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1 HOMMAGE AU PROFESSEUR 14 novembre à 17h00, salle Joseph Deiss Ce n’est pas seulement son apport intellectuel qui nous manquera infiniment, mais aussi son amour de l’existence, de l’échange et du partage 1 1 UN PARCOURS ECLATANT D’INVESTISSEMENT HUMAIN ET INTELLECTUEL Né le 28 octobre 1946, Jean Widmer était originaire de Fribourg. Il fait ses études primaires à Porrentruy (JU), où il commence également ses études secondaires. Il reçoit en 1967 une maturité de type A à Immensee (SZ). En 1972, il obtient une licence de la Faculté des lettres de l’Université de Fribourg, qui lui apporte un bagage solide en philosophie et logique mathématique; le Prof. J. M. Bochenksi – son directeur de mémoire – joue un rôle central dans cette formation. Il commence ensuite son doctorat avec le Prof. G. Küng, dont il sera également l’assistant. A partir d’une recherche sur les étudiants fribourgeois, la collaboration avec le Prof. R. Lucchini (Faculté des sciences économiques et sociales) l’oriente de façon décisive vers la sociologie, la discipline où il travaillera comme assistant de 1975 à 1980. Ces années sont également marquées par l’engagement de Jean Widmer dans les organisations d’étudiants: président de l’Association générale des étudiants de l’Université de Fribourg en 1971, il sera rédacteur en chef de la revue Spectrum de 1972 à 1974. En 1973, Raquel Boronat devient son épouse dont il aura deux enfants: Vania, née en 1974, et Frédéric, né en 1979. Jean Widmer achève son doctorat en 1980 avec une thèse intitulée Langage et action sociale: aspects philosophiques et sémiotiques du langage dans la perspective de l’ethnométhodologie. Ce travail est pionnier pour l’introduction dans le monde francophone de l’ethnométhodologie – une perspective sociologique d’origine américaine – et la discussion de ses fondements. Multipliant les dialogues entre les auteurs et les disciplines, il développe la thèse centrale du langage comme élément organisateur du monde social, avec lequel il entretient un rapport de détermination réciproque. De 1980 à 1983, Jean Widmer poursuit sa formation au niveau postdoctoral au bénéce d’une bourse du Fonds national suisse de la recherche scientique. Il approfondit sa spécialisation en ethnométhodologie pendant un séjour scientique au Département de sociologie de la University of California-Santa Barbara, auprès des Profs. T. P. Wilson et D. Zimmerman. De retour en Europe, Jean Widmer continue à nourrir sa réexion en linguistique et en sociologie à l’Université de Genève (Prof. O. Ducrot), à l’Université de Bologne (Prof. U. Eco), à l’Université de Constance (Profs. T. Luckmann et J. Bergmann) et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Profs. P. Bourdieu et E. Véron).

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Ce n’est pas seulement son apport intellectuel qui nous manquera infi niment, mais aussi son amour de l’existence,

de l’échange et du partage

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UN PARCOURS ECLATANT D’INVESTISSEMENT HUMAIN ET INTELLECTUEL

Né le 28 octobre 1946, Jean Widmer était originaire de Fribourg. Il fait ses études primaires à Porrentruy (JU), où il commence également ses études secondaires. Il reçoit en 1967 une maturité de type A à Immensee (SZ). En 1972, il obtient une licence de la Faculté des lettres de l’Université de Fribourg, qui lui apporte un bagage solide en philosophie et logique mathématique; le Prof. J. M. Bochenksi – son directeur de mémoire – joue un rôle central dans cette formation. Il commence ensuite son doctorat avec le Prof. G. Küng, dont il sera également l’assistant. A partir d’une recherche sur les étudiants fribourgeois, la collaboration avec le Prof. R. Lucchini (Faculté des sciences économiques et sociales) l’oriente de façon décisive vers la sociologie, la discipline où il travaillera comme assistant de 1975 à 1980. Ces années sont également marquées par l’engagement de Jean Widmer dans les organisations d’étudiants: président de l’Association générale des étudiants de l’Université de Fribourg en 1971, il sera rédacteur en chef de la revue Spectrum de 1972 à 1974.

En 1973, Raquel Boronat devient son épouse dont il aura deux enfants: Vania, née en 1974, et Frédéric, né en 1979.

Jean Widmer achève son doctorat en 1980 avec une thèse intitulée Langage et action sociale: aspects philosophiques et sémiotiques du langage dans la perspective de l’ethnométhodologie. Ce travail est pionnier pour l’introduction dans le monde francophone de l’ethnométhodologie – une perspective sociologique d’origine américaine – et la discussion de ses fondements. Multipliant les dialogues entre les auteurs et les disciplines, il développe la thèse centrale du langage comme élément organisateur du monde social, avec lequel il entretient un rapport de détermination réciproque.

De 1980 à 1983, Jean Widmer poursuit sa formation au niveau postdoctoral au bénéfi ce d’une bourse du Fonds national suisse de la recherche scientifi que. Il approfondit sa spécialisation en ethnométhodologie pendant un séjour scientifi que au Département de sociologie de la University of California-Santa Barbara, auprès des Profs. T. P. Wilson et D. Zimmerman. De retour en Europe, Jean Widmer continue à nourrir sa réfl exion en linguistique et en sociologie à l’Université de Genève (Prof. O. Ducrot), à l’Université de Bologne (Prof. U. Eco), à l’Université de Constance (Profs. T. Luckmann et J. Bergmann) et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Profs. P. Bourdieu et E. Véron).

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Dans ces années, Jean Widmer élabore les bases d’une approche sociologique qui saisit la richesse des formes de la communication, au fondement de toute organisation sociale. Combinant les apports de l’ethnométhodologie à ceux de la sémiotique, il élabore une analyse énonciative capable de restituer la dimension sociale des énoncés langagiers, notamment de la parole publique.

De 1983 à 1990, Jean Widmer est chargé de cours à Fribourg, à l’Institut de journalisme et des communications sociales de la Faculté des sciences économiques et sociales. Ses enseignements portent sur la sociologie du langage et de l’image. Ses publications retracent les liens entre l’ethnométhodologie et la sociologie interprétative. Elles mettent également en évidence la dimension pratique des discours ordinaires et médiatiques. En parallèle, Jean Widmer travaille comme adjoint scientifi que à l’Administration fédérale où il est chargé du service des communautés linguistiques. Ses rapports sur les carrières des fonctionnaires et sur le statut des langues et des minorités linguistiques au sein de l’administration examinent avec pragmatisme et intelligence sociologique le fonctionnement des institutions publiques.

En 1990, Jean Widmer est nommé professeur associé en journalisme et communications sociales à la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Fribourg. Il y assure la direction de la section francophone de l’Institut de journalisme et des communications sociales. En 1996, il présente sa thèse d’habilitation, Langues et espace public: une analyse sociologique de l’identité collective. Partant des discours sur les communautés linguistiques suisses, ce travail traite de la langue en tant que véhicule identitaire et médiation des collectivités sociales. Promu professeur ordinaire en 1997, Jean Widmer devient le premier président de ce qui est aujourd’hui le Département des sciences de la société. Témoins d’un enseignant et d’un esprit passionnés, ses cours portent sur la sociologie de la communication, l’analyse du discours, l’analyse énonciative de textes ou les rapports entre les médias et l’espace public. Professeur invité dans des universités étrangères – Paris VIII, Louvain, Buenos Aires, EHESS –, son expertise est également sollicitée pour de nombreux jurys de thèse, en particulier à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Mentor nourrissant des échanges intellectuels féconds, il a formé de nombreux chercheurs qui mènent aujourd’hui des travaux originaux sur la voie qu’il a inaugurée.

