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HOBBES

LéviathanChapitres X-XVIII et XXI

•CHOIX DE CHAPITRES

PRÉSENTATION • NOTES • DOSSIER

CHRONOLOGIE • BIBLIOGRAPHIE

par Philippe Crignon

TRADUCTION

par François Tricaud

GF Flammarion

La philosophie politiquedans la même collection

ARISTOTE, Les Politiques.BECCARIA, Des délits et des peines (préface de Robert

Badinter).CICÉRON, De la république. Des lois.CLAUSEWITZ, De la guerre, livre I (édition avec dossier).CONSTANT, De l’esprit de conquête et de l’usurpation.HEGEL, Principes de la philosophie du droit.HOBBES, Du citoyen.KANT, Opuscules sur l’histoire.LA BOÉTIE, Discours de la servitude volontaire (édition avec

dossier).LOCKE, Lettre sur la tolérance. – Traité du gouvernement civil.MACHIAVEL, L’Art de la guerre. – Le Prince.MARX, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. – Manuscrits de

1844.MARX & ENGELS, Manifeste du parti communiste (édition

avec dossier).MONTESQUIEU, Considérations sur les causes de la grandeur

des Romains et de leur décadence. – De l’esprit des lois(anthologie). – De l’esprit des lois (2 vol.).

MORE, L’Utopie ou le Traité de la meilleure forme de gou-vernement.

PASCAL, Trois Discours sur la condition des Grands. Pensées surla justice (édition avec dossier).

PLATON, Les Lois, livres I à VI. – Les Lois, livres VII à XII.– Le Politique. – La République.

ROUSSEAU, Discours sur l’économie politique. Projet de Consti-tution pour la Corse. Considérations sur le gouvernement dePologne. – Discours sur l’origine et les fondements de l’inéga-lité parmi les hommes. – Du contrat social.

SPINOZA, Œuvres, t. II. Traité théologico-politique. – Œuvres,t. IV. Traité politique. Lettres.

TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la Révolution. – De ladémocratie en Amérique (anthologie). – De la démocratie enAmérique (2 vol.).

VOLTAIRE, Traité sur la tolérance.

© Flammarion, Paris, 2017.© Éditions Dalloz, 1999, pour la traduction.

ISBN : 978-2-0813-9549-7

P r é s e n t a t i o n

L’OMBRE DU LÉVIATHANSUR LA POLITIQUE MODERNE

« Léviathan, un ouvrage monstrueux commed’ailleurs le titre le signale 1 » : le jugement que Leib-niz portait sur le chef-d’œuvre de Hobbes n’était cer-tainement pas isolé et, longtemps, l’ouvrage a pâti desa réputation, recouvert sous ce que l’on croyait ensavoir, dans une méfiance que son titre étrange et pro-vocateur muait facilement en aversion. Hobbes a suinquiéter tout le monde : les royalistes de son époque,qui ne comprenaient pas que l’on puisse qualifier leroi de « représentant » du peuple, les parlementaires,qui étaient choqués par le principe de la souverainetéabsolue et indivisible, les Églises, qui se trouvaientmenacées par la suprématie de l’autorité civile sur lesaffaires religieuses, presque tous les croyants, scanda-lisés par son interprétation hétérodoxe du christia-nisme, les libéraux, heurtés que les droits individuelsne soient pas institutionnellement protégés, et les

1. Leibniz, Lettre à Thomasius du 3 octobre 1670, SämtlicheSchriften und Briefe, Reihe II, Band I, Berlin, Akademie Verlag,2006, p. 106. Leibniz (1646-1716) est le principal philosophe alle-mand du XVIIe siècle, en même temps qu’un mathématicien de pre-mier plan et diplomate exceptionnel.

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républicains, inquiets par cette puissante théorie poli-tique qui fait l’économie de la vertu civique 1.

La réception de Hobbes au cours du temps faitaujourd’hui l’objet de recherches approfondies ; elleraconte à elle seule l’histoire de la pensée politiqueoccidentale depuis la parution de l’ouvrage en 1651,qui étend son ombre jusqu’en notre siècle entamé.Cette démarche critique permet en outre de mieuxdistinguer la pensée effectivement exposée dans leLéviathan de la manière dont le livre a été accueilli etinterprété successivement au fil des siècles, de séparerla démarche propre de Hobbes de ce que d’autres enont retenu et qui souvent leur a déplu. Non pas qu’ilfaille couper Hobbes de son contexte ni même descontroverses auxquelles sa philosophie a donné lieuet auxquelles il a aussi participé de plein gré. Mais ilfaut revenir au texte du Léviathan afin d’en saisir lapuissance, la finesse et la cohérence de l’argumenta-tion, sans s’autoriser à applaudir ce qui satisfait nosconceptions morales immédiates ni à condamner cequi les froisserait. Par la force du raisonnement, desthèses sont établies les unes après les autres, desconcepts cardinaux sont élucidés ou construits.Aucune doctrine rivale de celle de Hobbes ne pourrapar la suite se dispenser de s’expliquer avec elle,d’engager un dialogue avec elle, en adoptant bien sou-vent son vocabulaire, sa conceptualité, inévitablementcertaines de ses conclusions. On est fréquemmenthobbesien malgré soi et on l’est aussi souvent plusqu’on ne le croit ou qu’on ne le reconnaît, même sinous ne le sommes pas tous de la même manière.

