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« Nous devons recueillir tout ce qu'il y a de bon dans l'héritage littéraire et artistique légué par le passé, assimiler d'un esprit critique ce qu'il contient d'utile et nous en servir comme d'un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie du peuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. » (Mao Zedong, 1942) Perspectives du matérialisme dialectique Transformation de la France Honoré de Balzac – Le Colonel Chabert (1844) Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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« Nous devons recueillir tout ce qu'il y a de bon dans l'héritage littéraire et artistiquelégué par le passé, assimiler d'un esprit critique ce qu'il contient d'utile et nous enservir comme d'un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie dupeuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. » (Mao Zedong, 1942)

Perspectives du matérialisme dialectiqueTransformation de la France

Honoré de Balzac – Le Colonel Chabert(1844)

Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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Perspectives du matérialisme dialectique

Préface

On accuse faussement Honoré de Balzac d'accumuler des descriptions au kilomètre, le tout avec uneexplication ridicule selon laquelle il était payé à la ligne. Il faut lire Le Colonel Chabert, qui fait partiedes Scènes de la vie privée de la Comédie humaine, pour voir à quel point on trouve dans les œuvresd'Honoré de Balzac une chaleur humaine ouvertement assumée, une présentation de la misère à la foiscritique et plein de compassion pour les personnes en souffrance. La description de l'emprisonnement estd'une précision à la fois glaciale et chaleureuse pour les malheureux, et Honoré de Balzac ditouvertement que « toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au-dessous de lavérité ». Et il précise même que « L’antichambre du Greffe offrait alors un de ces spectacles quemalheureusement ni les législateurs, ni les philanthropes, ni les peintres, ni les écrivains ne viennentétudier ». Lui, pourtant, l'a fait, et de manière terriblement formidable. Il y a jusqu'à son parti-pris quiest flagrant, ici pour Hyacinthe Chabert, ancien officiel napoléonien, porteur de valeurs, confronté auximmondes égoïsme et opportunisme de la Restauration, qu'Honoré de Balzac est censé apprécierpourtant en raison de son conservatisme politique. On a ici un exemple monumental de comment leréalisme l'emporte, et ce court roman qu'est Le Colonel Chabert a frappé les esprits de par le portraitnon seulement d'êtres réels, mais de l'esprit d'une époque.

La Comédie Humaine

Scènes de la vie privéeet

Scènes de la vie parisienne

A MADAME LA COMTESSE IDA DEBOCARMÉ, NÉE DU CHASTELER.

— Allons ! encore notre vieux carrick !

Cette exclamation échappait à un clercappartenant au genre de ceux qu’on appelledans les Études des saute-ruisseaux, et quimordait en ce moment de fort bon appétit dansun morceau de pain ; il arracha un peu de miepour faire une boulette qu’il lança railleusementpar le vasistas d’une fenêtre sur laquelle ils’appuyait. Bien dirigée, la boulette rebonditpresque à la hauteur de la croisée, après avoirfrappé le chapeau d’un inconnu qui traversait lacour d’une maison située rue Vivienne, oùdemeurait maître Derville, avoué.

— Allons, Simonnin, ne faites donc pas desottises aux gens, ou je vous mets à la porte.

Quelque pauvre que soit un client, c’est toujoursun homme, que diable ! dit le premier clerc eninterrompant l’addition d’un mémoire de frais.

Le saute-ruisseau est généralement, commeétait Simonnin, un garçon de treize à quatorzeans, qui dans toutes les Études se trouve sous ladomination spéciale du principal clerc dont lescommissions et les billets doux l’occupent touten allant porter des exploits chez les huissiers etdes placets au Palais. Il tient au gamin de Parispar ses mœurs, et à la Chicane par sa destinée.Cet enfant est presque toujours sans pitié, sansfrein, indisciplinable, faiseur de couplets,goguenard, avide et paresseux. Néanmoinspresque tous les petits clercs ont une vieillemère logée à un cinquième étage avec laquelle ilspartagent les trente ou quarante francs qui leursont alloués par mois.

— Si c’est un homme, pourquoi l’appelez-vous vieux carrick ? dit Simonnin de l’air del’écolier qui prend son maître en faute.

Et il se remit à manger son pain et sonfromage en accotant son épaule sur le montantde la fenêtre, car il se reposait debout, ainsi queles chevaux de coucou, l’une de ses jambesrelevée et appuyée contre l’autre, sur le bout du

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soulier.

— Quel tour pourrions-nous jouer à cechinois-là ? dit à voix basse le troisième clercnommé Godeschal en s’arrêtant au milieu d’unraisonnement qu’il engendrait dans une requêtegrossoyée par le quatrième clerc, et dont lescopies étaient faites par deux néophytes venusde province. Puis il continua sonimprovisation :... Mais, dans sa noble etbienveil lante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-huit(mettez en toutes lettres, hé ! monsieur lesavant qui faites la Grosse !), au moment oùElle reprit les rênes de son royaume, comprit...(qu’est-ce qu’il comprit, ce gros farceur-là ?) lahaute mission à laquel le Elle était appelée par ladivine Providence !...... (point admiratif et sixpoints : on est assez religieux au Palais pournous les passer), et sa première pensée fût ainsique le prouve la date de l’ordonnance ci-dessousdésignée, de réparer les infortunes causées parles affreux et tristes désastres de nos tempsrévolutionnaires, en restituant à ses fidèles etnombreux serviteurs (nombreux est une flatteriequi doit plaire au tribunal) tous leurs biens nonvendus, soit qu’ils se trouvassent dans ledomaine public soit qu’ils se trouvassent dans ledomaine ordinaire ou extraordinaire de lacouronne soit enfin qu’ils se trouvassent dansles dotations d’établissements publics, car noussommes et nous nous prétendons habiles àsoutenir que tel est l’esprit et le sens de lafameuse et si loyale ordonnance rendue en.... —Attendez, dit Godeschal aux trois clercs, cettescélérate de phrase a rempli la fin de ma page.— Eh ! bien, reprit-il en mouillant de sa languele dos du cahier afin de pouvoir tourner la pageépaisse de son papier timbre, eh ! bien, si vousvoulez lui faire une farce, il faut lui dire que lepatron ne peut parler à ses clients qu’entre deuxet trois heures du matin : nous verrons s’ilviendra, le vieux malfaiteur ! Et Godeschalreprit la phrase commencée : — rendue en... Yêtes-vous ? demanda-t-il.

— Oui, crièrent les trois copistes.

Tout marchait à la fois, la requête, la

causerie et la conspiration.

— Rendue en... Hein ? papa Boucard, quelleest la date de l’ordonnance ? il faut mettre lespoints sur les i, saquerlotte ! Cela fait des pages.

— Saquerlotte ! répéta l’un des copistesavant que Boucard le Maître clerc n’eûtrépondu.

— Comment, vous avez écrit saquerlotte ?s’écria Godeschal en regardant l’un desnouveaux venus d’un air à la fois sévère etgoguenard.

— Mais oui, dit le quatrième clerc en sepenchant sur la copie de son voisin, il a écrit : Ilfaut mettre les points sur les i, et sakerlotte avecun k.

Tous les clercs partirent d’un grand éclat derire.

— Comment, monsieur Huré, vous prenezsaquerlotte pour un terme de Droit, et vousdites que vous êtes de Mortagne ! s’écriaSimonnin.

— Effacez bien ça ! dit le principal clerc. Sile juge chargé de taxer le dossier voyait deschoses pareilles, il dirait qu’on se moque de labarbouil lée ! Vous causeriez des désagréments aupatron. Allons, ne faites plus de ces bêtises-là,monsieur Huré ! Un Normand ne doit pas écrireinsouciamment une requête. C’est le : — Portezarme ! de la Bazoche.

— Rendue en... en, demanda Godeschal.Dites-moi donc, quand, Boucard ?

— Juin 1814, répondit le premier clerc sansquitter son travail.

Un coup frappé à la porte de l’Étudeinterrompit la phrase de la prolixe requête. Cinqclercs bien endentés, aux yeux vifs et railleurs,aux têtes crépues, levèrent le nez vers la porte,après avoir tous crié d’une voix de chantre :— Entrez. Boucard resta la face ensevelie dansun monceau d’actes, nommés broutil le en stylede Palais, et continua de dresser le mémoire defrais auquel il travaillait.

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L’Étude était une grande pièce ornée dupoêle classique qui garnit tous les antres de lachicane. Les tuyaux traversaient diagonalementla chambre et rejoignaient une cheminéecondamnée sur le marbre de laquelle se voyaientdivers morceaux de pain, des triangles defromage de Brie, des côtelettes de porc frais, desverres, des bouteilles, et la tasse de chocolat duMaître clerc. L’odeur de ces comestibless’amalgamait si bien avec la puanteur du poêlechauffé sans mesure, avec le parfum particulieraux bureaux et aux paperasses, que la puanteurd’un renard n’y aurait pas été sensible. Leplancher était déjà couvert de fange et de neigeapportée par les clercs. Près de la fenêtre setrouvait le secrétaire à cylindre du Principal, etauquel était adossée la petite table destinée ausecond clerc. Le second faisait en ce moment lepalais. Il pouvait être de huit à neuf heures dumatin. L’Étude avait pour tout ornement cesgrandes affiches jaunes qui annoncent des saisiesimmobilières, des ventes, des licitations entremajeurs et mineurs, des adjudications définitivesou préparatoires, la gloire des Études ! Derrièrele Maître clerc était un énorme casier quigarnissait le mur du haut en bas, et dont chaquecompartiment était bourré de liasses d’oùpendaient un nombre infini d’étiquettes et debouts de fil rouge qui donnent une physionomiespéciale aux dossiers de procédure. Les rangsinférieurs du casier étaient pleins de cartonsjaunis par l’usage, bordés de papier bleu, et surlesquels se lisaient les noms des gros clients dontles affaires juteuses se cuisinaient en ce moment.Les sales vitres de la croisée laissaient passerpeu de jour. D’ailleurs, au mois de février, ilexiste à Paris très-peu d’Études où l’on puisseécrire sans le secours d’une lampe avant dixheures, car elles sont toutes l’objet d’unenégligence assez concevable : tout le monde yva, personne n’y reste, aucun intérêt personnelne s’attache à ce qui est si banal ; ni l’avoué, niles plaideurs, ni les clercs ne tiennent àl’élégance d’un endroit qui pour les uns est uneclasse, pour les autres un passage, pour lemaître un laboratoire. Le mobilier crasseux setransmet d’avoués en avoués avec un scrupule si

religieux que certaines Études possèdent encoredes boîtes à résidus, des moules à tirets, des sacsprovenant des procureurs au Chlet, abréviationdu mot Chatelet, juridiction, qui représentaitdans l’ancien ordre de choses le Tribunal dePremière Instance actuel. Cette Étude obscure,grasse de poussière, avait donc, comme toutesles autres, quelque chose de repoussant pour lesplaideurs, et qui en faisait une des plus hideusesmonstruosités parisiennes. Certes, si lessacristies humides où les prières se pèsent et sepayent comme des épices, si les magasins desrevendeuses où flottent des guenilles quiflétrissent toutes les illusions de la vie en nousmontrant où aboutissent nos fêtes, si ces deuxcloaques de la poésie n’existaient pas, une Étuded’avoué serait de toutes les boutiques sociales laplus horrible. Mais il en est ainsi de la maisonde jeu, du tribunal, du bureau de loterie et dumauvais lieu. Pourquoi ? Peut-être dans cesendroits le drame, en se jouant dans l’âme del’homme, lui rendit les accessoires indifférents :ce qui expliquerait aussi la simplicité du grandpenseur et des grands ambitieux.

— Où est mon canif ?

— Je déjeune !

— Va te faire lanlaire, voilà un pâté sur larequête !

— Chît ! messieurs.

Ces diverses exclamations partirent à la foisau moment où le vieux plaideur ferma la porteavec cette sorte d’humilité qui dénature lesmouvements de l’homme malheureux. L’inconnuessaya de sourire, mais les muscles de son visagese détendirent quand il eut vainement cherchéquelques symptômes d’aménité sur les visagesinexorablement insouciants des six clercs.Accoutumé sans doute à juger les hommes, ils’adressa fort poliment au saute-ruisseau, enespérant que ce Pâtiras lui répondrait avecdouceur.

— Monsieur, votre patron est-il visible ?

Le malicieux saute-ruisseau ne répondit aupauvre homme qu’en se donnant avec les doigts

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de la main gauche de petits coups répétés surl’oreille, comme pour dire : — Je suis sourd.

— Que souhaitez-vous, monsieur ? demandaGodeschal qui tout en faisant cette questionavalait une bouchée de pain avec laquelle on eûtpu charger une pièce de quatre, brandissait soncouteau, et se croisait les jambes en mettant àla hauteur de son œil celui de ses pieds qui setrouvait en l’air.

— Je viens ici, monsieur, pour la cinquièmefois, répondit le patient. Je souhaite parler àmonsieur Derville.

— Est-ce pour une affaire ?

— Oui, mais je ne puis l’expliquer qu’àmonsieur...

— Le patron dort, si vous désirez le consultersur quelques difficultés, il ne travaillesérieusement qu’à minuit. Mais si vous voulieznous dire votre cause, nous pourrions, tout aussibien que lui, vous...

L’inconnu resta impassible. Il se mit àregarder modestement autour de lui, comme unchien qui, en se glissant dans une cuisineétrangère, craint d’y recevoir des coups. Par unegrâce de leur état, les clercs n’ont jamais peurdes voleurs, ils ne soupçonnèrent donc pointl’homme au carrick et lui laissèrent observer lelocal, où il cherchait vainement un siége pour sereposer, car il était visiblement fatigué. Parsystème, les avoués laissent peu de chaises dansleurs Études. Le client vulgaire, lassé d’attendresur ses jambes, s’en va grognant, mais il neprend pas un temps qui, suivant le mot d’unvieux procureur, n’est pas admis en taxe.

— Monsieur, répondit-il, j’ai déjà eul’honneur de vous prévenir que je ne pouvaisexpliquer mon affaire qu’à monsieur Derville, jevais attendre son lever.

Boucard avait fini son addition. Il sentitl’odeur de son chocolat, quitta son fauteuil decanne, vint à la cheminée, toisa le vieil homme,regarda le carrick et fit une grimaceindescriptible. Il pensa probablement que, de

quelque manière que l’on tordît ce client, ilserait impossible d’en tirer un centime ; ilintervint alors par une parole brève, dansl’intention de débarrasser l’Étude d’unemauvaise pratique.

— Ils vous disent la vérité, monsieur. Lepatron ne travaille que pendant la nuit. Si votreaffaire est grave, je vous conseille de revenir àune heure du matin.

Le plaideur regarda le Maître clerc d’un airstupide, et demeura pendant un momentimmobile. Habitués à tous les changements dephysionomie et aux singuliers caprices produitspar l’indécision ou par la rêverie quicaractérisent les gens processifs, les clercscontinuèrent à manger, en faisant autant debruit avec leurs mâchoires que doivent en fairedes chevaux au râtelier, et ne s’inquiétèrent plusdu vieillard.

— Monsieur, je viendrai ce soir, dit enfin levieux qui par une ténacité particulière aux gensmalheureux voulait prendre en défautl’humanité.

La seule épigramme permise à la Misère estd’obliger la Justice et la Bienfaisance à desdénis injustes. Quand les malheureux ontconvaincu la Société de mensonge, ils serejettent plus vivement dans le sein de Dieu.

— Ne voilà-t-il pas un fameux crâne ? ditSimonnin sans attendre que le vieillard eûtfermé la porte.

— Il a l’air d’un déterré, reprit le dernierclerc.

— C’est quelque colonel qui réclame unarriéré, dit le premier clerc.

— Non, c’est un ancien concierge, ditGodeschal.

— Parions qu’il est noble, s’écria Boucard.

— Je parie qu’il a été portier, répliquaGodeschal. Les portiers sont seuls doués par lanature de carricks usés, huileux et déchiquetéspar le bas comme l’est celui de ce vieuxbonhomme ! Vous n’avez donc vu ni ses bottes

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éculées qui prennent l’eau, ni sa cravate qui luisert de chemise ? Il a couché sous les ponts.

— Il pourrait être noble et avoir tiré lecordon, s’écria le quatrième clerc. Ça s’est vu !

— Non, reprit Boucard au milieu des rires, jesoutiens qu’il a été brasseur en 1789, et colonelsous la République.

— Ah ! je parie un spectacle pour tout lemonde qu’il n’a pas été soldat, dit Godeschal.

— Ça va, répliqua Boucard.

— Monsieur ! monsieur ? cria le petit clercen ouvrant la fenêtre.

— Que fais-tu, Simonnin ? demandaBoucard.

— Je l’appelle pour lui demander s’il estcolonel ou portier, il doit le savoir, lui.

Tous les clercs se mirent à rire. Quant auvieillard, il remontait déjà l’escalier.

— Qu’allons-nous lui dire ? s’écriaGodeschal.

— Laissez-moi faire ! répondit Boucard.

Le pauvre homme rentra timidement enbaissant les yeux, peut-être pour ne pas révélersa faim en regardant avec trop d’avidité lescomestibles.

— Monsieur, lui dit Boucard, voulez-vousavoir la complaisance de nous donner votre nom,afin que le patron sache si...

— Chabert.

— Est-ce le colonel mort à Eylau ? demandaHuré qui n’ayant encore rien dit était jalouxd’ajouter une raillerie à toutes les autres.

— Lui-même, monsieur, répondit lebonhomme avec une simplicité antique. Et il seretira.

— Chouit !

— Dégommé !

— Puff !

— Oh !

— Ah !

— Bâoun !

— Ah ! le vieux drôle !

— Trinn, la, la, trinn, trinn.

— Enfoncé !

— Monsieur Desroches, vous irez auspectacle sans payer, dit Huré, le quatrièmeclerc, à un nouveau venu en lui donnant surl’épaule une tape à tuer un rhinocéros.

Ce fut un torrent de cris, de rires etd’exclamations, à la peinture duquel on useraittoutes les onomatopées de la langue.

— A quel théâtre irons-nous ?

— A l’Opéra ! s’écria le principal.

— D’abord, reprit Godeschal, le théâtre n’apas été désigné. Je puis, si je veux, vous menerchez madame Saqui.