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A partir de 1990, Jean Widmer assure sans interruption la direction d’un nombre impressionnant de recherches et de mandats. Parmi ses partenaires on compte Telecom Suisse, l’Offi ce fédéral de la santé publique, l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive de l’Université de Lausanne, l’Offi ce fédéral de la communication, la Direction de la coopération au développement, l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, le Conseil suisse de la recherche scientifi que, le Canton du Tessin, la Télévision suisse italienne ou la Société suisse de radiodiffusion. Il dirige ou participe à plusieurs projets de recherche fi nancés par le Fonds national suisse de la recherche scientifi que: «Das Fremde in der Schweiz im Spannungsfeld sprachlicher Identität und sozialer Bewegungen 1987-1998» (1997-2001), «Die Schweizer Sprachenvielfalt in öffentlichen Diskurs: eine sozialhistorische Analyse der Grundbegriffe der eidgenössischen Sprachenpolitik» (1997-2001); «La question des ‘fonds en déshérence’ dans l’espace public suisse: analyse d’un problème public à travers les discours médiatiques» (2000-2003); «Les biotechnologies et la médecine de reproduction en débat: analyse sociologique des débats publics en Suisse» (2003-2006), «Politique de recherche et identités académiques: la nouvelle gestion publique en action» (2004-2007), «Language, media, and differences in political identity» (2006-2008). Les résultats de ces recherches se traduisent dans une longue liste de publications scientifi ques où Jean Widmer et ses collaborateurs approfondissent la compréhension des liens entre les discours sociaux, la constitution des collectifs et l’exercice des régulations sociales. Preuve de cet investissement scientifi que est également la participation aux comités des revues Recherches en communication, Langage et société et Questions de communication.

A l’Université de Fribourg, l’engagement institutionnel de Jean Widmer se traduit dans sa participation à de multiples organes dont le Sénat (1995-1998) et la Commission de la recherche (2003-2007). Il œuvre infatigablement pour construire des structures et des cursus adaptés à une sociologie rigoureuse et ample, enracinée dans la tradition humaniste des sciences sociales. Cherchant la réunifi cation des sciences sociales dans une structure commune, il est la cheville ouvrière de la création de l’actuel Département des sciences de la société. De même, il s’investit pour doter la sociologie romande de structures de formation coordonnées. Président de la Commission scientifi que du troisième cycle de sociologie (1998-2001), il est également à la tête du Diplôme romand d’études approfondies en sociologie. Il participe également au développement de la Société suisse des sciences de la communication et des mass médias. Au

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sein de la Société suisse de sociologie, dont il est co-président de 1995 à 1998, il travaille notamment à la reconnaissance des approches interprétatives et qualitatives. Membre du comité de l’Académie suisse des sciences humaines et sociales à partir de 1998, il participe notamment à l’élaboration du projet prioritaire «Langues et cultures».

Jean Widmer a été emporté par un cancer le 13 février 2007, à l’âge de soixante ans. L’homme qu’il était restera présent par-dessus tout: immensément cultivé, intense dans toutes ses activités, profondément humain. Ses collaborateurs se souviennent de son énergie au service de l’institution et dans la défense de l’intérêt commun. Sa pensée continue à élargir et à approfondir la réfl exion de ses étudiants. Sa démarche scientifi que se poursuit dans les travaux que mènent les chercheurs qu’il a marqués de son empreinte. L’ampleur de sa réfl exion guide ses collègues dans l’élaboration d’une sociologie sensible à la richesse de l’expérience humaine. Il inspire continuellement notre travail pour faire reconnaître l’apport des sciences sociales à la compréhension et à la transformation de notre monde.

Domaine Sociologie&Médias-Département des sciences de la société

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SELECTION DE PUBLICATIONS

OuvragesLangage et action sociale. Aspects philosophiques et sémiotiques du langage dans la perspective ethnométhodologique, Fribourg, Editions Universitaires, 1986.

Langues nationales et identités collectives. L’exemple de la Suisse, Paris, L’Harmattan, 2004.

Ouvrages collectifs, direction d’ouvrages et numéros spéciauxWidmer J., Journalistes et média en mutation. Quelques repères, Fribourg, Media Papers 5, 1993.

Widmer J., Zbinden Zingg P., Evaluation des mesures de la Confédération destinées à réduire les problèmes liés à la toxicomanie. Phase I: Discours sur la drogue dans les médias suisses 1991. Résultats de deux recherches sur la presse écrite d’octobre à décembre 1991, Lausanne, Cahiers de recherches et de documentation (81.3),1993.

Widmer J., Espaces politiques et espaces des médias en Suisse. Réfl exions après le vote sur l’Espace Economique Européen du 6 décembre 1992, Fribourg, Media Papers 6, 1993.

Fradin B., Quéré L., Widmer J. (dir.), L’enquête sur les catégories. De Durkheim à Sacks, Paris, Editions de l’EHESS, 1994.

Widmer J., Boller B., Coray R., Drogen im Spannungsfeld der Oeffentlichkeit. Logik der Medien und Institutionen, Bâle, Helbing & Lichtenhahn, 1997.

Widmer J., Terzi C. (éd.), Mémoire collective et pouvoirs symboliques, Discours et Société (1), 1999.

Eberle T., Widmer J. (éd.), Sociologies interprétatives, Revue suisse de sociologie 26 (3), 2000.

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Widmer J., Coray R., Acklin Muji D., Godel E., Die Schweizer Sprachenvielfalt im öffentlichen Diskurs. La diversité des langues en Suisse dans le débat public, Berne, Peter Lang, 2004.

Contribution à des ouvrages collectifs«Rationalité et sens commun» in W. Ackermann et al. (éd.), Décrire un impératif. Description, explication et interprétation en sciences sociales. I, pp. 49-77, Paris, Ecole des hautes études en sciences sociales, 1985.

«Aspects langagiers des totalitarismes» in P. Meyer-Bisch (éd.), Forces et faiblesses des totalitarismes. Les actes du IVe colloque sur les totalitarismes, pp. 73-84, Fribourg, Editions Universitaires, 1987.

«L’image publicitaire. Marchandises et monde vécu» in L. Bosshart, J.-P. Chuard (éd.), Communication visuelle. L’image dans la presse et la publicité, pp. 91-117, Fribourg, Editions Universitaires, 1988.

«Ecriture, corps et identité. Remarques sur le rapport aux langues et l’identité linguistique en Suisse», in L. Sosoe (éd.), Identité. Evolution ou différence? Mélanges en l’honneur du professeur Hugo Huber, pp. 79-118, Fribourg, Editions Universitaires, 1989.

«Statut des langues dans une administration plurilingue» in B. Py et R. Jeanneret (éd.), Minorisation linguistique et interaction, pp. 115-121, Genève, Librairie Droz, 1989.

«Zur Grammatik der Schweizerischen Identität. Geschichtliche Aspekte einer räumlichen Metapher», in H.-J. Hoffmann-Nowotny (éd.), Kultur und Gesellschaft, pp. 274-276, Zürich, Seismo Verlag, 1989.