1. Pour la réception du Léviathan, voir en particulier S.I. Mintz,The Hunting of Leviathan, Cambridge University Press, 1962, etJ. Parkin, Taming the Leviathan. The Reception of the Political andReligious Ideas of Thomas Hobbes in England, 1640-1700, Cam-bridge University Press, 2007.

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Prenons l’idée novatrice que l’État est animé parune volonté propre, qui est la volonté de tous et dechacun représentée par le souverain. Jamais avantHobbes une telle affirmation n’avait été tenue. Cer-tains avaient pu considérer auparavant qu’un peupleformait une association de droit privé que l’on pou-vait traiter comme une personne, mais c’était pourajouter immédiatement qu’une telle personne collec-tive était une fiction juridique, évidemment dépour-vue d’âme et de volonté. L’attribution à l’État d’unevolonté en propre, donc aussi d’une responsabilitépublique, est une innovation de Hobbes qui aura unelongue postérité, aussi bien dans le courant libéral(Locke) que républicain (Rousseau, Kant), chez Spi-noza comme chez Robespierre, auprès des philo-sophes comme des juristes 1. Les conditions deformation de cette volonté commune sont âprementdiscutées ; son principe l’est rarement.

La force d’attraction du Léviathan est ambivalente.Elle repose à la fois sur une rhétorique fascinante etsur une méthode rationnelle qui prend la géométriepour modèle 2. D’un côté, le frontispice iconique quifigure dans l’édition princeps, censé représenter l’Étatsous les traits d’un géant composé de petits hommesagglomérés, et le brio avec lequel Hobbes défend sesthèses et raille celles de ses adversaires. D’un autrecôté, l’application du principe selon lequel « penser,c’est calculer », la rigueur des définitions et la sobrenécessité des raisonnements et de leurs conséquences.

1. J. Locke (1632-1704), Second Traité du gouvernement civil(1690) ; J.-J. Rousseau (1712-1778), Du contrat social (1762) ;E. Kant (1724-1804), Doctrine du droit (1796) ; B. Spinoza (1632-1677), Traité politique (1677) ; Robespierre (1758-1794).

2. Q. Skinner, Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes,Cambridge University Press, 1996.

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Hobbes a réclamé pour lui le titre d’inventeur de lascience politique. Comme Copernic est le père del’astronomie, Galilée le fondateur de la physique etHarvey le premier à connaître le corps humain 1,Hobbes soutient que la philosophie civile est si jeunequ’elle date très exactement de son précédentouvrage, le traité Du citoyen (De cive, 1642-1647) 2.Par là, il tenait à inscrire son œuvre non pas unique-ment dans l’histoire de la pensée politique, mais aussiau cœur de la révolution scientifique qui se produitau XVIIe siècle.

Hobbes, il faut le rappeler, n’est pas seulement unpenseur politique. Il a, comme d’autres à son époque,une vision encyclopédique et unifiée de la science.Quels que soient ses objets, la science est une et iden-tique, elle est l’œuvre de la raison naturelle 3. Des liensorganiques attachent les différents pans du savoir. Pasde philosophie politique sans anthropologie, pasd’anthropologie sans physique, pas de physique sansgéométrie, pas de géométrie sans logique ni philoso-phie première 4. Si on lit davantage aujourd’hui sestraités politiques, Hobbes a aussi consacré de nom-breux ouvrages aux mathématiques, à la physique, à

1. N. Copernic (1473-1543), astronome polonais défenseur del’héliocentrisme ; G. Galilée (1564-1642), savant italien fondateurde la physique moderne ; William Harvey (1578-1657), savantanglais découvreur de la circulation sanguine.

2. Thèse qu’il soutient dans l’épître dédicatoire de son Decorpore.

3. La raison naturelle est la faculté, inscrite dans la naturehumaine, d’ordonner ses pensées de manière logique et, par cemoyen, de parvenir à une connaissance objective et universellementvalide, c’est-à-dire à la science.

4. La philosophie première est la partie de la philosophie quis’occupe des principes premiers de la connaissance, en établissantce qu’est un corps, un accident, l’espace, le temps, la cause et l’effet,l’identité et la différence, etc.

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l’optique ou à l’histoire, et l’on ne saurait véritable-ment comprendre sa doctrine civile en l’isolant dureste de ses travaux. Tel est peut-être le premier grandenseignement de Hobbes : la philosophie politique nese donne pas complètement à elle-même ses propresprincipes. Qui après lui a été capable de construireune théorie politique aboutie en l’articulant à unephilosophie totale ?

