Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour...

397
Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34

Transcript of Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour...

Page 1: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 1 17/07/2019 15:34

Page 2: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Dans la Petite collection rouge :

Paul Boccara, Le Capital de Marx

Fidel Castro, L’Histoire m’acquittera

Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État

Antonio Gramsci, Textes choisis

Hô Chi Minh, Le procès de la colonisation française

Paul Lafargue, Le droit à la paresse

Patricia Latour, La révolution en chantant

Patricia Latour, Kollontaï, La révolution, le féminisme, l’amour et la liberté

Michael Löwy, Rosa Luxemburg, l’étincelle incendiaire

Vladimir Ilitch Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme

Rosa Luxemburg, La révolution russe

Rosa Luxemburg, Lettres et textes choisis

Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du Parti communiste

Karl Marx, Salaires, prix et profits

Karl Marx, Lettres d’Alger et de la Côte d’Azur

Karl Marx, Adresse à la Commune de Paris

Charles Silvestre, Jaurès, la passion du journaliste

© Le Temps des Cerises, éditeurs, 201977 boulevard Chanzy

93100 Montreuilwww.letempsdescerises.net

Ho Chi Minh - interieur.indd 2 17/07/2019 15:34

Page 3: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Alain Ruscio

Ho Chi Minh écrits et combats

Ho Chi Minh - interieur.indd 3 17/07/2019 15:34

Page 4: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 4 17/07/2019 15:34

Page 5: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

« Il y en a qui luttent quelques jours. Ils sont estimables. Il y en a qui luttent des années. Ils sont indispensables. Il y en a qui luttent toute leur vie. Ils sont irremplaçables ! »

Bertold Brecht

Ho Chi Minh - interieur.indd 5 17/07/2019 15:34

Page 6: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 6 17/07/2019 15:34

Page 7: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

7Préface

Préface Joseph Andras

Voici donc cinquante ans qu’Hô Chi Minh a disparu.C’était un temps où l’on dansait à Woodstock et à Alger.Où le mot « révolution » faisait trembler plutôt que vendre.Où l’Amérique avait un pied sur la lune et l’autre au Vietnam.Dans un précédent livre1, l’auteur de celui que vous tenez entre les

mains avait dépeint ledit défunt comme « une sorte de Gandhi rouge ». L’analogie, qu’il n’est pas le seul à formuler, interloquera probablement le passant  : Hô Chi Minh ne jouit pas d’une si bonne presse. Sur le sol français, son nom évoque plus volontiers l’histoire du césarisme que celle de la non-violence. En novembre 2018, à la faveur d’une visite des plus officielles en vue de «  développer le partenariat économique et commercial » entre les deux pays, le Premier ministre français rendit hommage à « l’artisan de l’indépendance d’une grande et belle nation » ; la droite et l’extrême droite s’en trouvèrent vent debout.

Dix-huit jours après sa disparition, le 2 septembre 1969, paraissait le trente-huitième numéro de l’hebdomadaire italien Tempo. Un texte avait été composé pour l’occasion ; il ne fut pas publié. Soyons plus précis  : c’était là un poème, signé Pier Paolo Pasolini. Les vers saluaient celui qu’un autre poète, algérien celui-ci, nous parlons de Kateb Yacine, avait appelé « l’homme aux sandales de caoutchouc2 », l’homme de l’ombre et de la grève, tour à tour balayeur et stratège, «  paria au front si haut  ». Les pages du présent livre, oscillant entre biographie et anthologie, vont affinant cette esquisse avec un soin tout historien : on lit, ou relit, l’étonnante vie de ce vagabond aux cent métiers qui ne portait pas encore ce nom sous lequel l’Histoire le connaît, le célèbre ou le maudit  ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris du début des Années 1. Alain Ruscio, Nous et moi. Grandeurs et servitudes communistes, Éditions Tirésias, 2003.2. Kateb Yacine, L’Homme aux sandales de caoutchouc, Éditions du Seuil, 1970.

Ho Chi Minh - interieur.indd 7 17/07/2019 15:34

Page 8: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

8

folles, le journaliste impertinent fréquentant les anars et les marxistes, le militant increvable et le trouble-fête de la République coloniale et bourgeoise traqué par la police  ; on le suit, saisi, de cénacles russes en tôles chinoises jusqu’à cette guerre, sale comme elles le sont toutes, qu’il eût tant voulu éviter.

« Tu es le dernier homme public que le monde a aimé  ; le dernier pour lequel on pleure », lit-on sous la plume élégiaque de Pasolini. Cinq décennies ont passé et les sourires ont chassé les larmes : s’émouvoir du sort d’un chef d’État, communiste avec ça, drôle d’affaire. Sans doute. Mais l’homme, alors, valait bien plus que lui-même  : dans les yeux de l’ascète, frêle silhouette qu’un fil de barbe étirait plus encore, il y avait le Sud tout entier, un empire brisé et un second bientôt ébranlé. Les « grands hommes » sont le peuple, s’entend, mais il arrive que l’un de ses enfants s’avance sur le devant de la scène pour porter sa voix plus haut encore : le Parti ferait d’Hô Chi Minh le « Dieu volant » dont parla le poète italien en cette année 1969 ; préférons le mortel ancré, inscrit dans son siècle de sang.

« Ta fermeté inhumaine », poursuivait le poète. On sait gré à Alain Ruscio de ne rien taire de la répression des trotskystes vietnamiens ni des saccages de la Réforme agraire – dont le vagabond devenu président dénonça, trop tard, les « erreurs » et les « déviations ».

« Puis, on t’élèvera des monuments en plâtre », annonçait le poète. On avise, à la fin de ce livre, les testaments escamotés du révolutionnaire. L’homme qui se plaisait à s’occuper des liserons et des choux de son jardin exigea que ses cendres fussent mises en terre dans quelque belle colline sans trompettes ni feux d’artifice ; un mausolée fut dressé à Hanoï et son corps se voit depuis offert au regard des curieux dans un sarcophage de verre éclairé.

«  Tu ne verras pas le drapeau rouge devenir un drapeau comme un autre  », prédisait le poète. Le Vietnam est entré à l’Organisation mondiale du commerce au début des années 2000 et les cadres du régime applaudissent, comme partout ailleurs, les traités de libre-échange et les points de PIB.

Ho Chi Minh - interieur.indd 8 17/07/2019 15:34

Page 9: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

9Préface

L’échec du «  socialisme réel  » ne rend pas le capitalisme global plus légitime ; il nous apprend seulement à combattre ce dernier autrement. Les commémorations sont trop souvent l’occasion de remplir les librairies de livres rédigés à la hâte ; soyez certains qu’il n’en est rien ici : les cinquante ans de la mort d’Hô Chi Minh préservent ces pages de si petits desseins : il n’y rien à gagner dans une telle entreprise. Sauf, peut-être, en profondeur.

Ho Chi Minh - interieur.indd 9 17/07/2019 15:34

Page 10: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 10 17/07/2019 15:34

Page 11: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Avertissement

Avant la conquête française, la langue vietnamienne s’écrivait en idéogrammes, comme chez le grand voisin chinois. Le nom de cette écriture était le chu nom, encore largement utilisée au début du XXè siècle. Cependant, l’écriture avait été romanisée avant même l’époque coloniale (écriture dite chu quoc ngu), en substitution à ces idéogrammes. Le mouvement patriotique, puis les autorités vietnamiennes après l’indépendance, ont conservé cette écriture. Cependant, pour épouser les différences de tons, il avait été ajouté un certain nombre de signes diacritiques (accents au-dessus ou au-dessous des voyelles). Dans un esprit de simplification (et d’imprimerie), nous ne les avons pas reproduits, à l’évidente exception des documents d’époque cités. Ainsi, nous écrirons tout au long de cette étude Viet Nam, alors que diverses orthographes voisinent ailleurs (Viêt Nam, Vietnam, etc.). Pour les noms de personnes, nous avons renoncé à l’accent circonflexe sur le « o » de Ho Chi Minh ou sur le « e » de Nguyen, etc.

À l’époque coloniale, les Français avaient divisé le Viet Nam en trois entités, Cochinchine (sud du pays), Annam (centre) et Tonkin (nord), puis y avaient ajouté le Cambodge et le Laos pour former une artificielle Indochine française. Pour ajouter à la confusion, le vocabulaire officiel nommait Annamites ceux qui étaient en réalité des Vietnamiens. Nous avons, à diverses reprises, repris ce vocabulaire, sans évidemment y adhérer, mais pour mieux rendre compte de l’état d’esprit d’une époque.

Nous avons de la même façon utilisé les orthographes d’époque des noms chinois, lieux (Canton et non Guang Zhou, Pékin et non Beijing…) et personnes (Chou En Lai et non Zhou Enlai, Mao Tse Tung et non Mao Zedong…).

Comme il est habituel dans les ouvrages d’Histoire, les citations d’époque ont été scrupuleusement respectées, donc en y incluant les fautes d’orthographe et les erreurs de syntaxe.

Ho Chi Minh - interieur.indd 11 17/07/2019 15:34

Page 12: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 12 17/07/2019 15:34

Page 13: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Remerciements

L’auteur a naguère vécu au Viet Nam, puis a travaillé longtemps sur l’histoire du colonialisme français dans ce pays… et, à sa grande désolation, n’a jamais appris sa langue. Merci donc aux amis vietnamiens qui, tout au long de ces décennies, m’ont signalé des textes, puis ont traduit des articles, des passages d’ouvrages… Et une pensée toute particulière pour Dong Sy Hua, « colonisé devenu francophile »1, cher et précieux grand oncle durant un quart de siècle, disparu en 2004, et pour Van Nghia Dung, complice depuis 40 ans.

Les textes en anglais ont été traduits par Inès Ruscio.

L’auteur entretient depuis longtemps des relations amicales avec des collègues historiens. Merci donc à Pierre Brocheux, Daniel Hémery, Pascal Bourdeaux, Patrice Morlat, Yves Le Jariel, Denys Gazquez, qui ont souvent répondu avec gentillesse et compétence à mes questions.

Un merci également à Nguyen Van Bon qui m’a en permanence facilité l’accès à divers documents.

1. Allusion au titre de son ouvrage autobiographique, De la Mélanésie au Vietnam. Itinéraire d’un colonisé devenu francophile, Paris L’Harmattan, 1993.

Ho Chi Minh - interieur.indd 13 17/07/2019 15:34

Page 14: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 14 17/07/2019 15:34

Page 15: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Archives

Les archives de l’ancien Ministère des Colonies, devenu de la France d’outre-mer, sont situées à Aix-en-Provence. Les références des documents trouvés dans ces fonds figurent sous le sigle ANOM (Archives nationales d’Outre-Mer).

Mme Olivia Pelletier, conservatrice en chef du patrimoine de ces Archives, a été par la suite l’auteure d’un travail de recensement méticuleux de toutes les références à Nguyen Ai Quoc / Ly Thuy / Ho Chi Minh dans les fonds officiels français, instrument de recherche devenu indispensable à tous les chercheurs spécialisés. Tous ces documents ont été numérisés1 :

«  Cet instrument de recherche n’est pas l’inventaire d’un fonds particulier. Il s’agit de la description détaillée des dossiers de surveillance de Nguyen That Thanh alias Nguyen Ai Quoc, le futur Ho Chi Minh, conservés aux Archives nationales d’Outre-Mer. Ces dossiers dont l’ensemble représente plus de 9000 feuillets ont été établis par les différents services de la Sûreté française en Indochine et en métropole entre 1919 et 1955.

La première partie de l’instrument de recherche concerne le dossier (1 article) issu du fonds du Service de Liaison des originaires des territoires français d’outre-mer (SLOTFOM), établi par le service de la Sûreté en métropole entre 1919 et 1927 ; la deuxième partie décrit les documents (7 articles) produits en Indochine et conservés dans le fonds du Service de protection du corps expéditionnaire (SPCE) rattaché au cabinet du Haut commissaire »

(Olivia Pelletier).

Les numéros de pages cités correspondent à cette étude, mise en ligne2. 1. http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/ark:/61561/ph999nlnn2. Toutefois, certaines références du SLOTFOM avaient été relevées par l’auteur avant le recensement de Mme Pelletier. Nous avons gardé dans ce cas les anciennes cotes.

Ho Chi Minh - interieur.indd 15 17/07/2019 15:34

Page 16: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 16 17/07/2019 15:34

Page 17: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Bibliographie de base

Afin d’éviter les répétitions, nous avons choisi de regrouper en tête d’ouvrage les études les plus souvent citées. Les autres références sont plus classiquement en bas de pages.

1/ Ouvrages d’Ho Chi Minh

Ho Chi Minh n’a pas écrit d’ouvrage de Mémoires couvrant son existence entière. Mais il a pris un malin plaisir à poser pour ses biographes futurs des petits cailloux portant sur tel ou tel moment particulier. Ces écrits, de notoriété publique de sa plume – ou sous sa dictée –, ont été signés du pseudonyme Tran Dan Tien : Nhung hung mau chuyen ve doi hoat dong cua Hi chu tich (Anecdotes sur les activités du président Ho), Hanoï, NXB Su That, 1958. La traduction française des principaux passages a été publiée sous le titre « Nguyen Ai Quoc », in Avec l’oncle Ho, Hanoï, Ed. Langues Etrangères, 1972.

De nombreux ouvrages reproduisant ses écrits ont été publiés. Pour la langue française, nous avons utilisé :

Le procès de la colonisation française, Paris, Librairie du Travail, 1926 ; rééd. Pantin, Éd. Le Temps des Cerises, 1999, introduction et notes Alain Ruscio.

Œuvres choisies, 2 volumes, Hanoï. Éd. Langues étrangères, 1960Action et Révolution, textes choisis et présentés par Colette Capitan-

Peter, Paris, 10/18, 1968 Écrits (1920-1969), Hanoï, Éd. Langues étrangères, 1971Patriotisme et internationalisme, Hanoï, Éd. en Langues étrangères,

1979Le Président Ho Chi Minh et l’Afrique, Hanoï, Éd. en Langues

étrangères, 1980Vers et prose, Hanoï, Éd. en Langues étrangères, 1980

Ho Chi Minh - interieur.indd 17 17/07/2019 15:34

Page 18: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

18

Textes, 1914-1969, Introduction, choix et présentation Alain Ruscio, Paris, L’Harmattan, 1990

2/ Ouvrages majeurs sur Ho Chi Minh et le communisme vietnamien

Jean Lacouture, Ho Chi Minh, Paris, Seuil, 1967Gilbert Handache (dir.), Ho Chi Minh, l’homme et son message, Revue

Planète-Action, n° 15, mars 1970Léo Figuères & Charles Fourniau (dir.), Ho Chi Minh, notre camarade,

Paris, Éd. Sociales, 1970. David Halberstam, Ho Chi Minh, suivi du Journal de prison, Paris,

Buchet-Chastel, 1972Charles Fenn, Ho Chi Minh, New York, Charles Scribner’s, 1973Pierre Rousset, Le Parti communiste vietnamien, contribution à l’étude

de la révolution vietnamienne, Paris, Maspero, Coll. Petite bibliothèque Maspero, 1975.

Huynh Kim Khanh, Vietnamese Communism. 1925-1945, Ithaca, NY, Cornell Univ., 1982

Daniel Hémery, Ho Chi Minh. De l’Indochine au Vietnam, Paris, Gallimard, Coll. Découvertes, 1990.

Mme Thu Trang Gaspard, Ho Chi Minh à Paris (1917-1923), Paris, L’Harmattan, Coll. Recherches asiatiques, 1992.

William J. Duiker, The Communist Road to Power In Vietnam, Boulder, Co, Westview Press, 1996

Même auteur, Ho Chi Minh, New York, Hyperion, 2000Pierre Brocheux, Ho Chi Minh: du révolutionnaire à l’icône, Paris,

Payot et Rivages, 2003Sophie Quinn-Judge, Ho Chi Minh. The Missing Years, 1919-1941,

London, Hurst & Company, 20033

Céline Marangé, Le Communisme vietnamien 1919-1991. Construction d’un État-nation entre Moscou et Pékin, Paris, SciencesPo. Les Presses, 2012.

3. Tiré de sa thèse, Nguyen Ai Quoc, The Comintern and the Vietnamese Communist Movement (1919-1941), Submitted For the Ph.D. Degree To The University of London, School of Oriental and African Studies, 2001.

Ho Chi Minh - interieur.indd 18 17/07/2019 15:34

Page 19: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 19 17/07/2019 15:34

Page 20: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 20 17/07/2019 15:34

Page 21: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Nguyen Tat Thanh, dit Nguyen Ai Quoc, dit…

quelques dizaines d’autres pseudonymes,

dit Ho Chi Minh

Ce livre n’est pas une biographie. Il en existe, d’excellentes, la bibliographie jointe en atteste amplement.

Il a semblé plus novateur d’entreprendre une sorte de mise en parallèle systématique entre le cheminement politique de celui qui devint Ho Chi Minh et les évolutions du monde : d’abord, évidemment, au Viet Nam même, puis en France, enfin en Union soviétique, en Chine (nationaliste, puis communiste), au Siam, l’actuelle Thaïlande, plus épisodiquement aux États-Unis, en Allemagne, en Belgique, etc., tous ces pays où il a vécu, agi, réfléchi, souvent milité.

D’après sa biographie officielle, publiée à Hanoï, le futur Ho Chi Minh est né le 19 mai 1890 dans le village de Hoang Tru, district de Kim Lien, tout près de Vinh, dans le centre Viet Nam, que les Français appelaient de façon réductrice Annam. D’autres sources, dont les nombreuses enquêtes de police des années 1920, indiquent 1892, 1894 ou même 1895. Nous nous permettons de considérer qu’il ne s’agit pas là d’une question d’un intérêt historique majeur.

Prédestination  ? Évidemment non. Mais il est bien troublant de constater que cette région fut de tous temps un lieu de contestations et de révoltes, que l’épisode dit des Soviets du Nghe Tinh1, qui ébranla un

1. Pierre Brocheux, « L’implantation du mouvement communiste en Indochine française: le cas du Nghe-Tinh (1930-193v1) », Rev. d’Hist. Moderne & Contemporaine, n° 24 (1), 1977.

Ho Chi Minh - interieur.indd 21 17/07/2019 15:34

Page 22: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

22

temps la domination française, y prit sa source… et que, bien plus tard, lors des attaques aériennes US, Vinh fut une « forteresse d’acier »2.

Celui qui devint Ho Chi Minh : si ce nom est universellement connu, cet homme naquit Nguyen Sinh Cung, devint vite Nguyen Tat Thanh3, puis adopta, dès le départ de sa terre natale, divers noms, du Van Ba qui prit un bateau en juin 1911 à ce Ho Chi Minh adopté en 1942, en passant par ce flamboyant Nguyen Ai Quoc, Nguyen qui aime sa patrie, puis sans doute une centaine d’autres4.

Pour faire triompher sa cause, Ho a dû combattre toute sa vie ses ennemis – le colonialisme français, le bellicisme américain – mais aussi convaincre en permanence ses amis et camarades français, soviétiques et chinois – du bien-fondé de ses choix, acceptant parfois d’être minoritaire, incompris (le trop fameux « nationalisme petit-bourgeois »), mis à l’index, pour ne pas écrire mis en danger, mais imposant finalement sa ligne, avec une ténacité rare.

Communiste ou patriote  ? Patriote ou internationaliste  ? Quelle(s) combinaison(s) entre ces trois termes  ?5 Bien des observateurs se sont épuisés à démêler les fils de son message, recourant à des parallèles historiques plus ou moins heureux. Fut-il le « George Washington du Vietnam » (Archimedes Patti)6 ? Y eut-il chez lui « du Jaurès » (Edmond Michelet)7  ? Fut-il le « Lénine vietnamien »  (Kateb Yacine)8  ? Fut-il le « Gandhi marxiste » (Jean Rous)9 d’un autre peuple asiatique ? Sans aucun doute un peu de tout cela. L’historien David Halberstam a fourni l’une 2. Allusion au titre d’un film militant de Nguyen Ngoc Quynh, Vinh-Linh, forteresse d’acier, Hanoï, République démocratique du Viet Nam, 1970. 3. Il était de tradition, au Viet Nam d’alors, de changer le nom d’un enfant aux alentours de sa dixième année. Nguyen Tat Thanh est donc son véritable nom d’état civil. 4. The Tap-Thanh Nam, « Les divers pseudonymes du président Ho Chi Minh et son périple à travers le monde », Le Courrier du Vietnam, Hanoï, mai 1981. 5. Ngo Tran Duc, « Ho Chi Minh, qui est-ce ? », Études Vietnamiennes, Hanoï, n° 4 (182), 2011.6. Archimedes L. Patti, Why Vietnam?: Prelude to America’s Albatross,  Los Angeles, University of California Press, 1982.7. « Un choix difficile », in Revue Planète-Action, n° cité.8. Lettre à Charlotte Huerre, 4 septembre 1969, citée par Ghania Krelifi, Kateb Yacine. Éclats et poèmes, Alger, ENAG Éd., 1990. Voir infra la citation complète. 9. « L’héroïsme et la sagesse », in revue Planète-Action, n° cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 22 17/07/2019 15:34

Page 23: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

23Nguyen Tan Thanh, dit Nguyen Ai Quoc, dit... quelques dizaines d’autres pseudonymes, dit Ho Chi Minh

des réponses les plus convaincantes : « Quelque peu Gandhi, quelque peu Lénine, mais entièrement Vietnamien »10.

Vietnamien, voilà bien le mot-clé d’une existence.Chronologiquement, la cause est entendue, le patriotisme fut le

socle de départ de toutes ses convictions. Mais un patriote et citoyen du monde, se réclamant de Confucius, s’habillant à l’occasion en bonze, attaché à la doctrine des Trois principes de Sun Yat Sen, citant la Déclaration d’indépendance des États-Unis, commençant la traduction de L’Esprit des Lois de Montesquieu, dénonçant l’oppression anglaise en Irlande, le racisme anti-noir aux États-Unis… Tout autant qu’un patriote et communiste, attaché du jour de sa découverte des thèses de Lénine à son dernier souffle à cet idéal, consacrant dans son Testament des paragraphes entiers à la restauration de l’unité du mouvement communiste international.

La vie et l’œuvre d’un tel homme ne peuvent être découpées en tranches. Ho, en bon marxiste, aurait fait remarquer que ce n’était pas dialectique. Un des Français qui l’a le plus côtoyé, Jean Sainteny11 – qui pourtant était aux antipodes, lui, du marxisme ! – eut sans doute la meilleure réponse :

«  Combien de fois dans ma vie, ne m’aura-t-on pas demandé  : “Pour vous, qui le connaissez bien, Ho Chi Minh est-il nationaliste ou communiste ?“. La réponse est simple : Ho Chi Minh fut à la fois l’un et l’autre. Pour lui, nationalisme et communisme, but et moyen, se complétaient ou plutôt ce confondaient »12.

C’est peut-être là, dans cette fusion, rarissime dans l’histoire, entre une idéologie révolutionnaire, une passion patriotique et un internationalisme tous azimuts, que réside la clé de la compréhension des victoires vietnamiennes du XX è siècle. Dans un essai brillant, un historien américain, William J. Duiker, s’interrogea naguère : plutôt que 10. David Halberstam, op. cit. 11. De son vrai nom Jean Roger. Sainteny était le pseudonyme, qu’il garda, utilisé durant la Résistance. 12. Au Vetnam, face à Ho Chi Minh, Paris, Seghers, 1970.

Ho Chi Minh - interieur.indd 23 17/07/2019 15:34

Page 24: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

de répéter la sempiternelle question « Pourquoi les Américains ont-ils perdu au Vietnam ? », demandons-nous « Pourquoi les communistes ont-ils gagné ? »1.

L’étude de la vie et de l’œuvre de Ho Chi Minh fournit bien des réponses.

1. Sacred War. Nationalism and Revolution in A Divided Vietnam, New York, Mac Graw Hill, 1995.

Ho Chi Minh - interieur.indd 24 17/07/2019 15:34

Page 25: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1911-1919.Nguyen Tat Thanh parcourt le monde,

de Saigon à Paris, en passant par Marseille, Dakar, New York, Londres…

Quelle que soit la date retenue pour la naissance de Nguyen Tat Thanh, une chose est certaine : la conquête coloniale était alors à peine achevée, la prétendue pacification piétinait. L’affaire de Lang Son (une piteuse retraite qui entraînera la chute de Jules Ferry, dès lors appelé avec mépris Ferry-Tonkin) datait de 1885… un maquisard vietnamien, Hoang Hoa Tham, dit le De Tham, sorte de Robin des Bois vietnamien, le dernier à tenir tête à l’armée française, ne sera assassiné, après trahison, qu’en 1913…

Mais en même temps, Nguyen Tat Thanh est né à un moment où bien des voies de la résistance avaient mené le mouvement national à des impasses. Le mouvement Can Vuong (soutien au roi)1, malgré l’héroïsme des combattants vietnamiens, avait été détruit, la capture et l’exil de l’empereur Ham Nghi (1888) marquant la fin d’un cycle. Pour les Français, en tout cas, la terre conquise était entrée dans l’ère de l’éternité coloniale.

Les patriotes vietnamiens auraient pu écrire, eux aussi, un Que faire ?2

Certains tournèrent les yeux vers l’Asie. La victoire japonaise sur l’armée tsariste, dont on ne dira jamais assez l’importance pour les peuples à peaux dite jaune (Tsushima, 1905), puis la chute de la dernière dynastie impériale chinoise et le triomphe d’une République (1912), sont les matrices de la thématique du Voyage vers l’Est (Dong Du). Phan Boi Chau, 1. Charles Fourniau, Les contacts franco-vietnamiens en Annam et au Tonkin de 1885 à 1896, Thèse de Doctorat d’État, Université d’Aix-en-Provence, Inst. d’Histoire des Pays d’outre-mer, 1983.2. François Guillemot,  «  Est / Ouest – Đông / Tây : Deux voies pour émanciper le Viêt-Nam  », Site  Mémoires d’Indochine,  20 septembre 2018. https://indomemoires.hypotheses.org/29043

Ho Chi Minh - interieur.indd 25 17/07/2019 15:34

Page 26: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

26

qu l’on citera souvent ici3, choisit l’exil au Japon entre 1904 et 1908 pour former une génération de disciples apte à reprendre le flambeau de la lutte.  

Une autre voie est ouverte, en particulier par Phan Chau Trinh4, lui aussi souvent cité dans cette étude : la recherche de la modernité par le Voyage vers l’Ouest (Dong Tay), impliquant l’abandon de la monarchie considérée comme obsolète et l’adhésion au républicanisme.

Phan Boi Chau était né en 1867, Phan Chau Trinh en 1872. Nguyen Tat Thanh était donc leur cadet d’une vingtaine d’années. Peu de choses à l’échelle de l’histoire, mais beaucoup pour le Viet Nam, en cette époque d’accélération de la maturation du mouvement national.

C’est la seconde voie, le voyage vers l’Ouest, que le jeune Thanh choisit, malgré son admiration pour Chau, qualifié de « héros, messager du ciel, l’homme qui se sacrifie pour l’indépendance »5. Les deux hommes entretiendront plus tard des relations épistolaires empruntes de respect mutuel6.

Désireux de connaître le monde – et en particulier cette France qui avait réussi à dominer, non sans difficultés, son pays natal –, il quitte Saïgon le 5 juin 1911. Sous le nom de Van Ba, il réussit à se faire embaucher comme aide-cuisinier (et / ou plongeur) sur le Latouche-Tréville, l’un des énormes paquebots qui assurent alors la liaison avec Marseille. Il touche le sol français pour la première fois, à Marseille, le 6 juillet7.

3. Yves Le Jariel, Phan Boi Chau (1867-1940). Le Nationalisme vietnamien avant Ho Chi Minh, Paris, L’Harmattan, Coll. Recherches Asiatiques, 2008.4. Mme Cong Thi Nghi, alias Thu Trang, Contribution à l’étude de la vie et de l’œuvre de Phan Châu Trinh (1872-1926), Thèse de III è Cycle, EPHE, Paris, 1978 ; Vinh Sinh, Phan Chau Trinh and His Political Writings, Ithaca, New York, Southeast Asia Program Publications, Cornell University, 2009. 22 Le Paria, n° 36-37, octobre 1925 (on ne sait si cet article avait été rédigé par Quoc). 6. Yves Le Jariel, op. cit. 7. The Tap-Thanh Nam, Le Courrier du Vietnam, art. cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 26 17/07/2019 15:34

Page 27: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

271911-1919. Nguyen Tat Thanh parcourt le monde, de Saïgon à Paris, en passant par Marseille, Dakar, New York, Londres

Nguyen Tat Thanh Demande d’admission à l’École coloniale, Marseille

15 septembre 19118

Paradoxe du parcours de celui qui restera l’une des figures marquantes du mouvement révolutionnaire mondial du XX è siècle  : le premier document connu écrit de sa main est… une demande d’admission à l’École coloniale.

L’histoire de l’École coloniale avait commencé en 1885. Le général Bégin, gouverneur par intérim de Cochinchine, forma à ce moment le projet d’envoyer douze jeunes Cambodgiens et un Siamois pour trois ans en France afin d’y suivre une formation, évidemment destinée à fournir des cadres intermédiaires indigènes au système colonial. La première appellation sera École Cambodgienne. Dans le même temps, le Parti colonial avait également le souci de former des Français aux fonctions spécifiques de la gestion de l’Empire. En 1888 fut mise en place une institution nationale permanente, appelée École Coloniale. Vécurent alors côte à côte la section française et la section indigène, issue de l’École Cambodgienne, mais ouverte désormais à d’autres colonisés. Cette seconde section, cependant, s’étiola quelque peu avant la Guerre mondiale, avant de disparaître en 19279.

Le jeune Nguyen Tat Thanh rédige, au mois de septembre 1911, deux lettres  : la première destinée à Armand Fallières, président de la République (c’est celle que nous reproduisons), la seconde, sensiblement le même texte, au ministre des Colonies, alors Albert Lebrun.

8. Cette lettre a été découverte et publiée pour la première fois par Vu Ngu Chieu & Nguyen The Anh, Une autre école pour le jeune Nguyen Tât Thanh, Paris, Tu Sach Van Hoa, 1983 (édition trilingue, vietnamien, français, anglais). On se reportera également à la solide étude de Daniel Hémery, «  Jeunesse d’un colonisé. Ho Chi Minh jusqu’en 1911 », Revue Approches-Asie, Université de Nice-Sophia Antipolis, n° 11, 1992. 9. Henri Copin, notice «  École coloniale  », in Alain Ruscio (dir.), Encyclopédie de la Colonisation française, Vol. III, Paris, Éd. Les Indes Savantes, 2018.

Ho Chi Minh - interieur.indd 27 17/07/2019 15:34

Page 28: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

28

« Marseille, le 15 septembre 1911

Monsieur le Président de la République,

J’ai l’honneur de solliciter de votre haute bienveillance la faveur d’être admis à suivre les cours de l’École Coloniale comme interne. Je suis actuellement employé à la Compagnie des Chargeurs réunis, l’Amiral Latouche-Tréville pour ma subsistance. Je suis entièrement dénué de ressources et avide de m’instruire. Je désirerais être utile à la France vis à vis de mes compatriotes et pouvoir en même temps les faire profiter des bienfaits de l’Instruction. Je suis originaire de la province du Nghe-An, en Annam. En attendant votre réponse que j’espère favorable, agréez, Monsieur le Président, l’assurance de ma reconnaissance anticipée.

Nguyên Tat Thanh, né à Vinh en 1892, fils de M. Nguyên Sinh Huy (sous-docteur es-lettres).

Étudiant françaisquoc ngucaractères chinois ».

Si l’on s’en tient à des schémas préétablis, si l’on pense que le futur Ho Chi Minh était prédestiné à devenir un grand dirigeant révolutionnaire et anticolonialiste, on sera sans doute surpris de cette démarche. Mais la prédestination n’est guère un concept rationaliste…

Comment comprendre une demande d’adhésion à une telle institution?

Thanh est à ce moment très jeune : un peu plus de vingt ans. S’il a déjà eu sous les yeux bien des manifestations des injustices coloniales, si le milieu dans lequel il a vécu est marqué par des engagements nationalistes, ses connaissances sont encore rudimentaires. Il est – comment pouvait-il en être autrement ? – à la recherche d’une voie, à mille lieues alors de

Ho Chi Minh - interieur.indd 28 17/07/2019 15:34

Page 29: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

291911-1919. Nguyen Tat Thanh parcourt le monde, de Saïgon à Paris, en passant par Marseille, Dakar, New York, Londres

la forme la plus radicale qu’il adoptera au cours de la décennie qui commençait. La demande d’admission du jeune Annamite n’est donc nullement surprenante. Contrairement à la formule célèbre, Nguyen Ai Quoc ne perçait pas encore sous Nguyen Tat Thanh. Faut-il en conclure qu’il n’était qu’un être sans vraies convictions patriotiques, jouant de ce fait une carte seulement individuelle, et même individualiste ? Cette interprétation n’est pas plus convaincante que la thèse exactement opposée : l’habile calcul d’un combattant déjà lucide contre le système, mais cachant ses véritables objectifs.

La vérité est sans doute intermédiaire  : pourquoi un homme jeune, dépourvu de culture politique, n’aurait-il pas succombé au piège du discours émancipateur que l’idéologie coloniale véhiculait  en partie ? Pourquoi l’idée d’une France, fille des Lumières et de la Raison, n’aurait-elle pas eu de prise sur le jeune Annamite ? Il pensa sans doute par ailleurs que la préparation technique dispensée par l’École coloniale pouvait lui ouvrir des portes.

Il faut y ajouter une dimension économique. Comment survivre ? Les maigres appointements de Van Ba sur le Latouche-Tréville durent à peine lui suffire pour payer son voyage. Il était réellement dénué de ressources : «  Il débarque à Marseille avec dix francs en poche  »10. Revenons à la date de rédaction de cette lettre : 15 septembre 1911. Il n’est donc alors à Marseille, dans une «  mansarde du Vieux-Port  »11, que depuis dix semaines. Il est plus que probable qu’il n’avait pas eu le temps de chercher un vrai moyen de subsistance.

La réponse du Résident supérieur en Annam par sa sécheresse, par son ton, fut dans la logique du temps. D’abord, si ce jeune homme voulait poursuivre des études, il avait tout loisir de le faire « dans une école de la colonie, avant de prétendre à devenir étudiant en France ». Et puis, quelle outrecuidance avait poussé ce Thanh : ne savait-il pas qu’on n’envoyait à l’École coloniale que « des jeunes gens particulièrement méritants choisis parmi les fils de Hauts Mandarins », et encore, « sur décision du Chef

10. Pierre Brocheux, op. cit. . 11. Phan Nhuan, « Ho Chi Minh, marxiste ou confucianiste ? », Les Lettres françaises, 1946

Ho Chi Minh - interieur.indd 29 17/07/2019 15:34

Page 30: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

30

de la Colonie »12, avec les critères de fidélité à l’œuvre française que l’on devine. Un indigène sans diplôme français, de surcroît de condition modeste, n’avait pas à postuler individuellement. Entre 1885 et le début de la Première Guerre mondiale, il n’y eut en tout et pour tout que 146 élèves indochinois13, soit de l’ordre de 5 par année.

Paul Tat Thanh Lettre au Résident supérieur en Annam

New York, 15 décembre 191214

Le jeune Thanh reste en France une année. On a peu de sources sur ce premier séjour. Pour une raison simple : il n’a, semble-t-il, pas encore d’activité politique marquée et de ce fait la police ne s’intéresse guère à lui.

On sait qu’il quitte Marseille pour se rendre au Havre, d’où partaient de nombreux navires pour des courses transatlantiques. Il garde le pseudonyme Van Ba, devenu plus simplement Ba. Il travaille à Sainte-Adresse, dans la banlieue du Havre, comme jardinier d’un riche habitant. Il y reste six mois. Connaissant son passé en mer, son patron du moment le prévient qu’un poste dans la cuisine des officiers d’un paquebot en partance est libre15. Il part.

Commence alors une période elle aussi peu connue, mais qui marquera beaucoup le jeune Annamite. Il parcourt le monde, fait des escales en Algérie, en Tunisie, au Sénégal, au Dahomey, escales lui permettant d’établir des parallèles sans doute saisissants entre les situations coloniales,

12. Lettre en date du 25 mai 1912, Hué. ANOM, Fonds Résidence supérieure de l’An-nam, R 28, 6971 ; cité par Daniel Hémery, « Jeunesse d’un colonisé… », art. cité. 13. Vu Ngu Chieu & Nguyen The Anh, op. cit. 14. Lettre manuscrite. Document joint à un bordereau du Gouvernement général de l’Indochine à destination du Contrôleur général des troupes indoichiunoises en France, Hanoï, 17 décembre 1923, ANOM, SLOTFOM, année 1923, pages 536 à 538. 15. D’après le témoignage d’un domestique vietnamien, orthographié Zan (probable-ment Danh) chez le même patron. Brochure biographique éditée en décembre 1949 par la Délégation de la RDV en France (en vietnamien), traduite par les SR français, Rapport Bazin, Saïgon, 6 janvier 1950, SPCE, pages 789 et suiv.

Ho Chi Minh - interieur.indd 30 17/07/2019 15:34

Page 31: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

311911-1919. Nguyen Tat Thanh parcourt le monde, de Saïgon à Paris, en passant par Marseille, Dakar, New York, Londres

puis, outre Atlantique, au Mexique, au Brésil, en Uruguay, etc.16. Une légende, invérifiable, affirme qu’il rencontra lors d’un de ces voyages transatlantiques Charlie Chaplin et conversa longuement avec lui. Témoignage de Géraldine Chaplin, qui aurait recueilli les souvenirs de l’artiste :

« Un jour, alors que mon père était en voyage en bateau, un jeune Vietnamien lui demanda un autographe, qu’il lui accorda de bonne grâce. Descendu jusqu’aux cuisines, ils parlèrent longuement. Par la suite, avec le temps, il apprit que ce jeune homme était devenu Ho Chi Minh. Ils établirent alors des contacts et devinrent des amis proches »17.

Un assez long séjour aux États-Unis est attesté. C’est d’ailleurs de New York qu’il envoie cette lettre à Eugène Charles, alors Résident supérieur en Annam. Document étonnant, témoignant d’une réelle affection filiale et de l’inquiétude d’un jeune homme, alors dans l’incapacité totale d’avoir des nouvelles des siens :

« Monsieur le Résident supérieur,

J’ai l’honneur de venir très respectueusement vous solliciter la faveur suivante : Ayant quitté mon pays au mois de juillet l’an dernier (1911), j’ai laissé là mon vieux père sans soutien. Quoique je lui ai souvent écrit, mais je n’ai reçu que deux réponses depuis lors. Je lui ai envoyé trois mandats, une fois seulement il m’a répondu, car cette fois là le mandat était confié à vous qui le lui aviez remis entre les mains. Maintenant je ne sais ce qu’il devient et où il est !

J’aurai voulu lui donner un versement mensuel, mais je ne sais comment faire, j’ignore, à présent, complètement son adresse ; et moi,

16. D’après une carte du monde in l’ouvrage coordonné par Hong Ha, Bac Ho O Phap (L’oncle Ho en France), NXB Giao Duc Viet Nam, 2009. 17. Témoignage rapporté par la journaliste cubaine Marta Rojas, « Marta Rojas en sus 80 », Granma, La Havane, 16 mai 2008.

Ho Chi Minh - interieur.indd 31 17/07/2019 15:34

Page 32: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

32

suivant mon métier de navigateur, je change souvent la mienne, si ce n’est pas demander recours à vous, protecteur obligeant du pays.

Oh ! quelle brûlante qu’est ma situation ! vivant très loin de mes parents, n’ayant reçu que rarement de leurs nouvelles, voulant les aider sans le pouvoir.

Poussé par mon amour d’enfant, j’ose même désirer vous prier de bien vouloir lui accorder un emploi comme Thuà-Biên, des Bôs ou Huân-Dao, Giao-thu ; afin qu’il puisse se gagner sa vie sous votre haute bienveillance.

Je vous prie, Monsieur le Résident Supérieur, d’avoir pitié de moi, de me faire savoir l’état actuel de mon père et de me permettre envoyer à votre résidence tout ce que je voudrai lui envoyer.

En espérant que votre bonté ne refuserait la demande d’un enfant qui, pour remplir son devoir, n’a l’appui que vous, et en attendant votre réponse, veuillez agréer, Monsieur le Résident Supérieur, les respectueuses salutations de votre filial peuple et reconnaissant serviteur.

Paul TâtthanhFils de Me Pho lang18 Nguyen-sanh-Huy

Poste restante, 1 rue Amiral Courbet, Le Havre, France »

Malice de l’Histoire, cet amiral Courbet, auquel la ville avait rendu hommage, était celui-là même qui avait, trente années plus tôt, dirigé l’escadre française qui mena une guerre sans merci au Tonkin.

On sait peu de choses sur son séjour aux États-Unis. C’est d’ailleurs logique : qui pouvait bien s’intéresser à un jeune Asiatique, de condition modeste, déambulant dans les rues des grandes villes ? Il racontera plus

18. Mandarin villageois.

Ho Chi Minh - interieur.indd 32 17/07/2019 15:34

Page 33: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

331911-1919. Nguyen Tat Thanh parcourt le monde, de Saïgon à Paris, en passant par Marseille, Dakar, New York, Londres

tard à Mabel et Robert Williams, des militants américains d’extrême gauche venus à Hanoï, qu’il avait participé à un meeting de soutien aux Noirs à Harlem en 191319. C’est là qu’il aurait accumulé des informations sur le Ku-Klux-Klan, objet d’un article dénonciateur plusieurs années après20.

Il se rendit également à Boston, dans cette ville assez atypique de la côte est, dans laquelle il se sentit probablement plus à l’aise qu’au milieu des buildings de New York. Il travailla un temps à la Parker House, un restaurant prestigieux, comme aide boulanger21. Il prit également l’habitude de meubler ses temps de repos par la fréquentation de la bibliothèque de la ville22.

C’est à Boston également qu’il croise le chemin des nationalistes coréens, en lutte contre les ambitions japonaises23. Il ne put rencontrer leur principal leader, Syngman Rhee, qui avait quitté les États-Unis en 1910  ; une telle rencontre eût pourtant été cocasse, quand on connaît les destinées de ces deux personnalités lors des conflits ultérieurs, contemporains, Indochine (1945-1954) et Corée (1950-1953). Ces contacts avec les Coréens auront sur l’évolution des idées du jeune Thanh une réelle influence, au point d’inspirer des articles de presse dans les années suivantes (voir infra).

On ne sait précisément à quel moment précis il quitte ensuite les États-Unis pour revenir en Europe. Ce fut en tout cas dans le courant de l’année 1913 ou peut-être au tout début de 1914. Il se fixe alors à Londres.

19. The Tap-Thanh Nam, Le Courrier du Vietnam, art. cité. 20. « Le Ku-Klux-Klan », La Correspondance Internationale, Moscou, 4 novembre 1924 ; également dans le Bulletin communiste 14 novembre 1924. 21. https://www.thevintagenews.com/2017/01/27/the-parker-house-hotel-employed-ho-chi-minh-malcolm-x-the-location-of-jfks-proposal-to-jackie-kennedy/22. Kevin Bowen, poète américain et ancien directeur du William Joiner Center de l’Uni-versité de Massachsetts, déclarations, octobre 2015, rapportées par le Nhan Dan, Hanoi, http://en.nhandan.org.vn/politics/item/3673602-uncle-ho-in-boston.html23. Confirmé par un journaliste américain, interview de Quoc à Paris, reprise par le Yi-Che-Pao, quotidien de Tientsin, 20 septembre 1919 ; ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, page 163.

Ho Chi Minh - interieur.indd 33 17/07/2019 15:34

Page 34: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

34

Nguyen Tat ThanhLettre à Phan Chau Trinh

Londres, juillet 191424

Le jeune Annamite, au terme de son périple dans le monde, s’installe dans la capitale anglaise. Il gagne sa vie grâce à de petits boulots. Un de ceux-ci a souvent été évoqué, sans référence à des sources particulières, le balayage dans les rues de la capitale britannique.

Probablement muni des preuves de son travail passé à la Parker House de Boston, Van Ba réussit ensuite à se faire embaucher dans les cuisines de l’hôtel Carlton jusqu’en 1917. Il y travaille sous les ordres (lointains) du célèbre chef cuisinier Auguste Escoffier25. Une plaque, au centre de Londres, rappelle cet épisode :

«  Britain Vietnam Association. Ho Chi Minh, 1890-1969, Founder of Modern Vietnam, worked in 1913 at the Carlton Hotel, which stood in this site ».

De premiers engagements marquent ce séjour. Il adhère à une société secrète vietnamienne, Lao Dong Hai Ngoa (Les travailleurs d’outre-mer), devenue par la suite le Cuu Quoc Hoi (Comité pour la salut de la patrie). Première apparition de ce mot, Quoc, qui sera ensuite indissociable de son parcours.

Un rapport de 1914, probablement l’un des premiers qui le cite, affirme que « le prince rebelle Cuong De26 » est en relations épistolaires avec «  un autre individu nommé P. Tat Thanh  »27. Un autre rapport, postérieur (décembre 1919) affirme qu’il était alors lié à un nommé Joseph 24. Lettre saisie par la police, signée Przylusky, copie conforme ; ANOM, SLOTFOM, Série III, Carton 29. Citée par Mme Thu Trang, thèse citée. 25. Voir «  Young Ho Chi Minh with Grand Chef Escoffier  », http://dtinews.vn/en/news/024/1568/young-ho-chi-minh-with-grand-chef-escoffier.html26. Membre de la famille impériale, en disgrâce, alors en exil au Japon. Autour de sa per-sonne s’étaient réunis de nombreux Vietnamiens patriotes de la diaspora, dont un temps Phan Boi Chau. 27. Rapport Direction contentieuse et justice militaire ; ANOM, SLOTFOM, Série III, Carton 29. La date 1914 a été rajoutée au crayon, sans précision supplémentaire.

Ho Chi Minh - interieur.indd 34 17/07/2019 15:34

Page 35: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

351911-1919. Nguyen Tat Thanh parcourt le monde, de Saïgon à Paris, en passant par Marseille, Dakar, New York, Londres

Thanh, « agent du prince rebelle Cuong De en Angleterre »28, identifié par Daniel Hémery comme étant Lam Van Tê29. L’activité de Van Ba attire suffisamment l’attention des membres de l’Ambassade de France à Londres pour que ses services demandent aux autorités britanniques de le surveiller (note du 23 juin 1915)30.

De Londres, Thanh / Van Ba adressa deux lettres et une carte postale (avec un court poème) à Phan Chau Trinh31. Le jeune homme connaissait personnellement Trinh, son père ayant été de la même promotion de Doctorat que le lettré, en 1901. Comme il était alors habituel au Viet Nam à l’égard d’un aîné le ton respectueux s’imposait. Une de ces lettres était signée «  ton neveu ardent »32. Trinh possédait auprès de la jeunesse patriote un grand prestige. Ce qui provoquait évidemment des réactions exactement inverses de la part des autorités. Considéré comme un instigateur, au moins moral (concept élastique en situation coloniale) des révoltes antifiscales (Centre Viet Nam, 1908), Trinh avait été arrêté, emprisonné, puis condamné à mort. Sa peine fut commuée. Il put échapper au pire et s’installa en France en 1911. Là, il forma, de concert avec l’avocat Phan Van Truong, naguère répétiteur à l’École des Langues orientales, révoqué, devenu avocat33 (voir infra) et Nguyen The Truyen, le Groupe des Annamites patriotes (1915). Le Groupe fut immédiatement dissous par décision gouvernementale, Trinh (une seconde fois donc) et Truong incarcérés, mais cette fois en France, et pour quelques mois.

28. Rapport du ministre des Colonies à M. le Président du Conseil, 11 décembre 1919 ; ANOM, SLOTFOM, Série III, Carton 29.29. Daniel Héméry, «  Du patriotisme au marxisme  : l’immigration vietnamienne en France de 1926 à 1930 », Le Mouvement Social, n° 90, janvier-mars 1975. 30. Cité par Nguyen The Anh, « La prolétarisation de Ho Chi Minh  : mythe ou réa-lité ? », Duong Moi / La Voie nouvelle, n° 7, 1984. 31. Mme Thu Trang Gaspard, op. cit. 32. Lettre non datée, citée par Mme Thu Trang Gaspard, op. cit. 33. Sur Phan Van Truong, voir Une histoire de conspirateurs annamites à Paris, ou la vérité sur l’Indochine, Montreuil, Éd. L’Insomniaque, 2003  ; Pierre Brocheux, « Phan Van Truong, 1876-1933. Acteur d’une histoire partagée », Revue Moussons, n° 24, 2014.

Ho Chi Minh - interieur.indd 35 17/07/2019 15:34

Page 36: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

« Cher Maître,

La fusillade retentit dans les airs, et les cadavres couvrent le sol. Cinq grandes puissances sont en lutte. Neuf pays font la guerre. Je me souviens tout à coup de ce que je vous disais il y a quelques mois au sujet de l’orage qui gronde. Le destin nous réserve encore des surprises et il est impossible de dire qui l’emportera. Les neutres sont encore indécis et les belligérants ne peuvent deviner leurs intentions. Les circonstances étant telles, si quelqu’un met son nez dans l’affaire, il ne peut que prendre parti pour l’un ou pour l’autre adversaire. Les Japonais paraissent avoir l’intention de tremper un doigt dans le plat. Je pense que dans trois ou quatre mois le destin de l’Asie va changer, va changer énormément. Tant pis pour ceux qui combattent et qui s’agitent. Nous n’avons qu’à rester tranquilles.

Mes amitiés à vous et au petit Dât34.

Je vous prie de me répondre promptement à l’adresse suivante : P. Tât Thanh, 8, Stephen Street, Tottenham, Ot. Rd, London ».

Cette lettre montre une évolution dans la pensée du jeune Thanh. En juillet 1914, au moment où il la rédige, tous les observateurs savent que le monde se précipite vers le conflit généralisé. Mais c’est en tant qu’Asiatique qu’il observe les évolutions. Il pressent déjà l’entrée dans le conflit du Japon (celle-ci surviendra le 15 août). Avec les conséquences qui s’ensuivront  : « … dans trois ou quatre mois le destin de l’Asie va changer, va changer énormément… ». Prédiction certes optimiste sur le court terme. Il reste que la Première Guerre mondiale marquera le début du déclin de l’Occident. Ce qui ne pouvait laisser indifférent un jeune Annamite patriote.

34. Phan Chau Giat, dit également Dat, était le fils de Trinh. Il vivait à ce moment à Paris avec son père, retourna ensuite au Viet Nam, mais y mourut prématurément de la tuberculose (1921).

Ho Chi Minh - interieur.indd 36 17/07/2019 15:34

Page 37: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1919-1920. Naissance et premières manifestations

d’un certain Nguyen Ai Quoc

Quand le jeune Nguyen Tat Thanh décida-t-il de franchir la Manche et de s’établir à Paris ?

Un article ancien du Courrier du Vietnam, publié à Hanoï, propose la date du 3 février 19171. Lors de la première publication des Œuvres complètes, à Hanoï, la chronologie à caractère officiel proposa comme date d’installation le 3 décembre 19172. De façon générale, les études historiques divergent, allant de 1917 à 1919.

Faute de preuves sur la période antérieure, on s’en tiendra à une certitude : les services de la Sûreté française évoquent une date précise, le 7 juin 19193 à Paris, ce qui pourrait laisser penser qu’il était arrivé quelques jours plus tôt à Calais, via Douvres. Du 7 au 11 juin, il aurait résidé au 10 rue de Stockholm ; du 12 juin au 13 juillet, au 55 rue Monsieur-le-Prince ; à partir du 14 juillet, au 6 villa des Gobelins, hébergé, comme d’autres compatriotes, dont Phan Chau Trinh, par Phan Van Truong4. Michele Zecchini, socialiste, ouvrier typographe à L’Humanité, que nous citerons plus longuement, affirme que le jeune Annamite vivait « dans un garni de la rue de Charonne » lorsqu’il l’a connu, puis « dans le 13è arrondissement, chez un ami tunisien  », nommé Moktar, sans autres précisions5. Mais aucune autre source ne signale ces résidences. Pour mettre fin à cette cohabitation dans une chambre exigüe, Paul Vaillant-Couturier demanda au même Zecchini de se mettre en quête d’un 1. The Tap-Thanh Nam, Le Courrier du Vietnam, art. cité. 2. Ho Chi Minh, Toan Tap, Vol. I, 1920-1925, Hanoi NXB Su That, 1980. 3. In Notice biographique, 21 avril 1922, Dossier Union Intercoloniale  ; ANOM, SLOTFOM, Série III, Carton 3. 4. Rapport dactylographié, non signé, sans date (probablement janvier 1920), « Au sujet du nommé Nguyen-Ai-Quac », ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, pages 12 -13.5. « Le calligraphe », Planète-Action, n° cité

Ho Chi Minh - interieur.indd 37 17/07/2019 15:34

Page 38: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

38

autre lieu. En juillet 19216, Quoc s’installa dans une chambrette, au 9 impasse Compoint7, alors quartier pauvre du 17 è arrondissement, qui restera longtemps son logement. Une plaque, inaugurée à l’initiative de l’ambassade du Viet Nam à Paris en janvier 1983, rappelle ce séjour :

« Ici, de 1921 à 1923, a vécu et milité pour l’indépendance et la liberté du peuple Vietnamien et des autres peuples opprimés, Nguyen Ai Quoc, connu sous le nom de Ho Chi Minh ».

Il n’est pas impossible qu’il ait élu domicile, dans les tout derniers temps (à partir de mars 1923), et pour des raisons pécuniaires, dans le local de l’Union Intercoloniale, 3 rue du Marché des Patriarches8.

Le texte fondateur : les Revendications du peuple annamite,

Paris, mi-juin 19199

De janvier à juin 1919 se tient, à Versailles, la Conférence internationale qui redessine les contours de l’Europe (et même du monde) d’après-guerre. Les relations internationales connaissent alors d’immenses bouleversements. À l’est, la révolution soviétique ébranle le monde (John Reed) et donne aux théories de Lénine sur «  le droit des nations à disposer d’elles-mêmes  » un écho universel. À l’ouest, la voix du président américain Woodrow Wilson produit également une grande sensation : le 8 janvier 1918, il a proposé un nouveau modèle de relations internationales, dit Quatorze points, basé sur une égalité entre les nations. Et les colonisés ont pu particulièrement apprécier le dernier de ces points : une « association générale des nations » devra à l’avenir

6. Rapport dactylographié, non signé, Direction de la Sûreté générale, 15 mai 1922  ; ANOM, SLOTFOM, année 1922, page 484. 7. Aujourd’hui villa du même nom. 8. Rapport de Désiré, ANOM, SLOTFOM, année 1923, page 534.9. ANOM, SLOTFOM, Série I, Carton 8, contrôle postal.

Ho Chi Minh - interieur.indd 38 17/07/2019 15:34

Page 39: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

391919-1920- Naissance et premières manifestations d’un certain Nguyen Aï Quoc, Paris

« offrir des garanties mutuelles d’indépendance politique et d’intégrité territoriale aux petits comme aux grands États ».

Paradoxalement, c’est la pression conjuguée du premier État socialiste de l’histoire et de la grande puissance capitaliste émergente qui va durablement modifier le combat des nationalistes des pays colonisés, dont les Vietnamiens, de par le monde.

Après la dissolution du Groupe des Annamites patriotes, le noyau – Phan Chau Trinh, Phan Van Truong, Nguyen The Truyen – s’était reconstitué. Il fut rejoint par le jeune Nguyen An Ninh, étudiant à la Sorbonne, plus tard l’une des figures centrales de la protestation anticolonialiste. Lorsque Nguyen Tat Thanh les rejoignit à son tour, on put parler des Cinq Dragons vietnamiens10.

Après la guerre, cette équipe décide de profiter de l’immense écho de la Conférence de Versailles pour faire connaître à la communauté internationale la situation de son pays. Ce texte, explicatif, court, écrit dans un langage non agressif, est appelé Revendications du peuple annamite.

Il est signé Nguyen Ai Quac : première apparition de ce pseudonyme. D’ailleurs inexact. Ce « Quac » est un mystère  : c’est sous cette forme qu’apparut d’abord (et d’ailleurs à bien d’autres occasions dans les années suivantes) le nom de Quoc. Or, Si Nguyen Ai Quoc parle immédiatement à tout Vietnamien, Nguyen Ai Quac ne correspond à rien. Faute de frappe originelle répétée sans esprit critique  ? Ou encore transcription erronée due à l’accent du centre Viet Nam de l’intéressé11 ?

Le jeune Thanh ne fut ni le seul, ni même le principal rédacteur de ce texte. Plus tard, il expliqua qu’il avait exposé aux deux Phan l’idée de résumer en un document court les aspirations de son peuple, mais précisa qu’il « ne pouvait à ce moment écrire convenablement en français »12. La rédaction aurait été collective, faite essentiellement sous la houlette de Phan Van Truong, celui qui connaissait le mieux la langue française, puis

10. Le groupe commença à se disloquer avec le départ de Quoc pour Moscou (juin 1923). Suivirent, la même année mais cette fois à destination du Viet Nam, Phan Van Truong et Nguyen An Ninh, puis Phan Chau Trinh (1925), enfin Nguyen The Truyen (1928). 11. Hypothèse avancée par Mme Thu Trang Gaspard, op. cit. 12. Tran Dan Tien, « Nguyen Ai Quoc », article autobiographique cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 39 17/07/2019 15:34

Page 40: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

40

signée par un pseudonyme qui, alors, était collectif13. Un agent en fit dès ce moment la remarque :

« Je pense, après tout ce que j’ai entendu de Quoc (Ai) qu’il n’est qu’un prête-nom intelligent qu’on entoure de secret pour le rendre plus vénérable. Phan Van Truong et Phan Chu Trinh ayant été l’objet de poursuites judiciaires, Quoc est maintenant mis en avant »14.

Le flair policier, cette fois, avait fait mouche. Même non rédacteur direct, le jeune Nguyen Tat Thanh a donc joué

immédiatement un rôle central dans cette communauté. Ce qui est assez impressionnant  : rappelons qu’il ne se passa que dix jours entre son arrivée à Paris (si l’on retient la date de la police) et la publication des Revendications. Et que, de plus, Thanh était un jeune homme, comparé aux deux patriotes les plus chevronnés, Trinh et Truong.

En voici le texte :

« Depuis la victoire des Alliés, tous les peuples assujettis frémissent d’espoir devant la perspective de l’ère de droit et de justice qui doit s’ouvrir pour eux en vertu des engagements formels et solennels, pris devant le monde entier par les différentes puissances de l’Entente dans la lutte de la Civilisation contre la Barbarie.

En attendant que le principe des Nationalités passe du domaine de l’idéal dans celui de la réalité par la reconnaissance effective du droit sacré pour les peuples de disposer d’eux-mêmes, le Peuple de l’Ancien Empire d’Annam, aujourd’hui Indo-Chine française, présente aux Nobles Gouvernements de l’Entente en général et à l’honorable Gouvernement français en particulier les humbles revendications suivantes :

1° Amnistie générale en faveur de tous les condamnés politiques indigènes.

13. C’est la thèse dominante dans tous les écrits sur la vie de Ho Chi Minh. 14. Rapport de Jean (identifié par la suite comme étant Nguyen Quang Lam), 3 novembre 1919 ; ANOM, SLOTFOM, année 1919, page 139.

Ho Chi Minh - interieur.indd 40 17/07/2019 15:34

Page 41: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

411919-1920- Naissance et premières manifestations d’un certain Nguyen Aï Quoc, Paris

2° Réforme de la justice indochinoise par l’octroi aux Indigènes des mêmes garanties judiciaires qu’aux Européens, et la suppression complète et définitive des Tribunaux d’exception qui sont des instruments de terrorisation et d’oppression contre la partie la plus honnête du peuple Annamite.

3° Liberté de Presse et d’Opinion.4° Liberté d’association et de réunion.5° Liberté d’émigration et de voyage à l’étranger.6° Liberté d’enseignement et création dans toutes les provinces

d’écoles d’enseignement technique et professionnel à l’usage des indigènes.

7° Remplacement du régime des décrets par le régime des lois.8° Délégation permanente d’indigènes élus auprès du Parlement

français pour le tenir au courant des desiderata indigènes.

Le peuple annamite, en présentant les revendications ci-dessus formulées, compte sur la justice mondiale de toutes les Puissances et se recommande en particulier à la bienveillance du Noble Peuple français qui tient son sort entre ses mains et qui, la France étant une République, est censé l’avoir pris sous sa protection. En se réclamant de la protection du peuple français, le peuple annamite, bien loin de s’humilier, s’honore au contraire  : car il sait que le peuple français représente la liberté et la justice, et ne renoncera jamais à son sublime idéal de Fraternité universelle. En conséquence, en écoutant la voix des opprimés, le peuple français fera son devoir envers la France et envers l’Humanité.

Pour le Groupe des patriotes annamites, Nguyen Ai Quâc ».

Six mois avant l’année 1920, si importante pour l’évolution de Quoc, il est à noter que le contenu de ce texte est modéré. Quoc le commentera d’ailleurs lui-même en ces termes :

« Nos vœux (sont) très modérés dans la forme et dans le fond »(L’Humanité, 2 août 1919).

Ho Chi Minh - interieur.indd 41 17/07/2019 15:34

Page 42: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

42

D’une formule, on dira qu’ils étaient plus wilsoniens que léninistes. C’est plus à l’instauration au Viet Nam d’un État de droit qu’à un bouleversement du système qu’appelait le texte. La référence à « l’ère de droit et de justice », le coup de chapeau à « la lutte de la civilisation contre la barbarie », la demande de protection du « peuple français (représentant) la liberté et la justice », peuvent être interprétés, sans doute, comme une habile manœuvre pour prendre les alliés au piège de leur phraséologie. Cependant, ces formules sont le signe que le groupe, et donc Quoc, un an et demi avant le congrès de Tours, étaient encore bien loin d’avoir opté pour l’affrontement brutal avec la domination coloniale.

L’équipe envoya le texte à tous les journaux, en France. Sur le coup, seule L’Humanité (sous-titre à ce moment : Journal socialiste) en rendra compte, en page 4. Après un résumé des Revendications, présenté comme émanant d’un « groupe de patriotes annamites  », sans citer le nom de Nguyen Ai Quac, la rédaction commenta :

« Comme socialistes sincères, défendant les droits de tous les peuples, nous appuyons les protestations des Annamites victimes des crimes du colonialisme français comme nous soutenons les revendications des Égyptiens victimes de l’impérialisme anglais » ( Le droit des peuples. Les Annamites , 18 juin 1919).

C’est surtout, ensuite, dans la diffusion, que l’équipe s’engagea. Et, ardeur de la jeunesse (Quoc) ou calcul politique de discrétion (Trinh), c’est Nguyen Ai Quoc qui fut en première ligne, entrant donc immédiatement dans le peau de ce pseudonyme.

Il fallait d’abord faire connaître le texte aux tout premiers destinataires, les délégués à la Conférence internationale de Versailles. Et commencer par les Français. On ne sait si Quoc tenta d’approcher Clemenceau – qui avait bien changé depuis ses engagements de jeunesse contre Jules Ferry. C’est vraisemblable. Par contre, on possède un témoignage de première importance : Quoc se présenta au domicile de Jules Cambon, membre de la délégation française, collaborateur direct du Tigre. Il fut reçu par

Ho Chi Minh - interieur.indd 42 17/07/2019 15:34

Page 43: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

431919-1920- Naissance et premières manifestations d’un certain Nguyen Aï Quoc, Paris

la nièce de l’homme politique, Geneviève Tabouis (plus tard journaliste célèbre)15. Mais il fallait également – la bonne volonté française étant plus qu’hypothétique – sensibiliser les délégations étrangères. Si l’on en croit les informateurs de police, l’équipe (ou Quoc seul ?) adressa le texte à « toutes les puissances réunies à la Conférence de la Paix »16. On sait par exemple, grâce aux Archives américaines, qu’il envoya le texte au Secrétaire d’État Robert Lansing17.

Mais ce texte avait évidemment été conçu pour une plus large diffusion. Il fut ronéoté, sous forme de tract, à 12.000 exemplaires, en deux tirages (Imprimerie Charpentier)18. Quoc en personne, sans doute avec d’autres Vietnamiens, le distribua dans diverses réunions de la SFIO, de la LDH, de la CGT. Quoc se fit particulièrement remarquer par son ardeur à prendre (ou à vouloir prendre) la parole pour y développer les grands thèmes des Revendications (ce qui semble indiquer une rapide familiarisation avec la langue française parlée). Ainsi, le 8 janvier 1920, la LDH organise dans les locaux de la société de Géographie une grande réunion sur le thème «  La Paix menacée en Extrême-Orient  », sous la présidence du grand historien Alphonse Aulard. Les orateurs prévus sont le député socialiste Marius Moutet, l’infatigable témoin-accusateur Félicien Challaye, Earl K. Whang, secrétaire général de la mission coréenne et Sia-Lei19, secrétaire général de l’Association des travailleurs chinois en France20. Quoc demande la parole mais, de manière incompréhensible – car l’Indochine était bel et bien en Extrême-Orient ! – la tribune la lui refuse, M. Aulard précisant 15. Voir son témoignage in Les princes de la paix, Paris, Albin Michel, 1980.16. ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, pages 34 à 37.17. Lettre de Nguyen Ai Quoc au Secrétaire d’État US Robert Lensing, 18 juin 1919, in Records of the American Commission to Negociate Peace, 1914-1931, https://catalog.archives.gov/id/5049414. Fac similé in ouvrage coordonné par Hong Ha, Bac Ho O Phap (L’oncle Ho en France), Hanoï, NXB Giao Duc Viet Nam, 2009. 18. Rapport du Ministère de l’Intérieur, Direction de la Sûreté générale, 30 janvier 1920 ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 219. Chiffre confirmé par Robert O’Melia, French Communists and Colonial Revolutionaries  : The Colonial Section of the French Communist Party, 1921-1926, A Dissertation submitted to the Graduate Faculty in History in partial fulfillment of the requirements for the degres of Doctor of Philosophy, The City University of New York, 1980, doc. dactylographié.19. Orthographié Sta-Lei par Le Populaire. 20. Le Populaire, 8 janvier.

Ho Chi Minh - interieur.indd 43 17/07/2019 15:34

Page 44: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

44

« qu’on n’oublie pas les Annamites, que M. Moutet s’intéresse à eux »21. Cette expression, «  s’intéresse à eux », était révélatrice de l’état d’esprit fraternaliste de tout un courant de la gauche française. Que l’on retienne, cependant, ce nom  : Marius Moutet. Ce fut sans doute sa première rencontre avec le futur Ho Chi Minh. Le député, déjà alors très connu, croisera bien des fois, par la suite, le chemin des patriotes vietnamiens, pour le meilleur (la défense des libertés en Indochine dans les années 1930) et pour le pire (le double jeu au printemps-été 1946, puis le ralliement au bellicisme en décembre 1946-janvier 1947, voir infra).

L’autre population visée était les Vietnamiens de France. En ce lendemain de guerre mondiale, il restait des dizaines de milliers de soldats et de travailleurs sur le sol de la métropole. Quoc et ses camarades ne rataient jamais une occasion de transmettre le texte à leurs compatriotes, par remises discrètes de la main à la main ou par courrier. Un informateur de la police, en mars 1920, signale que Quoc s’apprête à reprendre les Revendications, en quoc ngu, et à les mettre en vers, forme prisée par tous les Vietnamiens22. Deux ans plus tard, lorsque le roi Khai Dinh (le père du futur Bao Dai), considéré comme fantoche par les patriotes, vint à Marseille (il était invité à l’occasion de l’Exposition coloniale), Quoc se déplaça dans la cité phocéenne et distribua ce texte, en quoc ngu et en chu nom23.

La Sûreté combattait bien sûr impitoyablement cette pratique :

«  Nous savons, avait écrit très vite Quoc (L’Humanité, 2 août 1919), qu’un commandant supérieur des groupement de travailleurs coloniaux a prescrit, probablement en vertu des ordres qu’il a reçus de plus haut placés que lui, aux chefs de groupement de saisir tous les exemplaires de la note des revendications annamites qu’ils trouveraient entre les mains des Travailleurs annamites ».

21. Rapport Arnoux (nom rajouté à la main par l’auteur), 9 janvier ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, pages 202 et suiv. 22. Rapport de Jacques, 5 mars 1920. Le rédacteur précise qu’il s’est procuré le texte en vers et qu’il joint le document. Mais il n’y a rien dans les archives, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 258.23. Rappel : écriture vietnamienne en idéogrammes.

Ho Chi Minh - interieur.indd 44 17/07/2019 15:34

Page 45: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

451919-1920- Naissance et premières manifestations d’un certain Nguyen Aï Quoc, Paris

Un officiel français : « Nguyen : Nom patronymique fort commun.

Ai : Aimer. Quoc : Patrie. Autrement dit : Nguyen aime sa patrie »24.

L’apparition de ce nom, Nguyen Ai Quac, ou Quoc, fut un véritable événement. Les hommes politiques (et les policiers) français avaient des adversaires connus, en quelque sorte de vieilles connaissances, tous en France depuis plusieurs années, tous évidemment fichés, soupçonnés, contrôlés, certains même un temps emprisonnés… et voilà qu’un nouveau nom apparaissait. Le 23 juin, soit six jours seulement après la publication des Revendications, le cabinet du Président de la République transmet une demande pressante :

«  M. le Président de la République a reçu une communication qui lui a été adressée par M. Nguyen-Ai-Quac, demeurant 56 rue Monsieur le Prince, qui déclara être mandaté par le “Groupe des patriotes annamites“. M. le Président de la République me charge de vous prier de vouloir bien le renseigner sur la personnalité de M. Nguyen-Ai-Quac et du groupe au nom duquel il agirait »25.

Peut-être la première apparition de ce nom sur un document officiel. Le 5 juillet, le Directeur de l’Indochine au ministère des Colonies répercute la question :

« M. le Président de la République a communiqué au département certains documents qui lui ont été adressés par M. Nguyen Ai Quac, demeurant 56, rue Monsieur-le-Prince à Paris, qui déclare être mandaté par le Groupe des patriotes annamites. M. le Président de la République demandant des renseignements sur la personnalité de M. Nguyen Ai Quac et sur le groupe au nom duquel il agirait, je serais très

24. Lettre manuscrite de M. Josselme, interprète, chef du Contrôle postal, 26 juin 1919 ; ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, page 110.25. Lettre du secrétaire général civil de la Présidence au Ministre des Colonies, signée Pichon ; ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, page 6.

Ho Chi Minh - interieur.indd 45 17/07/2019 15:34

Page 46: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

46

obligé à M. le contrôleur général de vouloir bien me faire connaître si le nom du requérant correspond à un de ceux inscrits sur les listes des travailleurs indochinois en France et me communiquer tous renseignements qu’il pourrait posséder ou recueillir sur la personnalité de cet indigène et du groupement qu’il dit représenter »26.

Le 9 juillet, Pierre Guesde, contrôleur des troupes indochinoises, transmet à son ministère de tutelle une première (  ? ) information d’importance, qu’il tient d’un des agents-interprètes du contrôle postal :

«  Les trois mots qui terminent ne forment pas un nom, c’est sans doute sans un anonymat qui se traduit par27 Nguyen  : Nom patronymique fort commun. Aï  : Aimer. Quoc  : Patrie. Autrement dit : Nguyen aime sa patrie »28.

Ou même «  Nguyen-aime-patrie  », comme le traduit (et en petit nègre) un autre agent de la Sureté29. Ce n’est qu’en août que le ministère des Colonies est à même de rédiger ce qu’on peut considérer comme la première note de synthèse des services français sur ce jeune Annamite :

«  J’ai l’honneur de vous faire connaître que d’après les renseignements fournis par M. le Préfet de Police, le nommé Nguyen-Aï-Quâc, originaire de l’Indochine, est âgé de 27 ans. Il est arrivé à Paris en juin dernier venant de Londres et habite depuis le 13 juillet, 6 villa des Gobelins, chez le bomme Phan-Van-Truong, né en 1878 à Hanoï (Tonkin), avocat à la Cour d’appel de Paris.

26. Rapport du Dr du service de l’Indochine au ministère des Colonies, 5 juillet 1919, ANOM, SLOTFOM, Série I, Carton 8. 27. En face de chaque nom en caractères latins figurait la correspondance en nom (idéo-grammes vietnamiens). 28. Lettre manuscrite de M. Josselme, interprète, chef du Contrôle postal, 26 juin 1919 ; ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, page 110.29. M. Louis, contrôleur, lettre à M. le Résident supérieur, contrôle général des contingents indochinois, Paris, 10 juillet 1919, ANOM, SLOTFOM, Série I, Carton 8.

Ho Chi Minh - interieur.indd 46 17/07/2019 15:34

Page 47: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

471919-1920- Naissance et premières manifestations d’un certain Nguyen Aï Quoc, Paris

Nguyen-Aï-Quâc appartiendrait à une riche famille de l’Indochine. Il a fait de bonnes études en Angleterre où il a résidé une dizaine d’années. Depuis son arrivée en France, il a rendu visite à de nombreux compatriotes, puis est parti pour Toulouse le 25 juillet, en compagnie d’un autre annamite nommé Nguyen-Nhe-Chuyen, qui exercerait dans cette ville la profession de photographe. Pendant son court séjour ici, il n’a donné lieu à aucune remarque défavorable. Nguyen-Aï-Quâc, se faisant l’interprète de tous les Annamites résidant en France, a rédigé en leur nom le manifeste intitulé “Revendications du Peuple Annamite“, dont il a envoyé des exemplaires à un grand nombre de Parlementaires et à des Membres du Gouvernement.

Bien qu’aucun groupement ne soit légalement constitué en France, il existe depuis longtemps un groupe qui s’intitule “Groupe des Patriotes Annamites” dont les chefs étaient, jusqu’à ces temps derniers, Phan-Van-Truon, Avocat déjà cité, et Phan-Chan-Trinh, né le 10 octobre 1874 à Tay-Loc (Annam). En raison d’une inculpation dont ils ont fait l’objet en juillet 1915, pour “complot contre la sûreté de l’État“, se rapportant aux bombes dites “de Hanoï”, ces derniers ont passé la direction à Nguyen-Aï-Quâc, dont ils restent les principaux collaborateurs.

Au point de vue politique, ces étrangers professent tous des opinions socialistes.

Phan-Van-Truong et Phan-Chan-Trinh passent pour nourrir des sentiments hostiles à la France ; mais, depuis qu’ils habitent à Paris, aucun fait précis n’est venu corroborer cette information »30.

Nous sommes à ce moment deux mois après le choc de la diffusion des Revendications. Et l’on constate que le ministère des Colonies, malgré 30. Le ministre des Colonies à M. Le Secrétaire général civil de la Présidence de la République, Lettre dactylographiée, non datée, postérieure au 9 août (car reprenant des informations transmises par Préfet de Police à Oudinot le 9)  ; ANOM, SLOTFOM, 1919, pages 94 et suiv.

Ho Chi Minh - interieur.indd 47 17/07/2019 15:34

Page 48: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

48

les premières recherches fiévreuses déjà entreprises sur place (mais où chercher ? nul ne peut alors situer la région de naissance de ce nouveau venu, et le Viet Nam est vaste), est bien impuissant à fournir une masse de détails fiables sur l’identité et le parcours de ce Quoc : il « appartiendrait à une riche famille de l’Indochine  » (alors qu’il venait de milieux non pas pauvres, mais certainement modestes)… il « aurait vécu une dizaine d’années » en Angleterre (il y resta au maximum cinq ans) pour y faire de « bonnes études » (il y exerça des travaux manuels)31. Les nombreuses fautes d’orthographe dans les noms propres amènent à conclure que le policier français qui recueillit le rapport oral de l’agent vietnamien n’était pas un connaisseur pointu des choses du Viet Nam.

En novembre 1919, un autre agent écrit :

« Les renseignements recueillis aux groupements d’Aubervilliers et de Vincennes ont permis de fixer sur l’existence de Nguyen Ai Quoc réellement nommé Ai et non Quoc (…). On n’a pu connaître d’où il vient, quelle est sa famille »32.

Les vrais connaisseurs de la langue vietnamienne ont dû sourire en lisant cette formule  : «  réellement nommé Ai et non Quoc  ». Léger progrès en décembre de la même année : « Nguyen s’appellerait Nguyen-Van-Thanh et serait originaire Tourane »33. Nguyen-Van-Thanh à la place de Nguyen Tat Thanh… Tourane, l’actuelle Da Nang, effectivement au centre Viet Nam, dans sa région natale : la police française commençait à approcher la vérité. Mais commençait seulement.

Il faut attendre le 27 janvier 1920 pour qu’apparaisse, dans un rapport des services de la Sûreté d’Annam, une information fiable sur lui et sa famille : un « certain Nguyen Tat Thanh », naguère « employé sur bateau faisant service France, Amérique, Angleterre, ayant habité longtemps

31. Rapport d’agent, non daté (probablement janvier 1920) ni signé, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 206.32. Rapport de Jean, 3 novembre 1919 ; ANOM, SLOTFOM, 1919 avec photographies, page 140.33. Ministère des Colonies, Dépêche télégraphique, 29 décembre 1919  ; ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, page 79.

Ho Chi Minh - interieur.indd 48 17/07/2019 15:34

Page 49: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

491919-1920- Naissance et premières manifestations d’un certain Nguyen Aï Quoc, Paris

Angleterre », pourrait bien être le « pseudo Nguyen Ai Quoc »34. C’est probablement à ce moment, mais à ce moment seulement, que les policiers dirigent leurs investigations vers la région natale de Quoc. Ils convoquent alors son frère, sa sœur35, et même les habitants du village natal de Kim Lien36, leur soumettent une photo, mais se heurtent à des refus polis de reconnaître Quoc. Mauvaise volonté de coopérer avec les Français ? Réelle interrogation (ils n’avaient plus revu Thanh depuis au moins dix ans) ? Mauvaise qualité de la photo ?

Plus tard encore, le 17 septembre 1920, un informateur constate, désabusé, qu’il est incapable d’établir l’identité de ce Quoc :

« Le nommé Nguyen n’est porteur d’aucune pièce d’identité de son pays d’origine. Il a en sa possession une carte d’identité qui lui a été délivrée le 4 septembre 1919 sur présentation d’une lettre de M. Daniel Renoult37, journaliste, et une carte d’entrée à la Bibliothèque Nationale qui lui a été délivrée sur la recommandation de M. Longuet, député »38.

C’est là la première référence aux relations entre Quoc et ce député socialiste. Jean Longuet n’était pas un homme politique ordinaire. D’abord par son ascendance : il était le fils aîné de Charles Longuet et de Jenny Marx, fille du grand théoricien révolutionnaire. Ce qui lui valut de la part de Léon Daudet cette jolie apostrophe : « petit-fils du boche Karl Marx »39. Mais également par ses engagements internationalistes (jamais

34. Télégramme Montguillot, Saïgon, 27 janvier 1920  ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 218.35. Rapport de Robin, Hanoï, 15 juin 1920 ; ANOM, SLOTFOM, Dossier 1920, page 277. 36. Rapport de Sogny, chef de la Sûreté en Annam, Hué, 7 mai 1920  ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 283. 37.Lettre Préfet de police à ministre des Colonies, 7 septembre 1920  ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 306. 38. Rapport de police, 17 septembre 1920, citée par Denis Gazquez, «  Révolution, culture et bibliothèques : Hô Chi Minh à Paris, 1917-1923 », in Mélanges en l’honneur de Charles Fourniau, op. cit. 39. « Flétris ! », éditorial, L’Action française, 20 janvier 1918.

Ho Chi Minh - interieur.indd 49 17/07/2019 15:34

Page 50: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

50

démentis, même après le choix du maintien au sein de la SFIO). On trouvera infra plusieurs trace des rencontres Longuet / Quoc.

Un long combat : Albert Sarraut contre Nguyen Ai Quoc

Le jeune militant se fit également le porteur de ces Revendications auprès des autorités. Et, avant tout, d’Albert Sarraut.

La carrière de celui-ci fut sans doute l’une des plus riches (et certainement la plus longue) des membres du Parti colonial, d’un premier mandat de Gouverneur général de l’Indochine (novembre 1911-décembre 1913) aux derniers temps de sa vie (présidence de l’Assemblée de l’Union française jusqu’en 1958, il avait alors 86 ans), en passant par un second mandat à Hanoï (novembre 1916 - mai 1919) et deux séjours rue Oudinot, au ministère des Colonies (janvier 1920 - mars 1924 et juin 1932 - septembre 1933). Politiquement, Sarraut a présenté plusieurs facettes. Durant ses séjours en Indochine, il avait alterné la répression (fondation le 7 février 1917 de la Sureté Générale Indochinoise, SGI ; assassinat du De Tham) et la mise en place de réformes et même d’une certaine liberté d’expression laissée à la presse : ce fut la politique d’association franco-annamite40. Il pouvait donc apparaître comme un libéral.

Quoc pour sa part n’ignorait pas qu’il y avait des nuances, des divergences, au sein du Parti colonial  : «  Entre vos idées et (celles de M. Sarraut) il y a toute la distance des deux antipodes », écrivit-il plus tard à l’ultra-réactionnaire Ernest Outrey (lettre citée infra). Formule qui pourrait laisser croire que Quoc eut des illusions sur la capacité de Sarraut de réformer le système. Mais que l’on peut tout aussi bien interpréter comme un coup de chapeau sans importance, visant à souligner – et à élargir – les failles chez les colonialistes.

C’est le 6 septembre 1919 qu’eut lieu la première rencontre entre Sarraut, fraichement de retour de Hanoï, et Quoc. A priori, le jeu n’était

40. Agathe Larcher, « La voie étroite des réformes coloniales et la “collaboration fran-co-annamite“ (1917-1928) », Outre-Mers, Revue d’Histoire, n° 309, 1995.

Ho Chi Minh - interieur.indd 50 17/07/2019 15:34

Page 51: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

511919-1920- Naissance et premières manifestations d’un certain Nguyen Aï Quoc, Paris

pas égal. Outre une différence d’âge (vingt ans), il y avait un gouffre entre le politicien roué, expérimenté (député depuis déjà 15 ans à ce moment, ministre dès 1914), et le petit Annamite, en France depuis seulement trois mois, au vocabulaire français encore hésitant. Nul doute que, recevant Quoc, Sarraut pensait lui en imposer et, pourquoi pas, l’utiliser, à un moment ou à un autre. Après tout, même si chacune des Revendications était irrecevable pour lui, le ton général n’était pas enflammé. Et, si ce Quoc avait déjà signé des articles de L’Humanité et du Populaire, il n’avait pas encore réellement entamé son chemin vers la radicalité. Et puis, l’histoire était emplie de militants de gauche retournés…

On n’est pas en mesure de connaître le contenu de cet entretien. Le plus probable est que Sarraut voulut jauger son interlocuteur. Il ne s’engagea nullement sur le contenu du document. Ce qui explique la lettre écrite par Quoc dès le lendemain, très respectueux dans la forme, mais totalement fidèle aux Revendications :

« Monsieur le Gouverneur général,

Comme suite à notre entretien d’hier, j’ai l’honneur de vous adresser ci-jointe la note des revendications annamites.

Comme vous avez eu l’obligeance de nous dire que vous étiez disposé à mettre les choses au point, je prends la liberté de vous demander de vouloir bien nous faire indiquer ce qu’il y a déjà de fait concernant les huit revendications et les documents auxquels nous devons nous reporter car je pense que les huit questions restent entières, aucune d’elles n’ayant encore reçu une solution convenable.

Veuillez agréer, Monsieur le Gouverneur, l’assurance de mon profond respect.

Nguyen Ai Quac41, 6 villa des Gobelins, 6Paris 13 è. »42.

41. Signature manuscrite.42. ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, page 11.

Ho Chi Minh - interieur.indd 51 17/07/2019 15:34

Page 52: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

52

Cet entretien inaugura plusieurs décennies de relations orageuses. Quoc fut de nouveau reçu par Sarraut à deux reprises, début 1921 et

en juin 1922. Si l’on en croit les confidences qu’il fit à un informateur43, ces entretiens prenaient souvent l’allure de dialogues de sourds (il s’agit ici de la rencontre de début 1921) :

« Un autre jour, j’ai vu Monsieur Sarraut, m’a dit Nguyen Ai Quoc. “Si la France m’a déclaré Monsieur Sarraut, vous rendait l’Indochine, vous ne pourriez pas vous gouverner car, vous n’êtes pas solidement armés”. “Pourtant, Monsieur le ministre répondit Nguyen Ai Quoc à Monsieur Sarraut, voyez le Siam et le Japon ! Ces deux pays non pas une civilisation plus ancienne que la nôtre, ils sont pourtant placés parmi les nations du monde. Si la France nous rendait notre pays, elle verrait sans aucun doute que nous nous saurions le gouverner”. À ces mots, Monsieur Sarraut (…) changea de conversation »

On peut considérer que le (même maigre) capital confiance dont bénéficia Sarraut avait pris fin avec ces différents échecs. En tout cas, la Lettre ouverte qu’il lui destina à l’été 1922 scella la rupture entre les deux hommes. Il s’agissait de dénoncer les filatures et espionnages de la police contre tous les Annamites -– et, par delà, tous les indigènes – qui avaient le mauvais goût de dénoncer le système colonial (voir infra le long développement consacré à ces pratiques) :

« Excellence,

Nous savons parfaitement bien que votre affection pour les indigènes des colonies en général, et en particulier des Annamites, est grande.

Sous votre proconsulat, le peuple d’Annam a connu la vraie prospérité et le réel bonheur, bonheur de voir pulluler dans tout le

43. Entretien du 28 février 1921, rapport de Josselme à M. le résident supérieur Guesde, Marseille, 25 mars 1921  ; ANOM, SLOTFOM, année 1921, pages 397 et suiv. Cet entretien est cité plus complètement infra.

Ho Chi Minh - interieur.indd 52 17/07/2019 15:34

Page 53: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

531919-1920- Naissance et premières manifestations d’un certain Nguyen Aï Quoc, Paris

pays des débits d’alcool et d’opium qui, concurremment moment avec les fusillades, la prison, la démocratie et tout l’appareil perfectionné de la civilisation moderne, rendent l’Annamite le plus avancé des Asiatiques et le plus heureux des mortels.

Cet acte de bienveillance nous évite la peine de retracer tous les autres  ; tels que le recrutement et l’emprunt forcés, les répressions sanglantes, le détournement et l’exil d’un roi, la profanation des lieux sacrés.