«Conversations et organisation du travail administratif», in B. Conein et al. (éd.), Les formes de la conversation. II, pp. 35-51, Paris, CNET, 1991.

«Le social et le cognitif» in Les savoirs quotidiens, pp. 323-328, Berne, Académie suisse des sciences humaines, 1993.

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«De l’Espace à la clôture. Le vote sur l’EEE renvoie la Suisse à ses espaces internes» in Espaces politiques et espaces des médias en Suisse. Réfl exions après le vote sur l’Espace Economique Européen du 6 décembre 1992, pp. 103-111, Fribourg, Media Papers 6, 1993.

«Les médiations. Du regard médusé au regard de la loi» in Drogues, médias et société. Etudes II, pp. 1-45, Lausanne, Cahiers de recherches et de documentation (111.8), 1996.

«Nouveaux médias. Ebauche d’analyse d’une croyance» in Presse romande. Du miracle à la réalité, pp. 93-112, Union romande des éditeurs de journaux et périodiques, 1996.

«Moi, Suissesse, j’ai épousé un Massaï! Récit de presse d’une héroïne touristique» in J.-L. Alber et al. (éd.), Mariages tous azimuts, pp. 149-174, Fribourg, Editions Universitaires, 2000

«Catégorisations, tours de parole et sociologie» in M. de Fornel, A. Ogien, L. Quéré (éd.), L’ethnométhodologie. Une sociologie radicale, pp. 207-238, Paris, La Découverte, 2001

«Symbolic power and collective identifi cations» in W. Housley, S. Hester (éd.), Language, Interaction, and National Identity, pp. 102-143, London, Ashgate, 2002.

«La sociologie en tant que science rigoureuse» in M. Bassand, C. Lalive d’Epinay (dir.), Des sociologues et la philosophie, pp.133-142, Fribourg, Academic Press, 2006.

Articles«Une minute de Watergate. Ressources structurelles et pouvoir», Langage et société 17, pp. 127-130, 1981.

«Placement et structuration. Aspects interactionnels et linguistiques d’une intervention», Cahiers de linguistique française 4, pp. 229-261, 1982.

«Espace et redondances», Degrés 35-36, pp. 1-11, 1983.

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«Remarques sur les classements d’âge», Revue suisse de sociologie 9, pp. 337-364, 1983.

«Thème et maintien de l’ordre», Feuillets 6, pp. 203-218, 1985.

«Références et cadres de l’énonciation. Analyser Searle et une plaisanterie douteuse», Recherches en linguistique étrangère. Annales littéraires de l’Université de Besançon, pp. 159-183, 1985.

«Les années d’apprentissage de Harold Garfi nkel», Pratiques de formation 11-12, pp. 89-97, 1986.

«Wörtliche Bedeutung und refl exiver Sinn», Zeitschrift für Semiotik 8 (1-2), pp. 63-69, 1986.

«Quelques usages de l’âge. Explorations dans l’organisation du sens», Lexique 5, pp. 197-227, 1987.

«Le Médium et son esprit. Pour une sémiotique des technologies du savoir», Studia philosophica, pp. 95-111, 1989.

«Goffman et Garfi nkel. Cadres et organisation de l’expérience», Langage et société 59, pp. 13-46, 1992.

«Récit de la conquête et discours de la découverte. Réfl exions sur la question de l’autre telle que posée par T. Todorov», Versants. Revue suisse de littératures romanes 22, pp. 91-117, 1992.

«Entre rationalisation et nouvelle transcendance. Discours «écologique» et vulgarisation scientifi que», Science des mass média suisses 1, pp. 11-17, 1993.

«Espace public, médias et identités de langue. Repères pour une analyse de l’imaginaire collectif en Suisse» in I. Werlen (éd.), Schweizer Soziolinguistik-Soziolinguistik der Schweiz, Bulletin CILA 58, pp. 17-41, 1993.

«Langues et confi gurations de l’espace public», Hermès 19, pp. 225-239, 1996

«Notes à propos de l’analyse de discours comme sociologie. La mémoire collective d’un lectorat», Recherches en communication 12, pp. 195-207, 1999.

«Ordre des langues et ordre politique. Plurilinguisme et démocratie en Suisse», Etudes et source 30, L’invention de la démocratie en Suisse, pp. 157-181, 2004.

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LA SOCIOLOGIE EN TANT QUE SCIENCE RIGOUREUSE*

Jean Widmer«Il importe peu à celui qui est vraiment sans préjugé qu’une assertion ait pour auteur Emmanuel Kant ou Thomas d’Aquin, Darwin ou Aristote, Hermann von Helmholtz ou Paracelse. Il n’a pas besoin qu’on lui enjoigne d’examiner les choses avec ses propres yeux, encore moins d’écarter de l’analyse, sous l’emprise des préjugés, ce qui a été vu».

Ces lignes sont tirées de la conclusion d’un texte bref que Edmund Husserl publia en 1911 sous le titre de Philosophie als strenge Wissenschaft, la philosophie en tant que science rigoureuse. Rejetant l’imitation des sciences naturelles, le psychologisme et l’historicisme qui prédominaient dans les Facultés d’alors – aujourd’hui, il ne reste que le premier des trois préjugés – il postulait un point de départ absolu nouveau, l’observation.

C’est ce dernier point qui sera développé dans ces quelques lignes et non l’injonction initiale de renoncer aux préjugés concernant les auteurs des assertions. Cette règle est aussi vieille que la renaissance de la science au Moyen-âge et toujours aussi peu respectée. Il suffi t, pour s’en convaincre, de remplacer les noms des philosophes mentionnés ci-dessus par celui de quelques sociologues actuels connus et de compter les collections ou maisons d’éditions où leurs œuvres sont publiées. Ce second nombre ne sera guère différent du nombre de noms que l’on aura retenu. C’est donc peu dire que l’auteur des assertions compte, mieux il se protège des compagnies indésirables.

Le revers de cette médaille est plus honorable. La multiplication des lieux d’édition a pour conséquence qu’une variété de voix peut se faire entendre. La sociologie a ainsi échappé à l’orthodoxie dogmatique d’autres sciences sociales. Le travail sur soi de la sociologie, les débats incessants qui l’ont animée malgré les limites évoquées, montre sa fi liation avec ce que la philosophie a légué de meilleur à cette civilisation, le culte du débat, l’enrichissement constant des

* Ce texte a paru dans M. Bassand, C. Lalive d’Epinay (éd.) (2006), Des sociologues et la philosophie, Fribourg, Academic Press/St. Paul, pp. 133-142. Nous remercions l’éditeur de l’autorisation de le reproduire dans cette brochure.

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points de vue. Ainsi, des sociologues aussi hétérodoxes que les ethnométhodologues ont trouvé place dans les sociétés académiques et dans les facultés.

C’est d’eux qu’il sera question ici parce que, peut-être plus que d’autres, ils ont donné des réponses empiriques à des questions philosophiques1 en développant tout le potentiel de la voie de l’observation proposée par Edmund Husserl. Après un bref rappel des fi liations et transformations de cette perspective, je proposerai que la sociologie n’est une science rigoureuse que dans la mesure où elle parvient à objectiver des relations de sens que Emmanuel Kant avait appelées des jugements synthétique a priori2. Admettre ce point conduit à revoir le prêt-à-porter de la distinction entre sociologie qualitative et quantitative.