À certains égards, l’œuvre politique de Hobbesrépond au contexte spécifique de l’Angleterre duXVIIe siècle, au point que l’on a pu faire du Léviathanun « libelle politique partisan, quoique vaste et ambi-tieux 1 ». Quoi de commun entre cette époqueprérévolutionnaire, marquée par le triomphe desmonarchies absolues et secouée par des guerres civileset des troubles religieux, et la nôtre ? Le fait que lapensée politique soit, plus que toute autre, étroite-ment liée à l’histoire ne doit pas nous faire croire queHobbes ait peu à nous dire. Car l’histoire n’est pas lepassé, mais ce que celui-ci détermine de notre présent.Nous vivons, pensons, décidons, réussissons etéchouons aujourd’hui grâce à – ou à cause – des caté-gories que nous avons collectivement reçues et adop-tées comme un legs. Et Hobbes ne compte pas pourrien dans cette transmission. Revenir à lui, c’est aussiélucider nos propres conditions de pensée et de pra-tique politique.

Que lui devons-nous ? Au premier chef, une théoriede l’État. D’un point de vue historique, les États euro-péens se sont formés sur la durée, par la centralisationdu pouvoir royal, l’affaiblissement du système féodal,l’extension de l’administration civile. Certes. Mais uneformation historique ne livre pas encore les concepts

1. Q. Skinner, « Hobbes on Representation », European Journalof Philosophy, 13/2, 2005, p. 155.

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qui permettent de la rendre intelligible, d’en com-prendre la nature et, ce faisant, de reconnaître en ellela réalisation d’une idée. Hobbes nous y aide en théo-risant pour la première fois l’État moderne, sur labase d’une part de la souveraineté, d’autre part de lareprésentation politique. Il n’est qu’à comparerl’œuvre du philosophe français Jean Bodin (1530-1596) et celle de Hobbes pour saisir tout ce qui lessépare et combien le second ne se contente pas deraffiner le concept de souveraineté que le premieravait érigé en principe. Dans les Six Livres de la répu-blique (1576), Bodin pose que le roi est souverain enson royaume, ce qui signifie qu’il est doté de la « puis-sance absolue et perpétuelle 1 », clé de voûte de touterépublique bien ordonnée. Il n’est juridiquement pastenu par les lois civiles, bien qu’il soit honorable qu’ils’y tienne. Par ailleurs, sa puissance est limitée par leslois divines et naturelles et par les lois fondamentalesdu royaume ; il n’a pas le droit de lever les impôtssans le consentement de ses États, hors situationd’urgence, ni de rompre ses contrats. Ce souverainl’est au fond bien peu, et l’on a pu dire de Bodin qu’ildemeurait dans la stricte continuité du droit médiévaldont il résolvait certaines ambiguïtés en systématisantles prérogatives du pouvoir politique. Mais il ne remetpas en question le cadre constitutionnaliste, théolo-gique et finaliste qui avait cours depuis le bas MoyenÂge 2. On ne trouvera rien de tel chez Hobbes, dont

1. J. Bodin, Les Six Livres de la république, I, 8.2. Le Moyen Âge conçoit le pouvoir politique en croisant les

approches juridique (issue du droit romain), théologique (le rap-port entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel) et philosophique(dans la tradition aristotélicienne). De ces trois points de vue, lepouvoir civil est compris comme juridiquement encadré par deslois fondamentales, théologiquement borné par les lois divines etphilosophiquement fondé sur l’idée que l’homme est un animal àvocation politique (voir K. Pennington, The Law and the Prince,

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le propos est de fonder philosophiquement la commu-nauté civile en en reprenant les conditions théoriquesà tout nouveaux frais. La souveraineté s’en trouvetotalement redéfinie et elle acquiert son sens moderneavec lui. Elle est un pouvoir – c’est-à-dire une puis-sance légitime – absolu et indivisible qu’aucune cou-tume, loi fondamentale, naturelle ou divine ne peutjuridiquement borner. Dans tout État, nous ditHobbes, il existe ou doit exister une autorité souve-raine, bien que parfois la confusion soit entretenue àson sujet et que certains l’imaginent répartie en diffé-rentes instances. Mais c’est une erreur de jugement :qu’un magistrat suprême ait le droit de déclarer laguerre sans avoir celui de mettre en place de nouvellestaxes pour la financer et voilà l’État paralysé. Indivi-sible, la souveraineté est aussi absolue, puisqu’elleserait sinon limitée par un autre pouvoir, plus grandqu’elle, et réellement souverain. Peu importe où seloge la souveraineté, l’important est qu’elle existe etqu’elle soit reconnue par tous là où elle est. Le prin-cipe moderne de la souveraineté populaire emprunteexactement son concept de souveraineté à Hobbes.

Mais la souveraineté absolue n’a nulle part chezHobbes les traits du despotisme (qu’on lui a parfoisprêtés). Elle n’est pas la majestas des théoriciens pré-modernes 1, mais une institution qui repose sur undouble consentement. Tout le Léviathan est construit

1200-1600. Sovereignty and Rights in the Western Legal Tradition,Berkeley/Los Angeles/Oxford, Cambridge University Press, 1993,p. 276-282 ; voir aussi J.H. Franklin, Jean Bodin and the Rise ofAbsolutist Theory, Cambridge University Press, 1973).