— Madame Saqui n’est pas un spectacle.

— Qu’est-ce qu’un spectacle ? repritGodeschal. Établissons d’abord le point de fait.Qu’ai-je parié, messieurs ? un spectacle. Qu’est-ce qu’un spectacle ? une chose qu’on voit...

— Mais dans ce système-là, vous vousacquitteriez donc en nous menant voir l’eaucouler sous le Pont-Neuf ? s’écria Simonnin eninterrompant.

— Qu’on voit pour de l’argent, disaitGodeschal en continuant. — Mais on voit pourde l’argent bien des choses qui ne sont pas unspectacle. La définition n’est pas exacte, ditHuré.

— Mais, écoutez-moi donc !

— Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard.

— Curtius est-il un spectacle ? ditGodeschal.

— Non, répondit le premier clerc, c’est uncabinet de figures.

— Je parie cent francs contre un sou, repritGodeschal, que le cabinet de Curtius constituel’ensemble de choses auquel est dévolu le nom de

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spectacle. Il comporte une chose à voir àdifférents prix, suivant les différentes places oùl’on veut se mettre.

— Et berlik berlok, dit Simonnin.

— Prends garde que je ne te gifle, toi ! ditGodeschal.

Les clercs haussèrent les épaules.

— D’ailleurs, il n’est pas prouvé que ce vieuxsinge ne se soit pas moqué de nous, dit-il encessant son argumentation étouffée par le riredes autres clercs. En conscience, le colonelChabert est bien mort, sa femme est remariéeau comte Ferraud, Conseiller d’État. MadameFerraud est une des clientes de l’Étude !

— La cause est remise à demain, ditBoucard. A l’ouvrage, messieurs ! Sac-à-papier !l’on ne fait rien ici. Finissez donc votre requête,elle doit être signifiée avant l’audience de laquatrième Chambre. L’affaire se jugeaujourd’hui. Allons, à cheval.

— Si c’eût été le colonel Chabert, est-ce qu’iln’aurait pas chaussé le bout de son pied dans lepostérieur de ce farceur de Simonnin quand il afait le sourd ? dit Huré en regardant cetteobservation comme plus concluante que celle deGodeschal.

— Puisque rien n’est décidé, reprit Boucard,convenons d’aller aux secondes loges desFrançais voir Talma dans Néron. Simonnin iraau parterre.

Là-dessus, le premier clerc s’assit à sonbureau, et chacun l’imita.

— Rendue en juin mil huit cent quatorze (entoutes lettres), dit Godeschal, y êtes-vous ?

— Oui, répondirent les deux copistes et legrossoyeur dont les plumes recommencèrent àcrier sur le papier timbré en faisant dansl’Étude le bruit de cent hannetons enfermés pardes écoliers dans des cornets de papier.

— Et nous espérons que Messieurscomposant le tribunal, dit l’improvisateur.Halte ! il faut que je relise ma phrase, je ne me

comprends plus moi-même.

— Quarante-six... Ça doit arriver souvent !...Et trois, quarante-neuf, dit Boucard.

— Nous espérons, reprit Godeschal aprèsavoir tout relu, que Messieurs composant letribunal ne seront pas moins grands que ne l’estl’auguste auteur de l’ordonnance, et qu’ils ferontjustice des misérables prétentions del’administration de la grande chancel lerie de laLégion-d’Honneur en fixant la jurisprudencedans le sens large que nous établissons ici.....

— Monsieur Godeschal, voulez-vous un verred’eau ? dit le petit clerc.

— Ce farceur de Simonnin ! dit Boucard.Tiens, apprête tes chevaux à double semelle,prends ce paquet, et valse jusqu’aux Invalides.

— Que nous établissons ici, reprit Godeschal.Ajoutez : dans l’intérêt de madame... (en touteslettres) la vicomtesse de Grandlieu...

— Comment ! s’écria le Maître clerc, vousvous avisez de faire des requêtes dans l’affaireVicomtesse de Grandlieu contre Légion-d’Honneur, une affaire pour compte d’Étude,entreprise à forfait ? Ah ! vous êtes un fiernigaud ! Voulez-vous bien me mettre de côté voscopies et votre minute, gardez-moi cela pourl’affaire Navarreins contre les Hospices. Il esttard, je vais faire un bout de placet, avec desattendu, et j’irai moi même au Palais...

Cette scène représente un des mille plaisirsqui, plus tard, font dire en pensant à lajeunesse : — C’était le bon temps !

Vers une heure du matin, le prétendu colonelChabert vint frapper à la porte de maîtreDerville, avoué près le Tribunal de PremièreInstance du département de la Seine. Le portierlui répondit que monsieur Derville n’était pasrentré. Le vieillard allégua le rendez-vous etmonta chez ce célèbre légiste, qui, malgré sajeunesse, passait pour être une des plus fortestêtes du Palais. Après avoir sonné, le défiantsolliciteur ne fut pas médiocrement étonné devoir le premier clerc occupé à ranger sur la table

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de la salle à manger de son patron les nombreuxdossiers des affaires qui venaient le lendemainen ordre utile. Le clerc, non moins étonné, saluale colonel en le priant de s’asseoir : ce que fit leplaideur.

— Ma foi, monsieur, j’ai cru que vousplaisantiez hier en m’indiquant une heure simatinale pour une consultation, dit le vieillardavec une fausse gaieté d’un homme ruiné quis’efforce de sourire.

— Les clercs plaisantaient et disaient vraitout ensemble, reprit le Principal en continuantson travail. Monsieur Derville a choisi cetteheure pour examiner ses causes, en résumer lesmoyens, en ordonner la conduite, en disposer lesdéfenses. Sa prodigieuse intelligence est pluslibre en ce moment, le seul où il obtienne lesilence et la tranquillité nécessaires à laconception des bonnes idées. Vous êtes, depuisqu’il est avoué, le troisième exemple d’uneconsultation donnée à cette heure nocturne.Après être rentré, le patron discutera chaqueaffaire, lira tout, passera peut-être quatre oucinq heures à sa besogne ; puis, il me sonnera etm’expliquera ses intentions. Le matin, de dixheures à deux heures, il écoute ses clients, puisil emploie le reste de la journée à ses rendez-vous. Le soir, il va dans le monde pour yentretenir ses relations. Il n’a donc que la nuitpour creuser ses procès, fouiller les arsenaux duCode et faire ses plans de bataille. Il ne veutpas perdre une seule cause, il a l’amour de sonart. Il ne se charge pas, comme ses confrères, detoute espèce d’affaire. Voilà sa vie, qui estsingulièrement active. Aussi gagne-t-il beaucoupd’argent.

En entendant cette explication, le vieillardresta silencieux, et sa bizarre figure prit uneexpression si dépourvue d’intelligence, que leclerc, après l’avoir regardé, ne s’occupa plus delui. Quelques instants après, Derville rentra, misen costume de bal ; son Maître clerc lui ouvritla porte, et se remit à achever le classement desdossiers. Le jeune avoué demeura pendant unmoment stupéfait en entrevoyant dans le clair-

obscur le singulier client qui l’attendait. Lecolonel Chabert était aussi parfaitementimmobile que peut l’être une figure en cire de cecabinet de Curtius où Godeschal avait voulumener ses camarades. Cette immobilité n’auraitpeut-être pas été un sujet d’étonnement, si ellen’eût complété le spectacle surnaturel queprésentait l’ensemble du personnage. Le vieuxsoldat était sec et maigre. Son front,volontairement caché sous les cheveux de saperruque lisse, lui donnait quelque chose demystérieux. Ses yeux paraissaient couverts d’unetaie transparente : vous eussiez dit de la nacresale dont les reflets bleuâtres chatoyaient à lalueur des bougies. Le visage pâle, livide, et enlame de couteau, s’il est permis d’empruntercette expression vulgaire, semblait mort. Le couétait serré par une mauvaise cravate de soienoire. L’ombre cachait si bien le corps à partirde la ligne brune que décrivait ce haillon, qu’unhomme d’imagination aurait pu prendre cettevieille tête pour quelque silhouette due auhasard, ou pour un portrait de Rembrandt, sanscadre. Les bords du chapeau qui couvrait lefront du vieillard projetaient un sillon noir surle haut du visage. Cet effet bizarre, quoiquenaturel, faisait ressortir, par la brusquerie ducontraste, les rides blanches, les sinuositésfroides, le sentiment décoloré de cettephysionomie cadavéreuse. Enfin l’absence detout mouvement dans le corps, de toute chaleurdans le regard, s’accordait avec une certaineexpression de démence triste, avec lesdégradants symptômes par lesquels secaractérise l’idiotisme, pour faire de cette figureje ne sais quoi de funeste qu’aucune parolehumaine ne pourrait exprimer. Mais unobservateur, et surtout un avoué, aurait trouvéde plus en cet homme foudroyé les signes d’unedouleur profonde, les indices d’une misère quiavait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eautombées du ciel sur un beau marbre l’ont à lalongue défiguré. Un médecin, un auteur, unmagistrat eussent pressenti tout un drame àl’aspect de cette sublime horreur dont lemoindre mérite était de ressembler à cesfantaisies que les peintres s’amusent à dessiner

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au bas de leurs pierres lithographiques encausant avec leurs amis.

En voyant l’avoué, l’inconnu tressaillit par unmouvement convulsif semblable à celui quiéchappe aux poètes quand un bruit inattenduvient les détourner d’une féconde rêverie, aumilieu du silence et de la nuit. Le vieillard sedécouvrit promptement et se leva pour saluer lejeune homme ; le cuir qui garnissait l’intérieurde son chapeau étant sans doute fort gras, saperruque y resta collée sans qu’il s’en aperçût,et laissa voir à nu son crâne horriblement mutilépar une cicatrice transversale qui prenait àl’occiput et venait mourir à l’œil droit, enformant partout une grosse couture saillante.L’enlèvement soudain de cette perruque sale,que le pauvre homme portait pour cacher sablessure, ne donna nulle envie de rire aux deuxgens de loi, tant ce crâne fendu étaitépouvantable à voir. La première pensée quesuggérait l’aspect de cette blessure était celle-ci : — Par là s’est enfuie l’intelligence !

— Si ce n’est pas le colonel Chabert, ce doitêtre un fier troupier ! pensa Boucard.

— Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-jel’honneur de parler ?

— Au colonel Chabert.

— Lequel ?

— Celui qui est mort à Eylau, répondit levieillard.

En entendant cette singulière phrase, le clercet l’avoué se jetèrent un regard qui signifiait :— C’est un fou !

— Monsieur, reprit le colonel, je désirerais neconfier qu’à vous le secret de ma situation.

Une chose digne de remarque est l’intrépiditénaturelle aux avoués. Soit l’habitude de recevoirun grand nombre de personnes, soit le profondsentiment de la protection que les lois leuraccordent, soit confiance en leur ministère, ilsentrent partout sans rien craindre, comme lesprêtres et les médecins. Derville fit un signe àBoucard, qui disparut.

— Monsieur, reprit l’avoué, pendant le jourje ne suis pas trop avare de mon temps ; maisau milieu de la nuit les minutes me sontprécieuses. Ainsi, soyez bref et concis. Allez aufait sans digression. Je vous demanderai moi-même les éclaircissements qui me semblerontnécessaires. Parlez.

Après avoir fait asseoir son singulier client, lejeune homme s’assit lui-même devant la table ;mais, tout en prêtant son attention au discoursdu feu colonel, il feuilleta ses dossiers.

— Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais un régiment decavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dansle succès de la célèbre charge que fit Murat, etqui décida le gain de la bataille.Malheureusement pour moi, ma mort est un faithistorique consigné dans les Victoires etConquêtes, où elle est rapportée en détail. Nousfendîmes en deux les trois lignes russes, qui,s’étant aussitôt reformées, nous obligèrent à lesretraverser en sens contraire. Au moment oùnous revenions vers l’Empereur, après avoirdispersé les Russes, je rencontrai un gros decavalerie ennemie. Je me précipitai sur cesentêtés-là. Deux officiers russes, deux vraisgéants, m’attaquèrent à la fois. L’un d’euxm’appliqua sur la tête un coup de sabre quifendit tout jusqu’à un bonnet de soie noire quej’avais sur la tête, et m’ouvrit profondément lecrâne. Je tombai de cheval. Murat vint à monsecours, il me passa sur le corps, lui et tout sonmonde, quinze cents hommes, excusez du peu !Ma mort fut annoncée à l’Empereur, qui, parprudence (il m’aimait un peu, le patron !),voulut savoir s’il n’y aurait pas quelque chancede sauver l’homme auquel il était redevable decette vigoureuse attaque. Il envoya, pour mereconnaître et me rapporter aux ambulances,deux chirurgiens en leur disant, peut-être tropnégligemment, car il avait de l’ouvrage :— Allez donc voir si, par hasard, mon pauvreChabert vit encore ? Ces sacrés carabins, quivenaient de me voir foulé aux pieds par leschevaux de deux régiments, se dispensèrent sansdoute de me tâter le pouls et dirent que j’étais

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bien mort. L’acte de mon décès fut doncprobablement dressé d’après les règles établiespar la jurisprudence militaire.

En entendant son client s’exprimer avec unelucidité parfaite et raconter des faits sivraisemblables, quoique étranges, le jeune avouélaissa ses dossiers, posa son coude gauche sur latable, se mit la tête dans la main, et regarda lecolonel fixement.

— Savez-vous, monsieur, lui dit-il enl’interrompant, que je suis l’avoué de lacomtesse Ferraud, veuve du colonel Chabert ?

— Ma femme ! Oui, monsieur. Aussi, aprèscent démarches infructueuses chez des gens deloi qui m’ont tous pris pour un fou, me suis-jedéterminé à venir vous trouver. Je vous parleraide mes malheurs plus tard. Laissez-moi d’abordvous établir les faits, vous expliquer plutôtcomme ils ont dû se passer, que comme ils sontarrivés. Certaines circonstances, qui ne doiventêtre connues que du Père éternel, m’obligent àen présenter plusieurs comme des hypothèses.Donc, monsieur, les blessures que j’ai reçuesauront probablement produit un tétanos, oum’auront mis dans une crise analogue à unemaladie nommée, je crois, catalepsie. Autrementcomment concevoir que j’aie été, suivant l’usagede la guerre, dépouillé de mes vêtements, et jetédans la fosse aux soldats par les gens chargésd’enterrer les morts ? Ici, permettez-moi deplacer un détail que je n’ai pu connaître quepostérieurement à l’événement qu’il faut bienappeler ma mort. J’ai rencontré, en 1814, àStuttgard un ancien maréchal-des-logis de monrégiment. Ce cher homme, le seul qui ait voulume reconnaître, et de qui je vous parlerai tout àl’heure, m’expliqua le phénomène de maconservation, en me disant que mon cheval avaitreçu un boulet dans le flanc au moment où jefus blessé moi-même. La bête et le cavaliers’étaient donc abattus comme des capucins decartes. En me renversant, soit à droite, soit àgauche, j’avais été sans doute couvert par lecorps de mon cheval qui m’empêcha d’êtreécrasé par les chevaux, ou atteint par des

boulets. Lorsque je revins à moi, monsieur,j’étais dans une position et dans une atmosphèredont je ne vous donnerais pas une idée en vousen entretenant jusqu’à demain. Le peu d’air queje respirais était méphitique. Je voulus memouvoir, et ne trouvai point d’espace. Enouvrant les yeux, je ne vis rien. La rareté del’air fut l’accident le plus menaçant, et quim’éclaira le plus vivement sur ma position. Jecompris que là où j’étais, l’air ne se renouvelaitpoint, et que j’allais mourir. Cette pensée m’ôtale sentiment de la douleur inexprimable parlaquelle j’avais été réveillé. Mes oreilles tintèrentviolemment. J’entendis, ou crus entendre, je neveux rien affirmer, des gémissements poussés parle monde de cadavres au milieu duquel je gisais.Quoique la mémoire de ces moments soit bienténébreuse, quoique mes souvenirs soient bienconfus, malgré les impressions de souffrancesencore plus profondes que je devais éprouver etqui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où jecrois encore entendre ces soupirs étouffés ! Maisil y a eu quelque chose de plus horrible que lescris, un silence que je n’ai jamais retrouvé nullepart, le vrai silence du tombeau. Enfin, enlevant les mains, en tâtant les morts, jereconnus un vide entre ma tête et le fumierhumain supérieur. Je pus donc mesurer l’espacequi m’avait été laissé par un hasard dont lacause m’était inconnue. Il paraît, grâce àl’insouciance ou à la précipitation avec laquelleon nous avait jetés pêle-mêle, que deux mortss’étaient croisés au-dessus de moi de manière àdécrire un angle semblable à celui de deuxcartes mises l’une contre l’autre par un enfantqui pose les fondements d’un château. Enfuretant avec promptitude, car il ne fallait pasflâner, je rencontrai fort heureusement un brasqui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule ! unbon os auquel je dus mon salut. Sans ce secoursinespéré, je périssais ! Mais, avec une rage quevous devez concevoir, je me mis à travailler lescadavres qui me séparaient de la couche de terresans doute jetée sur nous, je dis nous, commes’il y eût eu des vivants ! J’y allais ferme,monsieur, car me voici ! Mais je ne sais pasaujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la