Comme dit un poème chinois  : “Le vent de la tendresse suit le mouvement de votre éventail et le pluie de la vertu précède la trace de votre voiture”. Devenu suprême chef de toutes les colonies, votre sollicitude particulière pour les Indochinois ne fait qu’augmenter avec votre grandeur. Vous avez créé à Paris même un service spécialement chargé - surtout pour l’Indochine précise un organe colonial - de surveiller les indigènes résidant en France.

Mais “surveiller” seulement paraissait insuffisant à la pitié paternelle de Votre Excellence, et Elle a voulu faire mieux. C’est pourquoi depuis quelques temps, Elle a octroyé à chaque Annamite – cher annamite, comme dit V.E. – des aides de camp particulier. Bien que très primaires dans l’art de Sherlock Homes, ces braves gens sont très dévoués et particulièrement sympathiques. Nous n’avons que des louanges à faire à leur égard et de leur chef, Votre Excellence.

Nous sommes sincèrement touchés de l’honneur que Votre Excellence a eu l’extrême bonté nous faire, et nous l’aurions accepté avec la reconnaissance la meilleure si cet honneur ne paraissait pas un peu superflu et s’il n’excite pas des envies et des jalousies.

Au moment où le Parlement cherche à faire des économies, à comprimer le personnel des administrations  ; où le budget se trouve largement troué  ; où l’agriculture et l’industrie manquent

Ho Chi Minh - interieur.indd 53 17/07/2019 15:34

Page 54: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

54

de bras  ; où l’on cherche à imposer les salaires des travailleurs, et où la reproduction réclame toutes les énergies productrices, il nous semblerait antipatriotique d’accepter, à un moment pareil, des faveurs personnelles qui occasionnent nécessairement le gaspillage des forces de citoyens condamnés - comme les aides de camp - à l’oisiveté et la dépense de l’argent péniblement sué par le prolétariat.

Par conséquent, tout en restant votre obligé, nous déclinons respectueusement cette distinction flatteuse pour nous, mais trop coûteuse pour le pays.

Si Votre Excellence voulait absolument connaître ce que nous faisons tous les jours, rien n’est plus facile : nous publierons chaque matin un bulletin de mouvement que Votre Excellence n’aura qu’à se donner la peine de lire.

D’ailleurs, notre emploi du temps est tout à fait simple, et presque invariable :

Le matin : de 8 à 12, à l’atelier.L’après-midi : au bureau des journaux (de gauche naturellement)

ou à la bibliothèque.Le soir : dans notre chambre, ou dans des conférences éducatives. Dimanches et fêtes : visite des musées ou d’autres lieux intéressants.

Voilà !

En espérant que cette méthode commode et rationnelle donnera satisfaction à Votre Excellence, nous lui prions d’agréer, etc. »

(Le Peuple, 25 juillet 1922 ; Le Paria, 1er août 1922).

Désormais, Quoc ne cessera de poursuivre Sarraut de ses sarcasmes. Le ministre prononce-t-il un discours qui se veut novateur devant les élèves de l’École coloniale44 ? Ce ne sont, pour son contradicteur, que « gestes 44. Discours du 5 novembre 1923, in Bulletin de l’Agence générale des Colonies, décembre 1923 (Gallica).

Ho Chi Minh - interieur.indd 54 17/07/2019 15:34

Page 55: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

551919-1920- Naissance et premières manifestations d’un certain Nguyen Aï Quoc, Paris

théâtraux (…), style ronflant et vide (…), clichés usés et retapés », un ton de « grandiloquence jusqu’à l’impudence » (Le Paria, janvier 1924)45. Sarraut est-il (un temps) exclu du Parti radical pour avoir voté en faveur des décrets-lois Poincaré ? Quoc s’en réjouit bruyamment (Le Paria, mai 1924)46. Plus tard encore, Quoc brossera un portrait de Sarraut dans Le procès de la Colonisation française47, lui décernant la première place parmi les « empoisonneurs des indigènes » (allusion aux régies de l’alcool et de l’opium).

Dans la période qui suivit, Quoc vécut hors de France, à l’exception d’un court voyage fin 1927 (voir infra), et donc ne pouvait être atteint par Sarraut. Ce n’est sans doute pas l’envie qui manquait à ce dernier, lui qui, passé par le ministère de l’Intérieur, fut le père d’une formule célèbre : « Le communisme, voilà l’ennemi ! » (Constantine, 22 avril 1927).

Vingt nouvelles années passèrent. Ho Chi Minh supplanta bientôt Nguyen Ai Quoc. Devenu président d’un État reconnu comme « libre » par les accords du 6 mars 1946 (voir infra), il fut invité officiellement en France. Parmi les nombreuses personnalités qu’il rencontra figura… Albert Sarraut qui, imperturbable, s’apprêtait à poursuivre sous la IVè

république une carrière politique commencée 40 années plus tôt sous la IIIè. Il se trouve que l’artisan, côté français, de ces accords, qui accompagna ensuite Ho en France, Jean Sainteny, était le gendre de Sarraut. Témoin de cette rencontre, il rapporta le cri du cœur du politicien en retrouvant Ho :

« Ah ! Vous voilà enfin, vieux brigand ! Quand je pense que j’ai passé une bonne partie de ma vie à vous courir après »48.

Le paradoxe est que ce colonial à l’ancienne fut, lors de cette période clé 1945-1946, un partisan des solutions libérales, critiquant la fermeture d’esprit des officiels français. Il écrira plus tard :

45. « M. Albert Sarraut et la Déclaration des Droits de l’Homme » 46. « La faillite de la colonisation française » 47. Op. cit. 48. In Face à Ho Chi Minh, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 55 17/07/2019 15:34

Page 56: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

«  Des conversations que, dans cette période juillet-août 1946, j’ai pu avoir avec Ho Chi Minh, l’impression profonde m’est restée du désir sincère qu’il avait à ce moment-là, d’une entente, d’une coopération avec nous »49.

Mais il ne fut pas écouté. Et c’est un ministre de gauche, un ami des indigènes, le socialiste Marius Moutet, qui encouragea, puis couvrit de son autorité, les initiatives du clan d’Argenlieu précipitant finalement les deux pays dans une guerre de huit années.

49. Déclaration à L’Express, 11 juillet 1953. Dans son ouvrage Ho Chi Minh, dernière chance, Paris Flammarion, Coll. Argus, 1968, Henri Azeau cite un long texte de Sarraut, qui fait la synthèse de cette période 1945-1947, très critique de la politique française. Malheureusement, la datation est erronée (Discours du 9 mars 1959 devant l’Assemblée de l’Union française, alors que celle-ci avait été dissoute en mai 1958 ; il faut probable-ment lire 9 mars 1958).

Ho Chi Minh - interieur.indd 56 17/07/2019 15:34

Page 57: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1919-1923. Du socialisme au communisme

Nguyen Aï Quoc fréquenta presque immédiatement après son arrivée en France le Parti socialiste SFIO et la Ligue des Droits de l’Homme.

Lui-même déclara à un journaliste américain (non nommé), correspondant d’un périodique chinois :

«  J’ai cherché un peu partout à grouper des sympathies, entre autre le parti socialiste s’est montré peu satisfait des procédés du Gouvernement et nous a accordé son appui bien volontiers. Là est en France notre unique espérance »1.

Comment pouvait-il en être autrement  ? Aucun autre courant politique, alors, ne défendait les droits des indigènes, avec, certes, une série infinie de variations en son sein, du paternalisme à un (très rare) anticolonialisme.

À partir du second semestre de 1919, les militants socialistes et liguards commencèrent à prendre l’habitude de croiser ce camarade particulier. Il faut bien comprendre ce qu’avait de totalement nouveau ce phénomène : hors quelques exceptions – dont la plus notable était celle de l’Algérien Abdelkader Hadj Ali, vite ami de Quoc, militant d’exception trop oublié de la mémoire communiste2 –, il n’y avait pas de colonisés dans les rangs de la gauche française. Les Vietnamiens qui avaient précédé Quoc en France témoignaient certes de la sympathie pour les idées socialistes, mais n’imaginaient pas adhérer à un parti politique français, ne se déplaçaient guère dans les meetings, et en tout cas n’y prenaient jamais la parole.

1. «  Interview du représentant annamite Nguyen-Ai-Quoc  », ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, pages 163 et 164.2. Ce militant algérien de la première heure a toutefois fait l’objet d’une biographie (tardive) dans son pays natal : Abdellah Righi, Hadj Ali Abdelkader, pionnier du mouve-ment révolutionnaire algérien, Alger, Casbah Éd., 2006.

Ho Chi Minh - interieur.indd 57 17/07/2019 15:34

Page 58: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

58

Premières activités militantes au Parti socialiste et à la Ligue des droits de l’Homme

Quand Quoc adhéra-t-il à la SFIO ? Deux militants de l’époque, dont un célèbre, ont affirmé avoir côtoyé Nguyen Ai Quoc au Parti socialiste. Le premier, Boris Souvarine, élément historique du communisme français originel, affirme avoir connu Nguyen Ai Quoc « en 1917, quand il est venu à Paris, venant de Londres » et l’avoir vu pour la première fois « au siège de la 9è section du Parti socialiste », et même d’avoir reçu de ses mains l’adhésion à la SFIO du jeune homme (témoignage de 1976)3. Le second, Michele Zecchini, affirmera pour sa part avoir rencontré Quoc à Paris en juillet 1918 (témoignage de 1970) :

«  Il était déjà très lié avec mes camarades français, dont Charles Longuet, Marcel Cachin, Paul Vaillant-Couturier, Léon Blum, Edouard Henriot, etc. »4.

On peut pourtant admettre que la mémoire de ces deux témoins, un demi-siècle plus tard, ait été approximative. Pourquoi, par exemple, selon Souvarine, Quoc serait-il allé à la « 9è section du Parti socialiste » alors qu’il n’a jamais habité cet arrondissement  ? L’explication de Souvarine paraît courte : le 9è arrondissement avait « la section la plus animée, la plus vivante, la plus “intéressante” de Paris (…), la section des intellectuels et même, soit dit en toute modestie, mais je me borne à raconter, la “section des as” »5. Et la date de 1917 est fortement sujette à caution, on l’a vu. Quant à Zecchini, le simple fait de présenter le radical Herriot comme un « camarade » est troublant. Plus anecdotique est l’erreur de prénom de Longuet, le témoin ayant confondu Charles (mort en 1903), gendre de Marx, et son fils Jean. Enfin, toujours chez Zecchini, une approximation chronologique plus que gênante : le militant affirme que, sur demande

3. « De Nguyen Ai Quoc en Ho Chi Minh », Revue Est & Ouest, 1er au 15 mars 1976. http://est-et-ouest.fr/revue/HL051_articles/051_007.pdf4. « Le calligraphe », Planète Action, n° cité. 5. Boris Souvarine, article cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 58 17/07/2019 15:34

Page 59: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

591919-1923. Du socialisme au communisme

de Vaillant-Couturier, c’est lui qui trouva le petit logement de l’impasse Compoint. Or, il évoque l’année 1918 et Quoc ne s’installa là qu’en 1921.

Mais le portrait brossé par le même Zecchini paraît pourtant confirmer bien des observations de l’époque :

«  Le futur Ho Chi Minh avait un visage d’une grande pureté ascétique, animé d’une telle foi révolutionnaire qu’il en devenait envoûtant. Par exemple, ses yeux fascinaient Maria et lui faisaient peur. Elle me disait toujours avoir lu un roman à deux sous dont le nom de l’auteur aujourd’hui m’échappe, où il est question d’un criminel asiatique qui, pour fuir la police, se grime en occidental et se fait appeler Ferdinand. “Eh bien ! Michele, vois-tu, me disait-elle souvent, ton copain Nguyen Ai Quoc, c’est tout le portrait de Ferdinand”. Cela n’empêchait pas Maria de nous accompagner quand nous sortions vers deux ou trois heures du matin dans le silence des rues de Paris troublé par les seuls sabots des chevaux qui allaient aux Halles. La Révolution d’octobre était tout proche et nous nous exaltions en pensant que nous vivions une période extraordinaire.

Un soir comme nous revenions doucement d’une réunion à

l’ancien palais de la Mutualité et que nous devisions gaiement, Maria soudain n’y tint plus et révéla au futur Ho Chi Minh le trouble où la plongeait la lecture de ce fameux roman à deux sous. Nous nous esclaffâmes. C’est alors que Vaillant Couturier dit à Maria : “Si cela doit te tranquilliser, appelons-le donc Ferdinand“. Ce qu’elle fit et nous avec ».

Ce qui ne souffre aucune contestation est l’engagement, quasi immédiat après les Revendications de juin 1919, du jeune Annamite dans les activités socialistes.

Le 5 août 1919, L’Humanité, qui a ouvert une souscription « pour élever un monument à Jaurès », note qu’un certain « Nguyen Ai Quo, Paris » (comme souvent alors, nom mal orthographié) a versé 5 francs.

Ho Chi Minh - interieur.indd 59 17/07/2019 15:34

Page 60: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

60

Le même quotidien,  le 13 janvier 1920 et Le Populaire du lendemain informent leurs lecteurs que «  le secrétaire du groupe des révolutionnaires annamites  » invite «  les camarades de la 14ème

Jeunesse  » à «  une  conférence sur l’évolution sociale des peuples  en Extrême-Orient, et des revendications de l’ancienne nation d’Annam »6 au 111 rue du Château7. Mais, du propre aveu de Quoc, personne ne vint : les Français ne s’intéressaient pas à ces questions et les Indochinois avaient peur des mouchards8. En février, Nguyen-al-Quac (encore une orthographe nouvelle) est présent lors d’une fête municipale socialiste :

«  Les citoyens Thorberg, secrétaire de la  Confédération Générale du Travail de Suède, et de  Nguyen-al-Quac,  secrétaire de la section socialiste annamite de France, ont  assuré qu’ils participeraient à la grande  fête socialiste, que la municipalité de  Saint-Denis a placée sous la présidence  d’honneur et effective de notre ami Marcel  Cachin, directeur de “L’Humanité”  » (« Une grande manifestation socialiste », Le Populaire, 2 février 1920).

Le 1er mai suivant – son premier à Paris –, il franchit une étape et prononce un discours (son français s’est donc rapidement amélioré… par contre l’orthographe des journalistes a encore empiré) :

«  Devant la Mairie du Kremlin-Bicêtre, un meeting de plus de 2.000 personnes a eu lieu à 14 heures. Carrère, secrétaire du Comité intersyndical, Émile Rousset, Gérard, des menuisiers, Leguilherm, des hôpitaux, Aguyen Ai Quâ, secrétaire du Parti socialiste annamite, ont pris la parole. La foule s’est rendue ensuite à la barrière d’Italie en chantant “L’Internationale“ » (L’Humanité, 2 mai)

6. Même titre : « Divers. Révolutionnaires annamites ». 7. Ce local était un haut lieu des initiatives de la SFIO, puis du PCF. Le 17 juillet 1919, des militants y avaient même proclamé un « Soviet du XIVème ». Voir Henri Dubief, «  Contribution à l’histoire de l’ultra-gauche  : Maurice Heine  », in Mélanges d’histoire sociale offerts à Jean Maitron, Paris, Les Éditions ouvrières, 1976. 8. Conversation avec Jean, Rapport en date du 21 janvier  ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 210.

Ho Chi Minh - interieur.indd 60 17/07/2019 15:34

Page 61: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

611919-1923. Du socialisme au communisme

Cette présence et cette prise de parole sont confirmées par l’informateur de police qui le surveillait  : Quoc aurait évoqué la «  cessation des expéditions coloniales dans le programme des socialistes »9.

« L’Annam… espère obtenir son indépendance grâce aux principes de Lénine » (Nguyen Ai Quoc, mars 1920)10.

Mais à ce premier engagement politique succéda un autre. Comme tous ses camarades, Quoc eut à choisir entre le maintien au sein de la « vieille maison » socialiste (selon l’expression de Blum lors du congrès de Tours) ou l’avenir promis par la radicalité communiste. On n’est documenté sur la participation du jeune Vietnamien à ces débats internes que par les sources policières, souvent à mille lieues des débats théoriques entre socialistes traditionnels et partisans du grand tournant. Mais, on l’a déjà signalé, la formation marxiste de Quoc en était encore à ses balbutiements. Les noms de Marx et Engels, mais aussi ceux de Lénine et de Trotsky (on parlait peu de Staline, en cette période) étaient nouveaux pour lui. On imagine le désarroi qui a pu parfois le saisir, au sein de ce Parti où les plus anciens avaient pu être Communards, où certains avaient une culture marxiste dense, les uns teintés de jauressisme, d’autres de guesdisme, parfois d’anarchisme, et des principes léninistes en cours d’acquisition. Comment s’y retrouver parmi ces noms, tous découverts en quelques mois par Quoc, parmi ces notions parfois abstraites ?

Faute de sources de première main, on peut se reporter aux souvenirs de celui qui était devenu Ho Chi Minh :

« Nguyên écoutait attentivement mais ne saisissait pas le sens d’une foule de termes nouveaux pour lui  : capitalisme, classe prolétaire, exploitation, socialisme, révolution utopique, Fourier, Karl Marx,

9. Rapport de Jean, non daté (début mai 1920)  ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 274. 10. Voir citation complète infra.

Ho Chi Minh - interieur.indd 61 17/07/2019 15:34

Page 62: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

62

réformisme, anarchisme, production, thèse, antithèse, libération, collectivisme, communisme, objectivisme, subjectivisme, etc. ». Il était d’autant plus tiraillé qu’il avait des amis chers dans les deux

camps. Candidement, il intervint pour demander la cessation des polémiques. Tous les socialistes ne militent-ils pas pour la Révolution ? Il ajouta :

« Pendant que vous passez votre temps à discuter, mes compatriotes, eux, souffrent et meurent »11.

Car sa préoccupation, alors unique, la libération de son peuple du joug colonial, était à mille lieues du grand débat en cours.

En juillet-août 1920 se tient à Moscou le IIe congrès de l’Internationale communiste, qui retient vingt et une conditions exigées de chaque section nationale pour être reconnue. Y compris la célèbre huitième :

«  Dévoiler impitoyablement les prouesses de “ses” impérialistes, (…) soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d’émancipation, (…) exiger l’expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, (…) nourrir au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimés, (…) entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression ». 

L’Humanité en publie sur quatre jours, du 14 au 17 juillet 1920, les principales décisions. Dont, les 16 et 17, les « thèses de Lénine sur les questions nationales et coloniales ». Les textes de base étaient donc accessibles à tous. Bien des années plus tard, celui qui était devenu Ho Chi Minh témoignera :

«  Quelle émotion, enthousiasme, lucidité et confiance cela m’a inculqué !  J’étais ravi aux larmes. Bien que seul dans ma chambre,

11. Tran Dan Tien, article autobiographique cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 62 17/07/2019 15:34

Page 63: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

631919-1923. Du socialisme au communisme

j’ai crié à haute voix, comme si je m’adressais à de grandes foules : “Chers compatriotes martyrs ! C’est ce dont nous avons besoin, c’est le chemin de notre libération !” »12.

Le jeune militant, plein de fougue révolutionnaire, ne pouvait être convaincu par le discours modéré de l’aile droite, qui s’apprêtait à garder l’étiquette SFIO. Il était plus attentif au discours communiste. Le 11 février 1920, L’Humanité annonce que les adhérents de la section Jeunesse SFIO du XXè arrondissement de Paris sont invités  à une « conférence sur “Le bolchevisme en Asie” par Nguyen Ai Quac ». Le 25 mars, même thème pour la section Jeunesse du XIIIè13. Le texte en a été malheureusement perdu. Mais, une fois de plus, un informateur de police est précieux, en résumant les propos de Quoc d’une formule :

« L’Annam, l’Égypte, l’Irlande espèrent obtenir leur indépendance grâce aux principes de Lénine »14.

On peut donc affirmer que dès ce moment, à la jonction entre l’hiver et le printemps 1920 (et donc avant la publication de juillet dans L’Humanité) s’était alors esquissé, puis affirmé, son mouvement vers l’adhésion au communisme.

Le passage à l’acte eut lieu début novembre 1920. Quoc est présent (on ne sait s’il est délégué) au congrès national des Jeunesses socialistes, le 1er de ce mois, qui vote l’adhésion. Il intervient, une fois de plus. L’inspecteur Devèze, qui fait la synthèse des rapports de ses informateurs, cite ses propos :

12. Ho Chi Minh, « Comment j’ai choisi le léninisme (avril 1960) », article rédigé à l’oc-casion du 90e anniversaire de Lénine, publié dans la revue soviétique Problèmes de l’Asie, avril 1960 ; article repris in Ho Chi Minh : action et révolution, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. 10/18, n° 413, 1968. 13. L’Humanité, 25 mars. Le nom de l’orateur n’est pas cette fois cité. 14. Rapport dactylographié, non signé, non daté  : il s’agit d’un récapitu-latif de quelques déclarations de Quoc en faveur des Bolcheviks  ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 229.

Ho Chi Minh - interieur.indd 63 17/07/2019 15:34

Page 64: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

64

« M. Nguyen Ai Quac félicite les congressistes sur le vote et déclare que cela facilitera la tâche des pays opprimés qui sont sous le régime et la protection de la France qui a civilisé son pays par des coups de canon et de fusils. Mon pays, ajoute-t-il, n’a foi que dans les thèses de Lénine et seul le régime communiste instaurera sur tous les pays une République universelle »15.

Puis :

« Nguyen Ai Quoc vient donner son adhésion au Comité de la IIIè Internationale, groupe du 13 è arrondissement »

qui se réunit au 167 avenue de Choisy16. S’il faut donner absolument une date à l’entrée de plain pied du futur

Ho Chi Minh dans le monde communiste – dont il ne sortira plus jamais –, c’est celle-ci : le 3 novembre 1920.

Le « délégué de l’Indochine », Intervention au XVIIIè congrès

du Parti socialiste SFIO,Tours, 26 décembre 192017

Le seul colonisé présent à Tours fut Nguyen Ai Quoc. Et il fit la seule intervention sur la question coloniale18. Les trois Fédérations d’Algérie, par exemple, qui avaient voté massivement pour l’adhésion, n’envoyèrent aucun indigène musulman à Tours19. Ainsi, en ce congrès fondateur, le mouvement communiste en gestation oublia presque totalement l’Empire, pourtant le deuxième du monde. 15. ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 229. 16. ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 356. 17. Compte-rendu sténographique, Paris, 1921. Discours repris dans de nombreux recueils de textes.18. (Charles) André Julien, «  Les mouvements nationalistes dans les colonies  », L’Humanité, 7 janvier 1921. 19. Alain Ruscio, Les communistes et l’Algérie, des origines à la guerre d’indépendance (1920-1962), Paris, La Découverte, 2019.

Ho Chi Minh - interieur.indd 64 17/07/2019 15:34

Page 65: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

651919-1923. Du socialisme au communisme

Une première question, qui n’est pas mineure, se pose : de qui Quoc tenait-il son mandat ? Bien des années plus tard, Ho Chi Minh écrivit :

« En ma qualité de représentant de l’Indochine, j’avais obtenu du Comité central l’autorisation de participer à ce Congrès (…). J’avais économisé un petit peu d’argent pour mes frais de déplacement »20.

Une source policière le présente a contrario comme délégué de la « 13ème

section de la Fédération de la Seine du Parti socialiste révolutionnaire », ajoutant qu’il représentait également « le groupe socialiste indochinois »21.

Le texte de son intervention à Tours est devenu historique, plus par sa signification à long terme – la présence d’un colonisé lors de la fondation du Parti communiste en France – que par son contenu propre  : Quoc ne fit que demander au jeune parti de «  donner enfin aux questions coloniales l’importance qu’elles méritent » et présenta un programme de simples réformes :

« Le Président : L’Indo-Chine a la parole. (Applaudissements)

Le Délégué d’Indo-Chine  : Camarades, j’aurais voulu venir aujourd’hui collaborer avec vous à l’œuvre de révolution mondiale, mais c’est avec la plus grande tristesse et la plus profonde désolation que je viens, aujourd’hui, comme socialiste, protester contre les crimes abominables commis dans mon pays d’origine. (Très bien  !) Vous savez que depuis un demi-siècle le capitalisme français est venu en Indo-Chine ; il nous a conquis avec la pointe des baïonnettes et au nom du capitalisme. Depuis lors, non seulement nous sommes honteusement opprimés et exploités, mais encore affreusement martyrisés et empoisonnés. Entre parenthèses, je soulignerai ce mot «  empoisonnés  » par l’opium, l’alcool, etc. Il m’est impossible, en quelques minutes, de vous démontrer toutes les atrocités commises en Indo-Chine par les bandits du capital. Plus nombreuses que les écoles,

20. «  À l’occasion du 40 è anniversaire du Parti communiste français  », Nhan Dan, Hanoï, 29 décembre 1960 (en vietnamien). 21. Agent Devèze, Rapport, 27 décembre 1920 ; ANOM, SLOTFOM, 1920, page 375.

Ho Chi Minh - interieur.indd 65 17/07/2019 15:34

Page 66: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

66

les prisons sont toujours ouvertes et effroyablement peuplées. Tout indigène réputé d’avoir des idées socialistes est enfermé et parfois mis à mort sans jugement. C’est la justice dite indo-chinoise, car là-bas il y a deux poids et deux mesures ; les Annamites n’ont pas les mêmes garanties que les Européens ou les européanisés. La liberté de presse et d’opinion n’existe pas pour nous, pas plus que la liberté de réunion ou d’association. Nous n’avons pas le droit d’émigrer ou de voyager à l’étranger  ; nous vivons dans l’ignorance la plus noire parce que nous n’avons pas la liberté d’enseignement. En Indo-Chine, on fait tout ce qu’on peut pour nous intoxiquer avec l’opium et pour nous abrutir avec l’alcool. On a fait mourir plusieurs milliers d’Annamites et on a fait massacrer plusieurs milliers d’autres pour défendre des intérêts qui ne sont pas les leurs. Voilà, camarades, comment plus de vingt millions d’Annamites, qui représentent plus de la moitié de la population de la France, sont traités. Et pourtant ces Annamites sont des protégés de la France. (Applaudissements.) Le parti socialiste se doit de mener une action en faveur des indigènes opprimés (Bravos).

Jean Longuet : Je suis intervenu pour défendre les indigènes.

Le Délégué d’Indo-Chine  : J’ai imposé, en commençant, la dictature du silence... (Rires.) Le Parti doit faire une propagande socialiste dans toutes les colonies. Nous voyons dans l’adhésion à la IIIe Internationale la promesse formelle du Parti socialiste de donner enfin aux questions coloniales l’importance qu’elles méritent. Nous avons été très heureux d’apprendre la création d’une délégation permanente pour l’Afrique du Nord et nous serons heureux, demain, si le Parti envoie un camarade socialiste étudier sur place, en Indo-Chine les problèmes qui se présentent et l’action à mener.

Un Délégué : Avec le camarade Enver Pacha22 ?22. Enver Pacha (1882-1922), leader du mouvement Pan-Turc. Bien qu’il représentât un mouvement nationaliste non prolétarien, l’Internationale communiste le soutenait alors, au nom de l’affaiblissement de l’impérialisme britannique. D’où la remarque iro-nique d’un délégué, hostile à l’adhésion.

Ho Chi Minh - interieur.indd 66 17/07/2019 15:34

Page 67: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

671919-1923. Du socialisme au communisme

Le Délégué d’Indo-Chine  : Silence  ! les parlementaires (Applaudissements).

Le Président : Et maintenant silence les autres délégués, même non parlementaires !

Le Délégué d’Indo-Chine  : Au nom de l’humanité tout entière, au nom de tous les socialistes, ceux de droite et ceux de gauche, nous vous disons : Camarades, sauvez-nous ! (Applaudissements)

Le Président  : Le représentant d’Indo-Chine a pu voir, par les applaudissements qui l’ont salué, que le Parti socialiste tout entier est avec lui pour protester contre les crimes de la bourgeoisie ».

Suivit alors un échange acide entre Jean Longuet et Paul Vaillant-Couturier. Échange a priori inégal  : le premier, âgé alors de quarante-quatre ans, petit-fils de Karl Marx, était une figure historique et respectée du socialisme français, le second un jeune (vingt-huit ans) inconnu.

« Longuet : J’ai été mis en cause, je demande la parole (…). J’ai le droit de dire qu’à la tribune de la Chambre j’ai été le premier élu socialiste qui ait défendu les Annamites contre le traité de paix, ce qui m’a valu d’être violemment attaqué et de subir les fureurs de la droite et du centre d’où l’on m’a dit que je venais apporter les propos des ennemis de la France23. Est-ce vrai ? (Une voix : Oui.) Cela me donne donc l’occasion de montrer que l’action qui peut servir le mieux nos camarades est celle qu’on peut faire à la Chambre. (Applaudissements).

Vaillant-Couturier  : Je dois rendre hommage à l’action que Longuet a faite en faveur des camarades annamites. Mais ce à quoi notre camarade fait appel aujourd’hui, ce n’est pas seulement à cette

23. Probable allusion à l’altercation avec Ernest Outrey (voir supra).

Ho Chi Minh - interieur.indd 67 17/07/2019 15:34

Page 68: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

68

action parlementaire, mais à celle de tout le Congrès en faveur des nations opprimées... (Bruits.) ».

Le 29, une nouvelle passe d’armes, plus significative encore que celle du 27, opposa Vaillant et Longuet. Le premier, lors de son allocution, avait affirmé que la révolution ne pouvait être seulement «  française », mais « mondiale  », puis avait fait de nouveau référence au « camarade indochinois ». S’interrompant :

« Vous souriez, Longuet ? (…). Vous souriez quand je fais appel au témoignage du camarade indochinois… 

Longuet : Je souris à l’idée que c’est sans le prolétariat d’Europe que vous feriez la révolution. 

Vaillant : Tous les coups portés à un impérialisme sont des coups portés au capitalisme de tous les pays.

Un délégué : C’est absurde. 

Vaillant  : Ce qui est absurde, c’est de ne pas nous tourner vers l’ensemble du mouvement mondial, dans une époque où tout tend vers l’universel. » 

Débat intense quant à son contenu, mais fort bref. Et ce furent là les seules références à la question coloniale de ce congrès

fondateur.Au lendemain du discours de Quoc, donc le 27, L’Humanité fit un

compte-rendu on ne peut plus succinct de l’intervention :

«  C’est ensuite le délégué de l’Indochine, salué par les applaudissements du Congrès. En un excellent français (formule légèrement paternaliste !), il dénonce les méfaits, les actes de répression et d’arbitraire dont sont victimes vingt millions d’Annamites voués à

Ho Chi Minh - interieur.indd 68 17/07/2019 15:34

Page 69: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

691919-1923. Du socialisme au communisme

l’opium et à l’alcool, exploités et traqués par le justice expéditive qui les accable ».

Paradoxalement, les conservateurs en parlèrent plus. Venant un an et demi après la première tempête des Revendications du peuple annamite, la présence d’un indigène lors d’un congrès politique français – a fortiori fondateur d’une radicalité politique – attira l’attention des hommes politiques et des médias. Il eut droit à une photo – très probablement la première parue dans la presse française – en première page du Petit Parisien (29 décembre 1920)24.

D’autres journaux en parlèrent :

« Voici enfin un délégué qui va rompre la monotonie c’est un jeune Indo-Chinois, Annamite de naissance, qui expose les doléances de ses compatriotes socialistes d’Indo-Chine. Nous sommes opprimés et exploités, dit-il, au milieu de l’attention générale, nous sommes abrutis par l’opium, empoisonnés par l’alcool, nous devons, au surplus, subir les pires atrocités des  bandits du capital les prisons d’Indo-Chine sont encombrées et nous sommes  supprimés sans jugement, car les nôtres ne jouissent d’aucune garantie judiciaire. On sacrifie chaque année des milliers d’hommes de ma race pour défendre des intérêts qui ne sont pas les nôtres, et l’on assure que nous sommes les protégés de la France Aussi pour secouer le joug français nous sommes partisans de la III è Internationale. On applaudit d’enthousiasme ; le gros succès de la journée est pour le petit délégué annamite »

(Armand Villette, Le Gaulois, 27 décembre 1920)…

«  Nous entendons enfin, pour clore ce sempiternel débat, un Annamite authentique qui malmène quelque peu les parlementaires, ce qui provoque l’approbation bruyante du député Vaillant-Couturier »

(La Lanterne, 27 décembre 1920). 24. «  Le délégué indo-chinois, Nguyen-Aï-Quâc  ». Il s’agit de la photo célèbre qui montre Quoc debout, à la droite de Paul Vaillant-Couturier. Mais le document publié par le Petit Parisien était centré sur lui.

Ho Chi Minh - interieur.indd 69 17/07/2019 15:34

Page 70: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

70

À la Chambre des députés, dès le 30 décembre25, André Berthon, un des rares dirigeants communistes à se sentir fortement concernés par les questions coloniales, en parla, interrompu par l’inévitable Léon Daudet :

«  André Berthon  : Parler ainsi26 c’est parler conformément à la pure doctrine socialiste.

 Léon Daudet : C’est la pure doctrine boche.

André Berthon  : Je voudrais pouvoir par mes paroles vous faire comprendre  quelle émotion intense s’est manifestée au  congrès de Tours lorsque s’est levé le représentant du parti socialiste d’Indo-Chine (Mouvements divers…) parfaitement, un Annamite, est venu revendiquer pour son peuple le droit à la liberté ! ».

Plus tard, lorsque Nguyen Ai Quoc devint Ho Chi Minh, personnalité en vue du monde communiste, bien des dirigeants du PCF affirmèrent qu’ils avaient côtoyé le jeune homme lors de son premier séjour en France. Pourtant, dans les rapports de police, les seuls noms de dirigeants socialistes, avant Tours, et communistes, après, sont ceux de Jean Longuet, de Marcel Cachin, de Daniel Renoult, d’André Berthon et, une seule fois « quelques minutes », de Ludovic-Oscar Frossard, l’éphémère premier secrétaire général du jeune PC27. On peut y ajouter Alfred Babut, militant actif de la LDH. Il n’est pas impossible que Quoc ait croisé Maurice Thorez lors du II è congrès du PCF (Paris, salle de la Grange-aux-Belles, octobre 1922). Mais le jeune (22 ans à ce moment) Thorez était alors un militant parmi d’autres28.

25. Séance du matin, JORF, p. 4146.26. L’orateur venait de citer et de défendre la VIII è condition d’adhésion à l’Internationale. 27. Rapport de Devèze, 4 septembre 1920  ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 304.28. Son ascension politique commencera lors de la guerre du Rif, mais Quoc avait alors quitté la France.

Ho Chi Minh - interieur.indd 70 17/07/2019 15:34

Page 71: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

711919-1923. Du socialisme au communisme

Le plus lié au jeune Annamite semble bien avoir été Paul Vaillant-Couturier29. Par exemple, le 17 avril 1920, Quoc note qu’il a reçu une « lettre de V. Couturier »30. On sait que les deux hommes étaient voisins lors du congrès de Tours, une photo célèbre en atteste. Plus tard, c’est sur la demande de Vaillant qu’un militant, Michele Zecchini, se mit à la recherche d’un logement pour Quoc et trouva finalement l’impasse Compoint (voir supra). Le 24 janvier 1921, les deux hommes se rencontrèrent, le premier rédigeant un mot de recommandation pour le renouvellement de la carte de lecteur à la Bibliothèque nationale du second31. Petits détails qui montrent en tout cas une continuité dans les relations.

Une décennie plus tard, Vaillant, de passage en Chine, aida Quoc, nouvellement libéré des geôles de Hong Kong,  à rejoindre l’Union soviétique (1933), puis plaida sa cause lorsque certains, à Moscou, entendaient lui instruire un procès en nationalisme (voir infra).

Les deux hommes ne se revirent plus, Paul Vaillant-Couturier étant mort en octobre 1937. Mais sa veuve, elle aussi dirigeante communiste, résistante, rescapée d’Auschwitz, fut reçue par Ho à Paris en 1946. Il voulait évoquer sa vieille amitié avec le défunt :

« Le président n’oubliait pas ses amis français disparus »32.

Une militance communiste de tous les instants

Nguyen Ai Quoc passera 30 mois en France entre le congrès de Tours et son départ pour Moscou. Mais ce seront des moins d’activité tous azimuts.

29. Do Quang Hung, « Nguyen Ai Quoc Va Vaillant Couturier » (« NAQ et PVC »), Revue Xua Va Nay, Hanoï, n° 15, mai 1995. 30. ANOM, SPCE, page 991.31. Rapport de Devèze du 25 novembre 1921, ANOM, SPCE, page 656. 32. C’est le titre de sa contribution à l’ouvrage d’hommage, Ho Chi Minh, notre cama-rade, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 71 17/07/2019 15:34

Page 72: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

72

Il le fera principalement au sein de deux organisations : le jeune Parti communiste et l’Union Intercoloniale, sorte de filiale non officielle de ce Parti.

Au sein du PC, il est omniprésent.Il intervient au Congrès de la fédération de la Seine, le 11 décembre

1921. Une semaine plus tard, le 29, au 1er congrès national (Marseille), il assiste le président de la séance du 29 au matin, Jules Blanc. Le journal communiste du 30 note :

«  Le camarade Nguyen Ai-Quac remercie le congrès de faire une place aux camarades de couleur, indiquant par là leur  vrai internationalisme ».

Mais la journée n’était pas achevée. L’après-midi, il intervient de nouveau :

« Nguyen Ai-Quac demande que le Parti étudie et organise une politique coloniale communiste. Il propose la création d’un comité d’études coloniales du Parti33, qui présentera un rapport au congrès, l’année prochaine ». 

En un an, le ton s’est affermi, le discours s’est radicalisé.Une photo est en page intérieure. Pour rester fidèle à une

tradition, l’orthographe de son nom, sous le portrait, subit une drôle de transformation  : Nguken Ali Quac  ! Le lendemain, dans le même journal, cette fois en première page, il a droit à un portrait dû à la plume du célèbre caricaturiste Henri-Paul Gassier.

La presse conservatrice remarque sa montée en puissance au sein de l’appareil :

« Un Annamite, M. Nguyen Ai Quac, dans une déclaration (…), attira l’attention sur le recrutement des troupes de couleur et indiqua le parti que pourrait tirer l’Internationale d’une propagande parmi les populations des colonies en vue d’un mouvement anticapitaliste »

(Le Petit Parisien, 30 décembre 1921).33. Cette formule surprend, car le Comité d’études coloniales était mis en place depuis juin 1921. Il est probable que Quoc a plutôt évoqué une activité réelle de ce Comité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 72 17/07/2019 15:34

Page 73: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

731919-1923. Du socialisme au communisme

Au second congrès (Paris, octobre 1922), il est de nouveau délégué (voir infra).

Le jeune Parti communiste commence à cette époque un (timide) travail d’organisation. Un organe spécifique interne est mis en place dès juin 1921 : un Comité d’études coloniales (CEC). Simultanément, des communistes sont à l’initiative de la fondation d’une Union Intercoloniale, Association des originaires de toutes les colonies (UI), non formellement communiste, mais nul ne s’y trompait. L’idée naît dès le printemps 1921, l’UI est fondée officiellement en juillet. À la fin de l’année 1921, elle a de l’ordre de 200 adhérents, en 1922, 40034.

Nguyen Ai Quoc devient vite l’un des éléments les plus en vue de la petite équipe de militants du CIC et de l’UI (ce sont souvent les mêmes), pour la plupart originaires des colonies  : le Malgache Samuel Stéfany (parfois orthographié Stéphany), les Algériens Abdelkader Hadj Ali, déjà cité, et Ahmed Bourhala35, les Guadeloupéens Élie Bloncourt et Max Clainville-Bloncourt, etc. Une consultation de la liste des adhérents de UI36 permet de trouver 17 noms vietnamiens : outre Nguyen Ai Quoc, Nguyen The Truyen, connus, Thanh, Nguyen Van Lien, Thuyet, Le Phuong, Ba Ngoc Ang, Tran Xuan Ho, Nguyen Van Ai, Nguyen Van Si, Nguyen Duc Mien, Tran Van Luu, Le Duc Luong, Truyen, Nan, Tan, Nguyen Truong Loc, Bach Thai Toan et Ta Dinh Cao37.

En avril 1922, le noyau de l’Union forme une Société coopérative qui se dote d’un journal, Le Paria (voir infra). Dans un premier temps, la petite équipe est accueillie dans les locaux du périodique Clarté, fondé par Henri Barbusse, 16 rue Jacques Callot. Puis s’installe dans un modeste local, rue du Marché des Patriarches. Le Paria lança alors l’appel :

34. Abdellah Righi, op. cit. 35. Par contre, contrairement à une légende tenace, le jeune Ahmed Messali, qui devien-dra Messali Hadj, n’a pu croiser Nguyen Ai Quoc : il n’est arrivé à Paris qu’en octobre 1923, alors que Quoc avait quitté la France en juin. 36. Liste constituée par la police, SLOTFOM, Série III, Carton 3, Dossier UI, Liste des adhérents. 37. Nous avons comme toujours respecté l’orthographe (souvent fantaisiste) du document.

Ho Chi Minh - interieur.indd 73 17/07/2019 15:34

Page 74: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

74

« En face du capitalisme et de l›impérialisme, nos intérêts sont les mêmes ; souvenez-vous des paroles de Karl Marx : “Prolétaires de tous pays, unissez-vous !” ».

Au passage, une façon discrète, mais efficace, d’affirmer que les peuples colonisés ne pouvaient être un appoint aux luttes du prolétariat de métropole, mais une composante à part entière. En décembre 1923, Le Paria publie un Appel aux ouvriers algériens, qui sont les migrants les plus nombreux alors en France :

« Il est temps de vous réveiller de votre torpeur, ne soyez plus indifférents aux attaques du patronat, n’acceptez plus ses coups en fatalistes. Organisez-vous avec vos camarades ouvriers français  ; adhérez en masse au syndicalisme pour défendre vos salaires, pour revendiquer vos droits »38.

L’Union et son périodique Le Paria étendront leur protestation à toutes les injustices de par le monde.

Durant la première partie de la décennie 1920, l’Union va être très active, sans qu’il soit toujours facile de déterminer ce qui émanait de ses rangs et ce qui relevait de l’activité de la Section coloniale du PC. Une lecture attentive de L’Humanité de cette période permet de lister les meetings et réunions tenus sur l’Algérie (participation de l’émir Khaled39), la Guadeloupe, l’Indochine, la Chine, contre la guerre du Rif et les affrontements de Syrie, « contre le fascisme colonial », « contre le colonialisme assassin », etc.

Les causes internationalistes non liées au colonialisme n’étaient pas oubliées. Le 22 mai 1922, Nguyen Ai Quoc est le principal organisateur d’un meeting de soutien aux patriotes irlandais, 16 rue de la Sorbonne. La parole y est donnée à un orateur de l’IRA, Robert Benkett. Une semaine

38. Cité par Abdellah Righi, op. cit. 39. Qui entamait à ce moment un rapprochement spectaculaire, mais sans lendemains, avec les communistes.

Ho Chi Minh - interieur.indd 74 17/07/2019 15:34

Page 75: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

751919-1923. Du socialisme au communisme

plus tard, l’Américain William S. Nelson, de la Negro Associated Press, se voit offrir une tribune pour dénoncer la situation des noirs de son pays40.

Genèse d’un ouvrage, les oppRimés

Les archives fourmillent de preuves que, dès 1919, Nguyen Ai Quoc projeta d’écrire un livre résumant les griefs et les revendications de son peuple contre le colonialisme français.

Pour cela, il fallait amasser une documentation. En novembre 1919, un informateur note que Nguyen Ai Quoc «  passe ses journées aux Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, Sainte-Geneviève, place du Panthéon » (texte cité plus longuement infra)41.

S’il ne fut jamais un rat de bibliothèque, Quoc consacra un temps important à lire, trait déjà remarqué lors de son passage à Boston. Denis Gazquez, auteur d’une étude originale sur Quoc lecteur à Paris, signale qu’il sollicita une carte de lecteur à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, dès le 26 août 1919, c’est-à-dire deux mois après son arrivée dans la capitale42. La demande était assortie d’une lettre de recommandation de Jean Longuet (voir supra)  : ce «  sujet annamite  » poursuivait « ses études à Paris » et devait donc avoir accès aux trésors de la Bibliothèque. « Pieux mensonge » (Denys Gazquez), car Quoc n’a jamais été formellement étudiant en France. En tout cas, durant son séjour à Paris, ses passages rue Richelieu et à la Bibliothèque Sainte-Geneviève furent quasiment quotidiens. Il fréquentait également la Bibliothèque populaire des Amis de l’Instruction (Paris XIIIè), la Librairie sociale, rue de Belleville, et avait recours aux prêts de la Bibliothèque municipale du XIIIè arrondissement.

Que lisait-il ? D’abord et avant tout des livres sur la colonisation en général, l’Indochine en particulier. En janvier 1920, un informateur

40. Robert O’Melia, thèse citée.41. Compte-rendu de tournée d’un agent informateur dans la XVè région, 18 au 28 novembre 1919, ANOM, SLOTFOM, Série I, Carton 8. 42. Bibliothèque nationale de France, Archives administratives, Demandes de cartes, année 1919, 2009.042, cité par Denis Gazquez, art. cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 75 17/07/2019 15:34

Page 76: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

76

dresse la liste de ses lectures, probablement tirée d’enquêtes dans les bibliothèques citées :

«  Indochine en péril, J. Ajalbert  ; Les destinées de l’Indochine, id. ; Les Colonies françaises, Gaffarel ; Régime financier de l’Annam, Vitry  ; Indochine agricole, Perret  ; Tonkin français, Courtois  ; Indochine française, Russier  ; Lettres du Tonkin, Normand  ; Sauterelles, Fabre ; Erreurs et dangers, Bernard ; La France au Tonkin, T. du M. ; Affaire de 1908, Pham ; Discours de Pressencé ; Politique indochinoise, Pouvourville ; Tonkin actuel, id. ; Conquête du Tonkin, Gros ; Mensonge et vautour43 »44.

Puis, évidemment, en cette période d’éducation politique accélérée, il fut sans doute un lecteur des ouvrages ou des plaquettes socialistes, communistes, libertaires. On peut pourtant douter qu’il s’attaqua à ce moment aux classiques. La légende veut qu’un militant lui ait prêté Le Capital mais que Quoc ne put entrer dans la logique impressionnante de Marx et se servit du livre comme oreiller ! Lors du congrès de Tours, il n’avait pas encore beaucoup progressé sur cette voie (voir infra).

Ayant toujours eu une soif de culture tous azimuts, il fut également un lecteur des philosophes des Lumières (il avait commencé à traduire en vietnamien L’Esprit des Lois de Montesquieu), des classiques de la littérature française (Hugo, Zola, Michelet, Anatole France, Romain Rolland), anglaise (Shakespeare, Dickens, qu’il lisait dans le texte), russe (Tolstoï, qu’il découvrit en langue française) … « mais Anatole France et Léon Tolstoï étaient (mes) préférés », écrira-t-il lui-même45.

Enfin, il était abonné à 4 quotidiens (L’Humanité, Le Libertaire, Le Populaire, Le Journal du Peuple) et à de nombreux périodiques, hebdomadaires ou mensuels, pas tous politiques46.

43. Adolphe Combanaire, Mensonges et vautours coloniaux. L’Indochine en déliquescence, Chateauroux, Chez l’auteur, 1910.44. Rapport de Jean, 21 janvier 1920 ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 213. 45. Tran Dan Tien, article autobiographique cité. 46. Note de synthèse sur ses activités, 15 mai 1922 ; ANOM, SLOTFOM, 1922, page 487.

Ho Chi Minh - interieur.indd 76 17/07/2019 15:34

Page 77: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

771919-1923. Du socialisme au communisme

C’était, sans aucun doute, par attrait pour la culture que le jeune homme dévorait des livres et des revues. Mais il y avait également chez lui une volonté utilitariste bien compréhensible.

Lors d’une conversation avec un certain adjudant Lam, lui aussi informateur (agent Jean)47, Quoc évoqua la préparation de ce projet48 :

« Lam : Qu’avez-vous fait de beau ces jours-ci ?

Quoc : Toujours à la recherche de livres.

Lam : Quand pourrez-vous faire ce livre ?

Quoc  : Je ne pourrai pas encore vous dire cela. Car il me fait beaucoup de documents. Je ne veux pas que ce livre soit écrit par moi, ce qui ne lui donne pas une valeur authentique. Je prendrai des extraits des ouvrages qu’ont écrit des coloniaux français. Je tâcherai de bien incruster des extraits. Le plan de mon livre est ceci :

Chapitre I : situation de l’Indochine avant occupation des Français.Chapitre II : ce qu’on a apporté en Indochine.Chapitre III : ce qu’elle est aujourd’hui.Chapitre IV : ce qu’elle sera.

Lam : Que ferez-vous pour le faire imprimer, vous savez que ça demande de la galette49.

Quoc  : Ce que je vais faire est bien simple, quand j’aurai fini mon livre et que j’aurai su le prix d’impression, je me présenterai chez un socialiste ou chez n’importe qui, je me vendrai à lui comme domestique, ne pourrai-je pas cirer les chaussures, arranger une table ?

47. Patrice Morlat, Les affaires politiques de l’Indochine (1895-1923). Les grands commis : du savoir au pouvoir, Paris, L’Harmattan, Coll. Recherches asiatiques, 1995. 48. Nguyen Thanh, « Tac phan “Ban che thuc dan Phap” duoc Viet va xuat ban lan dau vao thoi gian nao ? » (« À quel moment fut écrit et édité pour la première fois le “Procès de la colonisation française” ? »), Tap chi Lich Su Dang (Revue d’Histoire du Parti), Hanoï, n° 9, 1985.49. Expression populaire pour désigner un financement.

Ho Chi Minh - interieur.indd 77 17/07/2019 15:34

Page 78: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

78

Lam : Ah ! Que c’est merveilleux ».

Fait troublant, le procédé décrit ici par Quoc – la mise bout à bout de citations de témoins, de préférence français – sera utilisé, un quart de siècle plus tard, immédiatement après la proclamation de la République démocratique du Viet Nam. Un opuscule assez épais, Témoignages et Documents français relatifs à la colonisation française au Viet Nam50. On peut voir dans cette publication ultérieure la touche probable – ou bien même la rédaction personnelle ? – de celui qui était devenu entre temps Ho Chi Minh.

Grâce à ses lectures (voir infra), il amasse rapidement une documentation considérable. Il envisage un titre : Les Opprimés51. Le 9 mars 1920, note un policier, « il commence maintenant à les classer (ses documents) en ordre et à les recopier pour faire un manuscrit »52. Fin mars, nouvelle étape : un jeune socialiste, peintre décorateur (non nommé), lui présente un projet de couverture, représentant une Indochine enchaînée frappée par un soldat français53. On peut donc raisonnablement penser que le livre fut achevé fin avril, ou peut-être début mai. Ce qui montre au passage une grande capacité de travail et une réelle maîtrise de la langue française : nous ne sommes alors que 11 mois après son arrivée en France.

Quoc fait alors des démarches auprès de Marcel Cachin, directeur de L’Humanité, de Jean Longuet, directeur du Populaire, et de « la présidente du Féminisme  »54 (l’informateur ne cite pas de nom  ; nous pensons qu’il s’agit du Dr Madeleine Pelletier, militante féministe de proue, très engagée dans les combats politiques d’extrême gauche – elle sera un

50. Hanoï, Association culturelle pour le salut du Viet Nam, 1945. 51. Conversation avec Jean, Rapport en date du 21 janvier 1920 ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, pages 210-211. 52. « Du 2 au 9 mars 1920 », Rapport de Jean, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 261. 53. « Du 23 au 29 mars », Rapport de Jean, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 268.54. Rapport de Jean, 15 mai 1920, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 275.

Ho Chi Minh - interieur.indd 78 17/07/2019 15:34

Page 79: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

791919-1923. Du socialisme au communisme

temps communiste après Tours55) afin que ceux-ci rédigent des préfaces. Probablement aussi pour qu’ils aident, par leurs réseaux relationnels, à la publication. Le livre aurait été remis entre les mains de Marcel Cachin le 13 mai, avec cette précision :

«  M. Quoc a dit que l’administrateur de “L’Humanité” lui a promis de faire éditer gratuitement son livre, qui sera mis en vente par “L’Humanité” pour récupérer les frais de tirage »56.

Pourtant, en septembre, rien n’a bougé. Le 4, Quoc se rend de nouveau au siège de L’Humanité, afin de demander à Cachin « de vouloir bien faire paraître sa brochure sur l’Indochine dans le plus bref délai possible  », mais ne peut le rencontrer57. Le 13, le policier qui a donné l’information précédente précise :

«  Contrairement aux espoirs de Nguyen le député Cachin n’est nullement disposé à publier pour le compte de “L’Humanité” sa brochure qu’il a écrite sur l’Indochine. Ce député prétend que cette publication serait en ce moment très coûteuse, que la vente serait très difficile, les affaires d’Indochine intéressant peu les populations européennes »58.

Jusqu’au congrès de Tours, ensuite, rien ne bouge. On retrouve une trace – négative – de ce projet en janvier 1921. Marcel Cachin, toujours lui, indiquant que le tirage de L’Humanité avait baissé suite à la scission, oppose cette fois « un refus formel » à Quoc et lui conseille de s’adresser à la Société mutuelle d’édition, 118 avenue Parmentier. Laquelle Société lui répond : « Nous avons lu avec intérêt votre manuscrit “Indochine” ou 55. Voir Claude Maignien & Chareles Sowerwine, Madeleine Pelletier, une féministe dans l’arène politique, (chapitre VII, « L’expérience communiste »), Paris, Les Éd. Ouvrières, 1992. 56. Rapport de Jean, 15 mai 1920, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 275.57. Rapport de Devèze, 4 septembre 1920, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 304. 58. Rapport de Devèze, 13 septembre 1920, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 308.

Ho Chi Minh - interieur.indd 79 17/07/2019 15:34

Page 80: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

80

“Le sang de Tchaque” », cette drôle d’appellation étant manifestement une déformation de Nha Que (paysan, homme du peuple). Comme souvent, après cette affirmation d’« intérêt » figurait une formule classique de regret59.

Le projet éditorial de Quoc n’apparaît plus, ensuite, dans les archives. On peut avancer deux hypothèses d’explication. La première serait qu’il a ensuite soigneusement caché son manuscrit, mais que, par prudence, il ne l’emmena pas avec lui lors de son passage en Union soviétique. Si tel fut le cas, on peut craindre que ces Opprimés aient à jamais disparu. La seconde est que Quoc aurait modifié la conception initiale de son livre, l’aurait effectivement emporté à Moscou, afin de l’achever, puis de le faire parvenir à la Librairie du Travail, liée à ce moment au PCF, qui publia finalement le Procès de la Colonisation française en 1926, tiré à 2.000 exemplaires60.

Un indicateur de police :« Nguyen Ai Quoc est un type très malin,

très intelligent »,Paris, 28 février 192161

Du 14 janvier au 5 mars 1921, Quoc est hospitalisé à l’hôpital Cochin, à Paris, pour un phlegmon à l’épaule droite (fut-ce un signe avant coureur de la tuberculose qui le mina une partie de sa vie  ?). Un Vietnamien, indicateur de police - un de plus -, est envoyé à son chevet pour s’enquérir de sa santé. Propos. Comme toujours, nous avons respecté la syntaxe et l’orthographe.

«  À une heure de l’après-midi la porte de l’hôpital Cochin est ouverte au public. Nguyen Ai Quoc est logé dans une chambre à part, dans un bâtiment du pavillon Pasteur.

59. Lettre du 10 janvier, citée par Devèze, ANOM, SLOTFOM, année 1921, page 380. 60. Site Smolny, Notice La Librairie du Travail, Fiche bibliographique n° 12, http://www.collectif-smolny.org/article.php3?id_article=17261. Rapport de Josselme à M. le résident supérieur Guesde, Marseille, 25 mars 1921 ; ANOM, SLOTFOM, année 1921, pages 397 et suiv.

Ho Chi Minh - interieur.indd 80 17/07/2019 15:34

Page 81: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

811919-1923. Du socialisme au communisme

- Est-ce à Monsieur Nguyen Ai Quoc que j’ai l’honneur de parler, demandai-je en entrant dans la chambre ?

- Oui monsieur, me répondit-il. Qui a-t-il donc pour votre service ?- Monsieur, je viens de la part de Monsieur Maurice, pour vous

apporter cette lettre et vous présenter ses amitiés.- Qui est donc Monsieur Maurice ? - Vous ne le connaissez donc pas demandais-je en simulant un

profond étonnement.- C’est-à-dire répondit Nguyen Ai Quoc, que je le connais de nom

mais je ne l’ai jamais vu en personne. Il doit avoir un nom annamite, sans doute ?

- Oui, il s’appelle Thuong Ky. - Que fait-il à Marseille ?- Il suit les cours à l’École supérieure de Commerce.- Et vous Monsieur que faites-vous si je ne suis trop indiscret ?- Je suis également les cours dans la même école que Monsieur

Maurice.- Vous avez était militaire sans doute car vous avez des décorations.

Oui Monsieur, je me suis engagé comme interprète pendant la guerre et, aussitôt après la signature de la paix, j’ai demandé à être démobilisé à Marseille pour poursuivre mes études.

- Travaillez-vous beaucoup pour pouvoir être utile à notre pauvre pays ? J’ai toujours une grande confiance dans les interprètes venus ici pendant la guerre, mais, j’ai vu que la plupart d’entre eux à quelques exceptions près ne pensent qu’à s’amuser. Ils sont ainsi rentrés chez eux sans avoir aucune notion politique ni d’instructions utiles.

- Je vous remercie beaucoup M. Nguyen Ai Quoc, je suis heureux d’avoir eu la bonne fortune de vous connaître car j’ai souvent entendu parler de vous, de vos sentiments patriotiques. J’ai vu quelquefois aussi votre nom dans les journaux ; mais pourquoi vous intéressez-vous à la politique vous ne craignez bon pas être suivi ? Vous ne craignez pas aussi qu’on vous fasse du mal ?

- Qu’importe ! Si je m’intéresse à la politique, c’est que je crains ni la mort ni la prison. Dans le monde, d’ailleurs, nous ne mourrons

Ho Chi Minh - interieur.indd 81 17/07/2019 15:34

Page 82: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

82

qu’une fois, pourquoi donc craindre la mort ? Il faut que je vous dise aussi que j’ai ici des relations avec de hauts personnages socialistes qui me défendront s’il m’arrive quoi que ce soit. Ils se chargent d’ailleurs de faire insérer tous mes articles dans les journaux. Oh ! je sais malgré cela que il y a un service d’espionnage à Paris qui me surveille de près, qui censure toutes mes lettres. Que peuvent-ils faire contre moi ? J’ai tant de preuves quand je j’avance tant de choses. Ah  ! si j’étais en Indochine, on m’aurait déjà mis en prison, on me couperait la tête  ! Dernièrement j’ai fait une conférence au Congrès de Tours et je faisais déjà allusion à cet espionnage. J’ai dit en effet au cours de la conférence : “je sais qu’il y a ici des personnes qui s’empressent de rapporter tout ce que je dis au Gouvernement, mais je les défie, elle et ce gouvernement, de pouvoir me démentir. J’ai toujours eu l’idée, poursuit Nguyen Ai Quoc, de former avec les Indochinois présents en France, sous couvert d’une amicale une société pour apprendre la politique. Pour cela, il ne s’agit pas d’être nombreux pour être fort. Quelques uns suffisent pourvu qu’ils aient des conceptions et un esprit patriotique. Cette organisation créée, il m’arriverait quelque chose, un autre pourrait me remplacer et poursuivre mes idées.

- Il existe donc, demandais-je à Nguyen Ai Quoc, un bureau de censure à Paris ?

- Il existe, me répondit-il, une censure secrète, et voilà comment je m’en suis aperçu. Un jour j’écrivais à un homme de lettres, et, quatre jours après, j’ai reçu une lettre du ministère des colonies, signée par Monsieur Guesde, dans laquelle il me disait avoir reçu ma lettre et me priait de venir à son bureau. Je me suis présenté quelques jours après au ministère des Colonies. Monsieur Guesde n’était pas là, il était paraît-il en voyage en Angleterre. Monsieur Pasquier m’a reçu et m’a demandé si je désirais quelque chose du gouvernement qu’il était prêt à m’aider. “Je n’ai besoin de rien, répondis-je, sinon les huit articles des revendications que j’ai présenté devant la conférence de la Paix. Si vous pouvez intervenir auprès du Gouvernement Français pour nous faire accorder ce que nous demandons nous vous en serions

Ho Chi Minh - interieur.indd 82 17/07/2019 15:34

Page 83: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

831919-1923. Du socialisme au communisme

infiniment reconnaissants”. À ces mots Monsieur Pasquier ne répondit rien et changea de conversation.

(…)62

Il était deux heures quand l’infirmière de service invita les visiteurs à sortir. Je quittais Nguyen Ai Quoc en le remerciant avec effusion de son bon accueil. Il me pria de remercier de sa part Monsieur Maurice pour son esprit patriotique et pour l’amabilité avec laquelle ce dernier s’est mis à sa disposition pour lui envoyer de temps en temps des journaux.

Nguyen Ai Quoc me dit ensuite qu’il n’habitait plus au 8 bis rue des Gobelins mais au 12 de la rue Buot63. Nguyen Ai Quoc est un type très malin, très intelligent, il parle très bien le français ».

Nguyen Ai Quac,« Le régime communiste est-il applicable en Asie ? »,

mai 192164

«  Indochine  »  : sous ce titre anodin se cache la participation d’un jeune homme, a priori non théoricien, à un véritable débat de fond, au sein de l’Internationale communiste : l’articulation entre les révolutions prolétariennes en occident, toujours espérées, et les mouvements émancipateurs en Orient, particulièrement dans les pays colonisés. On verra que les conclusions de Quoc, novatrices pour son temps, dépassaient largement les frontières de l’Indochine.

62. Le passage coupé est celui où Quoc évoque sa rencontre récente avec Sarraut, cité supra. 63. Rue du XIIIè arrondissement. Cette adresse ne figure pas dans les études biogra-phiques sur Ho Chi Minh. Faut-il en conclure que ce dernier n’était pas dupe de la mission exacte de son interlocuteur ? 64. « Indochine », La Revue communiste, mai 1921.

Ho Chi Minh - interieur.indd 83 17/07/2019 15:34

Page 84: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

84

«  Le régime communiste est-il applicable en Asie en général et en Indochine en particulier  ? Voilà la question qui nous intéresse aujourd’hui. À cette question, nous pouvons répondre affirmativement.

Pour comprendre il faut examiner historiquement et géographiquement la situation actuelle du continent asiatique. Ce vaste continent d’une superficie 80 fois plus grande que la France (45 000 000 kilomètres carrés) et d’une population de près de 800 millions d’âmes est d’une composition politique assez complexe. De toutes les nations asiatiques, le Japon est seul atteint le plus gravement de cette maladie contagieuse qu’est l’impérialisme capitaliste. Depuis la guerre russo-japonaise, le mal se manifeste de plus en plus inquiétant d’abord par l’annexion de la Corée, ensuite par la collaboration à la guerre du “Droit“. Pour l’empêcher de glisser vers l’abîme d’une occidentalisation irrémédiable, c’est-à-dire avant qu’il puisse prendre profondément racine dans les îles nippones, un Parti socialiste vient de se former. Comme tous les gouvernements bourgeois, celui du Mikado fait tout ce qu’il peut pour combattre le mouvement. Comme toutes les forces ouvrières, celle du Parti Japonais – malgré les répressions gouvernementales  – progresse assez rapidement. Des Congrès ont été interdits dans les villes du Japon, des grèves, des manifestations populaires ont eu lieu.

La Chine, qui a été et est encore le veau d’or du capital européen et américain, vient de se réveiller. L’avènement au pouvoir du révolutionnaire Sun-Yat-Sen dans le Sud nous promet une Chine réorganisée et prolétarienne. Ce n’est peut-être pas trop exagéré d’espérer que, dans un proche avenir, ces deux sœurs –  la Chine nouvelle et la Russie ouvrière – marcheront fraternellement la main dans la main pour le bien de la démocratie de l’humanité.

Nous arrivons maintenant à l’Asie souffrante.

La pauvre Corée est entre les mains du capitalisme japonais. L’Inde – cette Inde si peuplée et si riche – est asservie aux exploiteurs

Ho Chi Minh - interieur.indd 84 17/07/2019 15:34

Page 85: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

851919-1923. Du socialisme au communisme

anglais. Heureusement, la volonté de l’affranchissement électrise tous ces opprimés, et une intense agitation révolutionnaire secoue toutes les âmes indoues et coréennes. Tous se préparent lentement mais sagement à la lutte suprême et libératrice.

Et l’Indochine ! L’Indochine, exploitée par le capitalisme français, sert à enrichir quelques requins  ! On fait assassiner les Indochinois dans la boucherie impérialiste pour défendre... ils ne savent quoi. On les empoisonne avec l’alcool et l’opium. On les tient dans l’ignorance (il y a 10 écoles contre 1.000 débits officiels de drogue), on invente des complots pour leur faire goûter les bienfaits de la civilisation bourgeoise sur l’échafaud, dans la prison ou dans l’exil ! 75.000 kilomètres carrés de terre, 20 millions d’habitants livrés à l’exploitation cruelle d’une poignée de forbans coloniaux, telle est l’Indochine actuelle.

Voyons à présent les raisons historiques, qui permettent au communisme de s’acclimater facilement en Asie, plus facilement qu’en Europe.

L’Asiatique –  bien que considéré par les Occidentaux comme arriéré – comprend pourtant mieux la nécessité d’une réforme totale de la Société présente. Et voici pourquoi :

Depuis près de 5.000 ans, l’empereur Hoang-De (2697 av. J.-C.), avait déjà appliqué le système Tinh-dien : il partagea la terre cultivable en traçant deux lignes verticales et deux horizontales. Cela fit neuf parties égales. Les cultivateurs reçurent chacun un des huit morceaux, celui du milieu fut cultivé communément par tous, et son produit destiné aux travaux de l’utilité publique. Les tracés servirent de canaux d’irrigation. La dynastie de Hia (2205 av. J.-C.), inaugura le travail obligatoire. Le grand Confucius (551 av. J.-C.), préconisa l’internationale et prêcha l’égalité de fortune. Il dit notamment  : la paix mondiale ne vient que d’une République universelle. On ne doit pas craindre d’avoir peu, mais de ne pas avoir également. L’égalité annule la pauvreté, etc. Son disciple – Mencius – continua

Ho Chi Minh - interieur.indd 85 17/07/2019 15:34

Page 86: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

86

sa doctrine et traça un plan détaillé d’organisation de la production et de la consommation. La protection et le développement d’une saine enfance, l’éducation et l’obligation au travail des adultes, la condamnation sévère du parasitisme, le repos des vieillards, rien ne fut négligé dans sa thèse. La disparition de l’inégalité de réjouissance, le bien-être – non pas seulement pour la majorité mais pour tous – voilà la politique économique du Sage. Répondant à une question du roi, il dit franchement : l’intérêt du peuple avant tout, celui de la nation vient après, celui du roi n’est rien !

En ce qui concerne la propriété privée, la loi annamite interdit la vente ou l’achat global des terres. De plus, un quart du terrain cultivable est obligatoirement réservé comme bien communal. Tous les trois ans, on partage ce terrain. Chaque habitant de la commune en reçoit une part. Cela n’empêche point quelques-uns de devenir riche, à cause des trois autres quarts qui peuvent se vendre et s’acheter, mais cela peut sauver beaucoup d’autres de tomber dans le paupérisme.

Ce qu’il nous manque, nous croyons de notre devoir de le signaler ici pour que ceux de nos camarades qui ont à cœur de propager le communisme et qui désirent sincèrement aider tous les travailleurs à secouer le joug de l’exploiteur et à entrer dans le foyer commun du prolétariat international, afin qu’ils puissent nous aider efficacement, ce qu’il nous manque pour devenir communistes, ce sont les conditions les plus élémentaires de l’action  : la liberté de la presse  ; la liberté de voyage  ; la liberté d’enseignement et d’éducation  ; la liberté de réunion (tout ceci nous est sauvagement interdit par nos civilisateurs coloniaux).

Le jour où les centaines de millions d’Asiatiques martyrisés et opprimés se réveilleront pour se débarrasser de l’abjecte exploitation de quelques insatiables coloniaux, ils formeront une force colossale et pourront, en supprimant une des conditions d’existence du capitalisme, l’impérialisme, aider leurs frères d’Occident dans la tâche d’émancipation totale ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 86 17/07/2019 15:34

Page 87: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

871919-1923. Du socialisme au communisme

Pourquoi, selon Quoc, le mouvement communiste international commet-il une lourde erreur de ne pas accorder assez d’importance à la question coloniale ? Pour des raisons de simple morale, évidemment. Un mouvement qui se veut le défenseur des pauvres et des déshérités ne peut ignorer une telle somme de misère humaine. Mais aussi, mais surtout, pour des raisons d’efficacité politique. Quoc est l’un des premiers à affirmer le potentiel révolutionnaire de l’Orient. Dans cet article, paru dans La Revue communiste de Charles Rappoport, Quoc se situe aux antipodes des traditions du socialisme français et international d’avant 1914 et de ce qui est en passe de devenir la vulgate kominternienne. Tout le monde, au début des années 1920, débat de la possibilité de la révolution prolétarienne en Europe (la répression sanglante du spartakisme allemand n’a pas mis fin à ce débat). Mais presque personne n’évoque une révolution possible en Asie autrement que par ricochet, comme conséquence heureuse de la libération dans les métropoles. Dès ce moment figure en filigrane un débat qui va longtemps diviser les communistes de par le monde : y a-t-il un centre de la Révolution mondiale ? Y a-t-il, de ce fait, une périphérie ? Le Congrès des peuples d’Orient, tenu à Bakou en 1920, avait affirmé sans équivoque :

« Le triomphe des Partis communistes en Occident signifiera la fin de l’exploitation des peuples d’orient »65.

En mai 1921, en même temps que l’article de Quoc à Paris, Joseph Staline – encore à ce moment un dirigeant bolchevik parmi d’autres, mais qui deviendra vite le grand théoricien de la question coloniale et nationale – publie un article dans La Pravda. Il y évoque les « peuples arriérés » et les « nationalités avancées », les secondes ayant pour fonction, pour mission, en se libérant, de libérer les premiers66. Dans un autre document contemporain de cet article, Staline utilise même une expression plus

65. Ciré par B. Colorri-Pischel & C. Roberrazzi, L’Internationale communiste et les pro-blèmes coloniaux, 1919-1935, Paris, Éd. Mouron, 1968. 66. « De la façon de poser la question nationale », La Pravda, Moscou, 8 mai 1921, cité in Le marxisme et la question nationale et coloniale, Paris, Éd. Sociales, 1953.

Ho Chi Minh - interieur.indd 87 17/07/2019 15:34

Page 88: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

88

significative encore  : ces peuples «  arriérés  » constituent «  le gros des réserves de notre Révolution »67.

La simultanéité de la publication de ces écrits est évidemment une totale coïncidence. Il n’empêche. La divergence est criante. Quoc écrit que les Occidentaux considèrent à tort les Asiatiques comme « arriérés ». Ironie du sort  : même adjectif que Staline ! Oui, poursuit Nguyen Ai Quoc, la révolution communiste est possible en Extrême-Orient. Mieux : elle trouvera même un terreau plus fertile que dans les grands pays capitalistes  ! «  L’Asiatique comprend mieux la nécessité d’une réforme totale de la société présente ». Et l’auteur d’énumérer une série de raisons qui n’ont pas grand chose à voir avec l’orthodoxie marxiste : l’Asie connaît depuis des siècles la mise en commun des terres… le sens de l’égalité, l’amour de la paix, l’internationalisme, y ont des racines anciennes... Quoc évite soigneusement d’évoquer l’un des piliers du credo communiste : seul le prolétariat peut mener à bien la Révolution. Rien dans cette prose de théoriciste, rien qui donne cette impression de déjà lu cent fois, rien de la pratique des citations à l’infini des classiques du marxisme. Par contre, Le « grand Confucius » et « son disciple Mencius » sont cités à l’appui de ses thèses.

Logique qui aurait sans doute dû faire réfléchir –  qui devrait faire réfléchir – bien des révolutionnaires.

Manifestation d’hommage à la Commune,29 mai 1921

Le 29 mai 1921, le PC, les Jeunesses communistes, l’Association Républicaine des Anciens Combattants (ARAC), mais aussi l’Union anarchiste, sont présents au défilé traditionnel d’hommage à la Commune de Paris, jusqu’au Mur des fédérés.

«  Jamais, depuis quarante ans, la manifestation n’avait été aussi grandiose »

67. « Les facteurs nationaux dans l’édification du Parti et de l’État », Rapport au XIIe Congrès du PC de la Fédération de Russie, 23 avril 1923 ; cité dans Le marxisme..., op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 88 17/07/2019 15:34

Page 89: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

891919-1923. Du socialisme au communisme

déclare Camélinat, l’un des derniers Communards, rallié au PCF (phrase reprise avec fierté en Une de L’Humanité, le 30 mai).

Mais, à la fin du défilé, de courts, mais semble-t-il violents affrontements ont lieu. Les manifestants croisent une procession catholique, clairons sonnant, drapeaux tricolores déployés. Qui prit l’initiative de la première insulte ? En tout cas, les « À bas la calotte  ! » et « À bas les rouges  ! » se croisèrent. Et il n’y eut pas que des mots échangés, provoquant une intervention de la police – qui probablement n’attendait que cela68. L’Humanité, sans hésiter, en attribua la responsabilité à «  la police  » et à « des curés  » (30 mai), La Croix aux manifestants qui arrachèrent « l’étendard tricolore » (31 mai). Il y eut une vingtaine de blessés parmi les manifestants, une dizaine au sein des forces de l’ordre.

Nguyen Ai Quoc, présent, fut « fort maltraité » par la police, selon les mots d’un des nombreux mouchards chargés comme toujours de le surveiller :

«  À la manifestation organisée par le Parti révolutionnaire communiste pour commémorer l’anniversaire de la Semaine sanglante au Cimetière du Père Lachaise. Au cours de la bagarre Nguyen Ai Quoc a été fort maltraité par les gardiens de la paix, mais il a réussi à prendre la fuite et on ne l’a plus remarqué parmi les manifestants »69.

C’était heureux pour lui : en cas d’arrestation, le risque, pour Quoc, était infiniment plus fort que pour les citoyens français.

La police traque « l’agitateur annamite Nguyen Ai Quoc »

Les colonisés engagés dans des combats politiques hostiles au colonialisme étaient l’objet d’un véritable harcèlement de la part de police, hommage du vice colonial à la vertu patriotique. Un inspecteur de la police en retraite, Adrien Devèze, fut chargé de recruter des agents, dont un grand nombre de colonisés, soit en situation économique précaire, 68. Michèle Audin, «  Histoires du mur, 1919-1926  », Site La Commune de Paris, https://macommunedeparis.com/2016/09/11/histoires-du-mur-1919-1926/69. Rapport de Devèze,6 juin 1921, ANOM, SPCE, page 364.

Ho Chi Minh - interieur.indd 89 17/07/2019 15:34

Page 90: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

90

soit des individus qui avaient des démêlés avec la justice, sur la promesse de remises de peine.

Les archives de la Sûreté permettent de confirmer l’efficacité de ces pratiques. Un courrier du ministère des Colonies aux Gouverneurs généraux de chaque possession, en date du 23 novembre 1922, comporte « une liste de 7 pages des abonnés du journal “Le Paria” et membres de l’Union intercoloniale (environ 100 personnes avec leurs adresses précises) »70. On imagine le sort de ces individus s’ils avaient par la suite l’idée de revenir sur leurs terres natales.

Quoc étant l’un des leaders emblématiques de la diaspora politisée, il fut suivi – poursuivi serait un mot plus juste – de son apparition sur la scène politique à son départ de France. Il n’y eut plus de jour, après le coup de tonnerre des Revendications, sans rapport sur ses activités, les personnes rencontrées, le courrier reçu, parfois même le courrier envoyé, ses lectures (livres, mais aussi abonnements aux revues), ses déplacements. Cette obsession pourrait prêter à sourire  : grâce à elle, nous pouvons même reconstituer l’emploi du temps de Quoc de nombreuses journées, parfois heure par heure, souvent avec des détails insignifiants (les lignes de métro ou d’autobus empruntées, les stations auxquelles il descendait, un passage chez le coiffeur, chez l’épicier, à la blanchisserie, une visite au concours Lépine, une promenade dans le jardin du Luxembourg…). Un exemple parmi d’autres, en décembre 1919 :

«  Le 24, Nguyen-Ai-Quac est sorti à 10 heures. Il a acheté “L’Humanité” et “Le Libertaire”, puis est allé, 70 avenue des Gobelins à l’imprimerie Charpentier. Il est ensuite rentré chez lui. À 13 heures 10, il s’est rendu à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, place du Panthéon, d’où il est parti à 15 h. 25, pour aller déposer une lettre au bureau de poste de l’avenue des Gobelins. De là, il a pris le métro et est descendu à la station Gare de l’Est, où il a été perdu de vue à 17 h. 10. Vers 20 h., Nguyen-Ai-Quac est rentré, 6 villa des Gobelins. Reparti pour faire quelques achats. Il n’a pas été vu ressortir de la soirée. Il a reçu une lettre provenant du boulevard Saint-Denis »71.

70. ANOM, SLOTFOM, Série I, carton 27. 71. ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, page 71.

Ho Chi Minh - interieur.indd 90 17/07/2019 15:34

Page 91: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

911919-1923. Du socialisme au communisme

Cette pratique s’étendait évidemment à tous les déplacements de Quoc hors de Paris. Lorsqu’il participe, par exemple, au 1er congrès du Parti communiste, à Marseille en décembre 1921, un informateur suit ses activités et expédie des courriers à Paris72.

Est-il utile de préciser que chaque personne rencontrée ou même destinataire d’un simple courrier était à son tour l’objet d’une identification, parfois d’une filature, a fortiori s’il s’agissait d’un colonisé ?

Pour parvenir à ces résultats, il fallait un dense réseau d’informateurs. Certains le devenaient à leur corps défendant : le concierge de l’impasse Compoint ouvrait régulièrement la chambre de Quoc aux policiers munis d’appareils photo, les employés de Sainte-Geneviève ou de la Bibliothèque nationale livraient la liste des livres consultés, etc. D’autres étaient des mouchards rémunérés – dont une majorité de Vietnamiens – infiltrés dans l’entourage des suspects. On a vraiment l’impression d’un jeu permanent entre traqueurs et traqué. Quoc ne se faisait aucune illusion sur les pratiques du pouvoir à l’égard des opposants indigènes. Il était en permanence sur ses gardes. Il ne fut jamais une proie facile. Les informateurs notaient d’ailleurs :

« M. Quoc est excessivement malin, il a l’air de se méfier de tout le monde »

(1er janvier 1920)73…

« Notre tâche est particulièrement difficile. Tous les indochinois ont deviné depuis le jour où M. Quoc a distribué des feuilles de revendications à l’occasion de la Fête de la Victoire, qu’il y aura un service politique ici. On se méfie depuis ce jour les uns des autres »

(2 janvier 1920)74…

72. Patrice Morlat, «  La surveillance des Indochinois à Marseille après la Première Guerre mondiale (1917-1935) » in Mélanges en l’honneur de Charles Fourniau, op. cit. 73. Rapport de Jean, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 196.74. Rapport de Jean, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 197.

Ho Chi Minh - interieur.indd 91 17/07/2019 15:34

Page 92: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

92

Lorsque, par exemple, il se rend au 1er congrès national du PCF, à Marseille, il ne prévient aucune personne de son entourage de son déplacement75. Ce qui n’empêche pas, on l’a vu supra, qu’il fut suivi.

Lors d’une discussion avec Jean Longuet, au siège du Populaire, le vieux militant socialiste employa une formule un peu… rapide :

«  S’ils (les policiers) l’ennuyaient trop, il n’aura qu’à casser leur gueule et on verra ce qui arrivera »76.

Il est cependant heureux que le jeune Annamite n’ait pas suivi ce conseil, car ces mêmes policiers étaient à l’affût d’un prétexte pour l’arrêter et l’expulser vers son pays natal.

Cette attention particulière dont Nguyen Ai Quoc a été dénoncée dans la Lettre ouverte à Albert Sarraut, citée supra. Quelques jours plus tard, L’Humanité se fera l’écho de cette filature dans une très court article, peut-être d’ailleurs rédigé par Quoc lui-même :

« Notre ami Nguyen-Ai-Quac ne peut plus sortir sans être suivi de très près par des “mouches” indiscrètes. Craint-on qu’il n’attente à la sûreté de son empereur, hôte du gouvernement français77. Rassurons celui-ci. Nguyen n’a pas de  tels desseins sanguinaires parce que ses opinions communistes ne l’y portent pas, parce qu’il regarde le jeune empereur  comme un instrument irresponsable de l’impérialisme français, parce qu’enfin et c’est peut-être une raison qui suffit toute seule, il ne porte ni revolver, ni mitraillette »

(« Ne soyez pas ridicules ! », 6 août 1922).

75. Rapport de Désiré, ANOM, SLOTFOM, année 1922, page 461. 76. Rapport de Jean, 9 au 16 mars 1920, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 265.77. L’empereur Khai Dinh, alors en visite officielle en France.

Ho Chi Minh - interieur.indd 92 17/07/2019 15:34

Page 93: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

931919-1923. Du socialisme au communisme

Xiao San, Nguyen Ai Quoc et les communistes chinois, Paris, 192278

L’influence de Nguyen Ai Quoc, hors de sa communauté d’origine, sur divers colonisés ou para-colonisés, est attestée par tous les témoignages. La fondation de l’Union Intercoloniale (voir infra) en sera une manifestation majeure.

Si la présence d’ouvriers colonisés requis, durant la Première Guerre mondiale, est un phénomène assez connu, on ignore souvent que cette pratique fut massivement étendue à la main d’œuvre chinoise. En mai 1916, la France avait signé avec le gouvernement chinois un accord en ce sens. En août, un premier contingent de 1.700 ouvriers chinois débarqua à Marseille79. Dès lors, le flux ne s’interrompit plus. Ils seront finalement 140.000 au terme du conflit80.

Après guerre, d’autres Chinois vinrent en France. Parmi eux, Teng Hsiao Ping, arrivé en octobre 1920, habitant Montargis, travailleur chez Hutchinson à Chalette, Renault-Billancourt, puis Kléber à Colombes81. Ou encore Chou En Lai, débarqué en décembre 192082. L’un et l’autre se radicalisèrent lors de leur séjour, Chou créant en mars 1921 le Groupe communiste qui devint ensuite une cellule générale en Europe du Parti communiste chinois (PCC) fondé le 1er juillet de la même année.

Nguyen Ai Quoc s’est intéressé aux évolutions politiques en Chine. Un de ses articles de L’Humanité évoque avec un grand enthousiasme la naissance du communisme dans ce pays, saluant un regroupement de « 5.000 jeunes (…) sous l’emblème du marteau et de faucille »83. A-t-il côtoyé à ce moment Chou En Lai et Teng Hsiao Ping ?  C’est possible. 78. «  Comment j’ai adhéré au Parti communiste français  », Propos recueillis par Nora Wang et Jean-François Vergnaud, Pékin, octobre 1981, in Revue Approches Asie, Université de Nice / PUF, Nouvelle série, mars 1984. 79. Journal des Débats, 24 août, La Presse, 28 août 1916.80. Li Ma (dir.), Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre Mondiale, Paris, CNRS Éditions, 2012.81. Nicole Dulioust, « Les années françaises de Deng Xiaoping », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 20, 1988. 82. Chae-Jin Lee, Zhou Enlai: The Early Years, Stanford, Stanford Univ. Press, 1994. 83. « Le communisme et les jeunes chinois, », L’Humanité, 19 août 1922.

Ho Chi Minh - interieur.indd 93 17/07/2019 15:34

Page 94: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Tout les rapprochait : leurs situation de colonisés ou de para-colonisés, leurs engagements politiques… Dans le cas de Chou, s’y ajoutait une proximité géographique : au 17 de la rue Godefroy, à 300 mètres de la villa des Gobelins, habitait le jeune Chinois, son modeste appartement servant de siège clandestin à une cellule du Parti communiste chinois (Chou s’était installé dans le XIII è en 1922, au moment où Quoc habitait déjà dans le XVII è. Mais le jeune Vietnamien continua à fréquenter la villa des Gobelins jusqu’à son départ de France). Cependant, aucune source ne cite de façon convaincante une rencontre entrre les deux (futurs) grands hommes84. Peut-on imaginer que, si cela avait été le cas, la police l’aurait ignoré ?

En 1981, deux sinologues, Nora Wang et Jean-François Vergniaud purent interviewer Xiao San, vétéran du Parti communiste chinois, adhérent au PCF en 1922, décédé à Pékin le 4 février 1983. Il rappela à cette occasion la figure de son camarade vietnamien :

« Dans l’été de 1922 fut fondé à Paris le Parti communiste de la jeunesse de Chine. Il entra en contact avec le comité central du Parti en Chine et changea son nom en Section française de l’association des Jeunesses socialistes chinoises avec pour secrétaire Zhan Shiyan. Il me chargea d’entrer en rapport avec le Parti communiste Français, qui avait été fondé à la fin de 1920. Il me confia cette tâche parce que je parlais mieux le français que les autres.

Mes contacts furent pris grâce au camarade Ho Chi Minh. À ce moment, c’était un membre important du PCF, et il avait joué un rôle dans sa fondation. Je l’avais rencontré pour ainsi dire par hasard. À cette époque en effet le Parti communiste Français organisait souvent à Paris des manifestations de rue, et nous y allions. Au cours de ces manifestations, nous avons rencontré un Vietnamien qui avait l’allure d’un Cantonnais. D’ailleurs il parlait le cantonnais, et nous ne

84. King C. Chen (Vietnam and China, 1938-1954, Princeton Univ. Press, 1969) l’af-firme, mais n’étaye son propos que sur une source, un article bien postérieur de la presse chinoise, Wen Hui Pao (Hong Kong), 2 novembre 1956.

Ho Chi Minh - interieur.indd 94 17/07/2019 15:34

Page 95: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

951919-1923. Du socialisme au communisme

pouvions guère le comprendre. C’était Ruan Ai Gua85. Il écrivait très bien les caractères chinois. Aussi nous pûmes converser en mélangeant l’écriture, le français et le cantonais. Il vint discuter plusieurs fois chez nous.