1. La majestas désigne le pouvoir ultime en tant qu’il est unattribut inhérent à l’empereur, au roi ou au prince et qui inclut lepouvoir de vie et de mort. Elle est un concept central chez desphilosophes comme Jean Bodin, Henning Arnisaeus (1570-1636)ou Johannes Althusius (1557-1638).

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autour de la fondation consentie de l’autorité souve-raine. Car en étudiant la nature de l’homme, Hobbesest d’abord conduit à remettre en question la sociabi-lité naturelle que toute la tradition lui reconnaissaitdepuis le IVe siècle av. J.-C. et les thèses aristotéli-ciennes. L’homme est une machine vivante animée demouvements. Sa nature première ne le distingue enrien des autres animaux : capable d’expérience grâceà ses sens et à son imagination, il est tout au plusapte à vivre avec prudence. L’acquisition de la parole,cependant, modifie profondément sa condition en luidonnant la possibilité de raisonner, de s’enquérir descauses de ce qu’il observe ou des effets de ses actes.Sa perspective temporelle s’élargit considérablementdans le passé, qu’il peut mieux retenir, et dans l’avenir,qu’il peut anticiper. Le voilà en mesure, grâce auxmots, de s’abstraire de l’expérience et d’associer sesidées de manière logique, mais aussi de se laisserpiéger par des discours absurdes. Les hommes se dif-férencient alors mutuellement, et Hobbes met l’accentsur cette grande diversité des profils humains, qui apour conséquence que l’on ne peut plus inférer lesintentions de son voisin à partir de sa propre expé-rience. Mon prochain m’est devenu étranger. Dansleur condition naturelle, de tels hommes ne peuventni vivre isolément (ils ont besoin de la reconnaissancedes autres) ni s’associer (ils se méfient trop les uns desautres). C’est cette contradiction dans laquelle ils sesont eux-mêmes placés qu’ils doivent dépasser en fon-dant une communauté civile artificielle, l’État, leCommonwealth du Léviathan. Il faudra ainsi uncontrat, une convention libre des particuliers pourinstituer un pouvoir commun capable de les protégerles uns des autres pour leur plus grand bénéfice.L’État ne corrige donc pas un état de nature impar-fait, il enraye le mouvement d’autodestruction dans

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lequel les hommes sont pris et lui oppose l’institutionpolitique d’un monde commun. La rupture est nette.

Cependant, le pacte fondateur ne consiste pas sim-plement à se soumettre à un pouvoir souverain. Dansles Éléments de la loi naturelle et politique (1640) puisdans le traité Du citoyen, Hobbes avait pris consciencede ce qu’un pacte de soumission était insuffisant : onne peut en effet transmettre au futur souverain ni sesdroits (il a déjà un droit naturel illimité 1), ni savolonté (elle ne se communique pas), ni sa force (ellene se transfère pas réellement). S’engager à obéir à unhomme ou à une assemblée qui n’ont pas les moyensde se faire obéir est logiquement nul et non avenu.C’est la raison pour laquelle Hobbes a développé sathéorie de la représentation dans le chapitre XVI duLéviathan, chapitre clé de l’ouvrage. Les particuliersvont donc autoriser cet homme ou cette assemblée àles représenter tous et chacun, de telle sorte que lavolonté et les actes du souverain seront reconnuscomme étant aussi la volonté et les actes de tous etde chacun. Le souverain, qui ne peut recevoir plus dedroits qu’il n’en a déjà, reçoit néanmoins une autori-sation. Chacun devient alors l’auteur des décisionsque le souverain prend : il identifie politiquement savolonté à celle du souverain et l’assiste au besoin deses forces. Le pouvoir souverain devient réel grâce auprocessus de représentation qui complète et valide lepacte fondateur.

L’importance de Hobbes repose pour beaucoupdans cette interdépendance qu’il établit entre la souve-raineté et la représentation, qui définit l’État moderne.

1. Le droit naturel désigne le droit que l’homme possède indé-pendamment de toute institution politique, du seul fait de sanature. Pour Hobbes, l’homme a un droit sur toutes choses naturel-lement. Ce droit sera limité par la loi une fois l’État institué.

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Nous avons tout autant rejeté le principe de la démo-cratie directe, non représentative, des anciens Athé-niens, que celui d’un pouvoir patrimonial que certainsexerceraient en leur nom propre. Le pouvoir politiquene peut ni se loger entre les mains des particuliers –car ils ne forment pas naturellement une communauté– ni être aliéné au bénéfice d’un homme ou d’uneassemblée – il serait simple force brute dépourvued’autorité et de caractère politique mais aussi de sta-bilité. Le peuple n’existe que dans sa représentation,et c’est en tant qu’il est représenté que le peuple estsouverain. La représentation n’est donc pas, chezHobbes, un mode de gouvernement, mais une disposi-tion constitutive de l’État qui place l’instance souve-raine à distance et en surplomb de la multitude descitoyens-sujets. Elle désincorpore la communautépolitique et institue conjointement l’État et ce quel’on nommera plus tard la société civile. La commu-nauté n’est en effet plus conçue comme un organismestructuré où chacun serait situé vis-à-vis des autres etoù il remplirait un rôle au sein de la collectivité (cequ’elle était à l’époque médiévale et prémoderne).Elle est libérée parce que l’instance du pouvoir s’érigeet s’élève désormais au-dessus d’elle comme un lieuoù elle n’est plus incarnée mais simplement représen-tée : l’État. Il n’y a certes pas de société naturelle ;toute société doit son existence à l’institution poli-tique qui lui donne son unité. Mais en raison de sonstatut représentatif, l’État se tient à distance de lamultitude sociale.