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couverture de chair qui mettait une barrièreentre la vie et moi. Vous me direz que j’avaistrois bras ! Ce levier, dont je me servais avechabileté, me procurait toujours un peu de l’airqui se trouvait entre les cadavres que jedéplaçais, et je ménageais mes aspirations. Enfinje vis le jour, mais à travers la neige, monsieur !En ce moment, je m’aperçus que j’avais la têteouverte. Par bonheur, mon sang, celui de mescamarades ou la peau meurtrie de mon chevalpeut-être, que sais-je ! m’avait, en se coagulant,comme enduit d’un emplâtre naturel. Malgrécette croûte, je m’évanouis quand mon crâne futen contact avec la neige. Cependant, le peu dechaleur qui me restait ayant fait fondre la neigeautour de moi, je me trouvai, quand je reprisconnaissance, au centre d’une petite ouverturepar laquelle je criai aussi long-temps que je lepus. Mais alors le soleil se levait, j’avais doncbien peu de chances pour être entendu. Y avait-il déjà du monde aux champs ? Je me haussaisen faisant de mes pieds un ressort dont le pointd’appui était sur les défunts qui avaient les reinssolides. Vous sentez que ce n’était pas lemoment de leur dire : — Respect au couragemalheureux ! Bref, monsieur, après avoir eu ladouleur, si le mot peut rendre ma rage, de voirpendant long-temps, oh ! oui, longtemps ! cessacrés Allemands se sauvant en entendant unevoix là où ils n’apercevaient point d’homme, jefus enfin dégagé par une femme assez hardie ouassez curieuse pour s’approcher de ma tête quisemblait avoir poussé hors de terre comme unchampignon. Cette femme alla chercher sonmari, et tous deux me transportèrent dans leurpauvre baraque. Il parait que j’eus une rechutede catalepsie, passez-moi cette expression pourvous peindre un état duquel je n’ai nulle idée,mais que j’ai jugé, sur les dires de mes hôtes,devoir être un effet de cette maladie. Je suisresté pendant six mois entre la vie et la mort,ne parlant pas, ou déraisonnant quand jeparlais. Enfin mes hôtes me firent admettre àl’hôpital d’Heilsberg. Vous comprenez, monsieur,que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nuque de celui de ma mère ; en sorte que, six moisaprès, quand, un beau matin, je me souvins

d’avoir été le colonel Chabert, et qu’enrecouvrant ma raison je voulus obtenir de magarde plus de respect qu’elle n’en accordait à unpauvre diable, tous mes camarades de chambréese mirent à rire. Heureusement pour moi, lechirurgien avait répondu, par amour-propre, dema guérison, et s’était naturellement intéressé àson malade. Lorsque je lui parlai d’une manièresuivie de mon ancienne existence, ce bravehomme, nommé Sparchmann, fit constater, dansles formes juridiques voulues par le droit dupays, la manière miraculeuse dont j’étais sortide la fosse des morts, le jour et l’heure oùj’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par sonmari ; le genre, la position exacte de mesblessures, en joignant à ces différents procès-verbaux une description de ma personne. Eh !bien, monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes,ni la déclaration que j’ai faite chez un notaired’Heilsberg, en vue d’établir mon identité !Depuis le jour où je fus chassé de cette ville parles événements de la guerre, j’ai constammenterré comme un vagabond, mendiant mon pain,traité de fou lorsque je racontais mon aventure,et sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou pour meprocurer les actes qui pouvaient prouver mesdires, et me rendre à la vie sociale. Souvent, mesdouleurs me retenaient durant des semestresentiers dans de petites villes où l’on prodiguaitdes soins au Français malade, mais où l’on riaitau nez de cet homme dès qu’il prétendait être lecolonel Chabert. Pendant long-temps ces rires,ces doutes me mettaient dans une fureur qui menuisit et me fit même enfermer comme fou àStuttgard. A la vérité, vous pouvez juger,d’après mon récit, qu’il y avait des raisonssuffisantes pour faire coffrer un homme ! Aprèsdeux ans de détention que je fus obligé de subir,après avoir entendu mille fois mes gardiensdisant : — « Voilà un pauvre homme qui croitêtre le colonel Chabert ! » à des gens quirépondaient : « Le pauvre homme ! » je fusconvaincu de l’impossibilité de ma propreaventure, je devins triste, résigné, tranquille, etrenonçai à me dire le colonel Chabert, afin depouvoir sortir de prison et revoir la France. Oh !monsieur, revoir Paris ! c’était un délire que je

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ne...

A cette phrase inachevée, le colonel Chaberttomba dans une rêverie profonde que Dervillerespecta.

— Monsieur, un beau jour, reprit le client,un jour de printemps, on me donna la clef deschamps et dix thalers, sous prétexte que jeparlais très-sensément sur toutes sortes de sujetset que je ne me disais plus le colonel Chabert.Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd’hui,par moments, mon nom m’est désagréable. Jevoudrais n’être pas moi. Le sentiment de mesdroits me tue. Si ma maladie m’avait ôté toutsouvenir de mon existence passée, j’aurais étéheureux ! J’eusse repris du service sous un nomquelconque, et qui sait ? je serais peut-êtredevenu feld-maréchal en Autriche ou en Russie.

— Monsieur, dit l’avoué, vous brouilleztoutes mes idées. Je crois rêver en vousécoutant. De grâce, arrêtons-nous pendant unmoment.

— Vous êtes, dit le colonel d’un airmélancolique, la seule personne qui m’ait sipatiemment écouté. Aucun homme de loi n’avoulu m’avancer dix napoléons afin de fairevenir d’Allemagne les pièces nécessaires pourcommencer mon procès...

— Quel procès ? dit l’avoué, qui oubliait lasituation douloureuse de son client en entendantle récit de ses misères passées.

— Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n’est-elle pas ma femme ! Elle possède trente millelivres de rente qui m’appartiennent, et ne veutpas me donner deux liards. Quand je dis ceschoses à des avoués, à des hommes de bon sens ;quand je propose, moi, mendiant, de plaidercontre un comte et une comtesse ; quand jem’élève, moi, mort, contre un acte de décès, unacte de mariage et des actes de naissance, ilsm’éconduisent, suivant leur caractère, soit aveccet air froidement poli que vous savez prendrepour vous débarrasser d’un malheureux, soitbrutalement, en gens qui croient rencontrer unintrigant ou un fou. J’ai été enterré sous des

morts, mais maintenant je suis enterré sous desvivants, sous des actes, sous des faits, sous lasociété tout entière, qui veut me faire rentrersous terre !

— Monsieur, veuillez poursuivre maintenant,dit l’avoué.

— Veuil lez, s’écria le malheureux vieillard enprenant la main du jeune homme, voilà lepremier mot de politesse que j’entends depuis...

Le colonel pleura. La reconnaissance étouffasa voix. Cette pénétrante et indicible éloquencequi est dans le regard, dans le geste, dans lesilence même, acheva de convaincre Derville etle toucha vivement.

— Écoutez, monsieur, dit-il à son client, j’aigagné ce soir trois cents francs au jeu ; je puisbien employer la moitié de cette somme à fairele bonheur d’un homme. Je commencerai lespoursuites et diligences nécessaires pour vousprocurer les pièces dont vous me parlez, etjusqu’à leur arrivée je vous remettrai cent souspar jour. Si vous êtes le colonel Chabert, voussaurez pardonner la modicité du prêt à un jeunehomme qui a sa fortune à faire. Poursuivez.

Le prétendu colonel resta pendant unmoment immobile et stupéfait : son extrêmemalheur avait sans doute détruit ses croyances.S’il courait après son illustration militaire, aprèssa fortune, après lui-même, peut-être était-cepour obéir à ce sentiment inexplicable, en germedans le cœur de tous les hommes, et auquel nousdevons les recherches des alchimistes, la passionde la gloire, les découvertes de l’astronomie, dela physique, tout ce qui pousse l’homme à segrandir en se multipliant par les faits ou par lesidées. L’ego, dans sa pensée, n’était plus qu’unobjet secondaire, de même que la vanité dutriomphe ou le plaisir du gain deviennent pluschers au parieur que ne l’est l’objet du pari. Lesparoles du jeune avoué furent donc comme unmiracle pour cet homme rebuté pendant dixannées par sa femme, par la justice, par lacréation sociale entière. Trouver chez un avouéces dix pièces d’or qui lui avaient été refuséespendant si long-temps, par tant de personnes et

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de tant de manières ! Le colonel ressemblait àcette dame qui, ayant eu la fièvre durant quinzeannées, crut avoir changé de maladie le jour oùelle fut guérie. Il est des félicités auxquelles onne croit plus ; elles arrivent, c’est la foudre, ellesconsument. Aussi la reconnaissance du pauvrehomme était-elle trop vive pour qu’il pûtl’exprimer. Il eût paru froid aux genssuperficiels, mais Derville devina toute uneprobité dans cette stupeur. Un fripon aurait eude la voix.

— Où en étais-je ? dit le colonel avec lanaïveté d’un enfant ou d’un soldat, car il y asouvent de l’enfant dans le vrai soldat, etpresque toujours du soldat chez l’enfant, surtouten France.

— A Stuttgard. Vous sortiez de prison,répondit l’avoué.

— Vous connaissez ma femme ? demanda lecolonel.

— Oui, répliqua Derville en inclinant la tête.

— Comment est-elle ?

— Toujours ravissante.

Le vieillard fit un signe de main, et parutdévorer quelque secrète douleur avec cetterésignation grave et solennelle qui caractérise leshommes éprouvés dans le sang et le feu deschamps de bataille.

— Monsieur, dit-il avec une sorte de gaieté ;car il respirait, ce pauvre colonel, il sortait uneseconde fois de la tombe, il venait de fondre unecouche de neige moins soluble que celle qui jadislui avait glacé la tête, et il aspirait l’air commes’il quittait un cachot. Monsieur, dit-il, si j’avaisété joli garçon, aucun de mes malheurs ne meserait arrivé. Les femmes croient les gens quandils farcissent leurs phrases du mot amour. Alorselles trottent, elles vont, elles se mettent enquatre, elles intriguent, elles affirment les faits,elles font le diable pour celui qui leur plaît.Comment aurais-je pu intéresser une femme ?j’avais une face de requiem, j’étais vêtu commeun sans-culotte, je ressemblais plutôt à un

Esquimau qu’à un Français, moi qui jadispassais pour le plus joli des muscadins, en1799 ! moi, Chabert, comte de l’Empire ! Enfin,le jour même où l’on me jeta sur le pavé commeun chien, je rencontrai le maréchal-des-logis dequi je vous ai déjà parlé. Le camarade senommait Boutin. Le pauvre diable et moifaisions la plus belle paire de rosses que j’aiejamais vue ; je l’aperçus à la promenade, si je lereconnus, il lui fut impossible de deviner quij’étais. Nous allâmes ensemble dans un cabaret.Là, quand je me nommai, la bouche de Boutinse fendit en éclats de rire comme un mortier quicrève. Cette gaieté, monsieur, me causa l’un demes plus vifs chagrins ! Elle me révélait sansfard tous les changements qui étaient survenusen moi ! J’étais donc méconnaissable, mêmepour l’œil du plus humble et du plusreconnaissant de mes amis ! jadis j’avais sauvéla vie à Boutin, mais c’était une revanche que jelui devais. Je ne vous dirai pas comment il merendit ce service. La scène eut lieu en Italie, àRavenne. La maison où Boutin m’empêchad’être poignardé n’était pas une maison fortdécente. A cette époque je n’étais pas colonel,j’étais simple cavalier, comme Boutin.Heureusement cette histoire comportait desdétails qui ne pouvaient être connus que de nousseuls ; et, quand je les lui rappelai, sonincrédulité diminua. Puis je lui contai lesaccidents de ma bizarre existence. Quoique mesyeux, ma voix fussent, me dit-il, singulièrementaltérés, que je n’eusse plus ni cheveux, ni dents,ni sourcils, que je fusse blanc comme unAlbinos, il finit par retrouver son colonel dans lemendiant, après mille interrogations auxquellesje répondis victorieusement. Il me raconta sesaventures, elles n’étaient pas moinsextraordinaires que les miennes : il revenait desconfins de la Chine, où il avait voulu pénétreraprès s’être échappé de la Sibérie. Il m’appritles désastres de la campagne de Russie et lapremière abdication de Napoléon. Cette nouvelleest une des choses qui m’ont fait le plus de mal !Nous étions deux débris curieux après avoirainsi roulé sur le globe comme roulent dansl’Océan les cailloux emportés d’un rivage à

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l’autre par les tempêtes. A nous deux nousavions vu l’Égypte, la Syrie, l’Espagne, laRussie, la Hollande, l’Allemagne, l’Italie, laDalmatie, l’Angleterre, la Chine, la Tartarie, laSibérie ; il ne nous manquait que d’être allésdans les Indes et en Amérique ! Enfin, plusingambe que je ne l’étais, Boutin se chargead’aller à Paris le plus lestement possible afind’instruire ma femme de l’état dans lequel je metrouvais. J’écrivis à madame Chabert une lettrebien détaillée. C’était la quatrième, monsieur !si j’avais eu des parents, tout cela ne seraitpeut-être pas arrivé ; mais, il faut vous l’avouer,je suis un enfant d’hôpital, un soldat qui pourpatrimoine avait son courage, pour famille toutle monde, pour patrie la France, pour toutprotecteur le bon Dieu. Je me trompe ! j’avaisun père, l’Empereur ! Ah ! s’il était debout, lecher homme ! et qu’il vît son Chabert, comme ilme nommait, dans l’état où je suis, mais il semettrait en colère. Que voulez-vous ! notre soleils’est couché, nous avons tous froid maintenant.Après tout, les événements politiques pouvaientjustifier le silence de ma femme ! Boutin partit.Il était bien heureux, lui ! Il avait deux oursblancs supérieurement dressés qui le faisaientvivre. Je ne pouvais l’accompagner ; mesdouleurs ne me permettaient pas de faire delongues étapes. Je pleurai, monsieur, quandnous nous séparâmes, après avoir marché aussilong-temps que mon état put me le permettre encompagnie de ses ours et de lui. A Carlsruhej’eus un accès de névralgie à la tête, et restai sixsemaines sur la paille dans une auberge ! Je nefinirais pas, monsieur, s’il fallait vous racontertous les malheurs de ma vie de mendiant. Lessouffrances morales, auprès desquelles pâlissentles douleurs physiques, excitent cependantmoins de pitié, parce qu’on ne les voit point. Jeme souviens d’avoir pleuré devant un hôtel deStrasbourg où j’avais donné jadis une fête, et oùje n’obtins rien, pas même un morceau de pain.Ayant déterminé de concert avec Boutinl’itinéraire que je devais suivre, j’allais à chaquebureau de poste demander s’il y avait une lettreet de l’argent pour moi. Je vins jusqu’à Parissans avoir rien trouvé. Combien de désespoirs ne

m’a-t-il pas fallu dévorer ! — Boutin sera mort,me disais-je. En effet, le pauvre diable avaitsuccombé à Waterloo. J’appris sa mort plus tardet par hasard. Sa mission auprès de ma femmefut sans doute infructueuse. Enfin j’entrai dansParis en même temps que les Cosaques. Pourmoi c’était douleur sur douleur. En voyant lesRusses en France, je ne pensais plus que jen’avais ni souliers aux pieds ni argent dans mapoche. Oui, monsieur, mes vêtements étaient enlambeaux. La veille de mon arrivée je fus forcéde bivouaquer dans les bois de Claye. Lafraîcheur de la nuit me causa sans doute unaccès de je ne sais quelle maladie, qui me pritquand je traversai le faubourg Saint-Martin. Jetombai presque évanoui à la porte d’unmarchand de fer. Quand je me réveillai j’étaisdans un lit à l’Hôtel-Dieu. Là je restai pendantun mois assez heureux. Je fus bientôt renvoyé.J’étais sans argent, mais bien portant et sur lebon pavé de Paris. Avec quelle joie et quellepromptitude j’allai rue du Mont-Blanc, où mafemme devait être logée dans un hôtel à moi !Bah ! la rue du Mont-Blanc était devenue la ruede la Chaussée-d’Antin. Je n’y vis plus monhôtel, il avait été vendu, démoli. Desspéculateurs avaient bâti plusieurs maisons dansmes jardins. Ignorant que ma femme fût mariéeà monsieur Ferraud, je ne pouvais obtenir aucunrenseignement. Enfin je me rendis chez un vieilavocat qui jadis était chargé de mes affaires. Lebonhomme était mort après avoir cédé saclientèle à un jeune homme. Celui-ci m’apprit, àmon grand étonnement, l’ouverture de masuccession, sa liquidation, le mariage de mafemme et la naissance de ses deux enfants.Quand je lui dis être le colonel Chabert, il semit à rire si franchement que je le quittai sanslui faire la moindre observation. Ma détentionde Stuttgard me fit songer à Charenton, et jerésolus d’agir avec prudence. Alors, monsieur,sachant où demeurait ma femme, je m’acheminaivers son hôtel, le cœur plein d’espoir. Eh ! bien,dit le colonel avec un mouvement de rageconcentrée, je n’ai pas été reçu lorsque je me fisannoncer sous un nom d’emprunt, et le jour oùje pris le mien je fus consigné à sa porte. Pour

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voir la comtesse rentrant du bal ou du spectacle,au matin, je suis resté pendant des nuitsentières collé contre la borne de sa portecochère. Mon regard plongeait dans cettevoiture qui passait devant mes yeux avec larapidité de l’éclair, et où j’entrevoyais à peinecette femme qui est mienne et qui n’est plus àmoi ! Oh ! dès ce jour j’ai vécu pour lavengeance, s’écria le vieillard d’une voix sourdeen se dressant tout à coup devant Derville. Ellesait que j’existe ; elle a reçu de moi, depuis monretour, deux lettres écrites par moi-même. Ellene m’aime plus ! Moi, j’ignore si je l’aime ou sije la déteste ! je la désire et la maudis tour àtour Elle me doit sa fortune, son bonheur ; eh !bien, elle ne m’a pas seulement fait parvenir leplus léger secours ! Par moments je ne sais plusque devenir !

A ces mots, le vieux soldat retomba sur sachaise, et redevint immobile. Derville restasilencieux, occupé à contempler son client.

— L’affaire est grave, dit-il enfinmachinalement. Même en admettantl’authenticité des pièces qui doivent se trouver àHeilsberg, il ne m’est pas prouvé que nouspuissions triompher tout d’abord. Le procès irasuccessivement devant trois tribunaux. Il fautréfléchir à tête reposée sur une semblable cause,elle est tout exceptionnelle.

— Oh ! répondit froidement le colonel enrelevant la tête par un mouvement de fierté, sije succombe, je saurai mourir, mais encompagnie.

Là, le vieillard avait disparu. Les yeux del’homme énergique brillaient rallumés aux feuxdu désir et de la vengeance.

— Il faudra peut-être transiger, dit l’avoué.

— Transiger, répéta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je vivant ?

— Monsieur, reprit l’avoué, vous suivrez, jel’espère, mes conseils. Votre cause sera macause. Vous vous apercevrez bientôt de l’intérêtque je prends à votre situation, presque sansexemple dans les fastes judiciaires. En

attendant, je vais vous donner un mot pour monnotaire, qui vous remettra, sur votre quittance,cinquante francs tous les dix jours. Il ne seraitpas convenable que vous vinssiez chercher ici dessecours. Si vous êtes le colonel Chabert, vous nedevez être à la merci de personne. Je donnerai àces avances la forme d’un prêt. Vous avez desbiens a recouvrer, vous êtes riche.

