chanceler. Notre organisation reprsen-tative vacille dautant plus que la disparition de lhumain et sa prcipitation dans labme se font sur un simple coup de ds, selon la loi de larbitraire du monarque, reprsentant de Dieu ou son ombre sur terre. La langue du pote arrive restituer cet enchevtrement du religieux, du politique et du sacr.

    6. S. de Mijolla-Mellor, La pulsion dexhumer , Topique, n 73, Lesprit du temps, 2000, p. 56.

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    Cest ce titre quon peut considrer al-Kitb comme la premire mise en pices du pre dans le corpus arabe. Cest par le biais de la question du politique quAdonis soulve la dimension du sacr et la sacralisation de la figure du reprsentant de Dieu. Le pouvoir reste indissolublement li linsurmontable question du sacr qui perdure jusqu aujourdhui, comme en tmoignent les souffrances du printemps arabe dans sa marche vers la dmocratie.

    Et sil est vrai que le pouvoir na de puissance que celle que lui accorde la servitude volontaire des sujets 7, dans lhistoire des Arabes, le pouvoir jusqu aujourdhui, reste arrim cette dimension religieuse qui fixe le sacr. Ques-tionner, analyser, remettre en cause, penser, cest se heurter la question du religieux, du politique (qui sappuie sur le religieux) et du sacr. Toute pense devient blasphme. Aussi fallait-il une dsacralisation et une vritable mise en pices dun legs jusque-l intouchable pour quune tentative dhistorisation dans laprs-coup soit possible et quelle permette dentendre enfin ces paroles qui restaient le long de notre histoire encloses, enfermes au fond des manus-crits et des archives blanches dune mmoire clive.

    linquitante tranget

    Lhistoire-travail que nous offre ce long pome fait dfiler, en particu-lier dans le second volume, des villes macabres, de dsolation, villes sans cur, villes deffacement, poussireuses, profanes par lodeur de la mort. Le lieu qui offre habituellement labri devient ici synonyme de dsabri. Les humains sont des cadavres et les murs, tachs de sang. Les encriers sont secs, le meurtre du pre est inexistant et les fils se suicident dfaut de tuer leur pre, des fourmis se repaissent de la tte de lassassin, lhomme tisse sa vie dans le sable et la femme nat, vieillit et meurt sans vivre sa vie. Mme le parfum se dresse contre sa rose, et la mre organise elle-mme lextermina-tion de son propre fils. Tu ne vis dans ces villes que pour assister la mort de la vie. Tu ny vis que pour faire llgie de la vie. Y habiter, cest faire lexprience de labsurde. La violence est lazur de ces villes.

    Inquitante tranget, dsabri et angoisse, cest ce qui merge lorsque le pote, guid par la pulsion dexhumer, souhaite retourner vers le natal (comme mtaphore de la remmoration). Seulement, ce retour diffre de celui dHlderlin. Le Heimkunft (retour) dans le pome dHlderlin est marqu par la rencontre avec le familier : Les saluts qui schangent au passage paraissent venir damis et tous les visages semblent parents (Hlderlin). Rien de tel dans lpope dAdonis. Le Heimkunft, entrer encore

    7. M. Safouan analyse ce fait dans Pourquoi le monde arabe nest pas libre ? Paris, Denol, 2008. Et avant, Naguib Mahfouz dans Malhamat al-harfsh (La chanson des gueux).

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    et davantage dans le pays natal , est ici retrouvailles avec lUnheimlich, lin-quitante tranget 8. Et le ce que tu cherches, cela est proche et vient dj ta rencontre (Hlderlin) ne participe pas du scintillement et de la joie. Ce qui vient la rencontre du pote au fur et mesure quil marche, ce sont les ashl (lambeaux) des humains qui mergent du plus enfoui du pays natal, leurs odeurs nausabondes, la cruaut de la parole du monarque rduisant nant lhumain, comme si la parole perdait sa capacit dtre voile de la chose crue et nue.

    Le thme de linquitante tranget dans al-Kitb dAdonis ne cesse de prendre de multiples figures tout au long du voyage du pote.