LE LÉVIATHAN DANS SON CONTEXTE

Le Léviathan est sans nul doute l’opus magnum deHobbes, un Everest de la philosophie politique, mais

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il est loin d’être le premier et le dernier ouvrage deson auteur. S’il constitue bien l’achèvement delongues recherches, on ne saurait réduire son par-cours à ce seul horizon. Il convient donc de situerl’ouvrage majeur de Hobbes au sein de ce che-minement.

Hobbes (1588-1679) a traversé presque un siècle demutations sociales, politiques, scientifiques et philoso-phiques, qu’il aura lui-même marqué en retour. Nésous Élisabeth Ire, à l’apogée de la Renaissanceanglaise, il connaîtra la cristallisation absolutiste despremiers Stuart, les guerres civiles des années 1642-1651, la fin de la monarchie avec l’exécution de Char-les Ier, l’instauration du Commonwealth of England,que Cromwell transformera vite en protectorat per-sonnel, et la Restauration monarchique (1660) 1. Ilmeurt dans une Angleterre totalement différente decelle qui l’a vu naître : la science moderne a reçu sesimpulsions décisives (rationalisme, mécanisme,démarche expérimentale), la liberté religieuse seconcrétise irréversiblement, et les prémices de la Glo-rieuse Révolution (1688) qui instaurera une monar-chie constitutionnelle commencent à apparaître.

Né à Westport 2, un petit village situé près deMalmesbury, dans le comté du Wiltshire (sud-ouest

1. La reine Élisabeth Ire, la dernière de la dynastie des Tudor,règne de 1558 à 1603. Les Stuart lui succèdent d’abord avecJacques Ier (1603-1625) puis Charles Ier (1625-1649), tous deuxétant responsables d’une inflexion absolutiste de la monarchieanglaise. Cromwell (1599-1658) est le grand homme du Common-wealth (1649-1660).

2. Pour plus de précisions sur la vie de Hobbes, voir A.P. Marti-nich, Hobbes. A Biography, Cambridge University Press, 1999, ainsique K. Schuhmann, Hobbes, une chronique. Cheminement de sapensée et de sa vie, Vrin, 1998, et R. Tuck, Hobbes, Oxford Univer-sity Press, 1989.

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de l’Angleterre), Hobbes a la chance de recevoir trèsvite une éducation de qualité et l’enseignement d’unmaître compétent, Robert Latimer. Il apprend à lire,à écrire et à compter, ainsi que le latin et le grec.Grâce à cette instruction, il peut quitter son Wiltshirenatal pour rejoindre la prestigieuse universitéd’Oxford en 1602. Il choisit Magdalen Hall (aujour-d’hui Hertford College), d’où venait égalementLatimer. Ses études terminées, avec succès, il est per-sonnellement recommandé par le principal du Col-lege, le calviniste John Wilkinson, auprès de la familleCavendish, alors à la recherche d’un tuteur pour lefils aîné. Thomas Hobbes s’installe donc dans lademeure de William Cavendish, dans le Derbyshire,et se met au service de la famille pour de longuesannées. Il ne cessera d’ailleurs jamais véritablementd’entretenir des relations avec elle jusqu’à sa mort.Précepteur de William Cavendish fils, qui n’a quedeux ans de moins que lui, Hobbes est surtoutcontraint de l’accompagner dans ses divertissementset loisirs dispendieux, du moins jusqu’en 1614, dateà laquelle le cours des choses devient pour lui plusintéressant. D’une part, il le suit pour la première foisà Londres pour l’ouverture de l’Addled Parliament 1,où William s’est fait élire. C’est pour lui une premièreapproche de la vie politique. D’autre part, il l’accom-pagne dès la clôture du Parlement au cours d’un pre-mier long séjour à l’étranger – en France et en Italie– qui est l’occasion de rencontres intellectuellesfécondes, notamment avec le théologien vénitien Ful-gentio Micanzio, qui permettent à Hobbes, une foisrentré en Angleterre, d’intégrer le cercle de Francis

1. L’Addled Parliament, ou « Parlement stérile » (avril-juin 1624),fut l’occasion d’un blocage entre le roi, qui souhaitait lever de nou-velles taxes, et la Chambre des communes, qui le lui refusa.

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Bacon 1, jusqu’à devenir son assistant particulier en1621. Hobbes baigne alors dans l’esprit renaissant etse retrouve dans l’humanisme civique qui s’inspire desauteurs de l’Antiquité, en particulier de Tacite. En1629, il traduit la Guerre du Péloponnèse de Thucy-dide 2. C’est une œuvre qui parachève cette phase desa vie, puisqu’elle consonne avec le goût pour lesleçons de l’histoire et la sagesse des Anciens, tout enannonçant des préoccupations futures : la politiqueet les dangers de la guerre civile.