Cette dernière délicatesse arracha des larmesau vieillard. Derville se leva brusquement, car iln’était peut-être pas de costume qu’un avouéparût s’émouvoir ; il passa dans son cabinet,d’où il revint avec une lettre non cachetée qu’ilremit au comte Chabert. Lorsque le pauvrehomme la tint entre ses doigts, il sentit deuxpièces d’or à travers le papier.

— Voulez-vous me désigner les actes, medonner le nom de la ville, du royaume ? ditl’avoué.

Le colonel dicta les renseignements envérifiant l’orthographe des noms de lieux ; puis,il prit son chapeau d’une main, regarda Derville,lui tendit l’autre main, une main calleuse, et luidit d’une voix simple : — Ma foi, monsieur,après l’Empereur, vous êtes l’homme auquel jedevrai le plus ! Vous êtes un brave.

L’avoué frappa dans la main du colonel, lereconduisit jusque sur l’escalier et l’éclaira.

— Boucard, dit Derville a son premier clerc,je viens d’entendre une histoire qui me coûterapeut-être vingt-cinq louis. Si je suis volé, je neregretterai pas mon argent, j’aurai vu le plushabile comédien de notre époque.

Quand le colonel se trouva dans la rue etdevant un réverbère, il retira de la lettre lesdeux pièces de vingt francs que l’avoué lui avaitdonnées, et les regarda pendant un moment a lalumière. Il revoyait de l’or pour la première foisdepuis neuf ans.

— Je vais donc pouvoir fumer des cigares, sedit-il.

Environ trois mois après cette consultationnuitamment faite par le colonel Chabert chez

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Derville, le notaire chargé de payer la demi-solde que l’avoué faisait à son singulier client,vint le voir pour conférer sur une affaire grave,et commença par lui réclamer six cents francsdonnés au vieux militaire.

— Tu t’amuses donc à entretenir l’anciennearmée ? lui dit en riant ce notaire, nomméCrottat, jeune homme qui venait d’acheterl’étude où il était Maître clerc, et dont le patronvenait de prendre la fuite en faisant uneépouvantable faillite.

— Je te remercie, mon cher maître, réponditDerville, de me rappeler cette affaire-là. Maphilanthropie n’ira pas au delà de vingt-cinqlouis, je crains déjà d’avoir été la dupe de monpatriotisme.

Au moment où Derville achevait sa phrase, ilvit sur son bureau les paquets que son Maîtreclerc y avait mis. Ses yeux furent frappés àl’aspect des timbres oblongs, carrés,triangulaires, rouges, bleus, apposés sur unelettre par les postes prussienne, autrichienne,bavaroise et française.

— Ah ! dit-il en riant, voici le dénoûment dela comédie, nous allons voir si je suis attrapé. Ilprit la lettre et l’ouvrit, mais il n’y put rien lire,elle était écrite en allemand. — Boucard, allezvous-même faire traduire cette lettre, et revenezpromptement, dit Derville en entr’ouvrant laporte de son cabinet et tendant la lettre à sonMaître clerc.

Le notaire de Berlin auquel s’était adressél’avoué, lui annonçait que les actes dont lesexpéditions étaient demandées luiparviendraient quelques jours après cette lettred’avis. Les pièces étaient, disait-il, parfaitementen règle, et revêtues des légalisations nécessairespour faire foi en justice. En outre, il lui mandaitque presque tous les témoins des faits consacréspar les procès-verbaux existaient à Prussich-Eylau ; et que la femme à laquelle monsieur lecomte Chabert devait la vie, vivait encore dansun des faubourgs d’Heilsberg.

— Ceci devient sérieux, s’écria Derville

quand Boucard eut fini de lui donner lasubstance de la lettre. — Mais, dis donc, monpetit, reprit-il en s’adressant au notaire, je vaisavoir besoin de renseignements qui doivent êtreen ton étude. N’est-ce pas chez ce vieux friponde Roguin....

— Nous disons l’infortuné, le malheureuxRoguin, reprit maître Alexandre Crottat enriant et interrompant Derville.

— N’est-ce pas chez cet infortuné qui vientd’emporter huit cent mille francs à ses clients etde réduire plusieurs familles au désespoir, ques’est faite la liquidation de la successionChabert ? Il me semble que j’ai vu cela dans nospièces Ferraud.

— Oui, répondit Crottat, j’étais alorstroisième clerc, je l’ai copiée et bien étudiée,cette liquidation. Rose Chapotel, épouse etveuve de Hyacinthe, dit Chabert, comte del’empire, grand-officier de la Légion-d’Honneur ;ils s’étaient mariés sans contrat, ils étaient donccommuns en biens. Autant que je puis m’ensouvenir, l’actif s’élevait à six cent mille francs.Avant son mariage, le comte Chabert avait faitun testament en faveur des hospices de Paris,par lequel il leur attribuait le quart de lafortune qu’il posséderait au moment de sondécès, le domaine héritait de l’autre quart. Il y aeu licitation, vente et partage, parce que lesavoués sont allés bon train. Lors de laliquidation, le monstre qui gouvernait alors laFrance a rendu par un décret la portion du fiscà la veuve du colonel.

— Ainsi la fortune personnelle du comteChabert ne se monterait donc qu’à trois centmille francs.

— Par conséquent, mon vieux ! réponditCrottat. Vous avez parfois l’esprit juste, vousautres avoués, quoiqu’on vous accuse de vous lefausser en plaidant aussi bien le Pour que leContre.

Le comte Chabert, dont l’adresse se lisait aubas de la première quittance que lui avait remisele notaire, demeurait dans le faubourg Saint-

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Marceau, rue du Petit-Banquier, chez un vieuxmaréchal-des-logis de la garde impériale, devenunourrisseur, et nommé Vergniaud. Arrivé là,Derville fut forcé d’aller à pied à la recherche deson client ; car son cocher refusa de s’engagerdans une rue non pavée et dont les ornièresétaient un peu trop profondes pour les rouesd’un cabriolet. En regardant de tous les côtés,l’avoué finit par trouver, dans la partie de cetterue qui avoisine le boulevard, entre deux mursbâtis avec des ossements et de la terre, deuxmauvais pilastres en moellons, que le passagedes voitures avait ébréchés, malgré deuxmorceaux de bois placés eu forme de bornes.Ces pilastres soutenaient une poutre couverted’un chaperon en tuiles, sur laquelle ces motsétaient écrits en rouge : VERGNIAUD,NOURICEURE. A droite de ce nom, se voyaientdes œufs, et à gauche une vache, le tout peint eublanc. La porte était ouverte et restait sansdoute ainsi pendant toute la journée. Au fondd’une cour assez spacieuse, s’élevait, en face dela porte, une maison, si toutefois ce nomconvient à l’une de ces masures bâties dans lesfaubourgs de Paris, et qui ne sont comparables àrien, pas même aux plus chétives habitations dela campagne, dont elles ont la misère sans enavoir la poésie. En effet, au milieu des champs,les cabanes ont encore une grâce que leurdonnent la pureté de l’air, la verdure, l’aspectdes champs, une colline, un chemin tortueux,des vignes, une haie vive, la mousse deschaumes, et les ustensiles champêtres ; mais àParis la misère ne se grandit que par sonhorreur. Quoique récemment construite, cettemaison semblait près de tomber en ruine. Aucundes matériaux n’y avait eu sa vraie destination,ils provenaient tous des démolitions qui se fontjournellement dans Paris. Derville lut sur unvolet fait avec les planches d’une enseigne :Magasin de nouveautés. Les fenêtres ne seressemblaient point entre elles et se trouvaientbizarrement placées. Le rez-de-chaussée, quiparaissait être la partie habitable, étaitexhaussé d’un côté, taudis que de l’autre leschambres étaient enterrées par une éminence.Entre la porte et la maison s’étendait une mare

pleine de fumier où coulaient les eaux pluvialeset ménagères. Le mur sur lequel s’appuyait cechétif logis, et qui paraissait être plus solide queles autres, était garni de cabanes grillagées oùde vrais lapins faisaient leurs nombreusesfamilles. A droite de la porte cochère se trouvaitla vacherie surmontée d’un grenier à fourrages,et qui communiquait à la maison par unelaiterie. A gauche étaient une basse-cour, uneécurie et un toit à cochons qui avait été fini,comme celui de la maison, en mauvaisesplanches de bois blanc clouées les unes sur lesautres, et mal recouvertes avec du jonc. Commepresque tous les endroits où se cuisinent leséléments du grand repas que Paris dévorechaque jour, la cour dans laquelle Derville mit lepied offrait les traces de la précipitation vouluepar la nécessité d’arriver à heure fixe. Cesgrands vases de fer-blanc bossués dans lesquelsse transporte le lait, et les pots qui contiennentla crème, étaient jetés pêle-mêle devant lalaiterie, avec leurs bouchons de linge. Les loquestrouées qui servaient à les essuyer flottaient ausoleil étendues sur des ficelles attachées à despiquets. Ce cheval pacifique, dont la race ne setrouve que chez les laitières, avait fait quelquespas en avant de sa charrette et restait devantl’écurie, dont la porte était fermée. Une chèvrebroutait le pampre de la vigne grêle etpoudreuse qui garnissait le mur jaune et lézardéde la maison. Un chat était accroupi sur les potsà crème et les léchait. Les poules, effarouchées àl’approche de Derville, s’envolèrent en criant, etle chien de garde aboya.

— L’homme qui a décidé le gain de labataille d’Eylau serait là ! se dit Derville ensaisissant d’un seul coup d’œil l’ensemble de cespectacle ignoble.

La maison était restée sous la protection detrois gamins. L’un, grimpé sur le faîte d’unecharrette chargée de fourrage vert, jetait despierres dans un tuyau de cheminée de la maisonvoisine, espérant qu’elles y tomberaient dans lamarmite. L’autre essayait d’amener un cochonsur le plancher de la charrette qui touchait àterre, tandis que le troisième pendu à l’autre

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bout attendait que le cochon y fût placé pourl’enlever en faisant faire la bascule à lacharrette. Quand Derville leur demanda sic’était bien là que demeurait monsieur Chabert,aucun ne répondit, et tous trois le regardèrentavec une stupidité spirituelle, s’il est permisd’allier ces deux mots. Derville réitéra sesquestions sans succès. Impatienté par l’airnarquois des trois drôles, il leur dit de cesinjures plaisantes que les jeunes gens se croientle droit d’adresser aux enfants, et les gaminsrompirent le silence par un rire brutal. Dervillese fâcha. Le colonel qui l’entendit, sortit d’unepetite chambre basse située près de la laiterie etapparut sur le seuil de sa porte avec un flegmemilitaire inexprimable. Il avait à la bouche unede ces pipes notablement culottées (expressiontechnique des fumeurs), une de ces humblespipes de terre blanche nommées des brûle-gueules. Il leva la visière d’une casquettehorriblement crasseuse, aperçut Derville ettraversa le fumier, pour venir plus promptementà son bienfaiteur, en criant d’une voix amicaleaux gamins : — Silence dans les rangs ! Lesenfants gardèrent aussitôt un silencerespectueux qui annonçait l’empire exercé sureux par le vieux soldat.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? dit-ilà Derville. Allez le long de la vacherie ! Tenez,là, le chemin est pavé, s’écria-t-il en remarquantl’indécision de l’avoué qui ne voulait pas semouiller les pieds dans le fumier.

En sautant de place en place, Derville arrivasur le seuil de la porte par où le colonel étaitsorti. Chabert parut désagréablement affectéd’être obligé de le recevoir dans la chambre qu’iloccupait. En effet, Derville n’y aperçut qu’uneseule chaise. Le lit du colonel consistait enquelques bottes de paille sur lesquelles sonhôtesse avait étendu deux ou trois lambeaux deces vieilles tapisseries, ramassées je ne sais où,qui servent aux laitières à garnir les bancs deleurs charrettes. Le plancher était toutsimplement en terre battue. Les murs salpêtrés,verdâtres et fendus répandaient une si fortehumidité, que le mur contre lequel couchait le

colonel était tapissé d’une natte en jonc. Lefameux carrick pendait à un clou. Deuxmauvaises paires de bottes gisaient dans uncoin. Nul vestige de linge. Sur la tablevermoulue, les Bulletins de la Grande-Arméeréimprimés par Plancher étaient ouverts, etparaissaient être la lecture du colonel, dont laphysionomie était calme et sereine au milieu decette misère. Sa visite chez Derville semblaitavoir changé le caractère de ses traits, oùl’avoué trouva les traces d’une pensée heureuse,une lueur particulière qu’y avait jetéel’espérance.

— La fumée de la pipe vous incommode-t-elle ? dit-il en tendant à son avoué la chaise àmoitié dépaillée.

— Mais, colonel, vous êtes horriblement malici.

Cette phrase fut arrachée à Derville par ladéfiance naturelle aux avoués, et par ladéplorable expérience que leur donnent debonne heure les épouvantables drames inconnusauxquels ils assistent.

— Voilà, se dit-il, un homme qui auracertainement employé mon argent à satisfaire lestrois vertus théologales du troupier : le jeu, levin et les femmes !

— C’est vrai, monsieur, nous ne brillons pasici par le luxe. C’est un bivouac tempéré parl’amitié, mais... Ici le soldat lança un regardprofond à l’homme de loi. Mais, je n’ai fait detort à personne, je n’ai jamais repoussépersonne, et je dors tranquille.

L’avoué songea qu’il y aurait peu dedélicatesse à demander compte à son client dessommes qu’il lui avait avancées, et il se contentade lui dire : — Pourquoi n’avez-vous donc pasvoulu venir dans Paris où vous auriez pu vivreaussi peu chèrement que vous vivez ici, mais oùvous auriez été mieux ?

— Mais, répondit le colonel, les braves genschez lesquels je suis m’avaient recueilli, nourrigratis depuis un an ! comment les quitter aumoment où j’avais un peu d’argent ? Puis le

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père de ces trois gamins est un vieux égyptien...

— Comment, un égyptien ?

— Nous appelons ainsi les troupiers qui sontrevenus de l’expédition d’Égypte de laquelle j’aifait partie. Non-seulement tous ceux qui en sontrevenus sont un peu frères, mais Vergniaud étaitalors dans mon régiment, nous avions partagé del’eau dans le désert. Enfin, je n’ai pas encore finid’apprendre à lire à ses marmots.

— Il aurait bien pu vous mieux loger, pourvotre argent, lui.

— Bah ! dit le colonel, ses enfants couchentcomme moi sur la paille ! Sa femme et lui n’ontpas un lit meilleur, ils sont bien pauvres, voyez-vous ? ils ont pris un établissement au-dessus deleurs forces. Mais si je recouvre ma fortune !..Enfin, suffit !

— Colonel, je dois recevoir demain ou aprèsvos actes d’Heilsberg. Votre libératrice vitencore !

— Sacré argent ! Dire que je n’en ai pas !s’écria-t-il en jetant par terre sa pipe.

Une pipe culottée est une pipe précieuse pourun fumeur ; mais ce fut par un geste si naturel,par un mouvement si généreux, que tous lesfumeurs et même la Régie lui eussent pardonnéce crime de lèse-tabac. Les anges auraient peut-être ramassé les morceaux.

— Colonel, votre affaire est excessivementcompliquée, lui dit Derville en sortant de lachambre pour s’aller promener au soleil le longde la maison.

— Elle me paraît, dit le soldat, parfaitementsimple. L’on m’a cru mort, me voilà ! rendez-moi ma femme et ma fortune ; donnez-moi legrade de général auquel j’ai droit, car j’ai passécolonel dans la garde impériale, la veille de labataille d’Eylau.

— Les choses ne vont pas ainsi dans lemonde judiciaire, reprit Derville. Écoutez-moi.Vous êtes le comte Chabert, je le veux bien,mais il s’agit de le prouver judiciairement à desgens qui vont avoir intérêt à nier votre

existence. Ainsi, vos actes seront discutés. Cettediscussion entraînera dix ou douze questionspréliminaires. Toutes iront contradictoirementjusqu’à la cour suprême, et constitueront autantde procès coûteux, qui traîneront en longueur,quelle que soit l’activité que j’y mette. Vosadversaires demanderont une enquête à laquellenous ne pourrons pas nous refuser, et quinécessitera peut-être une commission rogatoireen Prusse. Mais supposons tout au mieux :admettons qu’il soit reconnu promptement parla justice que vous êtes le colonel Chabert.Savons-nous comment sera jugée la questionsoulevée par la bigamie fort innocente de lacomtesse Ferraud ? Dans votre cause, le pointde droit est en dehors du code, et ne peut êtrejugé par les juges que suivant les lois de laconscience, comme fait le jury dans les questionsdélicates que présentent les bizarreries socialesde quelques procès criminels. Or, vous n’avezpas eu d’enfants de votre mariage, et monsieurle comte Ferraud en a deux du sien, les jugespeuvent déclarer nul le mariage où serencontrent les liens les plus faibles, au profit dumariage qui en comporte de plus forts, dumoment où il y a eu bonne foi chez lescontractants. Serez-vous dans une positionmorale bien belle, en voulant mordicus avoir àvotre âge et dans les circonstances où vous voustrouvez, une femme qui ne vous aime plus ?Vous aurez contre vous votre femme et sonmari, deux personnes puissantes qui pourrontinfluencer les tribunaux. Le procès a donc deséléments de durée. Vous aurez le temps devieillir dans les chagrins les plus cuisants.

— Et ma fortune ?

— Vous vous croyez donc une grandefortune ?

— N’avais-je pas trente mille livres de rente ?

— Mon cher colonel, vous aviez fait, en 1799,avant votre mariage, un testament qui léguait lequart de vos biens aux hospices.

— C’est vrai.