Ho Chi Minh présenta cinq d’entre nous au Parti communiste français. À cette époque, ce parti était ouvert. Il nous a simplement recommandés ».

85. Transcription chinoise du nom Nguyen Ai Quoc.

Ho Chi Minh - interieur.indd 95 17/07/2019 15:34

Page 96: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 96 17/07/2019 15:34

Page 97: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1919-1923.l’Humanité, le populaiRe, le libeRtaiRe, le paRia… :

un journaliste prolifique

Pour un colonisé, vivant depuis son enfance sous un régime de contrôle strict de tout écrit mettant en cause le système, ou même l’égratignant, le ton de la presse en métropole était une découverte enthousiasmante. Ainsi, il existait des terres où l’on pouvait dire, et surtout écrire, à peu près tout ce que l’on voulait ? Même si l’on présume que, durant une période difficile à préciser, Nguyen Ai Quoc eut recours à des amis pour mettre en forme ses opinions, c’est bien par la plume qu’il mena les principaux combats lors de son séjour en France.

C’est, bien sûr, à la presse de gauche, qu’il s’adressa d’abord. En cette année 1919, le débat sur l’adhésion à l’Internationale communiste était entamé, mais non tranché. Quoc se lia d’amitié avec Jean Longuet, directeur du Populaire, de l’aile gauche de la SFIO, pacifiste durant la guerre, mais méfiant ensuite face aux exigences des bolchéviks, et Marcel Cachin, qui présidait aux destinées de L’Humanité, penchant pour l’option communiste. Jusqu’au congrès de Tours, il signa, en alternance, dans ces deux quotidiens.

Devenu communiste, il resta fidèle à sa ligne de conduite  : utiliser tous les supports (on ne disait pas encore média) possibles pour faire connaître le sort et les espoirs de son pays. Mais aussi le sort des pauvres et des exploités de divers pays. Quoc, dès ses pérégrinations de par le monde, s’y était intéressé. Plus tard, au sein de l’Union Intercoloniale, il apprit à connaître la situation des indigènes des colonies autres que l’Indochine et, de façon plus générale, des parias du monde entier. Ses écrits journalistiques seront un fidèle reflet de cet internationalisme tous azimuts. Dans les années 1920, il signa des articles portant sur la

Ho Chi Minh - interieur.indd 97 17/07/2019 15:34

Page 98: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

98

Chine (L’Humanité, 19 août 1922)1, la Tunisie (Le Paria, 1 er novembre 1922)2, le Dahomey (La Vie ouvrière, 30 mars 1923)3, l’Afrique noire sous domination britannique (Le Paria, janvier 1924)4, le Maroc (La Correspondance Internationale, 1924)5, la Turquie (L’Humanité, 1er janvier 1924)6, le racisme aux États-Unis (Bulletin communiste, 14 novembre 1924)7, etc.

Nguyen Ai Quac,« En Indochine. La question indigène »,

l’Humanité, 2 août 1919

Cet article fut signé (première apparition dans la presse française ?), mais toujours avec la même orthographe, Nguyen Ai Quac, et bénéficia d’une place importante (deux colonnes pleines, en page intérieure).

On peut voir dans cet article esquissée la trame (mais ici uniquement indochinoise) de ce qui sera plus tard le Procès de la colonisation française, publié seulement en 1926.

« “L’Humanité” du 18 juin dernier a publié le texte d’une adresse des Annamites à la Conférence de la Paix, et réclamant l’amnistie en faveur de tous les condamnés politiques indigènes, la réforme de la justice indochinoise par l’octroi aux indigènes des mêmes garanties qu’aux Européens, la liberté de presse, de réunion et d’association, la liberté d’enseignement, le remplacement du régime des décrets par le régime des lois ; enfin, une délégation permanente d’indigènes élus au Parlement français. Nous ne pensons que faire nôtres ces revendications si justes, à l’époque du désir des peuples à disposer d’eux-mêmes.

1. « Le communisme et les jeunes chinois, », article déjà cité. 2. « Le martyre d’Amdoni et Ben Belkhir ».3. « La révolte du Dahomey ».4. « Home Rule pour l’Afrique ».5. « Le maréchal Lyautey et la Déclaration des Droits de l’Homme ». 6. « Le mouvement ouvrier en Turquie ».7. « Le Ku-Klux-Klan ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 98 17/07/2019 15:34

Page 99: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

991919-1923. L’Humanité, Le populaire, Le Libertaire, Le Paria... : un journaliste prolifique

La France a commencé la conquête de l’Indochine à peu près en même temps que le Japon a fait ses premiers pas dans la fameuse réforme de 1868. Mais si, dans l’espace d’un demi-siècle, le Japon a su établir chez lui un régime qui le classe aujourd’hui parmi les premières puissances du monde, la France, il faut le dire, continue à tâtonner dans sa politique indochinoise. Il est même permis de se demander s’il a jamais existé une politique indochinoise, attendu que, depuis l’occupation française, notre pays a pour ainsi dire toujours vécu au jour le jour, sans savoir où voulait le mener le gouvernement qui lui a parlé tantôt de la politique d’assimilation, tantôt de la politique d’association ou autre, sans en appliquer effectivement aucune. La situation réelle est la suivante. Aujourd’hui comme hier, le peuple conquérant et le peuple conquis vivent face à face, dans une atmosphère de suspicion réciproque. Ce sombre tableau est intéressant à considérer sous des faces différentes.

Au point de vue psychologique, c’est d’un côté la méfiance et le mépris, de l’autre, la rancœur et le désespoir. Des publications coloniales, livres et journaux, sont remplies de violentes attaques contre le peuple conquis et de bordées d’injures jetées à sa face avec d’autant plus de bravoure que leurs auteurs savent à l’avance qu’étant dans l’impossibilité d’y répondre, il ne peut que les avaler en grinçant des dents. On y lit par exemple des sentences comme celles-ci : “Pour cette race annamite, il n’y a qu’une manière de la gouverner qui soit le bonne, c’est la domination par la force… Instruire les Annamites ou leur permettre de s’instruire, c’est d’un côté leur fournir contre nous des fusils à tir rapide, et de l’autre, former des chiens savants qui seront plus embarrassants qu’utiles”.

Au point de vue administratif et judiciaire, tout un abîme sépare l’Européen de l’indigène. L’Européen jouit de toutes les libertés et règne en maître absolu tandis que l’indigène, muselé et tenu en laisse, n’a que le droit de se soumettre sans murmurer  : car s’il se permet de protester il sera déclaré rebelle ou révolutionnaire et traité en

Ho Chi Minh - interieur.indd 99 17/07/2019 15:34

Page 100: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

100

conséquence. Plus malheureux sera encore l’indigène qui évite ce doux régime par l’émigration : les membres de sa famille seront persécutés et, lui, s’il est arrêté, sera envoyé au bagne ou à l’échafaud. Souvent même, pour circuler dans le pays, d’une localité à l’autre, l’indigène doit être muni d’un sauf-conduit en règle. Quant à la justice, voici comment elle existe pour les indigènes. Les Européens qui ont tué, assassiné ou violé des indigènes, quand l’affaire n’a pu être complètement étouffée, sont sûrs de leur acquittement par la juridiction devant laquelle ils comparaissent pour la forme. C’est l’application du principe en vertu duquel il faut de toutes façons sauvegarder le prestige des blancs vis-à-vis des jaunes. Le Parlement français en sait quelque chose par quelques révélations de M. le député Viollette dans un rapport sur les budgets de l’Indochine.

Le règne du despotisme

Dans les provinces les indigènes se trouvent livrés poings et pieds liés au bon plaisir et à l’arbitraire des administrateurs français et à la cupidité de leurs dociles valets qui sont les mandarins, créatures du nouveau régime. C’est la justice vendue au plus offrant et dernier enchérisseur. Si autrefois il pouvait toujours faire appel à la cour royale, aujourd’hui quand un pauvre bougre annamite ne sait à quel saint se vouer, il ne lui reste plus que la justice divine. Quand il s’agit de ceux que le langage colonial appelle les agitateurs, des conciliabules décorés du nom de commissions criminelles, décident, dans le secret, du sort de ces honnêtes indigènes vers qui vont la considération et la sympathie générale de leurs compatriotes.

Le contraste n’est pas moins frappant dans le domaine économique. D’une part, les indigènes, maintenus dans l’ignorance et la faiblesse par un savant système d’obscurantisme et d’abrutissement insuffisamment masqué par des simulacres d’enseignement, suent sang et eau dans les labeurs les plus pénibles et les plus ingrats pour gagner péniblement leur vie et alimenter presque eux seuls tous les

Ho Chi Minh - interieur.indd 100 17/07/2019 15:34

Page 101: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1011919-1923. L’Humanité, Le populaire, Le Libertaire, Le Paria... : un journaliste prolifique

budgets du gouvernement  ; de l’autre, des Français et des étrangers vont et viennent librement, se réservant toutes les richesses du pays, accaparant toutes les importations et exportations, ainsi que les métiers les plus lucratifs, et exploitant sans scrupule l’ignorance et la misère du peuple.

Obligé de céder à la force, le peuple annamite, dont l’histoire authentique remonte à plus de 3.000 ans, éprouve de temps à autre comme des soubresauts de révolte qu’il manifeste soit par des tentatives de soulèvement général, soit par des actes de désespérés comme les manifestations pacifiques de 1908 (“Bulletin officiel de la Ligue des Droits de l’Homme” en date du 31 octobre 1912) et les derniers attentats à la bombe en Cochinchine et au Tonkin. Hélas ! ce sont là de vaines protestations qui ont chaque fois provoqué de sanglantes répressions et ont, en outre, fourni au gouvernement des prétextes pour se débarrasser élégamment, à l’instar de Napoléon dans l’affaire de la machine infernale, des Annamites qui ne faisaient pas mine d’applaudir à son despotisme. On sait que, pendant la guerre, l’Indochine a été le théâtre de douloureux événements qui ont provoqué l’établissement de la loi martiale, suivis de condamnations et d’exécutions en masse. À l’heure actuelle, les bagnes de la Guyana, de la Nouvelle-Calédonie, de Poulo Condor, etc., regorgent de condamnés politiques indigènes. La mitrailleuse et la guillotine réduisent vite au silence les récalcitrants et les protestataires.

La concurrence japonaise

La situation dont nous venons d’esquisser quelques gros traits pourrait peut-être se prolonger indéfiniment si aujourd’hui la guerre, qui a bouleversé toute l’Europe, n’imprimait pas une nouvelle tournure à la question indochinoise. En effet, par suite de la guerre, le Japon a obtenu de la France des privilèges spéciaux en Indochine. Il faut donc s’attendre à ce que les Japonais viendront de plus en plus nombreux s’établir dans le pays et y exercer tous les métiers, rendant de la sorte la

Ho Chi Minh - interieur.indd 101 17/07/2019 15:34

Page 102: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

102

vie encore plus difficile aux indigènes qui, maintenus dans l’ignorance par la politique d’abrutissement et affaiblis par les privations et les intoxications officielles, comme l’opium et l’alcool dont les gavent autant qu’ils peuvent le fisc et les compagnies concessionnaires, continueront à tourner dans un cercle tout à fait restreint.

En principe, le progrès général dépend du développement de l’internationalisme, et la civilisation n’aurait qu’à gagner à l’extension et à l’amplification des relations internationales. D’autre part, il serait absurde de penser que deux nations voisines comme la nation japonaise et la nation annamite puissent rester isolées l’une de l’autre. Mais, alors que les Japonais, grâce à leur sage gouvernement sont extrêmement bien outillés, bien armés pour les luttes économiques, les Annamites – nous avons dit pourquoi – se trouvent complètement nuls, au point de vue des progrès modernes, vis-à-vis de leurs voisins : Chinois, Japonais, Siamois et même Hindous. La question se pose dès lors de savoir si, en présence de la situation nouvelle qui leur est créée par les immigrations étrangères, le gouvernement français croirait opportun, dans l’intérêt commun, d’affranchir les indigènes et les aider, par tous les moyens dont il dispose, à se préparer à la dure concurrence qu’ils auront à soutenir avec les Japonais et autres étrangers.

Dans l’affirmative, nous comprendrions difficilement comment nos revendications, que “L’Humanité“ a publiées dans son numéro du 18 juin dernier, ont pu jeter l’émoi dans le monde colonial. Nous savons, en effet, qu’un commandant supérieur des groupements de travailleurs coloniaux a prescrit, probablement en vertu des ordres qu’il a reçus de plus haut placés que lui, aux chefs de groupement de saisir tous les exemplaires de la note des revendications annamites qu’ils trouveraient entre les mains des travailleurs annamites. Très modérés dans la forme et dans le fond, nos vœux portent sur les réformes essentielles pour notre affranchissement et les libertés sans lesquelles l’homme n’est aujourd’hui qu’un misérable esclave. Personne ne

Ho Chi Minh - interieur.indd 102 17/07/2019 15:34

Page 103: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1031919-1923. L’Humanité, Le populaire, Le Libertaire, Le Paria... : un journaliste prolifique

saurait nier que sans ces libertés indispensables pour la propagation des idées et des connaissances que réclame la vie moderne, toute éducation sérieuse est impossible. »

Nguyen Ai Quac,« L’Indochine et la Corée.

Une intéressante comparaison », le populaiRe, 4 septembre 1919

Le Populaire avait été fondé en mai 1916 (devenu quotidien en avril 1918) autour de la forte personnalité de Jean Longuet, petit-fils de Karl Marx. Bien des années plus tard, Ho Chi Minh - Tran Dan Tien raconta lui-même sa rencontre avec Jean Longuet : « Nguyen fut agréablement surpris, car jamais accueil plus cordial ne lui avait été réservé. Longuet l’appela “cher camarade” et lui dit toute sa sympathie pour le peuple vietnamien (…). Cette rencontre marqua le début de la formation politique de Nguyen et lui permit de mieux comprendre le peuple français »8.

C’est sans doute ce contact qui amène peu de temps après un « groupe socialiste annamite » à verser 10 francs à une souscription « pour que vive et grandisse “Le Populaire” »9.

Un an plus tard, au congrès de Tours, Quoc et Longuet, étalèrent de sérieuses divergences. Les chemins politiques du socialiste français et du désormais communiste vietnamien se séparèrent, mais Ho Chi Minh gardera toujours un profond respect pour Longuet (lequel, d’ailleurs, contrairement à bien des cadres de la SFIO, durant l’entre-deux-guerres, gardera des engagements internationalistes)10. En septembre 1919, malgré le silence du quotidien socialiste lors de la publication des Revendications

8. Op. cit.9. Seizième liste, Le Populaire, 16 octobre 1919. 10. Gilles Candar, notice « Jean Longuet » in François Pouillon (dir.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, Karthala, 2012.

Ho Chi Minh - interieur.indd 103 17/07/2019 15:34

Page 104: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

104

du peuple annamite (qu’il a probablement fort peu goûté)11, Quoc fait passer cet article.

Ce texte met en parallèle la politique japonaise en Corée et celle de la France en Indochine. Dans son désir de dénoncer les tares du colonialisme français dans son pays, le jeune Quoc a d’ailleurs quelque peu sous-estimé celles du militarisme japonais en Corée.

Cet article est une des premières manifestations – en tout cas publiques – de l’intérêt du futur Ho Chi Minh pour d’autres horizons que son pays natal. On a vu supra que le jeune Nguyen Tat Thanh avait conversé avec des nationalistes coréens lors de son séjour à Boston. La Corée, sous protectorat japonais depuis 1905, était alors en effervescence. Le 13 avril 1919, donc quelques mois avant la publication de cet article, un gouvernement provisoire (dirigé par Syngman Rhee) avait été proclamé à Shanghai. Dès le 17, un Congrès, réuni à Philadelphie, avait demandé expressément aux délégués des Grands réunis à Versailles de le reconnaître12. Une Délégation permanente s’était installée en 1919 à Paris13. Le jeune Quoc fréquenta ses locaux, lut ses publications (Korea Review). Les policiers chargés de rendre compte de ses actes et de ses paroles évoquèrent à deux reprises au moins cet intérêt :

«  M. Quoc se plaint que l’Indochine reste ignorée à toutes les nations, il a parlé de l’Indochine à des hommes politiques internationaux ; tous ne savent pas l’existence de l’Indochine, ils n’ont jamais entendu parler de ce pays, ou ils supposent que l’Indochine est une petite province frontière entre l’Inde et la Chine. Il faudrait crier bien fort pour qu’on nous connaisse, voyez donc, ajoute-t-il, la Corée est maintenant connue de toutes les nations, parce qu’elle a crié bien fort »14.

11. On notera à ce propos un mystère : Le Populaire resta muet sur les Revendications en juin 1919 et les découvrit… deux années plus tard. Le 19 mai 1921, sous le titre « Justice pour le peuple annamite ». Était résumé le texte, avec ce simple commentaire : « On nous communique un appel d’un groupe d’Annamites habitant la France, dont nous sommes heureux de donner les passages essentiels ».12. Journal des Débats, 18 avril 1919. 13. Par contre, certains Coréens virent leur visa refusé, dont le futur premier président de la Corée du Sud en 1948, Syngman Rhee. 14. Rapport de Jean, 4 janvier 1920 ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 194.

Ho Chi Minh - interieur.indd 104 17/07/2019 15:34

Page 105: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1051919-1923. L’Humanité, Le populaire, Le Libertaire, Le Paria... : un journaliste prolifique

« M. Quoc (…) se base sur tout ce que font les Coréens, il a suivi presque exactement le plan des révoltés coréens »15.

Voici le texte du Populaire :

«  Le monde n›aura la paix définitive que  lorsque tous les peuples pourront se mettre d’accord pour exterminer l’hydre de l’impérialisme partout où ils la rencontreront. En attendant, ceux qui sont actuellement victimes de ce monstre insatiable réclament énergiquement, au nom du principe des nationalités, le droit de se gouverner eux-mêmes et, ce qui est digne de remarque, c’est que leur voix est écoutée avec beaucoup de sympathie dans les milieux populaires dé l’Europe et de l’Amérique. Cette opinion mondiale en faveur des pays qui gémissent sous le joug étranger n’est pas sans inquiéter les exploiteurs  de peuples. Le gouvernement japonais, prévoyant les conséquences fâcheuses qui pourront en résulter pour la plus grande conquête de son militarisme, consent à réformer dans un sens libéral le régime coréen. 

L’autonomie coréenne

Un décret impérial, publié à Tokio le  10 août 1919, confère l’autonomie à la Corée et place les Coréens et les Japonais sur le même pied d’égalité en proclamant qu’ils jouiront les uns et les autres des mêmes droits. Il est à prévoir que les Coréens ne s’en tiendront pas pour satisfaits  et continueront à réclamer l’indépendance complète, parce que, objecteront-ils, ce décret, comme toutes les règles législatives,  vaudra plus ou moins suivant la manière  dont il sera appliqué. Aussi, nous ne nous attribuons pas le rôle détestable de faire l’apologie de l’impérialisme japonais ; nous le condamnons comme il faut condamner tous les impérialismes. Nous n’allons pas même faire la comparaison détaillée entre la domination japonaise et la domination française, quoique, à plusieurs égards, cette comparaison tournerait à l’avantage du Japon, qui n’a jamais encore eu l’idée d’empoisonner

15. Rapport de Jean, 8 janvier 1920 ; ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 197.

Ho Chi Minh - interieur.indd 105 17/07/2019 15:34

Page 106: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

106

lés Coréens au moyen de la consommation forcée de l’alcool et de l’opium ; mais aujourd’hui que le gouvernement de  Tokio déclare officiellement libérer les Coréens en les assimilant complètement aux citoyens japonais, il est pénible de constater qu’après cinquante ans d’occupation, les représentants de la République française en Indo-Chine s’entêtent à maintenir les indigènes dans l’esclavage en les privant de toutes les libertés et de tous les droits que l’empire du Soleil-Levant concède en bloc à un peuple qu’il a conquis il y a à peine quinze ans. 

Le bourrage des crânes jaunes 

Pendant les années de guerre, de sérieux mouvements nationalistes ont eu lieu en Corée et en Indo-Chine pour secouer le joug étranger ; mais, tandis qu’au lendemain de la répression des troubles, le gouvernement japonais, avec habileté, avise à effacer le souvenir de ces tristes événements par des réformes radicales, le gouvernement colonial français conserve la  naïveté do croire qu’en Indo-Chine, pour s’attacher les indigènes, il suffit de les berner indéfiniment avec des discours officiels, des propagandes perfides et des protestations de loyalisme qui valent pour le prix qu’on y met : dans un pays où, par la faute - on pourrait même dire la volonté - du gouvernement, la vénalité règne de haut en bas, des personnes à vendre ne sont pas marchandises rares. Et pour le bourrage des crânes jaunes, le gouvernement de la colonie dispose de moyens extrêmement, .puissants. 

Comme il se réserve, en ce qui concerne  les publications en langues orientales, le  droit exorbitant de n’autoriser que celles  qui lui plaisent, après les avoir passées au crible, il profite de ce privilège exclusif pour faire fonder des journaux en annamite à son dessein, chargés, moyennant une subvention secrète, de faire la propagande gouvernementale et de passer périodiquement aux puissants de la colonie  l’encensoir sous le nez.  Et c’est ce système de bourrage de

Ho Chi Minh - interieur.indd 106 17/07/2019 15:34

Page 107: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1071919-1923. L’Humanité, Le populaire, Le Libertaire, Le Paria... : un journaliste prolifique

crânes que le gouvernement de l’Indo-Chine veut faire passer pour un régime de liberté de la presse indigène. 

(…)

La France ne pourrait-elle pas être, vis-à-vis de l’Indo-Chine, au moins aussi bienveillante que le Japon vis-à-vis de la Corée ? »

Nguyen Ai Quac,« Les sacrifices annamites pendant la guerre »,

le populaiRe, 4 septembre 1919

Ce texte était en fait la suite de l’article cité précédemment. De 1914 à 1918 les autorités mobilisent 48.922 combattants et 49.000

travailleurs indochinois – en fait, presque exclusivement vietnamiens – utilisés majoritairement en France, mais aussi sur le front d’Orient16.

Au moment de la déclaration de guerre, le général Joffre avait refusé cet envoi, arguant du manque de capacités de ces combattants à s’adapter au climat européen et à une guerre moderne – ce dernier argument prête aujourd’hui à sourire. En 1915 encore, ces indigènes sont peu nombreux en métropole, hormis des infirmiers et des mécaniciens d’aviation. Ressurgissent alors les idées développées par le général Pennequin dans un projet d’armée jaune de 191217. La participation des Annamites aux opérations en Europe est définitivement acquise en octobre 1915. En tout, 25 bataillons seront mis sur pied, à coups d’engagements parfois forcés par les notables et encouragés par une forte propagande, plus rarement sur la base du volontariat.

« Si l›on dresse le bilan des sacrifices imposés au peuple annamite par la France depuis la guerre, on trouvera, pour ce  qui est du concours financier, plusieurs  centaines de millions de francs provenant  de

16. Une grande partie de cette notice explicative in Michel Bodin, « Soldat (s) colonisé (s), 1914-1918, Indochinois », in Alain Ruscio (dir.), Encyclopédie de la Colonisation fran-çaise, Paris, Éd. Les Indes Savantes, volume à paraître. 17. Mireille Le Van Ho, «  Le général Pennequin et le projet d’armée jaune (1911-1915) », Outre-Mers, Revue d’Histoire, n° 279, 1988.

Ho Chi Minh - interieur.indd 107 17/07/2019 15:34

Page 108: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

108

souscriptions libres ou forcées - plutôt forcées que libres - et en ce qui concerne le concours d’hommes, un matériel humain se montant, au bas mot, à plus de cent mille travailleurs et à plusieurs bataillons de soldats combattants, les uns et les autres réquisitionnés et envoyés de force en France et ailleurs, les volontaires étant en nombre infime. De ces travailleurs et soldats annamites, plusieurs dizaines de mille ne reverront plus jamais leur pays natal, les uns victimes des accidents de voyage, des surmenages et des manipulations nocives dans les usines de guerre, ou des mauvais traitements dans les casernes, les autres tués dans le grand carnage européen en France et sur les plaines pestilentielles des pays balkaniques. À l’heure actuelle, il suffit de parcourir le nord de la France pour rencontrer des milliers de malheureux Annamites qui, occupés à des travaux de terrassement, représentent de véritables équipes de forçats, moins la chaîne et le boulet, puisqu’on n’a pas à craindre leur évasion ». 

La légende noire des colonisés chair à canon doit pourtant être nuancée. De 1914 à 1918, sur les deux fronts, Europe et Dardanelles, il y eut de l’ordre de 545.000 colonisés ou para-colonisés mobilisés. Les pertes avoisinèrent les 107.00018, soit de l’ordre du cinquième, taux supérieur certes à celui des Français dits de souche, mais du même ordre de grandeur que celui des fantassins, toutes origines confondues. Il y eut de l’ordre de 2.000 Indochinois (en fait, quasi uniquement des Vietnamiens) morts au front. Un site internet récemment créé par le ministère de la Défense, Mémoire des Hommes19, permet d’avoir accès à la liste nominale des morts pour la France entre 1914 et 1918. Nous avons retrouvé 1.260 occurrences de Nguyen et 922 de Tran.

Si les chiffres infirment la thèse simpliste que les colonisés auraient été envoyés à la mort par choix – ou, au moins, par mépris – raciste, s’ils sont morts, grosso modo, dans les mêmes proportions que leurs compagnons de malheur bretons ou creusois, il reste que les colonisés ont été deux

18. Les chiffres cités dans les diverses sources, livresques ou sur la Toile, diffèrent parfois dans des proportions importantes. Nous avons retenu des chiffres moyens, paraissant vraisemblables. 19. Site memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr

Ho Chi Minh - interieur.indd 108 17/07/2019 15:34

Page 109: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1091919-1923. L’Humanité, Le populaire, Le Libertaire, Le Paria... : un journaliste prolifique

fois victimes de cette guerre. Certes, on n’a pas demandé aux Français de souche leur avis, beaucoup d’entre eux étaient sans doute incapables, malgré la scolarisation, de situer sur une carte l’Alsace et la Lorraine. Mais quid des indigènes ? Ces guerres de blancs, pour des bouts de territoires de blancs, étaient encore moins la leur. Même ceux qui y sont partis sans trop de pression n’avaient à y défendre ni une terre, ni un village, ni une famille… et encore moins la patrie française, celle de leurs conquérants. Le système colonial, en utilisant et en faisant tuer des hommes dans des conflits totalement étrangers à leurs intérêts, a commis un méfait sans doute pire que le seul cynisme supposé d’officiers racistes.

Chair à canon ? Ni plus, ni moins que les pauvres bougres bien français envoyés malgré eux dans les tranchées de Verdun. Victimes absolues  ? Certainement.

Nguyen A. Q.,« Aimez la France qui vous protège »,

le libeRtaiRe, 7 octobre 1921

C’est le grand historien de l’anarchisme, Jean Maitron, qui a découvert, puis republié20 les deux (semble-t-il seuls) articles de Quoc dans Le Libertaire, « La monstruosité de la civilisation » (30 septembre 1921) et «  Aimez la France qui vous protège  » (7 octobre), que nous reprenons ici.  

«  “Aimez la France qui vous protège”. Telle est la leçon de calligraphie que l’on nous faisait faire, en  ronde, en bâtarde et en gothique depuis I’ABC jusqu’au primaire, dans  les rares écoles en Indochine. Ces écoles sont si rares qu’il y en a une contre plus de cent débits d’alcool et d’opium ! Nos civilisateurs encaissent annuellement plus de 21.000.000 de piastres, c’est-à-dire plus de 139.000.000 de francs en vendant ces poisons. Savez-vous combien ils dépensent pour l’instruction publique dans un an ? 172.000 piastres ! Ecrits en gros caractères blancs sur fond noir d’un carton d’une longueur immense,

20. « Ho Chi Minh anarchiste ? », Le Mouvement social, n° 83, avril-juin 1973.

Ho Chi Minh - interieur.indd 109 17/07/2019 15:34

Page 110: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

110

et accrochés dans toutes les salles de classe, ces mots, “Aimez la France qui vous protège“, nous hantent agréablement. Heureux sont des petits crânes annamites admis à admirer ces lettres patriotiques, patriotiques pour les bourreurs, naturellement, et forcément antipatriotiques pour les bourrés. 

Je me souviens d’un mien cousin qui, voulant entrer dans un de  ces paradis scolaires, avait fait des démarches multiples, adressé demande  sur demande au résident supérieur, au résident de la province, au directeur de l’école nationale et à l’instituteur principal de l’école primaire. Naturellement, il n’avait reçu aucune réponse. Un jour, il a poussé le  courage jusqu’à porter lui-même une demande écrite à l’instituteur principal, un Français, de l’école où j’ai eu le privilège d’être admis quelque temps avant. Notre “directeur”, furieux de voir tant d’audace, apostropha : “Qui t’a permis de venir ici ?”, et il mit la demande en miettes devant toute la classe hébétée. C’est pour vous dire comment nos gouvernants entendent la diffusion de l’instruction laïque et du principe républicain dans les colonies. 

Nous allons voir quels sont les hommes que la France a envoyés  en Indochine pour apprendre aux Annamites à l’aimer, de l’aimer comme les enfants aiment leur mère, parce que, n’est-ce pas, la France étant la seconde patrie de tout le monde est la “Mère-Patrie”des Annamites.  “Après la prise de Chomoï, nous raconte le journal de campagne d’un colonial, le soir, un officier du bataillon d’Afrique voit un Asiatique prisonnier, vivant, sans blessure. Au matin, il le revoit mort, brûlé,  cuit, la graisse coulant, la peau du ventre boursouflée, dorée. Des soldais  avaient passé la nuit à griller cet être désarmé, tandis que d’autres martyrisaient une femme”21. “Un soldat, continue

21. Quoc a repris mot à mot un témoignage de Jules Boissière, l’un des plus brillants écrivains français qui aient écrit sur le Viet Nam. Avec cependant une modification signi-ficative : là où Boissière avait écrit « Chinois », Quoc préféra « Asiatique ». (Cahier de route, Cho Moï, 20 juin 1889, in Propos d’un intoxiqué. Souvenirs d’Indochine, Hanoï, Impr. de L’Avenir du Tonkin, 1890).

Ho Chi Minh - interieur.indd 110 17/07/2019 15:34

Page 111: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1111919-1923. L’Humanité, Le populaire, Le Libertaire, Le Paria... : un journaliste prolifique

le journal, veut obliger une Annamite à se  livrer à son chien. Elle refuse, et il la tue d’un coup de baïonnette dans le ventre”.

Oh ! France, si tu savais comment nous sommes protégés, tu serais bien fière de nos protecteurs ».

Ce texte était suivi d’une petite annonce :

«  Désire connaître camarade sachant la dactylographie et habitant 17e arrondissement. Répondre au journal ».

On peut imaginer que Quoc cherchait un « camarade » qui pourrait taper le texte de son ouvrage en gestation, Le procès de la colonisation française (voir supra).  

On sera peut-être surpris de trouver la signature de Nguyen Ai Quoc dans la presse libertaire, neuf mois après le congrès de Tours. Certes, la tradition libertaire (syndicaliste révolutionnaire en particulier) fut une composante non négligeable du jeune communisme français. Mais, dix mois après Tours, le processus de divorce avec le bolchévisme était entamé. En août 1921, l’Armée rouge venait d’écraser, après une lutte impitoyable, les troupes de Makhno, qualifié alors régulièrement par L’Humanité d’allié des « contre-révolutionnaires »22, de « criminel de droit commun »23. En mai 1922, Albert Treint, qui bénéficiait alors d’un grand prestige au sein du PC, publia un article accusateur, « Les anarchistes et la Révolution russe »24. En juin, au congrès de Saint-Étienne de la CGTU, la véritable bataille politique qui opposa partisans du bolchevisme et tenants de la ligne syndicaliste-révolutionnaire pure tourna à l’avantage des premiers.

Le jeune Quoc, pour sa part, garda longtemps des amitiés dans les milieux libertaires, à une époque où les frontières avec les communistes n’étaient pas encore infranchissables. Selon une étude, pamphlétaire de 22. « Makhno condamné », 14 janvier 1921.23. André Morizet, « L’Ukraine, d’après ses dirigeants », 12 octobre 1921 (donc cinq jours après la publication de l’article de Quoc dans Le Libertaire).24. Bulletin communiste, n° 19, 4 mai 1922.

Ho Chi Minh - interieur.indd 111 17/07/2019 15:34

Page 112: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

112

ton, mais assez bien documentée, parue bien plus tard, pendant la Guerre froide25, l’un des pères spirituels de Quoc aurait été Jules Raveau26, vieux militant anarcho-syndicaliste, lecteur de Bakounine et de Sorel dès sa jeunesse, exilé à Genève durant la guerre (où il croisa Lénine)27, rallié au bolchévisme, adhérent au jeune PC.

Les mouchards qui suivaient Quoc lui accordèrent même une certaine influence : il aurait rencontré le vieux lutteur anticolonialiste Paul Vigné d’Octon, à la Librairie sociale, 69 bd de Belleville28, et lui aurait inspiré un article accusateur pour ce même Libertaire, «  Pour les prolétariats indigents. Le triomphe de l’assommoir officiel » (28 janvier 1921).

On sait par les rapports de police que, très régulièrement, il achetait Le Libertaire. Dans un courrier à un correspondant inconnu, il recommandait même la lecture de ce périodique, de préférence à L’Humanité :

« N’ayez pas d’appréhension en voyant le titre de ce journal, bien qu’il soit anarchiste, les articles éditoriaux, conférences, etc., sont très intéressants. Il faut les lire. À la troisième page, il y a souvent des articles de monsieur Vigné d’Octon, tels que “La gloire du sabre”, “Le prolétariat indigène”, etc. Ces articles très intéressants parlent des affaires de notre peuple, c’est pourquoi je vous ai engagé à acheter ce journal de préférence »29.Une année plus tard, le 20 mai 1922, il fut invité à participer à un

meeting anarchiste salle Garrigues, rue Ordener « en faveur de la libération

25. Le mystérieux Hô Chi Minh, brochure, supplément au BEIPI. Paris, n° 1/15, mai 1953.26. Voir la fiche autobiographique rédigée en 1932, citée in Bernard Pudal & Claude Pennetier, Le souffle d’octobre 1917. L’engagement des communistes français, Paris, Éd. de l’Atelier, 2017. 27. Et non pas compagnon d’exil de Lénine et de Zinoviev, comme l’écrira plus tard Jean Lacouture, op. cit. En fait, dans l’autobiographie citée dans la note précédente, Raveau écrivit : « Je vis Lénine une fois ». 28. Rapport de Devèze, 8 août 1921, ANOM, SPCE, page 705. 29. Lettre en date du 26 février 1921, ANOM, SLOTFOM, page 384.

Ho Chi Minh - interieur.indd 112 17/07/2019 15:34

Page 113: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1131919-1923. L’Humanité, Le populaire, Le Libertaire, Le Paria... : un journaliste prolifique

de Cottin, auteur de l’attentat contre M. Clemenceau en 1919 »30. On ne sait s’il s’y est rendu.

On retrouve là un trait majeur de l’engagement du jeune Quoc  : utiliser tous les supports imaginables, loin des querelles idéologiques, pour défendre la cause de son pays.

Nguyen Ai Quac,« Quelques réflexions sur la question coloniale »,

l’Humanité, 25 mai 1922

Les enjeux du congrès fondateur du PCF, en matière coloniale, étaient clairs. Il s’agissait de rompre totalement, irrémédiablement, avec les pratiques en ce domaine de la vieille SFIO, taxées d’opportunistes et de paternalistes. Fut-ce le cas ? La Nuit finit à Tours… Ce sera le titre d’un ouvrage de propagande31, très en vogue au sein du PCF des années 1950 aux années 1970, bien dans la veine d’une vision manichéenne de l’histoire : des ténèbres à l’aube. Dans le domaine colonial, cela n’a pas été le cas.

Nguyen Ai Quoc considéra qu’il avait, au sein du jeune Parti, une mission : aider les militants – mais aussi les directions – à considérer la question coloniale comme stratégique. Litanie sans cesse répétée.

Cet article de mai 1922 est en quelque sorte un résumé des opinions de Quoc sur la relation PCF / lutte anticoloniale. Avec cette idée centrale : le nouveau parti « ne peut, comme les Ière et IIè Internationales, se contenter de manifestations sentimentales et sans suites ».

Ce vœu restera, jusqu’à la guerre du Rif au moins, pieux. Mais Nguyen Ai Quoc avait, alors, quitté la France.

Mais il ne suffisait pas d’accuser. Il fallait expliquer. C’est ce que tenta de faire ici l’auteur, dans un article d’une grande lucidité, preuve d’une maturité politique affermie. .30. Rapport du Contrôle général des Indochinois en France, 30 mai 1922, ANOM, SPCE, page 1036. 31. Jean Fréville, La nuit finit finit à Tours Naissance du PCF, Paris, Éd. Sociales, 1950 (1 ère édition).

Ho Chi Minh - interieur.indd 113 17/07/2019 15:34

Page 114: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

114

« Depuis que le Parti français a accepté les “vingt et une conditions“ et adhéré à la IIIè Internationale, il s’est imposé, entre autres devoirs une tâche particulièrement délicate : la politique coloniale. Il ne peut, comme les Ière et IIè Internationales, se contenter de manifestations purement sentimentales et sans suites ; mais il doit avoir un plan d›action précis, une politique effective et réaliste.

Sur cette question, plus que sur d’autres, le Parti se heurte à des difficultés nombreuses dont voici les principales :

1. La grande étendue des colonies.

Sans compter les nouveaux « territoires des mandats  » acquis depuis la guerre, la France possède  : En Asie, 450.000 kilomètres carrés : en Afrique 3.541.000 kilomètres carrés , en Amérique, 108.000 kilomètres carrés ; en Océanie 216.000 kilomètres carrés. Soit 4.120.000 kilomètres carrés (presque 8 fois sa superficie) et une population de 48.000.000 d’habitants. Ces populations parlent plus de vingt langues différentes. Cette diversité de dialectes n’est pas pour faciliter la propagande, car, exception faite de quelques vieilles colonies, un propagandiste français ne peut se faire comprendre de la masse indigène qu’avec l’intermédiaire d’un traducteur. Or, la traduction ne vaut que ce qu’elle vaut, et, dans ces pays d’arbitraire administratif, il est assez difficile de trouver un interprète pour traduire les paroles révolutionnaires.

Il y a aussi d’autres inconvénients. Bien que les indigènes de toutes les colonies soient pareillement opprimés et exploités, leur évolution intellectuelle, économique et politique d’une contrée à l’autre diffère grandement. Entre l’Annam et le Congo, la Martinique ou la Nouvelle Calédonie, il n’y a absolument rien d’analogue, excepté la misère.

Ho Chi Minh - interieur.indd 114 17/07/2019 15:34

Page 115: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1151919-1923. L’Humanité, Le populaire, Le Libertaire, Le Paria... : un journaliste prolifique

2. L’indifférence du prolétariat métropolitain à l’égard des colonies.

Dans ses Thèses sur la question coloniale, Lénine a nettement déclaré que l’obligation de prêter l’assistance la plus active aux mouvements libérateurs des pays assujettis incombe aux ouvriers du pays colonisateur. Pour cela, il faut que l’ouvrier de la métropole sache bien ce que c’est que la colonie, qu’il soit au courant de ce qui s’y passe, de la souffrance – mille fois plus douloureuse que la sienne – qu’endurent ses frères, les prolétaires. des colonies. Il faut, en un mot, qu’il s’intéresse à cette question. Malheureusement, nombreux sont encore les militants qui croient qu’une colonie n’est autre chose qu’un pays plein de sable en bas et de soleil en haut ; quelques cocotiers verts et quelques hommes de couleur, c’est tout. Et ils s’en désintéressent complètement.

3. L’ignorance de l’indigène

Dans tous les pays colonisés, aussi bien dans la vieille Indochine que dans le jeune Dahomey, on ne comprend pas ce que c’est que la lutte de classes, la force prolétarienne, pour la simple raison qu’il n’y a pas de grande exploitation commerciale ou industrielle, ni d’organisation ouvrière. Aux yeux des indigènes, le bolchevisme – le mot est plus caractérisé et plus expressif, parce que plus souvent employé par la bourgeoisie – signifie ou la destruction de tout, ou l’émancipation du joug étranger. Le premier sens donné à ce mot éloigne de nous la masse ignorante et peureuse; le second le ramène au nationalisme. L’un est aussi dangereux que l’autre. Une petite élite seulement de la population comprend ce que veut dire le communisme. Mais cette élite, appartenant à la bourgeoisie autochtone et pilier de la bourgeoisie coloniale, n’a aucun intérêt à ce que la doctrine communiste soit comprise et répandue. Au contraire, comme le chien de la fable, elle préfère porter la marque du collier et avoir son morceau d’os. En général, la masse est foncièrement révoltée, mais profondément

Ho Chi Minh - interieur.indd 115 17/07/2019 15:34

Page 116: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

116

ignorante. Elle veut s’affranchir, mais elle ne sait que faire pour atteindre ce but.

4. Les préjugés

De l’ignorance mutuelle des deux prolétariats sont nés les préjugés. Pour l’ouvrier français, l’indigène est un être inférieur, négligeable, incapable de comprendre et encore moins d’agir. Pour l’indigène, les Français quels qu’ils soient – sont tous de méchants exploiteurs. L’impérialisme et le capitalisme ne manquent pas de profiter de cette méfiance réciproque et de cette hiérarchie artificielle de races pour empêcher la propagande et pour diviser les forces qui doivent s’unir.

5. La férocité des répressions

Si les colonisateurs français sont maladroits dans le développement des richesses coloniales, ils passent pour être maîtres dans l’art de la répression sauvage et dans la fabrication du loyalisme commandé. Les Gandhi et les de Valera * auraient depuis longtemps été dans le ciel s’ils étaient nés dans une des colonies françaises. Entouré de tous les raffinements des cours martiales et des tribunaux d’exception. Un militant indigène ne peut faire l’éducation de ses frères opprimés et ignorants sans risquer de tomber dans les serres de ses civilisateurs.

Devant ces difficultés, que doit faire le Parti ? Intensifier sa propagande pour les vaincre. »

L’Humanité décide à ce moment d’ouvrir une rubrique régulière d’information sur les colonies. Nguyen Ai Quoc y est le plus prolifique. Il publie 11 contributions en 1922, 8 en 1923 et 1 en 1924 (donc largement après son départ de France).

Deux thèmes – voisins et complémentaires  – reviennent sans cesse dans ses articles, dans ses interventions : la convergence des intérêts des peuples de France et des colonies et l’internationalisme. Quoc tente de

Ho Chi Minh - interieur.indd 116 17/07/2019 15:34

Page 117: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1171919-1923. L’Humanité, Le populaire, Le Libertaire, Le Paria... : un journaliste prolifique

persuader ses camarades de Parti et les « prolétaires de France » qu’ils ont à lutter, avec les peuples des colonies, contre un ennemi unique. C’est à ce moment que naît chez lui l’image forte de l’impérialisme, pieuvre dont il faut couper simultanément plusieurs tentacules.

Mais, si le jeune délégué de l’Indo-Chine avait espéré une rupture brutale avec les pratiques de la SFIO, il sera déçu. Le moins que l’on puisse dire est que l’activité de l’ensemble des communistes ne répond pas à son attente. La question coloniale n’a, au sein du jeune PCF, guère d’importance. Fait caractéristique, aucun dirigeant communiste de renom ne figure dans les rangs du CEC : c’est l’affaire des colonisés eux-mêmes, des Européens vivant aux colonies, comme Camille Larribère32, venu d’Algérie, ou des (rares) spécialistes, tel Paul Louis33. Le Paria n’est pas lu par les militants de métropole, si l’on en juge par les saisies de listes d’abonnés opérées par la police.

Nguyen Ai Quac, « À propos de Siki »,

le paRia, 1er décembre 1922

On a déjà signalé, à propos de l’Union Intercoloniale, le lancement d’un périodique uniquement destiné à la dénonciation des crimes coloniaux, Le Paria, Tribune des populations des colonies34. Il y aura, en tout, 36 livraisons35 entre avril 1922 et 1925 (donc, après le départ de France de Quoc). L’appareil du PC et les réseaux d’Henri Barbusse (Clarté et l’Association Républicaine des Anciens Combattants – ARAC) 32. Voir son témoignage, « J’ai aidé Ho Chi Minh à expédier son journal Le Paria », in Ho Chi Minh, notre camarade, op. cit. 33. Le grand (et peut-être même le seul) spécialiste des questions coloniales au sein de la SFIO avant 1914, rallié au communisme après la Révolution d’octobre, membre du PCF de 1920 à 1923. 34. Vu Thang Loi, « Bao “Le Paria” a Nhung Bai Viet cua Nguyen Ai Quoc  » (« Le journal “Le Paria” et le rôle de Nguyen Ai Quoc »), Nghien Cuu Lich Su, Hanoï, n° 295, juillet-août 1982. 35. La numérotation s’arrête au 38, car il y eut deux numéros doubles. Une grande partie est consultable à la BNF (Cote JO-35859), une collection assez complète a été réunie par l’équipe du Musée Ho Chi Minh, Hanoï.

Ho Chi Minh - interieur.indd 117 17/07/2019 15:34

Page 118: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

118

aidèrent à l’impression et la diffusion du périodique. Le tirage varia entre 1.000 et 2.000 exemplaires, la majorité d’entre eux expédiés dans les territoires coloniaux36. Nguyen Ai Quoc fut le principal auteur d’articles. À titre d’exemple, la livraison du 1er août 1922 comportait 4 articles de sa plume. Pierre Brocheux en a recensé 21 signés37, mais il y eut sans doute des brèves de la plume de Quoc. Il faut y ajouter une série de caricatures. Enfin, Quoc se fit vendeur lors des meetings.

Un article marquant fut celui consacré à un événement sportif de grand retentissement, bien au delà des milieux spécialisés : la défaite du boxeur Georges Carpentier, véritable idole blanche à son époque, face à un quasi inconnu, un nègre, comme on disait alors, le Sénégalais Louis Mbarick Phall, affublé du nom américain de Battling Siki, le 24 septembre 1922. Personne, avant le match, ne donnait cher des chances de Siki : comment l’exemple même de la science pugilistique pouvait-il être mis en danger par un nègre «  au style par trop rudimentaire et dont les indéniables qualités physiques constituent toute la valeur  »38  ? La morgue raciste, sœur jumelle des certitudes coloniales, était alors partagée par (presque) tous. Mais que se passa-t-il dans la tête du boxeur sénégalais ? Touché au 1er round (compté 6), sans doute vexé, il domina nettement Carpentier à partir du 4è round. Puis, au 6è, l’allongea pour le compte. Cet événement inattendu, inouï, remplit de rage bien des observateurs. On imagine a contrario le plaisir que ressentit la petite équipe du Paria à l’annonce de cette victoire : ainsi, la thématique Blanc (s) contre Noir(s) avait tourné à la confusion du Parti colonial. Quoc ne pouvait laisser échapper cet événement. On trouve dans cet article mi-ironique, mi-polémique, un trait permanent de son comportement : la capacité à se saisir d’un fait d’actualité, fût-il (apparemment) éloigné de la politique, pour déboucher sur des considérations liées à son combat permanent, la libération de tous les parias.

« Depuis que le colonialisme existe, des blancs ont été payés pour casser la g… aux noirs. Pour une fois, un noir a été payé pour en faire autant à un blanc. Adversaire de toute violence, nous désapprouvons

36. Robert O’Melia, thèse citée. 37. Pierre Brocheux, op. cit. 38. Le Figaro, 24 septembre 1922.

Ho Chi Minh - interieur.indd 118 17/07/2019 15:34

Page 119: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1191919-1923. L’Humanité, Le populaire, Le Libertaire, Le Paria... : un journaliste prolifique

l’un et l’autre procédé. Mais le fait est là, nous n’avons qu’à le constater ? Constatons.

D’un coupe de poing, sinon scientifiquement envoyé, du mois formidablement placé, Siki déplaça proprement Carpentier de son piédestal pour grimper dessus lui-même.

Le championnat de boxe a changé de mains, mais la gloire sportivement nationale n’a pas souffert, Puisque Siki, enfant du Sénégal, est, par conséquent, fils de la France, dont Français.

Malgré cela, il arrive que chaque fois que Carpentier triomphe, c’est naturellement par son adresse et par sa science. Mais toutes les fois qu’il est battu, c’est toujours par la force brutale d’un Dempsey ou la mauvaise jambe d’un Siki. C’est pourquoi au match de Buffalo, on a voulu déclarer, on a même déjà fait la déclaration, que Siki, bien que gagnant, était vaincu “quand même”. Mais le public, le bon public, n’a pas voulu l’entendre de cette oreille. Et la justice populaire triompha : Siki fut proclamé champion du monde et de France.

Après avoir été knocked-out, Carpentier est allé tranquillement visiter la Russie, pays des Rouges. Nous félicitons Siki de sa victoire. Nous félicitons aussi Carpentier de son désintéressant.

La fortune sourit aux riches, dit la SDN (prononcez “sagesse des nations” et non “société des nations”). René Maran39 et Siki ont fait couler beaucoup d’encre noire. Siki, en plus, a fait couler du sang rouge. On fait comme si l’un et l’autre de nos frères d’Afrique avaient encore besoin de tant d’encre. Après la plume ironique de Maran, les gants de Siki ont ému jusqu’à la sphère politique. Et M. Luquet, conseiller général de la Seine, a aussitôt déposé une motion tendant à interdire les matches de boxe. Monsieur Luquet nous permettra de lui

39. René Maran, fonctionnaire colonial, d’origine antillaise, était alors un écrivain très connu. Son roman, Batouala, sous-titré véritable roman nègre, eut en son temps un grand succès, obtenant, en 1921, le prix Goncourt. Mais cette attribution fut violemment contestée, sur un fond évident de racisme, par une partie du tout-Paris.

Ho Chi Minh - interieur.indd 119 17/07/2019 15:34

Page 120: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

dire respectueusement qu’il a fait là un acte d’antipatriotisme. Nous nous expliquons : au point de vue de notre politique internationale, un champion poids plume fait autant de propagande pour notre influence morale à l’étranger qu’un immortel, un glorieux, un chansonnier ou dix corps d’armée (consultez les journaux).

Au point de vue national, un boxeur est indispensable pour donner l’exemple et la stimulation de la beauté physique à la jeune génération. Au point de vue colonial, un match Carpentier-Siki vaut plus que cent mille discours gubernatoriaux pour prouver à nos sujets et protégés que nous entendons appliquer à la lettre le principe de l’égalité des races. Va-t-on sacrifier ce triple avantage avec un vague humanitarisme ? Non ! N’est-ce pas, Monsieur Sarraut ? 

Les journaux nous apprennent que l’on vient de frapper Siki d’une suspension de neuf mois sur tous les rings de France. Motif  : avoir avec monsieur Cuny.

Comment ? Avant on a glorifié Siki, parce qu’il a tuméfié le nez de Monsieur Carpentier. Aujourd’hui il n’a même pas toucher aux ongles de . Cuny, on déclare sa déchéance ? On ne va tout de même pas faire croire que la physionomie de M. Cuny est plus fragile et plus précieuse que celle de M. Carpentier et que… mais non. C’est à n’y rien comprendre. Nous croyons plutôt ceci : on n’a jamais pardonné à Siki, un noir, d’avoir gagné sur Carpentier, un blanc ; et si Carpentier n’a pas de rancune, le chauvinisme des autres en a, lui. Et ce motif n’est qu’un motif… motivé…

Nous apprenons pas les mêmes journaux que le ministre de l’Intérieur de la Grande-Bretagne fait interdire le match projeté entre Joe Beckett et Siki, à Londres. Cela ne nous surprend pas. Son Excellence Britannique n’a pas pu digérer le croissant de Kemal, ni le chocolat de Gandhi, c’est pourquoi Elle veut faire avaler sa purge à Battling Siki, bien que celui soit un Français.

Understand ? » 

Ho Chi Minh - interieur.indd 120 17/07/2019 15:34

Page 121: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1919-1923. Un jeune annamite « piéton de Paris »1

De ce séjour en France, Quoc gardera toujours un souvenir ému. Ce fut le moment de son accès à la vie d’une société bien différente, non basée sur un rapport racial inégalitaire. C’est là, « dans un café de la Canebière », en 1911, aimait-il à répéter plus tard, qu’on l’appela monsieur pour la première fois2. S’il ne faut certes pas idéaliser l’attitude des Français moyens face aux migrants colonisés, les relations en métropole étaient à mille lieues de la brutalité des rapports quotidiens en Indochine.

Tous les témoignages sur son séjour en France concordent  : Quoc aima se fondre dans la société française, à en connaître tous les aspects de la vie sociale et culturelle. Au point que, devenu Président dans le dernière étape de son existence, il aimait à questionner sur les destinées ultérieures de telle ou telle vedette de music-hall.

« Qu’est devenue cette artiste de music-hall qui avait tant de succès auprès du public parisien  ? Elle n’avait pas une très belle voix (…) mais elle chantait des chansons qui plaisaient »

demanda-t-il un jour à Alice Kahn, alors en mission à Hanoï, laquelle mit quelque temps à lui rappeler le nom de Mistinguett3. À une autre interlocutrice, Madeleine Riffaud, il commanda… un disque de Maurice Chevalier4.

1. Selon l’expression de Léon-Paul Fargue.2. Tran Dan Tien, article autobiographique cité. 3. « Notre peuple est bon », in Léo Figuères & Charles Fourniau (dir.), op. cit. 4. « L’oncle Ho est parti à la mi-automne », L’Humanité-Dimanche, 14 septembre 1969.

Ho Chi Minh - interieur.indd 121 17/07/2019 15:34

Page 122: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

122

Au Club du Faubourg

En 1918, immédiatement après la fin de la guerre, Léo Poldès, homme de culture et de spectacle, pacifiste, antimilitariste, plus tard membre un temps du PC5, fonde le Club du Faubourg, vite devenu un cercle d’échanges passionnés d’opinions, le plus souvent entre personnes engagées à gauche, socialistes, communistes, libertaires, syndicalistes, intellectuels anticonformistes, etc. Le Club n’était pas un lieu, mais un groupe de discussion qui investissait tour à tour le théâtre Printania, 127 avenue de Clichy (les jeudis soirs) et le théâtre de la Presse, 125 rue Montmartre (les samedis après-midi)6. Ce qui fit la haute réputation de ce cercle fut l’absence totale de tabous qui y régnait, l’absolue liberté de parole des participants. Et l’extrême variété des thèmes abordés. On pouvait y évoquer les luttes sociales en France, mais aussi le combat des Irlandais, des Noirs américains, le féminisme, ou encore des sujets artistiques (« La beauté à l’écran »), médicaux, sociétaux (« Pour ou contre le végatarisme ? »), philosophiques, etc.

Léo Poldès se lia d’amitié avec Nguyen Ai Quoc. Si l’on en croit le témoignage de Boris Souvarine, déjà cité, c’est Poldès qui «  planta (Quoc) d’office sur l’estrade en lui donnant la parole : pensez donc, un Annamite, une curiosité, une attraction en quelque sorte  ». Les premières interventions furent du domaine du « bégaiement embarrassé (…)  : on entendait mal, on ne comprenait rien, mais l’effet escompté par Poldès avait eu lieu, l’Annamite tenait debout tant bien que mal, il faisait entendre la plainte de ses frères d’au-delà des mers lointaines, la sympathie de l’auditoire lui était d’avance acquise, on applaudissait de confiance »7. Pourtant, cette première épreuve passée, Quoc s’obstina et devint un habitué de cette estrade.

5. Les études biographiques sur Poldès sont imprécises. En tout cas, L’Humanité citait « le camarade Léo Poldès » (par exemple le 27 juin 1922). 6. Annonce in Le Paria, 1 er avril 1922. 7. Est & Ouest, article cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 122 17/07/2019 15:34

Page 123: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1231919-1923. Un jeune Annamite « piéton de Paris »

Vingt cinq années plus tard, à l’occasion du voyage officiel en France de son ami, devenu le Président Ho Chi Minh, Léo Poldès publia ce témoignage8 :

« Il était une fois – et ceci commence comme un conte de fées – un humble travailleur annamite qui vivait dans une mansarde au fond de l’impasse Compoint, petite ruelle du quartier populaire et populeux des Epinettes. Il s’appelait Nguyen-aï-Quac et il exerçait la modeste profession de photographe en chambre.

Un soir – il y a exactement vingt-cinq ans – le jeune Nguyen-aï-Quac vint au club du Faubourg dont les séances avaient lieu, à ce moment, théâtre Printania, au coin de l’avenue de Clichy et de la rue Brochant, et me demanda avec timidité s’il lui serait permis, le cas échéant – quoique simple travailleur annamite – de poser des questions aux éminentes personnalités qui honoraient de leur présence notre tribune. Je lui répondis que chez nous, dans la mesure du possible, la liberté d’expression était égale pour tous, et qu’un modeste travailleur annamite, à condition d’être intéressant, serait aussi écouté qu’un chef d’État. Nguyen-aï-Quac eut un sourire – hocha la tête – et me dit : “Monsieur Poldès, je suis un révolutionnaire. Ne me comparez pas aux chefs d’État“.

(…)9

Au Club du Faubourg, le 6 octobre 1921, Nguyen-aï-Quac discute avec le docteur Vachet sur “L’Hypnotisme”. Le 13 octobre, il prend la parole sur “L’Instinct” en face du docteur Bérillon. Le 20, Nguyen-aï-Quac fait la contradiction à un professeur venu de Nancy et qui n’est autre que Coué, l’auteur de la fameuse méthode Coué. Le 27, il

8. «  Comment le petit photographe Nguyen-aï-Quac, mort en 1933, est devenu en 1946 président de la République du Viet-Nam », Ici Paris Hebdo, 11 juin 1946. Merci à Véronique Fau-Vincenti de m’avoir fait découvrir ce texte. 9. Le passage coupé ici est repris dans un autre développement, consacré à la pièce Le dragon de bambou.

Ho Chi Minh - interieur.indd 123 17/07/2019 15:34

Page 124: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

124

intervient dans le débat sur “L’Âme existe-t-elle ?”. Le 10 novembre sur “Les Médiums”. A ce moment, on trouve dans notre journal Le Faubourg, en date du 15 novembre 1921, en première page, une lettre de M. Raymond Poincaré, président de la République, lettre adressée au président du Club du Faubourg, relative aux responsabilités allemandes dans l’origine de la guerre de 1914. En deuxième page, une lettre de M. Lucien Descaves protestant contre l’ajournement de la publication du journal des Goncourt. Et en dernière page, dans notre rubrique “Entre Nous” cette annonce du futur chef d’Etat du Viet-Nam : “Si vous voulez garder un vivant souvenir de vos parents ou amis, faites agrandir vos photos chez Nguyen-aï-Quac, 9 impasse Compoint (XVIIè). Bon portrait. Beau cadre à partir de 45 francs”. Pour quarante-cinq francs, on pouvait être photographié par Nguyen-aï-Quac, cadre compris ! C’était la belle époque, assurément.

Le 1er décembre 1921, Nguyen-aï-Quac est aux prises avec Charles Lussy10, qui deviendra député du Vaucluse et président de la Commission de l’information à l’Assemblée nationale, sur “Le Christianisme”. Le 8 décembre, le militant communiste Semart11, secrétaire de la Fédération des Cheminots, qui devait périr héroïquement pendante cette guerre, fusillé par les Allemands, ouvre un débat sur “Le droit de grève”. Et Charles Brouilhet sur “Faut-il croire aux rêves  ?”. Nguyen-aï-Quac intervient dans les deux discussions. Le jeudi 22, c’est sur “La mort et le culte des morts” que prend la parole le jeune photographe annamite en face du docteur Jaworski et du docteur Hervé. Le 13 janvier 1922, le tribunal du Faubourg juge “Batouala”12, couronné par le prix Goncourt. On entend le député Boisneuf13, le poète haïtien Louis Morpeau et Nguyen-aï-Quac, qui défend l’œuvre de René Maran. Le 28 janvier 1922, banquet du Faubourg chez Bonvalet, à dix francs

10. Spécialiste des questions coloniales du Parti socialiste, partisan de l’adhésion à l’In-ternationale communiste en 1920, il quittera le PCF en 1923, avant de reprendre une carrière politique au sein de la SFIO. Lors de l’anecdote citée par Léo Poldès, Nguyen-aï-Quac et Lussy sont donc membres du même Parti. 11. En réalité Pierre Semard. 12. Lors de la polémique déjà citée après la parution de Batouala. 13. Député de la Guadeloupe.

Ho Chi Minh - interieur.indd 124 17/07/2019 15:34

Page 125: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1251919-1923. Un jeune Annamite « piéton de Paris »

par tête, vin, café, champagne et service compris  ! On y relève les noms, pris au hasard, de Maurice Rostand, Maurice Magre, Henry Marx, Gouttenoire de Toury, Marguerite Moreno, Paulette Pax, Mme Marcel Cachin, le prince Sombatof et de Paul Coblentz à côté de Nguyen-aï-Quac. Le jeudi 16, la voyante Marinette Benoît-Robin et le futur Ho-Chi-Minh discutent sur “Le Spiritisme”, évoquent les fantômes et posent la question : “La Réincarnation existe-t-elle ? Le problème des vies successives. Avons-nous déjà vécu ? Revivrons-nous encore ?”.

Et en 1923, Nguyen-aï-Quac disparaît. On ne le revoit plus. On n’entend plus parler de lui à Paris. Epuisé par une vie de travail, de misère, le militant annamite tombe gravement malade.

Et une nouvelle tragique nous parvient à Paris. Nguyen-aï-Quac est mort14… Dans le numéro 117 du journal “Le Faubourg”, en date du 1er octobre 1932, je publie la note suivante, encadrée de noir  : “C’est avec chagrin que nos amis de toutes tendances apprennent la mort de Nguyen-aï-Quac à Hong-Kong. Petit photographe installé dans l’impasse Compoint, il participa souvent à nos débats où même ses adversaires rendirent hommage à son esprit, à son talent et à sa sincérité. Le Faubourg a présenté son œuvre Le Dragon de bambou, une curieuse pièce en trois tableaux, qui mériterait d’être jouée par le Théâtre d’Action International”. Si un doute eût pu subsister à ce moment sur le décès de Nguyen-aï-Quac, un article paru dans la presse d’Indochine devait nous apporter confirmation de cette mort. En effet, Le Faubourg du 1er juillet 1933 publiait cet article  d’A-E. Babut15, dans la Revue franco-annamite de Hanoï, à propos du chef communiste annamite Nguyen-aï-Quac  : “Il ne manquait pas une séance du Club du Faubourg, où il s’habitua à prendre la parole en public. On le rencontrait à six heures du soir dans les salles de rédaction des journaux, où il venait apporter un renseignement,

14. Fausse nouvelle lors de son incarcération à Hong Kong (voir infra). 15. Alfred-Ernest Babut, militant fort connu de la Ligue des Droits de l’Homme, très actif en Indochine.

Ho Chi Minh - interieur.indd 125 17/07/2019 15:34

Page 126: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

126

une information, un communiqué de son groupe, parfois un petit article puis, plus tard, un conte, une nouvelle. Car il s’exerçait aussi à la littérature. Enfin, la politique avait pris sa vie. C’était sa passion extrême. Il ne vivait que pour elle”. Et d’ajouter ce commentaire  : “Pauvre Nguyen-aï-Quac ! Il est mort en prison. On se souvient au Club du Faubourg de ses interventions pleines d’esprit et de malice. Et de sa belle pièce  : Le Dragon de bambou. Que les dieux d’Asie veillent sur son âme !”.

Or, les dieux d’Asie ont si bien veillé sur Nguyen-aï-Quac qu’ils ont ressuscité le petit travailleur imberbe de l’impasse Compoint sous les traits vénérables et barbus de M. Ho-chi-Minh, président de la République du Viet-Nam !

Je laisse à d’autres le soin d’expliquer l’énigme de cet avatar prodigieux… »16

La mémoire de Léo Poldès ne lui fit pas défaut. La presse de l’époque, confirmée par les sources policières, fourmille d’interventions du jeune Annamite – dont on ne soulignera jamais assez les progrès rapides en français – lors de débats sur des sujets très divers. Il écrira lui-même plus tard qu’il intervint après un conférence du célèbre Dr Coué sur l’hypnotisme17 avec cet argument :

« C’est au moyen d’une espèce d’hypnotisme que les colonialistes français nous ont opprimés et exploités »18.

Le 15 octobre 1921, L’Humanité signale que Nguyen Aïqua sera co-conférencier sur un sujet plus en phase avec ses préoccupations habituelles : 

16. La fin de l’article concerne l’actualité de 1946. 17. L’Humanité du 21 juin 1921 signale cette conférence, mais pas la présence du Dr Coué. 18. Tran Dan Tien, article autobiographique cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 126 17/07/2019 15:34

Page 127: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1271919-1923. Un jeune Annamite « piéton de Paris »

« Les Samedis du Faubourg. À 14 h. 30, Théâtre de la Presse, rue Montmartre, 125 (en face l›Humanité), grand débat d›actualité  : “Communisme contre Colonialisme. Le Problème noir, la Question jaune, la solution communiste”. Orateurs noirs : Charmant, Gervais, Morpeau, de la république d Haïti. Orateurs jaunes : Nguyen Aïqua, de la Fédération d’Indochine, etc. Le “Journal parlé”. La parole sera donnée aux militants communistes, syndicalistes et au public ». 

Le 17 novembre suivant, il assiste, avec 180 personnes à un débat sur le thème : « Science et Révolution. Pour ou contre les médecins ? »19. Et intervient :

« Nguyên Ai Quôc estime que les médecins font dans la société moins de mal que les capitalistes. Il reconnaît certes que certains médecins sont critiquables, mais il ajoute que ceux-ci méritent des circonstances atténuantes, alors que les capitalistes n’en méritent aucune »20. 

Plus étonnant encore, il est co-conférencier le 6 avril 1922, toujours selon L’Humanité, pour présenter un exposé sur un thème bien éloigné de ses combats habituels… :

«  Grande soirée d’actualité. Le docteur Jaworsld fera devant les membres de la Faculté de Médecine, la  presse et le public, une conférence contradictoire sur “La plus grande découverte du siècle. La Vieillesse et la Mort supprimées. L’Homme peut rajeunir ! ». Orateurs inscrits : docteur Vacht, Brouilhet, docteur Gagey, Nguyen-Ai-Quac, etc. ». 

En septembre, il est une fois de plus co-conférencier, cette fois, plus dans ses compétences habituelles, mais sur un sujet bien peu en honneur, alors, dans les milieux communistes : 19. L’Humanité, 17 novembre 1921. Curieusement, l’informateur de police a changé l’intitulé, dans son rapport : « Les médecins sont-ils des charlatans ? ». 20. Rapport non signé, 18 novembre ; ANOM, SLOTFOM, année 1921, page 432.

Ho Chi Minh - interieur.indd 127 17/07/2019 15:34

Page 128: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

128

«  Club du Faubourg, 14 heures, Théâtre Printania, avenue de Clichy, 127, “Bouddha, dieu ou  révolutionnaire ?“, avec Marcel Hauriac, N’guyen aï Quac, etc.. »21.

Un combat inattendu :contre l’invasion de l’anglais dans la presse

En 1997, l’essayiste américain Stanley Karnow (plus tard auteur d’une somme sur l’histoire de la guerre du Viet Nam22) publie un livre sur la France des années Cinquante23. Y figure un portrait d’un « petit Annamite » emprunt de sympathie malgré ce titre de chapitre paternaliste. Il signale, entre autres, une étrange collaboration avec une revue axée sur l’actualité des spectacles, Cinégraph.

Après quelques recherches, nous avons retrouvé ce texte24. Dans son premier numéro, la revue (bimensuelle) présenta ses

collaborateurs. Avec ce qu’elle qualifia elle-même de surprise :

«  Guy N’Qua, une surprise. De l’humour et de la sagesse.  Guy N’Qua arrive de l’Orient avec toute la verve et tout l’esprit de ses ancêtres »25.

Ce Guy était probablement une contraction involontaire de Nguyen. En tout cas, ce jeune collaborateur était en fort bonne compagnie. Sur la même liste figuraient Vincent Scotto, Maurice Garçon et Charles Brouilhet.

Malgré cette présentation, Quoc n’assura semble-t-il qu’une seule chronique à la revue… qui d’ailleurs n’a eu qu’une année d’existence. Mais un article étonnant, signé N’Guyen Ai Qua : « Le français tel qu’on 21. L’Humanité, 30 septembre 1922.22. Vietnam : A History, New York, Penguin Books Ltd, 1983. 23. Paris in the Fifties, Times book, Random House, Inc., New York, 1997 ; version fran-çaise, Paris, Années 50, Paris, Exils Éd., 1999.24. Elle est numérisée sur le site de la BNF, Gallica. 25. « Nos collaborateurs », 1 er février 1922.

Ho Chi Minh - interieur.indd 128 17/07/2019 15:34

Page 129: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1291919-1923. Un jeune Annamite « piéton de Paris »

l’écrit » (5 mars 1922)26. C’est donc un jeune indigène, tout nouvellement en mesure de manier la langue française, qui donna ainsi la leçon à des journalistes cédant au snobisme de l’anglais à tour de bras. On appréciera l’actualité du message…

« Je lis dans un grand journal parisien le compte-rendu suivant : 

“Avant de partir pour Londres, notre Carpentier national fut invité par le Sporting Club a assister à un match de football. Il fut présenté à  Sir Dearly, chairinan de l’Y.M.C.A. et Lord Green, directeur des Boys Scout, qui  l’invitèrent à luncher au grill-room du Club. Dans l’après-midi notre champion assista à  un cross country, gagné par l’outsider Graham. Carpentier et son manager prit ensuite place sur un side ear qui l’amena près du Yacht mis à sa disposition par Sir F…, le célèbre globe-trotter. Le champion du monde a paru à tous fitte and well, on prévoit sa rapide victoire par knock oui ; il est gros favori au batting”. 

Monsieur Poincaré exige l’emploi du français dans les discussions diplomatiques, je le prie humblement de l’imposer à tous nos reporters . To be or not to be that is the question ».

L’aventure du dRagon de bambou, 1922

En mai-juin 1922, l’Empereur d’Annam, Khai Dinh, mis sur le trône par les Français, est l’invité officiel du pays protecteur à l’occasion de l’Exposition coloniale de Marseille. Arrivé à proximité des côtes, il envoie un télégramme au ministre des Colonies  : «  L’air plus léger et la lumière plus pure  » lui ayant annoncé la proximité de la France, il apporte « le témoignage de (son) attachement et de (son) admiration » au pays protecteur, ainsi que « les sentiments de profonde gratitude de (son) peuple loyal et fidèle  »27. On se doute que ce ton de flagornerie déplut à ses compatriotes attachés à la dénonciation du colonialisme en

26. Titre complet : « Une requête à M. Poincaré. Le Français tel qu’on l’écrit ». 27. « Arrivée de l’empereur d’Annam », Le Figaro, 21 juin 1922

Ho Chi Minh - interieur.indd 129 17/07/2019 15:34

Page 130: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

130

Indochine. Le grand lettré Phan Chau Trinh lui adressa une sévère lettre ouverte28. Quant à Quoc, il l’accusa de « faire la ribouldingue » en France en ayant abandonné son peuple29.

Mais il voulut faire plus : il écrivit une pièce, Le Dragon de bambou, à mi-chemin entre la dénonciation indignée et la verve ironique30. Elle fut même écrite avant l’arrivée de Khai Dinh, en prévision de l’événement, puisque Le Paria du 1er avril 1922 signale qu’elle sera jouée au Club du Faubourg. Le texte en a malheureusement été perdu. Il en résuma lui-même, bien des années plus tard, l’intrigue :

« Un amateur d’antiquités prend un bambou et le taille en forme de dragon pour en faire un bibelot. Le morceau de bambou est fier de porter le nom et la forme d’un dragon. Ce n’est en réalité qu’un objet bizarre sans aucune utilité pratique »31.

Comment ne pas reconnaître là un personnage falot, ravalé au rang de « bibelot », l’Empereur lui-même ?

La qualité littéraire d’autres textes, parvenus jusqu’à nous, est évidente. Outre la teneur des messages politiques, Quoc était soucieux de la forme. Il maniait avec une certaine réussite l’humour, souvent cinglant quand il s’attaquait à ses adversaires politiques.

Il faut ici de nouveau faire appel à la mémoire de Léo Poldès. Quoc lui dit un jour :

«  J’ai écrit une pièce de théâtre. La voici. Elle est intitulée “Le Dragon de bambou“. Et elle est précisément dirigée contre les chefs d’État (…). Personne, bien entendu, n’osera la jouer. Et je suis sûr que vous-même vous la jetterez au panier ».

28. U.L. (Ulysse Leriche), « La fuite de Khai Dinh », L’Humanité, 10 août 192229. « Annam », L’Humanité, 3 août 192230. Voir Léonor Delaunay, La scène bleue, les expériences théâtrales prolétariennes et révo-lutionnaires en France, de la Grande Guerre au Front populaire, Presses Univ de Rennes, 2011.31.Tran Dan Tien, article autobiographique cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 130 17/07/2019 15:34

Page 131: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1311919-1923. Un jeune Annamite « piéton de Paris »

Commentaire de Léo Poldès :

« Nguyen-aï-Quac se trompait. Je lus la pièce. Finie, spirituelle, avec des boutades cinglantes, animée d’une verve aristophanesque, cette œuvre théâtrale, soigneusement écrite, ne manquait pas de qualités scéniques. “Le Dragon de bambou“, titre de la pièce, était un chef d’Etat asiatique impuissant, incapable, ignorant, et dont l’auteur fustigeait sans pitié, pendant trois actes, sous la forme la plus joyeuse et la plus hardie, les faiblesses et les tares (…). Je résolus de la monter au Faubourg où elle fut acclamée »32.

C’est à la suite de ces représentations que Poldès écrivit à Quoc, le 5 juin 1922 :

« Club du Faubourg, Président : Léo Poldès, Secrétariat : 38 rue de Moscou

Lundi

Mon cher Nguyen Ai Quoc,

J’ai une idée. “L’Humanité“ organise dimanche 18 courant une fête grandiose à Garche à laquelle prendra part un public immense. J’ai écrit immédiatement aux organisateurs que le Club du Faubourg leur offre, comme tous les autres groupements, son concours gracieux, et qu’il leur propose la pièce inédite de Nguyen Ai Quoc précédée d’une causerie. Donnez-moi votre opinion pour demain matin mardi avant midi. Fraternellement à toi »33.

On aura remarqué l’alternance du vouvoiement et du tutoiement. Ensuite, les choses allèrent vite. Si Quoc a donné sa réponse le mardi

(donc le 6), L’Humanité annonça la représentation le 8 :

32. Art. cité.33. Rapport de Désiré du 10 juin 1922, ANOM, SPCE, page 1032.

Ho Chi Minh - interieur.indd 131 17/07/2019 15:34

Page 132: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

132

«  Groupe artistique du Club du Faubourg, pièce inédite du camarade annamite Nguyen Ai Quac, présentée pour la première fois ».

La pièce fut jouée lors de la fête annuelle du PC, qui ne s’appelait pas encore Fête de l’Humanité, à Garches, le 11 juin (Poldès s’était donc trompé d’une semaine). L’Humanité de ce jour la présenta de la façon suivante :

« Le Théâtre annamite, par Nguyen-aï-Quac. Lecture interprétée de “Le Dragon de Bambou” pièce communiste en trois tableaux avec Ciovys, Ch A. Bontemps, etc.. ».

Le même jour, la revue spécialisée Comoedia publia la même information… avec un plus et un moins : elle annonçait que « M. Nguyen-aï-Quac » prononcerait, en guise de présentation, une conférence sur « le théâtre annamite », mais la pièce n’était plus… communiste34.

Mais la presse des temps qui suivirent n’indiqua pas quel accueil elle avait reçu. 

Nguyen Ai Quoc musicien ?, l’Humanité, 27 juin 1922

Les biographes de Ho Chi Minh ne retiennent pas un penchant pour la création musicale. Que faut-il entendre, dans cette courte annonce du journal communiste, par « audition » ? En tout cas, son nom est cité parmi les auteurs, sans précision sur les « œuvres » en question.

«  Saint-Denis. Demain à 20 h. 30, salle du théâtre municipal. Grande soirée artistique au bénéfice de la Russie affamée. Conférence par le camarade Léo Poldès sur “Le Communisme et l’Art”. Audition d’œuvres de G. Pioch, Bourdon, Nguyen Ai Quac et Poldès »

34. Rubrique « Çà et là ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 132 17/07/2019 15:34

Page 133: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1331919-1923. Un jeune Annamite « piéton de Paris »

Nguyen Ai Quoc artiste ?, la lanteRne, 16 novembre 1922

Le jeune Annamite avait-il, parallèlement à sa vie politique, une activité artistique ? Bien que, à notre connaissance, ses biographes n’aient pas relevé cette dernière, ce n’est pas impossible. Cette curieuse annonce d’une exposition artistique inclut le nom de Nguyenaï Quac.

«  L›Essai expose du 12 au 26 novembre 1922,  salle Auguste-Comte, 16, rue Seînt-Séverin,  les tableaux modernes de MM. Anquetin, Lucien Barquissau, Julien Bucas ; Mmes Charlotte Blancchi, Jane Crames, Miss Mac Mullan ; M. Maillard, Nguyenaï Quac, Terlikowsky, Amédée Valley. Entrée libre ». 

Ce qui est certain, c’est que Quoc, très jeune, s’est intéressé à l’art plastique. On sait, grâce au travail de fourmi des informateurs de la police, qu’il était membre de l’Association Arts et Sciences et de la Corporation des artistes (il assista à son assemblée générale, à la Maison de Balzac, le 19 septembre 1920)35, qu’il fréquentait les clubs Les Amis de l’Art et L’Art pour tous, cette dernière de tendance socialiste36.

Lors de son séjour à Paris, il fit pour gagner sa vie quelques peintures sur éventails et abat-jour. Par ailleurs, il fut un caricaturiste de talent. Sans atteindre à l’exceptionnel, ses dessins parus dans Le Paria, reflétaient un goût certain du trait cinglant. Une source signale que, quelques années plus tard, lorsqu’il vivait dans le sud de la Chine (voir infra), il aurait contribué à la confection d’affiches pour l’agence soviétique Rosta37.

La galerie L’Essai, citée dans l’article, avait elle-même une dimension politique d’extrême gauche. Située au 16 de la rue Saint-Séverin38, elle appartenait alors au groupe Clarté39 d’Henri Barbusse, et faisait

35. Rapport Devèze, 27 septembre 1920 ; ANOM, SLOTFOM, 1920, page 323. 36. Rapport non signé, 27 septembre 1920 ; ANOM, SLOTFOM, 1920, page 322.37. http://dtinews.vn/en/news/024/3373/from-moscow-to-canton.html38. Voir un autre périodique, L’Intransigeant, qui cite également cette initiative (15 novembre 1922, rubrique « Les Arts »). 39. L’Humanité, 8 octobre 1922.

Ho Chi Minh - interieur.indd 133 17/07/2019 15:34

Page 134: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

également office de librairie40. D’ailleurs, certains artistes cités étaient eux-mêmes très engagés, comme Jean-Jacques Barquisseau, peintre réunionnais, membre de l’Union Intercoloniale, ou le peintre Louis Anquetin, lié aux milieux anarchistes de l’entourage de Zo d’Axa, de Jean Grave et d’Octave Mirbeau.

40. L’Humanité, 14 octobre 1922.

Ho Chi Minh - interieur.indd 134 17/07/2019 15:34

Page 135: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1919-1923. Une réputation naissante

Certains ont pu penser que la biographie officielle de Ho Chi Minh avait exagéré la réputation (bonne ou mauvaise, selon les camps) dont il était l’objet dès son apparition sur la scène politique. Pourtant, l’empressement des services de police à le traquer, la conviction vite acquise par les responsables français (les politiques et les policiers) qu’il était devenu le plus dangereux opposant, prouvent qu’il ne s’agit pas d’une reconstruction.

En France

Le texte des Revendications, la publication par L’Humanité, puis les nombreuses distributions du document lors de réunions publiques, les prises de parole de ce jeune Annamite impétueux, attirèrent l’attention des autorités, on l’a vu, mais aussi des politiciens, des journalistes, des observateurs.

Le 18 septembre 1919, à la Chambre, Ernest Outrey estima de son devoir de patriote de porter la première attaque1.

Cet homme était, jusqu’à la caricature, un pilier du Parti colonial2. Arrivé en Cochinchine en 1884, il avait gravi rapidement les échelons de l’administration (Résident supérieur en 1910). Il démissionna en 1914 pour se consacrer à la politique. Le 10 mai 1914, il fut élu député de Cochinchine par une poignée d’électeurs (1.117 voix3, dont un certain nombre d’Indiens des Comptoirs installés à Saïgon, qui n’avaient jamais mis les pieds en métropole, les indigènes cochinchinois, sauf exceptions rarissimes, n’étant évidemment pas citoyens). Il le restera jusqu’en 1936,

1. JORF, Débats parlementaire, Chambre des députés, pp. 4425 et suivantes. 2. Gilles de Gantès, « Administrer une colonie à la française au XIXè siècle. Le cas de l’In-dochine (1860-1911) », IRSEA (CNRS) Marseille Histoire et Anthropologie du Viêtnam EPHE/EFEO) Paris3. Le Figaro, 12 mai.

Ho Chi Minh - interieur.indd 135 17/07/2019 15:34

Page 136: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

136

bataillant avec véhémence contre la gauche, mais aussi contre toute velléité de reformes, notamment durant le mandat d’Alexandre Varenne (1925-1928).

On peut imaginer qu’il était particulièrement furieux quand des indigènes avaient le front d’émettre des opinions contestataires (et d’ailleurs des opinions tout court).

Quelques jours après la publication d’un article de Quoc dans Le Populaire («  Indochine et Corée  », voir infra), Outrey interpelle les socialistes, en particulier Longuet, patron de ce journal. On notera que, durant ce discours, signe supplémentaire de mépris, Outrey ne citera pas une seule fois le nom du rédacteur de l’article en question, seulement qualifié de « misérable », d’« ennemi de la France », d’« individu dont la haine pour notre pays est notoire » :

« Ernest Outrey : Vous avez publié dans votre journal les paroles d’un misérable (Bruit) (…). M. Longuet, dis-je, accueille depuis quelque temps dans son journal des articles abominables inspirés par un ennemi de la France, venu ici sans mandat et qui prétend cependant parler au nom de ses compatriotes. Cet  homme a été poursuivi en lndo-Chine, il accomplit dans la métropole une besogne de haine à laquelle il est regrettable de voir prêter l’appui de certains journaux, peu soucieux de la vérité et qui s’attachent à propager, sans contrôle, les opinions les plus sujettes à caution. Je répète que l’informateur accueilli par M. Jean Longuet a été poursuivi. 

Jean Longuet : En vérité et pour quel motif ? 

Ernest Outrey : Je vais vous le dire. Cet individu a été poursuivi en Indo-Chine  pour ses menées anti-françaises, ce qui ne  l’a pas empêché de trouver grandes ouvertes les portes de votre journal, monsieur  Longuet, comme les trouvent ouvertes tous  ceux qui y viennent, pour faire œuvre de  haine contre ce pays (Exclamations. Bruit à l’extrême gauche). Mais en ma qualité de représentant de l’Indo-

Ho Chi Minh - interieur.indd 136 17/07/2019 15:34

Page 137: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1371919-1923. Une réputation naissante

Chine4, je ne puis laisser accréditer dans cette Chambre l’opinion que  l’Indo-chine est brimée par la France et  que les Annamites ne jouissent pas de toutes les libertés compatibles avec le développement politique de la masse. L’Indo-Chine sous l’égide de la France poursuit en paix ses destinées et la meilleure preuve  qu’elle est heureuse, vous l’avez vue, messieurs, dans l’empressement mis par les  Annamites à venir la défendre au jour du  danger (Très bien ! très bien  !)  ». 

Après un vif échange avec d’autres socialistes (Renaudel, Moutet), Outrey reprend la parole :

«  Tous les Français et tous les Annamites  d’Indo-Chine seront derrière moi pour soutenir que cet Annamite est un misérable  qui n’aurait jamais dû pouvoir écrire un mot dans la presse française. Mais, monsieur Longuet, nous savons très bien (…) qu’on a souvent trouvé des articles signés par les ennemis de la France dans votre journal. Il faut le redire à la Chambre, il est tout à fait regrettable que vous ayez pu vous faire l’écho des doléances d’un individu dont la haine pour notre pays est notoire et qui vit de cette haine ! » 

L’un des traits de caractère du futur Ho Chi Minh était le goût pour la polémique. Outrey fut une des premières victimes de sa verve5 :

« Monsieur Outrey,

En villégiature loin de Paris, j’ai pris connaissance aujourd’hui seulement des débats parlementaires du 18 septembre au cours desquels vous m’avez pris violemment et grossièrement à partie. Je ne me donnerais pas la peine de relever les invectives qui sont sortis de

4. Légère exagération : Outrey était élu d’une des cinq composantes de l’Indochine. 5. Lettre à M. Outrey, 16 octobre 1919. Document saisi par la police  ; ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, pages 16 à 20. Il y a d’ailleurs une légère erreur de datation : de larges extraits de cette lettre avaient été publiés par Le Populaire le 14 octobre (« Le citoyen Nguyen-ai-Quâc nous adresse une réponse aux déclarations que fit M. Outrey à la Chambre à propos de l’Indo-Chine. Nous en donnons ci-dessous les plus importants passages »). La rédaction date donc de la première décade d’octobre.

Ho Chi Minh - interieur.indd 137 17/07/2019 15:34

Page 138: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

138

votre bouche si, en m’attaquant, vous n’aviez attaqué en même temps l’honorable journal qui a donné l’hospitalité de ses colonnes à mon dernier article. Mes articles, je les ai signés et j’en réclame hautement pour moi seul la responsabilité. Vous comprenez à journal français digne de souvent aller accueille avec impartialité toutes les vérités de quelque côté qu’elles viennent. Qu’importe si elles déplaisent à ceux qu’elles démasquent. Dans mes articles je n’ai pas fait de suppositions gratuites. Je n’ai avancé que les faits précis que vous n’ignorez pas et que vous n’avez pas contestés. Vous ne le pouviez pas. Dans ces conditions, sans avoir à engager avec vous une polémique, je vous pose seulement quelques questions avec courtoisie et modération. Répondre à des grossièretés les grossièretés, c’est s’avilir. On n’a pas raison parce qu’on a jeté de la boue sur son adversaire.