L’analyse de conversations est le site qui le mieux illustre à la fois la victoire de cette perspective et combien elle succomba à sa victoire même. La discipline de l’observation qui conduit à une restriction de ce qui peut être légitiment observé, doit plus aux stratégies de positionnement qu’au telos3 qui anime cette démarche. C’est à ce point que mon propos retournera à la philosophie en proposant de réintroduire en sociologie un peu de Georg Wilhem Friedrich Hegel, même si c’est incognito, déguisé dans la pensée de Paul Ricœur ou de Charles-Sanders Peirce – deux grands lecteurs de Georg Wilhem Friedrich Hegel.

La perte du point fi xe originaireLa philosophie a fait plus de la moitié du chemin qui mène à la sociologie4. L’appel de Edmund Husserl à un retour à

1 EBERLE T., Sinnkonstitution in Alltag und Wissenschaft, Berne, Haupt Verlag, 1984, p. 439.2 Il s’agit de jugements nécessairement vrais et dont le prédicat n’est pas contenu dans le sujet – comme la réponse n’est pas contenue dans la question.3 Le telos est la fi nalité d’un processus qui lui donne sa confi guration. Il s’agit donc d’une forme de cause fi nale.4 La philosophie est aussi hétérogène que la sociologie. Il faut donc considérer mes assertions comme un choix: je ne parle que de certaines réfl exions ontologiques et épistémologiques dans les deux disciplines et non, par exemple, de la philosophie comme succédané idéologique que Pierre Bourdieu, par exemple, critique à juste titre. Néanmoins, je propose d’entretenir avec la philosophie un rapport symétrique, par opposition à une relation de dépendance – assurer a priori la cohérence des concepts (par ex. Thomas Luhmann) – ou de fusion qui permet au sociologue de s’affranchir des rigueurs de la preuve (le genre de l’essai sociologique est souvent victime de cet abus).

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l’observation était encore habité par la croyance en un point fi xe5 de la science hors du monde. Ce point que l’histoire avait confi é tour à tour à Dieu, à la Raison, à l’Ego transcendantal, serait enfi n découvert dans les structures eidétiques mises à jour par la réduction phénoménologique. Il sera lui-même le fossoyeur de cette croyance, ouvrant à sa postérité l’incertitude et la contingence du monde vécu, désormais source originaire du sens.

Durant les années 1960, ce tournant était encore perçu pour ce qu’il était: l’annonce d’une terra incognita, rapprochée en particulier des écrits du jeune Karl Marx. Les institutions ne puisaient-elles pas leur sens dans cette intersubjectivité vierge de toute médiation aliénante? Jürgen Habermas a, pour une part, suivi cette pente. On aurait pu imaginer un rapprochement moins prude dans un chapitre du livre majeur de Cornelius Castoriadis: ce que les institutions prennent dans le monde vécu, elles le leur rendent, dans un cycle fécond qui donne à l’histoire de son épaisseur.

Ce n’est pas le parallélisme avec Karl Marx qui survivra6, mais le rapprochement avec la transformation qui mena du premier au second Ludwig Wittgenstein, du Tractatus – qui se donnait un point fi xe dans les structures logiques des propositions – aux recherches philosophiques qui découvraient la multiplicité des formes de vies dont l’ordre rend compte du sens le plus commun.

L’ethnométhodologie naquit de la rencontre avec le dernier Husserl, personnifi é par Alfred Schütz, et se développa, surtout en Europe, à partir de Ludwig Wittgenstein. Les quelques rapprochements avec Karl Marx ne survécurent pas aux années quatre-vingt.

Elle proposera une inversion en sociologie analogue à celle opérée par ces deux philosophies, en déplaçant le lieu d’origine du sens de la société de la sociologie aux pratiques sociales.

Harold Garfi nkel écrivit une thèse qui inversait la séquence des questions et des réponses: il tenta de répondre à des

5 La notion de point fi xe est développée en particulier par DUPUY J.P., Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes collectifs, Paris, Editions Marketing, 1992.6 La philosophie marxiste n’a apparemment pas été vaincue par des arguments mais par une mauvaise politique économique. Les philosophies survivantes devraient en tirer la leçon plutôt que tourner le dos à l’histoire en mettant le nez dans les cerveaux.

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questions de Talcott Parsons en cherchant les réponses chez Alfred Schütz. Fruit du hasard ou des lectures, nombre de ses réponses semblent tirées des réfl exions de Ludwig Wittgenstein. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’analyse des manières dont les normes affectent les pratiques sociales. Par contre, sa manière de traiter la causalité ne trouva guère d’écho alors qu’elle aurait permis de rapprocher Edmud Husserl et Ludwig Wittgenstein par un ancêtre commun, le gestaltisme de Wolfgang Köhler, un psychologue: considérer la cause comme la détermination d’une confi guration, comme une rationalité des conduites7.

L’ordre social et le site de son explicationComment ces deux syntagmes peuvent-ils être synonymes, la détermination d’une confi guration et la rationalité des conduites? Pensé à partir de la rationalité, il s’agit de comprendre que la rationalité n’est pas le fait d’entités discrètes mais d’entités liées par un lien interne, du type de la confi guration. Pensé à partir de la confi guration, il s’agit de comprendre comment une confi guration peut rendre compte des raisons d’une conduite.

Cette équivalence peut être justifi ée de deux manières, par un argument épistémologique et par un argument d’observation, illustrant chacun l’une des deux entrées que je viens d’évoquer.

Pour Talcott Parsons, comme pour de nombreux sociologues encore en vie, il allait de soi que l’on ne peut rendre compte de la société que si l’on dispose d’un système de concepts théoriques, clairement ajustés les uns aux autres. C’est l’acte de foi de Talcott Parsons – en postface de l’édition de sa correspondance avec Alfred Schütz – la certitude inébranlable qui rendait les travaux de Alfred Schütz et de Harold Garfi nkel étranges à ses yeux. Imaginer que la société aussi consiste en un tissu serré de relations de type conceptuel, incarnées dans les pratiques, voilà ce qu’il ne pouvait concevoir, pas plus d’ailleurs que la dépendance de fait des concepts sociologiques face à ces pratiques dont ils veulent

7 GARFINKEL, H. Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1967, p. 282. Dans Langues nationales et identités collectives. L’exemple de la Suisse – Paris, Editions L’Harmattan, 2004 – j’illustre ce point en montrant comment le «facteur langue» peut «causer» des préférences politique en déterminant la confi guration de l’expérience publique.

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rendre compte. Que vaudrait Le suicide de Émile Durkheim si nous ne disposions, avant d’ouvrir son livre, de la notion de suicide? L’explication sociologique de l’ordre social semble irrémédiablement baigner dans ce même ordre social. Dans le jargon ethnométhodologique, cela donne: il y a confusion entre le thème de l’explication et ses ressources. En scholastique, on se contentait de dire que l’explanandum intervient dans l’explanans.