— Eh ! bien, vous censé mort, n’a-t-il pas

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fallu procéder à un inventaire, à une liquidationafin de donner ce quart aux hospices ? Votrefemme ne s’est pas fait scrupule de tromper lespauvres. L’inventaire, où sans doute elle s’estbien gardée de mentionner l’argent comptant,les pierreries, où elle aura produit peud’argenterie, et où le mobilier a été estimé àdeux tiers au-dessous du prix réel, soit pour lafavoriser, soit pour payer moins de droits aufisc, et aussi parce que les commissaires-priseurssont responsables de leurs estimations,l’inventaire ainsi fait a établi six cent millefrancs de valeurs. Pour sa part, votre veuveavait droit à la moitié. Tout a été vendu,racheté par elle, elle a bénéficié sur tout, et leshospices ont eu leurs soixante-quinze millefrancs. Puis, comme le fisc héritait de vous,attendu que vous n’aviez pas fait mention devotre femme dans votre testament, l’Empereur arendu par un décret à votre veuve la portion quirevenait au domaine public. Maintenant, à quoiavez-vous droit ? à trois cent mille francsseulement, moins les frais.

— Et vous appelez cela la justice ? dit lecolonel ébahi.

— Mais, certainement...

— Elle est belle.

— Elle est ainsi, mon pauvre colonel. Vousvoyez que ce que vous avez cru facile ne l’estpas. Madame Ferraud peut même vouloir garderla portion qui lui a été donnée par l’Empereur.

— Mais elle n’était pas veuve, le décret estnul...

— D’accord. Mais tout se plaide. Écoutez-moi. Dans ces circonstances, je crois qu’unetransaction serait, et pour vous et pour elle, lemeilleur dénoûment du procès. Vous y gagnerezune fortune plus considérable que celle àlaquelle vous auriez droit.

— Ce serait vendre ma femme !

— Avec vingt-quatre mille francs de rente,vous aurez, dans la position où vous voustrouvez, des femmes qui vous conviendront

mieux que la vôtre, et qui vous rendront plusheureux. Je compte aller voir aujourd’hui mêmemadame la comtesse Ferraud afin de sonder leterrain ; mais je n’ai pas voulu faire cettedémarche sans vous en prévenir.

— Allons ensemble chez elle...

— Fait comme vous êtes ? dit l’avoué. Non,non, colonel, non. Vous pourriez y perdre tout àfait votre procès...

— Mon procès est-il gagnable ?

— Sur tous les chefs, répondit Derville. Mais,mon cher colonel Chabert, vous ne faites pasattention à une chose. Je ne suis pas riche, macharge n’est pas entièrement payée. Si lestribunaux vous accordent une provision, c’est-à-dire une somme à prendre par avance sur votrefortune, ils ne l’accorderont qu’après avoirreconnu vos qualités de comte Chabert, grand-officier de la Légion-d’Honneur.

— Tiens, je suis grand-officier de la Légion,je n’y pensais plus, dit-il naïvement.

— Eh ! bien, jusque-là, reprit Derville, nefaut-il pas plaider, payer des avocats, lever etsolder les jugements, faire marcher des huissiers,et vivre ? les frais des instances préparatoires semonteront, à vue de nez, à plus de douze ouquinze mille francs. Je ne les ai pas, moi qui suisécrasé par les intérêts énormes que je paye àcelui qui m’a prêté l’argent de ma charge. Etvous ! où les trouverez-vous ?

De grosses larmes tombèrent des yeux flétrisdu pauvre soldat et roulèrent sur ses jouesridées. A l’aspect de ces difficultés, il futdécouragé. Le monde social et judiciaire luipesait sur la poitrine comme un cauchemar.

— J’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne dela place Vendôme, je crierai là : — « Je suis lecolonel Chabert qui a enfoncé le grand carré desRusses à Eylau ! » Le bronze, lui ! mereconnaîtra.

— Et l’on vous mettra sans doute àCharenton.

A ce nom redouté, l’exaltation du militaire

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tomba.

— N’y aurait-il donc pas pour moi quelqueschances favorables au ministère de la guerre ?

— Les bureaux ! dit Derville. Allez-y, maisavec un jugement bien en règle qui déclare nulvotre acte de décès. Les bureaux voudraientpouvoir anéantir les gens de l’Empire.

Le colonel resta pendant un moment interdit,immobile, regardant sans voir, abîmé dans undésespoir sans bornes. La justice militaire estfranche, rapide, elle décide à la turque, et jugepresque toujours bien ; cette justice était laseule que connût Chabert. En apercevant ledédale de difficultés où il fallait s’engager, envoyant combien il fallait d’argent pour yvoyager, le pauvre soldat reçut un coup morteldans cette puissance particulière à l’homme etque l’on nomme la volonté. Il lui parutimpossible de vivre en plaidant, il fut pour luimille fois plus simple de rester pauvre,mendiant, de s’engager comme cavalier siquelque régiment voulait de lui. Ses souffrancesphysiques et morales lui avaient déjà vicié lecorps dans quelques-uns des organes les plusimportants. Il touchait à l’une de ces maladiespour lesquelles la médecine n’a pas de nom,dont le siége est en quelque sorte mobile commel’appareil nerveux qui paraît le plus attaquéparmi tous ceux de notre machine, affectionqu’il faudrait nommer le spleen du malheur.Quelque grave que fût déjà ce mal invisible,mais réel, il était encore guérissable par uneheureuse conclusion. Pour ébranler tout à faitcette vigoureuse organisation, il suffirait d’unobstacle nouveau, de quelque fait imprévu quien romprait les ressorts affaiblis et produiraitces hésitations, ces actes incompris, incomplets,que les physiologistes observent chez les êtresruinés par les chagrins.

En reconnaissant alors les symptômes d’unprofond abattement chez son client, Derville luidit : — Prenez courage, la solution de cetteaffaire ne peut que vous être favorable.Seulement, examinez si vous pouvez me donnertoute votre confiance, et accepter aveuglément le

résultat que je croirai le meilleur pour vous.

— Faites comme vous voudrez, dit Chabert.

— Oui, mais vous vous abandonnez à moicomme un homme qui marche à la mort ?

— Ne vais-je pas rester sans état, sans nom ?Est-ce tolérable ?

— Je ne l’entends pas ainsi, dit l’avoué. Nouspoursuivrons à l’amiable un jugement pourannuler votre acte de décès et votre mariage,afin que vous repreniez vos droits. Vous serezmême, par l’influence du comte Ferraud, portésur les cadres de l’armée comme général, et vousobtiendrez sans doute une pension.

— Allez donc ! répondit Chabert, je me fieentièrement à vous.

— Je vous enverrai donc une procuration àsigner, dit Derville. Adieu, bon courage ! S’ilvous faut de l’argent, comptez sur moi.

Chabert serra chaleureusement la main deDerville, et resta le dos appuyé contre lamuraille, sans avoir la force de le suivreautrement que des yeux. Comme tous les gensqui comprennent peu les affaires judiciaires, ils’effrayait de cette lutte imprévue.

Pendant cette conférence, à plusieursreprises, il s’était avancé, hors d’un pilastre dela porte cochère, la figure d’un homme postédans la rue pour guetter la sortie de Derville, etqui l’accosta quand il sortit. C’était un vieuxhomme vêtu d’une veste bleue, d’une cotteblanche plissée semblable à celle des brasseurs,et qui portait sur la tête une casquette deloutre. Sa figure était brune, creusée, ridée, maisrougie sur les pommettes par l’excès du travailet hâlée par le grand air.

— Excusez, monsieur, dit-il à Derville enl’arrêtant par le bras, si je prends la liberté devous parler, mais je me suis douté, en vousvoyant, que vous étiez l’ami de notre général.

— Eh ! bien ? dit Derville, en quoi vousintéressez-vous à lui ? Mais qui êtes-vous ?reprit le défiant avoué.

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— Je suis Louis Vergniaud, répondit-ild’abord. Et j’aurais deux mots à vous dire.

— Et c’est vous qui avez logé le comteChabert comme il l’est ?

— Pardon, excuse, monsieur, il a la plus bellechambre. Je lui aurais donné la mienne, si jen’en avais eu qu’une. J’aurais couché dansl’écurie. Un homme qui a souffert comme lui,qui apprend à lire à mes mioches, un général, unégyptien, le premier lieutenant sous lequel j’aiservi... faudrait voir ? Du tout, il est le mieuxlogé. J’ai partagé avec lui ce que j’avais.Malheureusement ce n’était pas grand’chose, dupain, du lait, des œufs ; enfin à la guerre commeà la guerre ! C’est de bon cœur. Mais il nous avexés.

— Lui ?

— Oui, monsieur, vexés, là ce qui s’appelleen plein. J’ai pris un établissement au-dessus demes forces, il le voyait bien. Ça vous lecontrariait, et il pansait le cheval ! Je lui dis :— Mais, mon général ?— Bah ! qui dit, je neveux pas être comme un fainéant, et il y a long-temps que je sais brosser le lapin. J’avais doncfait des billets pour le prix de ma vacherie à unnommé Grados... Le connaissez-vous, monsieur ?

— Mais, mon cher, je n’ai pas le temps devous écouter. Seulement dites-moi comment lecolonel vous a vexés !

— Il nous a vexés, monsieur, aussi vrai que jem’appelle Louis Vergniaud et que ma femme ena pleuré. Il a su par les voisins que nousn’avions pas le premier sou de notre billet. Levieux grognard, sans rien dire, a amassé tout ceque vous lui donniez, a guetté le billet et l’apayé. C’te malice ! Que ma femme et moi noussavions qu’il n’avait pas de tabac, ce pauvrevieux, et qu’il s’en passait ! Oh ! maintenant,tous les matins il a ses cigares ! je me vendraisplutôt... Non ! nous sommes vexés. Donc, jevoudrais vous proposer de nous prêter, vu qu’ilnous a dit que vous étiez un brave homme, unecentaine d’écus sur notre établissement, afin quenous lui fassions faire des habits, que nous lui

meublions sa chambre. Il a cru nous acquitter,pas vrai ? Eh bien, au contraire, voyez-vous,l’ancien nous a endettés... et vexés ! Il ne devaitpas nous faire cette avanie-là. Il nous a vexés !et des amis, encore ? Foi d’honnête homme,aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud, jem’engagerais plutôt que de ne pas vous rendrecet argent-là...

Derville regarda le nourrisseur, et fitquelques pas en arrière pour revoir la maison, lacour, les fumiers, l’étable, les lapins, les enfants.

— Par ma foi, je crois qu’un des caractèresde la vertu est de ne pas être propriétaire, sedit-il. Va, tu auras tes cent écus ! et plus même.Mais ce ne sera pas moi qui te les donnerai, lecolonel sera bien assez riche pour t’aider, et jene veux pas lui en ôter le plaisir.

— Ce sera-t-il bientôt ?

— Mais oui.

— Ah ! mon Dieu, que mon épouse va-t-êtrecontente !

Et la figure tannée du nourrisseur semblas’épanouir.

— Maintenant, se dit Derville en remontantdans son cabriolet, allons chez notre adversaire.Ne laissons pas voir notre jeu, tâchons deconnaître le sien, et gagnons la partie d’un seulcoup. Il faudrait l’effrayer ? Elle est femme. Dequoi s’effraient le plus les femmes ? Mais lesfemmes ne s’effraient que de....

Il se mit à étudier la position de la comtesse,et tomba dans une de ces méditations auxquellesse livrent les grands politiques en concevantleurs plans, en tâchant de deviner le secret descabinets ennemis. Les avoués ne sont-ils pas enquelque sorte des hommes d’État chargés desaffaires privées ? Un coup d’œil jeté sur lasituation de monsieur le comte Ferraud et de safemme est ici nécessaire pour faire comprendrele génie de l’avoué.

Monsieur le comte Ferraud était le fils d’unancien Conseiller au Parlement de Paris, quiavait émigré pendant le temps de la Terreur, et

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qui s’il sauva sa tête, perdit sa fortune. Il rentrasous le Consulat et resta constamment fidèleaux intérêts de Louis XVIII, dans les entoursduquel était son père avant la révolution. Ilappartenait donc à cette partie du faubourgSaint-Germain qui résista noblement auxséductions de Napoléon. La réputation decapacité que se fit le jeune comte, alorssimplement appelé monsieur Ferraud, le renditl’objet des coquetteries de l’Empereur, quisouvent était aussi heureux de ses conquêtes surl’aristocratie que du gain d’une bataille. Onpromit au comte la restitution de son titre, cellede ses biens non vendus, on lui montra dans lelointain un ministère, une sénatorerie.L’empereur échoua. Monsieur Ferraud était, lorsde la mort du comte Chabert, un jeune hommede vingt-six ans, sans fortune, doué de formesagréables, qui avait des succès et que lefaubourg Saint-Germain avait adopté commeune de ses gloires ; mais madame la comtesseChabert avait su tirer un si bon parti de lasuccession de son mari, qu’après dix-huit moisde veuvage elle possédait environ quarante millelivres de rente. Son mariage avec le jeune comtene fut pas accepté comme une nouvelle, par lescoteries du faubourg Saint-Germain. Heureux dece mariage qui répondait à ses idées de fusion,Napoléon rendit à madame Chabert la portiondont héritait le fisc dans la succession ducolonel ; mais l’espérance de Napoléon futencore trompée. Madame Ferraud n’aimait passeulement son amant dans le jeune homme, elleavait été séduite aussi par l’idée d’entrer danscette société dédaigneuse qui, malgré sonabaissement, dominait la cour impériale. Toutesses vanités étaient flattées autant que sespassions dans ce mariage. Elle allait devenir unefemme comme il faut. Quand le faubourg Saint-Germain sut que le mariage du jeune comten’était pas une défection, les salons s’ouvrirent àsa femme. La restauration vint. La fortunepolitique du comte Ferraud ne fut pas rapide. Ilcomprenait les exigences de la position danslaquelle se trouvait Louis XVIII, il était dunombre des initiés qui attendaient que l’abîmedes révolutions fût fermé, car cette phrase

royale, dont se moquèrent tant les libéraux,cachait un sens politique. Néanmoins,l’ordonnance citée dans la longue phase cléricalequi commence cette histoire lui avait rendu deuxforêts et une terre dont la valeur avaitconsidérablement augmenté pendant leséquestre. En ce moment, quoique le comteFerraud fût Conseiller d’État, Directeur-général,il ne considérait sa position que comme le débutde sa fortune politique. Préoccupé par les soinsd’une ambition dévorante, il s’était attachécomme secrétaire un ancien avoué ruiné nomméDelbecq, homme plus qu’habile, qui connaissaitadmirablement les ressources de la chicane, etauquel il laissait la conduite de ses affairesprivées. Le rusé praticien avait assez biencompris sa position chez le comte, pour y êtreprobe par spéculation. Il espérait parvenir àquelque place par le crédit de son patron, dontla fortune était l’objet de tous ses soins. Saconduite démentait tellement sa vie antérieurequ’il passait pour un homme calomnié. Avec letact et la finesse dont sont plus ou moins douéestoutes les femmes, la comtesse, qui avait devinéson intendant, le surveillait adroitement, etsavait si bien le manier, qu’elle en avait déjà tiréun très bon parti pour l’augmentation de safortune particulière. Elle avait su persuader àDelbecq qu’elle gouvernait monsieur Ferraud, etlui avait promis de le faire nommer présidentd’un tribunal de première instance dans l’unedes plus importantes villes de France, s’il sedévouait entièrement à ses intérêts. La promessed’une place inamovible qui lui permettrait de semarier avantageusement et de conquérir plustard une haute position dans la carrièrepolitique en devenant député, fit de Delbecql’âme damnée de la comtesse. Il ne lui avaitlaissé manquer aucune des chances favorablesque les mouvements de Bourse et la hausse despropriétés présentèrent dans Paris aux genshabiles pendant les trois premières années de laRestauration. Il avait triplé les capitaux de saprotectrice, avec d’autant plus de facilité quetous les moyens avaient paru bons à la comtesseafin de rendre promptement sa fortune énorme.Elle employait les émoluments des places

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occupées par le comte, aux dépenses de lamaison, afin de pouvoir capitaliser ses revenus,et Delbecq se prêtait aux calculs de cetteavarice sans chercher à s’en expliquer les motifs.Ces sortes de gens ne s’inquiètent que dessecrets dont la découverte est nécessaire à leursintérêts. D’ailleurs il en trouvait sinaturellement la raison, dans cette soif d’or dontsont atteintes la plupart des Parisiennes, et ilfallait une si grande fortune pour appuyer lesprétentions du comte Ferraud, que l’intendantcroyait parfois entrevoir dans l’avidité de lacomtesse un effet de son dévouement pourl’homme de qui elle était toujours éprise. Lacomtesse avait enseveli les secrets de sa conduiteau fond de son cœur. Là étaient des secrets devie et de mort pour elle, là était précisément lenœud de cette histoire.

Au commencement de l’année 1818, laRestauration fut assise sur des bases enapparence inébranlables, ses doctrinesgouvernementales, comprises par les espritsélevés, leur parurent devoir amener pour laFrance une ère de prospérité nouvelle, alors lasociété parisienne changea de face. Madame lacomtesse Ferraud se trouva par hasard avoir faittout ensemble un mariage d’amour, de fortuneet d’ambition. Encore jeune et belle, madameFerraud joua le rôle d’une femme à la mode, etvécut dans l’atmosphère de la cour. Riche parelle-même, riche par son mari, qui, prôné commeun des hommes les plus capables du partiroyaliste et l’ami du roi, semblait promis àquelque ministère, elle appartenait àl’aristocratie, elle en partageait la splendeur. Aumilieu de ce triomphe, elle fut atteinte d’uncancer moral. Il est de ces sentiments que lesfemmes devinent malgré le soin avec lequel leshommes mettent à les enfouir. Au premierretour du roi, le comte Ferraud avait conçuquelques regrets de son mariage. La veuve ducolonel Chabert ne l’avait allié à personne, ilétait seul et sans appui pour se diriger dans unecarrière pleine d’écueils et pleine d’ennemis.Puis, peut-être, quand il avait pu jugerfroidement sa femme, avait-il reconnu chez elle

quelques vices d’éducation qui la rendaientimpropre à le seconder dans ses projets. Un motdit par lui à propos du mariage de Talleyrandéclaira la comtesse, à laquelle il fut prouvé quesi son mariage était à faire, jamais elle n’eût étémadame Ferraud. Ce regret, quelle femme lepardonnerait ? Ne contient-il pas toutes lesinjures, tous les crimes, toutes les répudiationsen germe ? Mais quelle plaie ne devait pas fairece mot dans le cœur de la comtesse, si l’on vientà supposer qu’elle craignait de voir revenir sonpremier mari ! Elle l’avait su vivant, elle l’avaitrepoussé. Puis, pendant le temps où elle n’enavait plus entendu parler, elle s’était plu à lecroire mort à Waterloo avec les aigles impérialesen compagnie de Boutin. Néanmoins elle conçutd’attacher le comte à elle par le plus fort desliens, par la chaîne d’or, et voulut être si richeque sa fortune rendît son second mariageindissoluble, si par hasard le comte Chabertreparaissait encore. Et il avait reparu, sansqu’elle s’expliquât pourquoi la lutte qu’elleredoutait n’avait pas déjà commencé. Lessouffrances, la maladie l’avaient peut-êtredélivrée de cet homme. Peut-être était-il àmoitié fou, Charenton pouvait encore lui enfaire raison. Elle n’avait pas voulu mettreDelbecq ni la police dans sa confidence, de peurde se donner un maître, ou de précipiter lacatastrophe. Il existe à Paris beaucoup defemmes qui, semblables à la comtesse Ferraud,vivent avec un monstre moral inconnu, oucôtoient un abîme ; elles se font un calus àl’endroit de leur mal, et peuvent encore rire ets’amuser.