Tout d’abord, vous avez dit et répété que j’avais été poursuivi en Indochine pour mes menées anti-françaises. Eh bien, veuillez me dire quand,  par quel tribunal, et en quoi consistaient ces  menées anti-françaises. Voilà la première question. Si vous ne pouvez pas y répondre comme il faut, c’est-à-dire avec des preuves à l’appui, permettez-moi de vous demander très courtoisement alors lequel de nous deux, le diffamateur ou  le diffamé, mérite le titre de misérable. Je voudrais bien choisir une épithète qui vous caractériserait sans vexer, mais je ne trouverais comme terme propre dans le vocabulaire français que celui de menteur.

Je devine votre tactique et je la déjoue à l’avance. Ne vous retranchez pas derrière le dédain et le mépris. Votre personne et la mienne sont également indifférentes dans la question. Il s’agit seulement d’établir la vérité et rien que la vérité. J’ajoute maintenant que j’aurais été poursuivi, condamné même en Indochine pour ceux que les coloniaux sans pudeur qualifient d’antifrançais, je n’aurais pas en rougir. Je me glorifierais au contraire. Car, pour eux, on est antifrançais quand on dénonce publiquement leurs idées inhumaines et leurs inavouables agissements qui nuisent si considérablement au

Ho Chi Minh - interieur.indd 138 17/07/2019 15:34

Page 139: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1391919-1923. Une réputation naissante

bon renom de la noble France et contredisent ses sublimes idéaux de liberté et de justice que lui reconnaît le monde entier. Oui, Monsieur Outrey, il y a des condamnations qui honorent au lieu d’humilier. Vous en avez des exemples dans tous les temps et dans tous les pays, vous en trouverez facilement même dans l’histoire de France. Les menées anti-françaises, ça ne prend plus, il est temps de chercher autre chose... 

Vous avez dit ensuite : “En ma qualité de représentant de l’Indochine, je ne puis laisser accréditer dans cette Chambre l’opinion  que l’Indochine est brimée par la France et que les Annamites ne jouissent pas de toutes les libertés compatibles avec le développement politique de la masse. L’Indochine, sous l’égide de la France, poursuit en paix ses destinées, et la meilleure preuve qu’elle est heureuse, vous l’avez vue, Messieurs, dans l’empressement mis par des Annamites à venir la  défendre au jour du danger”. Qui représentez-vous ? Est-ce les vingt  millions d’Annamites qui ne vous connaissent pas même de nom, excepté quelques fonctionnaires et quelques quémandeurs ou la poignée de vos électeurs français de Cochinchine ? Ne dites pas que l’Indochine est brimée par la France, mais par les mauvais Français qui en vivent, ce qui n’est pas la même chose. Saisissez-vous la nuance ?  Puisque vous avez parlé de libertés et de  paix dans votre phrase ci-dessus citée, laissez-moi vous demander si, après l’avoir comparé avec celui de la loi du 29 juillet 1881, on peut soutenir que le régime de presse indigène organisé par le décret du 30 décembre 1918 et les articles 214 à 217 du nouveau code pénal annamite (Journal Officiel de l’Indochine du 1 er août 1917) n’est pas un régime de billonnage complet et de la lumière sous le boisseau et par conséquent ne confirme pas d’un bout à l’autre ce que j’ai dit à l’occasion duquel vous avez mis perfidement en cause “Le Populaire” devant la Chambre. Notez bien que je ne vous fais pas une querelle de mots. Je vous envoie au texte. Vous bourrez nos crânes jaunes comme les Allemands ont essayé, mais en vain, de bourrer les crânes blancs dans les Ardennes. Et rappelez-vous bien qu’ils ont eu pour collaborateur un de vos anciens collègues

Ho Chi Minh - interieur.indd 139 17/07/2019 15:34

Page 140: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

140

des Services civils des Colonies, élève brèveté de l’École coloniale. Ah ! Vous aimez tant évoquer les menées antifrançaises. Les voilà, les vraies, alors.

Vous auriez mieux fait de vous taire sur l’utilisation des Annamites en France. Est-ce que, quand le gouvernement consultait le général Pennequin et un autre général sur cette question, vous ne vous êtes pas énergiquement opposé à l’exécution du projet, disant que c’était est réalisable, qu’il n’y avait pas assez de soldats annamites pour défendre l’Indochine etc. etc. Vous craigniez que mes compatriotes, pendant leur séjour en France ne manquassent pas de comparer la morgue des Français d’Indochine avec l’exquise courtoisie et le grand savoir-vivre des Français de France. Le prestiges des coloniaux d’abord, la patrie après, n’est-ce pas.

Quant à la paix, en vous faisant grâce de bien d’autres et non des moindres, je vous demande seulement si vous pouvez nier les deux grandes affaires qui ont eu lieu pendant la guerre  : le complot de Duy Tan, à la suite duquel le malheureux roi sans royaume a été déporté à La Réunion, et la prise de la province de Thai Nguyen par les Annamites  ? “L’Indochine, dites-vous, poursuit ses destinées en paix”. Ne voyez-vous pas que jusqu’en ce vieux et ténébreux palais de Hué, où la vie cloîtrée et débauchée de ses habitants devait les plonger dans une mollesse telle que tout ce qui se passait leur était indifférent, l’intention n’a pas manqué non plus d’orienter les destinées du pays autrement que vous ne le désirez, vous prouvant ainsi qu’on en avait assez des manières tyranniques dont vous êtes le champion. Vous êtes déclaré de monsieur Albert Sarraut et de tous les Annamites qui vous entretiennent en tant que budgétivore depuis 30 ans sans le savoir avec leur contribution. Détrompez vous. Monsieur Albert Sarraut n’est pas un inconnu. Entre vos idées et les siennes il y a toute la distance des deux antipodes. Le bruit court parmi les Annamites que vous ambitionnez le poste de Gouverneur général de l’Indochine, et ils tremblent à l’idée du malheur que le gouvernement de la métropole

Ho Chi Minh - interieur.indd 140 17/07/2019 15:34

Page 141: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1411919-1923. Une réputation naissante

causerait inconsciemment au peuple annamite en vous désignant comme successeur de Monsieur Albert Sarraut. Je redis mon opinion sur l’administration de ce dernier en déclarant m’associer entièrement à ce qu’a dit le député socialiste, Monsieur Marius Moutet, très aimé et respecté uniquement parce qu’il défend la cause générale de notre pays, n’ayant pas et ne voulant jamais avoir, comme vous, des accointances avec l’administration coloniale qui vous permet de vous attacher quelques fonctionnaires et quelques quémandeurs annamites par de petites faveurs.

Continuerez vous, après les textes et les faits précis que je vous cités ci-dessus, à soutenir que les citoyens Moutet et Longuet on dit des choses inexactes ?

Veuillez agréer, monsieur, mes salutations ».

En novembre 1919, un informateur note, inquiet6 :

« Nous avons à Paris un Annamite qui semble originaire du Nord Annam et se fait appeler Nguyen Ai Quoc (Nguyen qui aime son pays) (…). Il s’occupe exclusivement de questions politiques et passe ses journées aux Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, Sainte-Geneviève, place du Panthéon, au bureau de la Ligue des droits de l’Homme, et en visite chez certains de ses congénères suspects. Le nom de Nguyen Ai Quoc est connu dans presque tous les groupements (…). Nous savons quelles sont les idées de ce patriote : il les expose d’ailleurs sans crainte. Lui et ses amis restent en France, déclarent-ils, pour signaler les abus de l’administration française en Indochine et pouvoir, grâce à leurs relations dans certains milieux parlementaires, à des campagnes de presse dans les journaux européens et asiatiques, arriver rapidement à l’autonomie de l’Annam ».

6. Compte-rendu de tournée d’un agent informateur dans la XV è région, 18 au 28 novembre 1919, ANOM, SLOTFOM, Série I, Carton 8.

Ho Chi Minh - interieur.indd 141 17/07/2019 15:34

Page 142: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

142

Ainsi, après six mois de présence de Quoc en France, son nom était déjà « connu dans presque tous les groupements » vietnamiens.

Réputation qui ira crescendo après le coup d’éclat de Tours et la publication du Procès de la colonisation française (voir infra). Cet ouvrage, en particulier, sera connu de la communauté vietnamienne en France, même si les traces de sa diffusion sont rares, ceux qui le lisaient et en conseillaient la lecture aux compatriotes ne s’en vantaient certainement pas publiquement. On peut toutefois noter cette phrase de L’Avenir de l’Annam, brochure éditée par les étudiants vietnamiens patriotes de Toulouse : « Son ouvrage (met) à nu la hideuse laideur de toute colonisation »7.

En Indochine

À trois reprises (les Revendications, le congrès de Tours, la publication du Procès), un colonisé, sur le sol même de la puissance dominante, avait osé publiquement, spectaculairement, la défier : cela ne pouvait passer inaperçu en Indochine.

Le texte des Revendications parvint dans la colonie grâce au concours de marins (français et vietnamiens, tous liés à la mouvance communiste) effectuant les grandes liaisons maritimes8.

Le Gouvernement général se fit l’écho de ces envois :

«  Envoi libellé signé Nguyen Ai Quoc et coupures journal socialiste le commentant continue par chaque courrier »9.

Note rédigée en octobre 1919, soit quatre mois seulement après la publication des Revendications. Et encore : le rédacteur employa le verbe continuer. En décembre, nouvelle alerte : 7. Vo Thanh Cu, « Le véritable idéal de la jeunesse annamite », L’Avenir de l’Annam, n° 1, 1er mars 1928. 8. Cette pratique fut ensuite systématisée après la création en 1927 du Cercle International des Marins, situé au 10 de la rue Fauchier, à Marseille, sous l’impulsion d’Agnès et Auguste Dumay. Voir Daniel Hémery, art. cité, janvier-mars 1975. 9. Télégramme à ministère des Colonies, signé Monguillot, 20 octobre 1919, ANOM, SLOTFOM, Série IX, Carton 10.

Ho Chi Minh - interieur.indd 142 17/07/2019 15:34

Page 143: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1431919-1923. Une réputation naissante

« Quoc a fait récemment nouvel envoi Indochine pièce en vers annamites concernant revendications présentées conférence paix »10.

Plus tard encore, des exemplaires du Procès de la Colonisation française et du Paria (voir infra) parvenaient dans la colonie. L’infatigable défenseur des colons, Ernest Outrey, déjà cité maintes fois, le déplora publiquement (Chambre des députés, 14 juillet 1924) :

« Voici des journaux qui sont publiés à Paris, des journaux, comme “Le Paria“, qui sont rédigés par des Annamites, envoyés en Indochine par centaines d›exemplaires (…) et qui sont répandus parmi nos populations indigènes ». 

Suivit la lecture d’un article incendiaire de ce périodique, à la grande joie des députés communistes, qui applaudirent… non l’orateur, mais le contenu. Manifestation aussitôt condamnée par le président de séance, Paul Painlevé  : « Ces marques d’approbation sont odieuses  ». Effet de tribune  ? Exagération  ? Sans doute. Mais un responsable de la Sûreté indochinoise, cette fois dans un rapport interne, faisait la même constatation :

«  Chaque courrier venant de France apporte en Indochine un certain nombre de numéros du “Paria”. L’effet nuisible que pourrait produire dans les pays de l’Union une telle feuille serait rapide si elle pouvait y être répandue. Mais la diffusion est empêchée par les autorités locales de la colonie en vertu des lois et règlements en vigueur »11.

Au même moment, un jeune lieutenant, Raoul Salan, affecté de 1924 à 1928 dans la petite ville de Thakhek, au Laos, décrit le travail de deux inspecteurs de cette même Sûreté, traquant «  le fameux petit livre de

10. Ministère des colonies, envoi décembre 1919 (date précise illisible)  ; ANOM, SLOTFOM, année 1919 avec photographies, page 40.11.Service central de renseignements et de sûreté générale, «  Note sur la propagande bolchevique en Indochine », 6 janvier 1925, ANOM, Gouvernement général, F 7/44516.

Ho Chi Minh - interieur.indd 143 17/07/2019 15:34

Page 144: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

144

Nguyen Ai Quoc » jusque dans ce lieu isolé12. Plus tard, en 1930, le même officier est en poste au Tonkin. Il est chargé de contrôler les « colporteurs qui transportent du thé vers la Birmanie et le Siam, et ramènent du pétrole et des allumettes. Dans un de leurs sacs, un beau jour, je découvre ce petit livre, il est remarquablement composé. Par la suite, il se révélera prophétique »13.

Ces envois contribuèrent grandement à la notoriété naissante, mais réelle, de Nguyen Ai Quoc dans son pays natal.

Au point de susciter une réponse, mi-ironique, mi-méprisante, d’un certain Le Loc, dans un des tout premiers numéros de L’Écho Annamite, feuille en français publiée à Saïgon, tolérée par les autorités (« Les idées de M. Couac », 13 janvier 1920). Ce Le Loc reprit un jeu de mots d’un humour ravageur, dû à Albert Puyou, comte de Pouvourville, dit Albert de Pouvourville, écrivain et essayiste colonial (que nous retrouverons tout de suite) : Quac devenant Couac. Qui était l’auteur de cet article ? Nous n’avons pu retrouver de journaliste vietnamien de ce nom. « Le Loc est sûrement un pseudo, mais je ne sais pas qui se cache derrière ce nom. Peut-être un Français. Un missionnaire  français a produit de nombreux billets sous un nom vietnamien » (Yves Le Jariel)14.

«  C›est une bonne aubaine pour nous de les voir ressusciter15 par M. de Pouvourville, dans une chronique que vient de reproduire “L’Opinion”, il y a quelques jours. M. Nguyên-aï-Quàc, appelé M. Couac tout court (pour un peu, il aurait été transformé en un Monsieur Couard) par le  verveux journaliste parisien, a  reçu de ce dernier, quelques coups de cadouille qui ont dû mettre à mal ses idées, plus encore que sa personne ». On aura noté le réflexe conditionné  : quand un indigène élevait la

voix, le recours à la cadouille (nom donné en Indochine aux bâtons rigides servant à punir les récalcitrants) était la réponse immédiate.

12. Raoul Salan, Mémoires. Fin d’un Empire, Vol. I, Le sens d’un engagement, Paris, Presses de la Cité, 1970. 13. Minute, 25 juin 1975 (article écrit au lendemain de la prise de Saïgon). 14. Courriel à l’auteur, 18 décembre 2018.15. Ce membre de phrase renvoie au titre, « Les idées de M. Couac ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 144 17/07/2019 15:34

Page 145: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1451919-1923. Une réputation naissante

Suivaient les huit points des Revendications. Puis un commentaire acerbe :

« Nous reconnaissons la bonne foi, peut-être aussi le “patriotisme” de M. Nguyên-ai-Quàc.  Ses idées le différencient nettement des factums bêtes et anti-francais, lancés par des révolutionnaires annamites, émigrés au Japon ou en Chine. Mais il faut avouer qu’il les a fort mal choisies et classées. C’est un esprit nébuleux, qui répand une  clarté blafarde. Toutes ces élucubrations dénotent un manque d’esprit pratique et de sens politique qui ne fait guère honneur à l’éducation qu’il a reçue. S’il n’y avait chez nous que ce  spécimen d’homme politique formé à l’école française, il faudrait désespérer de notre race et de notre avenir. 

Examinons ses projets de réformes. Nous ne nous soucions guère de l’amnistie générale, que méritent quelques “patriotes” de bonne foi, mais pas tous les condamnés, qui sont en général peu intéressants. Mieux vaudrait la limiter aux cas de désertion à l’intérieur, en temps de guerre qui sont et doivent être excusables. L’exercice de toutes les libertés énumérées, entre autres celles de la presse, d’association et de réunion, celle de pouvoir  émigrer et enseigner ne me semble pas contenir tout le bien que  le peuple annamite peut en attendre. Il y aurait trop de désordres, de parlottes, trop de bruits non générateurs d’action pour que nous puissions les désirer dans une mesure pleine et entière. Entre la liberté intégrale et  la limitation étroite, il y a une juste mesure, dans laquelle le bien public peut se concilier avec le droit de contrôle de la part des pouvoirs publics. Mais en définitive, nous reconnaissons que le bien fondamental du pays n’est pas en jeu  dans le refus des libertés réclamées. La sagesse politique réside dans une modération consciente. Nous ne voulons ni la dictature tyrannique, ni le relâchement complet des lisières comme en France. Une liberté mitigée ferait notre affaire jusqu’au jour où la masse serait parfaitement évoluée. En attendant ce jour lointain, nous souhaitons qu’il soit permis à l’élite du pays de prendre part à la gestion des affaires publiques, dans une proportion équitable. Cette association

Ho Chi Minh - interieur.indd 145 17/07/2019 15:34

Page 146: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

146

des deux éléments dans l’administration du pays permettrait d’obtenir une discipline, qui peut être contraire à  l’esprit démocratique dont se réclame M. Nguyên-ai-Quàc, mais qui n’est pas moins nécessaire à des compatriotes demeurés encore fermés aux idées politiques de notre temps. Il est impossible de vouloir transplanter immédiatement ici des institutions et des modes, qui s’accommoderaient mal avec l’ambiance indochinoise. 

On nous taxera peut être d’affreux rétrogrades. Mais nous ferons observer que la différence entre les opinions de notre compatriote Nguyên-ai-Quàc et nous réside dans une question d’opportunité et de mesure. Au lieu d’étendre le bénéfice de certaines réformes préconisées à toute la masse dès maintenant, nous désirons les restreindre à des proportions en rapport avec la mentalité générale indigène. Il ne s’agit pas d’arrêter leur marche, mais de les graduer.

Nous avons confiance dans la  bonté et la bienveillance de ceux  qui dirigent nos destinées. Il y a bien une certaine fluctuation dans les directives générales,  inévitables suivant le tempérament de chacun. Mais ce sont des Français, c’est-à-dire des hommes qui ont le caractère inné de la mesure, de la justice, qui se  rendent compte d’eux-mêmes des excès dont ils ont pu être les artisans conscients ou inconscients. Nous souhaitons donc un certain tempérament dans l’observation des règles trop rigides,  notamment en ce qui concerne la presse indigène. Il faut poser des principes fondamentaux, comme le respect de la souveraineté française, le maintien de l’ordre public etc., qui doivent circonscrire le champ de l’activité journalistique indigène. En dehors de ces limites nécessaires, il faut laisser parler le peuple. 

La liberté de penser et d’écrire, en ce temps, est une chose trop utile au bien public pour que l’on puisse songer à la bâillonner, sans de graves raisons d’État. Les Annamites ne sont peut-être pas aussi avancés en science politique que les Hindous, mais ils sont aussi intelligents et peut-être plus maniables. Il est utile de leur laisser un champ action convenable pour contenter leur amour-propre, sans être aussi large,

Ho Chi Minh - interieur.indd 146 17/07/2019 15:34

Page 147: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1471919-1923. Une réputation naissante

que l’administration anglaise, par exemple, dans les Indes. Là-bas, les natifs ont leur congrès, leur presse indigène, souvent débordante de haine contre l’Angleterre, et en définitive, la colère populaire se ralentit dans le vide. Il est vrai que le tempérament anglais est plus placide, moins nerveux que le tempérament français. Mais nous le répétons, il y a une question d’adaptation et de mesure, qui permet de soulager la fièvre de parler et de critiquer qui est une maladie éminemment humaine et vingtième siècle.  L’ensemble des huit propositions est évidemment indigeste,  si l’administration indochinoise doit l’avaler en bloc. Cependant, on peut, à cette occasion, pratiquer la doctrine de l’éclectisme. Il faut prendre ce qui est bon et convenable et laisser en quarantaine ce qui pourra causer des  épidémies. Il convient de choisir et de ne rien rejeter, sans examen préalable. En ce qui concerne la délégation permanente indigène auprès du Parlement français, l’idée est meilleure que sa formule de  réalisation. Nous croyons possible de la créer, sous la forme d’une représentation des diverses catégories politiques : française, indienne et indigène naturalisée, par un représentant de chacune d’elles. Les diverses colonies françaises, dont l’importance est bien moindre que l’Indochine, ont chacune plusieurs députés et sénateurs. Pourquoi notre pays, qui compte vingt millions d’habitants n’a qu’un seul député ? Comme on le voit, cette différence de représentation n’est ni juste, ni logique. Il faut trouver autre chose ».

Cette réaction, censée être celle d’un Annamite, fut saluée par les milieux colons. Un rédacteur du Courrier de Haïphong loua les «  très judicieuses remarques » de Le Loc, puis commenta :

«  L’article de M.  Lêloc tend à montrer qu’il existe dans l’élite indigène un certain nombre d’hommes ayant compris la nécessité de la tutelle française en ce pays, celle de ne modifier le régime politique qu’à mesure que la mentalité indigène aura évolué, où, pour employer la formule mise à la mode par M. Paul Bourget, de ne point brûler l’étape.  Nos protégés auront tout avantage à  écouter ces sages

Ho Chi Minh - interieur.indd 147 17/07/2019 15:34

Page 148: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

148

conseillers, car c›est avec ceux-là seulement que la collaboration peut être fructueuse »

(R. Le Gac, « Les indigènes et nous », février 1920)16.

Mais ce ne furent pas les seules références à Quoc parues dans la presse d’Indochine. Le même Écho Annamite revint à la charge en septembre. Dans un article portant sur les revendications modérées du mouvement Jeune Tunisien17 l’auteur, cette fois-ci un Vietnamien, demandait des aménagements au système colonial : ce qui paraissait possible au Maghreb deviendrait-il dangereux en Indochine ?

« Il y a eu plusieurs propositions visant ce but qui ont été formulées de temps à autre. Nos lecteurs se souviennent de celles de M. Nguyên ai-Quôc, qui suscitèrent des commentaires passionnés dans la presse métropolitaine et indochinoise. De ces propositions, il y a à prendre et à laisser et nous savons que telles d’entre elles sont manifestement exagérées, comme celle qui a trait à la liberté entière de réunion et de la presse de langue indigène. Il faut encore quelques stades, pour que tout le peuple puisse  discerner avec clarté les idées raisonnables de celles qui ne le sont pas, et qui, partant sont dangereuses pour l’ordre public. Mais il est intéressant de constater que ces propositions ont quelque analogie avec celles qu’a formulées le parti “Jeune Tunisien ” »

(« La conscience politique chez les peuples », 7 septembre 1920).

Le 19 février 1921, dans L’Écho Annamite toujours, Albert de Pouvourville apostropha de nouveau Quoc (article « L’autonomie des Empires coloniaux »). Après avoir comparé les méthodes britannique en Inde et française en Indochine, à l’avantage évident des secondes, il fit une allusion au congrès de Tours :

« Et qu’on ne m’oppose point le congrès socialiste de Tours, et la présence d’un Annamite à ce congrès. J’eusse préféré, personnellement, n’en rien dire. Mais les Annamites de Paris, soucieux de n’être pas pris

16. Repris par L’Écho Annamite, 7 février.17. Mouvement patriotique, réformateur et moderniste, né en Tunisie au début du XXè siècle.

Ho Chi Minh - interieur.indd 148 17/07/2019 15:34

Page 149: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1491919-1923. Une réputation naissante

pour responsables d’une manifestation ridicule, m’ont prié de saisir l’occasion de leur protestation. La voici aussi nette et courte que le comporte l’incident.

Il n’y a eu aucun délégué de l’Indochine au congrès socialiste de  Tours. M. Nguyên-ài-Quàc, qui y  assista, n’y représentait absolument que l’unique personne du copiste des adresses épistolaires de M. Cachin. M. Quàc est en France depuis quelques années, et n’a mandat de rien ni de personne. Si j’insiste, c’est que j’ai le droit de le dire, c’est que je suis chargé de le dire. Si M. Cachin connaît la vanité des prétentions de son scribe, il s’est, en le présentant comme délégué de l’Indochine, moqué de ses camarades communistes. S’il ignorait cette vanité, c’est M. Quàc qui s est moqué de M. Cachin. De ces deux propositions, quelle est la vraie ? Cela n’importe à personne. Et je ne donnerais pas une sapèque pour le savoir ». 

L’Avenir du Tonkin en parla également et ironisa sous le titre « Tenons-nous bien » : on serait curieux de connaître les atrocités dénoncées par cet Annamite18. France-Indochine voua aux gémonies les socialistes, «  amis de la boche Clara Zetkin19 et des bolcheviks Lénine et compagnie » qui donnèrent la parole à in « annamite socialiste », non nommé, qui multiplia les « bourdes »20. Pour Le Courrier d’Haïphong, ce délégué n’était qu’un « énergumène »21.

Les rédacteurs de ces diatribes se sont-ils aperçus qu’ils transmettaient ainsi une information dangereuse à terme  ? Il est probable que, si les Français d’Indochine avaient observé le plus total silence sur le discours de Quoc à Tours et plus généralement sur ses activités, elles n’auraient pas été si facilement remarquées dans la colonie. Mais la colère fut mauvaise conseillère. Les Vietnamiens, lecteurs de ces feuilles, certes peu nombreux

18. 2 janvier 1921, article cité in ANOM, SLOTFOM, année 1921, page 391. 19. Clara Zetkin, déléguée par l’Internationale, avait fait une apparition spectaculaire (… et sécurisée) au congrès de Tours. 20. « L’Annam représentée au congrès de Tours », 14 février 1921 ; article cité in ANOM, SLOTFOM, année 1921, page 389. 21. 19 février 1921, article cité in ANOM, SLOTFOM, année 1921, page 390.

Ho Chi Minh - interieur.indd 149 17/07/2019 15:34

Page 150: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

150

(mais ils pouvaient parler autour d’eux), se sont forcément interrogés  : quel est ce compatriote qui a osé porter la parole contestataire jusque dans le cœur de la France ?

Tous ces faits amènent à penser que Nguyen The Truyen, s’il exagérait un peu à des fins de propagande, témoignait de faits réels dans un portrait de Quoc qu’il fit en 1922 :

« Il a le vœu de ses compatriotes, l’espérance d’une nation opprimés. L’année dernière, revenu en Indochine, j’ai entendu de touchants propos que suscite là-bas son nom secrètement colporté de bouche en bouche. Voici une vieille grand-mère Elle avait eu deux petits-fils jetés au bagne par les Français pour délit d’opinion. Elle me dit :

- Oh ! Monsieur, avez-vous connu Monsieur Nguyen Ai Quoc ? Voici un charmant enfant ; il se souvenait encore de son père, un

lettré célèbre soupçonné pour ses idées, un beau jour emmené comme un chien par des gendarmes français. Il me demanda, l’enfant, avec son esprit rempli des héros de la légende :

- Est-ce un homme en chair et en os que Monsieur Nguyen Ai Quoc ? » (« Un Bolchevick jaune », Le Paria, 1er décembre 1922)

Bien des années plus tard, Vo Nguyen Giap, se souvenait encore de ses impressions lors de la première lecture du Procès de la Colonisation française22. Né en 1911 dans le centre Viet Nam, donc de vingt années plus jeune que Nguyen Ai Quoc23, Vo Nguyen Giap avait très vite baigné dans un climat patriotique. Dès 1923, il partit pour Hué, la cité impériale, siège de la monarchie vietnamienne, otage de fait de l’administration coloniale, afin d’y poursuivre ses études, au lycée Quoc Hoc. Mais il avait déjà l’esprit frondeur. Il régnait à ce moment une fièvre patriotique intense. Les obsèques de Phan Chau Trinh, unanimement respecté, le 24 mars 1926, furent l’occasion de manifestations de masse d’attachement 22. In Vo Nguyen Giap, Une Vie, Propos recueillis par Alain Ruscio, Hanoï, 1979-2008, Paris, Éd. Les Indes Savantes, 2011. 23. Hong Cu, avec la collaboration de Dang Bich Ha (veuve du général), Dai tuong Vo Nguyen Giap Thoi tre, Hanoï, NXB Thanh Nien, 2004 ; une version française est parue, La jeunesse du général Giap, traduction de Vu Ngoc Quynh, Hanoï, Éd. The Gioi, 2018.

Ho Chi Minh - interieur.indd 150 17/07/2019 15:34

Page 151: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1511919-1923. Une réputation naissante

à la patrie (4 avril). La jeunesse lycéenne y participa. Giap, considéré comme un meneur, fut exclu de son lycée. Il adhéra au Tan Viet Cach Mang Dang (Parti révolutionnaire du nouveau Viet Nam)24 :

« Q. : Vous connaissiez déjà la réputation de Nguyen Ai Quoc qui vivait, alors, loin du Vietnam, mais dont les écrits parvenaient jusqu’à la patrie ?

R. : Je ne peux dire exactement à quel moment j’entendis prononcer pour la première fois le nom de Nguyen Ai Quoc. Il me semble que ce fut en 1926, ou peut-être en 1927. À cette époque, j’allais souvent dans la maison de Phan Boi Chau, le grand patriote, qui était un ami de mon père. Chau n’était pas communiste, et pourtant je me souviens que, dès cette époque, il parlait avec infiniment de respect de Nguyen Ai Quoc. Finalement, j’entrais en possession, un jour, d’une petite brochure incendiaire, “Le procès de la colonisation française“. Un peu plus tard, je lus d’autres textes, dont une allocution de Quoc dans une réunion à Canton. Tout cela était, est-il besoin de le préciser, rigoureusement clandestin et nous courrions de gros risques. Mais on imaginait toutes les solutions pour contourner les interdits. C’est juché sur un arbre, en plein champ, que je pris, un jour, connaissance d’un des textes de Nguyen Ai Quoc. J’avais ainsi un poste d’observation idéal pour voir l’arrivée d’un éventuel gêneur ! Pour toute la jeunesse patriote, à cette époque, il représentait l’idéal du combattant infatigable, désintéressé, prêt à offrir sa vie à la cause de la libération nationale. Je ne crois pas que c’est un portrait que je brosse a posteriori. Nous pensions vraiment comme ça à l’époque ».

Autre exemple. En juin 1927, un certain Le Khac Nhon, « secrétaire télégraphiste à Tourane », est piégé par un informateur de police25. C’est un Vietnamien sans activités politiques particulières. Ses propos n’en sont

24. Formation politique fondée en 1925, active surtout au centre du pays, qui adoptera assez vite des options marxistes. Tran Phu, plus tard secrétaire général du PC Indochinois, en fut membre. 25. Renseignement transmis pour information et surveillance provenant de  : émissaire habituellement bien informé, Hué, 3 juin 1927, ANOM, SCPE, pages 80-81

Ho Chi Minh - interieur.indd 151 17/07/2019 15:34

Page 152: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

152

que plus significatifs de l’état d’esprit d’une partie de la jeunesse du pays, en attente de la libération du joug colonial :

« Tous les pays de l’univers veulent faire la Révolution. Si, dans notre pays, il y a quelqu’un qui fomente la révolution, voudriez-vous en être partisan  ? Le moment propice n’est pas encore arrivé maintenant, mais il arrivera d’ici cinq ans. La Chine, à l’heure actuelle, marche en avant. Les Indes obtiendront certainement l’indépendance en 1928. Les habitants du Thanh Hoa, Nghe An et Hatinh se sont rendus en assez bon nombre à l’étranger26. Il faut surtout que nous ayons beaucoup de ressources pour venir en aide aux émigrés. Il faut agir secrètement, il faut que dans chaque province, deux ou trois personnes prennent à cœur de faire la propagande en vue de nouer les liens de solidarité ».

L’informateur le sonde : « - Mais quel est celui qui serait capable de s’occuper de l’affaire, lui

demandèrent ses interlocuteurs. - C’est Nguyen Ai Quoc, répondit Le Khac Nhon ».

Quatre ans plus tard, les mêmes services de la Sûreté constatent, désolés :

« Les meneurs se réclament aujourd’hui ouvertement de Nguyen Ai Quoc, ce qui au point de vue doctrinaire est à relever »27.

Mais à ce moment (1931), l’agitateur Nguyen Ai Quoc a déjà été la cheville ouvrière de la naissance d’un Parti communiste au Viet Nam.

26. Allusion probable aux migrations d’étudiants nationalistes et / ou communistes en Chine du Sud et en Union soviétique. 27. Gouvernement général de l’Indochine, message téléphoné, 24 mars 1931, ANOM, SPCE, page 315.

Ho Chi Minh - interieur.indd 152 17/07/2019 15:34

Page 153: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1923-1924. Au pays de Lénine1

Fin 1922 ou début 1923, Quoc est arrivé à la conviction qu’il doit quitter la France. À cela, plusieurs raisons.

La première était tout simplement que sa vie pouvait être, à terme, menacée. Cause majeure. Il était harcelé par la police, en permanence menacé d’être arrêté et expulsé vers son pays natal, avec les conséquences dramatiques qui devaient nécessairement s’ensuivre.

Il est également évident qu’il fut déçu de constater que, malgré ses efforts, il ne pouvait entraîner un grand nombre de militants à une action concrète contre le colonialisme. Sans renoncer à une idée forte qui restera sienne son existence entière, la solidarité de combat entre les peuples d’Occident et les populations colonisées, il dut, très probablement, revenir à un certain réalisme : l’internationalisme était une aspiration, un but. Quant à la réalité ?

C’est probablement au lendemain du IIè congrès du PC, en octobre 1922, tenu dans l’historique salle de la Grange-aux-Belles, que la décision de principe fut acquise. Nguyen Ai Quoc y tenait le rôle, relativement modeste, de co-adjoint à la présidence de la seconde journée.

« La deuxième journée du Congrès du Parti s’ouvre à 9 heures 30 sous la présidence de Ferdinand Faure (Loire), assisté de N’Guyen Ai Quac et Hadjali ».

Faure lit un projet de résolution qui indique que «  la question coloniale (…) doit être au premier plan pour les communistes français, dont la bourgeoisie tient sous le joug des populations coloniales considérables  », qui invite par ailleurs «  les fédérations communistes des colonies à intensifier leur action de propagande et de recrutement 1. Hong Ha, Bac Ho Tren Dat Nuoc Le-nin (L’Oncle Ho au pays de Lénine), Hanoï, NXB Thanh Nien, 1980.

Ho Chi Minh - interieur.indd 153 17/07/2019 15:34

Page 154: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

154

parmi les indigènes, et les prie de déléguer le plus possible d’indigènes au prochain Conseil national ». Ensuite, « Hadjali2 d’abord, N’Guyen-Aï-Quac ensuite, indiquent l’importance pour le triomphe de la révolution des questions coloniales que le Parti a trop négligées jusqu’ici. Ferdinand Faure leur donne l’assurance qu’à l’avenir le Parti leur accordera toute l’attention qu’elles méritent  ». Le congrès adopte la résolution «  par acclamation  » (L’Humanité, 17 octobre). Le passage à l’acte sera plus chaotique.

La presse conservatrice commence à remarquer cette présence systématique :

« Le congrès communiste a tenu ce matin une séance consacrée à l’examen des motions sur lesquelles il devra se prononcer. Un Annamite, M. Nguyen ac Quâc, a exposé le point de vue de ses camarades communistes… »

(Le Temps, 17 octobre).

«  L›Annamite,  qui a déjà assisté à plus d’un  congrès, rappelle les décisions prises par celui de Marseille sur la question coloniale. Malheureusement, constate-t-il, le parti communiste français n’a rien fait pour appliquer celles des 21 propositions de Moscou adoptées à Tours  et ne s’est pas occupé des travailleurs esclaves des colonies. Il formule l’espoir qu’il se montrera désormais plus attaché a ses principes »

(Journal des Débats, 17 octobre).

Pour Quoc, le destin international eut un nom : Dmitri Manouilski. Parfaitement francophone (il avait fait ses études à la Sorbonne avant 1914), Manouilski était devenu le Monsieur France de l’Internationale durant les premières années d’existence du PCF. Présent à la Grange-aux-Belles3, il monte à la tribune le 17 octobre, présenté aux congressistes par Paul Vaillant-Couturier, un proche de Nguyen Ai Quoc, on l’a vu. Il est 2. Abdelkader Hadj Ali, déjà cité maintes fois. 3. Cette présence et le contenu de son discours font l’objet de deux éditoriaux de suite dans L’Humanité (Marcel Cachin, 18 octobre ; Louise Bodin, 19 octobre).

Ho Chi Minh - interieur.indd 154 17/07/2019 15:34

Page 155: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1551923-1924. Au pays de Lénine

plus que probable que ces trois hommes se sont concertés. Manouilski avait forcément remarqué le jeune Vietnamien qui, à cette date, avait déjà signé 16 articles de L’Humanité  ! De plus, le discours du congrès dut convaincre l’émissaire de Moscou. Le Komintern ne disposait alors que de très peu de militants originaires des colonies. On peut avancer l’hypothèse que la décision de principe d’un envoi ultérieur à Moscou date de cette session4.

Dans ces conditions, on peut imaginer que le passage à l’acte fut tout sauf improvisé.

Un voyage de Paris à Moscou, juin-juillet 1923

Le 13 juin 1923, Quoc quitte son domicile (probablement alors la rue du Marché des Patriarches, en même temps siège de l’Union Intercoloniale) « sans aucun bagage »5, puis rejoint ses amis du Club du Faubourg à la gare de Lyon. Direction : la Savoie, pour y faire du tourisme, région dans laquelle il s’était déjà rendu précédemment. De passage villa des Gobelins, il dit au concierge qu’il ne prendra pas le risque de passer en Suisse, n’ayant pas de passeport. Probable suprême malice de sa part : comment ce militant méfiant n’aurait-il pas deviné qu’à peine parti, des policiers viendraient interroger ledit concierge ?

Mais Quoc n’a pas dit non plus à ses camarades de l’Union Intercoloniale qu’il quittait la France. Fin juin encore, ils attendent son retour. La raison de ce petit mensonge est facile à imaginer : s’il avait une totale confiance dans la majorité des militants qui l’entouraient, il ne pouvait écarter l’hypothèse d’éventuelles fuites vers la police. Méfiance qui dut le peiner, mais méfiance salutaire.

4. Un biographe, Nguyen Khac Huyen, affirme que Quoc fit même un aller-retour Paris-Moscou en novembre-décembre 1922 et qu’il y croisa Lénine et Staline (Vision accomplished ? The enigma of Ho Chi Minh, New-York, Collier-Macmillan, 1971). Mais cette hypothèse n’est reprise par aucune autre étude historique. De plus, une absence de ce type aurait probablement été remarquée par les policiers qui le suivaient et figurerait dans les archives. 5. Rapport de Désiré, 16 juin 1923, ANOM, SLOTFOM, Série II, Carton 4

Ho Chi Minh - interieur.indd 155 17/07/2019 15:34

Page 156: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

156

On pense qu’il a quitté la France muni d’un passeport – forcément fourni par un cadre de l’Internationale – au nom d’un Chinois, Chan Vang. Sans être capable aujourd’hui de reconstituer son parcours, on sait qu’il est présent à Berlin le 18 juin, puis qu’il quitte l’Allemagne par Rostock6 sur le navire soviétique Karl Liebknecht le 27. Il est à Petrograd le 30, puis rejoint Moscou dès les premiers jours de juillet7 – ce qui au passage infirme la légende du jeune Annamite frigorifié par les frimas moscovites.

Lorsque Albert Sarraut, devenu ministre des Colonies, s’inquiète (demande d’information sur la disparition de Nguyen Ai Quoc, 3 août 1923), son plus farouche adversaire est déjà en Union soviétique depuis un mois :

«  J’ai l’honneur de vous faire connaître que l’annamite connu sous le nom de Nguyen Ai Quoc, demeurant 3, rue du Marché des Patriarches, a quitté son domicile le 13 juin dernier et que depuis cette date il n’a pas donné signe de vie. Ses compatriotes et amis semblent inquiets de cette disparition.

Nguyen Ai Quoc, affilié aux groupes communistes et rédacteur en chef du journal “Le Paria”, était parti, d’après les renseignements recueillis à son sujet, pour de courtes vacances en Savoie, avec des camarades du “Club du Faubourg”.

Je vous serais très obligé de vouloir bien prescrire des recherches en vue de retrouver la trace du sieur Nguyen Ai Quoc »8.

On ne peut lire sans une certaine jubilation les rapports des policiers à ses trousses depuis quatre années, et qui furent semés comme des amateurs.

6. Certaines sources indiquent Hambourg, mais ce point de départ, plus à l’ouest, est improbable. 7. Hong Ha, Bac Ho tren dat nuoc Le-nin, (L’oncle Ho au pays de Lénine), Hanoï, NXB Thanh Nien, 1980. 8. Lettre à M. le Dr de la Sûreté générale, ANOM, SLOTFOM, année 1923, page 522.

Ho Chi Minh - interieur.indd 156 17/07/2019 15:34

Page 157: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1571923-1924. Au pays de Lénine

Début octobre, les services du ministère de l’Intérieur indiquent au ministre des Colonies (toujours Sarraut) que « le né Nguyen Tat Thanh connu sou le nom de Nguyen Ai Quoc a été infructueusement recherché jusqu’à ce jour » et qu’« aucun renseignement permettant de faciliter les recherches n’a pu être obtenu dans les milieux communistes  »9. Le 11 octobre encore, ces mêmes services évoquent la piste soviétique, mais emploient encore le conditionnel : il « serait actuellement à Moscou »10 : il y était depuis un trimestre.

L’agent Désiré – probablement l’inspecteur Devèze, déjà cité, qui centralisait les informations et adopta lui-même un pseudonyme – doit avouer qu’il ne sait guère par quels moyens Quoc a semé ses limiers. Par contre, il fait preuve d’une certaine perspicacité en estimant que Quoc aura désormais des responsabilités de portée internationale (Rapport, 13 octobre 1923)11.

« Des renseignements fournis par le service des RG et le service des passeports à la Préfecture de police au sujet de l’agitateur Nguyen Ai Quoc, il résulte que cet Annamite a dû quitter la France soit par la Suisse où il est facile de passer la frontière par route sans aucune pièce, soit par la Belgique où n’on exige aucun papier à la frontière. Arrivé en Allemagne il a obtenu des représentants du gouvernement soviétique un passeport pour la Russie (…). Il y a lieu de faire remarquer que les Communistes Français qui vont en Russie sont chargés de mission et qu’il est vraisemblablement probable que celle qui a été confiée à Nguyen Ai Quoc a trait à la propagande à faire en Extrême Orient (Chine, Japon, Indochine) ».

Analyse fondée. La qualité nouvelle des responsabilités de Quoc au sein de l’Internationale est confirmée par sa participation, du 10 au 15 octobre suivant, à  la Conférence internationale paysanne, dite Krestintern. Il y prend la parole le 13, décrivant une fois de plus « l’exploitation indigne 9. Marlier, Dr de la Sûreté générale, Lettre, 8 octobre 1923, ANOM, SLOTFOM, pages 526-52710. Dépêche Sarraut à Gougal, 11 octobre 1923, SLOTFOM, Série I, Carton 27. 11. ANOM, SLOTFOM, année 1923, pages 530 et suiv.

Ho Chi Minh - interieur.indd 157 17/07/2019 15:34

Page 158: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

158

des classes rurales indochinoises ». Au terme des travaux, il est, avec dix autres hauts responsables, élu au bureau, en tant que représentant des colonies, seul Asiatique avec le Japonais Ken Hayasho.

En France, la presse conservatrice s’émeut de l’action de celui qu’elle appelle par dérision, avec une nouvelle orthographe originale «  le camarade Nguen-Ai-Aouka… » (L’Illustration, 16 août 1924)12.

On trouve aussi une référence à un certain Nguyen Hi Ouac…

«  La propagande bolcheviste sévit aussi dans nos  possessions d’outre-mer. Et “Les Izvestia”, organe officiel des Soviets, félicitaient récemment le “camarade“ Indochinois Nguyen Hi Ouac, présent au comité de la IIIè Internationale, de sa propagande antifrançaise. Ce camarade  Nguyen sème et fait semer à pleines mains les “fonds” russes dans nos territoires asiatiques et africains. À lui aussi, il conviendrait de poser la question classique : “D’où vient l’argent ?” »

(La Presse,  25 mai 1924).

Voici donc Quoc au pays de Lénine. Il faut tenter de comprendre ce qu’avait d’extraordinaire cette situation.

Pour lui : cette présence dans un pays qui correspondait à son idéal, évidemment magnifié, mais en réalité extrêmement pauvre, en proie encore, dans certaines régions, à la famine. De surcroît, Lénine, victime d’un attentat en 1922, est affaibli. Nul doute que le jeune Quoc eût aimé le rencontrer. Mais, s’il commençait à exercer des responsabilités au sein de l’Internationale, il n’en était pas un cadre de haut niveau.

Pour les habitants du pays  : Nguyen Ai Quoc était alors le seul Annamite dans la capitale soviétique, les services de la Sûreté française, qui suivaient tous les éléments rebelles jusqu’à Moscou, en attestent13.

12. « Babel à Moscou ».13. « Ecoles de Moscou – Travaux d’ensemble – Liste d’indigènes ayant fréquenté ces écoles  », Signé J.M., probablement rédigé en 1932, ANOM, SLOTFOM, Série III, Carton 44.

Ho Chi Minh - interieur.indd 158 17/07/2019 15:34

Page 159: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1591923-1924. Au pays de Lénine

Nguyen Ai Quoc, Lettre au Comité central du PCF, Moscou, juillet 192314

Les nouvelles fonctions de Quoc ont d’autant plus d’importance que les responsables de l’Internationale savent désormais que la vague révolutionnaire en Europe est retombée. L’insurrection avortée en Allemagne, connue sous le nom d’Octobre allemand (1923), prend valeur de symbole15  : ni ce pays, ni l’Italie, ni la France, ou des partis communistes encore jeunes se mettent en place, ne peuvent espérer une prise de pouvoir, même à moyen terme.

Le texte que nous reproduisons ici est sans doute l’un des premiers rédigés par Nguyen Ai Quoc après son arrivée dans la capitale soviétique. Il témoigne d’une des qualités majeures de Quoc  : la persévérance. La critique – constructive – de ce qui est toujours à ce moment son Parti revient en effet très régulièrement sous sa plume. Avec cette fois une particularité : il n’était plus un militant, sympathique mais peu écouté, il était désormais au cœur de l’appareil communiste international, protégé par de hauts cadres du pays des Soviets.

«  Les décisions du IIè Congrès de l’Internationale sur la question des colonies ont produit deux effets simultanés, mais diamétralement opposés. D’un côté, l’impérialisme oppresseur –prévoyant les conséquences possibles de cette politique si elle était pratiquée sérieusement  – s’est mis sur sa garde et redouble ses efforts de propagande, d’obscurantisme et de répression. De l’autre, les populations opprimées des colonies, réveillées par l’écho révolutionnaire, tournent instinctivement leur regard vers notre Internationale, seul parti politique qui promet de s’intéresser à elles d’une façon fraternelle et sur lequel elles mettent tout leur espoir d’émancipation. Dès lors, nous aurions pu seulement démolir le prestige du colonialisme exploiteur et ébranler sa situation, mais encore transformer la sympathie purement sentimentale et passive que les

14. Lettre manuscrite, rédigée en français, signée Nguyen Ai Quoc, Archives Musée Ho Chi Minh, Hanoï ; texte vietnamien in Toan Tap (Œuvres complètes), Vol. I, op. cit. . 15. Chris Harman, La Révolution allemande, 1918-1923, La Fabrique, 2015.

Ho Chi Minh - interieur.indd 159 17/07/2019 15:34

Page 160: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

160

peuples colonisés avaient pour nous en une sympathie agissante, si les décisions de l’Internationale avaient été appliquées. Malheureusement, ces décisions ne servent, jusqu’à présent, qu’à embellir le papier ! Ont-elles une politique et un programme coloniaux nets, précis et suivis ? Les militants de ces sections savent-ils ce que c’est que la colonie et son importance ? A toutes ces questions, on peut répondre négativement.

Sur les colonies françaises : a) un comité d’Études Coloniales a été crééb) une chronique coloniale a été ouverte dans “L’Humanité”c) des déclarations en faveur des populations coloniales ont été

faites dans les congrès nationauxd) deux tournées de propagande ont été entreprises par des élus

du parti.

Quelque temps après sa création et lorsqu’il avait, non sans difficulté, obtenu l’hospitalité dans les colonnes de “L’Humanité”, le Comité d’Études Coloniales avait assez bien fonctionné. Des documents et des nouvelles intéressantes commençaient à lui être adressés des colonies. Sa campagne menée par lui dans le journal du Parti contre les abus et les crimes commis par la bande coloniale n’a pas tardé à intéresser l’impérialisme colonial et sa presse. Mais cette tribune a été brusquement supprimée par “L’Humanité”. Ainsi dépourvu des moyens de travail et d’activité, le Comité se trouve immobilisé. Cela a fait beaucoup de plaisir à la grande presse bourgeoise, elle qui consacre très régulièrement des pages entières à la propagande coloniale et qui avait toujours peur d’être démentie et dévoilée.

Cela a surtout produit des impressions très pénibles parmi les indigènes. Bien que platoniques, les déclarations faites dans les congrès nationaux en faveur des populations des colonies ont contribué à consolider la sympathie que celles-ci avaient pour le Parti. Cependant, on ne peut raisonnablement répéter toujours la même chose en ne faisant rien. Et les malheureux opprimés –  nous voyant toujours prometteurs mais toujours inactifs – commencent à se demander si

Ho Chi Minh - interieur.indd 160 17/07/2019 15:34

Page 161: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1611923-1924. Au pays de Lénine

vraiment nous sommes des gens sérieux ou des bluffeurs ! La tournée de nos camarades Vaillant-Couturier et André Berthon en Algérie et en Tunisie, tournée faite parallèlement avec les promenades princières des élus bourgeois a été très appréciée par la population africaine. (Le résultat a été encourageant). Si des tournées de même caractère étaient continuées dans toutes les colonies, le résultat serait certainement encourageant.

Mais, au lieu d’intensifier la propagande, nous avons laissé (oublier ce qui a été fait16) inachevé ce qui a été commencé, et échapper les bonnes occasions qui nous sont offertes. Ainsi, nous avons fait très peu de chose pendant la grève sanglante de la Martinique, la famine dans le Nord-Africain et la révolte du Dahomey. Dans ce dernier cas, nous avions une mine piteuse. Le journal du Parti n’a publié les nouvelles de la révolte que plusieurs jours après toute la presse bourgeoise et dix jours après “L’Œuvre”. Alors que le gouvernement colonial a déclaré l’état de siège, concentré ses troupes, mobilisés ses navires de guerre, arrêté et (emprisonné17) condamné des militants de 5 à 10 ans ; alors que les journaux stipendiés ont poursuivi une campagne de mensonge et d’étouffement systématiques, nous nous sommes contentés de deux ou trois petits articles sans lendemain. Ce n’est pas sans ironie et sans tristesse que, dans l’ombre des geôles civilisatrices, mes malheureux frères dahomiens lisent (le 8e point) la 8e des 21 conditions dans laquelle il a été dit que “chaque parti s’engage à mener une agitation systématique dans l’armée de son pays contre toute sorte d’oppression de la population coloniale ; et qu’il doit appuyer non seulement en paroles, mais par des actes, le mouvement de libération des colonies”.

Il est cependant inutile d’incriminer le passé et de regretter le temps perdu. Le mieux sera de le bien employer dans l’avenir.

Nous demandons donc au Parti :

16. Phrases ou membres de phrases ensuite biffés. 17. Id.

Ho Chi Minh - interieur.indd 161 17/07/2019 15:34

Page 162: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

162

1) de reconnaître officiellement la fédération (groupe Jean Jaurès) de la Martinique

2) de recommencer la chronique coloniale de “L’Humanité”3) de prier le Comité d’Études Coloniales de documenter la

Section Coloniale et de lui faire un rapport sur son travail tous les deux ou trois mois

4) d’encourager, là où elles existent, les sections des colonisés à intensifier la propagande et le recrutement parmi les indigènes

5) de faire ouvrir, dans tous les journaux du Parti, une chronique coloniale afin d’initier les lecteurs aux choses des colonies

6) de (désigner18) parler des colonies dans tous les congrès, meetings ou réunions du parti

7) d’envoyer, toutes les fois que la finance du parti le permet des parlementaires faire des tournées dans les colonies

8) d’organiser des syndicats ou former des groupes similaires dans les colonies ».

Un an plus tard, le statut de Quoc au sein de l’Internationale est confirmé. Du 17 juin au 10 juillet 1924 se tient le Vè congrès. Trois années et demi après le congrès de Tours, l’Internationale, lasse des critiques inefficaces à l’encontre du jeune PCF (et, plus généralement, des partis occidentaux dont les pays avaient un Empire) entreprend une offensive. L’assaut est donné, une fois de plus, par Nguyen Ai Quoc, manifestement en accord total avec Manouilski qui d’ailleurs, l’appuie publiquement. Au terme des travaux du congrès est constituée une Commission de propagande internationale à destination des territoires colonisés ou sous mandat. Quoc y est un des représentants de ces territoires, aux côtés de l’Algérien Abdelkader Hadj Ali, déjà cité, venu lui aussi du PCF, et de l’Indien Manabendra Nath Roy19. Il y est chargé, au sein d’un Bureau d’Orient – instance que l’on retrouvera souvent – du Sud-Est asiatique. C’est dire la dimension nouvelle, proprement internationale, qu’a pris le jeune militant en moins d’une année. 18. Mot ensuite biffé. 19. Voir Jean Vigreux, « Manabendra Nath Roy (1887-1954), « représentant des Indes britanniques  » au Komintern ou la critique de l’impérialisme britannique  »,  Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 111, 2010.

Ho Chi Minh - interieur.indd 162 17/07/2019 15:34

Page 163: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1631923-1924. Au pays de Lénine

Nguyen Ai Quoc,Entretien avec Ossip Mendelstam,

Moscou, 23 décembre 192320

Ossip Mendelstam, l’un des plus grands poètes russes du siècle, a eu un destin tragique21. Non conformiste, non aligné sur les canons du réalisme socialiste, il devait bientôt devenir suspect aux yeux du régime stalinien.

En l’absence d’autorisation de publication de ses écrits, Mendelstam fut obligé, tout simplement pour survivre, de faire différents petits métiers, dont celui de journaliste. Fin 1923, il rencontra Nguyen Ai Quoc, dont la notoriété allait croissant en Union soviétique.

«  “Quel retentissement a eu le mouvement de Gandhi en Indochine ? A-t-il provoqué quelques vagues, quelques échos ?” ai-je demandé à Nguyen Ai Quac.

“Non, répondit mon interlocuteur. Le peuple annamite, des paysans, vit plongé dans les ténèbres les plus profondes. Il n’y a pas de journaux, on n’a pas la moindre idée de ce qui se passe dans le monde. Les ténèbres, rien que les ténèbres“.

Nguyen Ai Quac est le seul annamite, représentant d’une ancienne race malaise, présent à Moscou. Il a presque l’air d’un jeune garçon, maigre et souple, dans sa douillette de laine. Il parle le français, la langue de ses oppresseurs. Mais les mots français résonnent sourdement, sans relief, comme la cloche étouffée de sa langue natale. Quac ne prononce

20. Article original en russe, «  Invité d’un membre du Komintern  », Revue Ogonyok (Petite flamme), Moscou, 23 décembre 1923. Texte repris in Ossip Mendelstam, Collected Works, 3 volumes, by Pr G.P. Struve & Pr. B.A. Filipoff, A. Neimanis, Buch-Vertrieb, 8, Munchen, Interl. Library Ass, 1971, 2 nde édition. Une partie de cet entretien, dans une traduction légèrement différente, a été publiée poar David Halberstam, op. cit. 21. Jean-Luc Despax, Ossip Mandelstam, chanter jusqu’au bout, Paris, Éd. Aden, 2003 ; Ralph Dutli, Mandelstam, mon temps, mon fauve : une biographie, Paris, Éd. La Dogana & Le bruit du temps, 2012.

Ho Chi Minh - interieur.indd 163 17/07/2019 15:34

Page 164: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

164

qu’avec répugnance le mot “civilisation”. Il a parcouru presque tout l’univers colonial, il est allé en Afrique du Nord, en Afrique centrale, il a intensément observé... Dans son discours revient souvent le mot “frères”. Ses frères, ce sont les Noirs, les Hindous, les Syriens, les Chinois. Il a écrit une lettre à René Maran22, un Noir francisé, auteur du très exotique “Batouala”, et lui a demandé carrément : “Êtes-vous d’accord pour contribuer à la libération de vos frères des colonies ?”. René Maran, couronné par l’Académie française, lui a répondu évasivement et avec réserve.

“Je suis originaire d’une famille annamite privilégiée, Chez nous, ces familles ne travaillent pas. Les jeunes gens étudient le confucianisme. Comme vous le savez, le confucianisme n’est pas une religion, mais plutôt une pratique basée sur l’expérience morale et sur les convenances. À sa base est la notion de paix sociale. Alors que je n’étais qu’un jeune garçon, à treize ans, j’ai, pour la première fois, entendu les mots français  : “Liberté, Égalité” et “Fraternité”. J’ai eu envie de connaître la civilisation française, de sonder ce qui se cachait derrière ces mots. Mais, dans les écoles indigènes, les Français forment des perroquets. On nous cache les livres et les journaux, on nous interdit non seulement les écrivains contemporains, mais aussi Rousseau, Montesquieu... Que pouvais-je faire  ? Je décidai de partir. L’Annamite est un serf. Il nous est non seulement interdit de voyager, mais même d’effectuer le moindre déplacement à l’intérieur du pays. Les chemins de fer sont construits à des fins “stratégiques” : de l’avis des Français, nous ne sommes pas assez mûrs pour les utiliser. Pourtant, j’ai atteint le littoral, puis je suis parti. J’avais dix-neuf ans. Lorsque je suis arrivé en France, il y avait des élections. Les politiciens bourgeois se couvraient mutuellement de boue”. 

Une convulsion dénotant presque une répulsion physique parcourt le visage de Nguyen Ai Quac. Terne et mat, son regard se met à briller.

22. Voir supra.

Ho Chi Minh - interieur.indd 164 17/07/2019 15:34

Page 165: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1651923-1924. Au pays de Lénine

Dans ses larges pupilles, il y a un sombre reflet. Il louche et fixe, tel un aveugle qui a recouvré la vue.

“Quand les Français sont arrivés, toutes les familles convenables se sont enfuies. Les crapules, recherchant leurs bonnes grâces, s’emparèrent des maisons et des propriétés abandonnées. À présent, ils ont fait fortune. Ils forment la nouvelle bourgeoisie qui élève ses enfants à la française. Les jeunes qui font leurs études chez les missionnaires catholiques appartiennent à la lie de la société. On leur donne de l’argent pour cela. Qu’ils soient de parfaits abrutis, qu’importe, puisqu’ils pourront servir, plus tard, dans la police ou la gendarmerie. Un cinquième de toutes nos terres appartient aux missionnaires catholiques. Seuls les concessionnaires peuvent les concurrencer. Qu’est-ce qu’un colonisateur français ? Oh, combien, parmi eux, sont dépourvus de talent et bornés ! Leur premier souci est d’installer leur famille. Ensuite, il s’agit d’accaparer, de piller le plus possible et le plus rapidement possible, afin de construire “leur petite maison” en France. Les Français empoisonnent mon peuple. Ils ont introduit la consommation obligatoire de l’alcool. Traditionnellement, chez nous, nous prenons un peu de bon riz et en faisons un alcool de qualité, que nous utilisons lorsque viennent les amis ou que nous faisons des offrandes pour le culte des ancêtres. Les Français ont pris du riz mauvais, bon marché, et ont distillé de l’alcool par tonneaux entiers. Plus personne n’a voulu en acheter. Cela faisait beaucoup trop. Alors, les gouverneurs ont fixé des taux de consommation obligatoires et ont ainsi forcé les gens à acheter de l’alcool dont personne ne voulait”. 

Il m’est apparu avec évidence comment on abreuvait ce peuple charmant, appréciant le tact et la mesure, haïssant l’excès. Tous les traits de Nguyen Ai Quac exhalent un tact et une délicatesse innés. La civilisation européenne opère avec les baïonnettes et l’alcool, les cachant sous la soutane du missionnaire catholique. Nguyen Ai Quac est un homme de culture. Non la culture européenne, certes. Mais il se pourrait bien que ce soit la culture de l’avenir.

Ho Chi Minh - interieur.indd 165 17/07/2019 15:34

Page 166: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

166

“Actuellement, à Paris, il y a un groupe de camarades venant des colonies françaises – cinq à six personnes venant de la Cochinchine, du Soudan, de Madagascar, de Haïti – qui édite “Le Paria”, opuscule consacré à la lutte contre le colonialisme français. Il s’agit d’une toute petite revue  ! Chaque collaborateur paye de sa poche, au lieu de percevoir de l’argent. Un Appel du “Paria“ fut même gravé sur une canne de bambou, afin de passer par tous les villages sans être remarqué. Malgré cette précaution, cela coûta cher aux Annamites. Il y eut des exécutions, des centaines de têtes volèrent. Le peuple annamite n’a ni prêtres, ni religion, au sens européen du terme. Le culte des ancêtres est un phénomène purement social. Il n’y a pas d’officiants. Les rites funéraires sont accomplis par le membre le plus âgé de la famille ou par le notable du village. Bien sûr, il est intéressant de savoir comment les autorités françaises ont enseigné à nos paysans les mots “bolchévik” et “Lénine”. Elles se sont mises à persécuter les Annamites car il n’y avait jamais eu, auparavant, de bolchéviks parmi eux. Mais elles ne réussirent, de cette manière, qu’à... faire de la propagande”. 

Les Annamites sont un peuple simple et poli. Dans la noblesse des manières, dans la voix sourde, sans timbre, des Nguyen Ai Quac, résonne l’avenir, la tranquillité océane de la fraternité universelle. Sur sa table, un manuscrit. Un compte rendu posé, concret. Le style télégraphique du correspondant. Il donne libre cours à son imagination : le Congrès de l’Internationale en 1947. Il voit et entend l’ordre du jour, il y assiste, il rédige le procès-verbal.

“Nous avons eu, nous aussi, une rébellion. Le jeune empereur annamite Duy Tan23 l’a déclenchée. Contre l’envoi de nos paysans à la boucherie française, Duy Tan s’est enfui. Il vit en ce moment à l’étranger. Parlez également de lui” ».

23. Devenu empereur à l’âge de 7 ans, le prince Vinh San (nom de règne, Duy Tan) leva l’étendard de la révolte à 16 ans, en 1916. Arrêté, il fut déporté à La Réunion.

Ho Chi Minh - interieur.indd 166 17/07/2019 15:34

Page 167: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1671923-1924. Au pays de Lénine

Le sort d’Ossip Mendelstam fut scellé lorsqu’il écrivit en 1933 un poème au vitriol sur Staline,  « Le montagnard du Kremlin  », entouré  « d’une racaille de chefs au cou frêle, sous-hommes dont il use comme de jouets »  et pour lequel  « toute mise à mort est délectation ». Triste phrase prémonitoire. Il devait mourir dans les camps de Sibérie en 1938.

Ernest Outrey, André Berthon et Marius Moutet, Polémique, Chambre des députés,

22 décembre 192424

Décidément, Outrey revendique sa place de défenseur n° 1 des intérêts français en Indochine. À ce titre, il monte une fois de plus à la tribune de la Chambre pour y pourfendre « les agitateurs anti-français ». Mais, cette fois, contrairement à 1919 (voir supra), il prononce des noms.

« Ernest Outrey : Voici ce que le gouverneur général de l’Indochine télégraphiait au ministre des colonies à la date du 2 novembre 1923: “Rapprochement de vos renseignements avec les indices relevés par Sûreté coloniale confirme la très grande activité déployée actuellement par les agitateurs anti-français pour intensifier leur propagande. Leur surveillance en Europe plus nécessaire que jamais. Suggère demande police métropolitaine exercer filature des plus serrées contre les meneurs et leurs amis avec fréquentes communications à notre service fiches déplacements et agissements. Faites refuser ou retirer passeports pour étranger à…”. Ici les noms d’un certain  nombre d’indigènes (Interruptions à l’extrême gauche).

André Berthon : Citez ces noms !

Guy de Wendel25 : Vous les connaissez.

24. JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés, pp 4730-4731. Voir également des extraits dans Le Temps, 24 décembre. 25. Député de la Moselle, héritier de la fameuse famille des maîtres de forges.

Ho Chi Minh - interieur.indd 167 17/07/2019 15:34

Page 168: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

168

Ernest Lafont26 : M. Outrey les citera demain dans “La Liberté” !

Ernest Outrey  : Je fais remarquer à la Chambre que c’est de ce côté (l’extrême gauche) qu’on insiste pour que je fasse connaître les noms. Je vais les donner. 

Marius Moutet  : Je vous demande, personnellement, de bien vouloir citer des noms que  vous avez déjà fait connaître au cours d’une précédente séance. J’espère que votre courtoisie ne me refusera pas de répondre immédiatement au télégramme donc vous venez de donner lecture.

Ernest Outrey  : Auparavant, vous me  permettrez de donner

connaissance à la  Chambre de la réponse à ce télégramme  dont j’achève la lecture : “Faites refuser ou retirez passeport pour l’étranger à Phan Chau Trinh, à Phan Van Truong et à Nguyen Ai Quoc. Signalez-nous télégraphiquement retour de ce dernier, et nouvelles tentatives  sortie clandestine de France” (Interruptions à l’extrême gauche. Mouvements  divers). Messieurs, je tiens à faire remarquer que, l’autre jour, lorsque j’ai prononcé le nom de Phan Chau Trinh, j’ai soulevé des protestations de la part de M. Moutet. Je tiens à faire remarquer, sans m’étendre aujourd’hui sur le rôle de Phan Chau Trinh, qu’il inspire la méfiance en Indochine et qu’une condamnation à mort a été prononcée contre lui. Car vous savez, monsieur Moutet, qu’il a été condamné à mort non pas par le Gouvernement français, mais par le gouvernement annamite. Le Gouvernement français n’est intervenu, en cette circonstance, que pour demander que la peine de mort ne fût pas appliquée. Plus tard, lorsque Phan Chau Trinh fut transféré à Poulo-Condore. le Gouvernement français est intervenu pour le faire revenir en France. Le Gouvernement français, qu’il ne faudrait pas représenter comme s’acharnant contre cet indigène,  lui a même payé une solde pendant plusieurs années.

M. le ministre des colonies27 : C’est exact.26. Député socialiste de la Loire. 27. Édouard Daladier.

Ho Chi Minh - interieur.indd 168 17/07/2019 15:34

Page 169: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1691923-1924. Au pays de Lénine

Ernest Outrey : Voici la réponse qu’a adressée M. le ministre des colonies au télégramme du gouverneur général.

M. le ministre des colonies : À quelle date ?

Ernest Outrey : En novembre 1923. “Agitation signalée n’est pas particulière aux Annamites. Elle est entretenue parmi tous les indigènes africains ou asiatiques résidant en France par organe révolutionnaire Union intercoloniale subventionné par le parti communiste et indirectement par les agents de la Russie”.

Renaud Jean28 : Ce que vous ne dites pas, c’est que vous donnez une partie de vos dividendes pour alimenter la caisse du parti communiste (Rires à l’extrême gauche communiste).

Ernest Outrey  : En ce qui concerne les Annamites dont il a été question, dans le télégramme dont j’ai donné lecture, voici la réponse du ministre : “Pris note vos recommandations concernant Phan Chau Trinh, Phan Van Truong et Nguyen-Ai-Quoc. Ce dernier signalé comme devant revenir incessamment de Russie, où s’est rendu sans passeport, dans des conditions exposées ma lettre 871. S.R. Impossible après examen refuser passeports à Phan Van Truong, citoyen français, avocat cour d’appel, sans provoquer très probablement vives réclamations Ligue des droits de l’homme et probablement interpellation Parlement“. Telle est la réponse du ministre ».

Une fois de plus, on constate avec un certain amusement que le gros chat colonial avait un retard abyssal sur la petite souris indigène.  En novembre 1923, quand le ministre des Colonies (alors l’inévitable Albert Sarraut) annonce qu’il n’attribuera pas de passeport à Nguyen Ai Quoc, celui-ci s’en est bien passé et réside déjà à Moscou depuis trois mois. En décembre 1924, quand Outrey annonce que Quoc doit «  revenir incessamment de Russie », il est depuis un mois dans le sud de la Chine...

28. Député communiste.

Ho Chi Minh - interieur.indd 169 17/07/2019 15:34

Page 170: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 170 17/07/2019 15:34

Page 171: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1924-1927. Mission en Chine1

Nguyen Ai Quoc n’était nullement décidé à rester dans la capitale soviétique. Le but ultime de son action – qui le restera jusqu’à sa réalisation, deux décennies plus tard – est le retour dans son pays pour y implanter les germes de la révolution anticolonialiste et communiste (pour lui, on l’a vu, c’est un processus unique).

Dès mars 1924, donc après 9 mois de présence à Moscou, il écrit à la direction de l’Internationale et fait part de son désir de partir en Chine, le plus près possible du pays natal2. Afin de donner plus d’épaisseur encore à sa demande, il soutient l’idée de la formation d’une union des peuples opprimés d’Asie. Dans une lettre au responsable de la Section Orient de la IIIè Internationale, Fyodor Petrov, il expose son idée avec fougue : les Vietnamiens seraient ainsi informés sur les luttes de leurs frères hindous ou égyptiens contre l’impérialisme anglais, des ouvriers japonais contre leurs exploiteurs, avec évidemment une information circulant dans le sens inverse (Lettre du 20 mai 1924)3. Ce projet prendra d’ailleurs forme quelques mois plus tard sous le nom de Fédération générale des peuples opprimés (voir infra). Le 11 septembre, nouvelle lettre, cette fois à Gregori Voitinski, responsable du Secrétariat d’Extrême-Orient en Sibérie, directement chargé des destinées du communisme chinois4.

Quoc reçoit finalement son ordre de mission le 25 septembre (décision 511 du Conseil exécutif de l’Internationale)5  : sa destination

1. Vien Ho Chi Minh (Institut HCM), Nguyen Ai Quoc O Quang Chau, 1924-1927 (NAQ à Canton, 1924-1927), Hanoï, NXB Chinh tri Quoc Gia, 1998. 2. Russian Center for the Preservation and Study of Documents of Modem History, RC 495 1 54 594, lettre numérotée 26, 353 e, citée par Sophie Quinn-Judge, op. cit. 3. Russian Center for the Preservation and Study of Documents of Modem History, RC 495 18 282, cité par Sophie Quinn-Judge, op. cit. 4. Ho Chi Minh bien nien tieu su (Sur une biographie d’HCM), Vol. I, Hanoï, NXB Chinh tri quoc gia, 2006. 5. Idem.

Ho Chi Minh - interieur.indd 171 17/07/2019 15:34

Page 172: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

172

est Canton, au sein de la mission soviétique dirigée par Mikhail Borodine6, chargée depuis l’automne 1923 de participer à la formation de l’armée du Kuomintang. Une alliance s’était en effet à ce moment instaurée entre Sun Yat-Sen et Moscou. Quoc avait toutes les qualités pour intégrer l’état-major de Borodine : outre ses convictions politiques, il parlait correctement à ce moment, outre le vietnamien, l’anglais, le français, le russe et le chinois. Certaines études ne lui accordent que le statut d’interprète. Officiellement, il était également lié aux activités de propagande de l’Agence Rosta, alors fort créatrice (Maïakovski y travailla, à Moscou). Il aurait même contribué à la conception de certaines affiches. Mais il était beaucoup plus que cela.

Il quitte Moscou fin octobre 1924 et arrive à Canton le 11 novembre. Il y adopte un nouveau pseudonyme : Ly Thuy.

Lorsque Quoc / Ly Thuy se rapproche de sa terre natale, celle-ci est marquée par une effervescence patriotique intense, qui ira ensuite crescendo. En juin 1925, Phan Boi Chau est arrêté (d’ailleurs de façon illégale) par la police française à Shanghai7, puis conduit de force au Viet Nam, où il sera en résidence forcée jusqu’à sa mort, en 1940. En mars 1926, les funérailles de Phan Chau Trinh seront littéralement transformées en manifestation, avec une participation de masse de la jeunesse. En avril de la même année commence à Saïgon le procès de Nguyen An Ninh, l’une des personnalités marquantes de l’intelligentsia saïgonnaise, directeur du journal La Cloche fêlée, condamné à deux ans de prison pour «  manœuvres subversives  ». Partout, les informateurs de la Sûreté indochinoise signalent que la fièvre patriotique monte. En métropole, Léon Werth, l’un des premiers, dénonce l’inconscience de ceux qui affirment encore et toujours que la paix règne en Indochine (Cochinchine, reportage également de 19268)

6. Voir son portrait par un journaliste britannique contemporain  : Arthur Ransome, The Chinese puzzle. With a foreword by the Rt. Hon. David Lloyd George, London, G. Allen and Unwin, 1927. 7. Yves Le Jariel, «  Quelques considérations sur l’enlèvement de Phan Boi Chau à Shanghai en 1925 », in Mélanges en l’honneur de Charles Fourniau, op. cit. 8. Léon Werth, Cochinchine, Paris, F. Rieder & Cie, Éd., 1926.

Ho Chi Minh - interieur.indd 172 17/07/2019 15:34

Page 173: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1731924-1927. Mission en Chine

La communauté vietnamienne de Canton, très politisée, ne pouvait que partager cette fièvre.

Dix-huit mois avant l’arrivée de Quoc, un groupe de jeunes patriotes vietnamiens avait fondé le Tam Tam Xa (Société des cœurs unis)9. Il y avait là certains des hommes qui joueront un rôle capital dans l’implantation du communisme au Viet Nam lors les années suivantes, Le Hong Phong, Ho Tung Mau, Pham Hong Thai, Le Hong Son (frère de Le Hong Phong), Ngo Gia Tu, Lam Duc Thu (nous retrouverons ce dernier dans un bien triste rôle : il était l’indicateur que la police avait réussi à infiltrer dans cette petite communauté). En juin 1924, ce groupe apprend la visite à Canton de Martial Merlin, Gouverneur général de l’Indochine. L’un d’entre eux, Pham Hong Thaï, est désigné pour tenter de l’assassiner. La tentative (jet d’une bombe, en plein milieu d’un banquet, le 19 juin) avortera, et le jeune Thai mourra en se noyant lors de la chasse à l’homme organisée par la police.

L’arrivée de ce Ly Thuy au sein de la communauté vietnamienne va entrainer un réel bouleversement dans les esprits et un saut qualitatif dans l’organisation. Faut-il en conclure qu’il avait une autorité naturelle ? Ou que les Vietnamiens présents comprirent vite que le nouveau venu était investi d’une mission de l’Internationale ?

Ly Thuy / Nguyen Ai Quoc va être la cheville ouvrière d’une expérience, dite du Thanh Nien, nom tout à la fois du groupe politique et de son périodique10.

9. Pierre Brocheux, « Extrême gauche et nationalisme vietnamien », in Pierre Brocheux (dir.), Histoire de l’Asie du Sud-Est Révoltes, réformes et révolutions, Lille, Pr. Univ. de Lille, 1981. 10. Nathalie Azéma, Le mouvement et le journal “Thanh Nien“, 1925-1930, Mémoire de Maîtrise d’Histoire sous la direction de Daniel Hémery, Université Paris VII, octobre 1982

Ho Chi Minh - interieur.indd 173 17/07/2019 15:34

Page 174: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

174

Gouverneur Martial Merlin,Arrivée à Canton de Nguyen Ai Quoc / Ly Thuy,

27 février 192511

Il faut croire que Quoc fit preuve d’une discrétion absolue. Alors que tous les services français, particulièrement en Asie, le recherchaient, il réussit à passer inaperçu durant plusieurs mois. Le 25 février 1925, le ministre des Colonies, Édouard Daladier – répondant probablement à une demande du Gouverneur général à Hanoï, Merlin – est sec et catégorique  : «  Nguyen Ai Quoc continue séjourner Russie  »12. Cette affirmation péremptoire ne figurera pas dans les œuvres complètes du politicien : Quoc, à ce moment, est en réalité en Chine du sud depuis quatre mois. Le 27 février, 48 heures plus tard, Merlin évoque enfin Ly Thuy, sans esquisser à ce moment le rapprochement avec Nguyen Ai Quoc :

« Présence Canton depuis le 8 janvier13 d’un annamite venu d’Europe pour établir liaison avec révolutionnaires vient d’être signalée Sûreté générale Hanoï. Ce personnage demeurant chez communistes russes se fait appeler Ly Thuy. Il paraît au courant tant menées révolutionnaires en Europe que méthodes communistes russes et projette suivre cours langue russe avec huit ses compatriotes récemment arrivés Canton. Très actif, Ly Thuy organise nouvelle association nationaliste et forme communistes avec concours annamites émigrés Chine du Sud et vient de faire imprimer en caractères chinois14 formules adhésion destinées Indochine. Toutes instructions sont données administrations locales pour empêcher entrée Indochine ces formules dont je vous adresse traduction ».

11. ANOM, SLOTFOM, année 1925, page 592.12. Télégramme n° 184, ANOM, SCPE, page 97813. On a vu qu’il était arrivé le 11 novembre précédent. 14. En réalité en idéogrammes vietnamiens (chu nom).

Ho Chi Minh - interieur.indd 174 17/07/2019 15:34

Page 175: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1751924-1927. Mission en Chine

Peu à peu, la probabilité que Ly Thuy ne soit autre que Quoc s’impose. Un homme, infiltré par la Sûreté dans les rangs révolutionnaires, joue un grand rôle (négatif )  : Nguyen Cong Vien, dit Lam Duc Thu, qui signa durant cette période Agent Pinot15. Mais, contrairement aux petits mouchards collés aux basques de Quoc en France, il s’est agi à Canton d’un haut dirigeant. Ce fut le commandant Jeanbrau, par ailleurs gendre d’Albert Sarraut, qui prit langue avec lui, au cours des semaines qui suivirent l’attentat de Canton. Jeanbrau, puis le commissaire Nadaud (nom de code Noël) rencontrèrent très régulièrement Lam Duc Thu tout au cours de ces années. La tâche de l’informateur couvrait les activités de Phan Boï Chau, celles de Ly Thuy-Nguyen Ai Quoc, la vie et l’organisation de l’école militaire de Whampoa, etc. Les archives de la Sûreté sont cruelles, soulignant à plusieurs reprises son avidité. Ainsi, on connaît le montant de ses appointements mensuels  : 200 dollars, plus 100 autres pour ses frais16. Mais cela pouvait atteindre des sommes considérables  : s’il avait permis la capture de Nguyen Hai Than et de Hong Son, il aurait touché 10.000 dollars par tête17. Le prix de Nguyen Ai Quoc, certainement plus élevé, ne figure pas dans les archives.

Cependant, Quoc, en révolutionnaire chevronné, était sur ses gardes. Thu était d’ailleurs conscient que Quoc ne le considérait pas comme fiable18. La petite communauté du Thanh Nien partageait d’ailleurs cette crainte :

« Tout le monde (le) tenait en grande suspicion, mais dont on ne séparait pas complètement parce c’est lui qui subvenait aux frais de l’Association… »19.

15. Tout ce développement d’après Yves Le Jariel, art. cité. 16. Compte-rendu de l’entrevue Pinot-Noël, 2 mai 1925, ANOM, SPCE, pages 912-913. 17. Renseignements fournis par Pinot au cours de l’entrevue avec N. (Noël) chez M. Maurice, 26 août 1925, ANOM, SPCE, pages 877 et suiv. Le chiffre de 10.000 dollars figure p. 883.18. Yves Le Jariel, Paul Monin, l’ami oublié de Malraux en Indochine, 1890-1929, Paris, Les Indes Savantes, 2013. 19. ANOM, SPCE, année 1928, page 361

Ho Chi Minh - interieur.indd 175 17/07/2019 15:34

Page 176: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

176

Suprême malice de ces révolutionnaires  : utiliser, par mouchard interposé, l’argent des services français…

Par son travail, les Français furent particulièrement bien informés sur l’activité du groupe20.

En mars, la Sûreté progresse dans la connaissance, mais tâtonne encore. Le 14 avril, Merlin avoue, dans une lettre à la rue Oudinot, que ses services ont été « surpris » de l’arrivée de ce Ly Thuy, ne possédant aucune information sur «  un révolutionnaire de ce nom  » (un esprit irrévérencieux aurait pu lui faire remarquer qu’un pseudonyme servait précisément à cela…), concluant par des formules confuses, mêlent une supposition, une reconnaissance formelle et… une attente de nouveaux éléments :

« Les renseignements obtenus par notre service de renseignements de Canton sur l’âge, l’accent et les relations de Ly Thuy permett(ent) de supposer que la personnalité de Nguyen Ai Quoc se cache(ent) sous ce pseudonyme, bien que Ly Thuy n’ait révélé à aucun de ses compagnons son identité réelle. Une photographie de Nguyen Ai Quoc, recueillie à Paris par le Service de contrôle et d’assistance des indigènes, a été présentée aux agents de renseignements ayant rencontré Ly Thuy à Canton. Celui-ci a été formellement reconnu. Cependant, avant de vous donner pour certaine la présence de Nguyen Ai Quoc à Canton, j’attends les résultats de l’enquête qui se poursuit en ce moment dans le but d’identifier définitivement Ly Thuy »21.

Ladite enquête avait besoin d’un portrait actuel, pour confrontation avec les photos envoyées de Paris. Le 2 mai, Lam Duc Thu rencontre son supérieur hiérarchique Noël et livre (enfin) un document de ce type, permettant une comparaison22. Avec une lenteur incompréhensible, le compte-rendu de cet entretien et la photo qui l’accompagne ne sont

20. Lam Duc Thu fut tué par des miliciens au début de la guerre d’Indochine (1947).21. ANOM, SLOTFOM, année 1925, page 598. 22. ANOM, SPCE, page 916.

Ho Chi Minh - interieur.indd 176 17/07/2019 15:34

Page 177: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1771924-1927. Mission en Chine

annexés à un envoi que le 14 juillet23. Le lendemain, Monguillot, qui vient de succéder à Merlin, parvient enfin à une certitude :

«  Il se confirme que Ly Thuy est bien Nguyen Ai Quoc, mais personne ne le désigne sous ce dernier nom car lui-même n’en a jamais parlé »24.

Novembre 1924-juillet 1925 : huit mois pour acquérir des certitudes sur l’ennemi n° 1 du colonialisme en Indochine… la Sûreté n’avait pas particulièrement brillé à cette occasion.

Rôle de Nguyen Ai Quoc / Ly Thuy au sein dutHanH nien, Canton, 1924-1927

Lorsque Ly Thuy arrive à Canton, chacun a en mémoire la tentative d’assassinat du gouverneur Merlin et le sacrifice de Pham Hong Thaï. Tout en rendant hommage à l’héroïsme du jeune patriote, Ly Thuy propose une forme de lutte plus en phase avec les principes bolcheviks. Impose serait un mot plus juste, tant était grande sa réputation, tant était impressionnante pour ses jeunes camarades son expérience.

Cette forme peut être résumée d’une formule : une éducation politique plus systématique, plus une discipline de fer.

Dès janvier 1925, Ly Thuy envoie un rapport à Moscou :

«  Nous avons formé un groupe secret de neuf membres. Deux d’entre nous ont été envoyés dans la patrie  ; trois sont partis pour le front25 et un en mission militaire26. Cinq sont préparés à être admis au parti communiste. Deux ont été admis dans la jeunesse communiste »27.

23. ANOM, SPCE, page 914.24. ANOM, SPCE, page 863. 25. Dans l’armée de Sun Yat Sen.26. Aide au Kuomintang chinois.27. Cité par Truong Chinh, Nghien Cuu Lich Su, Hanoï, mai-juin 1970, in Huynh Kim Khanh, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 177 17/07/2019 15:34

Page 178: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

178

On aura constaté la double apparition du mot communiste  : si le Thanh Nien restait, pour l’extérieur, un mouvement nationaliste d’extrême gauche, Quoc était déjà fixé sur l’orientation à donner au mouvement.

C’est un véritable changement qualitatif que constate – et déplore – une haute autorité coloniale française, le Résident supérieur en Annam, Aristide Le Foll :

« Son arrivée à Canton, en 192528, venant de Russie avec Borodine et consorts, marque une époque nouvelle de l’histoire contemporaine des pays annamites. Jusque-là, les émigrés n’avaient pas d’organisation, leur doctrine était mal définie, leurs méthodes étaient disparates, leurs efforts manquaient de cohésion. Avec l’arrivée de Nguyen Ai Quoc, également originaire du Nghe An, les choses ont changé. (Il a formé) un noyau de jeunes gens, dont l’émigration ne remonte pas au delà de 1919-1920, animé d’un esprit nouveau, ayant fait litière de toute tradition, dédaigneux des anciens émigrés aux idées attardées, éduqués révolutionnairement par les agents de Moscou et désireux de jouer un rôle politique »29.

Durant les deux ans et demi qu’il va passer à Canton, Ly Thuy sera, d’abord, la cheville ouvrière de l’unification des forces politiques en une Ligue de la Jeunesse communiste (Thanh Nien Cong San Doan)30, transformée assez rapidement, pour des raisons tactiques, en Association de la Jeunesse révolutionnaire du Viet Nam (Viet Nam Thanh Nien Cach Mang Hoï), enfin en Association des Jeunes camarades du Viet Nam (Viet Nam Thanh Nien Dong Chi Hoï). Peu importent ces subtilités  : ce mouvement entrera dans l’histoire du nationalisme / communisme vietnamien, au tout premier rang, sous le nom de Thanh Nien.

28. En réalité 1924.29. Rapport du résident supérieur en Annam au sujet des mesures de répression prises contre les membres du Parti de la Jeunesse annamite, Hué, 10 mars 1930, ANOM, SLOTFOM, Série III, carton 131. 30. Pierre Rousset, Le PCV, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 178 17/07/2019 15:34

Page 179: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1791924-1927. Mission en Chine

Ly Thuy sera l’organisateur et l’un des principaux enseignants d’une école de formation, puis le fondateur d’un journal du même nom (voir infra).

Une Soviétique sur place, Vera Vladimirovna Vishniakova-Akimova, secrétaire et interprète de Borodine, est alors impressionnée31 :

« Le destin m’octroya la faveur de rencontrer dans la maison de Borodine l’une des plus remarquables personnes qui vivaient alors à Canton. C’était le Vietnamien Li32. Nous l’appelions, en plaisantant, Li Annam (Annam était le nom français de la colonie). Il avait alors 36 ans. Il n’attirait pas l’attention de prime abord. Il devait être malade des poumons. Je me souviens vivement son visage fin, maigre dans costume blanc en lin, de coupe européenne, trop large pour lui, son regard attentif mais triste. Il avait le pas d’un homme très fatigué ou encore malade. Il parlait très bien le français, l’anglais, le cantonais, il connaissait le russe. Je pris auprès de lui des leçons de vietnamien. Cela lui plut beaucoup et il m’enseigna avec beaucoup d’empressement. Il était fort amical vis-à-vis de nous, mais très réservé. Il ne nous dit jamais quel était son travail ni ce qu’il avait fait par le passé. Nous ne savions rien de lui, excepté que, pour sa capture, les impérialistes français avec offert une grosse somme et que le gouvernement du Kuomintang lui avait offert l’asile politique. Il se tenait tranquille dans la maison de Borodine. Après trois ou quatre mois, Li disparut ».