On ne peut donc se contenter de conclure en exigeant que l’adéquation de sens du discours sociologique précède son adéquation causale, autrement dit, il vaut mieux savoir ce que l’on compte avant de compter. Ce mouvement n’est pas suffi sant, certes, mais il est nécessaire. On pourra certes continuer à étudier la distribution sociale des types de suicides, mais on saura que le mot suicide est comme la bulle d’une bande dessinée, elle renvoie à «ce que chacun sait», à savoir, aux manières dont les membres d’une société disposent pour identifi er certains décès comme des suicides et d’enregistrer ces décès dans des actes administratifs. Dans les concepts grossiers dont nous usons aujourd’hui, il faudra néanmoins convenir que la recherche qualitative précède et inclut la recherche quantitative puisque l’adéquation causale présuppose l’adéquation de sens8. Du même coup, ce sont de nouveaux champs d’investigation qui s’ouvrent, des procédures d’identifi cation des décès aux politiques statistiques qui visent à rendre visible la quantité de chaque type de décès.

La conséquence la plus radicale de ces réfl exions, somme toute assez triviales, n’est pas encore tirée. S’il faut observer les pratiques des membres pour identifi er les décès qui sont des suicides (ou être un membre de cette société) et si les types de suicides sont déjà des types de cause de suicide, alors certes la statistique n’explique rien mais sert à compter, mais surtout l’ordre social est antérieur au discours sociologique. Il n’est plus le produit du travail du sociologue. Le travail du sociologue consiste à élucider les manières dont les membres constituent à leurs yeux une société dans son sens et son objectivité.

8 Voir à ce sujet EBERLE, T., «Sinnadäquanz und Kausaladäquanz bei Max Weber und Alfred Schütz» in. Hitzler, R. (ed.), Hermeneutische Wissenssoziologie, Konstanz, Univ. Verlag Konstanz, 1999, pp. 97-119. On peut observer que Harold Garfi nkel lui-même a combiné les deux types d’études: le chap. 6 des Studies (op. cit.) étudie la codifi cation qui rend visible l’organisation qui est étudiée quantitativement au chapitre 7.

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De la substitution d’un ordre social imaginé dans des concepts sociologiques par un ordre social étudié en tant qu’arrangement accompli par les membres, on peut déduire que c’est dans ces pratiques qu’il s’agit de découvrir le modèle qui fait ordre. Tout comme la «théorie» doit, en bonne sociologie, précéder l’étude empirique quantitative, l’étude des procédures qui permettent d’accomplir l’ordre social précède le décompte des items que celui-ci produit en tant qu’entités discrètes, dénombrables9. Ces procédures ne consistent pas en entités discrètes puisqu’au contraire, ce sont ces dernières qui en dépendent. On avancera que ces procédures sont d’ordre confi gurationnel: elles permettent la constitution d’un temps interne, selon Harold Garfi nkel, ainsi que le mouvement de l’attention prospectif et rétrospectif. La logique entre les pratiques est produite par une logique des pratiques.

Le pouvoir constituant des séquencesLe second argument pour établir l’équivalence entre la rationalité des conduites et les confi gurations, est empirique10. Il concerne le fond routinier des pratiques sociales. Spécifi quement, il concerne la séquence de tours de paroles du type question réponse, les paires adjacentes.

On peut y observer au moins deux choses. Premièrement, ces paires ont la propriété suivante: si un premier tour de parole est identifi é comme une question, alors un second tour de parole identifi able comme réponse est attendu – et si un tel tour de parole n’est pas produit, la situation fait l’objet d’une recherche: pourquoi n’a-t-il pas répondu? On peut en conclure que la question des motifs ou raisons d’agir relève d’une situation exceptionnelle, du type de la crise des routines et qu’elle ne se pose pas en situation routinière. Habituellement, le simple fait de répondre rend la raison d’agir manifeste: lorsque A pose une question à B il donne un motif à B pour répondre. Ce n’est qu’en l’absence de réponse que

9 On admet en général de distinguer entre la production et l’interprétation des données en sociologie. Bien que les méthodes quantitatives soient les plus élaborées, leur talon d’Achille ne réside pas seulement dans la production des données (les hasards de la codifi cation) mais aussi dans leur interprétation, car seule l’interprétation statistique est démontrée. Or la sociologie ne consiste pas en catégories statistiques.10 Thomas Eberle discute des conséquences de ces réfl exions pour la recherche sociale empirique classique et en particulier pour les théories dites du choix rationnel. EBERLE, T. Lebensweltanalyse und Handlungstheorie, Konstanz, Univ. Verlag Konstanz, 2000.

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l’on cherche un motif ou une raison dans le «contexte»: B est-il sourd, fâché, ne parle-t-il pas la langue? Autrement dit, on ne cherche des motifs hors de l’interaction en cours que si cette interaction ne fournit pas les ressources suffi santes à son intelligibilité pratique. D’ordinaire, la question constitue la place pour une réponse et cela suffi t à rendre compte de la réponse – s’il y en a une. La première observation est donc celle-ci: la relation synthétique a priori11 entre une question et une réponse suffi t à rendre rationnel le fait de répondre. A elle seule, elle devrait conduire à plus de discernement dans l’usage de la notion de contexte: si l’action et son contexte s’élaborent mutuellement, ce n’est pas au petit bonheur la chance, c’est selon des rationalités qui peuvent être décrites rigoureusement.

La seconde observation que nous retiendrons à propos de ces mêmes séquences est qu’elles permettent de rendre une absence observable de manière pertinente par les membres. Par pertinent, j’entends que non seulement il n’y a pas une réponse mais qu’une réponse est attendue et que par conséquent il est pertinent d’en observer l’absence.

Cette propriété n’est pas nécessairement séquentielle dans le temps. Elle peut n’être qu’une conséquence logique. Ainsi, on peut faire la même observation à propos de fi gures: si l’on identifi e un dessin comme représentant un corps, on peut observer pertinemment qu’il n’a qu’une jambe. La même observation peut aussi être faite dans le cadre d’une structure sociale: on peut observer qu’il y a des familles monoparentales, sans enfants, des enfants orphelins, etc. et ces observations sont généralement plus pertinentes que l’observation de ce que ces familles ne disposent pas d’alligators comme animaux de compagnie. Par exemple.

De plus, ces absences ont des effets causaux: le fait qu’il manque un item à une certaine place est considéré – par les psychologues, les juges, les sociologues – comme étant la raison probable de telle conduite déviante. Pour les membres, il y a donc non seulement des collectivités mais aussi des «places» dans ces collectivités, des places telles que si une collectivité est pertinente, alors il est possible d’inspecter de manière pertinente si ces places sont occupées. Si l’on ajoute à la liste ci-dessus les amants – le cas où une place est occupée illégitimement par deux candidats – on a une grammaire qui permet de générer un nombre infi ni de récits, de la bible aux téléfi lms – à condition toutefois de disposer

11 COULTER, J. 1983 «Contingent and a Priori Structures in Sequential Analysis» in Human Studies, n°6, vol 4, 1983.

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de structures séquentielles du type question-réponse – pour faire des conversations ou leurs dérivés – et du type de l’enchaînement d’actions pour servir de mimésis à un récit.

Pourquoi l’analyse de conversations n’a-t-elle pas débouché sur ce type de réfl exions, sur un inventaire des relations synthétiques a priori qui produisent des «pattern which connect» (Gregory Bateson)? Comme le souligne Jeff Coulter, il s’agit d’a priori relatifs: si un premier est donné ou produit, alors la place pour un second est constituée de telle manière que si un item se présente, il peut être examiné pour voir si il peut occuper cette place: être une réponse, un enfant, un début de conversation. Et si aucun item ne se présente, alors on peut observer que la question est restée sans réponse, que ce couple n’a pas d’enfant, qu’il ne s’agit pas d’un début de conversation. Les raisons de cette abstinence théorique sont probablement multiples mais il ne s’agit certes pas faute d’avoir saisi la portée des analyses. Pour paraphraser Christian Metz, on pourrait parler d’une sorte de grande syntagmatique du social dont l’unité élémentaire est la séquence.