— Il y a quelque chose de bien singulier dansla situation de monsieur le comte Ferraud, se ditDerville en sortant de sa longue rêverie, aumoment où son cabriolet s’arrêtait rue deVarennes, à la porte de l’hôtel Ferraud.Comment, lui si riche, aimé du roi, n’est-il pasencore pair de France ? Il est vrai qu’il entrepeut-être dans la politique du roi, comme me ledisait madame de Grandlieu, de donner unehaute importance à la pairie en ne la prodiguantpas. D’ailleurs, le fils d’un Conseiller au

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Parlement n’est ni un Crillon, ni un Rohan. Lecomte Ferraud ne peut entrer quesubrepticement dans la chambre haute. Mais, sison mariage était cassé, ne pourrait-il fairepasser sur sa tête, à la grande satisfaction duroi, la pairie d’un de ces vieux sénateurs quin’ont que des filles. Voilà certes une bonnebourde à mettre en avant pour effrayer notrecomtesse, se dit-il en montant le perron.

Derville avait, sans le savoir, mis le doigt surla plaie secrète, enfoncé la main dans le cancerqui dévorait madame Ferraud. Il fut reçu parelle dans une jolie salle à manger d’hiver, où elledéjeunait en jouant avec un singe attaché parune chaîne à une espèce de petit poteau garnide bâtons en fer. La comtesse était enveloppéedans un élégant peignoir, les boucles de sescheveux, négligemment rattachés, s’échappaientd’un bonnet qui lui donnait un air mutin. Elleétait fraîche et rieuse. L’argent, le vermeil, lanacre étincelaient sur la table, et il y avaitautour d’elle des fleurs curieuses plantées dansde magnifiques vases en porcelaine. En voyant lafemme du comte Chabert, riche de sesdépouilles, au sein du luxe, au faîte de lasociété, tandis que le malheureux vivait chez unpauvre nourrisseur au milieu des bestiaux,l’avoué se dit : « La morale de ceci est qu’unejolie femme ne voudra jamais reconnaître sonmari, ni même son amant dans un homme envieux carrick, en perruque de chiendent et enbottes percées. » Un sourire malicieux etmordant exprima les idées moitiéphilosophiques, moitié railleuses qui devaientvenir à un homme si bien placé pour connaîtrele fond des choses, malgré les mensonges souslesquels la plupart des familles parisiennescachent leur existence.

— Bonjour, monsieur Derville, dit-elle encontinuant à faire prendre du café au singe.

— Madame, dit-il brusquement, car il sechoqua du ton léger avec lequel la comtesse luiavait dit : — Bonjour, monsieur Derville, jeviens causer avec vous d’une affaire assez grave.

— J’en suis désespérée, monsieur le comte est

absent...

— J’en suis enchanté, moi, madame. Il seraitdésespérant qu’il assistât à notre conférence. Jesais d’ailleurs, par Delbecq, que vous aimez àfaire vos affaires vous-même sans en ennuyermonsieur le comte.

— Alors, je vais faire appeler Delbecq, dit-elle.

— Il vous serait inutile, malgré son habileté,reprit Derville. Écoutez, madame, un mot suffirapour vous rendre sérieuse. Le comte Chabertexiste.

— Est-ce en disant de semblablesbouffonneries que vous voulez me rendresérieuse ? dit-elle en partant d’un éclat de rire.

Mais la comtesse fut tout à coup domptéepar l’étrange lucidité du regard fixe par lequelDerville l’interrogeait en paraissant lire au fondde son âme.

— Madame, répondit-il avec une gravitéfroide et perçante, vous ignorez l’étendue desdangers qui vous menacent. Je ne vous parleraipas de l’incontestable authenticité des pièces, nide la certitude des preuves qui attestentl’existence du comte Chabert. Je ne suis pashomme à me charger d’une mauvaise cause, vousle savez. Si vous vous opposez à notreinscription en faux contre l’acte de décès, vousperdrez ce premier procès, et cette questionrésolue en notre faveur nous fait gagner toutesles autres.

— De quoi prétendez-vous donc me parler ?

— Ni du colonel, ni de vous. Je ne vousparlerai pas non plus des mémoires quepourraient faire des avocats spirituels, armés desfaits curieux de cette cause, et du parti qu’ilstireraient des lettres que vous avez reçues devotre premier mari avant la célébration de votremariage avec votre second. — Cela est faux !dit-elle avec toute la violence d’une petite-maîtresse. Je n’ai jamais reçu de lettre du comteChabert ; et si quelqu’un se dit être le colonel,ce ne peut être qu’un intrigant, quelque forçat

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libéré, comme Cogniard peut-être. Le frissonprend rien que d’y penser. Le colonel peut-ilressusciter, monsieur ? Bonaparte m’a faitcomplimenter sur sa mort par un aide-de-camp,et je touche encore aujourd’hui trois mille francsde pension accordée à sa veuve par lesChambres. J’ai eu mille fois raison de repoussertous les Chabert qui sont venus, comme jerepousserai tous ceux qui viendront.

— Heureusement nous sommes seuls,madame. Nous pouvons mentir à notre aise, dit-il froidement en s’amusant à aiguillonner lacolère qui agitait la comtesse afin de lui arracherquelques indiscrétions, par une manœuvrefamilière aux avoués, habitués à rester calmesquand leurs adversaires ou leurs clientss’emportent.

— Hé bien donc, à nous deux, se dit-il à lui-même en imaginant à l’instant un piége pour luidémonter sa faiblesse. — La preuve de la remisede la première lettre existe, madame, reprit-il àhaute voix, elle contenait des valeurs...

— Oh ! pour des valeurs, elle n’en contenaitpas.

— Vous avez donc reçu cette première lettre,reprit Derville en souriant. Vous êtes déjà prisedans le premier piége que vous tend un avoué,et vous croyez pouvoir lutter avec la justice...

La comtesse rougit, pâlit, se cacha la figuredans les mains. Puis, elle secoua sa honte, etreprit avec le sang-froid naturel à ces sortes defemmes : — Puisque vous êtes l’avoué duprétendu Chabert, faites-moi le plaisir de...

— Madame, dit Derville en l’interrompant, jesuis encore en ce moment votre avoué commecelui du colonel. Croyez-vous que je veuilleperdre une clientèle aussi précieuse que l’est lavôtre ? Mais vous ne m’écoutez pas...

— Parlez, monsieur, dit-elle gracieusement.

— Votre fortune vous venait de monsieur lecomte Chabert, et vous l’avez repoussé. Votrefortune est colossale, et vous le laissez mendier.Madame, les avocats sont bien éloquents lorsque

les causes sont éloquentes par elles-mêmes, il serencontre ici des circonstances capables desoulever contre vous l’opinion publique.

— Mais, monsieur, dit la comtesseimpatientée de la manière dont Derville latournait et retournait sur le gril, en admettantque votre monsieur Chabert existe, lestribunaux maintiendront mon second mariage àcause des enfants, et j’en serai quitte pourrendre deux cent vingt-cinq mille francs àmonsieur Chabert.

— Madame, nous ne savons pas de quel côtéles tribunaux verront la question sentimentale.Si, d’une part, nous avons une mère et sesenfants, nous avons de l’autre un hommeaccablé de malheurs, vieilli par vous, par vosrefus. Où trouvera-t-il une femme ? Puis, lesjuges peuvent-ils heurter la loi ? Votre mariageavec le colonel a pour lui le droit, la priorité.Mais si vous êtes représentée sous d’odieusescouleurs, vous pourriez avoir un adversaireauquel vous ne vous attendez pas. Là, madame,est ce danger dont je voudrais vous préserver.

— Un nouvel adversaire ! dit-elle, qui ?

— Monsieur le comte Ferraud, madame.

— Monsieur Ferraud a pour moi un trop vifattachement, et, pour la mère de ses enfants, untrop grand respect...

— Ne parlez pas de ces niaiseries-là, ditDerville en l’interrompant, à des avouéshabitués à lire au fond des cœurs. En cemoment monsieur Ferraud n’a pas la moindreenvie de rompre votre mariage et je suispersuadé qu’il vous adore ; mais si quelqu’unvenait lui dire que son mariage peut être annulé,que sa femme sera traduite en criminelle aubanc de l’opinion publique...

— Il me défendrait ! monsieur.

— Non, madame.

— Quelle raison aurait-il de m’abandonner,monsieur ?

— Mais celle d’épouser la fille unique d’unpair de France, dont la pairie lui serait

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transmise par ordonnance du Roi...

La comtesse pâlit.

— Nous y sommes ! se dit en lui-mêmeDerville. Bien, je te tiens, l’affaire du pauvrecolonel est gagnée. — D’ailleurs, madame,reprit-il à haute voix, il aurait d’autant moinsde remords, qu’un homme couvert de gloire,général, comte, grand-officier de la Légion-d’Honneur, ne serait pas un pis-aller ; et si cethomme lui redemande sa femme...

— Assez ! assez ! monsieur, dit-elle. Jen’aurai jamais que vous pour avoué. Que faire ?

— Transiger ! dit Derville.

— M’aime-t-il encore ? dit-elle.

— Mais je ne crois pas qu’il puisse en êtreautrement.

A ce mot, la comtesse dressa la tête. Unéclair d’espérance brilla dans ses yeux ; ellecomptait peut être spéculer sur la tendresse deson premier mari pour gagner son procès parquelque ruse de femme.

— J’attendrai vos ordres, madame, poursavoir s’il faut vous signifier nos actes, ou sivous voulez venir chez moi pour arrêter lesbases d’une transaction, dit Derville en saluantla comtesse.

Huit jours après les deux visites que Dervilleavait faites, et par une belle matinée du mois dejuin, les époux, désunis par un hasard presquesurnaturel, partirent des deux points les plusopposés de Paris, pour venir se rencontrer dansl’Étude de leur avoué commun. Les avances quifurent largement faites par Derville au colonelChabert lui avaient permis d’être vêtu selon sonrang. Le défunt arriva donc voituré dans uncabriolet fort propre. Il avait la tête couverted’une perruque appropriée à sa physionomie, ilétait habillé de drap bleu, avait du linge blanc,et portait sous son gilet le sautoir ronge desgrands-officiers de la Légion-d’Honneur. Enreprenant les habitudes de l’aisance, il avaitretrouvé son ancienne élégance martiale. Il setenait droit. Sa figure, grave et mystérieuse, où

se peignaient le bonheur et toutes sesespérances, paraissait être rajeunie et plusgrasse, pour emprunter à la peinture une de sesexpressions les plus pittoresques. Il neressemblait pas plus au Chabert en vieuxcarrick, qu’un gros sou ne ressemble à une piècede quarante francs nouvellement frappée. A levoir, les passants eussent facilement reconnu enlui l’un de ces beaux débris de notre anciennearmée, un de ces hommes héroïques sur lesquelsse reflète notre gloire nationale, et qui lareprésentent comme un éclat de glace illuminépar le soleil semble en réfléchir tous les rayons.Ces vieux soldats sont tout ensemble destableaux et des livres. Quand le comte descenditde sa voiture pour monter chez Derville, il sautalégèrement comme aurait pu faire un jeunehomme. A peine son cabriolet avait-il retourné,qu’un joli coupé tout armorié arriva. Madame lacomtesse Ferraud en sortit dans une toilettesimple, mais habilement calculée pour montrerla jeunesse de sa taille. Elle avait une joliecapote doublée de rose qui encadraitparfaitement sa figure, en dissimulant lescontours, et la ravivait.

Si les clients s’étaient rajeunis, l’Étude étaitrestée semblable à elle-même, et offrait alors letableau par la description duquel cette histoire acommencé. Simonnin déjeunait, l’épaule appuyéesur la fenêtre qui alors était ouverte ; et ilregardait le bleu du ciel par l’ouverture de cettecour entourée de quatre corps de logis noirs.

— Ha ! s’écria le petit clerc qui veut parierun spectacle que le colonel Chabert est général,et cordon rouge ?

— Le patron est un fameux sorcier ! ditGodeschal.

— Il n’y a donc pas de tour à lui jouer cettefois ? demanda Desroches.

— C’est sa femme qui s’en charge, lacomtesse Ferraud ! dit Boucard.

— Allons, dit Godeschal, la comtesse Ferraudserait donc obligée d’être à deux...

— La voilà ! dit Simonnin.

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En ce moment, le colonel entra et demandaDerville.

— Il y est, monsieur le comte, réponditSimonnin.

— Tu n’es donc pas sourd, petit drôle ? ditChabert en prenant le saute-ruisseau parl’oreille et la lui tortillant à la satisfaction desclercs, qui se mirent à rire et regardèrent lecolonel avec la curieuse considération due à cesingulier personnage.

Le comte Chabert était chez Derville, aumoment où sa femme entra par la porte del’Étude.

— Dites donc, Boucard, il va se passer unesingulière scène dans le cabinet du patron !Voilà une femme qui peut aller les jours pairschez le comte Ferraud et les jours impairs chezle comte Chabert.

— Dans les années bissextiles, dit Godeschal,le compte y sera.

— Taisez-vous donc ! messieurs, l’on peutentendre, dit sévèrement Boucard ; je n’aijamais vu d’Étude où l’on plaisantât, commevous le faites, sur les clients.

Derville avait consigné le colonel dans lachambre à coucher, quand la comtesse seprésenta.

— Madame, lui dit-il, ne sachant pas s’ilvous serait agréable de voir monsieur le comteChabert, je vous ai séparés. Si cependant vousdésiriez...

— Monsieur, c’est une attention dont je vousremercie.

— J’ai préparé la minute d’un acte dont lesconditions pourront être discutées par vous etpar monsieur Chabert, séance tenante. J’iraialternativement de vous à lui, pour vousprésenter, à l’un et à l’autre, vos raisonsrespectives.

— Voyons, monsieur, dit la comtesse enlaissant échapper un geste d’impatience.

Derville lut.

« Entre les soussignés,

» Monsieur Hyacinthe, dit Chabert, comte,maréchal-de-camp et grand-officier de la Légion-d’Honneur, demeurant à Paris, rue du Petit-Banquier, d’une part ;

» Et la dame Rose Chapotel, épouse demonsieur le comte Chabert, ci-dessus nommée,née... »

— Passez, dit-elle, laissons les préambules,arrivons aux conditions.

— Madame, dit l’avoué, le préambuleexplique succinctement la position dans laquellevous vous trouvez l’un et l’autre. Puis, parl’article premier, vous reconnaissez, en présencede trois témoins, qui sont deux notaires et lenourrisseur chez lequel a demeuré votre mari,auxquels j’ai confié sous le secret votre affaire,et qui garderont le plus profond silence ; vousreconnaissez, dis-je, que l’individu désigné dansles actes joints au sous-seing, mais dont l’état setrouve d’ailleurs établi par un acte de notoriétépréparé chez Alexandre Crottat, votre notaire,est le comte Chabert, votre premier époux. Parl’article second, le comte Chabert, dans l’intérêtde votre bonheur, s’engage à ne faire usage deses droits que dans les cas prévus par l’acte lui-même. — Et ces cas, dit Derville en faisant unesorte de parenthèse, ne sont autres que la non-exécution des clauses de cette conventionsecrète. De son côté, reprit-il, monsieur Chabertconsent à poursuivre de gré à gré avec vous unjugement qui annulera son acte de décès etprononcera la dissolution de son mariage.

— Ça ne me convient pas du tout, dit lacomtesse étonnée, je ne veux pas de procès.Vous savez pourquoi.

— Par l’article trois, dit l’avoué encontinuant avec un flegme imperturbable, vousvous engagez à constituer au nom d’Hyacinthe,comte Chabert, une rente viagère de vingt-quatre mille francs, inscrite sur le grand-livre dela dette publique, mais dont le capital vous seradévolu à sa mort...

— Mais c’est beaucoup trop cher, dit la

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comtesse.

— Pouvez-vous transiger à meilleur marché ?

— Peut-être.

— Que voulez-vous donc, madame ?

— Je veux, je ne veux pas de procès, jeveux...

— Qu’il reste mort, dit vivement Derville enl’interrompant.

— Monsieur, dit la comtesse, s’il faut vingt-quatre mille livres de rente, nous plaiderons...

— Oui, nous plaiderons, s’écria d’une voixsourde le colonel qui ouvrit la porte et apparuttout à coup devant sa femme, en tenant unemain dans son gilet et l’autre étendue vers leparquet, geste auquel le souvenir de sonaventure donnait une horrible énergie.

— C’est lui, se dit en elle-même la comtesse.

— Trop cher ! reprit le vieux soldat. Je vousai donné près d’un million, et vous marchandezmon malheur. Hé ! bien, je vous veuxmaintenant vous et votre fortune. Nous sommescommuns en biens, notre mariage n’a pas cessé..

— Mais monsieur n’est pas le colonelChabert, s’écria la comtesse en feignant lasurprise.

— Ah ! dit le vieillard d’un tonprofondément ironique, voulez-vous despreuves ? Je vous ai prise au Palais-Royal...