Dès janvier 1925, Nguyen Ai Quoc / Ly Thuy mit sur pied une école de formation politique et pratique spécifique au Thanh Nien. L’école était discrètement hébergée dans un immeuble, 13 rue Weng Ming. Le nombre des élèves qui fréquentèrent ces cours reste objet de controverses : entre 75 et 20033. Par contre, la qualité des élèves est une certitude : y auraient été formés Ho Tung Mau, Ngo Chinh Quoc, Le Loi (Le Duy

31. Two Years in Revolutionary China, 1925-1927, édition en russe, Moscou, 1965, édition en anglais, Cambridge, Mass., East Asian Research Center, Harvard University, Harvard Univ. Press, 1971. 32. Ly Thuy. 33. Sophie Quinn-Judge estime que ces élèves ne furent que 75.

Ho Chi Minh - interieur.indd 179 17/07/2019 15:34

Page 180: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

180

Diem), Vu Nam Hong, Ly Mong Son, Tran Phu (futur secrétaire général du Parti communiste indochinois)34, Nguyen Ngoc Ba, Phan Trong Binh, Phan Trong Quang, Nguyen Van Loi, Nguyen Cong Thu, Nguyen Danh Tho, Nguyen Van Khang, Nguyen Van Dac, Nguyen Danh Tho, Nguyen Luong Bang, enfin Pham Van Dong, ce dernier devant devenir au fil des décennies, avec Vo Nguyen Giap, son plus fidèle compagnon. Ly Thuy assura lui-même un grand nombre de cours et de répétitions. Des personnalités de premier plan y auraient assuré également des conférences : Chou En Lai ou encore Borodine en personne35.

Le programme était simple  : 1/ Qu’est-ce que la révolution  ? 2/ Comparaison entre le communisme et les autres doctrines. 3/ Analyse des différentes révolutions dans l’histoire. 4/ Analyse des différents régimes politiques. 5/ Historique des trois Internationales. 6/ Histoire générale de l’humanité. 7/ Histoire du Parti bolchévik. 8/ Le travail du militant. 9/ L’agitation de masse. Ces cours formèrent la trame d’un ouvrage, Duong Kach Menh (La voie de la Révolution), paru en 1926.

Dans un autre rapport, Lam Duc Thu-agent Pinot décrit les pratiques pédagogiques de Quoc, étonnamment modernes pour l’époque :

« Une fois par semaine il réunit les jeunes Annamites de Canton et leur fait un cours d’enseignement révolutionnaire, à la suite duquel il leur pose des questions et formule des critiques sur leurs réponses. L’instruction méthodique des jeunes gens est une innovation due à Nguyen Ai Quoc. Il y a vraiment quelque chose de changé dans la manière d’être des révolutionnaires annamites de Canton, qui ne ressemble plus du tout à l’ancienne »

(26 août 1925)36.

34. Sun Tung, Tran Phu, Truyen (TP, Histoire), Hanoï, NXB Thanh Nien, 1980.35. Témoignage de Phan Trong Quang, élève de cette école, recueilli par Thanh Dam, « Lop Huan Luyen Chinh Tri Thu Haï o Quang Chau », (« Le second cycle de conférences politiques à Canton »), Nghien Cuu Lich Su, Hanoï, n° 265, 1992, cité par Sophie Quinn-Judge. . 36. ANOM, SPCE, page 877.

Ho Chi Minh - interieur.indd 180 17/07/2019 15:34

Page 181: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1811924-1927. Mission en Chine

Le 25 novembre 1925, nouveau rapport du même37 : Pinot met l’accent sur une qualité particulière de Quoc, reconnue (par ses camarades et par ses adversaires) tout au long de son existence : le sens de l’organisation. Et le fait est qu’en quelques mois, l’envoyé de l’Internationale va réussir à forger un outil, ce Thanh Nien qui sera un des noyaux principaux du futur Parti communiste :

«  Nguyen Ai Quoc consacre ses efforts en ce moment à l’organisation, à l’intérieur de l’Indochine et à Canton, d’un parti révolutionnaire instruit et discipliné. Il procède, d’abord, dans ce but, à une formation soignée et à une sélection des jeunes recrues du parti. À cet effet, il va fonder, sous le couvert d’une nouvelle exploitation agricole au Siam et d’une entreprise commerciale au Kouang-Si, deux centres d’instruction communiste pour les Annamites. Ces centres seraient appels à subsister si le foyer de propagande de Canton disparaissait un jour. Ils n’instruiront qu’une seule promotion à chaque fois. Chaque promotion sera de deux cents élèves. Des jeunes gens soigneusement choisis par un intermédiaire dont l’identité n’est pas connue de l’agent, en Cochinchine et en Annam, pour le Siam, et au Tonkin, pour le Kouang-Si, seront conduits dans les centres, instruits et renvoyés à l’intérieur du pays, afin d’y organiser des cellules et de se consacrer à la diffusion des idées communistes (…). Nguyen Ai Quoc ne veut d’ailleurs initier les recrues qu’avec une extrême prudence et n’instruire à fond que ceux qui sont parfaitement connus pour leur dévouement à la cause révolutionnaire. Le groupe de Canton doit, en principe, rester fermé aux jeunes révolutionnaires. Dans cette petite communauté, dont les mauvaises éléments ont été exclus, Nguyen Ai Quoc a réussi à imposer les habitudes de labeur et d’étude que ces membres ignoraient jusqu’alors. Aucun de ceux-ci ne doit rester désœuvré. Tous ont tenu d’étudier, décrire ou de se rendre utiles d’une façon quelconque. Au cours des réunions hebdomadaires de la section, tous les membres ont le droit d’exprimer leur avis sur les affaires du parti. Il usent souvent de ce droit pour proposer quelques nouvelles

37. Activité de l’agent Pinot, Annexe à l’envoi n° 226, 26 novembre 1925, ANOM, SPCE, pages 832 et suiv.

Ho Chi Minh - interieur.indd 181 17/07/2019 15:34

Page 182: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

182

façons de procéder ou pour critiquer ce qui a été fait. L’orateur est toujours écouté et les questions de préséance qui sont si souvent des causes de mésintelligence entre Annamites, ne sont jamais posées au sein du comité, chacun étant libre de parler, quels que soient son âge et son influence. Lorsqu’il a été décidé d’accomplir quelque chose, le révolutionnaire qui en a été chargé doit l’exécuter jusqu’au complet achèvement ».

Quelques leçons de communication politique, Canton, 1925-1926

Tout au long de son parcours politique, Nguyen Ai Quoc / Ly Thuy / Ho Chi Minh a accordé une place importante à l’expression journalistique. Quoc avait fait siennes ces idées de Lénine : « seule la presse périodique » permet de déboucher sur «  l’agitation généralisée »… « la régularité de parution et de diffusion du journal » sont les moyens d’évaluer « le degré d’organisation  » du mouvement38. Pour Quoc comme pour Lénine, le journal devait tout à la fois l’éducateur et l’organisateur des masses. On a vu que lors de son séjour en France, Nguyen Ai Quoc avait fondé et animé Le Paria, avait signé des textes dans divers périodiques destinés aux lecteurs français. Devenu chef d’État, dans les maquis puis à Hanoï, il écrivit nombre d’articles dans la presse révolutionnaire, le Cuu Quoc (Salut national) ou le Nhan Dan (Le Peuple), prenant manifestement un plaisir malicieux à les signer de pseudonymes.

Entre les deux, il y eut l’expérience du journal Thanh Nien, périodique du groupe politique du même nom). Entre le 21 juin 1925 (premier n°) et juin 1930 (bien au delà du départ de Quoc de la région), il y eut 208 livraisons. Ce périodique, en langue vietnamienne, était imprimé à Canton. Une partie était diffusée dans la communauté vietnamienne en Chine du sud, une autre était expédiée clandestinement au Viet Nam. Beaucoup d’articles étaient même recopiés à la main. Bien que les textes n’aient jamais été signés, on peut, souvent, y trouver la patte de Ly Thuy. 38. « Par où commencer ? », Iskra, mai 1901. Idées reprises évidemment dans Que faire ? l’année suivante.

Ho Chi Minh - interieur.indd 182 17/07/2019 15:34

Page 183: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1831924-1927. Mission en Chine

Les services de la Sûreté française, en tout cas, lui ont attribué beaucoup d’articles (chaque numéro du Thanh Nien était soigneusement lu et traduit39).

L’un d’entre eux, intitulé « Journalisme populaire » (n° 28, 17 janvier 1926)40, véritable guide méthodologique, aurait tout aussi bien pu être transmis à toutes les rédactions croisées lors de sa longue vie. Un fil rouge traverse la pensée du leader vietnamien : on n’écrit pas un article pour faire joli, mais pour être lu et, surtout, compris. La « crécelle » plutôt que la « guitare » car, même si elle émet des sons agressifs et désagréables à l’oreille, elle fait plus de bruit…

«  Nos amis se sont plaints à plusieurs reprises que nos articles étaient trop peu soignés pour pouvoir exercer une influence sur l’esprit du peuple. Nous tenons à faire savoir à nos lecteurs que nous faisons fi de l’emploi des jolis mots, de l’élégance du style, du balancement des phrases, du rythme des sentences parallèles, de toutes les fioritures littéraires dont les lettrés sont friands. Que par contre nous nous efforçons, dans l’intérêt de tous, d’employer un style clair, précis et compréhensible.

Nos buts étant : 1° de combattre les cruautés des Français ; 2° d’exhorter le peuple annamite à se coaliser ; 3° de lui faire connaître les causes de ses malheurs et de ses misères et de lui indiquer comment il peut les éviter, notre journal remplit l’office de la crécelle d’alarme que l’on bat lors d’un incendie pour prévenir les locataires de la maison incendiée, hâter leur fuite afin qu’ils ne soient point ensevelis ou brûlés, et appeler au secours les habitants du voisinage.

Le son de la guitare est certes plus harmonieux que celui de la crécelle ; mais en présence du danger qui nous menace, il vaut mieux battre celle-ci que pincer celle-là.

39. 799 articles furent traduits. Voir Nathalie Azéma, op. cit., Annexe 1340. Article non signé. Traduction par les services de la Sûreté du Gouvernement général, Hanoï, ANOM, SLOTFOM, Série V, Carton 16.

Ho Chi Minh - interieur.indd 183 17/07/2019 15:34

Page 184: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

184

Il y a plusieurs façons d’émouvoir le cœur de l’homme. Les pleurs, les lamentations, la lecture du Kiêu41 et du roman des Trois-Royaumes42 nous émeuvent. Mais ce sont là des émotions passagères et superficielles que nous ne voulons pas susciter dans le cœur de nos lecteurs. Nous voulons, au contraire, que notre prose exerce sur eux une influence profonde et durable.

Exemple : si nous rencontrions un cultivateur annamite dépenaillé, nous lui dirions sur un ton de pitié, en refoulant notre émotion et nos larmes : “Oh ! que ton sort est misérable. Tu as acheté 2 piastres de semences, 4 piastres d’engrais  ; tu as loué un buffle 3 piastres, des ouvriers 5 piastres, et tu as payé une piastre d’impôt. Tes dépenses s’élèvent à 15 piastres, tu as vendu ta récolte 16 piastres ; mais comme tu as dû payer une piastre de taxe au marché, ton gain réel, qui était de 2 piastres, t’a été raflé par les Français : voilà pourquoi nous disons que tu es malheureux”. Notre cultivateur ne pleurerait pas, ne se lamenterait pas. Mais il réfléchirait, comprendrait, finirait par se révolter et ferait de la propagande anti-impérialiste.

Quant à ceux qui aiment la poésie, libre à eux de se plonger dans la lecture du Cung-oán43 ou du Nhi-dô-mai44 ».

Un autre document souligne la conception de Nguyen Ai Quoc de la communication politique, que l’on peut résumer par sa formule :

41. Kieu ou Kim Van Kieu : roman en vers du Lettré Nguyen Du (1765-1820), véritable monument de la littérature vietnamienne. Raconte la dramatique histoire d’une jeune femme qui, par obéissance envers son père, renonce à l’amour.42. Le Roman des Trois Royaumes, roman épique chinois de l’époque classique, mettant en scène les chevaliers chinois qui, au IIIe siècle de notre ère, se disputèrent la succession de la dynastie des Han.43. Cung oan ngam khuc, ou Plaintes d’une femme solitaire, roman en vers de l’écrivain Nguyen Gia Thieu (1741-1798).44. Le roman populaire Nhi Do Mai (Les pruniers ont refleuri), écrit en vers, était adapté d’une œuvre chinoise.

Ho Chi Minh - interieur.indd 184 17/07/2019 15:34

Page 185: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1851924-1927. Mission en Chine

« Un style court, concis, l’emporte sur un style emphatique » (Lettre à Nguyen Thuong Huyen, Canton, 9 avril 1925)45.

Nguyen Thuong Huyen vivait dans l’entourage direct de Phan Boi Chau à Hang Tchéou. Malgré les énormes précautions prises par les militants révolutionnaires aguerris, il semble bien que ce jeune militant ait été retourné par la police46.

Phan Boi Chau et Nguyen Thuong Huyen écrivent ensemble, en 1925, un essai, Cach Men (Révolution), qu’ils expédient discrètement, avant publication, à Nguyen Ai Quoc / Ly Thuy, toujours à Canton. Mais celui-ci n’apprécie pas particulièrement l’essai, au point qu’il ne souhaite pas le faire imprimer. Il répond de façon assez critique. Par contre, la lecture de cet essai entraînera la décision de Quoc d’écrire un texte sur le même thème47.

Les observations de Quoc sont dans le droit fil de ses conceptions maintes fois réaffirmées  : faire simple  ! On notera avec amusement la référence historique au mot de Cambronne.

Voici cette lettre :

« Votre ouvrage est riche en allusions, mais je crains bien il n’y en ait que trop. Les allusions sont bonnes à employer, mais si l’on en abuse, on épuise la patience des lecteurs car la magnificence des expressions risque très souvent de dissimuler la confusion48 de nos idées. Il y a un proverbe français qui dit “Promettre plus de beurre que de pain”. Je ne crois pas qu’un écrit doive être long pour présenter quelque intérêt.

45. Annexe n° 3 à la note Noël n° 172 du 13 juillet 1925, ANOM, SPCE, pages 920 et suiv. 46. David G. Marr, op. cit. ; Yves Le Jariel, article cité, in Mélanges en l’honneur de Charles Fourniau.47. Rapport agent Pinot, 15 juillet 1925, ANOM, CPCE, pages 862-863. 48. Le traducteur a probablement voulu écrire « conclusion ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 185 17/07/2019 15:34

Page 186: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

186

Quand il renferme juste ce qu’il convient de dire, quand il est à la portée de l’intelligence de tout le monde, lorsqu’il donne a réfléchir à tous ses lecteurs, il est intéressant et bien rédigé.

(…)

Une fois, un général de Napoléon Ier fut cerné à Waterloo. Sommé par ses ennemis de se rendre, il leur lança cette apostrophe : “Merde !”. Elle ne contient qu’un mot. Et ce mot est un mot grossier. Mais dans la situation critique où était ce général, mille autres phrases n’auraient pas mieux dit mieux que ce mot sa vaillance et son mépris pour les ennemis. Cette seule apostrophe a suffi à ce général pour rallier ses troupes. Cette seule apostrophe a suffi pour étendre son nom par toute l’Europe. Elle est consignée dans les chroniques de nos jours et est connue de tous les Français.

Un style court, concis, l’emporte donc sur un style emphatique.

Notre langue est pauvre. Quand nous parlons nous devons emprunter de nombreux mots aux langues étrangères et surtout au chinois. Je pense que l’usage abusif du chinois, sauf des mots usuels, connus de tout le monde, et des mots nouveaux comme “bolchévisme”, “finances”… rend la compréhension d’un texte difficile. Nous devons, dites-vous, familiariser non compatriote avec les mots qu’ils ne connaissent pas maintenant, avec le temps ils finiront par les entendre. Cela va si vous n’avez que le souci de composer pour eux un ouvrage littéraire… Mais si votre écrit est destiné à faire de la propagande, il faut qu’il soit compris par tous. Un écrit qui est bien rédigé mais qui n’est pas compréhensible ne sert à rien ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 186 17/07/2019 15:34

Page 187: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1871924-1927. Mission en Chine

« Aimons-nous les un les autres et restons unis », tHanH nien, Canton, 23 août 1925

La pratique de mettre en vers des revendications politiques est très ancienne au Viet Nam. Nguyen Ai Quoc l’avait déjà utilisée, lors de son séjour en France, pour les Revendications, mises en vers et distribuées aux Annamites de France. Devenu Ly Thuy, le dirigeant révolutionnaire reprit cette pratique :

« Aimons-nous les uns les autres et restons unis.Écoutez ces chants inspirés par mon cœur.Celui qui ne reste pas uni aux autres ressemble à une oie sauvageQui tôt ou tard sera atteinte d’une flècheEt qui étant seule sera en proie à tous les dangers.De notre union naîtra le bonheur Comment faut-il nous unir ? Restons unis comme les différents organes de notre corps Une étroite dépendance existe entre les cinq sens, les quatre

membres...Séparés les uns des autres ils ne peuvent entretenir la vie Seule l’harmonie dans leur fonctionnement peut engendrer la

santé Restons unis, aimons-nous les uns les autres Ne trahissons pas notre cause pour les intérêts des FrançaisRestons unis et entraidons-nous les uns les autres. Comme les quatre membres de notre corps de la sorte nous

réussirons Nous ferons de notre pays un paradis terrestre Aimons-nous les uns les autres et restons unis Le devoir d’un bon citoyen est d’aimer sa patrie.Améliorons l’état intellectuel, moral et matériel de notre peuple.Apprenons à vivre à mourir pour la cause commune Chers compatriotes

Ho Chi Minh - interieur.indd 187 17/07/2019 15:34

Page 188: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

188

Écoutez mes chants et apprenez à vous aimer les uns les autres et à rester unis ».

« Les femmes et la Révolution », tHanH nien, Canton, printemps 1926

Le mouvement patriotique vietnamien n’est pas le seul à s’être intéressé à l’émancipation des femmes. Mais il le fit avec persévérance et pugnacité. On trouve par exemple très tôt, sous la plume de Phan Boi Chau, des formules très modernes :

« Les femmes ont un rôle immense dans les affaires politiques. Il faut leur donner une bonne éducation pour qu’elles délaissent l’intérêt privé au profit de l’intérêt commun, pour qu’elles contribuent à la richesse, à la puissance et au progrès du pays. Un pays qui manque de femmes patriotes sera immanquablement réduit à l’esclavage »49.

La libération des femmes a été assez fréquemment évoquée par Nguyen Ai Quoc. On a déjà signalé que, lorsqu’il vivait et militait à Paris, il rédigea un ouvrage, Les Opprimés, il aurait demandé une préface à « la présidente du Féminisme  »50 (probablement le Dr Madeleine Pelletier, voir infra). En tout cas, lorsque parut Le procès de la colonisation française, en 192651, un chapitre entier, le XI, était consacré au «  martyre de la femme indigène  ». Le 7 décembre 1922, Quoc avait été orateur, seul homme aux côtés de figures du féminisme politique, de nouveau le Dr Madeleine Pelletier et Irma Perrot, militante de l’association Action des femmes, dans la convocation d’une réunion sur le thème « Les femmes

49. Tran Phuong Bui, « Les femmes dans le mouvement de la modernisation vietnamienne au début du XX è siècle : les germes d’une émergence », in Gilles de Gantès & Nguyen Phuonc Ngoc (dir.), Vietnam, le moment moderniste, Aix-en-Provence, Publ. de l’Univ. de Provence, 2009  ; https://books.openedition.org/pup/6659?lang=fr50. Rapport de Jean, 15 mai 1920, ANOM, SLOTFOM, année 1920, page 275. 51. Op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 188 17/07/2019 15:34

Page 189: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1891924-1927. Mission en Chine

doivent-elles voter ? » (Théâtre de la Fourmi, Bd Barbès)52. Le texte en a malheureusement été perdu. Mais, compte tenu des engagements des oratrices, on peut imaginer quelle était la réponse.

Dans le Thanh Nien, il y eut une rubrique systématique sur la condition féminine  : lettres de femmes, anecdotes, études. Dont une étude assez longue intitulée « Les femmes et la Révolution » (18 mars 1926)53 :

«  Un arbre sain donne de beaux fruits, une source pure donne de l’eau potable et une mère vertueuse donne le jour des enfants intelligent et vigoureux : telle est la loi de la nature. Il y a sur la terre à peu près autant d’hommes que de femmes. Si ces dernières ne sont pas libres, la moitié de l’humanité est esclave et l’œuvre de la révolution n’est pas achevée.

Les femmes, et surtout celles de l’Annam, ont toujours vécu dans l’esclavage. Non seulement elles ne jouissent d’aucun droit politique, mais encore elles sont assujetties leur vie entière  ; jeunes filles, elles obéissent à leurs pères ; mariées, elles obéissent à leurs époux ; veuves, elles obéissent à leurs fils. Les femmes étant les égales des hommes, pourquoi sont-elles ainsi opprimées ?

En Annam et dans tous les pays colonisés, les femmes sont plus malheureuses que partout ailleurs. Les hommes sont seulement opprimés par l’impérialisme, tandis que les femmes gémissent sous la double tyrannie impérialiste et familiale. Elles se louent en ville à des salaires inférieurs à ceux des hommes et, à la maison, elles sont obligées de préparer les repas, porter de l’eau, laver le linge, de repriser les vêtements et de travailler sans répit pendant que les hommes se reposent assis, les jambes croisées.

La tyrannie subie par les femmes aggrave celle exercée sur les hommes. En voici la preuve : les femmes s’embauchent dans les usines à des salaires inférieurs à ceux payés aux ouvriers dont elles prennent

52. L’Humanité du même jour. 53. ANOM, SLOTFOM, Série V, Carton 16.

Ho Chi Minh - interieur.indd 189 17/07/2019 15:34

Page 190: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

190

les places. Les impérialistes entretiennent cette concurrence de manœuvre, qui oblige finalement les ouvriers nécessiteux à travailler au même prix que les ouvrières.

De cela, nous pouvons conclure que la révolution ne peut-être faite sans le concours des femmes. Pour obtenir leur concours, il faut préalablement les initier aux théories révolutionnaires et leur montrer les avantages donc elles jouiront après le triomphe de la révolution. Car si elles devaient rester aussi misérables qu’auparavant, il est évident qu’elles refuseraient de nous aider à accomplir notre œuvre ».

Suivait un long développement sur la situation des femmes en Union soviétique, présentée comme assez idyllique, basée sur une égalité réelle avec les hommes :

« Pourquoi les femmes servirait-elle des hommes  ? D’ailleurs les deux sexes étant égaux, le mot “servir” a disparu du vocabulaire russe ».

Après ce détour, la conclusion était un appel aux deux sexes :

« Hommes, si vous voulez faire la révolution, émancipez d’abord les femmes. Et vous, femmes, si vous voulez vraiment être émancipées, unissez-vous d’abord aux hommes et aidez-les à faire triompher la révolution ». Peu de temps après, le même thème revint, cette fois sous forme

ironique54 :

« Le grand sage Confucius a dit : “l’époux doit diriger l’épouse”.Le sage Mencius a fait la remarque suivante  : “les femmes et

les enfants sont difficiles à éduquer  : si vous les approchez, ils vous boudent ; si vous les délaissez, ils vous haïssent”.

Les Chinois comparent fréquemment la femme à la poule  : “Si la poule annonce le lever du soleil, c’est un mauvais présage pour la famille”.

54. « Rubrique des dames : de l’injustice », Thanh Nien, Canton, 4 avril 1926, ANOM, SLOTFOM, Série V, Carton 16.

Ho Chi Minh - interieur.indd 190 17/07/2019 15:34

Page 191: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1911924-1927. Mission en Chine

En Annam, nous disons : “la femme doit croupir dans la cuisine”.Dans la société et dans la famille, la femme est rabaissée au dernier

rang et ne jouit d’aucun droit. Ô mes sœurs ! Pourquoi subissez-vous cette inique oppression ? »

Le mouvement communiste vietnamien porta d’ailleurs à sa tête de nombreuses femmes : Nguyen Thi Thap, Nguyen Trung Nguyet, Nguyen Thi Luu et, surtout, une militante d’exception, qui eut un rayonnement international, Nguyen Thi Minh Khai, fusillée par les colonialistes le 28 août 19411.

Ligue générale des peuples opprimés, Manifeste, tHanH nien,

Canton, juillet 1925

En dehors de son activité spécifique en direction de la communauté vietnamienne, le futur Ho Chi Minh est co-fondateur et l’un des animateurs de la Fédération générale des peuples opprimés, que certaines études appellent Association ou Ligue des peuples opprimés d’Asie (Bi Ap Buc Dan Toe Lien Hiep Hoï), fondée le 30 juin 1925. C’était, on l’a vu (lettre citée de mai 1924 à Fyodor Petrov), un projet qui lui tenait à cœur.

Il y exerce la fonction de Secrétaire, en fait poste-clé de direction. Il y côtoie des Chinois (dont Liao Tchong Hoi, président), des Coréens (dont Khuong Te Vu, vice-président) et d’autres Vietnamiens, dont hélas l’informateur Lam Duc Thu.

Une fois de plus, ses qualités d’organisateur et de propagandiste se révèlent exceptionnelles. Même le Gouverneur général de l’Indochine ne peut cacher une certaine admiration :

«  Nguyen Ai Quoc mène dans organe “Association des peuples opprimés“ dont vous ai signalé création par mon (télégramme) 1016

1. Bui Tran Phuong, Viêt Nam 1918-1945, genre et modernité  : émergence de nouvelles perceptions et expérimentations, Doctorat d’Histoire, Université Lyon II, 2008.

Ho Chi Minh - interieur.indd 191 17/07/2019 15:34

Page 192: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

192

du 26 juillet, une campagne extrêmement habile adaptée à mentalité annamite ayant pour objet éducation révolutionnaire paysans et ouvriers annamites et leur solidarisation contre domination française. Ce périodique pénétrerait Indochine par Siam et Kouang-Si »2.

Le 19 juillet 1925, le n° 5 du Thanh Nien publie un Manifeste qui dépasse les frontières de la seule Indochine :

«  Chers amis, depuis que les capitalistes ont jeté le masque et agissent ouvertement en impérialistes, les peuples faibles, surtout ceux de l’Asie, se trouvent de plus en plus opprimés. Ils font de nos pays leurs colonies ou leurs demi-colonies (comme la Chine et le Siam). Ils s’emparent de toutes les richesses de nos pays. Ils nous obligent à acheter leurs poisons (opium, alcool). Ils nous écrasent d’impôts de toutes sortes. Ils font de nous leurs coolies et leurs domestiques... Non seulement ils nous privent de nos droits politiques, mais encore ils nous rendent misérables. Pire encore, ils cherchent à exterminer notre race.

Chers amis, afin de conjurer ces malheurs, il faut l’union des peuples opprimés et de tous les ouvriers du monde pour la révolution. Les impérialistes de tous les pays se sont ligués pour nous opprimer nous, les habitants des colonies et tous les ouvriers du monde devront unir nos efforts pour leur résister.

Les révolutionnaires du syndicat ouvrier et ceux de la Fédération générale des peuples opprimés suivent des méthodes différentes mais ils ont tous un même but, celui d’abattre tous les accapareurs. Nous pouvons ou mieux nous devons, nous les peuples opprimés, nous allier aux ouvriers de tous les pays, pour nous soulever et proclamer partout la liberté.

Le 9 du 7è mois de 1925, les révolutionnaires annamites, chinois, hindous et coréens, se sont réunis pour fonder la Fédération générale

2. Dépêche télégraphique signée Montguillot, 5 septembre 1925, ANOM, SLOTFOM, année 1925, page 611.

Ho Chi Minh - interieur.indd 192 17/07/2019 15:34

Page 193: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1931924-1927. Mission en Chine

des peuples opprimés. C’est le réveil des peuples de l’Asie. A cette occasion solennelle, nous vous adressons l’appel suivant :

Ô tous les opprimés, nos frères ! Si les impérialistes nous oppriment et nous traitent comme du bétail, c’est que nous ne sommes pas unis ! Si nous étions unis nous serions redoutables.

Notre cause est celle des milliers et des milliers d’individus. Nos ennemis sont seulement une poignée d’hommes. Nous ne devons pas les redouter. Quoiqu’ils soient abondamment pourvus de fusils, de cartouches ils ne parviendront pas à nous exterminer !

Chers amis, unissons-nous au plus tôt ! Unissons nos efforts pour revendiquer nos droits et notre liberté  ! Unissons nos efforts pour sauvegarder notre race !

Ouvriers, nos amis ! Vous savez tous que ceux qui nous oppriment et ceux qui vous maltraitent sont les mêmes. N’est-ce pas que pendant la guerre 1914-18, les capitalistes se sont servis des Noirs et des Jaunes pour massacrer les Blancs, comme ils se sont servis des ouvriers de la race blanche pour tuer ceux des races jaune et noire ? Il en résulte que, si vous voulez échapper aux griffes de vos tortionnaires, unissez-vous à nous ! Nous avons besoin de votre aide. Nos intérêts sont communs, en luttant pour nous, nous luttons aussi pour vous. En nous aidant vous vous sauvez vous-mêmes.

Chers amis ! Que notre union fasse notre force. Elle suffira pour anéantir les impérialistes. Pour nous affranchir de la servitude, nous ne pouvons compter que sur nos seuls efforts. Que tous les peuples opprimés, que tous les ouvriers de la terre qu’on a frustrés de leurs salaires, s’unissent à nous pour faire la suprême révolution.

À bas l’impérialisme  ! Vive l’union des peuples asiatiques  ! Vive l’union des peuples opprimés et des ouvriers de la terre  ! Vive la révolution ! »3.

3. Article non signé. Traduction par les services de la Sûreté du Gouvernement général, Hanoï, ANOM, SLOTFOM, V, Carton 16.

Ho Chi Minh - interieur.indd 193 17/07/2019 15:34

Page 194: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Nguyen Ai Quoc mena durant deux ans et demi ses activités d’organisation de la communauté vietnamienne dans le sud de la Chine, profitant de l’alliance, apparemment solide, entre nationalistes et communistes chinois. La présence de la mission soviétique était pour ces derniers un gage de confiance.

Mais, en avril 1927, les éléments réactionnaires de l’Armée chinoise, menés par Tchang Kaï-chek, passèrent à l’offensive contre les communistes. Ce fut le tristement célèbre massacre de Shanghaï, dont les victimes se chiffrèrent par milliers.

Dès ce moment, le petit groupe de révolutionnaires vietnamiens de Canton est en danger. C’est un ancien membre du Thanh Nien, qui travaillait alors pour la police chinoise, Truong Van Linh – un personnage à triple face, car il était simultanément informateur de la police française, sous le nom de Tréville4 – qui prévient Quoc de son arrestation imminente5.

Nouvel épisode de fuite face à un appareil répressif d’une autre nation, mais tout autant, si ce n’est plus, dangereux. La trace de Quoc à Hankéou, à l’intérieur des terres, est attestée par la Sûreté française en mai 19276. Malgré les tragiques événements de Shanghaï, il se serait ensuite rendu dans le grand port chinois afin d’y embarquer pour Vladivostok. Il est à Moscou durant l’été. Il passe ensuite quelques semaines en Crimée pour reprendre quelques forces et, semble-t-il, soigner de nouveau sa tuberculose.

4. Céline Marangé, op. cit. 5. Pierre Brocheux, op. cit. 6. Louis Marty, Note préliminaire, in Contribution à l’histoire des mouvements politiques de l’Indochine française, Vol. IV, Le Dong Duong Cong San Dang, ou Parti communiste indochinois, 1925-1933, Gouvernement général de l’Indochine, Direction des Affaires politiques et de la Sûreté générale, Hanoï, s.d. (1934 ; rédaction achevée le 1 er octobre 1933).

Ho Chi Minh - interieur.indd 194 17/07/2019 15:34

Page 195: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Un épisode méconnu et mystérieux : le passage en France, 1927

Mais, parvenu à ce niveau de responsabilité, et sans doute bien apprécié des responsables du Komintern, Quoc ne pouvait rester longtemps inactif.

Sans qu’il soit possible, aujourd’hui, de retracer son parcours, il passa alors du temps en Europe occidentale. Écartons d’emblée une légende, pourtant tenace : il n’était pas présent au congrès fondateur de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale, à Bruxelles, en février 1927. La simple chronologie dément cette présence. En février, il était encore à Canton.

Par contre, un étrange voyage à Paris est attesté en décembre 19271. Pourquoi étrange  ? Les hommes politiques et la Sûreté connaissaient depuis longtemps son identité (et donc à leurs yeux sa dangerosité) et il était ardemment recherché. La preuve : Quoc, arrivé à Paris au début du mois, était déjà repéré le 12.

Il courut alors un immense danger.

Albert Sarraut, « Nguyen Ai Quac est arrivé ces jours-ci à Paris »,

12 décembre 19272

Et qui retrouva-t-on sur sa route  ? Albert Sarraut, qui entre temps avait changé de fonctions et était chargé de l’Intérieur. Il venait juste, à ce moment-là, de lancer son cri, passé à la postérité : « Le communisme, voilà l’ennemi ! », poursuivant : « La destruction de la patrie n’est pas une opinion. C’est un crime »3. Il avait choisi pour cela une terre coloniale 1. Nguyet Nha, « Dong chi Nguyen Ai quoc co tro lai Phap nam 1927 » (« Le camarade NAQ est revenu en France en 1927 »), Revue Tap chi Lich Su Dang (Revue d’Histoire du Parti), Hanoï, n° 9, 1985. 2. Lettre au ministre des Colonies, ANOM, SLOTFOM, année 1927, page 640. 3. Discours prononcé à l’occasion du jubilé parlementaire de Gaston Thomson, député de Constantine, Le Figaro, 23 avril 1927.

Ho Chi Minh - interieur.indd 195 17/07/2019 15:34

Page 196: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

196

(Constantine), et ce ne pouvait être une coïncidence. C’est dire s’il attachait une importance primordiale à l’arrestation de Quoc.

«  J’ai l’honneur de vous communiquer l’information suivante, émanant des services de la Préfecture de Police :

“L’agitateur annamite Nguyen Ai Quac, qui jusqu’à ces temps derniers était délégué à la propagande coloniale au sein de l’Internationale Communiste à Moscou est arrivé ces jours-ci à Paris. Il s’est présenté à la direction du Parti Communiste pour y solliciter un emploi, mais aucune place ne lui ayant été offerte, Nguyen Ai Quac aurait manifesté l’intention de repartir pour Moscou” ».

Ses limiers se mirent immédiatement à la recherche de Quoc. Mais, tous les rapports de police en attestent, il ne contacta aucun compatriote (ou le fit si habilement qu’il ne fut pas vu), ne fut aperçu dans nul endroit habituellement fréquenté par les Annamites.

« Les cafés du quartier latin où fréquentent les Annamites et le restaurant chinois ont été visités chaque jour, aucun Indochinois n’a vu Nguyen Ai Quoc »4.

Même réaction chez les militants politiques :

«  Les dirigeants du Parti de l’Indépendance, dont plusieurs travaillent à la section coloniale du parti communiste, 120 rue La Fayette, n’ont pas vu Nguyen Ai Quoc et affirment qu’il n’est pas venu à Paris, mais ils ignorent où il se trouve actuellement, en Chine ou en Russie très probablement »5.

En fait, Quoc ne resta que deux semaines : il aurait quitté la capitale entre le 15 et le 19 décembre6.

Et ce fut un nouvel échec pour les services de Sarraut… 4. Note à M. le Directeur, sans précision, 22 décembre 1927, ANOM, SLOTFOM, année 1927, page 654.5. Note, 24 décembre 1927, ANOM, SLOTFOM, année 1927, page 657. 6. Rapports de police.

Ho Chi Minh - interieur.indd 196 17/07/2019 15:34

Page 197: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1971927. Un épisode méconnu et mystérieux : le passage en France

Interrogations et hypothèses sur les causes réelles de ce voyage

Quel fut le but véritable du voyage de Nguyen Ai Quoc ? L’objectif décrit par Sarraut et à sa suite par tous les services de police est plus qu’improbable. Pourquoi «  solliciter un emploi  » en France, même au sein du PC, alors qu’il se savait traqué  ? C’est sa vie qui était en jeu. Imagine-t-on par ailleurs celui qui était devenu un cadre du Komintern redevenir un simple salarié de la section coloniale du PCF ?

Quatre jours plus tard, Duchêne, fonctionnaire de la rue Oudinot, commence à approcher la vérité :

« Ai Quoc pourrait bien être chargé par le gouvernement bolchevik d’une mission spéciale en France auprès de la colonie indochinoise »7.

Duchêne avait raison sur une question : il s’agissait bien de l’activité de «  la colonie indochinoise  ». Oui, mais quelle « mission spéciale  »  ? Nous reprenons sur ce point la démonstration de Sophie Quinn-Judge, basée sur une solide recherche dans les archives de l’ère soviétique8. Quoc était porteur d’instructions précises (directive en date du 12 septembre 1927) : le PCF devait au plus tôt fusionner les éléments révolutionnaires indochinois en France pour en faire un noyau communiste discipliné, destiné à ensuite rejoindre la terre natale et y encadrer un futur Parti communiste, voire même impulser un travail d’agit’ prop’ dans l’ensemble de l’Asie du Sud-Est, au Siam en particulier.

La brièveté du séjour s’explique, certes, par la crainte d’une arrestation par la police, mais aussi par l’état de désorganisation que connaissait alors le PCF.

Les 9 et 10 novembre précédents, son comité central avait utilisé, pour la première fois à grande échelle, le mot d’ordre Classe contre classe9 : la 7. ANOM, SLOTFOM, année 1927, pages 647-648 (la signature « Duchêne  » a été ajoutée à la main). 8. Op. cit. 9. Voir l’éditorial de Marcel Cachin qui porte ce titre, L’Humanité, 10 novembre.

Ho Chi Minh - interieur.indd 197 17/07/2019 15:34

Page 198: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

198

social-démocratie était désormais analysée – et dénoncée – comme l’aile gauche de la bourgeoisie. Quoc passa donc par Paris au moment même où une lutte sourde commençait entre les partisans de cette politique volontariste et sectaire et ses opposants, facilement taxés d’opportunistes de droite. Un Comité central, en janvier 1928, ne ratifia cette ligne que par 23 voix contre 13. Comment ce parti déchiré pouvait-il trouver le temps d’écouter un Nguyen Ai Quoc, fût-il émissaire de Moscou ? De surcroît, le patron de la Section coloniale, alors Jacques Doriot, que Quoc connaissait depuis le passage de ce dernier à Canton (mars 1927), était en prison. Avec les autres membres de la Section, « il n’y eut aucune chance d’avoir une conversation sérieuse », expliqua-t-il dans son rapport de mission, ajoutant «  À plusieurs reprises, j›ai demandé des adresses sérieuses pour pouvoir communiquer avec elles lorsque je retournerai vers l›Est, mais le camarade responsable a refusé de me les donner »10.

Pourtant, si cette mission apparut, aux yeux même de Quoc, comme un échec sur l’instant, elle a laissé quelque résultat.

Court retour en arrière. Lorsque l’Union Intercoloniale (rappel  : fondée en 1921 et regroupant des militants venant de diverses colonies) commença à se déliter, des organisations séparées naquirent. Abdelkader Hadj Ali, bientôt rejoint par le jeune Messali Hadj, fonda en 1926 l’Étoile Nord-Africaine. Pour l’Indochine – en fait, une fois de plus, le seul Viet Nam –, c’est Nguyen The Truyen qui, à l’été 1926, prit l’initiative de fonder le Parti de l’Indépendance du Viet Nam (Viet Nam Doc Lap Dang)11. Truyen était encore, à ce moment, un compagnon de route du PCF, et l’on peut imaginer que rien ne se fit sans l’accord, voire plus, de la Section coloniale. Laquelle était toutefois à la recherche d’un militant plus actif, plus jeune, capable de relayer sa politique.

Elle le trouva en la personne de Nguyen Van Tao12. La chronologie est troublante. Tao, arrivé clandestinement en

France en octobre 1926, devient immédiatement militant du Parti de

10. 4RC, 495, 154, 598, p. 8, lettre du 21 mai 1928 (SQJ).11. Ngo Van, Viêt-nam, 1920-1945. Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, Montreuil, L’Insomniaque, 1995. 12. Daniel Hémery, biographie de Nguyen Van Tao, Dictionnaire biographique du mouve-ment ouvrier, dit Maitron, article 123914.

Ho Chi Minh - interieur.indd 198 17/07/2019 15:34

Page 199: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1991927. Un épisode méconnu et mystérieux : le passage en France

l’indépendance. Était-il déjà communiste (il n’avait que 18 ans) ? On sait en tout cas qu’il rejoint le PCF au début de 1928, donc immédiatement après le passage de Quoc à Paris. L’historiographie vietnamienne évoque sans circonvolutions un choix politique :

« Fin 1927, le Comité central du PCF demanda aux Vietnamiens de France de recommander un militant capable de l’aider dans la compréhension de la situation en Indochine. Nguyen Van Tao fut choisi »13.

Comment comprendre, sans cela, l’exceptionnelle ascension de Tao dans la hiérarchie  ? Membre de la Section coloniale, fondateur d’un groupe communiste indochinois au sein du PCF (Saint-Denis, 22 avril 1928), membre du Comité central, délégué de ce même PCF au VIè congrès de l’Internationale communiste (Moscou, 17  juillet-1er septembre 1928)… et même orateur  : sous le pseudonyme de An, il y intervint le 17 août pour condamner l’impérialisme français dans son pays et conclut sur la nécessité d’y fonder un Parti communiste… exactement le sens de la mission confiée à Quoc en décembre 1927. Les services de la Sûreté estimaient même que Tao n’avait fait que lire le texte de Quoc14. Connaissant les principes d’organisation du mouvement communiste, on peut affirmer que ce parcours de Nguyen Van Tao était tout sauf une coïncidence.

Nguyen Van Tao mena ensuite une lutte au grand jour en France. Il fut l’un des organisateurs d’une manifestation marquante de Vietnamiens,

13. Tran Duy Hien, « Nha Bao Nguyen Van Tao, Uy vien Trung uong Dang Cong San Phap  » («  Le journaliste NVT, membre du CC du PCF  »), 19 juin 2007, Electronic Capital Security Newspaper  ; https://anninhthudo.vn/quoc-te/nha-bao-nguyen-van-tao-uy-vien-trung-uong-dang-cong-san-phap/304887.antd14. « La fusion des associations antifrançaises en Indochine et l’action déterminante de Nguyen Ai Quoc dans la création du Parti national communiste annamite », Rapport, probablement rédigé par Marty, ANOM, SLOTFOM, année 1931, page 731

Ho Chi Minh - interieur.indd 199 17/07/2019 15:34

Page 200: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

qui tenta d’atteindre l’Élysée (22 mai 1930)15. Arrêté, il fut envoyé à la Santé, puis à la centrale de Clairvaux, enfin expulsé vers le Viet Nam (octobre).

Il poursuivra son action politique  : conseiller municipal de Saïgon lors du Front populaire, puis ministre du Travail et des aides sociales du premier gouvernement du Viet Nam indépendant.

15. « Cent Indochinois ouvriers et étudiants manifestent devant l’Élysée », L’Humanité, 23 mai 1930 ; « Les 11 communistes indochinois arrêtés à la manifestation de l’Elysée sont inculpés pour rébellion en bande. Travailleurs, réagissez  !  », L’Humanité, 28 mai 1930.

Ho Chi Minh - interieur.indd 200 17/07/2019 15:34

Page 201: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1928-1931. Parti communiste vietnamien ?

Parti communiste indochinois ?

Après avoir quitté la France, Quoc se rend à Bruxelles pour participer au Grand Conseil général de la Ligue anti-impérialiste qui se réunit du 9 au 12 décembre 19271. C’est sans doute là qu’il prend connaissance d’une nouvelle mission : implanter puis animer l’activité communiste au Siam. Fin mai 1928, il quitte l’Europe par l’Italie (où la police fasciste n’a pu percer son identité2) et atteint le Siam en juillet. Il y restera jusqu’en novembre 1929, avec cependant des passages éclair à Singapour.

Les années qui vont suivre seront déterminantes pour l’avenir du communisme dans la région. Aux choix stratégiques proposés – et l’on connaît la signification de ce mot à cette époque – par l’Internationale et par ses soutiens au sein de la famille communiste vietnamienne, Nguyen Ai Quoc va opposer, de fait, une autre voie. Ce qui lui vaudra par la suite bien des ennuis.

L’Histoire, quelques décennies plus tard, a rendu un net verdict.

1. Extrait d’une lettre de NAQ adressée au Bureau d’Extrême Orient de l’Internationale, datée du 12 avril 1928, photocopie déposée à l’Institut HCM, Hanoi, in Ho Chi Minh, Niên Biên Tieu su, Vol. I, Hanoï 1993. Merci à Pierre Brocheux pour ces précisions (cour-riel à l’auteur en date du 8 octobre 2018). 2. D’après les déclarations de Ho Chi Minh lui-même, rapportées par Thep Moi, « La naissance du Parti communiste indochinois  », Le Courrier du Vietnam, Hanoï, n° 34, mars 1975.

Ho Chi Minh - interieur.indd 201 17/07/2019 15:34

Page 202: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

202

Un intermède siamois, 1928-19293

Il y avait historiquement, au Siam, une importante communauté vietnamienne. Dans l’entre-deux-guerres, elle était de l’ordre d’une vingtaine de milliers de personnes, avec de surcroît un noyau assez politisé, en réaction contre la colonisation du pays. Dès 1925, le Viet Nam Cach Mang Dong Minh Hoï (Ligue révolutionnaire du Viet Nam), dit Dong Minh Hoï, avait commencé à organiser cette communauté4. Il y avait aussi des éléments, plus éparpillés, du Thanh Nien.

Nguyen Ai Quoc est en charge d’une mission bien précise : y implanter un noyau communiste, en s’appuyant en priorité sur cette communauté vietnamienne. Il arrive dans le pays en juillet 1928. Il devient pour l’occasion un vieillard vénérable (il n’a pourtant alors qu’à peine 40 ans), le père Chin, appelé aussi parfois oncle Chin, tour à tour médecin chinois, commerçant ambulant, pêcheur ou même moine bouddhiste. Il se fixe à Oudon, puis dans le petit village de Ban Nachok, près de la ville de Nakhon Phanom, dans le nord-est du pays5, donc à proximité du Laos français. Certains biographes évoquent d’ailleurs un court séjour au Laos6 à cette époque, mais sans préciser quels en étaient les objectifs.

C’est, une fois de plus, à la fibre patriotique des Vietnamiens qu’il fait appel. Il écrit un poème dédié à Tran Hung Dao, illustre général du XIII è siècle, vainqueur des envahisseurs mongols, les terribles descendants de Gengis Khan7 :3. Christopher E. Goscha, Thailand and the Southeast Asia. Nortworks of the Vietnamese Revolution, 1885-1954, Richjmond, U.K., Curzon Press, 1999  ; Nguyen Van Khoan & Nguyen Tien, Bac Ho o Xiem (L’oncle Ho au Siam), Hanoï, NXB Ly Luan Chinh Tri, 2005.4. Le Manh Trinh, « Dans le Kouang Toung et au Siam », in Avec l’Oncle Ho, op. cit. 5. La maison où il vécut alors est devenue un modeste musée, inauguré le 21 février 2004 par les premiers ministres thai et vietnamien. Puis, suite à un accord gouvernemen-tal entre les deux pays, un mémorial de grande dimension a été construit et inauguré le 19 mai 2016, date anniversaire de la naissance du président du Viet Nam. 6. Hoang Tung, Nhung Ky Niem va Bac Ho (Souvenirs sur l’Oncle Ho), Hanoï, 2002. http://www.geocities.ws/xoathantuong/ht_nknvh.htm#venhungtranghttps://translate.google.com/translate?hl=fr&sl=vi&u=http://www.geocities.ws/xoathan-tuong/ht_nknvh.htm&prev=search7. Poèmes, traduction française de Hoang Xuan Nghi, archives de l’auteur.

Ho Chi Minh - interieur.indd 202 17/07/2019 15:34

Page 203: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2031928-1931. Parti communiste vietnamien ? Parti communiste indochinois ?

« À l’esprit de Dien Hong8 fidèles, nous juronsD’amener notre peuple uni à lutter avec abnégation !Quiconque accaparerait nos terres vietnamiennes, tenterait d’en

exterminer les habitants,Qu’il soit sûr que tant qu’un seul Vietnamien subsiste,Avec lui subsistent montagne et eaux vietnamienne »

Quoc fut ensuite contacté pour venir arbitrer entre les factions vietnamiennes qui se réclamaient toutes du communisme, dans le sud de la Chine (voir infra). Il quitte le Siam pour quelques mois en novembre 1929.

Les organisations communistes vietnamiennes : une nébuleuse, 1929-1930

À la fin des années 1920, en Indochine, les idées communistes ont commencé à trouver droit de cité. Mais le mouvement est fort divisé entre groupes qui, tous, demandent à être reconnus comme section unique de l’Internationale. En mars 1929 se réunissent clandestinement à Hanoï des membres du Thanh Nien. Ils modifient le nom originel du mouvement, ajoutant révolutionnaires  : Jeunesses révolutionnaires du Viet Nam (Viet Nam Thanh Nien Cach Mang Dong Chi Hoï). Toujours dans la capitale du Tonkin, le 17 juin, un groupe, lui aussi issu du Thanh Nien, s’autoproclame Parti communiste Indochinois (Dong Duong Cong San Dang). Un troisième se dit Fédération communiste indochinoise (Dong Duong Cong San Lien Doan). Enfin, un Parti communiste d’Annam (An Nam Cong San Dang) exerce son autorité sur le sud et le centre du pays. On aura remarqué au passage les hésitations sémantiques, entre Viet Nam, Indochine ou même Annam9.

Aucun mouvement révolutionnaire, a fortiori clandestin, pourchassé, aux rangs peu fournis, ne peut espérer survivre dans un tel état de division. Il faut unifier les rangs. 8. Assemblée populaire convoquée en 1225 par le roi Tran Nhan Tong pour galvaniser l’union nationale dans la guerre de résistance contre les Mongols. Esprit Dien Hong  : esprit d’union nationale de lutte pour le salut de la patrie.9. Voir Christopher E. Gosha, Indochine ou Vietnam ?, Paris, Vendémiaire, 2015.

Ho Chi Minh - interieur.indd 203 17/07/2019 15:34

Page 204: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

204

Mais sur quelle ligne politique ?À Moscou, le VIè congrès du Komintern se tient du 17 juillet au 1er

septembre 1928. Sans Nguyen Ai Quoc, qui sera durant tout ce temps au Siam (voir supra). Une question vient immédiatement à l’esprit  : pourquoi un cadre d’importance de l’Internationale est-il à ce moment en mission obscure, dans une région isolée, au cœur d’un pays qui n’est pas d’importance stratégique dans les relations internationales ? Ne fut-il pas invité à Moscou ? Et dans ce cas, quelle signification politique faut-il donner à cette exclusion de fait  ? Ou, seconde interprétation possible, eut-il suffisamment d’informations sur le virage sectaire qui se préparait et a-t-il évité d’être isolé, voire évincé ? Nous penchons pour cette seconde thèse. Sage précaution : exactement à la même époque, l’Indien Roy – pourtant plus prestigieux à ce moment que Quoc – présent, lui, à Moscou (jusqu’en février 1928) fut dénoncé comme droitier, rétrogradé lors de ce même VIè congrès, prélude fatal à une exclusion qui surviendra en novembre 192910.

Car ce VIè congrès est entré dans l’Histoire comme l’affirmation de la ligne classe contre classe. L’affirmation liminaire – que d’aucuns pourraient taxer d’acte de foi – était : « La période actuelle est celle de la décomposition et de l’effondrement de tout le système capitaliste mondial ». En conséquence, « la méthode fondamentale de la lutte » était « l’action de masse du prolétariat, y compris la lutte ouverte à main armée contre le pouvoir d’État du capital ». De ce fait, les alliances (en Occident, avec « les cadres dirigeants de la social-démocratie et des syndicats (…), agents directs de l’influence bourgeoise au sein du prolétariat et meilleurs soutiens du régime capitaliste  »  ; dans les pays colonisés ou para-colonisés, avec les nationalistes bourgeois) étaient devenues superflues, voire suspectes11. Les massacres de Shanghaï (avril 1927) et de Canton (décembre) étaient une preuve sanglante de ces échecs, sans d’ailleurs que l’Internationale se remît elle-même en cause.

10. Jean Vigreux, art. cité. 11.  Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste (1919-1943), Fayard, 1997  ; Serge Wolikow, L’Internationale communiste. Le Komintern ou le rêve déchu du parti mon-dial de la révolution, Paris, Les Éditioons de l’Atelier / Éditions ouvrières, 2010.

Ho Chi Minh - interieur.indd 204 17/07/2019 15:34

Page 205: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2051928-1931. Parti communiste vietnamien ? Parti communiste indochinois ?

Pour l’Indochine, la pratique du Thanh Nien fut donc fatalement l’objet de critiques12. Son programme était une manifestation de la sous-estimation du rôle de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre. Avec le corollaire inévitable : les alliances avec d’autres forces nationales étaient obsolètes. Tran Phu et Ngo Duc Tri, anciens élèves de l’école du Komintern, furent chargés de rejoindre l’Indochine, porteurs d’une brochure-programme résumant cette ligne, Sur les tâches immédiates des communistes indochinois, datée du 23 novembre 1929, texte mis en forme, puis connu sous le titre Instructions de décembre. On constate, une fois de plus, que la Sûreté française était d’une redoutable efficacité, car ces Instructions furent interceptées (probablement par Lam Duc Thu) et figurent dans les archives sous le titre sans équivoque « Critique du travail révolutionnaire en Indochine (Thanh-Nien) faite par le Comité exécutif de la IIIè Internationale, datée de Moscou en décembre 1929  », étant bien évident pour tous que critiquer le Thanh Nien était directement attaquer Quoc. Et cette critique ne portait pas sur des points mineurs : les « organisations révolutionnaires en Indochine ne représentent pas l’avant-garde de l’armée des prolétaires » et cèdent à la pratique de « borner leur rôle à la propagande »13.

Mais les porteurs de cette directive – qui aurait inéluctablement mis Quoc en minorité – furent bloqués en route et ne purent arriver à Saïgon que le 8 février 1930. À ce moment, le congrès constitutif du PCV (voir infra) s’était achevé depuis cinq jours à Hong Kong.

Car les communistes du sud de la Chine avaient parallèlement accéléré le mouvement. Les polémiques stériles se multipliaient, l’unification était devenue urgente. Or, pour y parvenir, quel nom venait spontanément dans les esprits  ? Nguyen Ai Quoc. Un rapport très complet de police détaille l’état d’esprit de ces militants14 :

12. Tout ce développement in Sophie Quinn-Judge, op. cit. 13. ANOM, SLOTFOM, année 1931, pages 745 à 749. 14.. Dossier « Nguyen Ai Quoc, dit Vuong », s.d. (1929), ANOM, SPCE, pages 357 et suiv.

Ho Chi Minh - interieur.indd 205 17/07/2019 15:34

Page 206: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

206

« Dinh a rendu compte à Hong Song et à Le Loi sur la situation à l’intérieur du pays15 et leur a fait la suggestion de rechercher Nguyen Ai Quoc pour qu’il la rétablisse. Cette dernière proposition a fait l’objet de conversations ultérieures devant Van16 qui, à ce moment-là, a fait savoir qu’il avait rencontré Nguyen Aï Quoc précédemment à Pichit (Siam) et que c’était dans ce pays qu’il fallait le rechercher et non en Russie. Van a ajouté que Ong Sau (du Siam) connaissait la présence de Quoc à Pichit et, s’il n’en a soufflé mot à personne quand il a participé aux travaux du congrès de mai 1929, c’est que Nguyen Ai Quoc lui avait fait défense d’en parler, ainsi d’ailleurs qu’à tous autres Annamites. Et que si lui, Van, enfreignait aujourd’hui cette défense, c’est à raison de la gravité de la situation qui ne pouvait être rétablie que par l’autorité, reconnue de tous, de Nguyen Ai Quoc ».

La formule « reconnue de tous » prend ici un certain relief.Quoc arrive à Hong Kong vers la fin décembre 1929. Il convoque

immédiatement les délégués des diverses factions, se fait expliquer les divergences, pose des questions, donne son avis. Il réussit à imposer l’unité.

Le Service de la Sûreté du Tonkin et du Nord-Annam constate :

«  On ne serait sans  doute pas arrivé aussi rapidement à l’unité sans l’intervention de Nguyên-Ai-Quoc, venu tout exprès de Moscou (on a vu que, précisément, il ne venait pas de Moscou) avec le titre de délégué de la III è Internationale, et dont l’influence personnelle obtint ce double miracle : l’unification des groupements  communistes, l’observation par eux d’une discipline »17.

15.. D’après le contexte, il faudrait plutôt lire « … dans le parti ». 16.. Probablement Cao Hoai Nghia, agent de liaison de Quoc, l’un des rares Vietnamiens qui effectua alors des allers-retours Siam-Hong Kong. 17.. Service de la Sûreté du Tonkin et du Nord-Annam, Notice sommaire sur le Parti Communiste indochinois destinée à MM. Les Officiers, Fonctionnaires français et anna-mites chargés de la recherche  et  de la répression des menées communistes dans le Nord-Annam, Hanoï, Imprimerie Trung-Bac Va-Tan, 1931 (Gallica).

Ho Chi Minh - interieur.indd 206 17/07/2019 15:34

Page 207: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2071928-1931. Parti communiste vietnamien ? Parti communiste indochinois ?

Une autre étude très fouillée (15 pages), probablement due à la plume de Marty, sous le titre significatif  : « La fusion des associations antifrançaises en Indochine et l’action déterminante de Nguyen Ai Quoc dans la création du Parti national communiste annamite », commence par cette formule :

«  Le fait capital est l’arrivée secrète en Extrême-Orient, dans le courant de l’année 1929, de l’agitateur Nguyen Ai Quoc… »18.«  Fait capital  » : les défenseurs du système colonial en Indochine

savaient d’où venait le danger principal. Au terme de ces consultations, Quoc émet un avis – qui a toute chance,

et chacun le sait, de devenir une décision : il maintient le principe d’une alliance de classes contre l’ennemi colonialiste  ; surtout, c’est l’option nationale qui est retenue :

« Pour le présent, il dit être hostile au bureau d’Orient et favorable à un Parti National Annamite19 directement rattaché à Shanghai »20.

Sous cette phrase sibylline se cachait une divergence de fond, on l’a vu, mais aussi une rare témérité politique. Il n’était pas habituel, alors, d’exprimer un désaccord avec une instance régionale de l’Internationale, moins encore d’emporter l’adhésion de ses camarades dans ce qui pouvait apparaître (et apparut effectivement) comme un travail fractionnel, formule maudite dans la culture communiste.

Quelle a été l’ampleur de cette fronde ? Quoc connaissait-il alors le détail des décisions du VI è congrès, qui datait à ce moment de plus d’une année  ? On rappellera qu’il avait été au Siam de juillet 1928 à novembre 1929. Mais comment imaginer que ce dirigeant, même plongé dans la clandestinité, ait pu être totalement ignorant du virage sectaire de l’Internationale ? Dans son rapport à l’Internationale, en date du 18 février, il rendit compte de son activité « en tant qu’envoyé du Komintem 18.. ANOM, SLOTFOM, année 1931, pages 730 à 744.19.. On peut penser que les traducteurs de ce texte ont mis Parti annamite là où les rédacteurs avaient écrit Parti vietnamien.20.. ANOM, SPCE, année 1930, page 369.

Ho Chi Minh - interieur.indd 207 17/07/2019 15:34

Page 208: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

208

disposant de tous les pouvoirs pour décider de toutes les questions concernant le mouvement révolutionnaire en Indochine »21. C’était en vérité une opération de passage en force.

Nguyen Ai Quoc,Appel à l’occasion de la Fondation

du Parti communiste vietnamien, Hong Kong, 18 février 193022

Du 3 au 7 février 1930, dans des conditions de totale clandestinité, le congrès d’unification a lieu partie dans une maison de Kowloon23, partie durant un match de football, au stade de la ville. Les noms de ces membres fondateurs méritent de passer à la postérité : outre Nguyen Ai Quoc, qui présida aux travaux et fit triompher ses conceptions, il y eut Ho Tung Mau, Le Hong Son, Le Tan Anh, Nguyen Duc Canh, Trinh Dinh Cuu, Chau Van Liem et Nguyen Thieu24. Selon les vœux de Quoc, le nom sera, le plus simplement du monde, Dang Cong San Viet Nam. (Parti communiste du Viet Nam). Les délégués se transportent ensuite, toujours dans la plus grande discrétion, à Macao.

Au terme du congrès, un appel est adopté :

«  Ouvriers, paysans, soldats, jeunes gens, élèves des écoles, compatriotes opprimés et exploités, amis, camarades,

Les contradictions de l’impérialisme ont provoqué la guerre mondiale de 1914-1918. Après cet horrible carnage, le monde s’est divisé en deux fronts : d’un côté, le front révolutionnaire, englobant les peuples coloniaux opprimés et le prolétariat mondial exploité, de

21.. Russian Center for the Preservation and Study of Documents of Modem History, 37RC, 495, 154, 615, p. 5, in Sophie Quinn-Judge, op. cit. 22.. In Œuvres choisies, Maspero, 1967. 23.. Jiulong en pinyin. 24.. Huynh Kim Khanh, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 208 17/07/2019 15:34

Page 209: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2091928-1931. Parti communiste vietnamien ? Parti communiste indochinois ?

l’autre le front contre-révolutionnaire du capitalisme International et de l’impérialisme dont l’état-major général est la Société des Nations.

Cette guerre à côté aux peuples des pertes incalculables en homme et en biens. C’est l’impérialisme français qui a le plus souffert. C’est pourquoi, afin de restaurer les forces du capitalisme en France, les impérialistes français ont eu recours aux moyens les plus perfides pour intensifier l’exploitation capitaliste en Indochine. Ils créent de nouvelles usines pour exploiter les ouvriers en leur payant des salaires de famine. Ils volent les terres de nos paysans pour créer des plantations, acculant ainsi la paysannerie à une misère affreuse. Ils nous écrasent sous une fiscalité exorbitante et nous obligent à acheter des bons d’emprunt. Bref, ils acculent notre peuple à la misère.

Ils accroissent leurs forces militaires. D’abord pour étouffer la révolution vietnamienne. Ensuite pour préparer une nouvelle guerre impérialiste dans le Pacifique en vue de conquérir de nouvelles colonies. Troisièmement en vue de réprimer la révolution chinoise. Enfin quatrièmement pour attaquer l’Union soviétique, parce qu’elle aime les peuples opprimés et le prolétariat exploité à faire la révolution. La Deuxième Guerre mondiale éclatera. Il est certain que les impérialistes français conduiront alors notre peuple à une tuerie d’une horreur sans précédent. Si nous leur laissons les mains libres pour préparer cette guerre, si nous les laissons combattre la révolution chinoise, juguler la révolution vietnamienne, ne serait-ce pas les laisser balayer notre race de la surface de la terre et noyer notre nation dans l’océan Pacifique ?

Toutefois, l’oppression barbare, l’exploitation féroce des colonialistes français ont réveillé la conscience de nos compatriotes. Tous ont réalisé que seule la révolution nous permettra de vivre, que sans la révolution nous sommes condamnés à une mort lente et misérable. C’est précisément pour cette raison que le mouvement révolutionnaire grandit et se renforce chaque jour : les ouvriers font grève, les paysans réclament la terre, les élèves font la grève des cours,

Ho Chi Minh - interieur.indd 209 17/07/2019 15:34

Page 210: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

210

les commerçants la grève du marché. Partout, les masses se dressent contre les impérialistes français, qui tremblent devant la révolution montante. De leur côté, ils utilisent d’une part les féodaux et les bourgeois compradores pour opprimer et exploiter nos compatriotes, d’autre part ils terrorisent, jettent en prison et massacrent en masse les révolutionnaires vietnamiens.

Mais s’ils croient pouvoir juguler la révolution vietnamienne par la terreur, ils commettent une erreur grossière.

Premièrement, la révolution vietnamienne n’est pas isolée, elle bénéficie du soutien du prolétariat international et tout particulièrement de la classe ouvrière française. En second lieu, c’est précisément au moment où les colonialistes redoublent leurs menées terroristes que les communistes vietnamiens, auparavant divisés, s’unissent dans un seul parti, le Parti communiste vietnamien pour diriger la lutte révolutionnaire de notre peuple tout entier.

Ouvriers, paysans, soldats, jeunes gens, écoliers  ! Compatriotes opprimés et exploités  ! Le Parti communiste vietnamien est fondé. C’est le parti de la classe ouvrière. Sous sa conduite, le prolétariat dirigera la révolution dans l’intérêt de tous les opprimés et les exploités. Dès maintenant, notre devoir est d’adhérer au parti, de l’aider et de le suivre pour réaliser les mots suivants :

1. Renverser l’impérialisme français, la féodalité et la bourgeoisie réactionnaire du Viêt Nam.

2. Conquérir l’indépendance complète l’Indochine3. Former le gouvernement des ouvriers, des paysans et des soldats4. Confisquer les banques et autres entreprises impérialistes et les

placer sous le contrôle du gouvernement des ouvriers des paysans et des soldats

5. Confisquer toutes les plantations et autres propriétés impérialistes et des bourgeois réactionnaires vietnamiens, pour les distribuer aux paysans pauvres

Ho Chi Minh - interieur.indd 210 17/07/2019 15:34

Page 211: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2111928-1931. Parti communiste vietnamien ? Parti communiste indochinois ?

6. Appliquer la journée de travail de huit heures7. Abolir les emprunts forcés, la capitation et les taxes iniques qui

frappent les pauvres8. Réaliser les libertés démocratiques pour les masses9. Dispenser l’instruction à tous10. Réaliser l’égalité entre l’homme et la femme ».

Le programme du parti était nettement interclassiste. Après la référence obligée au rôle dirigeant du prolétariat, il prônait des alliances :

« Le parti doit faire de son mieux pour maintenir des relations avec les petits-bourgeois, les intellectuels et les groupes de paysans moyens, comme le Thanh Nien, le Tan Viet, et la faction de Nguyen An Ninh, etc., afin de les attirer à suivre le prolétariat. En ce qui concerne les paysans riches, les petits et moyens propriétaires terriens et les capitalistes vietnamiens, à condition qu’ils ne pas soient clairement contre-révolutionnaires, nous devons les utiliser ou, au moins, les neutraliser »25.

Ce Parti communiste vietnamien n’aura pourtant qu’une existence éphémère26.

Naissance du Parti communiste indochinois, Hong Kong, octobre 1930

On a vu supra que Tran Phu et Ngo Duc Tri, porteurs des instructions de l’Internationale, n’avaient pu se rendre à temps au congrès de Hong Kong. Bloqués un temps à Saïgon, il ne peuvent finalement rejoindre la grande ville chinoise qu’à la mi-mars, où ils rencontrent enfin Nguyen Ai Quoc. Les deux hommes connaissaient fort bien leur aîné (Tran Phu avait

25.. Cité d’après Huynh Kim Khanh, id. 26.. Sur la période entre le congrès et la première session du Comité central, voir Do Quang Hung, « Ve Dang Ta Mua Xuan 1930 que mot canh cua tu lieu moi » (« À propos du Parti durant le printemps 1930 »), Revue Xua Va Nay, Hanoï, n° 11, janvier 1995.

Ho Chi Minh - interieur.indd 211 17/07/2019 15:34

Page 212: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

212

alors 25 ans, Tri 30) et lui devaient une grande partie de leur formation révolutionnaire  : Tran Phu avait été son élève à Canton, Tri lui devait son entrée à l’Université d’Orient de Moscou. Nul doute qu’ils avaient pour Quoc une sincère affection, un grand respect. Il n’empêche  : ils étaient des militants disciplinés, porteurs d’une ligne en opposition avec celle du congrès de février. Nul doute que la confrontation entre les trois hommes – et donc entre les deux lignes – fut âpre. Au cœur du débat, une fois de plus, l’articulation entre lutte des classes et aspirations nationales. Quoc était nettement, selon les critères du VIè congrès, considéré comme nationaliste (on passait facilement, alors, dans le monde communiste, de national à nationaliste). D’où cette affirmation catégorique, qui pourrait faire sourire à la lumière des combats victorieux ultérieurs :

« Le nom de Viet Nam ne convient pas » (Résolution du Comité central, 9 décembre 1930)27.

Nguyen Ai Quoc dut procéder à une retraite tactique. Comment continuer à feindre d’ignorer les divergences  ? Pourquoi s’obstiner  ? Il assista donc, certainement sans enthousiasme, au triomphe de la nouvelle ligne  : en octobre, une session du Comité central décida la fondation d’un PC Indochinois (Dong Duong Cong San Dang). L’évolution du vocabulaire était chargée de haute signification : Viet Nam était une entité nationale constituée, Indochine une création administrative coloniale.

Or, cela n’est pas souvent souligné, la fondation du parti première mouture, avec l’appellation Vietnamien (3 au 7 février 1930), était exactement contemporaine de la mutinerie nationaliste de Yen Bay (nuit du 9 au 10 février) par un autre parti qui, lui, n’eut pas d’états d’âme, adoptant fièrement le nom de la patrie profanée : le Viet Nam Quoc Dan Dang, ou Parti national du Viet Nam. Une rivalité de fait commençait. On peut légitimement s’interroger  : si les thèses de l’Internationale communiste l’avaient emporté sur le long terme, le communisme se serait-il implanté dans la population ?  

27.. Lettre du Comité central aux différentes sections, document saisi par la Sûreté, ANOM, SLOTFOM, année 1931, page 954.

Ho Chi Minh - interieur.indd 212 17/07/2019 15:34

Page 213: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2131928-1931. Parti communiste vietnamien ? Parti communiste indochinois ?

En attendant, le nouveau programme, avec l’appellation Indochinois, fut cette fois totalement imprégné de l’esprit classe contre classe. À l’issue de la réunion d’octobre, Tran Phu fut élu Secrétaire général28. Le nouveau Parti pouvait compter sur une force militante de 1.828 membres, eux-mêmes appuyés sur 642 membres des Jeunesses, 725 membres des syndicats, 35.770 membres des associations paysannes et 864 sur les associations féminines (chiffres de 1932)29.

En tout état de cause, Nguyen Ai Quoc, pour la première fois depuis son ralliement au combat révolutionnaire, avait perdu la main  : même si son prestige restait immense, même s’il était de toute évidence le seul communiste connu des masses vietnamiennes, il avait perdu la confiance des dirigeants de l’Internationale, qui misèrent dès lors sur la nouvelle équipe. Le ton qu’il employa pour écrire au nouveau Comité central, le 23 avril 1931, montre qu’il était bien conscient de sa fragilisation :

« Depuis l’assemblée du mois d’octobre, je pense qu’à l’intérieur le Comité central est constitué et qu’à l’extérieur il y a le Bureau d’Orient et, par suite, que mon rôle consiste à faire office de boîte aux lettres. J’ai donc demandé au Bureau d’Orient de me déplacer car le rôle de boîte aux lettres peut être joué par un autre camarade. Le Bureau d’Orient m’a écrit pour fixer ma nouvelle tâche (copie de cette lettre est envoyé par moi au Comité central.

(…)

Je transmets au Bureau d’Orient les lettres du Comité central telles qu’elles me parviennent. Mon rôle est celui qui a été déterminé par le bureau d’Orient. C’est pourquoi, lorsqu’il se produit quelque chose, le Bureau d’Orient me le fait savoir, et si j’ai des idées à suggérer,

28.. Rentré à Saïgon, il fut arrêté par la Sûreté le 19 avril 1931, incarcéré, torturé, puis exécuté le 6 septembre suivant. 29.. Nguyen Ai Quoc, Lettre autographe, Hong Kong, 20 avril 1931, au CC du PCI, traduction par les services de la Sûreté française, in Louis Marty, Gouvernement général de l’Indochine, Direction des affaires politiques et de la Sûreté générale, Contribution à l’histoire des mouvements politiques de l’Indochine française, Vol. IV, Le Dong Duong Cong San Dang ou parti communiste indochinois, 1925-1933, Brochure, s.d. (1934).

Ho Chi Minh - interieur.indd 213 17/07/2019 15:34

Page 214: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

214

telles que les critiques récentes sur le travail en Annam et au Tonkin, j’ai l’assentiment du Bureau d’Orient. C’est pourquoi lorsque le parti a décidé de faire quelque chose ou de présenter certains vœux, il est nécessaire que je le sache  ; si je n’en savais rien du tout, comment ferais-je pour répondre aux questions qui me seront posées  ? Si ma mission consistait seulement à transmettre les correspondances, si je ne pouvais pas donner mon avis au Bureau d’Orient et au Comité central, ma présence ici serait sans grand intérêt, car le travail de transmission des correspondances pourrait être assuré par un autre camarade. En résumé : le Trung Uong30 devra résoudre la question de la responsabilité de Vuong31 »32.

Cette lettre peut être interprétée de deux manières  : soit l’effort désespéré d’un dirigeant historique bousculé par la jeune génération ; soit, après l’acceptation formelle de la nouvelle ligne, une manœuvre subtile pour garder – ou reprendre – la main, devenant ainsi le relais obligé entre l’intérieur (le Comité central) et l’extérieur (Moscou). Jusqu’à son arrestation de juin 1931, ce fut plutôt la seconde qui s’imposa.

Toutefois, il fut loin d’être totalement écarté, comme cela eût pu être le cas en cette période de glaciation politique.

Les observateurs français et la naissance du communisme en Indochine

Pour les autorités et pour le Parti colonial, ignorant les subtilités du débat entre militants, le communisme, en Indochine, gardait un seul nom  : Nguyen Ai Quoc, ennemi n° 1 de la domination française en Indochine, une sorte de puissance invisible, insaisissable. « Nguyen Hai Quoc », écrit le général Noguès, assure la direction et la coordination de « 3.000 à 4.000 individus, intellectuels aigris, idéologistes fanatiques,

30.. Comité central.31.. Quoc lui-même.32.. Nguyen Ai Quoc, Lettre autographe, Hong Kong, 23 avril 1931, au CC du PCI, traduction par les services de la Sûreté française, in Louis Marty, op. cit.,

Ho Chi Minh - interieur.indd 214 17/07/2019 15:34

Page 215: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2151928-1931. Parti communiste vietnamien ? Parti communiste indochinois ?

patriotes irréductibles, pillards et coquins prêts à la pêche en eaux troubles »33.

René Vanlande, lui aussi militaire de carrière, auteur aujourd’hui totalement oublié, fut un essayiste assez lu durant son existence. Son œuvre a couvert bien des colonies françaises, toujours dans un esprit très conservateur et colonialiste (il collaborait notamment à L’Action française). Outre l’ouvrage sur l’Indochine ici cité, il a écrit Visions de Tunisie, Au Maroc, Vaéa, étudiante tahitienne, Chez les Pères blancs (Tunisie, Kabylie, Sahara), Attention en Tunisie ! Après les lampions du cinquantenaire, etc.

Dans L’Indochine sous la menace communiste (1930)34, il brossa un portrait, emprunt de méfiance, mais où l’on pouvait discerner, par moments, une certaine admiration (que l’on pourrait retrouver sous bien d’autres plumes) de ce « Nguyen-Ai-Quoc, dont la personnalité ne manque d’ailleurs pas de relief ».

Il décrit, assez fidèlement, le parcours du révolutionnaire. Preuve supplémentaire que chaque journaliste, de passage en Indochine, prenait une partie de sa documentation auprès des services du Gouvernement général et, sans doute, plus précisément, de la Sûreté :

« La Conférence de la paix35, ouverte sous le signe de l’idéologie wilsonienne, offre aux “Jeunes Annamites” une occasion retentissante de faire connaître au monde le programme de leurs revendications. Leur leader Nguyen-Ai-Quoc, dont la personnalité ne manque d’ailleurs pas de relief, sera le porte-parole de l’Indochine opprimée. La franc-maçonnerie et la Ligue des Droits de l’Homme sont prêtes à l’accueillir dans leurs rangs et à soutenir son action. Mais la IIIè Internationale, avec laquelle Nguyen-Ai-Quoc a pris contact, lui interdit la fréquentation de ces associations bourgeoises qui le feraient dévier du droit fil révolutionnaire. Il fonde alors à Paris l’Union Intercoloniale et lance le journal “Le Paria ”. En 1920, on peut voir ce mince fils d’Annam figurer au Congrès de Tours aux côtés de l’adipeux Rappoport. Nguyen-Ai-Quoc prêchera ensuite la révolution aux

33. « Le communisme en Indochine », L’Ami du Peuple, 21 mai 1931.34.. Paris, Éd. J. Peyronnet & fils. 35.. Rappel : tenue à Versailles.

Ho Chi Minh - interieur.indd 215 17/07/2019 15:34

Page 216: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

216

Indochinois en France. La graine qu’il sema devait porter ses fruits. Les insupportables et ridicules manifestations auxquelles se sont laissés aller certains étudiants annamites de Paris36 l’ont démontré.

Nous retrouvons Nguyen-Ai-Quoc à Moscou en 192237, puis en 1925 à Canton. Avec Borodine et la clique bolchevique qui s’est infiltrée en Chine pour combattre l’impérialisme occidental dans tout l’Extrême-Orient, il fonde l’Association de la Jeunesse révolutionnaire annamite. Date importante  ! Groupant autour de lui les émigrés indochinois qui, pour des motifs politiques ou de droit commun, ont dû quitter l’Union, Nguyen-Ai-Quoc va attiser par ses émissaires, ses journaux et ses tracts, l’esprit insurrectionnel qui tourmente les plus évolués de ses compatriotes. Il leur donnera une règle, des méthodes, un objectif ».

Louis Roubaud occupe une place différente. Il n’était pas du clan des thuriféraires du système, qui présentaient aux lecteurs de France un tableau idyllique de la colonie extrême-orientale. Mais il n’avait nullement des engagements de gauche. Le Petit Parisien, qui l’envoya en reportage en Indochine, était une feuille populaire fort conservatrice et habituellement acquise aux thèses du Parti colonial.

Roubaud ramena de ce périple une série de reportages, puis un livre, d’un grand courage et d’une exceptionnelle lucidité, ne célant rien des tares du régime colonial. Surtout, il souligna la force montante du nationalisme, l’écho de ce sentiment dans la population. Le premier sans doute à l’ère coloniale, il centra le titre de son ouvrage sur un mot alors honni des colonialistes – et ignoré de la masse des Français – : Viet Nam38.

Dans ce passage39, il évoque la naissance du Parti communiste

vietnamien. S’il traduit maladroitement, ici, ce mot par annamite, il mesure parfaitement la signification de cette appellation, affirmation

36.. Manifestations dites de l’Élysée, mai 1930. 37.. En réalité à l’été 1923.38.. Viet Nam. La tragédie indochinoise, Paris, Libr. de Valois, 1931. 39.. « Le Parti communiste annamite », Le Petit Parisien, 28 août 1930, repris dans le livre cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 216 17/07/2019 15:34

Page 217: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2171928-1931. Parti communiste vietnamien ? Parti communiste indochinois ?

d’une position patriotique divergente de celle de l’Internationale communiste. S’il ne cite pas encore dans ce court paragraphe le nom de Quoc, la marque de ce dernier est bien présente :

«  J’appris que les multiples sociétés secrètes, qui avaient eu jusqu’ici  une activité peu cohérente,  s’étaient dissoutes que les plus  importantes d’entre elles avaient  fusionné que le commandement unique était enfin réalisé sous l’égide d’un parti. C’est aujourd’hui le Viet Nam  Cong San Dang ou “Parti Communiste Annamite“, qui conduit l’action révolutionnaire. 

Le Viet Nam Cong San Dang est  relié à Moscou, via Canton il reçoit des ordres et accepte la discipline de la IIIè Internationale. Mais ces ordres et cette discipline sont assez souples. Les chefs communistes savent que leurs troupes ne partagent point leurs doctrines. Ici, comme en Chine, et  dans toute l’Asie, le communisme  doit déguiser son drapeau. Le titre même du parti est une concession aux sentiments nationalistes de ses adhérents le mot “Viet“, qui est le nom d’une des cent familles légendaires fondatrices de la nation annamite, exprime l’idée de patrie. Viet Nam Cong San Dang, cela pourrait se traduire par “Société des Patriotes Communistes d’Annam“.» 

Poursuivant son reportage, Louis Roubaud en arrive à évoquer Nguyen Ai Quoc40. On notera l’usage des guillemets dans le titre  : « Ce “communiste“ n’oublie à aucun moment son nom de Haï Quoc41 le Patriote  ». Communiste, Nguyen Ai Quoc  ? Pas tout à fait, semble indiquer cette prise de distance, puisqu’il ne veut oublier sa qualité de patriote. Preuve que l’interrogation sur les motivations prioritaires, dans la pensée et l’action du futur Ho Chi Minh, sont fort anciennes.

Mais on sent sous la plume de Roubaud un réel respect pour le révolutionnaire vietnamien. Comme la plupart des observateurs français de l’époque qui commentaient la réalité indochinoise, Roubaud constatait que Nguyen Ai Quoc était bien l’adversaire le plus redouté :

40.. Le Petit Parisien, 6 septembre 1930, repris dans le livre cité.41.. Nous avons respecté l’orthographe.

Ho Chi Minh - interieur.indd 217 17/07/2019 15:34

Page 218: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

« Pham, et Nam, et Haï, et Bui, et Ving42, et les autres qui lisaient en français l’histoire de  Jeanne d’Arc et les discours de  Danton, apprenaient en  quoc  ngu  les pamphlets de N’guyen Haï Quoc (N’guyen le Patriote) (…). N’Guyen le Patriote, aujourd’hui âgé de trente-neuf ans, est bien vivant. Les étudiants du boulevard Bonnal43 ou d’ailleurs savent qu’il est le fils d’un tri-huyen (sous-préfet annamite) et qu’il fit ses études à Hué, au célèbre collège Quoc Hoc. Ce lettré s’engagea comme boy dans une compagnie de navigation et parcourut le monde en astiquant les cuivres des paquebots. Ayant reçu le don des langues, il apprit l’anglais à New York, le français à Marseille, le russe au boulevard Montparnasse. Abandonnant l’astiquage maritime, il s’était fait, à Paris, retoucheur portraitiste, travaillait dans une chambre de l’impasse Compoint, économisait sur son salaire pour payer ses abonnements aux revues extrémistes. MM. Vaillant-Couturier, André Berthon, Marcel Cachin l’ont connu dans les bureaux d’un journal communiste auquel il apportait de la copie. Et je l’ai peut-être vu moi-même dans la salle de travail de la Bibliothèque nationale, où il s’installait de dix à dix-sept heures, presque chaque jour. Membre, en 1920 du bureau du Congrès socialiste de Tours, il opta pour la III è Internationale. Il fonda à Paris l›Union internationale44, pour grouper tous les prolétaires de couleur et créa le journal “Le Paria”. À Moscou, il s’installa au Kremlin, pour représenter l’Indochine à la conférence internationale paysanne, et il devint membre du praesidium de l’Internationale communiste. De nouvelles fonctions l’appelèrent à Canton, où il organisa la “Section annamite de la Ligue des peuples opprimés” et dirigea le mouvement révolutionnaire de son pays, car ce “communiste” n’oublia ni n’oublie à aucun moment son nom de Hai Quoc le Patriote. Pendant les récréations pensives, Pham, et Nam, et Hai, et Bui, et Vinh, et les autres, pouvaient lire en quoc ngu un des plus violents pamphlets de N’guyen paru à Paris en 192045, sous ce titre : “Procès de la colonisation française” ». 

42.. Prénoms-symboles de lycéens et d’étudiants vietnamiens, alors acteurs de mouve-ments de protestation contre la présence française. 43.. Grande artère de Haïphong. 44.. En réalité Union Intercoloniale. 45.. En réalité en 1926.

Ho Chi Minh - interieur.indd 218 17/07/2019 15:34

Page 219: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1931-1933. Arrestation et emprisonnement à Hong

Kong

Après l’épisode des deux partis communistes, Quoc retourne un court temps au Siam (probablement fin mars 1930). Il est ensuite signalé à Singapour en avril  : il préside, au nom du Komintern, une réunion clandestine du Parti communiste malais1. Puis se réinstalle à Hong Kong2.

Au printemps 1931, un envoyé de l’Internationale en Asie, le Français Joseph Ducroux, dit Serge Lefranc, effectue une tournée d’inspection, évidemment clandestine3. Après un passage en Chine (en mars, à Hong Kong, il rencontre brièvement Nguyen Ai Quoc4) et en Indochine (Hanoï, Haïphong, puis Saïgon), il repart par Singapour. C’est là que la police britannique l’arrête, le 1er juin 1931. Il avait commis l’imprudence de garder sur lui des informations et des adresses. Dont celle de Nguyen Ai Quoc. Ducroux sera emprisonné 17 mois à Singapour, remis aux Français et emprisonné de nouveau (Saïgon, 6 mois)5, avant d’être expédié en France6, réincarcéré, enfin libéré le 3 novembre 1933. Son imprudence

1. Cheah Boon Kheng, From PKI to the Comintern, 1924-1941, The Apprenticeship of the Malayan Communist Party, Southeast Asia Programm, Cornell Univ., Ithaca, New York, 1992. 2. Dennis J. Duncanson, « Ho-chi-Minh in Hong Kong, 1931-32 », The China Quarterly, Cambridge Univ. Press, n° 57, jan.-march 1974. Voir en vietnamien Nguyen Van Khoan, Nguyen Ai Quoc & Vu An Hong Kong, nam 1931 (Ho Chi Minh et l’affaire de Hong Kong, 1931), Hanoï, NXB Tré, 2004.3. Lors de son arrestation, la police britannique se livra à une enquête fort documen-tée sur son parcours : « Note on Joseph Ducroux, alias Serge Lefranc, prepared by the Director of Criminal Intelligence, Straits Settlements, 30 November 1931  », cité par Cheah Boon Kheng. Voir son propre récit (partiel et décevant) de cette aventure, « Un communiste français en Chine et en Indochine », Cah. Hist. Institut Maurice Thorez, n° 26, mars 1972. 4. Cheah Boon Kheng, op. cit. 5. L’Humanité, 16 novembre 1932.6. L’Humanité, 12 mai 1933.