La puissance de la description (l’équivalent de la découverte chez nos collègues des sciences naturelles) des séquences peut se mesurer à ceci: elle permet de rendre compte d’un même coup de l’organisation sociale en mettant à jour une unité élémentaire de coordination des actions et de la culture en tant que source d’inférence et d’action, autrement dit de compréhension réciproque. Si B suit conditionnellement A, alors B fournit une interprétation de A. Celui-ci pourra contester cette interprétation dans le troisième tour de parole. On voit que la séquence est une manière de rendre le sens intersubjectif accessible à une analyse rigoureuse. Et pourtant rares sont les analystes de conversation qui se réclament être une philosophie empirique12, sinon au titre de cadre de leurs recherches, du moins au titre de résultats.

La principale raison de cet état de fait me paraît être la suivante: l’observation détaillée des conversations montre qu’il existe un ordre proprement conversationnel, indépendamment du «contenu». Par conséquent, le «contenu» n’est pas considéré et seul est considéré le statut d’une interaction particulière en tant que «spécimen» d’un type, l’interaction conversationnelle. Or cette même interaction est aussi, par exemple, un spécimen qui illustre la manière de faire une

12 HAVE P.T., 1997 «In the Presence of Data: Conversation-Analysis as Empirical Philosophy» conférence donnée à Cerisy-la-Salle en juin 1997 et accessible sur http://www2.fmg.uva.nl/emca/presence.htm.

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réclamation chez un herboriste. Le passage ressemble à celui qui permet de passer d’une analyse sémiotique au récit qui s’est prêté à cette analyse. La véritable leçon n’est tirée que si l’on considère que c’est ce récit qui exhibe la formalité des formes sémiotiques et non l’inverse, le récit qui ne serait que l’hôte d’une structure sémiotique. Dans l’analyse de conversation, le langage même n’est considéré que comme l’hôte du système de tour de paroles.

Que gagnerait-on à considérer que c’est précisément une propriété des pratiques que de permettre l’observation abstraite de leur organisation séquentielle – de même que c’est une propriété du langage écrit que de permettre son analyse logique et syntactique. Evacuer ensuite la matrice qui a permis de formuler une grammaire est certes un mouvement classique, tant le bénéfi ce dans le champ est grand, mais il n’en demeure pas moins une limitation indue. Si l’on refait le chemin qui a conduit à la logique, l’on rencontre les déictiques que la logique a dû ignorer pour s’établir hors des contingences de l’énonciation. L’ethnométhodologie s’est en partie constituée consciemment sur la réintégration de ces propriétés perdues de vues. Les relations tendues entre l’ethnométhodologie et l’analyse de conversation résident pour une bonne part dans ce retour du positivisme sous un nouveau masque, celui de la transcription d’une pratique dont l’offi ce dans le cadre des pratiques ordinaires est ignoré et partant sa fonction dans la reproduction de l’ordre social en tant qu’ordre factuel, indépendant des cohortes particulières, objectif.

Redécouvrir cet enchevêtrement des structures sociales et conversationnelles permettra au moins deux nouveaux chantiers. Le premier sera de considérer la légitimité des analyses volontairement limitées à des «pratiques locales» - où «local» renvoie à un tour de parole. En quoi une déclaration politique et sa réception publique ne seraient-ils pas des pratiques locales? Si la pratique et son contexte se déterminent réciproquement – si une communication politique implique au titre de synthétique a priori un public, ce sera un public national qui sera «local»13.

Un autre chantier sera de retrouver une analyse causale qui ne se limite pas à regarder quel élément du passé détermine quel élément du présent - par exemple quel habitus hérité détermine le goût esthétique des adolescents – mais considère aussi quelle est l’orientation, la fi nalité que visent ces goûts. L’analyse séquentielle permet d’échapper aux pièges du

13 L’approche pragmatique des publics sur le mode de John Dewey conduit à de telles réfl exions.

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mentalisme et de l’attribution des intentions. Elle permet par conséquent de considérer l’orientation des pratiques, quelle que soit la conscience qu’en aient les acteurs. En examinant ce que «l’équivalent des premiers tours» anticipe et pour une large part provoque, il est possible de dessiner la ligne de fuite des pratiques. Ainsi, lorsque en politique, la gauche suppose les mêmes craintes que la droite et ne s’en distingue plus que par les mots d’ordre, il est possible d’anticiper sa défaite puisqu’elle n’a plus de terrain de valeurs qui lui soit propre. Un tel pronostic peut être fait parce que l’électeur de gauche n’a plus guère d’importance: soit il suit son parti et conforte ainsi les valeurs de droite, soit il s’éloigne de la politique dans une sorte d’exil intérieur.

Les déclarations politiques ont une structure séquentielle qui permet d’anticiper leur réception à la lumière du seul «premier tour de parole», celui des appareils politiques. Leur examen permet également d’observer quelles sont les conditions pour participer à l’arène politique avec une chance d’être entendu. C’est par rapport à cette arène sans cesse redéfi nie que la notion d’exil prend son sens. Ici aussi la communication et son contexte se déterminent réciproquement.

En retour, l’attention sur l’orientation des pratiques ne réintroduit pas seulement un futur mais également un nouveau passé, ni patrimoine, ni rebus. Seule la prise en considération de l’orientation des pratiques permet de les objectiver et d’en comprendre le telos, la confi guration que les pratiques contribuent à compléter. Elle permet d’honorer ceux qui, souvent avec un prix exorbitant, ont contribué à réaliser la confi guration d’un monde digne d’hommes libres. Le passé devient un appel. Si l’éthique n’était devenue un argument de marketing, j’aurais conclu que la sociologie aussi doit se déterminer par rapport à son telos, son choix éthique.

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DE LA SOCIOLOGIE A L’ANALYSE DE DISCOURS, ET RETOUR. EN HOMMAGE A JEAN WIDMER*

Dunya Acklin Muji, Alain Bovet, Philippe Gonzalez et Cédric TerziLes frontières disciplinaires et les distinctions entre micro- et macrosociologie nous disposent peu à envisager qu’une analyse détaillée des pratiques discursives soit indispensable pour élucider l’institution des collectifs politiques et l’organisation des espaces publics. Tel est pourtant l’enseignement principal de la pensée sociologique que Jean Widmer nous laisse en héritage, après nous avoir quittés au mois de février 2007. Cette affi rmation, porteuse de nombreuses conséquences épistémologiques, théoriques et méthodologiques, tient à une relecture originale de la tradition sociologique, en particulier dans sa veine ethnométhodologique, relecture que Jean Widmer synthétisait par trois aphorismes.

- «L’analyse de discours est une sociologie1». Jean Widmer a trouvé, dans les études ethnométhodologiques, la confi rmation que le langage est une pratique sociale instituante. Il en a tiré un programme de recherche formulé dès les premières pages de sa thèse de doctorat: «Les relations entre langage et action sociale seront envisagées sous deux angles. D’une part l’activité langagière est elle-même une action sociale, et d’autre part les activités, qu’elles soient langagières ou non, sont insérées dans un contexte qu’elles contribuent à constituer2».