La comtesse pâlit. En la voyant pâlir sousson rouge, le vieux soldat, touché de la vivesouffrance qu’il imposait à une femme jadisaimée avec ardeur, s’arrêta ; mais il en reçut unregard si venimeux qu’il reprit tout à coup :— Vous étiez chez la...

— De grâce, monsieur, dit la comtesse àl’avoué, trouvez bon que je quitte la place. Je nesuis pas venue ici pour entendre de semblableshorreurs.

Elle se leva et sortit. Derville s’élança dansl’Étude. La comtesse avait trouvé des ailes ets’était comme envolée. En revenant dans son

cabinet, l’avoué trouva le colonel dans unviolent accès de rage, et se promenant à grandspas.

— Dans ce temps-là chacun prenait sa femmeoù il voulait, disait-il ; mais j’ai eu tort de lamal choisir, de me fier à des apparences. Elle n’apas de cœur.

— Eh ! bien, colonel, n’avais-je pas raison envous priant de ne pas venir. Je suis maintenantcertain de votre identité. Quand vous vous êtesmontré, la comtesse a fait un mouvement dontla pensée n’était pas équivoque. Mais vous avezperdu votre procès, votre femme sait que vousêtes méconnaissable !

— Je la tuerai...

— Folie ! vous serez pris et guillotiné commeun misérable. D’ailleurs peut-être manquerez-vous votre coup ! ce serait impardonnable, on nedoit jamais manquer sa femme quand on veut latuer. Laissez-moi réparer vos sottises, grandenfant ! Allez-vous-en. Prenez garde à vous, elleserait capable de vous faire tomber dans quelquepiége et de vous enfermer à Charenton. Je vaislui signifier nos actes afin de vous garantir detoute surprise.

Le pauvre colonel obéit à son jeunebienfaiteur, et sortit en lui balbutiant desexcuses. Il descendait lentement les marches del’escalier noir, perdu dans de sombres pensées,accablé peut-être par le coup qu’il venait derecevoir, pour lui le plus cruel, le plusprofondément enfoncé dans son cœur, lorsqu’ilentendit, en parvenant au dernier palier, lefrôlement d’une robe, et sa femme apparut.

— Venez, monsieur, lui dit-elle en lui prenantle bras par un mouvement semblable à ceux quilui étaient familiers autrefois.

L’action de la comtesse, l’accent de sa voixredevenue gracieuse, suffirent pour calmer lacolère du colonel, qui se laissa mener jusqu’à lavoiture.

— Eh ! bien, montez donc ! lui dit lacomtesse quand le valet eut achevé de déplier le

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marchepied.

Et il se trouva, comme par enchantement,assis près de sa femme dans le coupé.

— Où va madame ? demanda le valet.

— A Groslay, dit-elle.

Les chevaux partirent et traversèrent toutParis.

— Monsieur ! dit la comtesse au colonel d’unson de voix qui révélait une de ces émotionsrares dans la vie, et par lesquelles tout en nousest agité.

En ces moments, cœur, fibres, nerfs,physyonomie, âme et corps, tout, chaque poremême tressaille. La vie semble ne plus être ennous ; elle en sort et jaillit, elle se communiquecomme une contagion, se transmet par le regard,par l’accent de la voix, par le geste, en imposantnotre vouloir aux autres. Le vieux soldattressaillit en entendant ce seul mot, ce premier,ce terrible : — « Monsieur ! » Mais aussi était-ce tout à la fois un reproche, une prière, unpardon, une espérance, un désespoir, uneinterrogation, une réponse. Ce mot comprenaittout. Il fallait être comédienne pour jeter tantd’éloquence, tant de sentiments dans un mot. Levrai n’est pas si complet dans son expression, ilne met pas tout en dehors, il laisse voir tout cequi est au dedans. Le colonel eut mille remordsde ses soupçons, de ses demandes, de sa colère,et baissa les yeux pour ne pas laisser devinerson trouble.

— Monsieur, reprit la comtesse après unepause imperceptible, je vous ai bien reconnu !

— Rosine, dit le vieux soldat, ce motcontient le seul baume qui pût me faire oubliermes malheurs.

Deux grosses larmes roulèrent toutes chaudessur les mains de sa femme, qu’il pressa pourexprimer une tendresse paternelle.

— Monsieur, reprit-elle, comment n’avez-vouspas deviné qu’il me coûtait horriblement deparaître devant un étranger dans une positionaussi fausse que l’est la mienne ! Si j’ai à rougir

de ma situation, que ce ne soit au moins qu’enfamille. Ce secret ne devait-il pas rester ensevelidans nos cœurs ? Vous m’absoudrez, j’espère, demon indifférence apparente pour les malheursd’un Chabert à l’existence duquel je ne devaispas croire. J’ai reçu vos lettres, dit-ellevivement, en lisant sur les traits de son maril’objection qui s’y exprimait, mais elles meparvinrent treize mois après la bataille d’Eylau ;elles étaient ouvertes, salies, l’écriture en étaitméconnaissable, et j’ai dû croire, après avoirobtenu la signature de Napoléon sur monnouveau contrat de mariage, qu’un adroitintrigant voulait se jouer de moi. Pour ne pastroubler le repos de monsieur le comte Ferraud,et ne pas altérer les liens de la famille, j’ai doncdû prendre des précautions contre un fauxChabert, N’avais-je pas raison, dites ?

— Oui, tu as eu raison, c’est moi qui suis unsot, un animal, une bête, de n’avoir pas sumieux calculer les conséquences d’une situationsemblable. Mais où allons-nous ? dit le colonelen se voyant à la barrière de La Chapelle.

— A ma campagne, près de Groslay, dans lavallée de Montmorency. Là, monsieur, nousréfléchirons ensemble au parti que nous devonsprendre. Je connais mes devoirs. Si je suis àvous en droit, je ne vous appartiens plus en fait.Pouvez-vous désirer que nous devenions la fablede tout Paris ? N’instruisons pas le public decette situation qui pour moi présente un côtéridicule, et sachons garder notre dignité. Vousm’aimez encore, reprit-elle en jetant sur lecolonel un regard triste et doux ; mais moi, n’ai-je pas été autorisée à former d’autres liens ? Encette singulière position, une voix secrète me ditd’espérer en votre bonté qui m’est si connue.Aurais-je donc tort en vous prenant pour seul etunique arbitre de mon sort ? Soyez juge etpartie. Je me confie à la noblesse de votrecaractère ? Vous aurez la générosité de mepardonner les résultats de fautes innocentes. Jevous l’avouerai donc, j’aime monsieur Ferraud.Je me suis crue en droit de l’aimer. Je ne rougispas de cet aveu devant vous ; s’il vous offense, ilne nous déshonore point. Je ne puis vous cacher

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les faits. Quand le hasard m’a laissée veuve, jen’étais pas mère.

Le colonel fit un signe de main à sa femme,pour lui imposer silence, et ils restèrent sansproférer un seul mot pendant une demi-lieue.Chabert croyait voir les deux petits enfantsdevant lui.

— Rosine !

— Monsieur ?

— Les morts ont donc bien tort de revenir ?

— Oh ! monsieur, non, non ! Ne me croyezpas ingrate. Seulement, vous trouvez uneamante, une mère, là où vous aviez laissé uneépouse. S’il n’est plus en mon pourvoir de vousaimer, je sais tout ce que je vous dois et puisvous offrir encore toutes les affections d’unefille.

— Rosine, reprit le vieillard d’une voixdouce, je n’ai plus aucun ressentiment contretoi. Nous oublierons tout, ajouta-t-il avec un deces sourires dont la grâce est toujours le refletd’une belle âme. Je ne suis pas assez peu délicatpour exiger les semblants de l’amour chez unefemme qui n’aime plus.

La comtesse lui lança un regard empreintd’une telle reconnaissance, que le pauvreChabert aurait voulu rentrer dans sa fossed’Eylau. Certains hommes ont une âme assezforte pour de tels dévouements, dont larécompense se trouve pour eux dans la certituded’avoir fait le bonheur d’une personne aimée.

— Mon ami, nous parlerons de tout ceci plustard et à cœur reposé, dit la comtesse.

La conversation prit un autre cours, car ilétait impossible de la continuer long-temps surce sujet, Quoique les deux époux revinssentsouvent à leur situation bizarre, soit par desallusions, soit sérieusement, ils firent uncharmant voyage, se rappelant les événementsde leur union passée et les choses de l’Empire.La comtesse sut imprimer un charme doux à cessouvenirs, et répandit dans la conversation uneteinte de mélancolie nécessaire pour y maintenir

la gravité. Elle faisait revivre l’amour sansexciter aucun désir, et laissait entrevoir à sonpremier époux toutes les richesses moralesqu’elle avait acquises, en tâchant del’accoutumer à l’idée de restreindre son bonheuraux seules jouissances que goûte un père prèsd’une fille chérie. Le colonel avait connu lacomtesse de l’Empire, il revoyait une comtessede la Restauration. Enfin les deux épouxarrivèrent par un chemin de traverse à un grandparc situé dans la petite vallée qui sépare leshauteurs de Margency du joli village de Groslay.La comtesse possédait là une délicieuse maisonoù le colonel vit, en arrivant, tous les apprêtsque nécessitaient son séjour et celui de safemme. Le malheur est une espèce de talismandont la vertu consiste à corroborer notreconstitution primitive : il augmente la défianceet la méchanceté chez certains hommes, commeil accroît la bonté de ceux qui ont un cœurexcellent. L’infortune avait rendu le colonelencore plus secourable et meilleur qu’il ne l’avaitété, il pouvait donc s’initier au secret dessouffrances féminines qui sont inconnues à laplupart des hommes. Néanmoins, malgré sonpeu de défiance, il ne put s’empêcher de dire àsa femme : — Vous étiez donc bien sûre dem’emmener ici ?

— Oui, répondit-elle, si je trouvais le colonelChabert dans le plaideur.

L’air de vérité qu’elle sut mettre dans cetteréponse dissipa les légers soupçons que lecolonel eut honte d’avoir conçus. Pendant troisjours la comtesse fut admirable près de sonpremier mari. Par de tendres soins et par saconstante douceur elle semblait vouloir effacer lesouvenir des souffrances qu’il avait endurées, sefaire pardonner les malheurs que, suivant sesaveux, elle avait innocemment causés ; elle seplaisait à déployer pour lui, tout en lui faisantapercevoir une sorte de mélancolie, les charmesauxquels elle le savait faible ; car nous sommesplus particulièrement accessibles à certainesfaçons, à des graces de cœur ou d’espritauxquelles nous ne résistons pas ; elle voulaitl’intéresser à sa situation, et l’attendrir assez

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pour s’emparer de son esprit et disposersouverainement de lui. Décidée à tout pourarriver à ses fins, elle ne savait pas encore cequ’elle devait faire de cet homme, mais certeselle voulait l’anéantir socialement. Le soir dutroisième jour elle sentit que, malgré ses efforts,elle ne pouvait cacher les inquiétudes que luicausait le résultat de ses manœuvres. Pour setrouver un moment à l’aise, elle monta chez elle,s’assit à son secrétaire, déposa le masque detranquillité qu’elle conservait devant le comteChabert, comme une actrice qui, rentrantfatiguée dans sa loge après un cinquième actepénible, tombe demi-morte et laisse dans la salleune image d’elle-même à laquelle elle neressemble plus. Elle se mit à finir une lettrecommencée qu’elle écrivait à Delbecq, à qui elledisait d’aller, en son nom, demander chezDerville communication des actes quiconcernaient le colonel Chabert, de les copier etde venir aussitôt la trouver à Groslay. A peineavait-elle achevé, qu’elle entendit dans lecorridor le bruit des pas du colonel, qui, toutinquiet, venait la retrouver.

— Hélas ! dit-elle à haute voix, je voudraisêtre morte ! Ma situation est intolérable...

— Eh ! bien, qu’avez-vous donc ? demanda lebonhomme.

— Rien, rien, dit-elle.

Elle se leva, laissa le colonel et descenditpour parler sans témoin à sa femme de chambre,qu’elle fit partir pour Paris, en luirecommandant de remettre elle-même à Delbecqla lettre qu’elle venait d’écrire, et de la luirapporter aussitôt qu’il l’aurait lue. Puis lacomtesse alla s’asseoir sur un banc où elle étaitassez en vue pour que le colonel vint l’y trouveraussitôt qu’il le voudrait. Le colonel, qui déjàcherchait sa femme accourut et s’assit prèsd’elle.

— Rosine, lui dit-il, qu’avez-vous ?

Elle ne répondit pas. La soirée était une deces soirées magnifiques et calmes dont lessecrètes harmonies répandent, au mois de juin,

tant de suavité dans les couchers du soleil. L’airétait pur et le silence profond, en sorte que l’onpouvait entendre dans le lointain du parc lesvoix de quelques enfants qui ajoutaient unesorte de mélodie aux sublimités du paysage.

— Vous ne me répondez pas ? demanda lecolonel à sa femme.

— Mon mari... dit la comtesse, qui s’arrêta,fit un mouvement, et s’interrompit pour luidemander en rougissant : — Comment dirai-jeen parlant de monsieur le comte Ferraud ?

— Nomme-le ton mari, ma pauvre enfant,répondit le colonel avec un accent de bonté,n’est-ce pas le père de tes enfants ?

— Eh ! bien, reprit-elle, si monsieur medemande ce que je suis venue faire ici, s’ilapprend que je m’y suis enfermée avec uninconnu, que lui dirai-je ? Écoutez, monsieur,reprit-elle en prenant une attitude pleine dedignité, décidez de mon sort, je suis résignée àtout...

— Ma chère, dit le colonel en s’emparant desmains de sa femme, j’ai résolu de me sacrifierentièrement à votre bonheur...

— Cela est impossible, s’écria-t-elle enlaissant échapper un mouvement convulsif.Songez donc que vous devriez alors renoncer àvous-même et d’une manière authentique...

— Comment, dit le colonel, ma parole nevous suffit pas ?

Le mot authentique tomba sur le cœur duvieillard et y réveilla des défiances involontaires.Il jeta sur sa femme un regard qui la fit rougir,elle baissa les yeux, et il eut peur de se trouverobligé de la mépriser. La comtesse craignaitd’avoir effarouché la sauvage pudeur, la probitésévère d’un homme dont le caractère généreux,les vertus primitives lui étaient connus. Quoiqueces idées eussent répandu quelques nuages surleurs fronts, la bonne harmonie se rétablitaussitôt entre eux. Voici comment. Un crid’enfant retentit au loin.

— Jules, laissez votre sœur tranquille, s’écria

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la comtesse.

— Quoi ! vos enfants sont ici ? dit le colonel.

— Oui, mais je leur ai défendu de vousimportuner.

Le vieux soldat comprit la délicatesse, le tactde femme renfermé dans ce procédé si gracieux,et prit la main de la comtesse pour la baiser.

— Qu’ils viennent donc, dit-il.

La petite fille accourait pour se plaindre deson frère.

— Maman !

— Maman !

— C’est lui qui...

— C’est elle...

Les mains étaient étendues vers la mère, etles deux voix enfantines se mêlaient. Ce fut untableau soudain et délicieux !

— Pauvres enfants ! s’écria la comtesse en neretenant plus ses larmes, il faudra les quitter, àqui le jugement les donnera-t-il ? On ne partagepas un cœur de mère, je les veux, moi !

— Est-ce vous qui faites pleurer maman ? ditJules en jetant un regard de colère au colonel.

— Taisez-vous, Jules, s’écria la mère d’un airimpérieux.

Les deux enfants restèrent debout etsilencieux, examinant leur mère et l’étrangeravec une curiosité qu’il est impossibled’exprimer par des paroles.

— Oh ! oui, reprit-elle, si l’on me sépare ducomte, qu’on me laisse les enfants, et je seraisoumise à tout...

Ce fut un mot décisif qui obtint tout lesuccès qu’elle en avait espéré.

— Oui, s’écria le colonel comme s’il achevaitune phrase mentalement commencée, je doisrentrer sous terre. Je me le suis déjà dit.

— Puis-je accepter un tel sacrifice ? réponditla comtesse. Si quelques hommes sont mortspour sauver l’honneur de leur maîtresse, ils

n’ont donné leur vie qu’une fois. Mais ici vousdonneriez votre vie tous les jours ! Non, non,cela est impossible. S’il ne s’agissait que devotre existence, ce ne serait rien ; mais signerque vous n’êtes pas le colonel Chabert,reconnaître que vous êtes un imposteur, donnervotre honneur, commettre un mensonge à touteheure du jour, le dévouement humain ne sauraitaller jusque-là. Songez donc ! Non. Sans mespauvres enfants, je me serais déjà enfuie avecvous au bout du monde...

— Mais, reprit Chabert, est-ce que je ne puispas vivre ici, dans votre petit pavillon, commeun de vos parents ? Je suis usé comme un canonde rebut, il ne me faut qu’un peu de tabac et leConstitutionnel.

La comtesse fondit en larmes. Il y eut entrela comtesse Ferraud et le colonel Chabert uncombat de générosité d’où le soldat sortitvainqueur. Un soir, en voyant cette mère aumilieu de ses enfants, le soldat fut séduit par lestouchantes grâces d’un tableau de famille, à lacampagne, dans l’ombre et le silence ; il prit larésolution de rester mort, et, ne s’effrayant plusde l’authenticité d’un acte, il demanda commentil fallait s’y prendre pour assurerirrévocablement le bonheur de cette famille.

— Faites comme vous voudrez ! lui réponditla comtesse, je vous déclare que je ne me mêleraien rien de cette affaire. Je ne le dois pas.

Delbecq était arrivé depuis quelques jours, et,suivant les instructions verbales de la comtesse,l’intendant avait su gagner la confiance du vieuxmilitaire. Le lendemain matin donc, le colonelChabert partit avec l’ancien avoué pour Saint-Leu-Taverny, où Delbecq avait fait préparer chezle notaire un acte conçu en termes si crus que lecolonel sortit brusquement de l’Étude après enavoir entendu la lecture.

— Mille tonnerres ! je serais un joli coco !Mais je passerais pour un faussaire, s’écria-t-il.

— Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vousconseille pas de signer trop vite. A votre placeje tirerais au moins trente mille livres de rente

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de ce procès-là, car madame les donnerait.