Ho Chi Minh - interieur.indd 219 17/07/2019 15:34

Page 220: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

220

lui fut reprochée à Moscou et ses responsabilités internationales lui furent retirées7.

La police française de la concession de Shanghai procéda, dans les jours qui suivirent, à une série d’arrestations. La presse française locale s’en fit l’écho, citant des noms : Nguyen Long Bang, Do Ngoc Dzu et Le Quang-dat8

Quoc, à Hong Kong, était de ce fait difficilement accessible à la police française. Les Britanniques se chargèrent de son arrestation, le 6 juin 1931 au petit matin. Comme toujours, il avait une couverture, faux papier à l’appui  : il prétendit, et prétendra en permanence durant sa détention, être un honnête commerçant chinois du nom de Sung Man Cho.

Ce fut une divine surprise pour les Français. Le gouverneur général par intérim René Robin câble au ministère des Colonies :

« J’ai la satisfaction de vous rendre compte arrestation le 6 juin, à Hong Kong de Nguyen Ai Quoc à adresse mentionnée dans papier appartenant Lefranc saisis Singapour »9.

La nouvelle de l’arrestation dans la presse française

La nouvelle fit un grand effet en France. Pour une partie du monde politique et journalistique, attachée à l’explication des résistances par la seule action d’agitateurs, de meneurs, cet événement était majeur et signifiait la fin pure et simple de l’agitation révolutionnaire en Indochine.

Avec, pour commencer, une erreur que n’était pas de détail  : les journaux annoncèrent son arrestation à Shanghai. Cette information, si elle avait été fondée, aurait eu une sinistre signification. L’arrestation illégale, également à Shanghai, de Phan Boi Chau (juin 1925), puis son envoi immédiat en Indochine, où il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité (peine ensuite commuée),  étaient présents dans toutes 7. Claude Pennetier, Notice « Joseph Ducroux, pseudonymes : Dupont, Lefranc Serge », Dictionnaire Maitron en ligne article 50946. 8. « La police appréhende des communistes annamites », Le Journal de Shanghai, 6 juin 1931 (Gallica). Nous avons respecté l’orthographe du journal. 9. Hanoï, 8 juin 1931, ANOM, SLOTFOM, Série III, carton 44.

Ho Chi Minh - interieur.indd 220 17/07/2019 15:34

Page 221: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2211931-1933. Arrestation et emprisonnement à Hong Kong

les mémoires. Si Quoc avait été arrêté à Shanghai, son sort aurait été scellé : il avait été condamné à mort le 10 octobre 1929 par le tribunal annamite de Vinh, évidemment contrôlé par l’administration française, pour « meurtres et pillages à main armée » (dans un pays qu’il avait quitté depuis 18 ans !)10. En réalité, on l’a vu, il fut arrêté à Hong Kong, donc en territoire britannique. Cela fut déterminant pour la survie du prisonnier (voir infra).

Le Figaro annonça l’arrestation du «  chef du Parti communiste indochinois  », orthographié pour la circonstance Nguyen-Ai-Ouoc11. Dans L’Ami du Peuple, feuille d’extrême droite, le général Henri Noguès présenta Quoc comme le maître des « meneurs annamites qui mettent à feu et à sang Indochine, délégué par Staline pour organiser et diriger la révolution bolchevique dans notre belle colonie d’Extrême-Orient ». Cet « heureux événement » était « susceptible (de ramener) le calme et la paix dans notre colonie »12.

Mais le plus engagé fut Le Journal. Un de ses éditorialistes, Jean Tourène, consacra un article, en première page, avec photo à l’appui, à l’arrestation (18 juin 1931)13.

« Dans le dernier discours qu›il a prononcé à Marseille avant de s’embarquer pour Saïgon, M. Pasquier,  en parlant de la situation actuelle  de l’Indochine et de la lutte engagée  contre nous par le communisme, disait ceci : “Il y a quelque chose dans cette lutte qui est troublant : c’est qu’en face de  la défense en ordre dispersé des nations d’Occident, il est une attaque unique provenant d’un front unique ayant des  moyens scientifiques basés sur une connaissance psychologique des peuples, des  classes, des races ; c’est la lutte de

10. Mandat d’arrêt contre Nguyen Ai Quoc émis par le conseil secret de l’Empire d’An-nam et adressé aux mandarins provinciaux de l’Annam, Original en caractères chu nom, puis traduction en français, ANOM, SPCE, pages 1086 et suiv. 11. 19 juin 1931.12. «  Le communisme en Indochine. L’arrestation de Nguyen-Ai-Quoc  », L’Ami du Peuple, juillet 1931. Cité par Le colon français républicain. Journal de défense des intérêts français et annamites, Saïgon, 30 juillet.13. Titre complet : « Nguyen Ai Quoc, créateur et chef du parti communiste indochinois est arrêté à Changhaï par les autorités anglaises ».  

Ho Chi Minh - interieur.indd 221 17/07/2019 15:34

Page 222: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

222

l’organisation scientifique contre les amateurs. Eh bien, quand on a l’honneur d’être  l’un de ces amateurs, il faut tout de même penser au danger et essayer de  s’organiser. Je l’ai essayé et j’ai réussi.  Je me suis rapproché de nos voisins les  Hollandais, les Anglais, les Américains. Tous ressentent le même mal, tous en souffrent ; ils ont compris la nécessité d’un front commun“.

Cette organisation d’un front unique a donné des résultats importants. Des nouvelles de source anglaise nous apprennent, en effet,  que deux arrestations viennent d’être opérées à Changhaï, qui intéressent  au plus haut point le mouvement  communiste en Indochine : il s’agit d’un Français nommé Lefranc14 et de Nguyen Ai Quoc. 

Lefranc, affilié à la troisième Internationale, agent de liaison avec  Moscou, a joué un rôle important  dans tous les mouvements qui se sont  produits tant en Indochine que sur  les possessions anglaises.  Quant à Nguyen Ai Quoc, créateur  et chef du parti communiste indochinois, il est connu des lecteurs du “Journal“. Ils savent que cet Annamite, après avoir séjourné à Paris,  se rendit en Chine où il fonda le premier parti révolutionnaire indochinois. Il alla ensuite à Moscou où  il fut accueilli avec empressement.  Il fit venir près de lui ceux qu’il considérait les mieux doués parmi les élèves de Canton et les plaça à l’école Staline. 

Lors des sanglants événements de Ha-Tinh, le parti communiste subit  des pertes fort lourdes. La situation  devint si grave que les comités révolutionnaires de Chine tinrent un congrès à Changhaï à la suite duquel ils décidèrent de faire appel à  Moscou.  Les Soviets donnèrent l’investiture au parti communiste indochinois qui fut affilié à la troisième Internationale. Douze des trente-quatre élèves de

14. Ducroux. Le même quotidien citera quelques jours plus tard le véritable nom du Français arrêté (Jean Rodes, « L’arrestation de l’agitateur Noulens a permis de découvrir le mécanisme  de l’organisation soviétique  en Extrême-Orient  », Le Journal, 9 septembre 1931).  

Ho Chi Minh - interieur.indd 222 17/07/2019 15:34

Page 223: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2231931-1933. Arrestation et emprisonnement à Hong Kong

l’école Staline furent expédiés en Indochine. C’est à leur initiative que sont dues les derniers mouvements de Quang-Ngaï et de Nghé-Tinh. “Le Journal“ a annoncé que sur les douze envoyés de Moscou huit furent arrêtés. 

Il est probable qu’on fit un nouvel appel à Moscou et que le chef du  parti, Nguyen Ai Quoc, jugeant la  situation inquiétante, s’en vint lui-même à Changhaï se rendre compte  de ce qui se passait et aviser aux  mesures à prendre. Il ne vint pas  seul, car, d’après des renseignements  sérieux, d’autres communistes notoires auraient été arrêtés en même temps que lui. Ces captures sont pour l’Indochine d’une extrême importance. Le mouvement communiste va, pour quelque temps du moins, se trouver paralysé ».

Une demi-année encore et Le Figaro, plutôt bien informé malgré les approximations orthographiques, annonçait le remplacement de Quoc :

«  Il faudrait s’attendre à un redoublement de la propagande soviétique  dans les colonies françaises d’Extrême-Orient.  Les organisations moscoutaires ont, en effet, désigné un nouveau chef de la propagande en Asie, l’Annamite Le Hang Phong15, qui, sorti de l’Ecole de Wing-Poa, remplacera Nguyen Ai Quoc »16.

On imagine que la presse communiste française réagit de façon différente. L’Humanité consacra à l’événement une colonne en première page, avec là aussi une photo (19 juin)17.

« Les dépêches annoncent que la police anglaise a arrêté à Shanghaï le communiste annamite Nguyen Ai Quoc, ainsi qu’un Français du nom de Serge Lefranc (?). La presse bourgeoise, célèbre cette “importante

15. On aura évidemment reconnu Le Hong Phong. 16. «  Une recrudescence de la propagande communiste en Extrême-Orient  », 29 novembre 1932. 17. « Les impérialismes solidaires. Les Anglais arrêtent à Shanghaï le révolutionnaire anna-mite N’Guyen Aï Quoc ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 223 17/07/2019 15:34

Page 224: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

224

capture“. Il est certain que Nguyen Ai Quoc, qui milita en France pour l’adhésion de notre  Parti à la Troisième Internationale et poursuit depuis dix ans une action énergique pour l’organisation de ses frères annamites, est un des meilleurs pionniers du mouvement communiste mondial. Nous le saluons au moment où, comme Tao18, il est frappé par la répression internationale. L’impérialisme anglais de Mac Donald19 est ici en collaboration étroite avec l’impérialisme français, servi par nos chefs socialistes, nationaux. 

Mais nos adversaires délirent lorsque, comme M. Jean Tourène, du “Journal“20, ils affirment que l’arrestation en Chine de Nguyen Ai Quoc va arrêter le mouvement annamite. Pas. plus que celle de Tao, pas plus que les fusillades du Premier Mai et les déportations en masse, l’arrestation de Nguyen Ai Quoc ne brisera l’élan révolutionnaire des travailleurs indochinois. Celui-ci une base sociale trop solide. C’est au contraire la révolution annamite qui, en chassant l’oppresseur, glorifiera les courageux camarades qui, comme Tao, comme Nguyen Ai Quoc et des  milliers d’autres, se sont dévoués à la cause des travailleurs d’Indochine »21.

Quelques jours plus tard, sous le titre «  La police de Mac Donald oserait-elle livre Nguyen-Aï-Quoc  ?  », L’Humanité, poursuivait sa protestation (7 juillet 1931) :

« L’arrestation par la police anglaise de notre camarade Nguyen-Aï-Quoc, organisateur et chef du Parti communiste indochinois, a comblé de joie la presse colonialiste. “La Dépêche maritime et coloniale“ a salué cet événement comme une preuve “qu’une alliance est enfin conclue entre les nations colonisatrices contre la néfaste

18. Nguyen Van Tao, membre du Comité central du PCF, alors expulsé de France et en prison à Saïgon. 19. Ramsay Mac Donald, premier ministre britannique. 20. Voir article précédent21. Dans le recueil de textes de Marcel Cachin, paru immédiatement après sa mort, Marcel Cachin vous parle, (Paris, Éd. Sociales, 1958), ce texte lui est attribué. Ce qui est tout à fait possible. Cependant, dans le journal, ce texte apparaît sans signature.

Ho Chi Minh - interieur.indd 224 17/07/2019 15:34

Page 225: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2251931-1933. Arrestation et emprisonnement à Hong Kong

propagande de Moscou“. Elle ajoutait même  : “L’arrestation d’Aï-Quoc par la police anglaise, sur la concession anglaise de Shanghai et sa remise aux autorités françaises, c’est la déclaration de l’alliance internationale contre le communisme…“. L’organe de M. Homberg s’est sans doute avancé en donnant cette information dès le 19 juin. Mais toutes les craintes sont permises quand on sait la haine solidaire des impérialistes contre le mouvement montant des peuples d’Asie.

(…)

Certes, les massacreurs d’ouvriers hindous ne voudraient faire nulle peine aux bourreaux de l’Indochine. La menace révolutionnaire, la poussée des masses deviennent telles que les impérialismes, rivaux en tant de points, bloquent leurs forces. Le mouvement hindou ébranle l’Empire anglais, la révolution indochinoise est une plaie au flanc de l’impérialisme français, la domination hollandaise a subi de rudes assauts à Java ; en Chine, les succès de l’Armée rouge, le développement des soviets, menacent également les capitalistes américains, anglais, français. Les visites officielles, de colonie à colonie, du gouverneur des Indes néerlandaises au gouverneur Pasquier, la venue au Tonkin du gouverneur des Philippines, qui assista aux grandes manœuvres, les conversations franco-anglaises de Hongkong sont autant d’étapes d’une action commune des “puissances civilisatrices“. Mais il serait vraiment trop édifiant de voir la police de Mac Donald livrer à l’impérialisme français la tête de son adversaire politique.

L’action internationale des travailleurs doit faire pièce à ce front unique impérialiste, empêcher l’acte ignominieux que serait la livraison de Nguyen ai Quoc et imposer sa libération ».

Compte tenu de la personnalité de Nguyen Ai Quoc, de sa qualité de membre fondateur du PCF et de dirigeant connu de l’Internationale, on aurait pu penser qu’une intense campagne aurait suivi cette arrestation. Les autorités françaises s’y attendaient et semblent même avoir été

Ho Chi Minh - interieur.indd 225 17/07/2019 15:34

Page 226: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

226

informées de préparatifs en ce sens et du nom de son responsable, un certain Ali, de la CGTU, qui aurait naguère côtoyé Quoc à Moscou22. Or, il n’en fut rien. Après ces articles de L’Humanité, il n’y eut pas de meeting, pas de campagne de presse, pas d’appels d’intellectuels amis, pratiques pourtant habituelles alors au sein de la mouvance communiste. Le nom vietnamien qui est alors le plus souvent prononcé est celui de Nguyen Van Tao, membre du Comité central du PCF, alors emprisonné en France (voir supra). Lorsque le PC Indochinois fut reconnu comme section à part entière par l’Internationale (11 avril 1931), Henri Barbé, dans L’Humanité consacra un éditorial à cette nouvelle… mais sans citer une seule fois Nguyen Ai Quoc23.

L’explication paraît bel et bien être un conseil pressant de l’Internationale. On a vu supra qu’après le congrès de février 1930 et la rectification d’octobre, Quoc avait perdu la confiance de certains dirigeants, à Moscou.

L’inlassable activité de Me Loseby

Le penchant naturel des décideurs coloniaux, sur place, étant d’appliquer en commun la répression, les autorités françaises demandent immédiatement l’extradition de Quoc, ce qui aurait entraîné quasi inévitablement, on l’a vu, son exécution.

À Hong Kong, pour obtenir cette livraison, Georges Dufaure de la Prade, consul de France, se démène. Sur les instructions de son gouvernement, il fait littéralement le siège du Gouverneur britannique, sir William Peel. Il insiste pour que Quoc, présenté comme un ennemi dangereux également pour le colonialisme britannique (il avait effectivement eu des missions de l’Internationale à Singapour), lui soit livré. Une telle forfaiture n’était pas inimaginable : en avril 1931, donc immédiatement avant l’arrestation de Quoc, les Britanniques de Hong Kong avaient effectivement expulsé vers l’Indochine, via Shanghai, « trois communistes annamites (…) dont l’excellente prise, le nommé Ho Tsung

22. Lettre du Président du Conseil, ministre de l’Intérieur, Direction de la Sûreté géné-rale, à ministre des Colonies, 27 juin 1931, ANOM, SLOTFOM, année 1931, page 790. 23. « Les travailleurs français soutiendront la révolution indochinoise », 29 juillet 1931.

Ho Chi Minh - interieur.indd 226 17/07/2019 15:34

Page 227: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2271931-1933. Arrestation et emprisonnement à Hong Kong

Mau deuxième lieutenant de Nguyen ai Quoc »24. Et cette mesure pouvait laisser présager le pire : Ho Tung (et non Tsung) Mau avait été ensuite condamné à mort (mais sa peine fut commuée en prison à vie)25.

Selon le consul français, le Gouverneur Peel était plutôt favorable à une solution de ce type. Dans un premier temps, les tribunaux de Hong Kong semblèrent s’acheminer vers la satisfaction des demandes françaises26. Le 12 août, la Cour décida un arrêt d’expulsion. Il était même prévu que le prisonnier serait embarqué sur le paquebot Angers, des Messageries Maritimes, le 18 août27. Après un appel, rejeté, l’expulsion fut de nouveau programmée par le paquebot Général Metzinger (1 er septembre)28, puis sur le Sphinx (15 septembre), enfin le Chenonceau (8 février 1932)29. Dans tous les cas, la destination était « un port de l’Indochine française »30 et donc une mort probable pour le prisonnier.

Face à cette volonté, un homme s’insurge. Me Frank Loseby31, avocat à Hong Kong, connaissait déjà les milieux nationalistes et leur avait maintes fois exprimé sa sympathie. Il est immédiatement prévenu de l’arrestation du révolutionnaire. Dès lors, il fait preuve d’une inlassable activité. Il se rend au siège de la police et déclare « qu’il s’opposerait à une remise directe (de Quoc aux autorités françaises), de même qu’à une expulsion sur Shanghai ou tout autre lieu dans lequel la police française

24. Rapport consul de La Prade à M. le ministre des affaires étrangères, Hong Kong, 27 juillet 1931, ANOM, SLOTFOM, année 1931, page 842. 25. Libéré lors de la Révolution d’août 1945, il mourut au maquis le 23 juillet 1951. 26. Compte-rendu de procès dans la presse de Hong Kong, ANOM, SPCE, pages 1135 et suiv. 27. Télégramme consul de La Prade à Gougal, 15 août, ANOM, SLOTFOM, année 1931, page 821.28. Télégramme consul de La Prade à Gougal, 17 août, ANOM, SLOTFOM, année 1931, page 822.29. Décision du Conseil privé, Hong Kong, document traduit en français in ANOM, SPCE, année 1931, pages 222 et suiv. 30. Id., page 228. 31. Jason Wirdie, « Then and Now : in the Name of the Law », Post Magazine, Hong Kong, 30 June 2013https://www.scmp.com/magazines/post-magazine/article/1270146/then-now-name-law

Ho Chi Minh - interieur.indd 227 17/07/2019 15:34

Page 228: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

228

pourrait exercer une action »32. Avec un autre avocat, Me Francis Jenkins, ils alertent Londres sur les enjeux  : une extradition vers l’Indochine équivaudrait à une peine de mort. La couronne était-elle prête à prendre la responsabilité d’une telle infamie  ? Si oui, ils se chargeraient de le faire savoir. Ils gagnent du temps. Et réussissent à imposer le maintien en prison de Quoc tant que le Conseil privé n’a pas donné un avis. En Angleterre, le dossier est repris par Me Denis Noel Pritt, connu pour ses engagements d’extrême gauche. Le gouverneur Peel n’a plus le pouvoir de décision.

Mort… et résurrection de Nguyen Ai Quoc

En juin 1932, soit un an presque jour pour jour après l’arrestation, une rumeur circule : Quoc serait mort. Rumeur suffisamment forte pour qu’un agent français sur place, Lesquendieu, la reprenne33.

Dans les milieux communistes, la nouvelle est douloureusement accueillie. L’Humanité du 9 août 1932 titre  : «  Nguyen Ai Quoc, le vaillant fondateur du P.C. Indochinois, est mort emprisonné » :

«  Nguyen Ai Quoc, fondateur du PC indochinois,  emprisonné par l’impérialisme  britannique, de complicité avec l’impérialisme français est mort de la tuberculose à l’infirmerie de la prison de Hong-Kong.  Militant héroïque, il ne cessa durant toute sa vie de se dépenser sans  compter pour faire pénétrer le communisme dans l’Indochine opprimée  par le fer et par le feu par l’impérialisme français pour grouper les masses ouvrières et paysannes pour la lutte libératrice.  Il fonda le Parti communiste indochinois qui fut à la tête des luttes des ouvriers et des paysans, et qui, malgré la terreur que fait régner l’impérialisme, les conduira, avec le soutien actif du prolétariat du France, à la victoire. 

32. Témoignage de l’agent Laurent, Hong Kong, 17 juillet 1931, ANOM, SPCE, page 1042. 33. ANOM, SPCE, année 1932, page 875.

Ho Chi Minh - interieur.indd 228 17/07/2019 15:34

Page 229: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2291931-1933. Arrestation et emprisonnement à Hong Kong

L’impérialisme a assassiné Nguyen Ai Quoc, mais il ne réussira pas à étouffer la lutte du peuple indochinois pour sa libération. Il vient d’interdire la plantation du riz pour “remédier“ à la crise économique, mesure qui n’aura d’autre  effet que d’accentuer la famine. Il  vient d’incendier le village de Son  Duong, jetant ainsi 6î familles sur  la route. Mais 2.000 coolies licenciés des plantations de caoutchouc ont  organisé une marche de la faim sur  Saigon.  L’impérialisme français a assassiné Nguyen Ai  Quoc,  mais malgré les milliers d’arrestations de vaillants communistes, d’ouvriers et de  paysans qui ont lutté pour leur droit à la vie et pour leur libération, notre Parti communiste frère d’Indochine reste inébranlable à la pointe du combat. Des dizaines de nouveaux militants révolutionnaires se lèvent pour continuer l’œuvre de Nguyen Ai Quoc. Au moment même eu l’impérialisme assassine Nguyen Ai Quoc dans ses prisons, l’héroïque Parti communiste d’Indochine lance son programme d’action qui sera le guide de millions, d’ouvriers et de paysans dans leur lutte contre l’impérialisme français,  Le comité central du Parti communiste français, en s’inclinant devant la dépouille du chef communiste Nguyen Ai Quoc, salue avec enthousiasme le programme d’action du Parti communiste Indochinois, signé de son comité central provisoire qui continuera et amplifiera la lutte commencée avec Nguyen Ai Quoc ».

Le 11 août, deux jours après L’Humanité, le journal communiste de Londres le Daily Worker, reprend la nouvelle. À Moscou, l’Internationale organise une veillée funèbre34. Huit mois plus tard, on peut encore lire, dans les Cahiers du Bolchévisme : « … notre camarade Nguyen-ai-Quoc, tué dans la prison de Hong Kong le 26 juin 1932… »35.

La précision de L’Humanité, dans l’article ici cité, était plausible : il serait « mort de la tuberculose ».  Il était en effet extrêmement affaibli, suite à ses années de pérégrinations, dans des conditions matérielles en permanence précaires. Un séjour dans une geôle que l’on supposait 34. Nguyen Khanh Toan, « En URSS, avec l’oncle Ho », in Avec l’oncle Ho, op. cit. 35. Hong The Cong, « Troisième anniversaire de l’unification du Parti communiste indo-chinois », Cahiers du bolchévisme, 1 er mars 1933.

Ho Chi Minh - interieur.indd 229 17/07/2019 15:34

Page 230: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

230

forcément humide aurait pu l’achever. L’autre hypothèse, vraisemblable, dans les conditions de l’époque, était que les services français, bénéficiant de complicités britanniques, avaient exécuté le révolutionnaire.

Comment expliquer qu’une fausse nouvelle, portant sur une personnalité connue, n’ait pas été remise en cause, plus d’une année durant ? Il s’est agi d’une ruse – pour ne pas écrire une manipulation – visant à préserver la vie du prisonnier, révélée bien plus tard par Me Loseby36. Car l’avocat joua, là encore, un rôle décisif. En novembre 1931, Quoc est effectivement hospitalisé. Outre sa tuberculose, jamais totalement soignée, il est atteint de dysenterie. Si la maladie n’a pas été simulée, il reste que tout révolutionnaire, dans cette situation, aurait compris qu’il y avait là de meilleures conditions pour une éventuelle évasion. Quel meilleur moment pour organiser sa disparition ? L’avocat était parfaitement informé des manœuvres et des pressions de la Sûreté indochinoise sur les autorités de Hong Kong. Il avait, certes, monté un dossier solide interdisant, en principe, une extradition (voir supra). Mais il craignait un mauvais coup. Il diffusa la nouvelle de la mort de Quoc afin de le soustraire à toute tentative de rapt ou, pis, d’assassinat.

Finalement, le Conseil privé de Londres décide la relaxe de l’accusé. Mais, comme Quoc était entré sous une fausse identité, la décision est assortie d’une demande d’expulsion. Il part pour Singapour, d’où il est refoulé et ramené, sous escorte, à Hong Kong (15 janvier 1933). Une nouvelle fois, Me Loseby est d’une aide précieuse37. Avec, cette fois, une alliance inattendue  : le gouverneur de Hong Kong, Sir William Peel, probablement en accord avec les autorités de Londres, désireuses de se débarrasser de ce prisonnier encombrant, décide de ne pas infliger la peine et d’expulser immédiatement Quoc, cette fois à destination du port de statut international d’Amoy38 (22 janvier), puis de Shanghai (où Quoc prendra bien garde de ne pas approcher la concession française…).

36. Interview accordée au New York Times, 6 septembre 1969, soit quelques jours après le décès de Ho. Citée par Huynh Kim Khanh, op. cit.37. En 1960, la famille Loseby s’est rendue à Hanoï en tant qu’invitée d’honneur. Pendant leur séjour, elle a été personnellement reçue par le président Ho Chi Minh chaque jour et traitée avec courtoisie.38. Aujourd’hui Xiamen.

Ho Chi Minh - interieur.indd 230 17/07/2019 15:34

Page 231: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2311931-1933. Arrestation et emprisonnement à Hong Kong

Ce n’est qu’au printemps 1933 que la rumeur incroyable commence à circuler : Nguyen Ai Quoc a réussi à survivre. Le 26 mars, La Volonté indochinoise, fondé quelques années plus tôt par le très réactionnaire Henri de Monpezat39, (décédé en 1929), l’annonce avec dépit :

«  Les autorités anglaises ont fait relâcher le dangereux révolutionnaire et obligeront ainsi tous les services d’ordre de l’Indochine à exercer une surveillance excessivement serrée en prévision d’un retour possible de Nguyen Ai Quoc en Indochine »40.

Nouvelle reprise avec un sentiment bien différent par l’organe de l’Internationale communiste, La Correspondance Internationale, en juin 193341 :

« On avait lu l’année dernière l’annonce de la mort du courageux militant Nguyen Ai Quoc, fondateur du Parti communiste indochinois. Or la nouvelle était fausse car nous apprenons que Nguyen Ai Quoc, condamné à deux ans de détention par le Tribunal militaire de Hong-Kong, vient d’être relâché. Cette annonce de la soi-disant mort de Nguyen Ai Quoc était une odieuse canaillerie des requins de l’Indochine qui ont agi ainsi pour empêcher que la campagne pour la libération de Nguyen Ai Quoc prenne de l’extension. L’émoi causé par son arrestation avait été considérable parmi tout le peuple opprimé de l’Indochine et l’annonce de sa mort est une manœuvre immonde à l’actif de l’impérialisme français. Mais maintenant la vie de notre camarade miné par la maladie est à nouveau en danger (…). Le gouvernement français regrette sans doute de n’avoir pas pu s’entendre avec l’impérialisme anglais comme il l’avait fait pour Joseph Ducroux, que la police anglaise remit dans

39. Gilles de Gantès, « Du rôle des “grands hommes“ aux colonies : l’exemple d’Henri de Monpezat en Indochine », Outre-Mers. Revue d’Histoire, n° 301, 1993.40. Cité par La Correspondance Internationale, n° 44-45, Moscou, juin 193341. « Nguyen Ai Quoc est vivant ! », Rubrique « Contre l’oppression nationale et colo-niale ». Portail Pandorh t t p s : / / p a n d o r. u - b o u r g o g n e . f r / i m g - v i e w e r / C I / C I _ 1 9 3 3 _ 0 6 / v i e w e r.html?ns=CI_1933_06_0025.jpg

Ho Chi Minh - interieur.indd 231 17/07/2019 15:34

Page 232: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

les mains de la police française dans des conditions d’une scandaleuse illégalité. L’impérialisme français veut donc mettre la main sur notre camarade pour pouvoir le faire mourir en prison ou au bagne. Il ne faut pas permettre le nouveau crime qui se prépare. Travailleurs qui avez arraché le retour de Ducroux en France, arrachez à l’impérialisme français le droit pour Nguyen Ai Quoc de se rendre en toute liberté là où il veut. Protestez auprès du ministre Sarraut et du gouverneur Pasquier. Exigez qu’ils laissent Nguyen Ai Quoc libre ! »

Où est Nguyen Ai Quoc quand ces lignes sont écrites  ? Dans les mois qui ont suivi son évasion de Hong Kong, il a perdu le contact avec l’Internationale. Il est de toute façon formellement interdit à un prisonnier libéré de rechercher immédiatement un lien avec l’appareil central, par mesure de sécurité. Fuyant Shanghai, Quoc s’est à ce moment réfugié à Nanning, ville du sud de la Chine à 150 km de la frontière du Tonkin, où il côtoie un petit groupe d’exilés vietnamiens42. Illustration supplémentaire de sa volonté, jamais démentie, de se rapprocher de son pays. On verra qu’il agira de même en 1940.

Par des canaux difficiles aujourd’hui à reconstituer, il apprend qu’une délégation du mouvement dit Amsterdam-Pleyel43, dirigée par Sung Chingling, veuve de Sun Yatsen, et comptant dans se rangs Paul Vaillant-Couturier, son camarade et complice du congrès de Tours, est en tournée en Asie. Du 8 au 18 août 1933, elle s’est effectivement arrêtée à Saïgon, où Vaillant a même pu prononcer un discours44. En septembre, la délégation est à Shanghaï. Quoc revient vers la grande ville chinoise pour rétablir le contact. C’est déguisé (une fois de plus) en riche marchand chinois que Quoc se présente à la résidence de la délégation, puis se fait (re)connaître par le dirigeant communiste français. Grâce à Vaillant-Couturier, Quoc peut finalement quitter la Chine en s’embarquant pour Vladivostok.

42. Sophie Quinn-Judge, op. cit. 43. Cette appellation vient de la fusion de deux mouvements : le Congrès mondial de lutte contre la guerre impérialiste (Amsterdam, 27 et 28 août 1932) et le Congrès Européen contre le fascisme et la guerre (Salle Pleyel, Paris, 4 au 6 juin 1933).44. L’Humanité, 22, 25 et 29 août 1933.

Ho Chi Minh - interieur.indd 232 17/07/2019 15:34

Page 233: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1934-1940. Les années difficiles

Quoc est de retour à Moscou en juillet 1934. La période qui suit n’est pas très heureuse pour lui. Alors qu’il avait été l’élément moteur du Komintern, quasiment son porte-drapeau, dans toute l’Asie du Sud-Est, il devient un simple élève à l’École internationale Lénine. Certes, celle-ci est réservée aux hauts cadres ; mais renvoyer à des études théoriques un homme de presque 45 ans, qui avait passé la première partie de sa vie à organiser l’action révolutionnaire sur le terrain n’était pas une promotion.

Certains auteurs ont noté que cette mise à l’écart a duré quasiment une décennie, jusqu’à la guerre mondiale, époque à laquelle l’Internationale eut bien d’autres soucis. Dans les documents officiels du Komintern, son nom disparut à peu près totalement, sauf quelques allusions critiques1.

Un dossier à charge

Que lui reprochait-on ? Tout d’abord, sa libération des geôles de la plus grande puissance

colonialiste, sur interventions multiples de personnalités plus liées au travaillisme qu’au bolchévisme, ne pouvait pas ne pas faire l’objet de suspicion. L’appareil coercitif du colonialisme menait une lutte sans merci contre le colonialisme. Pourquoi et comment un de ses principaux représentants en Asie avait-il pu échapper à la prison, être accepté en milieu hospitalier, être libéré sur décision de Londres, enfin s’enfuir ?

Plus fondamentalement, un désaccord politique manifeste avait surgi. La résistance de Nguyen Ai Quoc, même discrète, même passive, aux directives de l’Internationale lors de l’épisode Parti communiste vietnamien / Parti communiste indochinois était dans tous les esprits.

1. Huynh Kim Khanh, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 233 17/07/2019 15:34

Page 234: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

234

« En Union soviétique, et particulièrement chez Staline, à partir de 1928, on a considéré Quoc comme un nationaliste et un réformiste »

(Hoang Tung)2.

En 1933, dans la revue théorique du PCF, les Cahiers du Bolchévisme un certain Hong The Cong (sans doute un pseudonyme), saluera «  l’héroïsme dont les communistes ont fait preuve durant la période de février à octobre 1930  » mais pour ajouter immédiatement  : «  Le programme de la conférence d’unification était plein de fautes  », sans autre précision que celle-ci : « Ils n’avaient pas en réalité une plate-forme bolchéviste ». Ce même article ne critiquait pas formellement Nguyen Ai Quoc, car l’auteur pensait à ce moment, comme beaucoup, qu’il était mort à Hong Kong «  le 26 juin 1932 »3. Dans la même revue, un an plus tard, fut publiée une étonnante (et paternaliste) Lettre ouverte du PC Chinois aux membres du PC de l’Indochine, lettre émanant en fait des rangs de l’Internationale4 :

«  Camarades, vous ne devez jamais oublier l’histoire de votre parti. Vous devez vous souvenir que les six premières années depuis l’apparition de groupes communistes en Indochine ont été des années de luttes et querelles de fractions. Vous devez vous souvenir qu’au moment de l’unification du parti, on n’a pas fait un travail suffisant de démarcation et de sélection des meilleurs éléments d’entre les groupes communistes qui se sont unis. C’est pourquoi le parti doit toujours être prêt à la résurrection possible de l’esprit de fraction et des tendances sectaires ou chez certains membres du parti et de les réfréner par une riposte foudroyante. Chaque communiste doit veiller sur l’unité comme sur la prunelle de ses yeux. C’est seulement par

2. Nhung Ky Niem va Bac Ho (Souvenirs sur l’Oncle Ho), Hanoï, NXB Su That, 2002. http://www.geocities.ws/xoathantuong/ht_nknvh.htm#venhungtranghttps://translate.google.com/translate?hl=fr&sl=vi&u=http://www.geocities.ws/xoathan-tuong/ht_nknvh.htm&prev=search3. «  Troisième anniversaire de l’unification du Parti communiste indochinois  », 1er mars 19334. Huynh Kim Khanh, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 234 17/07/2019 15:34

Page 235: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2351934-1940. Les années difficiles

l’unité complète que vous pourrez assurer la victoire de la révolution dans votre pays »5.

À ce moment, la nouvelle de la mort de Quoc avait été démentie. La critique redevenait possible, même sans encore oser le nommer : « … au moment de l’unification du parti, on n’a pas fait un travail suffisant de démarcation et de sélection des meilleurs éléments… ». Chaque lecteur averti, à Paris, à Moscou et dans les rangs du PCI, savait qui était ce « on ».

Le pas fut franchi en terre vietnamienne. La revue clandestine Bon Se Vic (Bolchevik) dénonça les « survivances nationalistes » et les « théories opportunistes » de Quoc. L’article poursuivait :

« Nguyen Ai Quoc a préconisé en outre une tactique réformiste et collaborationniste erronée : la neutralité à l’égard de la bourgeoisie et de la paysannerie riche, l’alliance avec les moyens et petits propriétaires etc. »

(décembre 1934)6.

De façon caractéristique (et sans doute spectaculaire pour les personnes informées) Quoc ne fut pas délégué au congrès de Macao du PCI (27 au 31 mars 1935), qui porta à la tête du Parti Le Hong Phong7.

À défaut de procès, on peut, au moins, constater qu’il y eut constitution d’une commission chargée d’étudier son itinéraire depuis 1930, composée des Soviétiques Vera Vassilieva et Dmitri Manouilski et du Chinois Kang Cheng. Divers témoins, dont le secrétaire général Le Hong Phong, qui ne chargea pas Quoc, et Paul Vaillant-Couturier, qui confirma le contact de septembre 1933 à Shanghaï, et se fit sans doute l’avocat de son camarade, furent entendus. Fort heureusement, 5. «  Lettre ouverte du Comité central du PC de Chine aux membres du PC de l’Indochine », 15 août 1934. 6. Cité par Daniel Hémery, Révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial en Indochine. Communistes, trotskystes, nationalistes à Saïgon de 1932 à 1937, Paris Maspero, 1975.7. Hirohide Kurihara, «  The First Congress of the Indochinese Communist Party (1935) and its Aftermath : A Turning Point in the Comintern-ICP Relations », Journal of Asian and African Studies, n° 60, 2000.

Ho Chi Minh - interieur.indd 235 17/07/2019 15:34

Page 236: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

236

Vera Vassilieva plaida elle aussi en faveur de Quoc, Manouilski, depuis toujours son soutien, alla discrètement dans le même sens, seul Kang Cheng tentant de le charger et même de le condamner. Ce n’est qu’en février 1936 que Quoc fut définitivement lavé de tout soupçon.

Une « absence de rigidité idéologique » (Sophie Quinn-Judge)

Les purges violentes ont marqué l’histoire de l’Union soviétique, quasiment durant toute la période stalinienne. Et celles-ci connurent précisément un paroxysme lors du second séjour de Quoc à Moscou. Le grand spécialiste de l’histoire du Komintern, Serge Wolikow, estime que « la période 1936-1938 est certainement celle où le phénomène (…) est de très loin le plus massif puisqu’on peut estimer que les trois quarts des victimes l’ont été durant ces quelques années »8.

Or, Nguyen Ai Quoc y a échappé. Une explication, retenue par certains, est que Quoc était malgré tout

un communiste orthodoxe. Mais on sait qu’en ces années, la fidélité politique n’a pas empêché d’autres militants – et par dizaines de milliers – d’être déportés et exécutés.

Par ailleurs, Quoc, incontestablement communiste fidèle, fut-il un pour cela un stalinien ? Dans ses écrits, les références à Lénine fourmillent, mais les citations de Staline, pourtant principal idéologue du Komintern sur la question coloniale durant deux décennies, sont rares. Dans les 208 livraisons du journal Thanh Nien (rappel : édité par la communauté vietnamienne autour de Quoc, à Canton, de 1925 à 1930), le nom de Staline ne fut imprimé qu’à deux occasions9. En fait, par choix et / ou par manque de goût pour des débats sans doute trop abstraits à ses yeux, Nguyen Ai Quoc ne participa jamais aux joutes oratoires moscovites – ce qui lui valut un portrait légèrement méprisant, plus tard, sous la plume de l’Indien Roy qui, lui, y participait avec délectation10. Sa «  tournure

8. Op. cit. 9. Nathalie Azéma, op. cit. 10. M.-N. Roy, Men I Met, Bombay, New Delhi, Calcutta, Madras, Lalivani Publ. House, 1968.

Ho Chi Minh - interieur.indd 236 17/07/2019 15:34

Page 237: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2371934-1940. Les années difficiles

d’esprit » le porta « beaucoup plus vers l’action et les réalisations pratiques que vers les débats de doctrine », selon Ruth Fischer, qui l’avait côtoyé à Moscou11. Plus généralement, pour l’ensemble de sa pensée, Sophie Quinn-Judge parle à ce propos d’«  absence de rigidité idéologique  » («  lack of ideological rigidity  ») que ses adversaires pourraient taxer de «  machiavélique  », mais qui correspondait en fait à un «  trait de caractère »12.

Toute son existence tend à confirmer cette analyse.

De « classe contre classe » aux Fronts populaires

Il y a d’ailleurs un paradoxe dans le phénomène de disgrâce, certes temporaire, de Nguyen Ai Quoc. On a vu qu’il était de retour dans la capitale de l’URSS en juillet 1934. C’est justement le moment où s’esquisse au sein de l’Internationale un mouvement de remise en cause – sans jamais le proclamer publiquement – des options classe contre classe, qui avaient isolé les organisations communistes à peu près partout dans le monde, mouvement qui aboutit au VIIè congrès (1935), sorte d’antithèse du précédent.

Il y avait urgence. En Europe, l’arrivée de Hitler au pouvoir et le mise en place quasi

immédiate d’un système de terreur contre tous les opposants, au premier rang desquels les communistes (1933), la montée des ligues fascistes dans beaucoup de pays (en France, le 6 février 1934), furent les matrices d’une réévaluation de la politique de l’Internationale. En avril 1934, Manouilski avait reçu Maurice Thorez à Moscou. Une tactique nouvelle de dialogue, à défaut d’alliance dans l’immédiat, avec la social-démocratie, avait été décidée13. Le 24 octobre suivant, à Nantes, Thorez prononça pour la première fois la formule Front populaire. Le mouvement vers une politique d’alliance antifasciste et antinazie était lancé.

11. Citée par Jean Lacouture, op. cit. 12. Op. cit. 13. Claude Pennetier, Notice Maurice Thorez, Dictionnaire bigraphique du mouvement ouvrier, dit Maitron.

Ho Chi Minh - interieur.indd 237 17/07/2019 15:34

Page 238: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

238

En Extrême-Orient, l’invasion du nord de la Chine et la création par le Japon d’un État vassal, le Mandchoukouo (février 1932), les premiers heurts avec l’armée chinoise à l’est de la Grande Muraille (janvier 1933), préludes à l’attaque de juillet 1937, marquèrent un danger plus pressant encore. Un moment important de la réflexion au sein de l’Internationale fut la tenue d’un plenum de l’Exécutif, en décembre 1933. La guerre qui venait en fait de commencer en Asie suscitait interrogations et angoisse. Manouilski estima que «  tout (devait) être entrepris pour prévenir une guerre contre la Russie  ». Il cita en premier lieu l’agressivité de «  l’impérialisme japonais en Chine » et employa cette formule forte  : «  Défendre la Chine équivaut à défendre l’Union soviétique  »14. La prise d’initiative dans le domaine colonial devenait également urgente. En juillet 1933, une brochure, Tactique et questions d’organisation des PC Indien et Indochinois, rédigée par Ossip Piatniski, alias Orgwald, le très influent responsable du département d’organisation du Komintern, revint sur les affirmations passées et réévalua la lutte pour l’indépendance nationale. Pour le Viet Nam, un rapprochement avec le mouvement nationaliste VNQDD, dit Kuomintang vietnamien, fut même préconisé, selon le principe Combattre ensemble, mais marcher séparément15.

Avant même son retour à Moscou (rappel  : juillet 1934), Nguyen Ai Quoc voyait donc ses thèses permanentes être remises au cœur de la politique nouvelle, celle-là même qui sera entérinée par le VIIè congrès de l’Internationale.

14. Thèses du XIIIè plenum sur le fascisme, le danger de guerre et les tâches des partis communistes, in Jane Degras (sélection et édition de documents par), The Communist International, 1919-1943, Documents, Vol. III, 1929-1943, Frank Cass and Cy Ltd, 1965, Piblished by Routledge, New York, 2014, https://books.google.co.ma/books?id=p1Wu-BAAAQBAJ&pg=PA483&dq=piatnitsky&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwja8ZXnuuD-fAhXAA2MBHbmeACo4FBDoAQhBMAQ#v=onepage&q=piatnitsky&f=false15. Document révélé par Charles B. Mac Lane, Soviet Stragtegies in Southeast Asia. An Exploration of Eastern Policy Under Lenin and Stalin, Princeton, New Jersey, Princeton Univ. Press, 1966. L’auteur émet l’hypothèse que ce Orgwald aurait pu être Nguyen Ai Quoc lui-même. Affirmation peu convaincante car, on l’a vu, Quoc n’avait sans doute pas l’autorité, à ce moment, pour exprimer l’opinion de l’Internationale. Par contre, Sophie Quinn Judge, op. cit., attribue sans hésiter ce texte à Piatniski.

Ho Chi Minh - interieur.indd 238 17/07/2019 15:34

Page 239: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2391934-1940. Les années difficiles

Malgré cette évolution, Quoc ne fut pas délégué du PCI à ce congrès. Présent cependant, il n’obtint que le statut d’observateur, au titre de membre du Bureau d’Orient. Sous le pseudonyme de Lin, il remplit consciencieusement, comme chacun, sa fiche de participant :

« Q. Instruction : supérieure, secondaire, primaire R. AutodidacteQ. Avez-vous étudié dans une école du Parti ? Laquelle ? Quand ? R. Étudie actuellement à l’école marxiste-léniniste. Q. Profession. Depuis combien d’années travaillez-vous comme

salarié ? R. Matelot. A travaillé 10 ans comme salarié.Q. Vos moyens d’existence à l’heure actuelle : ouvrier, employé,

chômeur, fonctionnaire syndical ou du Parti. R. Étudiant à l’école marxiste-léniniste.

Q. Quelles langues connaissez-vous ? R. Français, anglais, chinois, italien, allemand, russe »16.

Tran Phu, le secrétaire général, ayant été tué par les Français en septembre 1931, le PCI fut représenté au congrès par Le Hong Phong, nouveau secrétaire général, Nguyen Thi Minh Khai (qui fit une intervention remarquée sur la triste condition de ses sœurs d’Asie) et un membre de la minorité Tay de la région de Cao Bang, Hoang Van Non. Au terme des travaux, Le Hong Phong fut promu membre du Secrétariat exécutif du Komintern. Promotion remarquée, car il était le seul représentant, non seulement de l’Indochine, mais de tout le Sud-Est asiatique. Puis Phong (1936), Nguyen Thi Minh Khai et Hoang Van Non (1937) repartirent en Indochine. Malheureusement, les deux premiers y trouveront la mort dans les années suivantes (voir infra).

16. Fiche de participant au VIIè congrès de l’Internationale communiste, 16 août 1935, in Revue Vietnam illustré, Hanoï, mai 1977

Ho Chi Minh - interieur.indd 239 17/07/2019 15:34

Page 240: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

240

L’épisode du Front populaire : une parenthèse dans la situation coloniale ?

S’il est un endroit où, malgré l’extrême timidité de son programme colonial, l’écho du Front populaire fut immense, c’est bien en Indochine. Pour deux raisons, convergentes : le mouvement national y était le plus développé et, en conséquence, la répression y était la plus forte. Au delà, c’est la quasi totalité des dirigeants nationalistes des pays colonisés qui accueillirent avec un certain espoir cette arrivée de la gauche au pouvoir. La nomination rue Oudinot de Marius Moutet, longtemps défenseur des colonisés (politiquement – il était député socialiste – et professionnellement  – il était avocat) fut saluée comme un signe positif.

Les prisonniers politiques, qui croupissaient alors dans les prisons et les bagnes coloniaux, saluèrent avec espoir l’avènement du nouveau gouvernement :

« Nous sommes les détenus politiques qui vous écrivons de Poulo Condore où depuis six ans nous menons la vie la plus intolérable, le corps épuisé et mourant, mais gardant intact au cœur l’espoir qu’un jour le peuple de France nous délivrerait. Ce jour est venu. Au peuple de France, nous crions de toutes nos forces : “SOS, nous voulons la liberté ” » (Lettre au Front populaire, 25 mai 1936)17.

Dès juillet 1936, 1.277 condamnés politiques furent libérés18. Il y eut en tout de l’ordre de 11.000 libérations, tous condamnés confondus. Les libérés de Poulo Condore – parmi lesquels des compagnons proches de Ho Chi Minh, Pham Van Dong19 et Ton Duc Thang20 – en gardèrent toute leur vie un souvenir ému21.

17. Cité par Daniel Hémery, op. cit. 18. L’Humanité, 17 juillet 1936.19. Plus tard Premier ministre du gouvernement de la République démocratique du Viet Nam (RDV). 20. Ancien mutin de la mer Noire, plus tard président de la RDV. 21. Hoang Quoc Viet, « Peuple héroïque », in Récits de la Résistance vietnamienne, Paris, Maspero, Coll. Petite Collection Maspero, 1966

Ho Chi Minh - interieur.indd 240 17/07/2019 15:34

Page 241: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2411934-1940. Les années difficiles

Une expression légale fut possible en Cochinchine où, autour du journal et groupe La Lutte se noua un temps une étonnante et rarissime entente entre communistes et trotskistes, et au Tonkin, où il y eut également des espaces d’expression (journaux Le Travail, où signa Pham Van Dong, récemment sorti de Poulo Condore, et Notre Voix, recueillant les textes d’un jeune professeur d’Histoire, journaliste à ses heures, Vo Nguyen Giap). Tous se regroupèrent dans un Congrès indochinois, qui fit des adhésions par dizaines de milliers et aboutit à la rédaction de Cahiers de vœux. Des grèves ouvrières éclatèrent dès août 1936 et se prolongèrent jusqu’en mars 1937.

Conformément à la nouvelle ligne, les communistes vietnamiens n’avancèrent à cette époque que des revendications démocratiques et sociales, abandonnant par exemple l’exigence de l’indépendance, pour se rabattre sur une ligne minimaliste d’union avec la France du Front populaire. On a pourtant la nette impression que ce qui était devenu une ligne nouvelle pour le Komintern – et pour le PCF – n’était pour le PCI qu’une tactique de circonstance, sans illusions exagérées sur la possibilité de renverser la logique de la situation coloniale.

De ce fait, le Parti garda évidemment une structure clandestine. Nguyen Ai Quoc, pour sa part, ne rentra pas au Viet Nam, rendu prudent par une longue lutte avec le colonialisme qui à ses yeux ne pouvait changer de nature.

En juillet 1939, rétrospectivement, Nguyen Ai Quoc écrivit un article, « La ligne du Parti durant la période du Front démocratique »22, qui rappelait la logique qui avait présidé au changement (de forme, pas de fond) de la politique du PCI durant cette période. Ce texte de Nguyen Ai Quoc est une parfaite illustration de la souplesse tactique du communisme vietnamien. Le PCI a accepté, un temps, de renoncer à l’exigence de l’indépendance (« ce serait se laisser tomber dans les pièges des fascistes japonais »). Mais il en a profité pour tisser un vaste réseau, dans toute la population, qui se révélera fort utile dans les années suivantes.

22. Rapport à l’Internationale communiste, in Œuvres choisies, Vol. II, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 241 17/07/2019 15:34

Page 242: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

242

Être paré à faire face à toutes les circonstances : voilà un principe de base qui a traversé toute l’histoire du communisme vietnamien.

« 1. Au moment actuel, le Parti ne doit pas avancer des demandes trop exigeantes (indépendance du pays, parlement, etc.). Ce serait se laisser tomber dans les pièges des fascistes japonais. Il doit formuler des demandes pour des droits démocratiques : liberté d’organisation et de réunion, de presse et de parole, amnistie totale pour les condamnés politiques ; il doit lutter pour la légalisation du Parti.

2. Pour atteindre ce but, il doit exercer tous ses efforts pour organiser un large front national démocratique. Ce front doit comprendre non seulement les Indochinois mais aussi les Français progressistes en Indochine, non seulement les couches travailleuses du pays, mais aussi la bourgeoisie nationale.

3. Avec cette dernière, le Parti doit agir avec beaucoup de doigté et de souplesse  ; il faut tout faire pour l’attirer et la retenir dans le front, la pousser à agir si possible, l’isoler politiquement si nécessaire. De toute façon, il ne faut pas la laisser en dehors du front. La laisser en dehors du front ce serait la pousser dans les bras de la réaction, ce serait renforcer la réaction.

4. Avec les trotskistes, aucune entente, aucune concession n’est permise. Par tous les moyens il faut démasquer ces agents du fascisme, il faut les exterminer politiquement23.

5. Pour développer et consolider ses forces, élargir son influence et rendre ses actions plus efficaces, le Front démocratique indochinois doit entretenir des relations étroites avec le Front populaire français qui lutte aussi pour les libertés démocratiques et qui peut rendre des aides précieuses.

23. Dénonciation très dure de la (courte) collaboration entre communistes et trotskistes vietnamiens à Saïgon durant les années 1936-1937.

Ho Chi Minh - interieur.indd 242 17/07/2019 15:34

Page 243: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2431934-1940. Les années difficiles

6. Le Parti ne doit pas prétendre être le dirigeant du Front démocratique ; il doit se montrer une des parties la plus dévouée, la plus active et la plus sincère. La place de dirigeant viendra lorsque, dans la lutte et dans le travail quotidien, les larges masses reconnaîtront la justesse de sa politique et sa capacité de diriger.

7. Pour accomplir ces tâches, le Parti doit combattre impitoyablement le sectarisme et élever le niveau culturel et politique de ses membres par l’étude organisée et systématique du marxisme-léninisme, il doit aussi aider à élever les cadres des sans partis. Il doit entretenir des relations étroites avec le PCF.

8. Le Comité central doit surveiller les journaux du Parti afin d’éviter les erreurs techniques et politiques (Par exemple : en publiant la biographie du camarade R., “Le Travail ” écrit où ce camarade a été, comment il est revenu, etc... Le même journal a aussi publié sans commentaire la lettre de ce camarade considérant le trotskisme comme le produit de la vanité personnelle, etc...). »

La prudence du PCI était fondée. Car l’attentisme – et, dans certains cas le conservatisme – du Front

populaire doucha très rapidement les premiers enthousiasmes, là où il y en eut, à l’instar de l’Étoile Nord-Africaine de Messali Hadj, du Néo-Destour d’Habib Bourguiba et de toute la mouvance anticolonialiste vietnamienne.

En fait, tout ce qui ne rentrait pas dans le moule des droits octroyés et qui ressemblait de près ou de loin à des revendications nationales fut pourchassé par la gauche socialiste au pouvoir. Finalement, Moutet obéit aux mêmes vieux schémas de pensée que ses prédécesseurs rue Oudinot : la masse nous était fidèle, elle ne faisait pas de politique, n’attendait que des améliorations sociales initiées par nous, mais des agitateurs compromettaient la situation. Dans un télégramme au gouvernement général de l’Indochine, Moutet fit directement référence à l’organisation, alors en cours, du Congrès Indochinois :

Ho Chi Minh - interieur.indd 243 17/07/2019 15:34

Page 244: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

244

«  Agitation persistante, sous prétexte organisation masses, les incitant à la lutte (…) compromettrait politique libérale que gouvernement décide de poursuivre (…). Vous maintiendrez l’ordre public par tous moyens légitimes et légaux même par poursuites contre ceux qui tenteraient de le troubler (…). Ordre français doit régner en Indochine comme ailleurs »

(Télégramme, 15 septembre 1936)24.

Non seulement les réformes attendues ne vinrent pas, mais la politique de répression reprit. Les mouvements de grève furent interdits. Le nationaliste Nguyen An Ninh, le trotskiste Ta Tu Thau et le communiste Nguyen Van Tao (celui-là même qui avait été un temps membre du CC du PCF) furent poursuivis et un temps emprisonnés. Les possibilités d’expression légale furent une à une éliminées.

L’expérience du Front populaire, finalement, ne fut ni une occasion perdue par la faute d’hommes de gauche frileux et / ou mal informés, théorie définitivement disqualifiée, ni une Révolution manquée25. Elle fut la démonstration grandeur nature de l’impossibilité de réformer le système. En 1936, le choc avec les nationalismes fut rude, mais la métropole avait tous les atouts pour l’emporter. Dix années plus tard, Moutet, revenu rue Oudinot, était dans le même esprit. Mais il avait désormais Ho Chi Minh devant lui… et une guerre de sept années commença.

Nouveau séjour en Chine

Quoc, habitué à personnifier l’espoir révolutionnaire au Viet Nam, ne pouvait se satisfaire d’être éloigné de l’action concrète. Une fois de plus, ce sont ses bonnes et fort anciennes relations avec Dmitri Manouilski qui lui permirent de sortir de l’impasse. Dans une lettre en date du 6 juin 1938, qui avait tous les aspects d’un appel, Quoc lui demanda à être « envoyé quelque part » (dans son esprit, nécessairement en Asie),

24. Cité par Daniel Hémery, op. cit. 25. Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée, Paris, Julliard, 1963.

Ho Chi Minh - interieur.indd 244 17/07/2019 15:34

Page 245: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2451934-1940. Les années difficiles

à ne plus être «  sans activité, en dehors du parti  »26. Manouilski, en fin politique, avait-il compris que les orientations du VIIè Congrès marquaient un retour en grâce de son camarade vietnamien ? En tout cas, Quoc est alors envoyé en Chine (octobre 1938). Selon son habitude, il adopte un nouveau pseudonyme (Hu Kuan en chinois, Ho Quang en vietnamien).

Sur place, la situation a totalement changé par rapport à la fin de son précédent séjour. L’agression japonaise de juillet 1937 a entraîné une nouvelle alliance entre l’URSS et le Kuomintang. Les communistes chinois, malgré les plaies du passé proche, sont invités – et souvent contraints – à nouer de nouveau une alliance avec les nationalistes. Nguyen Ai Quoc passera toute la période qui précède le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale au sein de la VIIIè Armée révolutionnaire. Il y côtoya Chou En Laï (qu’il avait probablement croisé à Paris 15 ans plus tôt, puis revu à Canton, à l’école du Thanh Nien, voir supra). Surtout, il se lia d’amitié avec le général Yeh Chien Ying.

Durant cette période, il a alterné les tâches importantes, dont une prise en charge de toutes les questions d’hygiène et de santé, et les travaux humbles, par exemple des contributions aux journaux chinois (Shengbuo Xiaobao) ou vietnamiens, sous le pseudonyme de P.C. Lin (comme Notre Voix, où travaillait Giap : « Nous les lisions très attentivement, car nous savions que ce pseudonyme cachait Nguyen Ai Quoc »27).

Début 1939, le général Yeh Chien Ying, est désigné pour diriger un groupement de formation des troupes chinoises à la guérilla. Accompagné de Quoc, qui a le titre de commissaire politique, il part pour Han Yang, puis Guilin, au cœur de la province du Guangzi.

Quoc s’installe dans le Yunnan en février 1940.

26. Russian Center for the Preservation and Study of Documents of Modem History, 123 RC, 495, 10a, 140, 92, in Sophie Quinn-Judge, op. cit. 27. « Ho Chi Minh, père de l’armée révolutionnaire du Viet Nam », in Avec l’Oncle Ho, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 245 17/07/2019 15:34

Page 246: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 246 17/07/2019 15:34

Page 247: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1940-1945. Du Front Viet Minh

à la proclamation de l’indépendance

En juillet 1940, Nguyen Ai Quoc envoie à Moscou un rapport sur l’Indochine1 – preuve que son autorité était de nouveau reconnue, même si Le Hong Phong, sur place en Indochine, était toujours secrétaire général. Les bouleversements en métropole (débâcle du printemps 1940 et installation du régime de Vichy) vont entraîner des conséquences pour la situation en Indochine, prophétise-t-il. Le Japon est puissant, mais engagé sur plusieurs fronts. L’occasion favorable – thème fort ancien dans la pensée politique vietnamienne2 – ne peut manquer d’arriver, le renversement du système est possible. Quoc proposait la création d’un Front uni contre la France coloniale et le Japon militariste, pour la reconquête de l’indépendance. Front uni : thématique permanente de la pensée de Quoc. Avec cette double particularité, cette fois : sa constitution était imminente et une implantation au pays redevenait possible. Ce texte de juillet 1940 était une préfiguration de la fondation du Viet Minh, 9 mois plus tard.

Trois mois après la rédaction de ce rapport, la direction du PCI (en fait, semble-t-il, une fraction) déclenche une insurrection dans le Sud (22 novembre 1940). Elle est vite noyée dans le sang. Les zones insurgées sont impitoyablement ratissées, des paillotes incendiées, des villages bombardés par l’aviation, des exécutions sommaires sont attestées. Il y eut plusieurs milliers de victimes. À la date du 28 octobre 1941, 2.720 individus avaient été jugés en cour martiale dont 1.945 sont condamnés aux travaux forcés (allant de cinq ans à la perpétuité), 631 acquittés

1. Tout ce développement d’après Sophie Quinn-Judge.2. Pierre Brocheux, « L’occasion favorable », in Paul Isoart (dir.), L’Indochine française, 1940-1945, Paris, PUF, Coll. Travaux & Recherches de l’Inst. du droit de la paix et du développement de l’Université de Nice, 1982.

Ho Chi Minh - interieur.indd 247 17/07/2019 15:34

Page 248: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

248

et 144 condamnés à mort3. Des dirigeants qui étaient auparavant en prison (et qui, de ce fait, n’avaient pu participer à l’insurrection) furent fusillés pour l’exemple. Nguyen Thi Minh Khai, seule femme dans ce cas, Ha Huy Tap et Nguyen Van Cu, à ce moment secrétaire général, furent fusillés le 28 août 1941, Le Hong Phong mourut à Poulo Condore le 6 septembre 1942.

Le PCI, en Cochinchine, était anéanti. Il n’y aurait plus, avant un temps indéterminé, de perspectives d’agitation dans le sud, le centre de gravité de la révolution vietnamienne s’était d’un coup transporté vers l’extrême Nord, près de la frontière chinoise. En attendant de prendre racine au Tonkin. Cette situation eut de grandes conséquences sur la direction du mouvement communiste dans le Viet Nam tout entier.

Un autre événement, à des milliers de kilomètres du Viet Nam, aura une conséquence essentielle. L’opération Barbarossa (juin 1941), outre les conséquences sur la vie de l’Union soviétique, va décapiter de fait l’Internationale, en tout cas annihiler toute tentative de contrôler de près les partis communistes nationaux. Paradoxalement, ce drame va permettre à Nguyen Ai Quoc, pour la première fois, d’appliquer sa stratégie en totale indépendance.

La période qui suivit vit l’avènement d’une nouvelle génération, celle qui prit le pouvoir en août-septembre 1945, puis qui mena la lutte contre la France et les États-Unis (voir infra). Qui étaient ces hommes  ? En 1940, hors Nguyen Ai Quoc (il n’avait alors que 50 ans, mais faisait figure de vétéran), Truong Chinh, qui va devenir secrétaire général l’année suivante, n’a que 33 ans ; Hoang Quoc Viet, plus tard responsable des syndicats, 35 ; Pham Van Dong, 34 ; Vo Nguyen Giap, 29.

3. Sébastien Verney, Notice «  Cochinchine (Révolte & Répression de ---, 1940)  », in Alain Ruscio (dir.), Encyclopédie de la Colonisation française, Vol. II, Paris, Éd. Les Indes Savantes, 2017.

Ho Chi Minh - interieur.indd 248 17/07/2019 15:34

Page 249: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2491940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

Vo Nguyen Giap,Première rencontre avec Nguyen Ai Quoc,

Kunming, juin 19404

Au printemps 1940, deux jeunes communistes, Pham Van Dong et Vo Nguyen Giap, franchissent la frontière sino-vietnamienne, en direction de Kunming. Rien de spontané dans ce mouvement, minutieusement organisé par l’appareil du PCI. Il s’agit de rencontrer Nguyen Ai Quoc et de renforcer ainsi la petite équipe qui s’apprête à organiser une Association pour le soutien de la Chine contre le Japon5, en fait une couverture du PCI. Les conditions, strictes, de la clandestinité, imposent que seuls les pseudonymes soient connus.

La première rencontre a lieu en juin 1940.

« Q. : Grand moment, pour vous mais aussi au regard de l’histoire de votre pays (serais-je taxé d’exagération si je dis  : l’histoire du monde ?) : votre première rencontre avec un certain Nguyen Ai Quoc.

R.  : Hoang Van Thu6 m’avait glissé à l’oreille  : “Là-bas, tu rencontreras peut-être Nguyen Ai Quoc”. Rendez-vous avait été pris mais, évidemment, le nom prononcé était un pseudonyme. Nous avions rendez-vous avec un certain camarade Vuong. C’était à Kunming, en juin 1940. J’étais toujours avec Pham Van Dong. Nous savions que l’Oncle était alors en Chine du Sud. La rencontre eut lieu sur un sampan, au lac de Cui. Soudain, nous fûmes en présence d’un homme d’une cinquantaine d’années, extraordinairement vif, alerte. Il avait déjà une petite barbiche. Rien en lui ne laissait paraître qu’il était déjà un dirigeant de haut rang. Il était d’une simplicité extrême. Bien que le voyant pour la première fois, j’eus l’impression d’avoir affaire à un ami de toujours, de bien connaître sa voix, son accent (il avait gardé l’accent du Centre Vietnam bien qu’ayant quitté le pays

4. In Vo Nguyen Giap, Une Vie, op. cit. 5. François Joyaux. La Chine et le règlement du premier conflit d’Indochine. Genève, 1954, Paris, Éd. de la Sorbonne, 1979. 6. Dirigeant historique du PC Indochinois, proche de Nguyen Ai Quoc.

Ho Chi Minh - interieur.indd 249 17/07/2019 15:34

Page 250: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

250

depuis trente années alors). Il eut pour Dong, qu’il connaissait7 un mot gentil : “Notre Dong n’a pas vieilli !”. Quant à moi, il me dit que j’étais frais comme une jeune fille ! Notre conversation fut courte. Il convenait de ne pas attirer l’attention. L’objet de la rencontre était surtout d’établir un contact. Par la suite, toujours à Kunming, nous nous rencontrâmes régulièrement, dans les endroits les plus divers et les plus inattendus. Quelque temps plus tard, nous nous apprêtions, Dong et moi, à partir pour la province du Yenan. Un contrordre de la direction du Parti est arrivé. En Europe, les choses s’étaient précipitées et il fallait rentrer au pays afin d’y commencer à organiser concrètement la lutte ».  

Le grand retour au Viet Nam, janvier 1941

La débâcle de l’armée française, au printemps 1940, a eu évidemment des répercussions en Indochine. Même si les Japonais semblent respecter les apparences du pouvoir français, celui-ci n’est plus maître du terrain comme à l’époque de l’apogée de la domination. Une sorte de dualité franco-japonaise s’instaure. Par les accords entre l’amiral Darlan et l’ambassadeur Kato du 29 juillet 1941, les Français, contraints et forcés, acceptent l’installation de troupes japonaises sur quelques points du territoire de leur colonie et concèdent des avantages économiques aux nouveaux maîtres. En contrepartie, ceux-ci acceptent, non sans calculs, de respecter la souveraineté française. Cette situation durera jusqu’au printemps 1945.

L’état-major du PCI peut commencer à envisager l’implantation d’un noyau d’agitation – en attendant une éventuelle guérilla – dans le pays.

Vingt ans avant la théorie guévariste des focos (foyers de guérilla), les communistes vietnamiens l’avaient pratiquée.

7. Pham Van Dong avait été l’un des éléments les plus actifs du Viet Nam thanh nien cach mang dong chi hoi (Association de la Jeunesse Révolutionnaire vietnamienne) créée par Nguyen Ai Quoc. Il avait été l’un des élèves de l’école de cette Association fondée à Canton et y avait rencontré le leader communiste. Il restera jusqu’à la mort de Ho l’un de ses plus fidèles compagnons.

Ho Chi Minh - interieur.indd 250 17/07/2019 15:34

Page 251: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2511940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

Mais il ne faut surtout pas sous-estimer la Sûreté. Début juillet 1940, alors que la métropole vient de connaître des heures tragiques, alors que la direction de la colonie est en train de changer de mains (limogeage du général Catroux, arrivée de l’amiral Decoux), un agent renseigne :

« Extension des liaisons avec le Tonkin. Constitution d’un parti de la jeunesse. Généralisation de l’éducation révolutionnaire de tous les adhérents. Le bureau dirigeant d’outre-mer devra se préparer à transférer son siège au Tonkin pour exercer son activité à l’intérieur »8.

Le nom de Nguyen Ai Quoc n’est cependant pas – pas encore – cité.Dès ce moment, la décision de (re)pénétrer au pays (« … transférer

son siège au Tonkin pour exercer son activité à l’intérieur  ») est donc prise. Reste à déterminer par quelle porte entrer. On a vu que le noyau révolutionnaire séjourna longtemps à Kunming. De là, il était relativement facile de s’approcher du Viet Nam (province de Lao Kay) en empruntant le fameux chemin de fer du Yunnan. Mais, justement : cela étant sans doute trop facile, la Sûreté veillait. Est-ce pour cette raison qu’à l’automne 1940, le choix semble se déporter vers l’est, la province de Cao Bang ? Vo Nguyen Giap, Vu Anh et Cao Hong Lanh se transportent de Kunming à Guilin, dans le Guangxi, puis à Ying-xi, dans le Jiangxi, à 100 km de Cao Bang, demandent ensuite au reste de l’équipe, Nguyen Ai Quoc, Pham Van Dong, Phung Chi Kien et Hoang Van Hoan, de les rejoindre (décembre 1940). Ce serait à ce moment que Quoc, toujours à la recherche de nouveaux pseudonymes pour voyager en sécurité, se serait muni d’une carte de l’Association des Jeunes Chinois et d’une carte de presse de l’International News Service avec une identité nouvelle : Ho Chi Minh.

Dans les tout premiers jours de janvier 1941, Vu Anh9 part discrètement vers la frontière dans la région de Cao Bang, puis pénètre au Viet Nam. Sa mission est de trouver un endroit répondant à des critères précis  : lieu pas trop éloigné de la frontière, isolé, dans une zone peu

8. Agent Henry, Note confidentielle n° 145, Yunnanfou, 3 juillet 1940, ANOM, SPCE, page 859. 9. Voir son témoignage, « De Kunming à Pac Bo », in Avec l’Oncle Ho, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 251 17/07/2019 15:34

Page 252: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

252

peuplée, mais pouvant déjà compter sur quelques militants sûrs, enfin en moyenne altitude, afin de pouvoir contrôler tout mouvement suspect. Le succès d’une révolution se niche parfois dans les détails. Il fixe sont choix sur une grotte, au lieu-dit Coc Bo, tout près du village de Pac Bo.

Et, pour Nguyen Ai Quoc, le grand jour arrive enfin. Le 28 janvier 1941 (d’autres sources indiquent le début du mois de février), il franchit la frontière et retrouve une terre natale abandonnée 30 années plus tôt. Bien des années plus tard, les autorités y feront apposer une plaque commémorative :

«  Le 28 janvier 1941, le président Hô Chi Minh est retourné dans sa patrie via la borne frontalière 108 afin de diriger la révolution vietnamienne. Sous le nom de Già Thu, il a logé et travaillé dans un premier temps dans la maison toute proche de M. Ly Quôc Sung. Il a ensuite vécu et travaillé dans cette grotte du 8 février jusqu’à la fin du mois de mars 1941 ».

S’il s’activa beaucoup, Nguyen Ai Quoc prit le temps de contempler les paysages (on dit qu’il baptisa le mont qui dominait la région Karl Marx et la petite rivière Lénine…), avec les yeux d’un homme privé de la contemplation de sa terre natale depuis trop longtemps. Il reprit alors la plume pour composer ce poème :

« Le matin au bord du ruisseau, la nuit, dans la grotte, Soupe de maïs, pousses de bambou, tel est le menu quotidienUne pierre branlante comme bureau  : je traduis l’histoire du

Parti10.Vraiment, la vie de révolutionnaire ne manque pas d’agréments »11.

10. Il s’agit de l’Histoire du Parti Communiste bolchevik, principal ouvrage de référence des militants communistes de cette génération. Il utilisa la version chinoise pour la traduire en vietnamien. 11. In Vers et prose, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 252 17/07/2019 15:34

Page 253: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2531940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

Mais, évidemment, la politique reprenait toujours le dessus. Sa stratégie n’avait pas varié : l’édification d’un Front national uni contre le colonialisme français.

Fondation du viet nam doc lap dong minH Hoi, dit viet minH,

mai-septembre 1941

Fin mars 1941, l’équipe se déplace. De peu : à environ un kilomètre de Coc Bo, elle trouve le baraquement de Khuoi Nam. La Sûreté est informée :

« A deux kms de Bac Bo12, le Parti communiste a fait construire dans une petite vallée une cabane qui sert de Co Quan13 de liaison. Les affiliés venant de l’extérieur s’y rendent pour donner des nouvelles de Chine et en donner du Tonkin »14.

D’autres militants, Hoang Van Thu, Nguyen Duc Minh, se joignent à eux, prévenus par des canaux difficiles aujourd’hui à reconstituer. L’objectif est d’officialiser le passage de relais à la nouvelle équipe dirigeante. Pour cela, un plenum du Comité central (le VIII è) est convoqué, à partir du 4 mai 1941. Pour des raisons de sécurité, il ne peut être question de le tenir en territoire vietnamien. C’est donc de l’autre côté de la frontière, dans la région chinoise de Jingxi, qu’il se tient. Quoc y prend la présidence « sans qu’il n’y ait aucune élection » : signe évident d’une autorité non contestée15. Et, d’emblée, propose la fondation du Viet Nam Cuu Quoc

12. En réalité Pac Bo. 13. Bureau14. Rapport Pujol, Service de la Sûreté du Tonkin, note n° 122341-S, 1 juin 1941, ANOM, SPCE, page 188. 15. Service de la Sûreté du Tonkin, Rapport Perroche, 5 juin 1941, ANOM, SPCE, pages 266 et suiv. Informations fournies par Ho Xuan Luu.

Ho Chi Minh - interieur.indd 253 17/07/2019 15:34

Page 254: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

254

Hoi (Front pour la libération du Viet Nam)16, nom donné par Ho Xuan Luu, qui devient Viet Nam Doc Lap Dong Minh Hoi (en abrégé  : Viet Minh). Le nom même de Viet Nam, évincé une décennie plus tôt (voir supra) faisait ainsi sa réapparition, pour ne plus jamais disparaître. Pied de nez à une Internationale qui, il est vrai, était dès ce moment en état de léthargie ? Ce qui est certain, c’est que cette création marque la victoire définitive des conceptions interclassistes et nationales de Quoc.

Grâce, une fois de plus, à l’efficacité de la Sûreté, on a une connaissance assez fidèle du déroulement de ce Plenum. Le 29 mai 1941, donc trois semaines après sa tenue, la police s’empare de Nguyen Thanh Dzien (c’est l’orthographe dans le document  ; on doit lire Dien – prononcer Zien17), qu’elle interroge, avec les méthodes éprouvées que l’on imagine. Les informations qu’il livre sont fiables, même si la liste des participants à la session du Comité central est incomplète. Dans la nuit du 29 au 30, elle arrête deux autres délégués, signalés par Dzien, Bui San et Ho Xuan Luu18.

Dès le 30, la Sûreté est en mesure de reconstituer le déroulement du Plenum19 :

« Le Congrès à l’extérieur du Comité central du Parti communiste indochinois s’est tenu le 4 ou le 5 mai 1941 près de la frontière sino-tonkinoise, au nord de Soc Giang, et a duré huit jours.

Y ont participé

16. Les services français traduisirent par Société de libération de l’Annam (Sûreté du Tonkin, Rapport Perroche, 5 juin 1941, ANOM, SPCE, pages 266 et suiv. Informations fournies par Ho Xuan Luu. 17. Un autre document de la Sûreté l’appelle également Nguyen Van Dien, ANOM, SPCE, année 1941, page 192.18. Direction de la Sûreté, Rapport Perroche, 5 juin 1941, ANOM, SPCE, pages 266 et suiv. 19. Service de la Sûreté du Tonkin, note n° 11408-S, 30 mai 1941, ANOM, SPCE, pages 190 et suiv. Informations fournies par Nguyen Thanh Dien.

Ho Chi Minh - interieur.indd 254 17/07/2019 15:34

Page 255: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2551940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

1/ Nguyen Ai Quoc dit Thu Son, délégué du Komintern à Trinh-Tay depuis trois ou quatre mois ; porte une petite moustache et une barbiche en pointe clairsemée.

2/ Ha Ba Can20, membre du bureau permanent du Trung Uong.3/ Dang Xuan Khu21, membre du bureau permanent du Trung

Uong.4/ Ly, dit Tan, dit Van, Thô22 de Langson, grand, maigre, cheveux

rejetés en arrière, os zigomatiques saillants, membre du bureau permanent du Trung Uong.

5/ Tuyet, de l’Annam, alias Bui Sang.6/ Mai, de l’Annam, alias Ho Xuan Luu.7/ Ly, dit Ma Huu Giac, émigré depuis longtemps, ex-cadet de

Whampoa, 30 ans environ, faisant partie du Comité central en 1935 et se serait enfui de Cochinchine. Signalement  : taille moyenne, menton pointu, os zygomatiques saillants, front haut, cheveux rejetés en arrière, teint assez clair, yeux enfoncés, porte à l’épaule droite une cicatrice faite par une balle reçue en Chine (Manh Van Lieu).

8/ Hai, annamite de l’Annam, chauffeur au Yunnan, membre suppléant du Comité central. Signalement  : petit, nez à base large, bouche ronde, sourcils très fournis, figure carrée ; a l’index de la main droite coupé (Trinh Dong Hai) ;

9/ Nguyen Thanh Dzien23, dit Thanh Hai, membre suppléant.

Les résolutions suivantes ont été prises à l’issue de ce Congrès :

a/ Remplacer la révolution démocratique bourgeoise par la révolution émancipatrice nationale, afin d’exploiter les sentiments nationalistes de la population ;

20. Hoang Quoc Viet.21. Truong Chinh.22. Minorité ethnique du nord du Viet Nam. 23. Précisément celui qui fut capturé et livra ces informations.

Ho Chi Minh - interieur.indd 255 17/07/2019 15:34

Page 256: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

256

b/ Remplacer le “Front anti-impérialiste Indochinois” par la “Ligue pour l’Indépendance de l’Annam24” (“Viet Nam Doc Lap Dong Minh Hoi”) afin de réaliser l’union de tous les révolutionnaires.

c/ Modifier “l’organisation des Masses” et abandonner les organismes des pays25 syndiqués, ouvriers syndiqués, jeunesses anti-impérialistes, pour former des “Comités de Secours au Pays”.

d/ Intensifier la propagande auprès des militaires et des ouvriers en vue du mouvement insurrectionnel, le parti ne comptant actuellement que des paysans.

e/ En ce qui concerne la propagande écrite  : diminuer les écrits proprement communistes et les remplacer par des brochures faisant appel aux sentiments nationalistes de la population pour l’inviter à venir au secours du pays. Exploiter la popularité de Nguyen Ai Quoc en diffusant des tracts à son nom dans les 3 Kys. Des groupes armés se rendront dans les agglomérations pour répandre des tracts afin de montrer à la population que le parti existe et qu’il est fort. Au cours de ces démonstrations, si des groupes rencontrent un poste faiblement défendu, ils l’occuperont jusqu’à l’arrivée des troupes de renfort du gouvernement.

f/ En ce qui concerne les finances :- faire des collectes auprès des riches ;- utiliser des groupes armées pour enlever les montants des impôts ;- commettre des extorsions à main armée sur la personne

d’étrangers.g/ Relations avec la Chine.Nguyen Ai Quoc s’entremet auprès des communistes chinois et du

Komintern en vue d’obtenir des subsides pour le Parti Communiste Indochinois.

Peu avant le Têt dernier, la “Ligue pour l’Indépendance de l’Annam” a été créée pour entrer en relations avec le gouvernement de Tchang Kai Chek et obtenir son appui. Il y a deux mois environ,

24. On aura remarqué que les services persistaient à traduire Viêt Nam par Annam. 25. Pour paysans.

Ho Chi Minh - interieur.indd 256 17/07/2019 15:34

Page 257: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2571940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

Tchang Kai Chek a envoyé des délégués pour remettre 8.000 $26 à ce groupement.

Parmi les dirigeants de la “Ligue pour l’Indépendance de l’Annam” figurent :

- Ho Hoc Lam, originaire de l’Annam, vieil émigré qui a appartenu à l’état-major de Tchang Kai Chek et qui est actuellement à Kweilam ;

- Nguyen Hai Tan, vieil émigré, qui se trouve actuellement à Trinh Tay

- Vo Nguyen Giap, de l’Annam, ex-professeur de l’école Thanh Long, et Pham Van Dong de l’Annam, ex-reporter de la “Volonté Indochinoise”, font partie de ce Comité.

h/ Éducation- envoyer en Chine dix militants du Tonkin et de l’Annam en vue

de faire leur éducation révolutionnaire ;- envoyer en Chine sept volontaires pour en faire des spécialistes

radio ; - envoyer 200 affiliés à Kweilam (Koang Si) où, avec l’autorisation

de Tchang Kai Chek, ils recevront une instruction militaire supérieur (cadres de l’armée révolutionnaire). Leur instruction durera six mois ».

Au cours de sa déposition, Nguyen Thanh Dzien cita également d’autres noms  : en mars, à Trinh Tay, il rejoignit «  Vo Nguyen Giap, Pham Van Dong, Hai (Tring Dong Hai), Ly (Manh Van Lieu) » (même référence)27 sans préciser toutefois s’ils vinrent ensuite au congrès (en observateurs ?).

Le 6 juin 1941, au terme des travaux, Nguyen Ai Quoc lance un appel à la population :

26. Piastres.27. Rapport Pujol, Service de la Sûreté du Tonkin, note n° 11914-S, 6 juin 1941, ANOM, SPCE, page 187.

Ho Chi Minh - interieur.indd 257 17/07/2019 15:34

Page 258: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

258

«  Respectables vieillards  ! Personnalités patriotes  ! Intellectuels, paysans, ouvriers, commerçants, soldats !

Chers compatriotes !

Depuis que les Français ont été battus par les Allemands, leurs forces se sont désagrégées. Mais, envers notre peuple, ils continuent leurs abominables procédés de pillage (…).

Aujourd’hui, l’heure de la libération a sonné. Compatriotes dans tout le pays  ! Levons-nous  ! Suivons le glorieux exemple du peuple chinois  ! Organisons sans tarder la Ligue pour le salut national qui combattra les Français et les Japonais !

Dans les siècles passés, quand notre pays s’est trouvé en danger devant l’invasion mongole, les vieillards du temps des Tran se sont dressés pour appeler le peuple tout entier à s’unir pour anéantir les envahisseurs. Le danger a été repoussé et la gloire des vieillards s’est transmise à la postérité pour toujours. Nos vieillards et nos personnalités patriotes doivent prendre exemple sur nos illustres ancêtres !

Riches notables, soldats, ouvriers, paysans, intellectuels, fonctionnaires, commerçants, jeunes gens, femmes, vous qui êtes pleins de patriotisme  ! À cette heure, la libération nationale prime tout. Unissons nous !

Le salut national est l’œuvre commune de tout notre peuple. Chaque Vietnamien doit apporter sa contribution. Ceux qui ont de l’argent donneront leur argent, les hommes robustes donneront la force de leurs bras, ceux qui ont des talents donneront leurs talents. Je fais serment de me donner tout entier, si modestes soient mes talents, pour vous suivre dans le service de la patrie, dussé-je y sacrifier ma vie »28.

28. Cité par Paul Isoart, Le Viêtnam, Paris, Armand Colin, Coll. Dossiers U.2, 1969.

Ho Chi Minh - interieur.indd 258 17/07/2019 15:34

Page 259: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2591940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

C’est là, à l’état pur, la quintessence de l’esprit hochiminien (même si ce texte est encore signé Quoc) : l’appel aux grandes traditions patriotiques et l’union des classes contre l’ennemi. Nul doute que l’appel aux « riches notables », par exemple, n’était pas d’une orthodoxie absolue et qu’il aurait valu les foudres du Komintern s’il était parvenu à Moscou… lequel, deux semaines plus tard (Opération Barberousse, 22 juin), eut d’autres soucis.

Ce n’est pourtant qu’en septembre que sera formellement fondée la Ligue pour l’indépendance du Viet Nam (Viet Nam Doc Lap Dong Minh, en abrégé Viet Minh).

La vie quotidienne au maquis

La période qui suit est marquée par l’implantation progressive de noyaux Viet Minh dans l’extrême nord du Tonkin.

Nguyen Ai Quoc trouve cependant le temps d’écrire quelques poèmes. Mais, chez lui, le message politique n’est jamais éloigné.

Le 21 avril 1942, il écrit ces quelques vers, exaltant l’union des forces dans le combat29 :

« Une grosse pierreUne lourde pierreUn seul hommeNe peut la faire bouger.

Une lourde pierreUne pierre solideQuelques hommes seulsNe peuvent la soulever.

Une grosse pierreUne lourde pierreAvec beaucoup d’hommesUnissant nos forces

29. Ho Chi Minh, Vers et prose, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 259 17/07/2019 15:34

Page 260: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

260

On peut la soulever.Unissant nos cœursNous venons à boutDe toutes les affaires difficiles.

Chasser les Français et les JaponaisReconquérir la libertéEst affaire difficileEst une grande affaireSi nous tousSavons nous unirCette affaire grandioseÀ bien sera menée ».

À une autre occasion, il apostrophe avec humour le chef de l’État français (11 juillet 1942)30.

« Malencontreuse, la destinée de la France ;Pétain, maréchal trop vieux, te voilà putride31.À genoux, tête baissée devant les Allemands ;Sourcils froncés, yeux haineux contre les Anglais.Tu as vendu ta patrie, mais “sauveur”, tu te vantes ;Tu te couvres d’opprobre, mais te crois célèbre.Vieux de cette espèce, tu es bien un vieux fou ;Laissant dans l’histoire, à jamais, un sale nom ».

L’un de ses plus proches compagnons d’armes, Vo Nguyen Giap, se souvenait bien des années plus tard, de ces moments de grande précarité matérielle, mais aussi d’exaltation patriotique :

« Quatre années durant, nous avons soigneusement tissé tout un vaste et solide réseau de la Résistance, nous avons mené un intense

30. Traduction de Hoang Xuan Nghi, archives de l’auteur.31. Jeu de mots. Pétain, en vietnamien, s’écrit Pê-Tanh. Tanh signifie nauséabond. Ici, l’auteur a traduit putride (d’après note de Hoang Xuan Nghi).