Après la mort prématurée de son élève, en 1628,Hobbes devient précepteur dans une autre familleaisée, celle de Sir Gervase Clifton, pour y effectuer,de nouveau, un voyage continental qui lui fait traver-ser la France et la Suisse. Il raconte sur le tard avoireu, lors de son séjour, une illumination en lisant lesÉléments de géométrie d’Euclide 3 dans une biblio-thèque, mais l’anecdote reste sujette à caution et a puêtre inventée pour consolider sa réputation de mathé-maticien sévèrement égratignée. Quoi qu’il en soit,Hobbes fera de la géométrie un modèle de raisonne-ment importable dans la science politique.

Un dernier séjour a lieu entre 1634 et 1636 avec lefils de son ancien élève, William Cavendish. Ce serale plus déterminant puisque Hobbes y rencontrera lesgrands promoteurs de la science nouvelle, Galilée àFlorence, Mersenne et son cercle à Paris 4. Pour la

1. Francis Bacon (1561-1626), philosophe britannique, savant,conseiller du roi et Grand Chancelier de 1617 à 1621.

2. Tacite (v. 56-v. 120), historien romain, auteur des Annales etdes Histoires. Thucydide (v. 460-v. 400 av. J.-C.), historien grec,auteur d’un récit de la guerre du Péloponnèse.

3. Euclide, géomètre grec qui vécut v. 300 av. J.-C., auteur desÉléments de géométrie, archétype de la méthode par définition etdéduction.

4. Galilée est le principal promoteur de la science nouvelle quise caractérise par le mécanisme (tout s’explique par le mouvement

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première fois, on le considère comme un philosophe,c’est-à-dire un savant. Il se convertit au mécanisme etrédige un programme de recherche, les Éléments de laphilosophie, qui auraient à traiter successivement ducorps en général (De corpore), du corps humain (Dehomine) et du corps du citoyen (De cive). C’est la réa-lisation de cet ouvrage, avec ses ramifications et sesbifurcations, qui fait de Hobbes un des plus grandsphilosophes de son temps.

Cette réalisation, cependant, ne s’est pas dérouléecomme il l’entendait. Si Hobbes y travaille d’arrache-pied à la fin des années 1630 – fréquentant de nom-breux savants anglais de tous horizons –, les incerti-tudes politiques et religieuses s’aggravent dans le pays.Le roi Charles Ier a envahi l’Écosse pour y imposerle Book of Common Prayer 1 dans les églises et pourétouffer les germes de rébellion, mais il a un besoinexceptionnel d’argent. Or le Parlement, dont leconsentement est requis pour toute levée d’impôtsnouveaux, la refuse à plusieurs reprises. Lors du ShortParliament, au printemps 1640, le blocage devientinstitutionnel : le Parlement se met à contester les pré-rogatives royales et l’absolutisme du pouvoir 2. C’està ce moment que Hobbes rédige, en anglais, un

local), le refus des causes finales et la mathématisation de la nature.Marin Mersenne (1588-1648) en est l’introducteur en France etl’inlassable défenseur.

1. Charles Ier, roi d’Angleterre et roi d’Écosse, voulait uniformi-ser le culte en Angleterre et imposer l’anglicanisme en Écosse, endécrétant que seul le Book of Common Prayer pourrait servir delivre de prières lors des services religieux. L’Écosse, où dominaientles presbytériens, rejeta violemment et militairement cette tentative.

2. Le Short Parliament, ou « Court Parlement », est appelé parCharles Ier le 13 avril 1640 afin d’obtenir l’autorisation de lever denouveaux impôts pour financer la guerre en Écosse. En vain, leParlement est renvoyé au bout de trois semaines.

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résumé de la partie anthropologique, morale et poli-tique de ses recherches, les Éléments de la loi naturelleet politique, où il défend le principe de la souverainetéabsolue et la supériorité du régime monarchique. Lorsdu Long Parliament qui s’ouvre à la fin de l’année, leblocage se transforme en hostilité et les royalistes sontla cible des attaques du Parlement ; certains sontemprisonnés et Hobbes décide de fuir l’Angleterrepour rejoindre la France 1.

C’est en France – on l’oublie souvent – que Hobbesrédige ses deux grands ouvrages politiques, le traitéDu citoyen et le Léviathan. Les préoccupations poli-tiques sont manifestement devenues une priorité alorsque l’Angleterre est entrée dans la guerre civile entrele Parlement et le roi, Charles Ier, et entre les puritainset les défenseurs de l’Église établie. Malgré tout,Hobbes ne renonce pas à ses autres recherches et il ytravaille même autant qu’il le peut. Mais la politiqueabsorbe beaucoup de son temps. Le traité Du citoyenapprofondit le propos des Éléments de la loi et en cor-rige certaines insuffisances théoriques. Rédigé enlatin, il rend Hobbes célèbre parmi les savantsd’Europe. Alors que les événements prennent un tourtragique en Angleterre – Charles Ier est emprisonné,puis jugé, condamné et exécuté –, Hobbes rédige leLéviathan. Le livre est écrit en anglais, cette fois, etvise un autre public, non plus d’abord les savants,mais ceux dont, et ceux par qui, la politique est faite :les souverains qui ne connaissent pas bien leurs droitset leurs devoirs, et les sujets qui ne comprennent pasles principes de légitimité du pouvoir ni la liberté qui

1. Le Long Parliament, ou « Long Parlement », est rappelé parCharles Ier en novembre 1640 pour résoudre le même problème,toujours en vain. Mais les événements s’accélérant, il ne sera pasrenvoyé avant 1660.