Cette orientation analytique comporte une critique sévère à l’encontre des courants dominants de la tradition sociologique qui usent du langage comme d’une ressource analytique transparente pour dire le social, au lieu d’en faire un thème d’investigation à part entière. Mais elle appelle surtout l’élaboration et la mise en œuvre d’un mode d’analyse des discours envisagé d’emblée comme une sociologie, tâche à laquelle Jean Widmer a consacré l’essentiel de ses recherches

* Ce texte est à paraître dans la revue Réseaux. Nous remercions les auteurs et l’éditeur de l’autorisation de le reproduire dans cette brochure.1 WIDMER, 1999a2 WIDMER, 1986: XX

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et de ses enseignements.

- «L’ethnométhodologie est une sociologie générale». Pour Jean Widmer, l’ethnométhodologie se démarque nettement de la sociologie généralement pratiquée et doit «sa radicalité au fait d’avoir problématisé cette assomption implicite de toute approche sociologique: l’existence des faits sociaux. Elle propose de considérer la facticité, l’objectivité, l’identifi abilité des faits non comme des données mais comme des problèmes3». L’objectivité des faits sociaux étant une propriété de l’activité située et continue des membres, l’analyse détaillée de cette activité permettra de mettre au jour les processus de constitution du monde social. Pour autant, Jean Widmer refusera de réduire le social aux seules interactions et s’évertuera toujours à considérer l’ethnométhodologie comme une sociologie générale, c’est-à-dire comme un mode d’analyse qui a notamment pour tâche d’élucider les phénomènes sociohistoriques, en général, et l’autoconstitution des collectifs politiques, en particulier.

- «La sociologie est une science rigoureuse4». Ce dernier aphorisme se veut explicitement une reprise critique de l’entreprise husserlienne d’une «philosophie [phénoménologique] comme science rigoureuse». Dans une continuité menant de Weber à Garfi nkel en passant par Schütz, Jean Widmer conçoit la sociologie comme la discipline capable de mettre radicalement en œuvre le projet phénoménologique de restituer la constitution du Lebenswelt. Or, cette constitution, loin de se réduire à un simple donné de conscience, relève également d’un à faire collectif, soit d’une praxis sociale. «La sociologie ne peut se contenter d’une herméneutique de l’archéologie, ramenant ce qui est à ce qui fut: le beau au goût hérité, la décision aux intérêts déjà investis, le mouvement social aux formes déjà dominantes. Elle doit compléter cette herméneutique par une herméneutique du telos […]. L’être ne renvoie pas seulement à son origine, il s’ouvre aussi sur ce qu’il n’est pas encore […]. Deux négations déterminent l’orientation historique de ce qui est: ce qu’il n’est plus, ce qu’il n’est pas encore. En toute rigueur, la sociologie doit rendre compte des deux déterminations.5»

3 WIDMER, 1986: XXIII4 WIDMER, 20065 WIDMER, 2005

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Dans ses recherches et ses enseignements, Jean Widmer a mis une analyse détaillée et rigoureuse de données naturelles au service d’une enquête visant à établir «comment se constitue une collectivité de membres distants et inconnus les uns des autres, en tant que fait social pour les membres6». La force de sa pensée sociologique est donc d’avoir appliqué les principes d’une sociologie passée au fi ltre de l’ethnométhodologie pour respécifi er des questions habituellement réservées à la philosophie politique.

Cette ambition repose sur une lecture de l’ethnométhodologie qui pose d’emblée que «la thèse de l’indexicalité généralisée doit être accompagnée d’une thèse de la réfl exivité généralisée. Si l’indexicalité consiste dans le fait que nous ne connaissons le sens des expressions que dans le contexte de leur emploi, la réfl exivité concerne ce sens. Si l’indexicalité fait que nous ne reconnaissons ce qu’est un meurtre, qu’en faisant appel aux éléments pertinents de la situation, éléments qui ne peuvent être prévus par la notion de meurtre, la réfl exivité concerne le fait que nous soyons en mesure, dans ces circonstances de reconnaître un meurtre7». Dès lors, il s’agit de prendre la mesure de cette affi rmation, clé de voûte d’une pensée rigoureuse, exigeante et atypique permettant d’appréhender, par l’analyse des pratiques discursives, la constitution du social et l’émergence des espaces publics.

Analyser la constitution du social dans les pratiques discursivesSur le plan de la méthode, l’articulation de l’indexicalité et de la réfl exivité permet de considérer qu’une analyse de discours détaillée a pour tâche d’élucider la manière dont les membres rendent compte de leur existence collective, dans et par leurs pratiques, notamment langagières8.

Dans cette perspective, l’analyse de discours ne peut se contenter ni des démarches interprétatives ou qualitatives – qui paraphrasent les discours au lieu de les analyser – ni des études de contenu classiques – qui s’emploient à restituer ce que

6 WIDMER, 2004, p.107 WIDMER, 1986, p.388 WIDMER et al., 2004, p.2

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les textes disent sous des formes codifi ées ou quantifi ées. Au contraire, l’analyse de discours doit s’efforcer d’exhiber et d’expliciter les opérations discursives, en particulier les procédures de catégorisation, déployées par les acteurs sociaux pour faire sens du monde social et y agir conjointement9.

Ainsi, l’analyse de discours préconisée par Jean Widmer se caractérise avant tout comme une façon d’approcher notamment les textes (dans le rapport dialectique que leur matérialité entretient au dispositif d’énonciation qu’ils mettent en œuvre) en les considérant comme les éléments d’une pratique (soit l’articulation d’un environnement à des formes de relation instituées par cette pratique)10. Pour y parvenir, l’analyste doit «décrire comment [les textes] disent ce qu’ils disent et […] mettre en évidence leurs ressources sociales et culturelles, les savoirs procéduraux et sociaux11». Concrètement, la démarche consiste à mener une première lecture de sens commun, suivie d’une seconde lecture, analytique, qui rend compte de la première en faisant apparaître, dans les discours, les traces de leur production et l’anticipation de leur lecture, comme autant de propositions d’identifi cation constitutives d’une manière de lire le monde, d’interpréter des événements et d’envisager des actions.

Ce mode d’investigation trouve ses sources d’inspiration majeures dans l’analyse énonciative développée par Eliséo Véron12 et dans l’analyse des catégorisations de Harvey Sacks13.

L’analyse énonciative a la particularité de prendre en compte tant l’énoncé – ce qui est dit – que l’énonciation – la façon de le dire – en supposant que ces deux dimensions inhérentes au discours peuvent être observées et décrites. Dans cette perspective, le sens des discours n’est pas caché, sous-jacent ou absent. Il est à découvrir dans le caractère ordonné et intelligible de leur organisation. C’est en particulier le cas pour ce qui concerne le contexte des discours. Partant, les

9 WIDMER, 2001, pp.228-23010 WIDMER, 198911 WIDMER, 1999b, p.712 VERON, 1983a; 1983b; 1985; 198713 SACKS, 1972 et 1974

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conditions de production et de réception des discours ne sont pas renvoyées à une enquête ethnographique. Il s’agit au contraire d’examiner les discours pour déceler – à leur surface langagière et pas dans une structure sous-jacente exhumée par l’analyste – des traces de leur production et des propositions quant à leur réception.