    Le pote senfonce non seulement dans la ghenne de la mmoire histo-rique, mais galement dans la mmoire de la langue. Apparat Abajad 9, lorphelin, vrai dire le btard, celui dont la filiation est illgitime et dont le rcit va tre retranscrit par Al ibn Dnr, lami dal-Mutanabb, et complt par Adonis. Al nest autre quAdonis confondu avec al-Mutanabb. Le moi du pote se ddouble et se multiplie. Gnalogie du rcit et du nom. La voix, une fois de plus, est plurielle. Gnalogie des langues dans la langue du pote se faisant le lieu de lvnement et de la fiction : fiction dun manuscrit qui nest que la mtaphore dune construction partir de la fiction. Et Abajad, lalchimiste, qui se prsente comme lieu dunion des lettres (puisquil est form des quatre premires lettres de lalphabet) va se dcomposer, yata-hallal. Le terme arabe tahallala signifie cette opration chimique et alchimique de dcomposition. Ainsi, la matire langagire et linguistique se dcompose, se dilue, se spare, se dlie pour devenir lieux, villes : Alif, B, Jm Villes qui se succdent, macabres, lieux de limmondice, du lugubre qui renoue avec le thme de la charogne (Baudelaire) et du visqueux (Lautramont).

    la langue anthroPoPhage

    Linquitante tranget est dans le moi du pote qui se ddouble, se redouble et se multiplie. Elle est dans la figure de lAnge qui participe du carnage, dun Dieu dont la Parole noffre pas dassises fiables, dans cette valse des lettres qui se matrialisent, dans des villes qui deviennent repoussantes et synonymes du dsabri. Mais elle est galement, et ce depuis les Chants de Mihyar le Damascne 10, dans la demeure premire. La vigne ne permet pas labri, le mur est fissur, le pont de larmes. Mme leau est assoiffe. Y a-t-il

    8. Cf. S. Freud, Linquitante tranget (1919), dans Linquitante tranget et autres essais, Paris, Gallimard, coll. Folio , 1985, p. 211-263.9. Ce nom est compos en fait des quatre premires lettres de lalphabet arabe. Il quivaut cette matrialisation de la lettre. Cf. H. Abdelouahed, La voix du minral , dans M. David-Mnard (sous la direction de), Autour de Pierre Fdida, Paris, Puf, 2007, p. 179-195. 10. Adonis, Chants de Mahyar le damascne, Paris, Posie/Gallimard, 2002.

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    quelque chose de plus prilleux que le mot ? Gure , rpond Heidegger. Et Adonis de poursuivre : Y a-t-il une eau qui tanche la soif de leau ?

    La posie dit ce qui est inquitant et angoissant dans les ressources premires de lenveloppe langagire. Noublions pas qual-kalm (la parole) huwa al-jurh (est la blessure). Il est une terreur qui en nous creuse lan-goisse des mots , poursuit Adonis, nous invitant ainsi penser le ngatif, langoisse, voire la dtresse, face leffrayante familiarit de notre premire demeure 11. Le plus prcieux des biens (Hlderlin), savoir le langage, savre le plus dangereux des biens.

    De la cruaut du monarque, on aboutit la cruaut dune langue qui avale jusqu ses propres atres (Cronos avalant ses enfants), et jusqu sa respiration et son propre souffle. Quest-ce quune parole sans le souffle ? La langue, puisque anthropophage, devient le lieu mme de langoisse. La matire pique pouse la violence de la langue. De cette faon, linquitante tranget cesse dtre celle que relate un thme (le semblable qui disparat en tant que semblable et le retour de ltranger en tant que familier) pour devenir linquitante tranget au sein de la langue mme : la plnitude enveloppante enferme des cassures.

    Et le pote, dans le dsir de rorganiser les matriaux pars, de rassem-bler les membres clats, dans ce travail de construction, de reconstruction et de nomination quest al-Kitb, plonge dans les profondeurs infernales, nous invitant partager avec lui ou notre tour cette vision cauchemardesque. Quel style pour dire et comment restituer une telle cruaut ? Quest-ce qui parvient se dire ? Quest-ce qui rsiste ? Quelle langue ?

    La cruaut de lhistoire rencontre, pour se dire, la cruaut du pote qui nous met sous les yeux des vestiges ensanglants. La cruaut des images est telle que notre organisation reprsentative vacille. Le quel style ? convoque cette exposition des corps des semblables en souffrance, leur torture ou leur extermination dans la cruaut de la langue, par la cruaut de la langue.

    Afin de restituer aux semblables leur intgrit dans cette traverse de la vie, le pote doit dabord faire appel une cruaut inoue. Ses mots disent la chose crue, la chose dans sa nudit criarde. Comme si le pote cherchait toucher cette extrme pointe de la jouissance 12 , par quoi sexprime le cru de la wahshiyya, la sauvagerie ? Touch, notre corps ragit son tour par le dsir dexcorporation, lexpulsion rjectrice (A. Green) du mauvais. Il est une terreur qui en nous creuse langoisse des mots (Adonis).