Ho Chi Minh - interieur.indd 260 17/07/2019 15:34

Page 261: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2611940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

travail politique pour gagner chacun à l’idée de la lutte armée. C’est durant cette période qu’est parvenu totalement à maturité un long processus qui, finalement, a abouti à la Révolution d’août (…). Dès ce moment, on discutait de la préparation de l’insurrection armée. Pourtant, nous n’avions pratiquement pas d’armes  ! Mais nous estimions que la question du lien avec les masses était, en dernier recours, primordiale. Quand on a les masses avec soi, on gagne. Quand on a les masses contre soi ou qu’elles refusent de s’engager, on perd. C’est aussi simple que cela. D’abord, l’organisation des masses. Nous nous sommes installés dans la haute région. Le Président avait maintes fois rappelé l’importance des minorités nationales32 dans la lutte contre l’occupant. Nous avons commencé par l’organisation de ces minorités. Parfois, les habitants ne parlaient pas le vietnamien, nous avons donc appris leurs langues. Les premières bases de la Révolution d’août sont nées là, au Viet Bac. À tous les niveaux, nous avons ouvert des cours de formation politique. Tous nos cadres – et l’Oncle Ho donnait l’exemple – se transformaient en instructeurs. Nous nous déplacions, nous formions rapidement des cadres qui, eux-mêmes, pouvaient vite enseigner à d’autres les rudiments. L’éducation politique était le fondement de tout succès durable. C’est en appliquant ce principe que nous avons peu à peu élargi nos bases. Le contenu de la formation était simple. L’Oncle Ho y veillait, il insistait pour que chaque idée soit accessible. Nous commencions par un exposé rapide de la situation internationale, insistant sur la défaite inéluctable du fascisme, sur les succès de l’armée rouge. Puis, nous abordions la situation vietnamienne, les moyens de la lutte, la préparation de l’insurrection, l’organisation du Viet Minh, il y avait des cours pratiques  : Comment prendre la parole ? Comment exposer clairement une situation ? Comment présider une réunion ? Comment prendre les précautions élémentaires pour préserver la sécurité ? Nous n’étions pas toujours à la hauteur de nos tâches. Un

32. C’est la terminologie vietnamienne pour désigner les très nombreuses minorités eth-niques. La région qu’évoque Vo Nguyen Giap, entre la Chine du Sud et l’extrême Nord du Vietnam, est une véritable mosaïque ethnique. Les diverses populations ont des cou-tumes et des langues fort différentes.

Ho Chi Minh - interieur.indd 261 17/07/2019 15:34

Page 262: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

262

jour, un de mes “élèves” voulut se retirer. Renseignement pris, je m’aperçus que je n’avais pas été assez clair dans mon exposé et qu’il ne m’avait pas compris. Je m’étais embrouillé, cherchant à exposer de façon abstraite “les contradictions de la situation internationale” (…). Cela a été pour moi une salutaire leçon. Le Président accordait lui-même une très grande importance à ces aspects : simplicité, limpidité des idées exposées. Il était tout le contraire d’un théoricien de salon, sans lien avec la réalité concrète. Il liait en permanence théorie et pratique. Il se souciait toujours de l’application concrète des choses de chaque détail, jusqu’au plus petit parfois. Par exemple, nous éditions un journal, “Viet Nam Doc Lap”, en abrégé “Viet Lap” (“Vietnam indépendant”). L’Oncle se souciait même des caractères utilisés dans notre imprimerie clandestine. C’est lui qui me persuada d’adopter les plus gros caractères possibles, au détriment de la longueur des articles. Pourquoi ? “Nous devons tout faire pour être immédiatement compris, même par le paysan le moins cultivé”, ne cessait-il de dire. Dans d’autres cas, nous avions recours au dessin, pour mieux faire comprendre des choses. Nous avions vraiment l’impression – justifiée – qu’il ne voulait pas ignorer les choses dites “secondaires”. L’Oncle Ho nous répétait toujours que l’organisation du mouvement devait être l’objet de tous nos soins. Et, de fait, nous avions une organisation solide. Il y avait d’abord les éléments les plus éprouvés dans la lutte. Ceux-là étaient membres du Parti. Les cellules étaient les véritables centres de rayonnement de tout le mouvement. Mais le Parti n’est rien sans des liens multiples et divers avec les masses. Nous avions donc un réseau très dense de sympathisants, d’organisations de femmes, de jeunes … Notre intense propagande portait ses premiers fruits. Au fur et à mesure de nos passages dans les villages, nous formions des cadres révolutionnaires qui, ensuite, étendaient le réseau. Bientôt furent conquis les villages que nous nommions “cent pour cent”, c’est-à-dire acquis à notre cause unanimement. Il y eut une sorte de double pouvoir. Même les cadres vietnamiens du régime colonial nous furent acquis. Ces villages “cent pour cent”, puis ces zones “cent pour cent” étaient pour nos militants des gages de sécurité. S’il y avait une tentative de rafle par les colonialistes, nous étions prévenus

Ho Chi Minh - interieur.indd 262 17/07/2019 15:34

Page 263: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2631940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

largement à l’avance et nous pouvions nous réfugier dans la forêt. Enfin, il ne faut pas oublier que, dans les régions encore officiellement occupées par les colonialistes français et les militaristes japonais, nous organisions également la Résistance. Nous avions des noyaux clandestins, constitués par des camarades extrêmement sûrs, jusque dans les villes. Mais ces camarades étaient obligés de prendre mille précautions pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi. Hélas ! Certains on été capturés. Les Français étaient très cruels avec eux. Souvent, nos militants arrêtés étaient fusillés sur le champ ». 

Naissance définitive d’Ho Chi Minh… dans les prisons chinoises

À la mi-août 194233, Nguyen Ai Quoc quitte de nouveau le Viet Nam, avec comme objectif de chercher des soutiens auprès des éléments de la Chine nationaliste pour le combat commun anti-japonais. Mais un contact discret avec les communistes chinois était prévu34. C’est à cette occasion qu’il décide d’utiliser plus régulièrement et, plus tard, définitivement, le pseudonyme de Ho Chi Minh, «  journaliste chinois résidant au Viet Nam »35, afin de  faire oublier aux nationalistes chinois Nguyen Ai Quoc, trop marqué comme communiste. Il est accompagné par Le Quang Ba jusqu’à la frontière, puis est pris en charge par un guide chinois ami. Mais, dépourvus de papiers en règle, soupçonnés d’être des espions, ils sont immédiatement arrêtés par les autorités locales (22 août 1942). Celles-ci, sans connaître précisément l’identité de leur prisonnier vietnamien, le jettent en prison. Les deux hommes sont trainés de geôle en geôle. Rien à voir avec les prisons de Hong Kong, lorsque Quoc avait la visite d’un avocat influent, était en quelque sorte sous la protection d’une partie au moins de l’opinion. Mais qui, en 1942-1943, lorsque le monde entier était en flammes, pouvait bien se soucier du sort d’un

33. Vu Anh prétend que ce fut en juillet (« De Kunming à Pac Bo », in Avec l’Oncle Ho, op. cit.). 34. Le Tung Son, « Bac Ho o Trung Quoc » (« L’oncle Ho en Chine »), Revue Nghien Cuu Lich Su, Hanoï, mai-juin 1977. 35. Vu Anh, art. cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 263 17/07/2019 15:34

Page 264: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

264

Vietnamien inconnu ? Les conditions de détention sont épouvantables, l’hygiène inexistante, la nourriture rare, les gardiens sont des brutes. Son guide chinois meurt en prison. Dans le Viet Bac, les responsables Viet Minh croient même un moment que Quoc lui-même est mort.

Que faire, quand on est ainsi privé de tout  ? Penser, réfléchir et, pourquoi pas, rêver. Quoc écrit alors une série de poèmes, qui deviendront les Carnets de prison36 :

« Que faire quand on est en prison, sans alcool, sans fleurDevant cette nuit délicieuse et par un temps si beau ?L’homme contemple par la croisée la lune en sa splendeurLa lune regarde le poète à travers les barreaux... »(« La lune », 1943)

« La rose s’ouvre et la roseSe fane sans savoir ce que roseFait. Il suffit qu’un rose parfumS’égare dans une maison d’arrêtPour que hurlent au cœur de l’enferméToutes les injustices du monde » (« L’air d’un soir », 1943)

« Quoique les jambes, les bras étroitement entravésPartout j’entends les oiseaux, je sens le parfum des fleurs.Sentir, écouter, peut-on m’interdire ce bonheurQui rend le chemin moins triste et l’homme moins isolé ? » (« En chemin », 1943)

« Sous le choc du pilon souffre le grain de rizMais l’épreuve passée, admirez sa blancheur !Pareils sont les humains dans le monde où l’on vit : Pour être un homme, il faut le pilon du malheur » (« Le chant du riz pilé », 1943)

36. In Carnet de prison, Paris, Seghers, 1963. Traduction de Phan Nhuan.

Ho Chi Minh - interieur.indd 264 17/07/2019 15:34

Page 265: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2651940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

Les compagnons de Ho, après qu’ils eurent appris qu’il était toujours vivant, se mobilisèrent pour sa libération. Il envoyèrent un câble à Sun Fo, fils de Sun Yat Sen, signé Section vietnamienne de l’Association internationale contre l’agression, demandant la libération d’un certain « Ho Khach Minh »37.

À quel moment les dirigeants chinois comprirent-ils que ce prisonnier pouvait leur être utile ?

En 1942-1943, la priorité des priorités, pour eux, est la lutte contre un Japon alors au faîte de sa puissance. D’où l’idée de l’affaiblir sur ses arrières par une activité nationaliste en Indochine. Mais sur qui s’appuyer ? Il y a bien ce Viet Nam Cach Mang Dong Minh Hoï (Ligue révolutionnaire du Viet Nam), dit Dong Minh Hoï, fondé en octobre 1942, docile aux intérêts chinois. Mais le mouvement souffre d’une absence d’implantation, et même de notoriété sur le terrain. Son président, Nguyen Hai Than, ancien compagnon de Phan Boi Chau, est déjà assez âgé (né en 1878), qui plus est «  un personnage terne, ne jouissant d’aucune autorité et ne disposant d’aucun moyen », selon Jean Sainteny, qui l’a côtoyé à ce moment38. Mais surtout, Than n’est plus revenu au Viet Nam depuis 1915. Il ne peut lutter à armes égales avec ce Ho Chi Minh, vite identifié à Nguyen Ai Quoc, à l’aura incomparable, et avec son Viet Minh, encore faible, mais installé, lui, au Tonkin. Fortement anticommunistes, ces dirigeants n’acceptèrent pas de bon cœur une coopération avec le Viet Minh contre les Japonais. Mais, pragmatiques, ils le firent.

C’est finalement le général Chang Fa Kwei qui décide la libération de Ho (16 septembre 1943), espérant l’utiliser. Mais, bien que formellement libre, Ho est en réalité en résidence surveillée. Il ne peut rejoindre le Viet Nam que fin septembre 194439.

37. K. C. Chen, op. cit. 38. Op. cit. 39. Id.

Ho Chi Minh - interieur.indd 265 17/07/2019 15:34

Page 266: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

266

La stratégie internationale du Viet Minh, 1945

Quelles sont, dans les derniers temps de la guerre, les possibilités d’alliances internationales pour le Front Viet Minh ?

On aurait pu penser aux liens multidécennaux de son chef avec les anciens éléments de l’Internationale communiste (dissoute par Staline en mai 1943). Mais ils sont éparpillés dans le monde, souvent eux-mêmes clandestins. Quant à l’appareil d’État soviétique, il est alors à mille lieues de s’intéresser à ce petit pays d’Extrême-Orient. Rappelons que de toute façon l’URSS n’entrera en guerre contre le Japon qu’en août 1945. Quant aux bases communistes chinoises, elles sont encore au nord du pays, à des milliers de kilomètres.

La France libre ? Elle est alors dans l’incapacité de peser sur la situation dans cette région du monde. Et, de toute façon, quand Ho Chi Minh et ses camarades eurent des échos de ses positions impériales (déclaration gouvernementale du 24 mars 1945), ils furent fixés : elle maintenait la division artificielle du Viet Nam en trois entités et envisageait tout au plus une rénovation, une modernisation d’une Indochine proclamée fièrement toujours française.

Restaient les Américains. Avec eux, le jeu fut subtile et étonnant40. Les photos représentant Ho, Giap, d’autres dirigeants Viet Minh aux côtés des agents américains de l’Office of Strategics Services (l’ancêtre de la CIA) sont connues. Mais il faut ici éviter tout anachronisme : ce pacte de fait est conclu avec l’Amérique de Roosevelt, bien avant le grand virage de la guerre froide qui réintroduira des clivages nets entre deux mondes. Les intérêts des États-Unis et du Viet Minh étaient – certes provisoirement – convergents : contre le Japon, bien sûr, ennemi principal, mais aussi, subrepticement, contre le colonialisme français, que les uns et les autres souhaitaient évincer de la région.

40. Dixee R. Bartholomew-Feis, The OSS and Ho Chi Minh: Unexpected Allies in the War against Japan, Lawrence, University Press of Kansas, 2006 ; on se reportera également à l’étude très fouillée de la diplomatie américaine de l’époque dans le première partie du maître-ouvrage de Stein Tonnesson, The Vietnamese Revolution of 1945. Roosevelt, Ho Chi Minh and de Gaulle in a World at War, London, Newburry Park, New Delhi, SAGE Publ., International Peace Institute, Oslo, 1991.

Ho Chi Minh - interieur.indd 266 17/07/2019 15:34

Page 267: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2671940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

En février 1945, Ho refranchit la frontière avec, cette fois, l’assurance de n’être pas inquiété. En mars, à Kunming, il rencontre divers responsables de l’OSS. Charles Fenn, l’un d’entre eux, rencontré le 17 mars, se souvient qu’il avait alors « vaguement entendu d’une organisation qu’on disait communiste ». Est-ce vrai ? demande-t-il à son interlocuteur. Lequel rit de bon cœur : les Français « dénoncent comme communiste tous les Annamites qui veulent l’indépendance »41. Il rencontre également le général Chennault. Mais celui qui l’a alors le plus côtoyé (et qui restera à vie un ami) fut le major Archimedes L. A. Patti. Bien des années plus tard, Patti publiera un livre passionnant de témoignage, au titre magnifique et… baudelairien, Why Vietnam ? Prelude to America’s Albatros42 :

« Je trouvai la première mention d’Ho Chi Minh dans un câble de l’ambassadeur Gauss du 31 décembre 1942. Ce câble se référait à une récente dépêche rapportant l’arrestation d’un leader vietnamien, un Annamite du nom de Ho-Chih-chi ( ? ), soi-disant détenu à Liuchow, Kwangsi, depuis le 2 septembre. Un an plus tard, notre ambassadeur à Chungking fit parvenir au Département d’État deux lettres signées du “Comité central de la section indochinoise de la social sur international anti invasion“43. Le premier, en français, était adressé à l’ambassadeur des USA et l’autre, en chinois, au généralissime Chiang. Les deux étaient datés du 25 octobre 1943, Hanoï, mais portaient la marque de la poste du 25 novembre 1943, Tsingsi (Ch’ing-hsi). La lettre à notre ambassadeur demandait une aide à l’Association pour qu’il obtienne la libération du délégué Ho Chi Minh. La lettre à Chiang lui demandait d’accorder la liberté à Ho Chi Minh afin que celui-ci pût prendre la tête des membres de l’Association dans les activités contre les Japonais (…). La persistance avec laquelle le nom de Ho Chi Minh apparaissait dans le dossier avait éveillé mon intérêt et je demandai l’avis de mon

41. Charles Fenn, op. cit. 42. Berkeley, Los Angeles, London, Univ. of California Press, 1980. 43. En français dans le texte.

Ho Chi Minh - interieur.indd 267 17/07/2019 15:34

Page 268: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

268

ami et bon connaisseur de l’Indochine Austin Glass44. Il était informé de l’existence de cet Annamite n’était pas sûr de l’identité que celui-ci utilisait, pas plus que du lieu où l’on pourrait le trouver, depuis qu’il n’avait plus de domicile fixe. Glass me dite : “Cherche au Tonkin“ ».

Survient, le 9 mars 1945, le coup de force japonais. En quelques jours, toute l’administration française est détruite. Mais aussi, mais surtout, aux yeux des Américains, les (il est vrai faibles) réseaux gaullistes qui pouvaient donner quelques informations. Nul ne peut évidemment prédire, à ce moment, que la puissance japonaise n’en a plus que pour quelques mois : le premier essai atomique (Alamogordo, Nouveau Mexique) n’aura lieu que le 16 juillet suivant, le largage sur Hiroshima le 6 août. En ce printemps 1945, l’OSS ne peut guère compter, sur le terrain, que sur le Viet Minh. Patti rencontre Ho pour la première fois le 27 avril 1945.

« La sincérité, le pragmatisme et l’éloquence de Ho me firent une impression ineffaçable (…). En des termes bien calculés, Ho fit miroiter une proposition très attrayante qu’il savait que nous examinerions sérieusement. Astucieusement, il ne demanda rien : il présenta tout simplement le potentiel de son organisation politico-militaire. Pour le reste il était disposé à attendre sans aucun engagement de notre part ».

Ho comptait donc bien utiliser les Américains. Mais… la réciproque était vraie :

« D’un point de vue pratique, Ho et le Vietminh m’apparurent comme une solution à mon problème immédiat d’établir des opérations en Indochine ».

Un plan commun américano-Viet Minh de lutte contre les Japonais est mis en place. Ho Chi Minh revient alors au Viet Nam, glisse vers le sud, s’installe en mai à Tan Trao (province de Tuyen Quang), à une 44. Personnage oublié, mais important. Glass avait été Dr de la Standard Oil à Haïphong, avait épousé une Vietnamienne et parlait la langue du pays. Ho le connaissait, demanda d’ailleurs de ses nouvelles à Patti dès leur première rencontre.

Ho Chi Minh - interieur.indd 268 17/07/2019 15:34

Page 269: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2691940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

centaine de kilomètres de Hanoï. C’est là qu’il reçoit, le 16 juillet, une équipe américaine parachutée, dirigée par le commandant Allison K. Thomas, laquelle ira jusqu’à entamer une préparation de miliciens Viet Minh à la guérilla.

Après l’apocalypse atomique, le Japon cède enfin. Le 17 août, Ho – qui n’a à ce moment aucun titre officiel – écrit au nouveau président, Harry Truman,  sollicitant une confirmation de la coopération pour la conquête et la préservation de l’indépendance. Mais la politique américaine a entamé une nette évolution. Si l’hostilité au colonialisme français reste vive, l’engagement communiste de la plupart des dirigeants du Viet Minh, connu de tous, effraie désormais à Washington.

À Potsdam, lors de la conférence Churchill-Truman-Staline (17 juillet-2 août), l’Indochine est coupée en deux zones  : au nord du 16è parallèle, les nationalistes chinois (les protégés de Washington) sont chargés de désarmer les Japonais et de contrôler le territoire ; au sud, les Britanniques reçoivent la même mission. La France n’a évidemment pas été consultée. Quant aux compagnons de Ho Chi Minh, qui s’en soucie ?

Mais ces grands décideurs ont oublié un détail : cette équipe, elle, est déjà sur place.

Derniers préparatifs de l’insurrection générale

Au mois de juillet 1944, une réunion de la direction du PCI avait retenu le mot d’ordre d’insurrection armée pour tout le nord du pays. Le Viet Minh était alors solidement implanté dans toute la région, dite Cao-Bac-Lang45 (= Cao Bang, Bac Kan, Lang Son) et bénéficiant de la protection de la population. Lorsque les responsables du Viet Minh apprennent le retour de Ho, ils le consultent. Fort de son expérience – et de son autorité –, il s’oppose à ce plan. Témoignage de Vo Nguyen Giap, chargé avec Vu Anh de ce contact :

45. À ne pas confondre avec une seconde utilisation de cette appellation, à la veille de l’attaque d’octobre 1950, dite Bataille des frontières par les Vietnamiens, de la RC 4 par les Français.

Ho Chi Minh - interieur.indd 269 17/07/2019 15:34

Page 270: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

270

« La résolution se basait uniquement sur la situation du Cao-Bac-Lang, sans tenir compte de l’ensemble du pays. Dans les conditions de l’heure, jeter sans plus attendre toutes nos forces dans la guérilla sur une grande échelle, comme le prévoyait la résolution, c’était marcher au devant d’énormes difficultés, pires encore que celles que l’on venait de connaître. Bien que le mouvement montât dans l’ensemble du pays, aucune autre région n’était encore en état d’engager une action armée pour soutenir le Cao-Bac-Lang. Ce ne serait qu’un jeu pour les ennemis de concentrer ses forces contre nous (…). La phase de la révolution pacifique est déjà dépassée, mais l’heure de l’insurrection générale n’a pas encore sonné »46.

Effectivement, en cet automne 1944, la France coloniale dispose encore d’une forte capacité répressive, malgré le flou du pouvoir (la France libre maîtresse de Paris, alors que l’amiral Decoux, mis en place par Vichy, restait Gouverneur général) et que les troupes japonaises, présentes en masse sur le territoire vietnamien, n’auraient guère goûté une insurrection pilotée par des communistes.

Mais, à bien lire la conclusion de Ho, il y avait bien deux volets  : certes, l’affrontement direct et immédiat avec la puissance coloniale eût été suicidaire, mais « la phase de la révolution pacifique (était) déjà dépassée  ». Toujours d’après le témoignage de Giap, Ho propose à ses collaborateurs d’adopter une appellation qui insiste sur le primat du politique sur le militaire, de la propagande sur l’action armée. Ce sera une permanence de la pratique communiste vietnamienne, même à l’apogée des affrontements armés.

Ainsi naquit la Brigade de propagande armée de l’Armée de libération du Viet Nam. En décembre, Ho rédige les directives47 :

«  1. Le nom “Brigade de propagande de l’Armée de libération” signifie que l’action politique de la brigade importe plus que son effort militaire. Elle s’occupe avant tout de propagande. Pour arriver à une action efficace, le principe fondamental à observer en matière militaire

46. Art. cité, in Avec l’Oncle Ho, op. cit. 47. Document signé Ho Chi Minh, in Œuvres choisies, Vol. 2, Hanoï, Éd. en Langues étrangères, 1962.

Ho Chi Minh - interieur.indd 270 17/07/2019 15:34

Page 271: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2711940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

est de regrouper les forces. Aussi, suivant les nouvelles directives de notre organisation, conviendra-t-il de choisir, parmi les formations de guérilleros de Bac Can, Lang Son et Cao Bang48, les éléments des plus résolus et les plus ardents pour constituer notre principale brigade. On dotera celle-ci de la plus grande partie des armes disponibles. Notre résistance étant de caractère populaire, il y a lieu de mobiliser et d’armer le peuple tout entier. C’est pourquoi, en même temps qu’on regroupe les forces pour constituer la première brigade, on doit penser à conserver les forces régionales, à coordonner leur action et à les aider à tout point de vue. En revanche, la brigade a le devoir d’épauler les cadres régionaux, de s’occuper de leur instruction, de les doter d’armements le cas échéant, le tout pour permettre aux forces régionales de grandir constamment.

2. À l’égard des forces régionales  : regrouper les cadres pour les instruire, les envoyer ensuite dans les localités, procéder aux échanges d’expériences, maintenir une solide liaison entre les diverses unités, coordonner leur action au combat.

3. Tactique. Pratiquer la méthode de la guérilla : secret, rapidité, initiative (aujourd’hui à l’est, demain à l’ouest), apparaître et disparaître à l’improviste sans laisser de trace.

La brigade de propagande de l’Armée de libération du Viet Nam est appelée à devenir l’ainée d’une nombreuse famille. Puisse-t-elle voir naître au plus tôt de nouvelles brigades qui l’épauleront. Modestes, sans doute sont ses débuts, mais elle voit s’ouvrir devant elle les plus glorieuses perspectives. Elle est l’embryon de l’Armée de libération et elle a devant elle pour champ d’action tout le sol du Viet Nam, du Nord, au Sud ».

Une intuition de génie de Ho fut de confier cette Brigade puis, plus tard, toutes les responsabilités militaires… à un civil, un jeune

48. Villes du Viet Bac, zone la plus septentrionale du pays, centre de la région où étaient implantées les premières unités de guérilleros.

Ho Chi Minh - interieur.indd 271 17/07/2019 15:34

Page 272: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

272

professeur d’Histoire, déjà croisé ici, Vo Nguyen Giap, encore très jeune (né en 1911), sans expérience militaire aucune. »

Témoignage de Giap :

« Lorsque les camarades, à Hanoï, début 1940, avant que je me rende en Chine, dira-t-il plus tard, m’ont fait part de la décision du Parti de préparer la lutte armée, je suis allé à la Bibliothèque centrale. J’ai cherché dans le “Grand Larousse” les différents articles concernant les techniques militaires. Je me souviens par exemple de l’article “grenade”. J’essayais de comprendre. Et c’était difficile  ! “grenade offensive”… “grenade défensive”… “détonateur”… Je ne savais pas ce que était un détonateur ! »49.

Le temps, alors, joue pour les révolutionnaires vietnamiens. Après la capitulation japonaise du 15 août 1945, jamais occasion favorable n’avait été aussi manifeste : les Français désarmés et totalement désorganisés (les decouistes-vichystes) ou pas encore arrivés (les troupes de D’Argenlieu-Leclerc)… les Japonais devenus des observateurs pas mécontents de constater le désarroi des Blancs… les Chinois nationalistes et les Britanniques n’ayant pu encore totalement investir les zones décidées à Potsdam (voir supra)… : il y avait un véritable vide du pouvoir.

Le chef du Viet Minh rend alors publique une Lettre aux compatriotes de tout le pays, document signé Nguyen Ai Quoc (ce sera le denier dans ce cas), comme un symbole de passage de relais entre la grande notoriété de ce nom et celui de Ho Chi Minh, homme d’une ère nouvelle50 :

« Chers compatriotes,

Il y a quatre ans, dans une de mes lettres, je vous ai appelé à vous unir51. Parce que l’union donne la force. Et seule la force permet de reconquérir l’indépendance et la liberté.

49. In Vo Nguyen Giap, Une Vie, op. cit. 50. Lettre signée Nguyen Ai Quoc, in Brisons nos fers, Hanoi, Éd. Langues étrangères, 1980.51. Allusion à l’appel du 6 juin 1941 cité supra.

Ho Chi Minh - interieur.indd 272 17/07/2019 15:34

Page 273: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2731940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

Actuellement l’armée japonaise a été écrasée. Le mouvement de salut national s’est étendu à tout le pays. La Ligue révolutionnaire pour l’indépendance du Viet Nam (Viet Minh) compte des millions d’adhérents venus de toutes les couches sociales, intellectuels, paysans, ouvriers, commerçants, soldats et de toutes les nationalités du pays, Viet, Tho, Nung, Muong, Man52. Dans la ligue, nos compatriotes avancent au coude à coude, sans distinction d’âge, de sexe, de religion et de fortune.

La Ligue Viet Minh a convoqué récemment le Congrès des délégués du peuple du Viet Nam, et a désigné le Comité de libération nationale en vue de diriger le peuple tout entier dans sa lutte pour l’indépendance.

C’est là un très grand progrès dans l’histoire de la lutte menée par notre peuple depuis près d’un siècle pour sa libération. C’est là un fait qui transporte d’enthousiasme nos compatriotes et qui me remplit d’une très grande joie.

Cependant nous ne pouvons considérer que ce soit suffisant. Notre lutte sera encore dure et longue. La défaite des Japonais ne nous libérera pas du jour au lendemain. Nous devrons encore continuer nos efforts et lutter. Seule l’union dans la lutte nous vaudra l’indépendance.

La Ligue Viet Minh est la base de l’union de notre peuple dans sa lutte actuelle. Adhérez à la Ligue Viet Minh, soutenez-la, faites en sorte qu’elle soit plus grande, plus forte encore. Le Comité de libération du peuple du Viet Nam est, pour ainsi dire, notre Gouvernement provisoire en ce moment. Unissez-vous autour de lui, faites en sorte que sa politique et ses ordres soient appliqués dans tout le pays.

Ainsi, il est certain que notre Patrie retrouvera sous peu son indépendance, et notre peuple sa liberté.

52. Noms de diverses ethnies qui composent la population vietnamienne. Les Viet sont l’ethnie majoritaire.

Ho Chi Minh - interieur.indd 273 17/07/2019 15:34

Page 274: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

274

Chers compatriotes,

L’heure décisive pour le sort de notre peuple a sonné. Debout, compatriotes, et libérons-nous par nos propres forces. Dans le monde, de nombreux peuples opprimés rivalisent d’ardeur dans la marche à l’indépendance. Nous ne saurions être en retard. En avant ! En avant ! Allez courageusement de l’avant sous la bannière de la Ligue Viet Minh ! »

Dans le courant de la seconde quinzaine d’août, la Révolution l’emporte partout. A Huê, le 25, l’empereur Bao Dai accepte de remettre son acte d’abdication à des émissaires Viet Minh, Tran Huy Lieu et Cu Huy Can. Il affirme agir de son plein gré, préférer être citoyen d’une République libre qu’Empereur d’un pays soumis. Plus tard, lorsque les passions se furent éteintes, il persista dans cette version :

«  J’éprouve une grande paix intérieure, un grand calme. Je n’ai aucun regret. J’ai presque envie de m’écrire : “Enfin libre” »53.

Bao Dai acceptera de devenir (un court temps) conseiller du gouvernement, sous son nom de citoyen, Vinh Thuy. Les photos montrant côte à côte, dans une apparente complicité, l’aristocrate, héritier du trône d’Annam et le révolutionnaire professionnel, ancien proscrit, condamné naguère à mort par un tribunal du même Annam, sont parmi les plus curieuses de l’histoire contemporaine.

Les premiers émissaires du Viet Minh, parmi lesquels le secrétaire général Truong Chinh, se rendent immédiatement à Hanoï, afin de prendre contact avec les réseaux urbains mis en place depuis longtemps. Ils préparent activement la prise du pouvoir.

Ho Chi Minh peut alors se rendre à son tour dans la capitale. Il s’y installe le 25 août (le jour même de la capitulation de Bao Dai), au 48 rue Hang Ngang (rue des Cantonnais)54.

53. Le Dragon d’Annam, Paris, Plon, 1980. 54.. Truong Chinh, « Le retour de l’Oncle Ho à Hanoi », propos recueillis par Thanh Tin, Le Courrier du Vietnam, Hanoi, novembre 1988.

Ho Chi Minh - interieur.indd 274 17/07/2019 15:34

Page 275: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2751940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

Quatre jours après, un agent de la France libre, Guy de Chezal, probablement le premier Français de cette ère nouvelle, rencontre Ho à Hanoï (29 août)55. Le leader vietnamien lui laisse « une extraordinaire impression d’intelligence et de bonté ». C’est peut-être auprès de lui que Ho prononcera pour la première fois une phrase passée à la postérité :

« La France a les plus belles idées. Mais ce ne sont pas pour elle des articles d’exportation ».

Ho Chi Minh, Déclaration d’indépendance, Hanoi, 2 septembre 194556

Le 2 septembre, sur la place Ba Dinh (ex place Mgr Puginier), à Hanoï, à deux pas de l’imposante bâtisse du Gouvernement général, un petit homme d’allure modeste prononce un discours historique. C’est la première fois qu’un certain Ho Chi Minh apparaît en public. Peu, alors, savent que le nouveau Président et Nguyen Ai Quoc ne sont qu’une seule et même personne. Le texte a été rédigé par Ho lui-même ; cependant, pour lui assurer une totale solennité, il est co-signé par les autres membres du Gouvernement provisoire, majoritairement Viet Minh  : Tran Huy Lieu, Chu Van Tan, Duong Duc Hien, Nguyen Manh Ha, Pham Ngoc Thach, Vu Trong Khanh, Vu Dinh Hoe, Vo Nguyen Giap, Pham Van Dong, Nguyen Van To, Cu Huy Can, Nguyen Van Xuan, Dao Trong Kim et Le Van Hien.

Jean Sainteny, l’un des rares témoins français présents ce jour-là, témoigna plus tard :

«  J’ai chiffré à plusieurs centaines de milliers le nombre de manifestants qui participèrent à cette fête du 2 septembre. En fait il était très difficile de procéder à une évaluation précise. Les provinces étaient représentées, leurs délégations défilant en costumes régionaux.

55. Parachuté en Indochine, Paris, Éd. les Deux-Sirènes, Coll. Cette sacrée vérité, 1947. 56. Déclaration faite au nom du Gouvernement provisoire, publiée pour la première fois en français dans La République, Hanoi, 18 octobre 1945. Repris ensuite dans divers ouvrages consacrés au président Ho Chi Minh.

Ho Chi Minh - interieur.indd 275 17/07/2019 15:34

Page 276: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

276

De nombreux prêtres catholiques participaient également en bonne place à cette manifestation. L’ordre dans lequel eut lieu le défilé, et principalement l’absence de cris séditieux ou hostiles, en fut l’un des aspects les plus remarquables. L’itinéraire principal empruntait l’avenue Brière de l’Isle, qui passe devant le palais. Dans cette foule, nous ne constatâmes aucun geste hostile vers nous, pas plus que vers cette demeure symbole de la souveraineté française en Indochine »57.

Texte de la Proclamation :

« “Tous les hommes naissent égaux. Le Créateur nous a donné des droits inviolables, le droit de vivre, le droit d›être libre et le droit de réaliser notre bonheur”. Cette parole immortelle est tirée de la Déclaration d›indépendance des États-Unis d›Amérique en 177658. Prise dans un sens plus large, cette phrase signifie : Tous les peuples sur la terre sont nés égaux ; tous les peuples ont le droit de vivre, d’être heureux, d’être libres. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la Révolution française de 1791 proclame également : “Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits”. Ce sont là des vérités indéniables. Et pourtant, pendant plus de quatre-vingts années, les colonialistes français, abusant du drapeau de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, ont violé notre terre et opprimé nos compatriotes. Leurs actes vont directement à l’encontre des idéaux d’humanité et de justice. Dans le domaine politique, ils nous ont privés de toutes les libertés. Ils nous ont imposé des lois inhumaines. Ils ont constitué trois régimes politiques différents dans le Nord, le Centre et le Sud du Vietnam pour détruire notre unité nationale et empêcher l’union de notre peuple. Ils ont édifié plus de prisons que d’écoles. Ils ont sévi sans merci contre nos patriotes. Ils ont noyé nos révolutions dans des fleuves de sang. Ils ont jugulé l’opinion publique et pratiqué une politique d’obscurantisme. Ils nous ont imposé l’usage de l’opium et de l’alcool pour affaiblir notre race. Dans le domaine

57. Histoire d’une paix manquée. Indochine, 1945-1947, Paris, Amiot-Dumont, 1953. 58. Ho Chi Minh, alors appelé Ly Thuy lorsqu’il habitait à Canton, avait déjà utilisé ces formules de la Déclaration américaine dans Duong Kach Menh (La Voie de la Révolution) en 1926.

Ho Chi Minh - interieur.indd 276 17/07/2019 15:34

Page 277: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2771940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance

économique, ils nous ont exploité jusqu’à la moelle, ils ont réduit notre peuple à la plus noire misère et saccagé impitoyablement notre pays. Ils ont spolié nos rizières, nos forêts, nos mines, nos matières premières. Ils ont détenu le privilège d’émission des billets de banque et le monopole du commerce extérieur. Ils ont inventé des centaines d’impôts injustifiables, acculé nos compatriotes, surtout les paysans et les commerçants, à l’extrême pauvreté. Ils ont empêché notre bourgeoisie nationale de prospérer. Ils ont exploité nos ouvriers de la manière la plus barbare.`

En automne 1940, quand les fascistes japonais, en vue de combattre les Alliés, ont envahi l’Indochine pour organiser de nouvelles bases de guerre, les colonialistes français se sont rendus à genoux pour leur livrer notre pays. Depuis, notre peuple sous le double joug japonais et français a été saigné littéralement. Le résultat a été terrifiant. Dans les derniers mois de l’année passée et le début de cette année, du Quang Tri au Nord Vietnam, plus de deux millions de nos compatriotes sont morts de faim. Le 9 mars dernier, les Japonais désarmèrent les troupes françaises. Les colonialistes français se sont enfuis ou se sont rendus. Ainsi, bien loin de nous “protéger”, en l’espace de cinq ans, ils ont par deux fois vendu notre pays aux Japonais.

Avant le 9 mars, à plusieurs reprises, la Ligue Viet Minh a invité les Français à se joindre à elle pour lutter contre les Japonais. Les colonialistes français, au lieu de répondre à cet appel, ont sévi de plus belle contre les partisans du Viet Minh. Lors de leur débandade, ils sont allés jusqu’à assassiner un grand nombre de prisonniers politiques incarcérés à Yen Bai et à Cao Bang. Malgré tout cela, nos compatriotes ont continué à garder à l’égard des Français une attitude clémente et humaine. Après les événements du 9 mars, la Ligue Viet Minh a aidé de nombreux Français à passer la frontière, en a sauvé d’autres des prisons nippones et a protégé la vie et les biens de tous les Français. En fait, depuis l’automne de 1940, notre pays a cessé d’être une colonie française pour devenir une possession nippone. Après la reddition des Japonais, notre peuple tout entier s’est dressé pour reconquérir sa souveraineté  nationale et a fondé la République démocratique du

Ho Chi Minh - interieur.indd 277 17/07/2019 15:34

Page 278: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Vietnam. La vérité est que notre peuple a repris son indépendance des mains des Japonais et non de celles des Français.

Les Français s’enfuient, les Japonais se rendent, l’empereur Bao Dai abdique. Notre peuple a brisé toutes les chaînes qui ont pesé sur nous durant près d’un siècle, pour faire de notre Vietnam un pays indépendant. Notre peuple a, du même coup, renversé le régime monarchique établi depuis des dizaines de siècles, pour fonder la République démocratique. Pour ces raisons, nous, membres du Gouvernement provisoire, déclarons, au nom du peuple du Vietnam tout entier, nous affranchir complètement de tout rapport colonial avec la France impérialiste, annuler tous les traités que la France a signés au sujet du Vietnam, abolir tous les privilèges que les Français se sont arrogés sur notre territoire. Tout le peuple du Vietnam, animé d’une même volonté, est déterminé à lutter jusqu’au bout contre toute tentative d’agression de la part des colonialistes français.

Nous sommes convaincus que les Alliés, qui ont reconnu les principes de l’égalité des peuples aux conférences de Téhéran et de San Francisco ne peuvent pas ne pas reconnaître l’indépendance du Vietnam. Un peuple qui s’est obstinément opposé à la domination française pendant plus de quatre-vingts ans, un peuple qui, durant ces dernières années, s’est résolument rangé du côté des Alliés pour lutter contre le fascisme, ce peuple a le droit d’être libre, ce peuple a le droit d’être indépendant.

Pour ces raisons, nous, membres du Gouvernement provisoire de la République démocratique du Vietnam, proclamons solennellement au monde entier : le Vietnam a le droit d’être libre et indépendant et, en fait, est devenu un pays libre et indépendant. Tout le peuple du Vietnam est décidé à mobiliser toues ses forces spirituelles et matérielles, à sacrifier sa vie et ses biens pour garder son droit à la liberté et à l’indépendance ».

Un État nouveau est né, la République démocratique du Viet Nam (RDV).

Ho Chi Minh - interieur.indd 278 17/07/2019 15:34

Page 279: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

Lors des derniers temps du conflit mondial, le gouvernement de Gaulle, qui s’est installé après la libération de Paris, a bien peu d’informations sur la réalité, sur place, en Indochine, les services de l’État pétainiste avaient été décapités, ceux de la France libre pas encore réellement mis en place. Aussi la plus extrême confusion régna-t-elle1. Et, d’abord, on s’interrogea sur la nature du mouvement Viet Minh. Et sur son chef, ce Ho Chi Minh dont le nom était une découverte pour beaucoup. On imagine la fièvre qui a dû s’emparer des milieux officiels lors des premières apparitions de ce nom. Certains services français pensent que ce Ho est Hoang Quoc Viet2 (effectivement un autre dirigeant du Viet Minh). Lorsqu’un agent (probablement Arnoux, jusqu’alors au service de Vichy, qui a repris du service auprès de la France libre) risque l’hypothèse que ce pourrait bien être Nguyen Ai Quoc un fonctionnaire du ministère des Colonies s’indigne :

« Quel est le fou qui nous adresse une telle information ? Tout le monde sait que Nguyen Ai Quoc est mort à Hong Kong entre 1931 et 1933 »3.

En métropole, où évidemment la question indochinoise est toujours secondaire, on est donc sevré d’informations fiables. Celles qui parviennent sont parcellaires et parfois inexactes. Un jeune quotidien du soir, Le Monde, informe ses lecteurs dans son édition datée des 1er et 2 septembre 1945… jour de la proclamation de l’indépendance à Hanoï : 1. Voir Alain Ruscio, «  Le monde politique français et la révolution vietnamienne (août-décembre 1945) », in Charles-Robert Ageron (dir.), Les chemins de la décolonisation de l’Empire colonial français, Colloque organisé par l’IHTP, 4 et 5 octobre 1984, Paris, Éd. du CNRS, 1986.2. Jean Lacouture, op. cit. 3. Id.

Ho Chi Minh - interieur.indd 279 17/07/2019 15:34

Page 280: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

280

«  Dans les milieux autorisés français, on ne possède pas de renseignements permettant de caractériser avec une précision certaine l’état de la situation en Indochine. L’empereur d’Annam Bao Daï n’aurait pas abdiqué, comme l’indiquait une information de Chine, mais aurait été déposé. La nouvelle n’est pas encore confirmée, mais elle semble ressortir du fait que Nguyen Hai, chef du parti du Viet Nam, a pris le titre de président de la République »4.

Avec des approximations criantes : Bao Dai avait bel et bien abdiqué… la prise du pouvoir n’était pas le fait du parti Viet Nam, mais du Front Viet Minh... Mais aussi avec une information étonnante : ce « Nguyen Hai  » ne pouvait être que Nguyen Ai Quoc. Ce ne fut pas la seule distorsion orthographique dont souffrit le nom du nouveau président du Viet Nam : « Hichi-Minh »5 ; « Hochimin »6 ;  « Ho Chin Minh »7 ; « Ho Chin Ming »8 ; « Hochinine »9 ; « Ha Chi Minh »10, etc.

Conciliation ou reconquête coloniale ? (la politique française, septembre 1945-mai 1946)

En matière coloniale, la politique française est alors à la croisée des chemins. Faut-il, au nom des intérêts traditionnels, de la reconquête de la grandeur passée, attachée à l’Empire « sur lequel le soleil ne se couche jamais  », tenter de revenir au statu quo ante, ce qui signifie, dans les conditions de fièvre que connaissent alors les territoires colonisés, frapper fort (Algérie, Madagascar) ou même entreprendre de véritables opérations de guerre (Indochine) ? Ou bien faut-il accepter le vent d’émancipation qui souffle alors un peu partout ?

4. « Nouvelles d’Indochine », 2-3 septembre 1945.5. Le Monde, 8 septembre 1945.6. L’Aurore, 14 septembre 19457. Le Monde, 16/17 septembre 1945.8. Le Figaro, 23 septembre 1945, L’Humanité, 18 octobre 1945.9. Le Parisien, janvier 1946.10. Le Monde, 6 mars 1946.

Ho Chi Minh - interieur.indd 280 17/07/2019 15:34

Page 281: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2811945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

Pour l’Indochine, dans la droite ligne de la déclaration gouvernementale du 24 mars 1945, qui excluait toute évolution vers l’indépendance, le monde politique et journalistique est quasi unanime. Le chef du gouvernement, le général de Gaulle, est formel :

«  La position de la France en Indochine est simple. La France prétend recouvrer sa souveraineté sur l’Indochine »11.

Phrases prononcées le 24 août 1945, alors que le Viet Nam, en ébullition, était déjà en grande partie contrôlé par le Viet Minh.

Mais il y a mieux – ou pire – : le 2 septembre suivant, le jour même de l’indépendance du Viet Nam, un certain Jean Bourgoin signe un article dans le quotidien socialiste Le Populaire qui comporte ces formules définitives :

«  A-t-on réfléchi au non-sens implicite que comporte cette expression : “Indépendance de l’Indochine“ ? Car l’Indochine, fédérée par l’arbitrage et le ciment de la civilisation française, cesserait d’exister le jour même où elle viendrait à l’indépendance ».

En complément, et de façon classique en histoire coloniale, les patriotes vietnamiens étaient dénoncés comme agents de l’étranger :

«  Les agitateurs qui prétendent lutter pour l’indépendance de l’Indochine ne sont en réalité que des agents à la solde des Japonais et armés par eux » (Le Monde, 8 septembre)12… « Dix mille soldats japonais ont grossi les rangs des rebelles annamites » (amiral d’Argenlieu, France-Soir, 14 septembre), etc.

11. Conférence de presse, Washington, in Discours et Messages, Vol. I, Pendant la guerre, 1940-1946, Paris, Plon, 1970. Évidemment, le fait que ces formules péremptoires aient été prononcées dans la capitale des Etats-Unis n’était pas dénué de signification. 12. « Les Japonais de Hué demandent des armes pour les effectifs du Viet Nam », Le Monde, 8 septembre 1945

Ho Chi Minh - interieur.indd 281 17/07/2019 15:34

Page 282: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

282

À ce type de raisonnement, appliqué à tout le monde colonisé, s’ajoute dans le cas de l’Indochine une donnée spécifique  : si la nature communiste du Viet Minh a pu échapper aux décideurs français dans les tempêtes du printemps-été 1945, cela n’est plus de mise dès le dernier trimestre de cette année. Nul, désormais, ne peut ignorer que le placide Ho Chi Minh ne fait qu’un avec le terrible Nguyen Ai Quoc. Même si l’intéressé prend un malin plaisir à dérouter ses interlocuteurs. En 1946, à Hanoï, le général Raoul Salan lui demande – un peu ingénument – s’il est bien Quoc. Ho nie catégoriquement13. Toujours en 1946, mais cette fois à Paris, un Vietnamien de France lui pose la même question. Réponse  : « Demandez-le lui, pas à moi  »14. Mais à ce moment, cette identité est devenue une évidence. Dans un article de mai 1946, l’écrivain René Maran affirme :

«  Nguyen Ai Quoc  n’est autre, depuis qu’il a troqué son nom d’autrefois contre celui d’Ho Chi Minh, que l’homme présidant dorénavant aux destinées de la nation vietnamienne »15.

On a déjà cité par ailleurs (voir supra) ce texte de Léo Poldès, son ami des années 1920, publié dans la presse française en juin 1946 :

«  Les dieux d’Asie ont si bien veillé sur Nguyen-ai-Quac qu’ils ont ressuscité le petit travailleur imberbe de l’impasse Compoint sous les traits vénérables et barbus de M. Ho-chi-Minh, président de la République du Viet-Nam ! »16. 

Tout le monde ne porte pas sur lui ce regard amical et légèrement amusé. Malgré les souvenirs de la Résistance française, alors tout proches, l’anticommunisme est partagé par une grande partie des politiciens de métropole. Beaucoup, comme Léon Pignon, conseiller politique

13. David Halberstam, op. cit. 14. Id. 15. « Les Indochinois et la littérature française contemporaine », Les Lettres françaises, 31 mai 1946. 16. Ici Paris Hebdo, 11 juin 1946, art. cité.

Ho Chi Minh - interieur.indd 282 17/07/2019 15:34

Page 283: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2831945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

de D’Argenlieu, taxent secrètement Ho Chi Minh de « vieil agitateur kominternien (…), homme lige de Moscou  » (5 août 1946)17. Cette hostilité ira crescendo au fur et à mesure que les signes avant-coureurs de la guerre froide se multiplieront.

Sur le terrain, il y a des différences considérables de situations18. La RDV contrôle solidement le nord (l’ex-Tonkin) et une grande partie du centre (ex-Annam), quitte à faire des concessions aux Chinois nationalistes. Mais au sud (ex-Cochinchine), les Britanniques ignorent les nouvelles autorités (Comité du Nam Bo, représentant dans la région du gouvernement de Hanoï) et réarment les Français (23 septembre). Le Comité du Nam Bo prend immédiatement le maquis. Bien des historiens considèrent que la guerre dite française d’Indochine a commencé ce jour-là. L’arrivée du général Leclerc, le 5 octobre, concrétise cette situation. Ayez, dit-il à ses compatriotes, « un moral de vainqueurs ». Aux « Indochinois égarés par une propagande pernicieuse », il promet une politique nouvelle… une fois la souveraineté française rétablie19. Il entame alors dans tout le sud du pays une campagne de reconquête efficace et sans états d’âme20.

Pendant ce temps, à Hanoï, une petite équipe de Français (Jean Sainteny, mais aussi le général Salan21) a établi un contact timide avec le gouvernement de la RDV. Elle plaide pour une politique de conciliation, consciente qu’une guerre de reconquête serait infiniment plus compliquée dans ce Tonkin en proie à une extraordinaire fièvre patriotique. Le grand orientaliste Paul Mus, qui parle parfaitement le vietnamien, également sur place, est mieux à même encore de comprendre. Il écrit :

17. Cité par Philippe Devillers, Paris-Saïgon-Hanoï. Les archives de la guerre, 1944-1947, Paris, Gallimard / Julliard, Coll. Archives, 1988.18. Nous n’évoquons ici ni la situation au Cambodge, ni celle au Laos, pour lesquelles le gouvernement dirigé par Ho Chi Minh n’intervient nullement. 19.. Le Monde, 9 octobre.20. Ce n’est qu’à partir de début 1946, cette première mission accomplie, qu’il commen-cera à comprendre l’enracinement du nationalisme vietnamien et à s’interroger sur la vanité d’une reconquête totale, de toute façon bien plus difficile au nord. 21. On a déjà précisé que, tout jeune lieutenant, Raoul Salan avait entamé une carrière indochinoise en 1924. Il connaissait bien la région.

Ho Chi Minh - interieur.indd 283 17/07/2019 15:34

Page 284: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

284

« L’Histoire, en Extrême-Orient, vient de faire sur place un bond prodigieux, un bond d’un siècle. Toutes nos idées sont à remettre à neuf (…). Ce que nous trouvons devant nous, c’est de l’Histoire en fusion »,

concluant :

« Rien n’est plus viable sur le sol de l’Indochine si les Indochinois n’y sont pas associés »22.

À ce «  bond d’un siècle  », la France officielle ne saura finalement appliquer qu’une politique colonialiste vaguement modernisée.

Conciliation ou lutte à mort ? (la politique vietnamienne, septembre 1945-mai 1946)

Qu’en est-il de l’état d’esprit de Ho Chi Minh et de son équipe  ? Après le discours enflammé du 2 septembre, le ton est à la conciliation. Tactique réaliste ? Sans doute. On a précisé maintes fois que, de toute façon, la RDV était fort isolée, sans alliés.

Dans l’immédiat, la nouvelle République a un dossier d’une exceptionnelle complexité à gérer : la présence d’un Corps expéditionnaire chinois au Tonkin, en vertu des accords de Potsdam (voir supra). Entre les derniers jours d’août 1945 et mars 1946, 180.000 hommes, sous le commandement du général Lu Han, s’installent au Tonkin. Or, la méfiance, voire l’hostilité des populations vietnamiennes à l’égard du grand voisin du Nord étaient vives et anciennes. Cette terre avait trop souvent connu au cours des siècles l’occupation venue du nord. Et les Chinois de 1945 se comportaient en maîtres plutôt brutaux, les troupes occupaient des maisons, pillaient… L’autorité du gouvernement Ho était en jeu. Entre deux maux, il fallait choisir. On prête à Ho Chi Minh cette verte expression :

22. « Coup dur sur la Fleuve rouge », Rapport à René Pleven, avril 1946, in L’angle de l’Asie, Paris, Hermann, Collection Savoirs / CNRS, 1977.

Ho Chi Minh - interieur.indd 284 17/07/2019 15:34

Page 285: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2851945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

«  Plutôt flairer un peu la crotte des Français que manger toute notre vie celle des Chinois »23

Cette période apportera une nouvelle démonstration de l’exceptionnelle capacité manœuvrière – au sens noble du terme  : au service d’une cause – de Ho Chi Minh. Que l’on peut résumer d’une formule moins crue : jouer la France très lointaine contre la Chine trop proche, accepter un compromis, certes risqué, mais borné dans le temps, avec la France, plutôt que subir une occupation chinoise dont nul ne pouvait prévoir le terme.

L’hypothèque chinoise sera finalement levée par un accord avec la France, le 28 février suivant  : Lu Han acceptera, avec une certaine mauvaise humeur, d’évacuer le Tonkin.

Les Américains  ? Ils ont nettement pris leurs distances. Roosevelt décédé en avril, Ho Chi Minh s’adresse au nouveau président, Harry Truman. Il lui adresse, entre octobre 1945 et février 1946, huit lettres. Aucune ne reçoit de réponse. Sans évidemment soutenir, à ce moment, la politique française, Washington ne pouvait perpétuer une coopération avec des communistes. La guerre froide menaçait. Pour certains, elle était déjà en place. En privé, Truman dit à qui veut l’entendre que « le temps des compromis est passé  », qu’il est «  fatigué de pouponner les Soviétiques » (janvier 1946). Le 22 février suivant, George Kennan remet au Département d’État, un document, dit «  long télégramme », qui propose un changement radical d’attitude vis-à-vis de l’URSS24. Et on sait que le 5 mars 1946, Churchill prononcera à Fulton, devant un Truman complice, le discours fameux du « rideau de fer ».

Et Moscou, justement ? Ho Chi Minh adresse deux télégrammes (septembre et octobre 194525) à Staline, sans obtenir de réponse. On ne sait à quel moment fut connue, dans la capitale soviétique, l’identité réelle du 23. Paul Mus, Viet Nam, sociologie d’une guerre, Paris, Seuil, Coll. Esprit / Frontière ouverte, 1952.24. Kenneth Jensen (dir.), Origins of the Cold War, Washington DC, US Institute of Peace Press, 1995. 25. Ce second télégramme, en date du 20 octobre, fut intercepté par la Sûreté française. On ne sait s’il fut finalement envoyé à Staline, après lecture. Voir Informations militaires, n° 29, 26 octobre 1945.

Ho Chi Minh - interieur.indd 285 17/07/2019 15:34

Page 286: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

286

président du Viet Nam. Un ancien cadre du Komintern à la tête d’un pays indépendant ? Cette nouvelle aurait dû satisfaire le maître du Kremlin. Il n’en fut rien. La suspicion ancienne – le trop fameux nationalisme – ressurgit. La presse soviétique26 n’évoqua pas la RDV. Le 15 octobre 1945, six semaines après l’indépendance, un article de la revue Temps Nouveaux, destinée à faire connaître la politique officielle de l’URSS à l’étranger, consacra un article entier à l’Asie, citant l’Indochine, sans nulle référence à Ho Chi Minh et à son gouvernement27. Même absence, cette fois sous la plume d’un orientaliste d’importance, Alexandre Gouber (ou Guber) dans la même revue, le 1er novembre28. Les années passent. En novembre 1947, l’Institut du Pacifique (Académie des Sciences de l’URSS) consacre un colloque entier à l’influence de la Révolution d’octobre en Orient. Des exposés sur la Chine, la Corée, l’Inde, l’Indonésie et les Philippines sont présentés… et l’Indochine, seule région où cette influence a entraîné la victoire d’un Parti communiste, est oubliée29.

On connaît aujourd’hui les causes de cette retenue. La première a nom Realpolitik. Si Moscou a commencé alors à

solidifier son glacis en Europe, les zones qu’il ne contrôle pas lui importent peu. L’abandon des maquisards communistes grecs en fut un exemple dramatique. Même chose en Asie centrale. En novembre 1946, Staline laissera son ancien allié, l’État quelque peu artificiel dit République populaire d’Azerbaïdjan, être livré à la destruction par l’armée iranienne. Pourquoi en aurait-il été autrement en Indochine, bien plus éloignée de ce glacis ? Pour Staline, le sort de cette région avait été scellé à Potsdam (rappel : juillet 1945, division en deux zones, le nord confié aux Chinois nationalistes, le sud aux Britanniques). Et puis, pourquoi risquer un affrontement avec la France pour une République vietnamienne réduite à quelques maquis montagneux, à l’avenir improbable à partir de décembre 1946 ?

26. En tout cas la presse destinée aux publics étrangers, en langues française et anglaise. 27. G. Evgueniev, «  L’impérialisme japonais et les peuples d’Asie  », Temps Nouveaux, Moscou, 15 octobre 1945. 28. « Que se passe-t-il en Indonésie et en Indochine ? », Temps Nouveaux, Moscou, 1 er novembre 1945. 29. Questions d’Histoire, Moscou, n° 4, 1948 (en russe), cité par Roger Portal, « Orientalisme soviétique et Extrême-Orient », Revue Politique Étrangère, n° 13 (4), 1948.

Ho Chi Minh - interieur.indd 286 17/07/2019 15:34

Page 287: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2871945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

Enfin, une mesure fut sans aucun doute vue avec la plus extrême méfiance à Moscou : le 11 novembre 1945 Ho Chi Minh et ses camarades avaient pris une décision radicale, l’autodissolution du Parti, transformé en une vague Commission d’études marxistes. Façon habile de s’assurer d’une part la neutralité des occupants chinois, guère enclins à accepter un mouvement communiste aux commandes du pays, d’autre part de désamorcer l’hostilité des nationalistes non communistes. De fait, le PCV tenait vraiment les manettes. Il n’empêche : au sein du mouvement communiste international, Ho et ses camarades furent jugés opportunistes par certains, accusation qui perdura longtemps.

De fait, entre 1945 et 1950, il n’y aura que peu de contacts (tous non officiels) entre l’Union soviétique et le Viet Nam30.

Le 23 octobre, Ho donne une Conférence de presse31. Il y aborde deux sujets : la présence chinoise, inquiétude majeure malgré des expressions conciliantes, et l’attitude à adopter face à la France nouvelle. C’est cette seconde partie que nous reproduisons ici :

«  Nous sommes déterminés à lutter jusqu’à la dernière goutte de sang contre les colonialistes français s’ils tentent de rétablir leur souveraineté sur ce pays par la force. Nous vaincrons dans cette lutte. L’esprit de sacrifice de nos compatriotes du Sud dans la lutte héroïque qu’ils soutiennent à cette heure, le geste surhumain du combattant qui s’est imbibé les vêtements d’essence pour incendier un grand dépôt de carburant occupé par l’ennemi, nous assure que notre peuple ne saurait être écrasé par quelque force que ce soit. Mais nous ne combattons pas la Nation française, ni le peuple français. S’il est des Français qui désirent venir ici négocier pacifiquement avec nous, nous les accueillerons à bras ouverts, pourvu que l’indépendance du Viêt-Nam soit d’abord reconnue par la France. Des négociations pourraient également avoir lieu en vue de défendre les intérêts des deux parts. Il se pourrait que les entreprises françaises nécessaire à

30. Christopher E. Goscha, « La survie diplomatique de la République démocratique du Vietnam : Le doute soviétique effacé par la confiance chinoise (1945-1950) ? », Approches Asie, n° 18, 2003. 31. La République, Hanoï, 28 octobre (quotidien en français).

Ho Chi Minh - interieur.indd 287 17/07/2019 15:34

Page 288: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

288

l’économie du Viêt-Nam soient acquises graduellement par nous et les capitaux graduellement remboursés. Nous pourrions aussi accueillir les Français qui désirent apporter leurs capitaux dans notre pays pour exploiter les sources de richesses naturelles encore non exploitées. Il se pourrait également que nous invitions les techniciens français… »

Entre ces paroles conciliantes et le texte de la proclamation de l’indépendance, il ne s’était passé que sept semaines…

Au même moment (28 octobre), celui qui est devenu le président Ho envoie un message à Georges Bidault, pour le MRP, Léon Blum, pour le Parti socialiste SFIO, et Maurice Thorez, pour le PCF, dirigeants des principaux partis gouvernementaux français32. Il est étonnant de noter qu’Ho Chi Minh ne s’est pas adressé à Charles de Gaulle, alors Président du Gouvernement provisoire. Cela signifie-t-il que les responsables vietnamiens étaient bien informés des positions particulièrement conservatrices du Général ?

«  Au nom du peuple et du gouvernement de la République Démocratique du Viet Nam, je vous adresse mes félicitations pour le succès de vos partis aux élections. Nous tous, formés des principes de liberté, d’égalité et de fraternité, bases de la démocratie française, espérons que le nouveau gouvernement démocratique de la France, agissant au nom du peuple français, reconnaîtra l’indépendance de la République du Viet Nam. De nombreux liens économiques, culturels, liant les deux démocraties, nous souhaitons ardemment cette reconnaissance pour jeter les bases d’une collaboration plus étroite, pour l’intérêt des deux peuples. Le peuple vietnamien, ayant lutté 80 ans contre la domination coloniale et récemment contre le fascisme japonais, espère une compréhension à la situation nouvelle par le gouvernement français. Le sang a déjà été versé à profusion par le massacre indiscriminé des troupes françaises, aidées par les troupes nippones, anglo-hindoues, dans le sud du Viet Nam. Nous faisons appel à tous les Français pour reconnaître le droit d’un peuple

32. Texte vietnamien paru dans le Cuu Quoc, Hanoï, 13  novembre 1945. ANOM, Nouveau Fonds Indochine, Carton 133, dossier 1207.

Ho Chi Minh - interieur.indd 288 17/07/2019 15:34

Page 289: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2891945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

à l’indépendance, pour lequel tout Vietnamien est prêt à mourir. Ce geste, honorant la France, permettra de sauvegarder nos intérêts mutuels. Je compte sur votre fidélité aux principes démocratiques et sur votre agissante amitié pour reconnaître les droits du peuple vietnamien ».

Printemps 1946, apogée des espoirs de conciliation

En France, la démission de De Gaulle (20 janvier 1946) semble laisser la place à une politique plus réaliste en Indochine. Le nouveau cabinet est dirigé par le socialiste Félix Gouin. Son camarade Marius Moutet, qui avait si souvent attaché son nom à la défense des indigènes, est ministre de la France d’outre-mer, nouvelle appellation, modernisation sémantique du vieux ministère des Colonies. Les communistes sont fortement représentés  par Maurice Thorez, le tout puissant secrétaire général, vice-président du Conseil, Charles Tillon, Ambroise Croizat, François Billoux, Laurent Casanova. Certes, le conservatisme colonial garde de solides positions au sein du nouveau gouvernement (Georges Bidault et son jeune parti, le MRP), ce qui explique en partie que d’Argenlieu est maintenu à son poste en Indochine.

Pourtant, on s’achemine, sur place, vers une conciliation. Symbole de ce rapprochement, un étonnant entretien, à Hanoï, le 8

février 194633 entre Ho Chi Minh et le général Raoul Salan : un élément historique de l’Internationale communiste et celui qui deviendra 15 ans plus tard le chef de l’OAS, l’un des derniers et acharnés partisans de l’Algérie française. Mais il faut ici éviter tout anachronisme. Si Salan est un officier colonial à l’ancienne (on a vu supra qu’il avait occupé un premier poste en Indochine en 1924), il n’est nullement, en 1945, dans le clan des bellicistes. Nommé en octobre chef des troupes françaises

33. Raoul Salan, Mémoires. Fin d’un Empire, Vol. I, Le sens d’un engagement, Paris, Presses de la Cité, 1970. Cet échange est confirmé, mot pour mot, in Archives du Service histo-rique de la Défense (SHD, ex-SHAT), Château de Vincennes, 10 H 569, série Bulletins de renseignements, 1945-1955, dossier 239 K 5. Cité par le commandant G. Bodinier, La guerre d’Indochine, 1945-1954. Textes & Documents, Vol. I, Le retour de la France en Indochine, Vincennes, SHAT, 1987.

Ho Chi Minh - interieur.indd 289 17/07/2019 15:34

Page 290: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

290

(assez fantomatiques) stationnées au nord du Viet Nam et en Chine, il était arrivé à Hanoï le 1er novembre. La ville était alors en effervescence, couverte de drapeaux rouges à étoile d’or. Salan comprit très vite que l’application pure et simple de la politique de reconquête militaire était ici strictement impensable. Il plaidera, appuyé en cela par Jean Sainteny, pour une concertation avec la nouvelle République. Ses arguments convainquirent le général Leclerc, mais pas l’amiral d’Argenlieu.

L’épisode de la rencontre citée ici se passe à un moment-clé des relations entre les deux pays, un mois presque jour pour jour avant la signature d’un accord Ho-Sainteny prometteur (voir infra). Malgré quelques formules agressives (menace de « débarquement » dans la bouche de Salan, «  Je ne pourrai pas retenir la foule » dans la bouche de Ho), on sent, outre le respect mutuel, une volonté commune de surmonter les différends :

« Général Salan  : Étant ici le responsable militaire, je suis venu vous rendre visite pour vous remercier du geste de courtoisie que vous avez témoigné à l’égard de me soldats blessés lors de votre visite à l’hôpital Lanessan le 2 février et des vœux que vous avez exprimés.

Président Ho Chi Minh : Je suis un fidèle ami de la France ; c’était la fête du Têt et j’étais heureux à cette occasion de manifester ma sympathie envers votre pays.

S. : J’ai appris à mon retour à Hanoï qu’au cours des incidents des 10 et 11 janvier des annamites avaient protégé des Français contre la populace. C’est un signe heureux.

HCM : Oui, du reste croyez-moi, la majorité des Indochinois n’est pas antifrançaise, mais il est regrettable que les affaires du Sud et votre attitude à notre égard creusent de jour en jour un fossé profond entre vous et nous.

S. : Ce fossé pourrait très vite se combler. Ne pensez-vous pas que serait préférable de nous laisser ramener ici l’ordre et le calme puisque

Ho Chi Minh - interieur.indd 290 17/07/2019 15:34

Page 291: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2911945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

nous disposons de moyens très largement suffisants. Je suis persuadé que ce pays vous serait reconnaissant et vous feriez là œuvre de chef de gouvernement si vous nous laissez débarquer sans incidents. Vous montreriez au monde que vous avez pu et su tenir vos troupes, et cela serait une manifestation très nette de votre autorité.

HCM : Je ne puis faire cela sans être traître à mon pays.

S. : Ce n’est pas être traître à son pays que de l’aider à reprendre sa prospérité dans la liberté qui vous sera sûrement donnée.

HCM : La France est une grande nation ; nous aimons la France mais nous ne voulons pas y vivre en esclaves. Vous disposez de troupes nombreuses et bien armée, nous avons peu de forces en armes. Un Français tuera dix Annamites, dix Annamites tueront un Français, nous sommes nombreux. Si le Viêt-Nam est battu par la France, ce sera une bien faible victoire, mais si le Viêt-Nam par l’union de toutes ses forces, bat la France, cela sera une très grande victoire. On nous parle d’une France nouvelle, que cette France montre son renouveau.

S. : Mais elle est toute prête à le montrer. Que désirez-vous en fait ?

HCM  : Peu m’importe le terme “indépendance”, je n’y tiens pas. Nous ne voulons pas vivre esclaves. Peu m’importe le terme “indépendance”, ce qui m’importe c’est le contenu. Nous voulons vivre libres. Certes, nous voulons des échanges économiques très nombreux, des relations culturelles plus étendues, des cadres et techniciens français dans tous les domaines, mais nous voulons être maîtres chez nous

S. : La déclaration du 24 mars vous donne tout cela.

HCM : Non elle est largement dépassée depuis longtemps.

Ho Chi Minh - interieur.indd 291 17/07/2019 15:34

Page 292: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

292

S. : Au cours de conversation avec les officiels français, on vous a vous indiqué notre point de vue ?

HCM  : Non, jamais nettement. La France, à Chung-King, à Londres, à Kunming, traite avec la Chine du sort de mon pays, mais avec moi, ni votre gouvernement ni Saïgon34 ne me proposent rien de substantiel.

S. : Je continue à penser que si vous ne faites aucune opposition à notre retour ici, il sera facile de s’entendre. Notre débarquement est proche, nous sommes très forts, pourquoi ne pas le reconnaître ? »

Salan note à ce moment :

« Au mot “débarquement”, Ho Chi Minh est impressionné et son émotion apparaît sur son visage ».

L’entretien reprend :

« HCM : Je ne veux pas être traître à mon pays. J’ai vécu dans la brousse, je me suis battu contre le Japonais, le Français lui restant dans sa maison tranquille. Si vous débarquez, je ne puis vous en empêcher. Mais le sang coulera et ce sera malheureux car je ne le désire pas  ; mais des femmes et des enfants français seront tués. Je ne pourrai pas retenir la foule et se sera regrettable.

S. : Oui, car cela on ne le pardonne pas.

HCM : Je le sais, mais je n’y pourrais rien ; ce sera la réaction de gens qui ne veulent pas être enchaînés.

S. : Vous avez contre vous des partis d’opposition.

34. L’amiral d’Argenlieu avait choisi de rester à Saïgon, à ses yeux terre française, afin de ne pas paraître cautionner l’existence d’un gouvernement vietnamien à Hanoï.

Ho Chi Minh - interieur.indd 292 17/07/2019 15:34

Page 293: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2931945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

HCM : Oui, et ils me reprochent d’aimer la France. On me montre dans les journaux avec une femme française sous le bras.

S. : La Chine a des obligations envers nous, envers le monde de par le traité de Postdam, elle y sera fidèle.

HCM : Je le pense, mais je maintiens que même avec le monde contre nous, nous ne pouvons accepter de devenir des esclaves. La France est le pays de la liberté, que la France ne laisse donc cette liberté ».

L’entretien se termine. M. Ho Chi Minh a offert le thé à diverses reprises. En descendant les escaliers il me dit : “Mon général, je sais que vous êtes humain, nous sommes ce soir des amis, peut-être des ennemis demain, je souhaite que nous restions amis” ».

« Je souhaite que nous restions amis »… ». Ils le restèrent quelques mois. Salan fut, avec Sainteny, l’un des Français qui accompagneront ensuite Ho lors du voyage officiel en France (voir infra). Durant ce séjour, Ho et Salan se reverront. Dont une ultime fois, le 12 septembre 1946 lors d’un petit déjeuner chez Raymond Aubrac35, à Soisy-sous-Montmorency36. Puis les chemins se sépareront. Ho Chi Minh deviendra le symbole de la résistance vietnamienne, Salan prendra des responsabilités croissantes dans cette guerre, selon une autre formule de Ho (« peut-être des ennemis demain ») : adjoint de De Lattre (1950 - début 1952), puis commandant en chef (1952 - 1953).

Dans les derniers jours de février et au début mars 1946, les négociations entre Sainteny et Ho s’intensifient. C’est le moment que choisit le président du Viet Nam pour accorder un entretien à André

35. Raymond Aubrac, Où la mémoire s’attarde, Paris, Éd. Odile Jacob, 1996.36.. Pierre Pellissier, Salan, quarante années de commandement, Paris, Perrin, 2014.

Ho Chi Minh - interieur.indd 293 17/07/2019 15:34

Page 294: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

294

Blanchet, envoyé spécial du Monde37, peut-être le premier paru dans la presse française :

« En devenant chef d’État et en prenant possession des somptueux salons de la résidence supérieure, Ho Chi Minh n’a pas voulu changer de tenue, et où qu’on le rencontre on ne le voit jamais habillé autrement que d’un uniforme kaki, sans cravate et chaussé d’espadrilles bleues à semelles de corde. On assure que, fidèle à une précaution classique de la part des révolutionnaires, il ne dort jamais deux nuits sous le même toit, mais c’est là un détail pittoresque que je n’ai pas personnellement vérifié.

À plusieurs reprises, en présence de journalistes annamites et de correspondants chinois, Ho Chi Minh a tenu à me répéter qu’il souhaitait un accord avec la France. Mais pas une seule fois, en public ou en tête à tête, il n’a consenti à me céder un pouce de terrain sur la condition première de cet accord : indépendance d’abord.

Je lui ai demandé :- Si vous restez absolument intransigeant là-dessus, si vous

avez décidé une fois pour toutes de ne négocier que sur la base de l’indépendance reconnue préalablement, et si la France, elle, a décidé qu’il fallait discuter d’abord, est-ce qu’à cause de cela il faut renoncer à un accord ?

-  Notre indépendance doit être reconnue. Si la France nous fait la guerre, c’est elle qui, n’ayant pas voulu reconnaître notre indépendance, en sera responsable. Et ce ne sera pas une belle action de sa part, son prestige n’en sortira pas grandi  ; même si elle nous écrase, ce sera un vol. Elle ne conquerrait d’ailleurs que des ruines, car nous aurions tout détruit.

37. Extrait d’un article brossant deux portraits : « Deux leaders nationalistes : Ho Chi Minh et Tran Van Giau », Le Monde, 28 février 1946. André Blanchet reçut en 1947 le prix Albert Londres pour ses reportages sur l’Indochine, qu’il regroupa dans un ouvrage, Au pays des Ballila jaunes. Relation d’un correspondant de guerre en Indochine, Saint-Étienne, Ed. Dorian, 1947.

Ho Chi Minh - interieur.indd 294 17/07/2019 15:34

Page 295: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2951945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

- Dites-moi qui y perdrait le plus, de la France ou de votre peuple ? - Il vaut mieux qu’il y ait moins de Vietnamiens que d’avoir des

millions d’esclaves, m’est-il répondu avec flamme. Je ne sais pas si vous le croyez, mais nous sommes tout décidés à nous battre. Nous ne voulons pas la guerre, car la vie d’un Français est aussi précieuse que celle d’un vietnamien, mais nous n’avons pas peur de la guerre. Et il n’est pas certain que l’armée française ait le dessus. Que voulons-nous  ? La même chose que vous  : ce que vous voulez pour votre pays, l’indépendance. Les deux peuples ne demandent qu’à vivre en paix, mais le peuple français est abusé par des intérêts égoïstes, des dirigeants militaristes.

-  N’oubliez pas que la politique française envers l’Indochine, comme le rappelait un jour l’amiral d’Argenlieu, est décidée par le gouvernement tout entier, qui comprend des socialistes et des communistes.

- Socialistes ou communistes, peu importe, nous combattrons cette politique qui veut nous asservir. Au contraire, si la guerre cessait, les Français seraient honorés, je vous le garantis. Une fois l’indépendance du Viet Nam reconnue, bien entendu.

- Pensez-vous avoir, même sur les éléments extrémistes, l’autorité suffisante pour que la sécurité des Français et de leurs entreprises soit garantie dans tout le pays ?

- Oui. Et si la France proclamait notre indépendance, je suis prêt à organiser des manifestations pour la remercier.

- En somme, sans rien concéder de votre côté, vous voudriez que la France vous accorde tout  : l’indépendance, et son aide matérielle comme au temps où elle dirigeait elle-même  ! Tous les avantages seraient obtenus de votre côté ; or dans tout accord il faut qu’il y ait un bénéfice de même que des concessions pour les deux parties.

-  Ce serait une erreur de croire cela. Nous sommes disposés à faire beaucoup de concessions, surtout économiques. Même s’il nous fallait racheter certaines entreprises, nous payerions (avec quoi, grand Dieu, quand votre Trésor est déjà entièrement à sec ? ai-je envie de répliquer.) Ce que nous voulons, c’est une collaboration avec la France,

Ho Chi Minh - interieur.indd 295 17/07/2019 15:34

Page 296: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

296

chacun donnant ce qu’il a en trop. La France appauvrie a besoin de caoutchouc, de produits miniers  ; nous lui en donnerons. (Mais ce caoutchouc, n’est-il pas une création essentiellement française  ? pourrais-je demander à Ho Chi Minh.) Elle a trop de techniciens  ; qu’elle les envoie ici.

- Il faut bien vous rendre compte que la France n’a jamais retiré aucun bénéfice du Tonkin. Quant à cette administration française dont vous ne voulez plus, elle n’a pas fait seulement du mal.

- Plus de mal que de bien. Ce que nous voulons : des instructeurs, oui  ; des maîtres, non. Collaborateurs, élèves, oui  ; esclaves, non  ! Des professeurs, des journalistes, des docteurs, des ingénieurs, nous voulons en voir beaucoup ; mais plus d’administrateurs.

L’obscurité est presque complète dans la vaste pièce, et je ne distingue plus, dans le contre-jour, que la barbiche rare – qui le fait ressembler à Lénine  – et les yeux brillants de mon interlocuteur. L’homme me paraît accablé, tragiquement muré dans une obstination qui l’empêche de concevoir d’autre issue au drame actuel que “la soumission ou la guerre”, c’est sa propre expression. Quand il y a au contraire cent autres solutions, celui qui s’est choisi, lui-même responsable du salut d’un peuple a-t-il le droit de les repousser systématiquement, a priori ?

- Même si c’est la guerre, revenez me voir. Nous serons toujours amis.

Il me quitte sur cet adieu. Je laisse s’évanouir l’image émouvante et profondément attachante d’un pauvre homme que je sens désemparé, effrayé par sa solitude dans le monde et parmi ceux de sa race, impuissant à retenir la catastrophe qui l’écrasera demain, lui, ses espoirs et son peuple, si un défaut total de réalisme de la part d’un Viêt-Minh pourtant acculé à la banqueroute, à l’anarchie, à la misère, et menacé par d’autres appétits que le nôtre, condamne toute possibilité de règlement amiable du conflit actuel ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 296 17/07/2019 15:34

Page 297: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2971945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

Une semaine après cet entretien, le 6 mars, Ho Chi Minh et Vu Hong Khanh38, au nom du Viet Nam, et Jean Sainteny, commissaire de la République, au nom de la France, signent un accord39 :

1°. Le gouvernement français reconnaît la République du Viet Nam comme un État libre ayant son gouvernement, son parlement, son armée et ses finances, faisant partie de la Fédération indochinoise et de l’Union française. En ce qui concerne l’union des trois “ky”40, le gouvernement français s’engage à entériner les décisions prises par la population consultée par référendum.

2°. Le gouvernement du Viet Nam se déclare prêt à accueillir amicalement l’armée française lorsque, conformément aux accords internationaux, elle relèvera les troupes chinoises.

(…)

Les stipulations ci-dessus formulées entreront immédiatement en vigueur. Aussitôt après l’échange de signatures, chacune des hautes parties contractantes prendra toutes mesures nécessaires pour faire cesser sur le champ les hostilités, maintenir les troupes sur leurs positions respectives et créer le climat favorable nécessaire à l’ouverture immédiate de négociations amicales et franches. C’est négociations porteront notamment sur les relations diplomatiques du Viet Nam avec les États étrangers, le statut futur de l’Indochine, les intérêts économiques et culturel français au Viet Nam. Hanoï, Saïgon ou Paris pourront être choisis comme siège de la conférence ».

38. Vu Hong Khanh était un membre historique du VNQDD, le principal parti natio-naliste. Un temps rallié à la RDV, il fut nommé délégué spécial du Conseil des ministres, poste sans réel pouvoir. Ho Chi Minh avait tenu à ce que sa signature figurât au bas des accords, afin de désamorcer la surenchère nationaliste. 39. Texte in L’Année politique, édition 1946. Voir William H. Wainwright, « Les accords du 6 mars 1946 », Revue Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 150, avril 1988. 40.. Terme vietnamien désignant chacune des trois régions du pays.

Ho Chi Minh - interieur.indd 297 17/07/2019 15:34

Page 298: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

298

Une convention annexe, détaillant les mesures militaires à prendre, avait été signée le même jour entre Sainteny, le général Salan et Vo Nguyen Giap.

Le texte Sainteny-Ho mérite une analyse ligne à ligne. Les Français firent un pas vers Hanoï en reconnaissant que le Viet Nam pouvait avoir désormais divers attributs de la souveraineté. Mais ce furent les Vietnamiens qui firent les concessions majeures : l’emploi des mots « État libre  » à la place d’«  État indépendant  »  ; l’acceptation du retour des troupes de Leclerc ; enfin, la menace sourde pesant sur « l’union des trois “ky” », suite à un référendum propice à diverses manœuvres.

Au soir du 6 mars, les Vietnamiens purent lire cette affichette, apposée sur les murs de Hanoï et des autres villes contrôlées par la RDV41 :

«  La France et le Viêt-Nam viennent de signer des accords politiques. Par ces accords, la France reconnaît le Viêt-Nam État libre dans le cadre de la Fédération Indochinoise et au sein de l’Union Française. Le Viêt-Nam aura son Gouvernement, son Parlement, ses Finances, son Armée propres.

La Viêt-Nam accueillera pacifiquement de son côté les Troupes Françaises qui viennent relever les Troupes Chinoises au Nord du 16è parallèle, conformément aux conventions signées entre la France et la Chine42.

Ces accords ramènent la paix sur le territoire du Viêt-Nam et mettent un terme à une période troublée des relations franco vietnamiennes. La France est le Viêt-Nam vont reprendre d’un même élan leur marche vers le progrès politique, social, humain dans une collaboration loyale.

41. Bibliothèque nationale de France, Gd Fol LK 10-107442. Accord franco-chinois du 28 février 1946. La Chine s’engageait à évacuer le nord de l’Indochine avant le 15 mars 1946. La France reconnaissait aux Chinois d’Indochine un statut spécial. Elle renonçait par ailleurs aux concessions de Shanghai, Hankéou et Tientsin.

Ho Chi Minh - interieur.indd 298 17/07/2019 15:34

Page 299: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

2991945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

Vive la France et le Viêt-Nam, peuples libres associés dans l’Union Française ! 

Jean Sainteny, Délégué du Haut Commissaire de France pour l’Indochine.

Ho-Chi-Minh, Président du Gouvernement du Viêt-Nam ».

Une première partie des troupes françaises (un détachement blindé de 1.200 hommes ayant à sa tête le général Leclerc) débarque à Haïphong. Le 18 mars suivant, il défile à Hanoï. Giap accueille Leclerc, puis Ho Chi Minh le reçoit. Le 24 mars l’amiral Thierry d’Argenlieu, au cours d’une revue navale en baie d’Along, invite Ho Chi Minh sur le croiseur Émile Bertin. L’amiral a bien pris soin de ne pas poser le pied sur le sol du Tonkin, comme pour marquer de façon éclatante une prise de distance avec le contenu des accords du 6 mars (comparés à qui voulait l’entendre à un Munich indochinois). Quant à Ho Chi Minh, toujours malicieux, il aurait déclaré, en quittant l’amiral :

« S’il croit m’impressionner avec ses gros navires… Ils ne pourront jamais remonter nos rivières ».

On a vu que les accords du 6 mars stipulaient qu’une reprise plus fondamentale des négociations était nécessaire et qu’elle pourrait avoir lieu à Hanoï, à Saïgon ou à Paris. C’est finalement la métropole qui est choisie.

Le 31 mai, Ho quitte son pays, à destination de la France. À ses côtés se tient Jean Sainteny, qui lui aussi a attaché son sort à la réussite de la politique de coopération. Avant de partir, le Président adresse à ses compatriotes un ultime message43. En proie aux critiques des ultra-nationalistes anti-français, il demande à son peuple de soutenir ses efforts, de maintenir la confiance au gouvernement :

43. Noi San Nghien Cuu lich Su Dang, (Revue d’Histoire du Parti), n° 12, août 1973.

Ho Chi Minh - interieur.indd 299 17/07/2019 15:34

Page 300: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

300

« Durant toute ma vie je n’ai eu qu’un seul but, qui fut de lutter pour les intérêts de la patrie et pour le bonheur du peuple. Aux époques où je devais me cacher dans les régions montagneuses ou séjourner en prison, ou encore affronter les périls, c’était dans cette perspective. Le pouvoir étant conquis grâce à l’union du peuple, la charge des affaires du gouvernement m’a été remise. Je m’en occupe jour et nuit, je travaille avec patience et humilité, toujours dans ce but. À présent, je dois m’éloigner de mille lieues, prendre congé de mes compatriotes et partir en France avec la délégation, c’est encore et toujours dans ce but. À tout instant, partout je vais, je ne poursuis qu’un seul but, c’est de travailler pour les intérêts de la patrie et du peuple. Aussi, cette fois encore, je promets à nos compatriotes que, ensemble avec nos frères délégués, je déploierai tous mes efforts, je ferai en sorte de ne pas décevoir la confiance de la nation ».

Une première contrariété, majeure, l’atteint. Le 1er juin, au lendemain même de son départ de Hanoï, l’amiral d’Argenlieu parraine – ou même organise – la naissance d’une République de Cochinchine, véritable attaque frontale contre l’unité du pays, violation flagrante de l’accord du 6 mars. Sa logique est assez rudimentaire :

«  En Cochinchine, nous n’avons à consulter personne, car juridiquement et moralement nous (sommes) vraiment en famille et chez nous » (D’Argenlieu, Saïgon, 26 mai 1946)44.

On saura plus tard que Marius Moutet était complice de cette manœuvre. Ho l’apprend, alors qu’il achève son premier jour de voyage. L’officier espérait-il un mouvement d’humeur du Président, une annulation du voyage ? Une vive et sans doute fatale réaction des autres responsables de la RDV restés à Hanoï, réputés plus intransigeants ? Il n’eut ni les uns, ni les autres. Ho poursuivit son voyage.

44. Bulletin d’Information de la France d’outre-mer, n° 81, 12 août 1946.

Ho Chi Minh - interieur.indd 300 17/07/2019 15:34

Page 301: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3011945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

Ultimes négociations et marche à la guerre (juin-décembre 1946)

La négociation avec la France, avec la nation (jusqu’ici) dominante, est véritablement un pari  : les dirigeants français, par acceptation de la situation nouvelle ou par réalisme, accepteraient-ils de mener jusqu’à son terme le cheminement entamé le 6 mars ?

Le voyage en avion est long, près de deux semaines. Les escales se succèdent  : Rangoon, Calcutta, Karachi, Bagdad, Le Caire (où l’avion reste 5 jours), Tunis45. À quel moment Ho apprend-il que la France connaissait une des premières crises gouvernementales du nouveau régime ? Le cabinet à direction socialiste Félix Gouin est renversé le 12 juin. Ho n’a plus d’interlocuteur à Paris. L’avion se pose finalement à Pau. Puis la délégation se rend à Biarritz… ville que Nguyen Ai Quoc avait visitée naguère (voir supra sa lettre à Ernest Outrey). En attendant la constitution d’un gouvernement, son entourage le promène  : pêche au thon au large de Saint-Jean-de-Luz, visite de Lourdes, du cirque de Gavarnie… Ho fait bonne figure, ne montre nul signe d’impatience.

Enfin, le Parlement investit Georges Bidault (23 juin). Mais le profil de la nouvelle équipe gouvernementale a changé en profondeur. Si les communistes ont gardé des portefeuilles, si Moutet est toujours rue Oudinot (mais il pratique, on l’a vu, un double jeu), le nouveau président du Conseil, très anticommuniste, est de surcroît bien moins favorable à la conciliation avec les territoires colonisés, la suite le prouvera amplement. Bien des années plus tard, Max André, qui dirigeait la délégation française à Fontainebleau, révélera que Georges Bidault lui avait donné la consigne d’« obtenir toutes les garanties pour que, sur le plan extérieur, le Vietnam ne (puisse) pas devenir un nouveau pion du jeu soviétique, un nouveau satellite de Moscou »46… lequel Moscou se désintéressait pourtant de l’Indochine à cette époque. Une autre figure 45. Jean d’Arcy, qui faisait partie de la délégation française accompagnant Ho («  Un socialiste proudhonien », Planète-Action, n° cité). 46. Cité par Henri Azeau, Ho Chi Minh, dernière chance, Paris, Flammarion, 1968.