L’analyse énonciative prête ainsi une attention particulière à la relation d’interlocution établie par chaque discours: par qui est-il pris en charge, à qui s’adresse-t-il et quel monde rapporte-t-il? Il convient d’insister sur le fait que les réponses à ces questions sont à découvrir dans le discours. Le contexte d’un discours doit donc d’abord être appréhendé en fonction de ce qu’en dit ce discours même. En d’autres termes, l’analyse énonciative postule une réfraction de la relation d’interlocution à l’intérieur du discours.

Les formulations initiales de l’analyse énonciative par Eliséo Véron visaient avant tout à proposer de nouveaux instruments pour analyser le positionnement des titres de presse. Dans ses recherches, Jean Widmer a davantage mis l’accent sur la façon dont un média propose à son public un rapport spécifi que à une situation éventuellement problématique. Le discours médiatique ne peut donc pas être réduit à une représentation du monde. Il s’agit au contraire d’une véritable médiation au terme de laquelle aussi bien le monde que le public auront été transformés.

Ce mode d’analyse des discours est parfaitement compatible avec le programme ethnométhodologique. Harold Garfi nkel a en effet introduit dans les sciences sociales l’idée que l’indexicalité des actions, notamment discursives, c’est-à-dire la façon dont elles se rapportent au contexte de leur production, ne constitue pas une défectuosité logique, mais au contraire une dimension essentielle de leur caractère rationnel. Il ne s’agit donc pas, comme tend à le faire toute analyse de contenu, de dépouiller les énoncés de leurs scories indexicales, voire de leur substituer des expressions objectives. À l’inverse, il convient de prendre au sérieux cette propriété rationnelle des énoncés. La notion de réfl exivité évoquée ci-dessus doit rappeler à ce propos que l’indexicalité ne saurait être réduite à une vague dépendance contextuelle. Si les énoncés sont dépendants du contexte, ils sont également susceptibles de redéfi nir ce contexte. En d’autres termes, tout discours accomplit une action et s’articule à une situation.

En conséquence, une analyse de discours qui prétend valoir comme sociologie ne peut se contenter ni d’analyser

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l’organisation interne des énoncés, ni même d’élucider les relations réfl exives que cette dernière entretient avec la situation d’énonciation. En effet, les discours ne sont porteurs d’un sens spécifi que qu’en tant qu’ils s’insèrent dans une organisation sociale possible, à la constitution de laquelle ils participent. C’est précisément cet ordre de phénomènes qui est concerné par l’analyse des catégorisations d’appartenance développée par Harvey Sacks. Elle étudie la manière dont des situations sont déterminées par des activités qui, en se déployant, classent, hiérarchisent et orientent leur environnement. Ce mode d’analyse vise donc la mise au jour de dispositifs de catégorisation (ou de vision et de division du monde) envisagés comme des propriétés de l’action, qui tirent leur pouvoir organisateur du déroulement temporel d’activités indexicales.

Pour désigner ces dynamiques réfl exives, Jean Widmer a proposé une paire conceptuelle: «dispositifs d’action collective» et «programmes d’action». Cette formulation souligne que l’ordre social (i.e. ses «dispositifs», ses «structures» ou ses «systèmes actanciels») est indissociable d’intérêts pratiques (i.e. associés à des «actions» ou des «activités») et d’orientations temporelles (i.e. des «programmes» ou des «projets»). Dans l’analyse empirique, cette conceptualisation permet de montrer que le sens spécifi que des discours ne peut être détaché d’une dynamique d’organisation sociale, orientée temporellement et irrémédiablement indexicale. Autrement dit, si l’ordre social est indéniablement doté de structures d’intelligibilité, celles-ci n’existent qu’en tant que propriétés formelles des pratiques. Dans cette perspective, l’ordre social est donc indissociable des actions qui le constituent, ce qui revient à dire que sa constitution peut être observée et décrite à partir des pratiques discursives qui l’animent.

De l’analyse des problèmes publics à celle des espaces publicsDans les programmes de recherche lancés par Jean Widmer, ce mode d’analyse des discours sert de levier pour étudier différents problèmes de société, dont la médiatisation est envisagée comme un lieu privilégié pour observer l’autoconstitution des collectifs14. En effet, lorsqu’une situation est traitée comme un «problème public» – c’est-à-dire

14 WIDMER, 1997, pp.18-19 et 1998, p.2

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comme un enjeu d’attention publique qui concerne l’ensemble d’une collectivité politique et interroge ses modes de régulation – son analyse permet d’éclairer une question sociologique par excellence: «la constitution du social et en particulier des catégories et institutions qui lui permettent de se penser et d’agir sur lui-même15».

Les problèmes publics et les controverses qui se polarisent à leur sujet mettent au jour «le processus simultané de constitution d’un objet comme objet d’intérêt public susceptible d’être pris en charge par des institutions, et comme objet auquel on a réussi à intéresser le public en tant que collectivité politique16». En instituant un public du problème, des identités collectives se voient confi rmées, modifi ées, ou encore contestées. L’analyse des controverses publiques s’articule ainsi autour d’une problématique éminemment politique, puisqu’elle permet d’accéder aux propositions d’identifi cation à un modèle de vivre ensemble en société17. Autrement dit, l’approche préconisée par Jean Widmer ménage une voie pour saisir les logiques discursives dominantes, les «concepts» et les théories implicites qui accomplissent pratiquement l’ordre du politique18.

Dans l’analyse de Jean Widmer, ce questionnement engage une relecture du concept de «pouvoir symbolique»: «Il ne suffi t pas […] qu’une affaire devienne publique pour qu’elle constitue un problème public. Il faut pour cela qu’elle pose un problème au public […]. L’accession à ce statut n’est pas un processus naturel: il relève de l’exercice, conscient ou non, d’un pouvoir symbolique: du pouvoir de dire ce qui se passe et la signifi cation que cela a pour la collectivité. Ce pouvoir peut paraître dérisoire au regard d’autres pouvoirs, économiques ou militaires, par exemple. Il est cependant central et incontournable puisqu’il précède et certainement suit l’exercice de ces autres pouvoirs. La société est ainsi faite qu’elle ne se constitue comme telle qu’en cherchant à savoir ce qui se passe et en lui attribuant un sens. […] C’est à ce niveau que l’on perçoit le mieux la dimension pratique du pouvoir social: le simple fait de rendre public est une

15 WIDMER, 1999b, p.1416 WIDMER, 2004, p.11517 WIDMER, 2004, p.11518 WIDMER et al., 2004, p.2

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pratique parce qu’il atteste de l’existence d’une sphère publique et permet ainsi à une collectivité d’exister à ses propres yeux19».

Animée par la conviction que nous pouvons comprendre nos manières de comprendre (ce que depuis Kant on nomme la critique), l’analyse de discours développée par Jean Widmer démontre que la sociologie ethnométhodologique permet de rendre compte de l’autoconstitution des collectifs politiques, et donc d’analyser empiriquement et normativement le fonctionnement des espaces publics.

RéférencesSACKS, H. (1972), «An Initial Investigation of the Usability of Conversational Data for Doing Sociology», in D. Sudnow, Studies in Social Interaction, New York, The Free Press, pp. 31-74.

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Si vous désirez être averti par mail ou par courrier postal lors de la parution du recueil d’articles du Prof. Jean Widmer, veuillez envoyer un mail à [email protected] ou écrire un mot à Vania Widmer, Département des sciences de la société, Pérolles 90, 1700 Fribourg, Suisse.

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Aledo Meloni

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