    11. E. Gomez-Mango a explor ce thme de linquitante tranget dans La mort enfant, Paris, Gallimard, coll. Tracs , 2003.12. R. Dorey, Cette pointe extrme de la jouissance , Lcrit du temps, n 19, 1988, p. 99-117.

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    reConstruire Potiquement lhistoire

    Dans al-Kitb, les atrocits cauchemardesques qui ptrifient jusquaux rves et aux capacits langagires ne peuvent se dire que dans la langue crue. Le noy aurait-il peur dtre mouill ? Telle est limage que donne al-Muta-nabb reprise par Adonis alors quil va poursuivre, seul, dans lobscurit, le chemin vers la ghenne du natal. Paradoxalement, cest la seule condition pour le surgissement de la parole potique. Nul blanc sil nmane du noir, nulle lumire si elle ne vient de lobscurit. Et quest-ce que la lumire si elle nclaire les tnbres de nos jours et lillusion de notre histoire ? Les tnbres de lhistoire se mlent linconnu de la parole potique.

    Le propre du pote dramatique est de mettre en scne des actions qui vont comporter pour celui qui regarde des possibilits dexpriences et dvnements psychiques. Le jaillissement de la vie affective est ainsi li la puissance imaginative du pote qui non seulement ressent, mais restitue galement, dans les mots, les affects ptrifis de celui qui va rciter, dans une absence de lui-mme, le an ibn Jal . Al-Kitb devient un rcit, qui souvre sur des tableaux comportant une pluralit de voix et de personnages qui ne cessent de bouger comme dans un thtre. Or, le propre de lexprience thtrale, disait Aristote dans la Rhtorique, est dveiller terreur et piti entranant ainsi une purification des affects.

    Adonis, narrant, traduisant aussi, transforme la douleur en une pope. Cette criture-rcriture est proche dune rgression hallucinatoire qui imagine le disparu. Limagination rgressive du pote traduisant permet la construction de la scne psychique afin que lirreprsentable puisse rompre avec le dsabri et trouver une demeure (Al-bayt en arabe est aussi bien la maison que le vers potique). La douleur se transforme en chant. Un chant qui restitue les disparus dans la parole des vivants. Les disparus deviennent dsormais les morts nomms. Le blanc de la mmoire devient silence nces-saire au surgissement du pome qui les inscrit dans la traverse de la vie.

    Homme, nul na sond le fond de tes abmes. Cette parole de Baude-laire entre en rsonance avec ce qui constitue ltre du pote, savoir sa langue. Aussi labme de lhistoire se transforme-t-il en une exploration potique de louvert des mots (expression de Y. Bonnefoy) jusqu labyssal de la langue, passant par la reconstruction dun dictionnaire qui nous fait penser la besogne du mot de G. Bataille, et jusqu la plnitude dans le dsuvrement qui fait lacte potique travers le blanc, le silence, labsent et le muet 13.

    13. E. Gomez-Mango, Un muet dans la langue, Paris, Gallimard, coll. Tracs , 2009.

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    La langue retrouve sa hauteur potique. Et nous gardons limage dun tourbillon qui nous engloutit avant de retrouver la joie de lclaircie, la nue, la fleur et la lumire, le ruisseau et le visage dIshtar, pour plonger de nouveau et replonger encore dans les profondeurs abyssales pour retrouver le bleu du ciel et ainsi de suite. Sonder les profondeurs passe par une explo-ration de la langue.

    Le pome dit, raconte, restitue, se souvient et construit. Et dans cette construction, la physicalit des lettres devient architecture, monte et descente, descente et ascension comme un mouvement de vagues : apai-santes, angoissantes, rconfortantes, inquitantes, vagues qui portent et transportent. crivant, Adonis rcrit Ab Nawws, Sibawayh, Jbir, Ab al-Hudayl Il redonne la parole lalchimiste, au pote, au grammairien, au philosophe et au rebelle Tous ceux qui taient dans lamour de la langue et lamour de la pense. Et dans la rcriture, la gense des rcits. La gense inlassablement scrit. Le pote sachemine et luvre poursuit librement son chemin. Une gense jamais dfinitive et une identit inlassablement en marche.

    Cheminer

    Bien avant la psychanalyse, la posie a explor magnifiquement la brisure de ltre et la brisure au sein de lexprience langagire. La rencontre avec Adonis est une rencontre avec linquitante tranget, mais aussi avec le muet dans la langue (Gomez Mango) et les limites du langage lorsquil tente de dire, de signifier et de restituer en traduisant ce quil en est des brisures de ltre ou du chaos.