Après avoir foudroyé ce coquin émérite par lelumineux regard de l’honnête homme indigné, lecolonel s’enfuit emporté par mille sentimentscontraires. Il redevint défiant, s’indigna, secalma tour à tour. Enfin il entra dans le parc deGroslay par la brèche d’un mur, et vint à paslents se reposer et réfléchir à son aise dans uncabinet pratiqué sous un kiosque d’où l’ondécouvrait le chemin de Saint-Leu. L’allée étantsablée avec cette espèce de terre jaunâtre parlaquelle on remplace le gravier de rivière, lacomtesse, qui était assise dans le petit salon decette espèce de pavillon, n’entendit pas lecolonel, car elle était trop préoccupée du succèsde son affaire pour prêter la moindre attentionau léger bruit que fit son mari. Le vieux soldatn’aperçut pas non plus sa femme au-dessus delui dans le petit pavillon.

— Hé ! bien, monsieur Delbecq, a-t-il signé ?demanda la comtesse à son intendant qu’elle vitseul sur le chemin par-dessus la haie d’un sautde loup.

— Non, madame. Je ne sais même pas ce quenotre homme est devenu. Le vieux cheval s’estcabré.

— Il faudra donc finir par le mettre àCharenton, dit elle, puisque nous le tenons.

Le colonel, qui retrouva l’élasticité de lajeunesse pour franchir le saut de loup, fut en unclin d’œil devant l’intendant, auquel il appliquala plus belle paire de soufflets qui jamais ait étéreçue sur deux joues de procureur.

— Ajoute que les vieux chevaux savent ruer,lui dit-il.

Cette colère dissipée, le colonel ne se sentitplus la force de sauter le fossé. La vérité s’étaitmontrée dans sa nudité. Le mot de la comtesseet la réponse de Delbecq avaient dévoilé lecomplot dont il allait être la victime. Les soinsqui lui avaient été prodigués étaient une amorcepour le prendre dans un piége. Ce mot futcomme une goutte de quelque poison subtil quidétermina chez le vieux soldat le retour de ses

douleurs et physiques et morales. Il revint versle kiosque par la porte du parc, en marchantlentement, comme un homme affaissé. Donc, nipaix ni trêve pour lui ! Dès ce moment il fallaitcommencer avec cette femme la guerre odieusedont lui avait parlé Derville, entrer dans une viede procès, se nourrir de fiel, boire chaque matinun calice d’amertume. Puis, pensée affreuse, oùtrouver l’argent nécessaire pour payer les fraisdes premières instances ? Il lui prit un si granddégoût de la vie, que s’il y avait eu de l’eau prèsde lui il s’y serait jeté, que s’il avait eu despistolets il se serait brûlé la cervelle. Puis ilretomba dans l’incertitude d’idées, qui, depuissa conversation avec Derville chez le nourrisseur,avait changé son moral. Enfin, arrivé devant lekiosque, il monta dans le cabinet aérien dont lesrosaces de verre offraient la vue de chacune desravissantes perspectives de la vallée, et où iltrouva sa femme assise sur une chaise. Lacomtesse examinait le paysage et gardait unecontenance pleine de calme en montrant cetteimpénétrable physionomie que savent prendreles femmes déterminées à tout. Elle s’essuya lesyeux comme si elle eût versé des pleurs, et jouapar un geste distrait avec le long ruban rose desa ceinture. Néanmoins, malgré son assuranceapparente, elle ne put s’empêcher de frissonneren voyant devant elle son vénérable bienfaiteur,debout, les bras croisés, la figure pâle, le frontsévère.

— Madame, dit-il après l’avoir regardéefixement pendant un moment et l’avoir forcée àrougir, madame, je ne vous maudis pas, je vousméprise. Maintenant, je remercie le hasard quinous a désunis. Je ne sens même pas un désir devengeance, je ne vous aime plus. Je ne veux riende vous. Vivez tranquille sur la foi de ma parole,elle vaut mieux que les griffonnages de tous lesnotaires de Paris. Je ne réclamerai jamais lenom que j’ai peut-être illustré. Je ne suis plusqu’un pauvre diable nommé Hyacinthe, qui nedemande que sa place au soleil. Adieu...

La comtesse se jeta aux pieds du colonel, etvoulut le retenir en lui prenant les mains ; maisil la repoussa avec dégoût, en lui disant : — Ne

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me touchez pas.

La comtesse fit un geste intraduisiblelorsqu’elle entendit le bruit des pas de son mari.Puis, avec la profonde perspicacité que donneune haute scélératesse ou le féroce égoïsme dumonde, elle crut pouvoir vivre en paix sur lapromesse et le mépris de ce loyal soldat.

Chabert disparut en effet. Le nourrisseur fitfaillite et devint cocher de cabriolet. Peut-être lecolonel s’adonna-t-il d’abord à quelque industriedu même genre. Peut-être, semblable à unepierre lancée dans un gouffre, alla-t-il, decascade en cascade, s’abîmer dans cette boue dehaillons qui foisonne à travers les rues de Paris.

Six mois après cet événement, Derville, quin’entendait plus parler ni du colonel Chabert nide la comtesse Ferraud, pensa qu’il étaitsurvenu sans doute entre eux une transaction,que, par vengeance, la comtesse avait faitdresser dans une autre Étude. Alors, un matin,il supputa les sommes avancées audit Chabert, yajouta les frais, et pria la comtesse Ferraud deréclamer à monsieur le comte Chabert lemontant de ce mémoire, en présumant qu’ellesavait où se trouvait son premier mari.

Le lendemain même l’intendant du comteFerraud, récemment nommé Président duTribunal de Première Instance dans une villeimportante, écrivit à Derville ce mot désolant :

« Monsieur,

» Madame la comtesse Ferraud me charge devous prévenir que votre client avaitcomplètement abusé de votre confiance, et quel’individu qui disait être le comte Chabert areconnu avoir indûment pris de fausses qualités,

» Agréez, etc.

» DELBECQ. »

— On rencontre des gens qui sont aussi, maparole d’honneur, par trop bêtes. Ils ont volé lebaptême, s’écria Derville. Soyez donc humain,

généreux, philanthrope et avoué, vous vousfaites enfoncer ! Voilà une affaire qui me coûteplus de deux billets de mille francs.

Deux ans après la réception de cette lettre,Derville cherchait au Palais un avocat auquel ilvoulait parler, et qui plaidait à la Policecorrectionnelle. Le hasard voulut que Dervilleentrât à la sixième Chambre au moment où lePrésident condamnait comme vagabond lenommé Hyacinthe à deux mois de prison, etordonnait qu’il fût ensuite conduit au dépôt demendicité de Saint-Denis, sentence qui, d’aprèsla jurisprudence des préfets de police, équivaut àune détention perpétuelle. Au nom d’Hyacinthe,Derville regarda le délinquant assis entre deuxgendarmes sur le banc des prévenus, etreconnut, dans la personne du condamné, sonfaux colonel Chabert. Le vieux soldat étaitcalme, immobile, presque distrait.

Malgré ses haillons, malgré la misèreempreinte sur sa physionomie, elle déposaitd’une noble fierté. Son regard avait uneexpression de stoïcisme qu’un magistrat n’auraitpas dû méconnaître, mais, dès qu’un hommetombe entre les mains de la justice, il n’est plusqu’un être moral, une question de Droit ou deFait, comme aux yeux des statisticiens il devientun chiffre. Quand le soldat fut reconduit auGreffe pour être emmené plus tard avec lafournée de vagabonds que l’on jugeait en cemoment, Derville usa du droit qu’ont les avouésd’entrer partout au Palais, l’accompagna auGreffe et l’y contempla pendant quelquesinstants, ainsi que les curieux mendiants parmilesquels il se trouvait. L’antichambre du Greffeoffrait alors un de ces spectacles quemalheureusement ni les législateurs, ni lesphilanthropes, ni les peintres, ni les écrivains neviennent étudier. Comme tous les laboratoiresde la chicane, cette antichambre est une pièceobscure et puante, dont les murs sont garnisd’une banquette en bois noirci par le séjourperpétuel des malheureux qui viennent à cerendez-vous de toutes les misères sociales, etauquel pas un d’eux ne manque. Un poète diraitque le jour a honte d’éclairer ce terrible égout

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par lequel passent tant d’infortunes ! Il n’est pasune seule place où ne se soit assis quelque crimeen germe ou consommé ; pas un seul endroit oùne se soit rencontré quelque homme qui,désespéré par la légère flétrissure que la justiceavait imprimée à sa première faute, n’aitcommencé une existence au bout de laquelledevait se dresser la guillotine, ou détoner lepistolet du suicide. Tous ceux qui tombent sur lepavé de Paris rebondissent contre ces muraillesjaunâtres, sur lesquelles un philanthrope qui neserait pas un spéculateur pourrait déchiffrer lajustification des nombreux suicides dont seplaignent des écrivains hypocrites, incapables defaire un pas pour les prévenir, et qui se trouveécrite dans cette antichambre, espèce de préfacepour les drames de la Morgue ou pour ceux dela place de Grève. En ce moment le colonelChabert s’assit au milieu de ces hommes à facesénergiques, vêtus des horribles livrées de lamisère, silencieux par intervalles, ou causant àvoix basse, car trois gendarmes de faction sepromenaient en faisant retentir leurs sabres surle plancher.

— Me reconnaissez-vous ? dit Derville auvieux soldat en se plaçant devant lui.

— Oui, monsieur, répondit Chabert en selevant.

— Si vous êtes un honnête homme, repritDerville à voix basse, comment avez-vous purester mon débiteur ?

Le vieux soldat rougit comme aurait pu lefaire une jeune fille accusée par sa mère d’unamour clandestin.

— Quoi ! madame Ferraud ne vous a paspayé ? s’écria-t-il à haute voix.

— Payé ! dit Derville. Elle m’a écrit que vousétiez un intrigant.

Le colonel leva les yeux par un sublimemouvement d’horreur et d’imprécation, commepour en appeler au ciel de cette tromperienouvelle.

— Monsieur, dit-il d’une voix calme à force

d’altération, obtenez des gendarmes la faveur deme laisser entrer au Greffe, je vais vous signerun mandat qui sera certainement acquitté.

Sur un mot dit par Derville au brigadier, illui fut permis d’emmener son client dans leGreffe, où Hyacinthe écrivit quelques lignesadressées à la comtesse Ferraud.

— Envoyez cela chez elle, dit le soldat, etvous serez remboursé de vos frais et de vosavances. Croyez, monsieur, que si je ne vous aipas témoigné la reconnaissance que je vous doispour vos bons offices, elle n’en est pas moins là,dit-il en se mettant la main sur le cœur. Oui,elle est là, pleine et entière. Mais que peuventles malheureux ? Ils aiment, voilà tout.

— Comment, lui dit Derville, n’avez-vous passtipulé pour vous quelque rente ?

— Ne me parlez pas de cela ! répondit levieux militaire. Vous ne pouvez pas savoirjusqu’où va mon mépris pour cette vieextérieure à laquelle tiennent la plupart deshommes. J’ai subitement été pris d’une maladie,le dégoût de l’humanité. Quand je pense queNapoléon est à Sainte-Hélène, tout ici-bas m’estindifférent. Je ne puis plus être soldat, voilàtout mon malheur. Enfin, ajouta-t-il en faisantun geste plein d’enfantillage, il vaut mieux avoirdu luxe dans ses sentiments que sur ses habits.Je ne crains, moi, le mépris de personne.

Et le colonel alla se remettre sur son banc.Derville sortit. Quand il revint à son Étude, ilenvoya Godeschal, alors son second clerc, chez lacomtesse Ferraud, qui, à la lecture du billet, fitimmédiatement payer la somme due à l’avoué ducomte Chabert.

En 1832, vers la fin du mois de juin, un jeuneavoué allait à Ris, en compagnie de sonprédécesseur. Lorsqu’ils parvinrent à l’avenuequi conduit de la grande route à Bicêtre, ilsaperçurent sous un des ormes du chemin un deces vieux pauvres chenus et cassés qui ontobtenu le bâton de maréchal des mendiants, envivant à Bicêtre comme les femmes indigentesvivent à la Salpêtrière. Cet homme, l’un des

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deux mille malheureux logés dans l’Hospice dela Vieil lesse, était assis sur une borne etparaissait concentrer toute son intelligence dansune opération bien connue des invalides, et quiconsiste à faire sécher au soleil le tabac de leursmouchoirs, pour éviter de les blanchir, peut-être. Ce vieillard avait une physionomieattachante. Il était vêtu de cette robe de draprougeâtre que l’Hospice accorde à ses hôtes,espèce de livrée horrible.

— Tenez, Derville, dit le jeune homme à soncompagnon de voyage, voyez donc ce vieux. Neressemble-t-il pas à ces grotesques qui nousviennent d’Allemagne. Et cela vit, et cela estheureux peut-être !

Derville prit son lorgnon, regarda le pauvre,laissa échapper un mouvement de surprise etdit : — Ce vieux-là, mon cher, est tout unpoème, ou, comme disent les romantiques, undrame. As-tu rencontré quelquefois la comtesseFerraud ?

— Oui, c’est une femme d’esprit et très-agréable ; mais un peu trop dévote.

— Ce vieux bicêtrien est son mari légitime, lecomte Chabert, l’ancien colonel, elle l’aura sansdoute fait placer là. S’il est dans cet hospice aulieu d’habiter un hôtel, c’est uniquement pouravoir rappelé à la jolie comtesse Ferraud qu’ill’avait prise, comme un fiacre, sur la place. Jeme souviens encore du regard de tigre qu’elle luijeta dans ce moment-là.

Ce début ayant excité la curiosité du jeunehomme auquel Derville avait récemment vendusa charge, l’ancien avoué lui raconta l’histoirequi précède. Deux jours après, le lundi matin,en revenant à Paris, les deux amis jetèrent uncoup d’œil sur Bicêtre, et Derville proposad’aller voir le colonel Chabert. A moitié cheminde l’avenue, les deux gens de loi trouvèrent assissur la souche d’un arbre abattu le vieillard quitenait à la main un bâton et s’amusait à tracerdes raies sur le sable. En le regardantattentivement, ils s’aperçurent qu’il venait dedéjeuner autre part qu’à l’établissement.

— Bonjour, colonel Chabert, lui dit Derville.

— Pas Chabert ! pas Chabert ! je me nommeHyacinthe, répondit le vieillard. Je ne suis plusun homme, je suis le numéro 164, septième salle,ajouta-t-il en regardant Derville avec uneanxiété peureuse, avec une crainte de vieillard etd’enfant. — Vous allez voir le condamné àmort ? dit-il après un moment de silence. Iln’est pas marié, lui ! Il est bien heureux.

— Pauvre homme, dit Derville. Voulez-vousde l’argent pour acheter du tabac ?

Avec toute la naïveté d’un gamin de Paris, lecolonel tendit avidement la main à chacun desdeux inconnus qui lui donnèrent une pièce devingt francs ; il les remercia par un regardstupide, en disant : — Braves troupiers ! Il semit au port d’armes, feignit de les coucher enjoue, et s’écria en souriant : — Feu des deuxpièces ! vive Napoléon ! Et il décrivit en l’airavec sa canne une arabesque imaginaire.

— Le genre de sa blessure l’aura fait tomberen enfance, dit Derville.

— Lui en enfance ! s’écria un vieux bicêtrienqui les regardait. Ah ! il y a des jours où il nefaut pas lui marcher sur le pied. C’est un vieuxmalin plein de philosophie et d’imagination.Mais aujourd’hui, que voulez-vous ? il a fait lelundi. Monsieur, en 1820 il était déjà ici. Pourlors, un officier prussien, dont la calèche montaitla côte de Villejuif, vint à passer à pied. Nousétions, nous deux Hyacinthe et moi, sur le bordde la route. Cet officier causait en marchantavec un autre, avec un Russe, ou quelque animalde la même espèce, lorsqu’en voyant l’ancien, lePrussien, histoire de blaguer, lui dit : — Voilàun vieux voltigeur qui devait être à Rosbach.— J’étais trop jeune pour y être, lui répondit-il,mais j’ai été assez vieux pour me trouver à Iéna.Pour lors le Prussien a filé, sans faire d’autresquestions.

— Quelle destinée ! s’écria Derville. Sorti del’hospice des Enfants trouvés, il revient mourir àl’hospice de la Vieil lesse, après avoir, dansl’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Égypte

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Perspectives du matérialisme dialectique

et l’Europe. — Savez-vous, mon cher, repritDerville après une pause, qu’il existe dans notresociété trois hommes, le Prêtre, le Médecin etl’Homme de justice, qui ne peuvent pas estimerle monde ? Ils ont des robes noires, peut-êtreparce qu’ils portent le deuil de toutes les vertus,de toutes les illusions. Le plus malheureux destrois est l’avoué. Quand l’homme vient trouverle prêtre, il arrive poussé par le repentir, par leremords, par des croyances qui le rendentintéressant, qui le grandissent, et consolentl’âme du médiateur, dont la tâche ne va passans une sorte de jouissance : il purifie, ilrépare, et réconcilie. Mais, nous autres avoués,nous voyons se répéter les mêmes sentimentsmauvais, rien ne les corrige, nos Études sont deségouts qu’on ne peut pas curer. Combien dechoses n’ai-je pas apprises en exerçant macharge ! J’ai vu mourir un père dans un grenier,sans sou ni maille, abandonné par deux filles

auxquelles il avait donné quarante mille livresde rente ! J’ai vu brûler des testaments ; j’ai vudes mères dépouillant leurs enfants, des marisvolant leurs femmes, des femmes tuant leursmaris en se servant de l’amour qu’elles leurinspiraient pour les rendre fous ou imbéciles,afin de vivre en paix avec un amant. J’ai vu desfemmes donnant à l’enfant d’un premier lit desgoûts qui devaient amener sa mort, afind’enrichir l’enfant de l’amour. Je ne puis vousdire tout ce que j’ai vu, car j’ai vu des crimescontre lesquels la justice est impuissante. Enfin,toutes les horreurs que les romanciers croientinventer sont toujours au-dessous de la vérité.Vous allez connaître ces jolies choses-là, vous ;moi, je vais vivre à la campagne avec ma femme,Paris me fait horreur.

Paris, février - mars 1832.

Il lustration de la première page : Dessin de Charles Albert d'Arnoux, dit « Bertal l »,gravé par Louis-Henri Brévière, Le Colonel Chabert

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