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est la leur dans un État. L’ouvrage déroute et enétonne beaucoup. On cherche alors – et parfoisencore aujourd’hui – à savoir pour qui œuvre Hobbes.Pour le roi Charles II, le frère du roi défunt, son suc-cesseur, à qui il a dispensé des leçons de mathéma-tiques lors de son exil à Saint-Germain-en-Laye et àqui il présente une copie manuscrite ? Ou pour Crom-well, le nouvel homme fort d’Angleterre, qui s’imposecomme chef militaire au-dessus d’un Parlementexpurgé, pour préparer son retour au pays natal ? Enréalité, le Léviathan n’est pas réductible à un essaipolémique et contextuel. Il cherche à développer unethéorie de l’État, adossée à une anthropologie scienti-fique, et prolongée par une étude fondamentale surles liens entre politique et religion, État et Église. Sonobjectif n’est pas de prendre parti au cœur de laguerre civile, mais de donner les moyens intellectuelsd’en éviter le danger.

De fait, Hobbes rentre en Angleterre en 1652, pré-cédé par la publication de l’ouvrage. Désormaiscélèbre en son pays, il poursuit ses travaux et achèveles Éléments de la philosophie en publiant le De cor-pore en 1655 et le De homine en 1658. Bien d’autresactivités d’écriture vont l’accaparer, en général pourdéfendre ses thèses et ses prises de position. Sesattaques contre les universités anglaises et ce que l’ony enseigne lui valent une polémique avec les mathé-maticiens John Wallis et Seth Ward. Sa critique dulibre arbitre provoque une longue controverse avecl’évêque arminien John Bramhall 1. Ses opinions reli-gieuses hétérodoxes suscitent sa diabolisation après la

1. John Bramhall (1594-1663), évêque de Derry et royaliste, ren-contre Hobbes à Paris en 1645. Conformément à l’arminianisme,un courant protestant qui rejette les thèses calvinistes sur la prédes-tination et la grâce, Bramhall défend l’existence d’une certaineliberté de l’homme, capable de s’affranchir de l’absolue nécessité dela nature et de faire des choix en s’autodéterminant. Pour Hobbes,

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Restauration (1660) ; on l’accusera d’être à l’originedes maux de la Cité londonienne (la peste de 1665 etle grand incendie de 1666) et il devra se défendrecontre la charge d’hérésie. Hobbes aura eu unevieillesse intense, remplie et exceptionnellement dense.Sa (mauvaise) réputation occulte progressivementl’homme et le philosophe, mais il continue d’écrire,alors qu’il lui est interdit de publier sur les questionspolitiques et religieuses. D’autres grandes œuvresparaîtront en conséquence de manière posthume (leDialogue entre un philosophe et un étudiant desCommon Laws en 1681 et Béhémoth en 1682). Maissa célébrité n’est pas uniquement sulfureuse, et sa phi-losophie politique, bien plus complexe qu’on ne le dit,exercera son influence sur des auteurs comme JamesHarrington (1611-1677), Locke ou Rousseau ainsique sur les juristes néerlandais ou allemands – telsque Samuel Pufendorf, Johann Christoph Becmannou Adriaan Houtuyn –, à l’origine du droit publicmoderne.

L’ARCHITECTURE DU LÉVIATHAN

Le Léviathan est composé de quatre parties : « Del’homme », « De la république », « D’une républiquechrétienne » et « Du royaume des ténèbres », où sedistribuent les quarante-sept chapitres de l’ouvrage.La place réservée à la question religieuse – toute laseconde moitié du livre – le distingue des traités poli-tiques antérieurs. Il ne s’agit pas de considérations de

il n’existe pas de libre arbitre : la liberté est la possibilité d’agirvolontairement sans entrave, quoique la volonté soit elle-mêmetotalement déterminée par des causes. Liberté et nécessité seconjuguent donc.

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circonstance sur les controverses confessionnelles del’époque, mais bien d’une réflexion fondamentale surles rapports entre la politique et le fait religieux dontles enjeux sont toujours aussi actuels. Si le Léviathanest connu comme étant un grand livre de philosophiepolitique, il faut comprendre pourquoi Hobbes faitprécéder sa doctrine civile d’une première partiedévolue à l’anthropologie. Dans son introduction,Hobbes précise en effet qu’on ne saurait sérieusementélaborer une théorie politique sans connaître la naturede l’homme, qui est à la fois la matière et l’artisan del’État. La politique est une affaire humaine ; il fautentendre par là qu’elle n’est pas une affaire divine,bien sûr, mais aussi qu’elle n’est pas faite par les phi-losophes et pour les philosophes à la manière dontPlaton préemptait le projet civil pour le conformeraux exigences élitistes de la philosophie 1. ChezHobbes, la philosophie revient sur terre pour com-prendre ce que les hommes sont, ce dont ils sontcapables et ce qu’on est en mesure d’attendre d’eux.