    Cest avec ma sensibilit danalyste, amoureuse de la langue, que jaccueillis ce texte avec son lot dinquitante tranget. Comme pour le pote, labme de lhistoire sest transform en une exploration potique de louvert des mots . Toutefois, dans la traduction, il y a un reste non seule-ment cause de lhtrognit des deux registres : reprsentation de mot et reprsentation-chose, mais parce quil y a toujours ce muet dans la langue 14, limparl du pome.

    Je repense ce chemin, le mien, en suivant les pas du pote senfon-ant dans la ghenne de la mmoire historique et la mmoire de la langue. Je devais me ddoubler et me multiplier galement, accepter cette exten-sion de mon moi et cette perte dans les diffrents styles de lpoque. Et l, rside une diffrence avec le pote. Adonis rcrit lhistoire, mais il cite les paroles des monarques et les vers des potes dans leur propre langue. Or,

    14. Cf. E. Gomez-Mango, op. cit.

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    jtais constamment dans un travail de traduction et dexil. Je devais, dans ma langue (territoire daccueil), dire les paroles menaantes ou effrayantes du monarque, les vers du pote mdival et ceux dAdonis. La traductrice devait constamment se multiplier, sans cesse se diviser, multipliant son style, acceptant de vaciller, chanceler en permanence.

    Cest la fille du disparu qui a traduit al-Kitb. Lisant al-Kitb, elle tradui-sait pour elle le trauma. Traduisant, elle nommait, rcrivait dans son style et avec ses propres mots les paroles du pote. Ce ntait plus le pote face lhistoire, mais la traductrice. Et il ne sagissait pas seulement dune tentative dexhumer les restes partir des mots du pote, mais de la puissance dla-boration et de reconstruction qui passe par lmergence du familier refoul provoquant ce sentiment dinquitante tranget. Ceci passait par lbranle-ment et la douleur que provoquent lexhumation des restes et le travail de dsidalisation de notre hritage culturel. Plus quune opration intellec-tuelle, il fallait traduire pour moi dans ma propre langue (langue double), et en mots, les mois gels, la pense sidre, brise ou ptrifie sachant que la traduction est ici double et que la rcriture de lhistoire est la seule manire doffrir une spulture aux disparus. J. Altounian parle dun texte linceul .

    Texte o les morts demeurent 15 dsormais dans la parole des vivants et le chant de la vie.

    bibliograPhie

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    15. Dans le double sens du mot demeure .

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    RsumHabit par la pulsion dexhumer et guid par son imagination rgressive, le pote Adonis dans al-Kitb plonge dans lhistoire des Arabes qui quivaut une rencontre avec les affres du pouvoir et une traverse de lenfer terrestre. Le pote traduit en mots les penses et les affects gels ou ptrifis et nomme les disparus, victimes dun pouvoir anthropophage, transformant ainsi lhistoire-lgende en histoire-travail .Le pote traduit le trauma collectif. Son moi se ddouble et se multiplie, sa langue est crue pour dire les atrocits cauchemardesques provoquant un sentiment dinqui-tante tranget.Lauteure, qui est la traductrice dAdonis, rencontre doublement ce sentiment dinquitante tranget. Car, traduisant, elle se ddouble, linstar du pote, et se multiplie. linstar du pote, elle utilise la langue crue. Mais elle vit galement linquitante tranget qui lui vient du refoul de son histoire.

    Mots-clsTrauma, remmoration, construction, inquitante tranget, traduction, pouvoir anthropophage, langue.

    the translator faCing unCanny

    SummaryInhabited with a pulsion to exhume and guided by his regressive imagination, in Al-Kitb Adonis dives into Arabs history, which is equivalent to an encounter with the torments of power and a crossing of the hell on Earth. The poet translates into words frozen or petrified thoughts and affects. He also names the missing ones, victims of a cannibalistic power, transforming the legend-history into history-work .The poet also translates the collective trauma. His self spliting and multiplying as well as his language that will be crude to tell these nightmarish atrocities, provoke a feeling of troubling oddness.The author and translator of Adonis encounters doubly this feeling of troubling oddness. As she translates she also splits in the manner of the poet and multiplies herself. Like the poet, she uses this crude language. But she does also live this feeling of troubling oddness coming from the repression of her own past.

    KeywordsTrauma, recollection, construction, troubling oddness, translation, cannibalistic power, language.

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