La première partie commence par étudier le fondpurement naturel des hommes, qui n’est rien d’autreque ce qu’ils ont en commun avec tous les autres ani-maux : la sensation, l’imagination et le discoursmental, c’est-à-dire la faculté d’associer les idées. Ennaissent l’expérience et la prudence, des formes depensée préscientifique. Le propre de l’homme com-mence non pas avec la conscience, mais avec la parole,qui rend possible la raison, ainsi que la communica-tion dans ses usages et ses abus variés. Au reste, lesfacultés intellectuelles sont toujours associées à des

1. La République, V. Il faut, dit Platon, que les philosophesdeviennent rois ou que les rois deviennent philosophes. Compre-nons par là que la politique doit se conformer aux Idées et au Bienque le philosophe est seul à pouvoir contempler.

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phénomènes affectifs, les passions. Or si les passionssimples – amour et haine, désir et aversion, joie ettristesse – sont communes à tous les animaux, laparole complexifie la vie humaine et diversifie sesaffects. Les hommes se différencient les uns des autreset deviennent mutuellement étrangers. Les voilàd’autant moins en mesure de former naturellementune communauté. Pire, ils peinent à se reconnaîtreréciproquement et sont saisis d’une défiance quitransformera l’état de nature en état de guerre dechacun contre chacun. La première partie comporteainsi deux grands temps : d’une part douze chapitresdédiés à l’anthropologie, d’autre part trois chapitresconsacrés à étudier la coexistence des hommes et leslois morales qui s’imposent à eux. Le dernier, véri-table innovation de l’ouvrage, développe la théorie dela représentation qui permet de concevoir commentune multitude peut se muer en une personne collec-tive singulière.

Cette première partie fournit à la deuxième lesconditions nécessaires pour rendre compte de la fon-dation de l’État à partir des deux processus conjointsdu dessaisissement des droits et de l’autorisation 1.Dans les chapitres suivants, Hobbes en déduit lesdroits et les prérogatives de l’autorité suprême. Sonpouvoir ne peut être que souverain, c’est-à-direabsolu et illimité. À ceux qui sont terrifiés par cetteperspective, Hobbes rappelle opportunément non seu-lement qu’ils seraient en pire situation en l’absenced’un tel pouvoir – la guerre civile l’a montré –, maisaussi que rien n’oblige à ce que la souveraineté soit

1. Il s’agit à la fois de renoncer à son droit naturel illimité, etd’autoriser un homme ou une assemblée à représenter tous etchacun dans les questions relatives à la paix et à la sécuritécommune.

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entre les mains d’un seul. Aux yeux de Hobbes, unpeuple peut bien être souverain – peu lui chaut, envérité ; la décision majoritaire aura le même caractèreimpératif et la même légitimité que s’il s’agissait d’unmonarque. Pour faire comme contrepoids à cettethèse radicale, Hobbes insiste également, et sanscontradiction, sur l’étendue des droits et des libertésdes sujets, ainsi que sur ce qu’on pourrait appelerl’État de droit, qui a vocation à être le régime ordi-naire de la politique. L’exercice de la souverainetédoit en effet être aussi bien loyal que légal. Il passenormalement par la loi qui définit le cadre et l’exten-sion de la liberté des particuliers. L’importance de laloi, ainsi, n’est pas moins essentielle du fait que lesouverain peut exceptionnellement s’en exempter entoute légitimité.

Hobbes a rédigé la troisième partie après avoirconstaté que l’autorité de l’État n’est jamais aussiaffaiblie que par les revendications religieuses ou clé-ricales. Des groupes confessionnels placent la loi deDieu au-dessus de la loi civile. Il y a là l’apparenced’une cohérence. En effet, au premier abord, il peutparaître logique d’obéir à Dieu plutôt qu’auxhommes. Depuis Jean de Salisbury jusqu’à la scolas-tique tardive (Suárez) et les monarchomaques (Fran-çois Hotman, Philippe Duplessis-Mornay) 1, l’idée

1. Jean de Salisbury (v. 1115-1180) renouvelle la philosophiepolitique, au XIIe siècle, avant même la redécouverte d’Aristote.Dans le Policraticus (1159), il soutient la légitimité du tyrannicide.Francisco Suárez (1548-1617), qui fait partie de la scolastique espa-gnole, soutient que, en vertu du droit naturel et de l’impératif deprotéger la communauté, un peuple détient un droit de résistancecontre le tyran (De legibus ac Deo legislatore, 1612). Les « monar-chomaques » – c’est-à-dire ceux qui légitiment la déposition desrois – désignent essentiellement des théoriciens protestants qui, àla fin du XVIe siècle, élaborent une doctrine des trois contrats :entre le roi et Dieu, entre le peuple et Dieu, et entre le roi et lepeuple. Si le roi ne suit plus les lois de Dieu, les officiers du