Ho Chi Minh - interieur.indd 301 17/07/2019 15:34

Page 302: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

302

du conservatisme colonial intègre ce gouvernement : l’ancien gouverneur général Alexandre Varenne y est ministre d’État… tout en conservant la présidence d’une Association nationale pour l’Indochine française.

Le jeu du pari est d’emblée faussé.Ho et sa suite peuvent enfin venir à Paris, le 22 juin, soit trois semaines

pleines après le départ de Hanoï. L’atterrissage se fait au Bourget, alors seul aéroport parisien.

Une foule considérable, en grande partie composée de Vietnamiens de Paris, a envahi les lieux. Toujours aux côtés du président Ho Chi Minh, Jean Sainteny témoigne47 :

«  À 16 heures, nous survolons Paris. Le terrain du Bourget est noir de monde. Marius Moutet, ministre de la France d’outre-mer, entouré de nombreuses personnalités civiles et militaires, représente le gouvernement. Sur le port aérien flottent, associées, les couleurs françaises et vietnamienne. J’observe mon hôte. Le regard fixé sur ces foules il est livide ; ses yeux sont brillants ; sa gorge serrée ne peut laisser passer les mots qu’il cherche à me dire. Lorsque l’avion s’immobilise sur la piste, sa main se crispe sur mon bras : “Surtout, ne me quittez pas dit-il, il y a tant de monde !”. Les hymnes français et vietnamien éclatent. Ho Chi Minh, figé au garde-à-vous, son inséparable casque colonial à la main, songe-t-il que, vingt-trois ans plus tôt, il quittait en proscrit cette terre de France qui l’accueille aujourd’hui comme un chef d’État ? ».

Commence alors une négociation en quelques sorte bicéphale. Le voyage de Ho est celui d’un chef d’État, sans d’ailleurs que cela soit affirmé formellement. À ce titre, il est reçu par Georges Bidault le 2 juillet. Il multipliera ensuite les contacts avec tous les milieux politiques, prenant d’ailleurs soin de ne pas privilégier ses camarades du PCF. Mais il n’ira pas, contrairement à ce que beaucoup d’études écrivent, à Fontainebleau, qui commencera le 6 juillet, laissant le soin à son fidèle Pham Van Dong de mener des négociations avec une délégation française au statut

47. Histoire d’une paix manquée, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 302 17/07/2019 15:34

Page 303: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3031945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

ambigu, sans réels pouvoirs. Mais on sait que Ho et Dong se concertaient très régulièrement, pour ne pas dire quotidiennement48.

La personnalité de Ho Chi Minh va à ce moment susciter un énorme intérêt. La modestie du personnage, son affabilité, sa sincérité, tranchent avec les attitudes habituelles des hommes d’État reçus.

C’est le moment que choisit un Vietnamien de France, l’avocat Phan Nhuan, membre du PCF, pour brosser un portrait du président de la RDV, sous le titre « Marxiste ou confucianiste ? »49… pour déboucher sur la conclusion qu’il pouvait fort bien être l’un et l’autre :

« Quand on se trouve près de ce petit homme doux, on se sent une certaine gaucherie ou, plus exactement, une certaine impuissance. On éprouve ce sentiment que rien n’agit sur lui, ni la faim, ni la souffrance, ni les intérêts, ni la passion. Sans être un ascète, il se plaît à une vie frugale. Il boit du bout des lèvres, plutôt pour goûter que pour boire. Très simplement comme jadis dans sa chambre de Paris ou sa mansarde du Vieux-Port50. Été comme hiver, il porte la même veste, modestement coupée, sans cravate. Chaque fois que ses amis se proposent de lui en commander un autre, il répond avec un sourire triste : “Quand le peuple est malheureux, cette veste me suffit”.

En face de vous, cet homme fume une cigarette et regarde la fumée. Est-ce un vieil étudiant, un révolutionnaire, un lettré, un gueux ? Est-ce un ascète ? Tout cela à la fois  : l’home, le peuple, la rizière. Un homme simple et un peuple pauvre. Et pourtant, il n’y a pas à s’y tromper, c’est un être hors cadre, de ces êtres exceptionnels sortis des grands courants historiques, le président d’un pays de vingt-cinq millions d’habitants, respecté comme un saint, vénéré comme un père. Jamais homme ne représente un tel faisceau de sentiments, d’aspirations, n’incarne, à un tel degré, un peuple, une civilisation.

48. Raymond Aubrac, op. cit. 49. Les Lettres françaises, 21 juin 194650. Rappelons que le jeune Nguyen Ai Quoc arriva en France par Marseille, en 1911. Nous n’avons cependant retrouvé nulle autre trace d’un séjour dans une « mansarde du Vieux-Port ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 303 17/07/2019 15:34

Page 304: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

304

Vent d’est, vent d’ouest, le marxisme et le confucianisme. Hô-Chi-Minh, président du Viet-Nam, actuellement à Paris, est un symbole.

Pas de femme, ni d’enfants, pas de famille, pas de nom. Au fond, qui sait exactement comment il s’appelle ?

Devant Hô-Chi-Minh, on se sent un peu désarçonné. C’est que, pour un Occidental, l’appartenance est une chose essentielle à son bonheur, à sa sécurité. Pour vivre, il a besoin d’être aimé, d’avoir des amis de ce monde, d’êtres et d’objets qui sont à lui, sur quoi il peut s’appuyer comme sur un fief. Que faire devant un homme qui ne s’appartient plus, qui ne s’est jamais appartenu, qui n’a besoin de rien et vous entoure d’une bienveillance infini, dans la bouche duquel le mot le plus simple prend le goût des sources profondes ?

Quoi qu’il s’en défende, Hô-Chi-Minh est un confucianiste, tout en étant autre chose. Il est confucianiste, non en pensée, en doctrine, mais dans ce que le lettré a d’humain, de serein, d’essentiel. Dans ses amitiés, sa manière, dans ses habitudes, cet homme à la fine barbiche semble vivre ces vers du passé :

“Le ciel qui se veut éternel se pare de couleurs passéesL’homme éphémère se plaît aux sensations intensesC’est parce qu’il aime les sensations qu’il a une limiteLe ciel se plaît aux teintes légères et reste éternel“.

Le miracle, c’est que chez lui rien ne nie rien, le présent et le passé, les traditions et le modernisme. Tout se continue  : la vie, l’histoire, les civilisations. Tout est authentique, imprégné du temps et de la durée. Chez lui, le marxisme apparaît ainsi comme la continuation d’une doctrine de justice et d’abnégation. Il s’est fait vie comme aux grandes heures historiques. Certaines pages de Lénine ne sentent-elles pas l’attachement à la Russie, à la terre et au peuple russes ?

Ho Chi Minh - interieur.indd 304 17/07/2019 15:34

Page 305: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3051945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

À travers Hô-Chi-Minh, le socialisme est bien le cri de la souffrance. Quand il parle du Viet-Nam, on sent une immense compassion contenue… ces champs inondés, balayés par le Fleuve Rouge, ces théories d’affamés titubant sur les grandes routes… la faim, la guerre. Dans ces minutes, Hô-Chi-Minh devient Nguyen “le Patriote“, le fils du pho-bang Sac, de tous les paysans du Nghe-An. Mais cette souffrance est lucide, dialectique. Comment sauver cette multitude  ? Présenter le socialisme comme moyen de réaliser des fins patriotiques. Faire aimer le moyen pour lui-même comme un patriotisme supérieur : voilà les deux étapes de la prise de conscience des masses dans l’Asie opprimée.

Vieux pays du Viet-Nam aux lumières éteintes, demain les barques continueront à se promener sur le Sông-Lam (fleuve du Nghé-Anh), mais des forêts de cheminées s’allumeront sur ses rives. Des torrents de riz se déverseront ans les silos. Le soir, au crépuscule, un vieillard à la barbiche rare contemplera avec satisfaction les champs avec satisfaction les champs labourés ».

Le nom même de Viet Nam, nouveau aux oreilles de la grande majorité des Français (qui connaissaient Indochine, Tonkin, etc.) est une nouveauté. Étonnant est par exemple un article de l’hebdomadaire grand public Point de Vue (4 juillet 1946), pas particulièrement réputé pour la finesse de ses analyses politiques (il était versé sur les nouvelles du Tout-Paris, vedettes du cinéma et de la chanson et les aventures et mésaventures des princes, princesses et autres aristocrates) :

« Viet-Nam, Viet-Minh, Nguyen Ai Quoc, Ho Chi Minh. Pour quatre-vingt dix pour cent des Français, ces mots n’ont qu’une résonance étrange et aucune signification. Pourtant, dans quelques années, ils seront officiellement cotés dans les dictionnaires du monde entier et, dans les manuels du certificat d’études, la vieille appellation classique d’Indochine sera éclipsée par ces noms nés de la guerre ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 305 17/07/2019 15:34

Page 306: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

306

Effectivement, « quelques années » plus tard, Viet Nam et Ho Chi Minh figuraient « dans les dictionnaires du monde entier »…

C’est cet été 1946 que choisissent des Français pour fonder une Association France-Vietnam (et donc pas France-Indochine), sous l’impulsion d’un triumvirat de haute qualité, Justin Godart, Andrée Viollis et Francis Jourdain, tous déjà engagés avant guerre aux côtés des peuples d’Indochine, et comptant dans ses rangs des communistes ou communisants, Benoît Frachon, Paul Langevin, Pablo Picasso, Paul Eluard, Frédéric Joliot-Curie… mais aussi des personnalités de toutes sensibilités politiques, Emmanuel Mounier, directeur d’Esprit, le député socialiste (mais franc-tireur) Paul Rivet, l’ancien gouverneur général de l’Algérie Maurice Viollette, Georges Auric, Albert Bayet, le Pr Robert Debré, Stanislas Fumet, François Mauriac, Maurice Schumann etc.

Quel était l’état d’esprit des Vietnamiens ? Le 12 juillet, après trois semaines de contacts avec les milieux gouvernementaux français, Ho Chi Minh tient une conférence de presse « à l’Hôtel Royal-Monceau, sous le drapeau rouge à étoile d’or »51 :

« Tandis que le thé circule, le président se lève et déclare :

- Sur le plan politique, les rapports entre la France et le Viet-Nam doivent découler d’un traité. Ce traité repose sur un principe fondamental : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Sur le plan économique et culturel, nous sommes partisans d’une association avec la France dans le cadre de l’Union française. Il y aura solidarité toutes les fois qu’il s’agira d’intérêts communs. L’existence de la Fédération indochinoise se justifie par la nécessité de coordonner les activités du Viet-Nam, du Laos et du Cambodge. Elle doit être essentiellement économique. Le Viet-Nam, pour sa part, plus favorisé que ses deux voisins à ce point de vue, est disposé à les aider s’ils font appel à lui. Mais il est décidé à empêcher la Fédération de devenir une sorte de gouvernement général déguisé.

51. « À propos de la conférence de Fontainebleau, M. Ho Chi Minh parle des relations franco-vietnamiennes », Le Monde, 14-15 juillet 1946.

Ho Chi Minh - interieur.indd 306 17/07/2019 15:34

Page 307: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3071945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

Abordant le délicat problème de la Cochinchine, M. Ho Chi Minh a dit :

- Le Viet-Nam affirme que c’est une terre vietnamienne. C’est la chair de notre chair, le sang de notre sang. Cette revendication s’appuie d’ailleurs sur des données ethniques, historiques et culturelles. Avant que la Corse fût française, la Cochinchine était déjà vietnamienne. Sur ce point j’affirme que j’ai confiance dans la France nouvelle.

Pour M. Ho Chi Minh, les Cochinchinois, qui représentent quatre millions d’individus, ont au cours des derniers siècles fourni à la communauté indochinoise une quantité de grands hommes  : généraux, ministres, administrateurs, écrivains.

Quant aux intérêts français au Viet-Nam, la coopération entre les deux pays, qui signifie la participation du Viet-Nam à toutes les affaires économiques qui le concernent, implique aussi la sauvegarde des biens de tous ordres que la France possède en Indochine.

- À cet égard, précise M. Ho Chi Minh, le Viet-Nam est disposé à garantir la sécurité des capitaux français investis dans son territoire. Les Français, d’autre part, pourront continuer à créer toutes sortes d’entreprises. Leur liberté sera seulement soumise aux mêmes restrictions que celle des Viet-Namiens, et notamment toutes les fois qu’il s’agira d’une industrie vitale, dont la nationalisation s’impose. Nous ferons appel aux techniciens français par priorité sur tous les autres. Quant aux fonctionnaires français déjà établis au Viet-Nam, ils seront soit utilisés par nos services publics, soit indemnisés s’ils ne sont plus capables de travailler”.

Et Monsieur M. Ho Chi Minh termine en disant :

Ho Chi Minh - interieur.indd 307 17/07/2019 15:34

Page 308: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

308

- Je suis convaincu du succès final de la conférence franco-vietnamienne. Nos deux peuples sont appelés à donner au monde le plus grand des exemples.

Les questions et les réponses

Un correspondant américain ouvre le feu :

- Est-il exact que vous ayez déclaré que vous étiez d’opinion communiste, mais qu’il n’y aurait pas de communisme au Viet-Nam avant cinquante ans ?

- Tout le monde a le droit d’étudier une doctrine, répond Ho Chi Minh. Moi, j’ai étudié Marx. Jésus-Christ a dit, il y a 2.000 ans, qu’il fallait aimer ses ennemis. Ce n’est pas encore réalisé. Quand le marxisme se réalisera-t-il ? Je ne puis répondre ; il faut pour cela une grande industrie, une grande agriculture et que tout le monde puisse développer ses possibilités. Chez nous, nous ne remplissons pas encore ces conditions.

(…)

- Si la Cochinchine refuse de faire partie du Viet-Nam, que ferez-vous ?, demande quelqu’un.

- La Cochinchine a les mêmes ancêtres que nous, pourquoi ne voudrait-elle pas ? Les Basques, les Bretons ne parle pas français, et pourtant ils sont Français. Les Cochinchinois parlent notre langue, pourquoi y aurait-il un obstacle ?

Un journaliste fait alors remarquer que les Américains parlent anglais et que pourtant ils ne sont pas britanniques…

À propos des représentants diplomatiques proprement vietnamiens, M. Ho Chi Minh déclare :

- À mon idée, ce n’est pas seulement notre intérêt, mais celui de la France. Par exemple, à l’ONU, la France n’a qu’une voix ; mais avec

Ho Chi Minh - interieur.indd 308 17/07/2019 15:34

Page 309: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3091945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

le Viet-Nam elle en aurait deux, car ces deux pays marcheront la main dans la main.

Interrogé sur un départ éventuel du général Leclerc, le président répond :

- Je connais personnellement le général Leclerc. Nous avons un respect réciproque l’un pour l’autre. S’il était rappelé, cela serait l’affaire du gouvernement français”.

- Y a-t-il des entreprises grâce à ce que vous voulez nationaliser ?- Nous ne ferons pas de nationalisations pures et simples  ; nous

rachèterons, il n’y a pas il n’y aura pas d’expropriation.- Quelle catégorie l’entreprise ?- Celles qui concernent la fabrication de la bombe atomique !

- L’indépendance du Vietnam est-elle compatible avec l’Union française ? Si un différend se présentait, que se passerait-il ?

- On discuterait et on s’entendrait, déclare M. Ho Chi Minh.

Le président répond au sujet de référendum éventuel en Cochinchine :

- Un référendum, cela coûte cher. Si on peut s’entendre en s’en passant, ce sera préférable. Sinon on le fera sincèrement et loyalement, et le résultat sera le même.

Interrogé sur sa carrière politique sur laquelle on pense avoir des détails, le président déclare :

- Je suis entré très jeune au mouvement national. J’ai toujours été dans la clandestinité, dont je ne suis sorti qu’à la fin d’août 1945 !

- Avez-vous été quelquefois en prison ?- Oui- Longtemps ?

Ho Chi Minh - interieur.indd 309 17/07/2019 15:34

Page 310: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

310

- En prison c’est toujours long.- Où ?- Un peu partout.

Mais l’important, c’est que comme le dit le président de la conférence de Fontainebleau, “on commence à s’entendre” ».

Un mois plus tard, devant Charles Ronsac, journaliste de Franc-Tireur (un des rares quotidiens, à ce moment, avec L’Humanité, qui ne pousse pas à l’affrontement), Ho prononce une formule qui sera ensuite souvent reprise :

«  Il suffirait d’une certitude, d’un mot – l’indépendance – pour ramener une confiance qui ne demande qu’à s’affirmer ».

Le journaliste tente une objection :

« Les accords du 6 mars ne garantissent-ils pas cette indépendance ?- Oui, il y est question d’un État libre… Mais peut-on concevoir

la liberté sans l’indépendance ? »

Étonnante préfiguration d’une formule qui aura un écho mondial, vingt ans plus tard (« Rien n’est plus précieux que l’indépendance et la liberté », 17 juillet 1966, voir infra).

Ho conclut :

« Une coopération féconde est possible (…) dans le seul cadre de l’Union française  (…). Je ne tiens pas à rentrer à Hanoï seul et les mains vides. Je veux y retourner avec la France, c’est-à-dire apporter au peuple vietnamien, avec des résultats concrets, la certitude de la collaboration que nous souhaitons » (Franc-Tireur, 15 août 1946).

Ho Chi Minh - interieur.indd 310 17/07/2019 15:34

Page 311: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3111945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

Langage diplomatique  ? En partie, certainement. Mais bien des témoignages attestent que Ho a réellement misé un temps sur une possibilité d’aboutissement pacifique au différend… ce qui n’était certes pas incompatible avec une préparation militaire accélérée en cas de rupture : grands connaisseurs des pratiques colonialistes, les dirigeants de la RDV pouvaient être confiants, mais pas naïfs.

En atteste un curieux épisode, peu connu, une déclaration faire à Jacques Rabemananjara, parlementaire le plus en vue du Mouvement démocratique du Rassemblement malgache (MDRM), et à d’autres représentants de ce mouvement, toujours en juin 1946. Durant son séjour, Ho Chi Minh, qui jouissait déjà d’un grand prestige auprès des politiques et des militants des autres colonies, rencontra discrètement une délégation de ce Mouvement. Il commença par cette formule  : « Vous êtes jeunes, mes enfants » (Rabemananjara avait 33 ans à ce moment… mais Ho, certes pourvu d’une longue expérience, n’en avait alors que 56… ). Puis passa, en aîné pourvu de la sagesse, à des conseils :

« Pour nous tous il y a un salut : l’Union française. Et c’est pour vous une chance, car il s’agit d’une organisation qui suppose l’adhésion libre des membres, et la guerre vous sera ainsi épargnée. Il importe seulement de préciser le contenu du terme Union française. À la conférence de Fontainebleau, un accord se fera, j’en ai la certitude, sur ce point capital. Nous y avons un intérêt. La France y a intérêt. L’essentiel, c’est de vider l’Union française de toute idée impérialiste et de lui conférer avant tout ce caractère de consentement libre qui en fait la nouveauté et l’originalité. Je suis sûr d’ailleurs que c’est bien là la pensée intime et vrai du peuple français. L’accueil qui vient de m’être réservé par la capitale de la France me confirme dans ces convictions. Milieux politiques, milieux littéraires, monde de la presse, tous ici sont animés d’une réelle volonté de compréhension. Cela est important : qui cherche à comprendre cherche à aimer. Notre tâche, votre tâche, elle est là : conquérir la sympathie du peuple français. Faites connaître simplement, sans arrière-pensée, vos aspirations légitimes. Nul n’est

Ho Chi Minh - interieur.indd 311 17/07/2019 15:34

Page 312: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

312

mieux qualifié que le Français pour entendre ces cris à la liberté. Ici, à Paris surtout, les hommes désintéressés et disposés à vous écouter vous éclairer, ne manquent pas »52.

Ce texte est d’un grand intérêt. Certes, il reprend des arguments connus du président de la RDV, alors. Mais c’est son caractère confidentiel qui en fait le prix : pourquoi Ho, anticolonialiste, s’adressant à des colonisés comme lui, aurait-il masqué ses sentiments véritables ?

Mais très vite, au sein du monde politique, l’hostilité à tout accord l’emporte. La majorité des hommes politiques français de l’époque est incapable d’imaginer une décolonisation pacifique, de surcroît en accordant des droits à un communiste.

La conférence de Fontainebleau s’achève sur la constatation d’un désaccord de fond. Le glissement vers la guerre paraît inéluctable.

Le 11 septembre, Ho Chi Minh reçoit le journaliste David Schoenbrun, le plus parisien des Américains (ancien professeur de français, il couvrait la France pour divers médias américains). Le président laisse tomber la formule :

« Oui, nous allons devoir nous battre »53.

Avant de quitter la France, Ho Chi Minh signe avec Marius Moutet un Modus vivendi (14 septembre), texte de compromis sans grande portée, envisageant tout au plus une nouvelle reprise des négociations, qui masque mal l’échec en cours.

Ho s’accroche-t-il alors à ce sauvetage in extremis des apparences  ? Pense-t-il avoir convaincu Moutet et, par delà, le gouvernement français, de la possibilité d’une solution négociée  ? Ou tente-t-il de donner le

52. Jacques Rabemananjara, « Mon entrevue avec Ho Chi Minh », juin 1946. Accusé de complot, le député malgache fut arrêté et interrogé (Tananarive, 21 avril 1947). Il livra ce compte-rendu d’un entretien avec le président de la RDV. Cité par Jacques Tronchon, L’insurrection malgache de 1947. Essai d’interprétation historique, Paris, F. Maspero / CNRS, 1974.53. Voir infra la déclaration intégrale.

Ho Chi Minh - interieur.indd 312 17/07/2019 15:34

Page 313: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3131945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

change ? C’est en tout cas un langage différent qu’il tient, lors d’un ultime entretien avec quelques amis, dont des journalistes, dans ce qui peut être considéré comme sa dernière déclaration à Paris (16 septembre 1946) :

« Le président mérite bien la sympathie naturelle, instinctive, que lui a accordée le peuple de France. Dans cette conversation, il témoigne d’une extraordinaire élévation d’esprit. Pas la moindre rancœur. Et pourtant ! Une idée qui revient souvent : il compte passionnément sur le peuple de France. Il veut que la prochaine conférence se tienne à Paris, sous le contrôle de ce peuple ami. Quelle marque de confiance !

- D’autre part, dit-il, on nous a fait des promesses. Si on les tient, tout ira très bien. Alors, le modus vivendi aura préparé l’accord total et définitif.

Ho Chi Minh tient le langage d’un homme nouveau, l’homme de l’Union française. Car il exprime non seulement son attachement à sa patrie proprement dite, mais à ce plus vaste ensemble, à cette patrie fédérale. C’est d’ailleurs le même langage qu’il a tenu publiquement le soir à la radio :

- L’instrument de notre expansion pacifique ne pourra être que l’Union française » (Franc-Tireur, 17 septembre 1946).

Il quitte Paris le lendemain. Le choix des moyens de transport les plus longs pour le retour au pays (Paris-Marseille-Toulon en train, Toulon-Haïphong par bateau) est un mystère54. Volonté d’éviter à renchérir, dans une situation déjà extrêmement tendue ?

Il est de retour dans son pays le 20 octobre 1946. Il est parfaitement conscient que, de possible, l’affrontement armé est devenu probable. Un mois plus tard, commence le plus grave incident franco-vietnamien avant le déclenchement de la guerre. Pour un obscur différend douanier, la Marine française bombarde le port de Haiphong, faisant des milliers

54. Georges Chaffard, Les deux guerres du Vietnam. De Valluy à Westmoreland, Paris, La Table ronde de combat, 1969.

Ho Chi Minh - interieur.indd 313 17/07/2019 15:34

Page 314: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

314

de morts (23 novembre 1946). La presse française, dans sa majorité, joue la tension :

«  De graves incidents au Tonkin. Les éléments vietnamiens multiplient les agressions contre les Français. De nombreux morts »

(Le Figaro, titre en Une, 23 novembre 1946).

« C’est le sang français qui coule en Indochine » (Rémy Roure, éditorial, Le Monde, 28 novembre 1946)55.

« Les Vietnamiens tirent sur le croiseur “Suffren“ : “Acte d’hostilité caractérisé“, disent les autorités françaises, qui prennent des mesures de sécurité »

(France-Soir, titre en Une, 30 novembre 1946).

Dès lors, l’issue fatale ne fait plus de doute. Quatorze mois après les premiers coups de feu de Cochinchine (septembre 1945, voir supra), le bombardement de Haïphong marque bel et bien la date de la généralisation du conflit.

Les dirigeants vietnamiens ont parfaitement reçu le message  : le Corps expéditionnaire français vient de déclarer la guerre à leur pays. Malgré les dernières déclarations de façade, il faut accélérer la préparation d’une résistance, qui ne pourra être que de longue durée, compte tenu de la disproportion des forces originelle. Le 18 décembre, Ho dit à ses collaborateurs les plus directs :

« L’extension des hostilités par les Français passe à une nouvelle phase. La période de détente est passée. Nous avons fait des concessions, mais plus nous en faisons, plus l’ennemi en profite pour empiéter sur nos droits. Notre peuple ne peut retourner à l’esclavage. La résistance sera longue, âpre et dure, mais certainement victorieuse »56.

55. « Redressement nécessaire ».56. Propos rapportés par Vo Nguyen Giap, Des journées inoubliables, Hanoï, Éd. en langues étrangères, 1965.

Ho Chi Minh - interieur.indd 314 17/07/2019 15:34

Page 315: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3151945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

Tout le gouvernement et toute la direction du Viet Minh prennent la direction du maquis. Une nouvelle et modeste capitale est établie près de Thai Nguyen, à moins de 60 km au nord de Hanoï (ce qui donne une idée de la capacité de contrôle du terrain par le Corps expéditionnaire).

Le lendemain, 19 décembre, les milices Viet Minh de Hanoï passent à l’offensive. Elles tiendront tête à la puissante armée française jusqu’en février 1947.

Une guerre commence. Elle porte un nom : guerre coloniale. Même si ceux qui emploient l’expression ne sont pas nombreux :

«  Cette guerre n’est pas une guerre comme les autres. C’est la guerre la plus ignoble de toutes, car il est rigoureusement impossible de la justifier par autre chose que le nationalisme : c’est une guerre coloniale » (Les Temps Modernes, décembre 1946)57.

La « guerre du tigre contre l’éléphant »

Le conflit commence sous les plus mauvais auspices pour la République démocratique du Viet Nam.

Et pourtant…On a déjà cité la formule désabusée tenue lors d’un entretien avec

David Schoenbrun (11 septembre 1946) :

« Oui, nous allons devoir nous battre ».

Schoenbrun lui opposant une « guerre sans espoir », Ho reprit :

« Non, elle ne serait pas sans espoir. Elle serait dure, acharnée mais nous pourrions la gagner. Car nous avons une arme aussi puissante que le canon le plus moderne : le nationalisme. N’en mésestimez pas la valeur. Ce sera une guerre entre un tigre et un éléphant. Si jamais le tigre s’arrête, l’éléphant le transpercera de ses puissantes défenses. Seulement le tigre ne s’arrête pas. Il se tapit dans la jungle pendant

57. « Et bourreaux, et victimes ». Cet éditorial était paru sans nom d’auteur. Il avait été en grande partie rédigé par Jean Pouillon, relu et approuvé par Jean-Paul Sartre.

Ho Chi Minh - interieur.indd 315 17/07/2019 15:34

Page 316: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

316

le jour pour ne sortir que la nuit. Il s’élancera sur l’éléphant et lui arrachera le dos par grands lambeaux, puis il disparaîtra à nouveau dans la jungle obscure. Lentement, l’éléphant mourra d’épuisement et d’hémorragie. Voilà ce que sera la guerre en Indochine »58.

Haïphong en ruines, Hanoï en proie à des combats de rues ultra violents, des centaines de confrontations plus ou moins graves entre armée française et milices Viet Minh, un gouvernement de résistance dans le maquis : la guerre d’Indochine est bel et bien commencée.

Le 20 décembre 1946, Ho Chi Minh lance un appel solennel à son peuple59 :

« Compatriotes dans tout le pays,

Par amour de la paix, nous avons fait des concessions. Mais plus nous en faisons, plus les colonialistes français en profitent pour empiéter sur nos droits. Leur intention évidente est de reconquérir à tout prix notre pays.

Non  ! Plutôt tout sacrifier que perdre notre pays, que retomber dans l’esclavage ! Compatriotes ! Debout !

Que tous les Vietnamiens, hommes et femmes, jeunes et vieux, sans distinction de religion, de parti, de nationalité, se dressent pour combattre les colonialistes français, pour sauver la patrie ! Entrez dans la lutte avec tous les moyens dont vous disposez. Que celui qui a un fusil se servir de son fusil, que celui qui a une épée se serve de son épée ! Et, si l’on n’a pas d’épée, qu’on prenne des pioches et des bâtons  ! Que chacun mettre toutes ses forces à combattre le colonialisme pour sauver la patrie !

58. As France Goes, London, Ed. Victor Gallancz, 1957. Texte cité d’après l’édition fran-çaise, Ainsi va la France, Paris, Julliard, 1957. 59. In Œuvres choisies, Vol. II, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 316 17/07/2019 15:34

Page 317: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3171945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

Combattants de l’armée régulière, des forces d’autodéfense, des milices populaires ! L’heure est venue de se lever  ! Nous devons sacrifier jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour défendre le pays. Dussions-nous subir les plus dures privations et les pires souffrances, soyons prêts à tous les sacrifices.

Nous vaincrons

Vive le Vietnam indépendant est unifié  ! Vive la résistance victorieuse ! »

Un court temps, une reprise de négociations avec la partie française paraît possible : au gouvernement Bidault a succédé le 18 décembre un gouvernement socialiste homogène (de transition) Léon Blum. Marius Moutet, toujours rue Oudinot, programme un voyage annoncé comme de reprise de contacts en Indochine. Espoirs vains. Blum n’aura même pas le courage politique de destituer d’Argenlieu, Moutet troquera le ton conciliateur pour un discours dans la grande tradition colonialiste :

«  Nous avons eu le sentiment de nous trouver au milieu de populations soulagées et heureuses de retrouver enfin la paix et l’ordre français »60.

Il refuse catégoriquement de rencontrer Ho Chi Minh. Les bellicistes français s’appuient sur une certitude : le Viet Minh sera

écrasé rapidement. La palme de la lucidité peut sans doute être attribuée à un député réactionnaire :

«  Si la France affirme seulement demain qu’elle entend ne plus traiter avec Ho Chi Minh, c’en sera fini de l’influence de cet homme en Indochine »

(André Mutter, Assemblée nationale, 18 mars 1947).

60. Déclaration, Saïgon, 31 décembre 1946, Le Figaro, 2 janvier 1947.

Ho Chi Minh - interieur.indd 317 17/07/2019 15:34

Page 318: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

318

La disproportion des forces militaires est éclatante, tous les experts militaires l’affirment (avec il est vrai une exception de taille : le général Leclerc… mais il ne sera pas écouté). Le gouvernement Ho Chi Minh n’est-il pas en fuite ? Le Corps expéditionnaire ne contrôle-t-il pas toutes les villes, tous les grands axes, tout le pays utile ? Les troupes Viet Minh, mal armées, encadrées par des officiers sans expérience, ne refusent-elles pas les combats ? Politiquement, la RDV est également bien isolée. En France, le PCF commence à peine une campagne de protestation qui rencontre encore bien peu d’échos. Dans le monde communiste, l’URSS n’accorde toujours aucune importance à ce petit pays. Les maquis rouges chinois sont encore à des milliers de kilomètres de ceux de Giap, et nul ne peut imaginer leur progression foudroyante ultérieure.

Pourtant, rien ne paraît altérer l’optimisme des dirigeants de la RDV. Au printemps 1949, après donc deux années de résistance dans des conditions d’extrême pénibilité, Ho Chi Minh reçoit les questions de l’hebdomadaire communisant Action61 :

« Quels sont les principaux objectifs que poursuit actuellement le gouvernement vietnamien ?

- Mobiliser toutes les ressources matérielles et morales de l’armée et de la population pour : 1/ Faire la paix par la victoire ; 2/ Lutter contre la famine  ; 3/ Liquider l’analphabétisme. Comme nous ne sommes qu’au début de notre tâche les résultats obtenus sont bien entendu parfois plus importants dans certains secteurs que dans d’autres. L’autarcie économique est effective dans de nombreuses régions. En trois ans plus de 5 millions d’illettrés ont appris à lire ou à écrire ; dans certaines provinces l’analphabétisme a été complètement liquidé ».

Autre question :

«  La presse française a prétendu que l’armée populaire chinoise coopère avec vos troupes sur la frontière du Viet-Nam. Est-ce exact ?

61. « Le Viet-Nam est prêt à collaborer avec le peuple français », Action, 19 mai 1949

Ho Chi Minh - interieur.indd 318 17/07/2019 15:34

Page 319: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3191945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

- Non. C’est faux. Tout le monde sait que les colonialistes ont l’habitude d’inventer des nouvelles fantaisistes pour camoufler leurs échecs. Les troupes de libération chinoise sont stationnées à deux ou trois mille kilomètres des frontières du Viet-Nam. L’armée nationale vietnamienne ne compte que sur ses propres forces pour remporter la victoire ».

Côté français, on estime qu’il sera toujours temps, une fois la parenthèse Viet Minh refermée, de trouver des interlocuteurs vietnamiens plus souples. Des contacts avec Bao Dai, alors en exil doré à Hong Kong, et son entourage sont pris dès ce moment. Après de longues tractations, une nouvelle entité naît. Quel nom lui donner ? L’Empire d’Annam n’existe plus depuis l’abdication d’août 1945. Hors de question, même pour les nouveaux et dociles interlocuteurs, d’accepter les anciennes appellation coloniales. Le nom de Viet Nam s’est désormais imposé à tous. Bao Dai prend donc la tête d’un État du Viet Nam et obtient quelques attributs de l’indépendance. Assez pour satisfaire les autorités françaises, persuadées d’avoir contourné l’obstacle. Mais pas assez, manifestement, pour convaincre la population vietnamienne, dont bien des observateurs constatent qu’elle reste massivement attachée à Ho Chi Minh et au Viet Minh.

X. Y. Z., « La vertu révolutionnaire », Maquis du Viet Bac,

octobre 194762

Il pourrait paraître étonnant qu’un homme politique, redevenu maquisard, consacre son temps à autre chose qu’à la conduite de la guerre. Mais, d’une part, Ho Chi Minh était particulièrement bien secondé en ce domaine par un jeune civil qui avait vite appris l’art de la guerre populaire, Vo Nguyen Giap. D’autre part, Ho, en cette période d’isolement quasi 62. Série d’articles signés X. Y. Z., publiés dans la presse du maquis en octobre 1947, regroupée en livre, Corriger le style de travail, Éd. Su That (Vérité), 1948, (en vietnamien). Cité par Georges Boudarel, « Marxisme et confucianisme au Vietnam », in René Gallissot (dir.), Les aventures du marxisme, Paris, Syros, 1984.

Ho Chi Minh - interieur.indd 319 17/07/2019 15:34

Page 320: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

320

absolu, a toujours maintenu le principe qu’il était le chef d’un État et le dirigeant politique de la lutte. En 1947, il entreprend l’écriture d’une série d’articles, parue dans la presse du maquis, lue par les cadres et militants, visant à fixer pour chacun les comportements à observer. Cette série sera ensuite publiée en brochure, sous le titre significatif Corriger le style de travail.

En voici un premier extrait.

« Il n’est pas difficile pour les bons adhérents et les bons cadres de devenir de véritables révolutionnaires. Dans ce domaine, tout dépend entièrement de ce qu’on a dans le cœur. Quand le cœur ne songe qu’au Collectif (Doan thê), qu’à la Patrie, qu’à nos compatriotes, on marche vers le sens du bien public et le désintéressement individuel, on commet de moins en moins d’erreurs et l’on acquiert toujours davantage les qualités dont je vais parler. En bref, celles-ci sont cinq : le sens de l’humain, la droiture, l’intelligence, le courage, l’intégrité (nhân, nghia, tri, zung, liêm).

a) Avoir le sens de l’humain (nhân) c’est aimer sincèrement et aider sans réserve ses camarades et ses compatriotes. C’est donc s’opposer résolument à tous les individus et à tous les agissements qui portent préjudice au Collectif et au peuple. C’est donc être prêt à supporter les épreuves le premier et à faire passer son propre bonheur après celui des autres. C’est donc ne pas rechercher la richesse et la gloire, ne pas craindre les épreuves, ne pas craindre le pouvoir. Quiconque a chassé de lui l’ambition, la crainte et la peur est capable de faire tout ce qui doit se faire.

b) la droiture (nghia) c’est être franc, ne pas être égoïste, ne pas faire de bêtises, ne rien cacher à la Collectivité. Ne pas avoir en tête d’intérêt particulier en dehors de celui de la collectivité. Se consacrer de toutes ses forces à la tâche. Faire ce qui doit se faire, dire ce qui doit

Ho Chi Minh - interieur.indd 320 17/07/2019 15:34

Page 321: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3211945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

se dire. Ne pas craindre d’être critiqué et critiquer les autres en sachant se montrer juste.

c) L’intelligence (tri), c’est avoir l’esprit propre et clair parce qu’on n’a pas de préjugé. Comprendre aisément la théorie. Savoir aisément s’orienter. Savoir voir les gens. Savoir voir les choses. Savoir donc faire ce qui sert la Collectivité, éviter ce qui lui porte préjudice. Savoir dans l’intérêt de la Collectivité promouvoir les gens honnêtes, se méfier de ceux qui sont faux.

d) Le courage (zung), c’est la bravoure, la force de caractère. S’efforcer de faire le travail qui se présente. S’efforcer de corriger les défauts qu’on constate. Serrer les dents dans les difficultés et les épreuves. Avoir l’énergie de ne pas courir après les honneurs et les richesses qui ne le méritent pas. S’il le faut, avoir la force de sacrifier même sa vie pour la Collectivité, pour la Patrie, ne jamais se montrer craintif et peureux.

e) L’intégrité (liêm) c’est ne pas chercher à se tailler une situation, une place, ne pas chercher à passer pour génial, ne pas chercher à profiter. Ne pas aimer les flatteurs. Donc être propre et droit (quang minh chinh dai).

N’avoir qu’une ambition, l’ambition d’apprendre, l’ambition d’agir, l’ambition de progresser.

C’est là la vertu révolutionnaire. Ce n’est pas là la vertu rétrograde du passé ancien. C’est une vertu nouvelle, une vertu grandiose qui ne puise pas son inspiration dans l’intérêt individuel, mais dans l’intérêt de l’ensemble de la Collectivité, de la nation, de l’humanité.

Il n’est pas de fleuve sans source. Que tarisse la source et le fleuve se tarit. Il n’est pas d’arbre sans racines : sans elles, l’arbre flétrit. Le révolutionnaire doit savoir se conduire. Sinon, quelque soit son talent

Ho Chi Minh - interieur.indd 321 17/07/2019 15:34

Page 322: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

322

ou son génie, il ne saurait diriger le peuple. Libérer la nation, libérer l’humanité est une tâche énorme. Si personnellement on manque de vertu, si l’on manque de base, si l’on est corrompu et faux, que pourra-t-on bien faire ? »

X. Y. Z., « Le manque d’objectivité », Maquis du Viet Bac,

octobre 194763

Second extrait de la même série de textes :

«  Le manque d’objectivité. La cause essentielle de ce défaut est l’insuffisance ou le mépris de la pensée théorique, ou une pensée trop sommaire.

D’abord qu’est-ce que penser ?

Penser c’est examiner, comparer avec soin la réalité historique, réalité de notre expérience, de notre combat, en tirer des conclusions qu’on confrontera avec, vérifiera par la réalité. C’est là la pensée juste qui sert de boussole. Elle nous indique la direction, le sens pour nous orienter dans la réalité  ; sans pensée théorique, on marche à l’aveuglette.

Actuellement, le mouvement révolutionnaire est à un niveau très élevé. Mais demandons-nous combien de nos cadres sont-ils aptes à penser en politique, en économie, dans le domaine de la culture  ? Combien comprennent le mot « dialectique  »  ? Par insuffisance de pensée nos cadres affrontent des problèmes pratiques sans pouvoir en trouver la solution juste, sans pouvoir les analyser, soupeser les avantages et inconvénients, sans en reconnaître les conditions objectives. Ils agissent selon leurs propres idées. Résultat  : ils aboutissent à des échecs.

63. Même source, traduction Dong Sy Hua, Hanoï, 1979.

Ho Chi Minh - interieur.indd 322 17/07/2019 15:34

Page 323: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3231945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

Certains cadres, certains élus réussissent dans leurs activités, ont beaucoup d’expérience pratique. Ils sont évidemment précieux pour notre organisation. Mais ils sont atteints par le mépris de la réflexion, du raisonnement. Ils oublient que s’ils ont acquis beaucoup d’expérience pratique, s’ils savent en plus penser théoriquement, leur action en sera beaucoup plus efficace. Ils oublient, que bien que très précieuse, leur expérience propre n’est que partielle, ne comporte qu’un seul aspect des choses.

Avoir de l’expérience pratique et ne pas savoir penser, c’est ne voir que d’un seul œil. Ces camarades doivent apprendre à penser pour devenir des cadres parfaits.

Certains lisent des livres. Ils en lisent beaucoup. Aimer lire et lire beaucoup est une qualité précieuse. Mais cela ne veut pas dire savoir réfléchir et penser. La pensée s’applique essentiellement à la réalité. Une pensée sans application au réel n’est que camelote. Celui qui lit des milliers de livres et qui ne sait pas appliquer sa pensée au réel ne vaut pas plus qu’une caisse de bouquins. Lire de nombreux livres pour s’en vanter, pour se montrer quelqu’un n’est pas savoir penser.

En résumé, chaque cadre, chaque membre des organisations doit savoir penser, raisonner. Savoir appliquer sa pensée au réel. Il faut se débarrasser du défaut qui consiste à mépriser la pensée, le raisonnement, à se contenter de raisonnements sommaires.

À propos de la pensée théorique, il nous faut poser clairement le problème des intellectuels.

Les intellectuels qui participent à la Révolution, à la Résistance sont très précieux pour notre mouvement. Sans eux, notre activité aurait connu de très nombreuses difficultés. Cependant certains intellectuels en tirent orgueil. L’orgueil nuit beaucoup, il les empêche de progresser. Qu’est-ce qu’un intellectuel ? C’est quelqu’un qui a du

Ho Chi Minh - interieur.indd 323 17/07/2019 15:34

Page 324: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

324

savoir. Dans le monde, il n’y a que deux sortes de savoir. Le savoir dans le domaine de la lutte pour la production, d’où les sciences de la nature  ; le savoir dans la lutte des peuples, la lutte sociale, d’où les sciences de la société. Il n’y a pas d’autre savoir. On peut appeler intellectuel par exemple, celui qui a fait des études supérieures. Mais cet intellectuel ne sait ni labourer, ni faire un travail d’ouvrier, ni combattre à la guerre. Bref, de la vie pratique il ne sait pas grand’ chose. Il n’a qu’un demi-savoir. Son savoir est livresque ; il n’est pas encore le savoir complet. Si cet intellectuel veut posséder le savoir complet, il doit appliquer sa science au réel. Les intellectuels doivent se rendre compte de ce qui leur manque, se montrer modestes, se garder de l’orgueil, s’appliquer à acquérir une expérience pratique.

La pensée doit avoir ses applications. La pratique doit être orientée par la pensée. La pensée ressemble à la flèche ou à la balle, la pratique à la cible. Disposer des flèches et ne pas tirer, ou tirer sans viser la cible c’est tout comme si on n’avait rien. Savoir des choses par cœur pour épater les autres, ce genre de savoir n’a pas plus d’utilité qu’une crotte. Encore une crotte peut-elle servir comme engrais, tandis que le savoir par cœur, la pensée sans application pratique ne sert vraiment à rien.

En conséquence, il faut étudier, mais en même temps agir ».

Guerre d’Indochine et guerre froide64

Au moment même où la guerre d’Indochine se généralise, le monde est déjà entré en guerre froide  : États-Unis à la tête du monde libre contre Union soviétique tenant solidement un bloc communiste de l’est européen. Mais le terrain majeur de confrontation est au début essentiellement l’Europe (guerre civile en Grèce, 1947-1949  ; coup de Prague, 1948 ; blocus de Berlin, 1948-1949).

64. Mark Atwood Lawrence & Fredrik Logevall (ed.), The First Vietnam War. Colonial conflict and Cold War Crisis, Harvard Univ. Press, Cambridge, Massachusetts, London, England, 2007.

Ho Chi Minh - interieur.indd 324 17/07/2019 15:34

Page 325: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3251945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

En fait, la guerre d’Indochine était déjà, à ce moment, un enfant de la guerre froide… mais un enfant non immédiatement reconnu. Moscou de n’y intéressait guère  ? L’armée rouge chinoise était encore loin, très loin, de la frontière du Tonkin ? Qu’importait. La résistance était dirigée, côté vietnamien, par des communistes. Le seul grand parti français qui la soutenait était le PCF, alors dans un ghetto politique ? C’était amplement suffisant. En fait, la (tentative de) justification anticommuniste du combat français commença dès l’été 1946, puis explosa fin 194665.

Avec l’avancée rapide de l’armée rouge chinoise, courant 1948 et 1949, puis la proclamation de la République populaire, début octobre, le front principal de la guerre froide est passé en Asie. Le basculement deviendra même spectaculaire avec le début de la guerre de Corée (juin 1950).

Ce qui ne pouvait que faciliter le combat des Vietnamiens. Ho Chi Minh envoie un télégramme à Mao Tse Tung (18 octobre)66 :

«  Je suis heureux d’apprendre la nouvelle de la fondation de la République Populaire de Chine et, au nom du peuple vietnamien et du gouvernement du Vietnam, je vous félicite, ainsi que votre gouvernement. Les relations fraternelles entre la Chine et le Vietnam, qui durent depuis des siècles, deviendront plus étroites dans l’intérêt du développement de la liberté et du bonheur de nos deux nations et dans celui de la démocratie mondiale et d’une paix durable ».

En novembre-décembre de cette année, les troupes de l’armée rouge chinoise arrivent à la frontière vietnamienne. Quelques kilomètres de plus dans la marche vers le sud des communistes chinois, mais un grand pas pour le Viet Nam révolutionnaire, désormais adossé solidement au monde communiste, immense bloc jusqu’à la frontière occidentale de la RDA. Le 18 janvier 1950, Pékin reconnaît le gouvernement Ho Chi Minh, rejoint par Moscou (qui a donc attendu plus de quatre années pour s’apercevoir que les Vietnamiens menaient une lutte) le 30 du 65..Sylvain Pons, « Les visages d’un ennemi : la fabrication du Viêt-Minh, 1945-1946 », Relations Internationales, n° 130 (2), 2007.66. Dépêche AFP, 18 octobre 1949.

Ho Chi Minh - interieur.indd 325 17/07/2019 15:34

Page 326: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

326

même mois, puis les démocraties populaires d’Europe. En réponse, Washington, Londres, le Vatican et d’autres pays occidentaux adoubent le gouvernement Bao Dai. À chacun ses Vietnamiens.

Dès la frontière sino-vietnamienne sécurisée, Ho Chi Minh, à la tête d’une petite délégation, se rend à Pékin (arrivée le 22 janvier 1950), où il rencontre Liu Shao Chi et Chou En Lai (Mao était à ce moment à Moscou), puis à Moscou, où il est reçu par Staline (10 février) (voir infra). C’est la concrétisation d’une alliance. Mais la diplomatie soviétique, prudente, introduira toujours une sorte de division du travail, laissant à Pékin le soin de chapeauter (de contrôler ?) ce pays asiatique, fût-il dirigé par des camarades67.

Les officiels français faisaient déjà tous leurs efforts dès 1946-1947 pour convaincre leurs puissants alliés américains que l’Indochine était un des lieux majeurs de l’affrontement international en cours. Les événements de Chine et de Corée, transformant une guerre froide en Europe en une guerre chaude en Asie, ne pouvaient que conforter cette thématique :

« L’anticommunisme a joué un rôle croissant dans la justification idéologique de la guerre au fur et à mesure que diminuait le poids de la justification strictement française »

notera plus tard Raymond Aron dans Le Figaro (16 novembre 1953). Façon de dire, lucidement, que les raisons nationales (défense de l’ex-Empire) de ce conflit s’étaient effacées devant l’intégration de la France dans la stratégie américaine de containment.

Si la théorie des dominos est habituellement attribuée à la stratégie américaine de l’époque ultérieure, c’est bel et bien en France qu’elle a été élaborée à l’origine :

67. Benoît de Tréglodé, « Les relations entre le Viet Minh, Mosou et Pékin à travers les documents (1950-1954) », Revue Historique des Armées, n° spécial, « Le renseignement », n° 4, 2000 https://benoitdetreglode.files.wordpress.com/2016/09/revue-historique-des-ar-mc3a9es-2000.pdf

Ho Chi Minh - interieur.indd 326 17/07/2019 15:34

Page 327: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3271945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

« Si Ho Chi Minh gagnait et, ayant fait sa jonction avec Mao Tsé Toung, prenait les leviers de commande en Indochine, tout le Sud-Asie serait perdu pour la démocratie et le christianisme »

(Louise Weiss, février 1950)68…

«  C’est tout le Sud-Est asiatique que menace aujourd’hui le bolchévisme, et le Vietnam est un des verrous les plus importants »

(Guy Mollet, secrétaire général du Parti socialiste, 15 octobre 1950)69…

« Une fois perdu le Tonkin, il n’y a plus réellement de barrière avant Suez, et je vous laisse imaginer comment le défaitisme et la défaite feraient boule de neige, comment les cinquièmes colonnes communistes entreraient en jeu dans chaque pays, à mesure qu’une force communiste extérieure ferait pression sur ces frontières. Mais la chute de l’Asie, c’est la fin de l’Islam, qui compte en Asie les deux tiers de ses fidèles, c’est l’ébranlement de l’Afrique du Nord, ce sont les bases stratégiques de la défense de l’Europe bientôt compromises. Dans quelle situation serait alors l’Europe, ainsi tournée, dernière tache claire au bout d’un immense continent rouge ? » (général de Lattre, Washington, 20 septembre 1951)70.

Les États-Unis, jusque là guère enthousiastes pour la politique française, jugée colonialiste, acceptent désormais la convergence d’intérêts avec la France. Les premiers navires chargés d’armes américaines arrivent à Saïgon en mars 1950 (donc avant la guerre de Corée).

68. «  L’Indochine, avant-poste de l’extrême Occident  », conférence donnée devant le club de la presse américaine à Paris, Le Rassemblement (hebdomadaire du RPF), 11 mars 1950. 69. Le Populaire, 16 octobre 1950.70. In L’Année politique, année 1951.

Ho Chi Minh - interieur.indd 327 17/07/2019 15:34

Page 328: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

328

Un Corps expéditionnaire français à la dérive :la fin d’une guerre(1950-juillet 1954)

En Indochine même, le rapport des forces évolue. Les troupes régulières Viet Minh accrochent de plus en plus sérieusement le corps expéditionnaire. En octobre 1950, celui-ci connaît un premier désastre (bataille dite « des frontières » ou « de la RC 4 »). Désormais, les soldats français sont sur la défensive, malgré le redressement provisoire opéré par le général de Lattre dans l‘année 1951. L’aide américaine, croissante (jusqu’à 78 % des coûts en 1954, plus des conseillers que les Français sur place trouvent d’ailleurs un peu envahissants), ne change pas fondamentalement la situation.

C’est l’occasion pour Ho Chi Minh de dénoncer l’intervention américaine :

« Depuis longtemps, les impérialistes américains sont ouvertement intervenus en Indochine. Les colonialistes français poursuivent la guerre au Viet Nam, au Cambodge et au Laos sous les directives américains et grâce aux dollars et aux armes US. Mais, en même temps les impérialistes américains cherchent de plus en plus à évincer les colonialistes français pour établir leur domination exclusive en Indochine. C’est pour cette raison que les impérialistes américains interviennent de plus en plus indirectement et activement dans les divers domaines  : militaire, politique économique. C’est pourquoi aussi les contradictions se multiplient entre les impérialistes américains et les colonialistes français »71.

En mai 1953, le gouvernement René Mayer décide de remplacer le successeur de De Lattre, le général Raoul Salan, par un brillant officier, le général Navarre. L’Indochine use. C’est le septième Commandant en chef (pendant ce temps, Giap préside toujours aux destinées de l’armée

71. Œuvres choisies, vol II, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 328 17/07/2019 15:34

Page 329: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3291945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

adverse72). Sera-ce le bon ? En tout cas, René Mayer ne cache pas à Navarre la situation réelle. Celleci est « très mauvaise » ; le rôle du nouveau promu sera de chercher une « sortie honorable » lui dit-il73. Rien de bien exaltant. Mais c’est une analyse assez réaliste du rapport de forces.

Navarre tente un coup qu’il estime décisif, dans une vaste cuvette du nord-ouest du pays qui prend pour l’histoire le nom du village central, Dien Bien Phu. En novembre 1953 a lieu un parachutage massif, suivi de l’édification d’un puissant camp retranché. Le but est simple : attirer le gros des forces Viet Minh dans un lieu choisi, lui imposer une épreuve de force, et lui briser les reins. L’expression « casser du Viet » fleurit alors. Le ton est à un optimisme sans bornes. Les officiers français donnent l’exemple, comme le commandant en chef du secteur nord du Viet Nam, le général Cogny :

« Le Commandement français est sûr d’infliger une sévère défaite au Viet Minh à Dien Bien Phu. Nous nous attendons à des combats durs et longs. Nous gagnerons »

(Le Figaro, 13 janvier 1954).

Ou le commandant du camp retranché, le colonel (promu général pendant la bataille) Christian de Castries  :

« Notre problème, c’est de faire descendre le Viet-minh dans la cuvette. S’il descend, il est à nous »

(Le Monde, 14 février 1954).

 « J’ai une confiance absolue en ce qui concerne l’issue de la bataille» (L’Aurore, 3 avril 1954).

Lucien Bodard, qui fréquente plus les bureaux de l’état-major que le terrain, écrit alors une des formules qui firent sa réputation de devin :

72. Tout comme il dirigera l’armée durant une grande partie de la guerre avec les Américains. 73. Général Henri Navarre, Agonie de l’Indochine (1953-1954), Paris, Plon, 1956.

Ho Chi Minh - interieur.indd 329 17/07/2019 15:34

Page 330: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

330

« Il semble que le Viet Minh arrive trop tard pour avoir une chance de succès dans un éventuel assaut contre Dien Bien Phu »

(France-Soir, 29 novembre 1953).

La stratégie de Navarre s’avère catastrophique. Ce combat titanesque, le plus dur affrontement de cette guerre, comparé alors par beaucoup à un « Verdun de la brousse » (ParisMatch, 10 avril 1954), « Verdun de la jungle » (Jules Romains, L’Aurore, 6 mai), « Verdun tropical » (Le Figaro, 15 avril), tourne finalement à l’avantage de l’armée populaire. Le 7 mai 1954, l’élite de l’armée française doit s’avouer vaincue. Sur l’ensemble du théâtre d’opérations, il n’y a plus pour les Français d’espoir de victoire militaire, sauf à imaginer une internationalisation par l’intervention directe des États-Unis, ce que le président Eisenhower ne peut ni ne veut envisager.

On imagine mal le retentissement que put avoir cet événement dans le monde colonisé ou dominé, en particulier dans l’outre-mer français : les colonialistes avaient été vaincus, une armée régulière défaite. S’il était évidemment hors de question d’organiser des manifestations publiques, les indigènes envoyèrent des signes.

Au sein d’un mouvement national algérien chauffé à blanc, Dien Bien Phu fut considérée comme une victoire. Et bien au delà, dans l’opinion musulmane  : le directeur de la Sécurité générale d’alors, Jean Vaujour, évoque dans ses souvenirs une «  explosion de joie  » jusque dans «  les douars algériens les plus reculés »74.

Un peu plus de trois mois après Genève (les Cent jours de l’Empire colonial) éclata l’insurrection algérienne de la Toussaint.  Un tel événement ne peut être le fruit d’une coïncidence. Des années plus tard, le premier président du Gouvernement algérien (GPRA), Ferhat Abbas, se souvenait :

« Dien Bien Phu ne fut pas seulement une victoire militaire. Cette bataille reste un symbole. Elle est le “Valmy” des peuples colonisés. C’est l’affirmation de l’homme asiatique et africain face à l’homme

74. De la révolte à la révolution. Aux premiers jours de la guerre d’Algérie, Paris, Albin Michel, 1985.

Ho Chi Minh - interieur.indd 330 17/07/2019 15:34

Page 331: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3311945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

de l’Europe. C’est la confirmation des droits de l’homme à l’échelle universelle. À Dien Bien Phu, la France a perdu la seule “légitimation” de sa présence, c’est-à-dire le droit du plus fort »75.

Le lendemain de la chute du camp, Ho Chi Minh félicite les combattants et les milliers de volontaires qui ont acheminé munitions vivres, armes et munitions jusqu’aux premières lignes (les fameux vélos de Dien Bien Phu). Mais, comme à son habitude, il invite à la modestie et évite tout triomphalisme :

« Notre armée a libéré Dien Bien Phu. Le gouvernement et moi-même adressons nos chaleureuses félicitations aux cadres, combattants, participants du service du travail civique, jeunes volontaires et compatriotes de la région pour la manière brillante donc ils se sont acquittés de leur tâche. Notre victoire est éclatante mais n’est pas encore définitive. Nous ne devons pas nous enorgueillir de nos succès ni nous montrer subjectifs en sous-estimant l’ennemi. Nous menons avec détermination la résistance pour recouvrer l’indépendance, la liberté, la démocratie et la paix. Que ce soit par les armes ou par la diplomatie, nous devons mener une lutte longue et âpre pour arriver à une victoire complète »76.

Ce n’est évidemment pas par hasard si Ho emploie dans ce message la formule « … que ce soit par les armes ou par la diplomatie… » : il sait que les puissances, lasses de ce dernier conflit ouvert (l’armistice a été signé en Corée en août 1953), font désormais pression pour une solution négociée. Où, cette fois, le gouvernement Ho Chi Minh n’aura pas toutes les cartes en mains.

À Genève se réunissent alors les délégués des parties concernées. La conférence, dont la partie vietnamienne77 commence le 8 mai, lendemain de Dien Bien Phu, est une sorte de reproduction de la division du monde : 75. Guerre et révolution d’Algérie. La nuit coloniale, Paris, Julliard, 1962. 76. Œuvres choisies, Vol II, op. cit. 77. La première partie des travaux concernait le Corée. Les grandes puissances n’étaient pas parvenues à un transformer le cessez-le-feu en accord.

Ho Chi Minh - interieur.indd 331 17/07/2019 15:34

Page 332: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

332

côté occidental, la France (en juin, le réaliste Mendès France remplacera le belliciste Bidault) et les délégations de l’État Bao Dai, du Cambodge et du Laos (qui feront de la figuration), soutenues par les États-Unis (les plus intransigeants, les plus hostiles à une solution négociée) et le Royaume-Uni (bien plus conciliant) ; en face, la délégation de la RDV  (conduite par Pham Van Dong) et ses alliés un peu trop protecteurs (voir infra), l’Union soviétique et, surtout, la Chine populaire.

Le simple rapport des forces, sur le terrain, aurait pu permettre à la RDV d’envisager un départ négocié, étalé dans le temps, du Corps expéditionnaire français, puis un démantèlement assez rapide de l’État et de l’armée Bao Dai. Mais c’est une délégation vietnamienne prisonnière d’une stratégie internationale qui la dépasse qui se présente à Genève. En avril 1954 (donc avant la chute du camp de Dien Bien Phu, mais l’issue de la bataille ne faisait plus de doute), une concertation avait eu lieu à Moscou. Sous la présidence de Nikita Khrouchtchev, nouveau maître du Kremlin, et en présence de Ho Chi Minh, les responsables des délégations soviétique (Molotov), chinoise (Chou En Laï) et vietnamienne (Pham Van Dong), en partance pour Genève, s’étaient répartis les rôles : les Vietnamiens, forts de la victoire de Dien Bien Phu, avanceront des propositions conquérantes, les Soviétiques et, surtout, les Chinois, apparaissant comme arbitres lors des inévitables moments de tension78.

Du 3 au 5 juillet, quelque part sur la frontière sino-vietnamienne, ont lieu de nouveaux entretiens, cette fois entre Ho Chi Minh et Chou En Laï79. Le communiqué chinois évoque un « échange de vues complet sur la conférence de Genève, la question du rétablissement de la paix en Indochine et les questions s’y rattachant »80. Sous cette plate formule diplomatique se cachait une véritable pression du dirigeant chinois : il utilisa tous les arguments pour imposer à Ho une hiérarchie des priorités

78. Laurent Césari, « La négociation sur l’Indochine à la conférence de Genève (1954) », Revue Relations Internationales, n° 135 (3), 2008. 79. Tout ce développement d’après François Joyaux, op. cit. 80. Agence Hsinshua, Pékin, 7 juillet 1954, citée par Fraçois Joyaux, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 332 17/07/2019 15:34

Page 333: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3331945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

et lui interdire l’idée d’une victoire totale à court terme81. On peut imaginer l’amertume de Ho et de son entourage. Sept semaines après Dien Bien Phu, les dirigeants vietnamiens, qui venaient de demander à leur peuple, à leurs combattants, de faire tous les sacrifices pour délivrer la totalité du pays, qui auraient pu envisager d’y parvenir, certes à moyen terme, comprenaient qu’il fallait encore patienter. Combien d’années  ? Combien de décennies ? Et au prix de combien de nouvelles – et, on le comprendra vite, bien pires – souffrances ? La paix de Genève fut bel et bien « une bombe à retardement au cœur de la fraternité communiste asiatique » (Stein Tonnesson)82.

Le 20 juillet 1954, les travaux aboutissent à la signature d’un accord France-RDV, garanti par la communauté internationale. Le Cambodge et le Laos voient leur neutralité et leur intégrité territoriale (seul le nord du Laos restait aux mains du Pathet Lao, allié du Viet Minh) confirmées. Une ligne de démarcation, définie comme seulement technique et provisoire, était fixée au 17è parallèle. Une ligne bien plus méridionale eût davantage respecté le rapport des forces sur le terrain  : si le corps expéditionnaire français dut évacuer Hanoï, Haïphong et quelques zones encore contrôlées du nord, le Viet Minh renonça à sa présence sur des milliers de km2, dans des régions investies, certaines depuis le début de la guerre. D’autre part, il était prévu que des élections générales, dans l’ensemble du Viet Nam, seraient organisées avant juillet 1956. Seconde déconvenue pour les négociateurs de la RDV  : les élections libres et générales dans les six mois qui avaient été demandées leur auraient assuré une victoire écrasante.

Qui a vraiment cru alors que ce 17è parallèle n’était pas une frontière, que ces élections se tiendraient ? En fait, on sait aujourd’hui que l’unité du

81. H. C. Hinton, China’s Relations with Burma and Vietnam. A Brief Survey, New York, Institute of Pacific Research, 1958. 82. Stein Tonnesson, «  Tracking Multi-Directionnal Dominoes  », in Odd Arne Westad, Chen Jian, Stein Tonnesson, Nguyen Vu Tung & James G. Hershberg (Ed.), 77 Conversations Between Chinese and Foreign Leaders on the Wars in Indochina, 1964-1977, Woodrow Wilson Int. Center for Studies, Working Paper, n° 22, Washington DC, May 1998.

Ho Chi Minh - interieur.indd 333 17/07/2019 15:34

Page 334: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

334

Viet Nam a été sacrifiée sur l’autel de la coexistence pacifique. Aucune des grandes puissances n’était décidée à faire observer les clauses de Genève.

Au premier rang des ennemis farouches de tout nouveau recul  : les États-Unis. Il est fréquent, dans l’historiographie, de dater l’intervention américaine directe du milieu des années 60. En fait, on peut affirmer qu’elle a débuté au moment même où l’encre des accords de Genève était en train de sécher. Car Washington n’en a jamais accepté les clauses. Et ce publiquement. Pour une raison évidente, expliquée presque candidement, quelques années plus tard, par le président Eisenhower :

«  Tous ceux qui connaissaient bien l’Indochine m’ont toujours affirmé que si les élections avaient eu lieu à l’époque des combats, elles auraient donné 80 % des voix au chef communiste Ho Chi Minh »83.

Comment imaginer l’acceptation d’élections qui amèneraient inévitablement au pouvoir un ennemi du monde libre  ? Comment reculer de plusieurs centaines de kilomètres sa frontière septentrionale ? Comment renoncer à des années d’endiguement du communisme en Asie du sud-est ?

Dès le 24 juillet 1954, le Secrétaire d’État US John Foster Dulles déclare que « la chose importante maintenant n’est pas de se lamenter sur le passé mais d’éviter que la perte du nord Vietnam ne conduise à une expansion du communisme dans le SudEst asiatique ». Il ajoute qu’un franchissement du 17è parallèle par les « communistes » serait « considéré comme une agression, appelant une réaction »84.

Quant à la France, à partir de novembre 1954 (guerre d’Algérie), elle eut vite d’autres soucis. Le président du Conseil Mendès France envisagea sans difficulté le passage de témoin de défenseur du monde libre aux États-Unis :

83. The White House Years. Mandate for Change, 1953-1956, New York, Viking Press, 1960. Édition française, Mes années à la Maison Blanche, 1953-1956, Paris, Robert Laffont, 1963. 84. Department of State Bull., August, 2, texte français in Philippe Devillers & Jean Lacouture, La fin d’une guerre. Indochine 1954, Paris, Éd. du Seuil, 1960.

Ho Chi Minh - interieur.indd 334 17/07/2019 15:34

Page 335: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3351945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

«  Il est indispensable que l’orientation politique à prendre dans le sud Viet Nam soit sérieusement étudiée en accord avec les Etats-Unis »85.

« Dans le Sud-est asiatique, c’est l’Américain qui est le leader de la coalition »86

On a vu supra que la RDV ne pouvait guère compter sur ses alliés pour contrebalancer la mauvaise volonté occidentale. Elle se retrouva seule, piégée.

Le 22 juillet, de son PC, Ho Chi Minh annonça à son peuple les résultats de la Conférence. Langage feutré, diplomatique, masquant mal cependant un certain regret. Pour qui savait lire entre les lignes, l’amertume perçait.

« Aux compatriotes, combattants et cadres du pays tout entier.

La Conférence de Genève a pris fin. Notre diplomatie vient de remporter une grande victoire. Au nom du Gouvernement, j’adresse cet appel à tous nos compatriotes, combattants et cadres :

1° C’est pour défendre la paix, l’unité, l’indépendance et la démocratie que, durant neuf longues années, notre peuple, notre armée, nos cadres et notre Gouvernement ont, d’un même cœur, enduré de nombreuses souffrances, surmonté toutes les difficultés, mené avec acharnement la guerre de Résistance et remporté d’éclatantes victoires. Au nom du Gouvernement, j’adresse à tous, compatriotes, combattants et cadres du Sud au Nord, mes chaleureuses félicitations. Je m’incline devant la mémoire de nos morts glorieux, les combattants

85. Rapport du 5 septembre 1954, cité par Philippe Devillers et Jean Lacouture, La fin d’une guerre, op. cit. 86. Consignes données au ministre des États associés, Guy La Chambre, en partance pour Washington, septembre 1954. Cité par Jacques Raphaël-Leygues, Ponts de lianes. Missions en Indochine, Paris, Hachette, 1977.

Ho Chi Minh - interieur.indd 335 17/07/2019 15:34

Page 336: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

336

et compatriotes qui se sont sacrifiés pour la Patrie. J’adresse ma sympathie aux blessés de guerre et aux combattants malades.

Nos grandes victoires sont également dues au soutien apporté à notre lutte politique par les peuples amis, le peuple de France et les peuples épris de paix du monde (…). La lutte de notre Délégation à Genève, appuyée par les Délégations soviétique et chinoise, a été couronnée d’un grand succès : la reconnaissance par le Gouvernement français de notre indépendance et souveraineté nationale, de notre unité et intégrité territoriales, et son engagement à retirer ses troupes lors de notre pays, etc...

Dorénavant, nous devons nous appliquer à la lutte pour la consolidation de la paix, la réalisation de l’unité, de l’indépendance et de la démocratie du pays.

2° Pour rétablir la paix, les deux parties doivent, avant tout, observer le cessez-le-feu.

À cet effet, il importe de regrouper les forces armées des deux parties dans deux régions différentes, ce qui revient à délimiter les zones de regroupement. Cette délimitation est une mesure provisoire, une transition indispensable à l’exécution des Accords d’armistice, au rétablissement de la paix en vue de la réunification nationale par la voie des élections générales. Cette délimitation, à aucun égard, ne saurait signifier le démembrement, le partage de notre pays. Après le cessez-le-feu, nos troupes seront regroupées dans le Nord, et les forces françaises dans le Sud, ce qui implique un échange de certaines régions de stationnement. Des régions antérieurement occupées par les troupes françaises deviendront zones libres. Par contre, un certain nombre de régions antérieurement libérées serviront de lieux de stationnement provisoire aux forces françaises avant leur retrait. C’est une mesure qui s’impose dans la conjoncture actuelle. Mais le Centre,

Ho Chi Minh - interieur.indd 336 17/07/2019 15:34

Page 337: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3371945-1954. Face à la guerre coloniale de la France

le Sud et le Nord sont, tous les trois, territoire national. Infailliblement notre Patrie sera réunifiée, notre peuple libéré.

Compatriotes du Sud, vous avez les premiers combattu l’adversaire et fait preuve d’une haute conscience politique ; vous saurez mettre les intérêts nationaux au-dessus des intérêts régionaux, les intérêts durables au-dessus des intérêts immédiats et unir vos efforts à ceux de la nation entière dans la lutte pour consolider la paix, réaliser l’unité, l’indépendance et la démocratie. Le Parti, le Gouvernement et moi-même, nous suivons de près vos efforts et nous avons la certitude que vous triompherez.

3° La lutte pour la consolidation de la paix, la réalisation de l’unité, de l’indépendance et de la démocratie sera également longue et dure. Pour remporter la victoire, il importe que le peuple, l’armée et les cadres, du Nord au Sud, resserrent leurs rangs et réalisent l’unité de pensée et d’action.

Nous sommes pour une application rigoureuse des accords que nous avons signés avec le Gouvernement français et nous exigeons que ce dernier en fasse autant. Nous redoublerons d’efforts et de vigilance pour consolider la paix et prévenir les manœuvres de ceux qui seraient tentés de la saboter. Nous lutterons énergiquement pour la tenue des élections générales libres en vue de la réunification nationale.

Il importe d’intensifier le travail de restauration et d’édification, de consolidation et de développement dans tous les domaines en vue de réaliser pleinement notre indépendance nationale. Nous devons également tendre nos efforts à réaliser les réformes sociales qui permettront de relever le niveau de vie du peuple et de promouvoir la véritable démocratie. Nous renforcerons davantage l’amitié fraternelle qui nous unit aux deux peuples khmer et laotien. Nous consoliderons la grande amitié qui nous unit à l’Union Soviétique, à la Chine et aux autres pays amis. Pour la cause de la paix, nous devons raffermir les

Ho Chi Minh - interieur.indd 337 17/07/2019 15:34

Page 338: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

liens qui nous unissent au peuple de France, aux peuples d’Asie et du monde entier.

4° Je demande à tous les compatriotes, combattants et cadres de suivre strictement la ligne politique du Parti et du Gouvernement et d’appliquer la paix, réaliser l’unité, l’indépendance et la démocratie. Vous tous, patriotes sincères, sans distinction de classes sociales, de convictions religieuses, d’opinions politiques et indépendamment du camp auquel vous apparteniez, de tout cœur je vous convie à une franche coopération dans la lutte pour le bien du peuple et de la nation, pour la paix, pour l’unité, l’indépendance et la démocratie de notre Viet Nam bien-aimé.

Quand la nation est unie comme un seul homme et qu’elle n’a qu’une seule pensée, la victoire est assurée.

Vive le Viet Nam pacifique, uni, indépendant et démocratique ! »

Texte à usage interne, mais aussi destiné à la lecture ligne à ligne par les services spécialisés, à Moscou et à Pékin. Et message clair  : Ho Chi Minh et ses camarades n’accepteront jamais la division du pays. Cet appel comptait 14 références à l’unité du pays !

Comme il en avait été convenu à Genève, les troupes françaises évacuent le nord du Viet Nam. Le 9 octobre 1954, Hanoï est remise aux autorités de la RDV. Les troupes françaises et Viet Minh se croisent sur le pont Doumer (la scène est immortalisée par une célèbre série de photos). Quarante-huit heures plus tard, le 11 octobre, Ho Chi Minh retrouve sa capitale.

Il est jeune encore, moins de 65 ans. Il va livrer son dernier combat, pas le plus facile, contre un adversaire qui avait déjà largement investi le théâtre d’opérations indochinois : les États-Unis d’Amérique.

Ho Chi Minh - interieur.indd 338 17/07/2019 15:34

Page 339: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1954-1969.Face à la guerre impérialiste des

États-Unis

On l’a dit, la seconde guerre d’Indochine était en germes dans cet accord imposé à Ho Chi Minh et à ses camarades. Au nom d’une cause qu’ils estimaient sacrée, ils reprirent progressivement la lutte… qui durera jusqu’à la victoire finale, le 30 avril 1975.

Ho Chi Minh ne connaîtra pas cette joie. Usé par une vie de longs combats, il partira quelques mois avant son 80è anniversaire.

Au sud, les États-Unis évincent sans états d’âme leurs alliés français. Avant même la fin de la phase française de la guerre (juin 1954), un lobby catholique traditionnaliste, où l’on remarque l’action de Mgr Spielmann et de la famille Kennedy, réussit à imposer Ngo Dinh Diem, lui aussi catholique, comme premier ministre de Bao Dai. Lequel a d’ailleurs passé plus de temps en France que dans son pays durant la guerre. Dès ce moment, il est de fait éloigné du pouvoir, avant un coup d’État diemiste (octobre 1955). La signification est claire : Diem, tout autant nationaliste qu’anticommuniste, clame haut et fort que tout projet d’élections générales n’est même pas envisageable. La répression touche surtout les partisans de l’application des Accords, anciens Viet Minh ou simplement neutralistes, tous qualifiés de communistes. Le délai de juillet 1956 passe. De premiers maquis naissent plus ou moins spontanément.

Ho Chi Minh - interieur.indd 339 17/07/2019 15:34

Page 340: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

340

Ho Chi Minh,« Qu’on nous foute la paix, tout ira bien »,

Hanoi, mars 1955

À Hanoï, l’état d’esprit est tout différent. À Jacques Mitterand (à ne surtout pas confondre avec François Mitterrand1), qui dirige la première délégation française qui se rend dans la capitale après la fin de la guerre (mars 1955), Ho fait cette confidence :

« Si on nous laisse en paix pendant cinq ans – je ne demande qu’un chose : qu’on nous foute la paix –, tout ira bien »2.

Devenu président d’un pays indépendant, Ho n’avait pas oublié le parler populaire parisien…

Le 11 mars 1957, il reçoit le Pr de médecine Joseph Ducoing, personnalité marquante de la vie toulousaine, précurseur de la lutte contre le cancer, par ailleurs militant communiste, fondateur d’une association, les Amitiés franco-vietnamiennes de Toulouse3 :

«  J›ai eu l›honneur, grâce à l›intervention du Dr Thach4, vice-ministre de  la Santé, d’être reçu seul avec ma femme par Ho Chi Minh. Ce fut le 11 mars 1957, à sept heures du matin, dans l’ancien Palais des Gouverneurs situé dans le très beau quartier résidentiel, au milieu d’un très grand parc. Ho Chi Minh n’habite d’ailleurs pas le Palais. Il a des goûts très modestes et vit dans un petit appartement en ville.

1. Jacques Mitterand, homme politique progressiste, pacifiste, compagnon de route du PCF, n’avait strictement aucun lien de parenté avec François Mitterrand, son contempo-rain. On aura d’ailleurs remarqué que les orthographes diffèrent. 2. À gauche toutes, citoyens  !, Mémoires, Paris, Guy Roblot, 1984. Voir également son article, « Retour d’Hanoi », France-Observateur, 14 et 28 avril 1955. 3. « Impressions sur un voyage en République Démocratique du Vietnam, La Pensée, n° 85, mai-juin 1959. Une première partie était parue dans le n° précédent, 84, mars-avril. 4. Pham Ngoc Thach.

Ho Chi Minh - interieur.indd 340 17/07/2019 15:34

Page 341: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3411954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

C’est un homme assez grand5, sec et droit. Son visage très sympathique et ascétique reflète l’intelligence, l’énergie et la finesse. Ses yeux sont vifs, légèrement bridés, sa barbe pointue, longue et peu fournie. Il est vêtu comme toujours d’un costume gris avec col officier sans le moindre ornement, sans la moindre décoration. 

Après nous avoir demandé des nouvelles de notre santé et comment nous supportions le climat d’Hanoï, après m’avoir remercié des efforts que je faisais pour instruire les jeunes Vietnamiens, Ho Chi Minh  insista sur quelques problèmes qui lui sont particulièrement chers et dont il voudrait qu’on discute en France. 

Il parle d’abord des Accords de Genève et regrette que la France, qui a toujours eu la réputation de ne pas faillir à ses engagements, ne fasse aucun effort pour obtenir que ces Accords, qu’elle a souhaités et signés, soient tenus. Cette attitude lui paraît choquante. Il le regrette à cause des difficultés que  cela entraîne pour la réunification du Vietnam, qui cependant se fera sûrement, grâce au solide bastion pour l’unité, pour l’indépendance et pour la démocratie que représente le Nord consolidé. Ho Chi Minh insiste sur le fait que ce travail se fera dans la paix, car tous les Vietnamiens, qui se seraient  fait tuer jusqu’au dernier pour la Libération de leur pays, sont essentiellement des hommes pacifiques. 

Ho Chi Minh nous parle encore de l’anomalie constituée par le fait  que la République démocratique du Vietnam n’a pas de représentation en  France, tandis que la République démocratique a accepté chez elle une Délégation ayant à sa tête Jean Sainteny, Délégation qui n’est certes ni une Ambassade, ni une Délégation d’Ambassade, mais qui est tout de même une représentation de la République française. Cela est anormal, vexant, et gêne, à  notre détriment, les rapports franco-vietnamiens. Ho Chi Minh m’a demandé de parler en France de cette anomalie ; je l’ai fait d’une façon bien précaire  et sans qualification suffisante, mais je pense que les gens sensés comprendront à quel point ce comportement est injuste et contraire aux intérêts de la France. 

5. Notation assez étonnante, contredite par tous les autres témoignages. D’après les fiches de la police, lors de son séjour en France, Nguyen Ai Quoc mesurait 1 m. 62.

Ho Chi Minh - interieur.indd 341 17/07/2019 15:34

Page 342: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

342

Ho Chi Minh nous parle enfin un moment et avec émotion de cette France qu’il aime et nous raconte que lorsqu’il travaillait dans le Sud de notre pays, il dépensait toutes ses économies à visiter nos grandes villes, de Bordeaux à Nice, en passant par Toulouse et Marseille ». Le 4 novembre 1956, soit trois mois après le délai prévu à Genève

pour la tenue d’élections générales, Ho écrit au président des États-Unis, toujours Eisenhower6 :

« Sir7

Vous êtes, M. le Président, l’héritier de grands dirigeants des États-Unis, tels Washington, Lincoln ou Roosevelt. Vous-même parlez souvent de paix, de justice... Mais, dans vos actions vis-à-vis du Viet Nam, vous pratiquez une politique exactement contraire. Vous avez encouragé le régime du Sud à détruire tout l’édifice des Accords de Genève, empêchant ainsi la réunification de notre pays. Vous avez expédié des armes, des équipements militaires, vous avez envoyé des soldats au Sud Viet Nam, dans l’intention de faire de cette zone une base militaire et une colonie américaine. Le 26 octobre, prenant prétexte de félicitations à Ngo Dinh Diem, lorsqu’il accéda au pouvoir, vous avez fait une démonstration de vos navires de guerre, de vos avions, violant ainsi les eaux territoriales et l’espace aérien du Viet Nam. Dans votre lettre envoyée à Diem, vous avez écrit : “Aux États-Unis, nous prions pour que les Vietnamiens qui vivent sous le régime de répression puissent s’intégrer, dans un futur proche, à la République”. Cela signifie que vous priez pour que le Nord libre et indépendant soit absorbé par la dictature de Ngo Dinh Diem. Agissant ainsi, vous vous êtes ingéré dans les affaires intérieures du Viet Nam, acte qui contredit la charte des Nations Unies. Imaginez un instant que les Vietnamiens s’ingèrent ainsi dans les affaires intérieures américaines. Qu’en penserait votre peuple ? Qu’en penseriez-vous ?

6. Article signé C. V., Nhan Dan, 4 novembre 1954, in Œuvres complètes (en vietnamien), Vol. VII (traduction Dong Sy Hua). 7. En anglais dans le texte.

Ho Chi Minh - interieur.indd 342 17/07/2019 15:34

Page 343: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3431954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

(...)

Quelles que soient vos prières, le peuple vietnamien est déterminé à lutter contre votre cynique intervention, à conserver son unité, à agir pour la réunification du pays, pour les belles montagnes, pour les fleuves que lui ont laissés ses ancêtres, à édifier un pays pacifique, réunifié, indépendant, démocratique et prospère. Salutations ».

Ce n’est qu’en 1959 que Hanoï retient finalement le principe du retour à la lutte armée. En décembre 1960 naît un Front national de libération du Sud (FNL), officiellement indépendant, en fait lié à la RDV par des liens humains, politiques et militaires. À l’afflux croissant de conseillers américains auprès de l’armée Diem correspond désormais une descente de combattants du Nord Viet Nam, alliés du FNL. .

L’adoption de la Réforme agraire : « pragmatisme ou idéologie ? »

(Bertrand de Hartingh)8

La Réforme agraire radicale est un grand classique des thématiques communistes. Ici, un retour en arrière s’impose. On a vu dans un chapitre précédent que le Parti communiste, au Viet Nam, en ses premiers mois, avait été déchiré entre deux options : la vietnamienne (thèses de Nguyen Ai Quoc, février 1930) et l’indochinoise (thèses de l’Internationale, octobre 1930). Sur la question agraire, le fossé entre les deux programmes était béant. Dans le programme de février, il était question bien sûr de « confisquer toutes les plantations et autres propriétés impérialistes », les seuls Vietnamiens dénoncés et menacés étant les « bourgeois réactionnaires vietnamiens »9. Le commentaire était explicite :

8. Partie du titre d’une importante contribution, « L’adoption de la réforme agraire en RDV : pragmatisme ou idéologie ? », Revue Autrepart, n° 3, 1997. On se reportera égale-ment à l’ouvrage majeur du même auteur, tiré de sa thèse, Entre le peuple et la Nation : la RDV de 1953 à 1957, Paris, Publications de l’ÉFEO, Monographies 189, 2003. 9. In Ho Chi Minh, Œuvres choisies, Vol. II, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 343 17/07/2019 15:34

Page 344: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

344

« Le parti doit faire de son mieux pour maintenir des relations avec les petits-bourgeois, les intellectuels et les groupes de paysans moyens, comme le Thanh Nien, le Tan Viet, et la faction de Nguyen An Ninh, etc., afin de les attirer à suivre le prolétariat. En ce qui concerne les paysans riches, les petits et moyens propriétaires terriens et les capitalistes vietnamiens, à condition qu’ils ne pas soient clairement contre-révolutionnaires, nous devons les utiliser ou, au moins, les neutraliser »10.

Que disait sur le même sujet le programme d’octobre ? « La grande majorité des terres (appartenant) aux propriétaires terriens autochtones qui les exploitent suivant des procédés féodaux », il fallait «  effacer les vestiges du féodalisme » et «  réaliser totalement la Réforme agraire »11. Peu de place, dans cette seconde mouture, pour les paysans moyens, pourtant catégorie importante, quantitativement et politiquement, de la population.

Après la prise du pouvoir, en 1945, ce fut le programme qui portait la marque des conceptions de Nguyen Ai Quoc qui fut appliqué… par Ho Chi Minh ! En novembre, des mesures partielles et minimales avaient été adoptées  : réduction des rentes foncières, abolition de certaines dettes, confiscation des terres de colons français et des « traitres vietnamiens »12. Mais la politique d’alliance de classes prônée par la nouvelle République, dans la droite ligne des thèses hochiminiennes, interdisait d’aller plus loin. En 1949 encore, seuls 10 % des terres concernées avaient vu ces mesures appliquées13. C’est l’époque ou Ho Chi Minh, répondant à l’hebdomadaire communisant Action14  (interview déjà citée), évoque les « principaux objectifs » de la lutte en cours : lutte contre la famine, 10. Cité d’après Huynh Kim Khanh, op. cit. 11. In Brève histoire du Parti des Travailleurs du Viet Nam (1930-1970), Hanoï, Éditions en langues étrangères, 1970. 12.. Vo Nhan Tri, « La politique agraire du Nord-Vietnam », Revue Tiers-Monde, tome 1, n° 3, 1960.13. Olivier Tessier, « Le “grand bouleversement“ (long trod la aat) : regards croisés sur la réforme agraire en République démocratique du Viêt Nam », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, n° 95-96, 2008. 14. « Le Viet-Nam est prêt à collaborer avec le peuple français », Action, 19 mai 1949

Ho Chi Minh - interieur.indd 344 17/07/2019 15:34

Page 345: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3451954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

éradication de l’analphabétisme, afin de « mobiliser toutes les ressources matérielles et morales de l’armée et de la population pour  (…) la victoire »… en oubliant au passage la Réforme agraire.

Cette modération dans le programme agraire pouvait-elle durer au lendemain de la victoire des communistes chinois ? Si ce fait historique eut pour la RDV une signification militaire immédiate, il eut également pour effet de mettre fin à des pratiques originales au sein de l’histoire du communisme. Après 1949, Moscou et Pékin eurent leur mot à dire sur la politique à suivre. Et ne s’en privèrent pas15.

Il faut ici procéder à un nouveau retour sur les années précédentes. On a vu que la diplomatie soviétique avait superbement ignoré les camarades vietnamiens entre septembre 1945 et fin janvier 1950. Immédiatement après la reconnaissance officielle de son gouvernement par Moscou, Ho Chi Minh s’était rendu secrètement en Chine populaire, puis en Union soviétique et y avait rencontré Staline (10 février 1950). Malgré la dissolution de l’Internationale (1943), l’autorité du dirigeant soviétique était toujours forte. Or, celui-ci, en proie à une méfiance fort ancienne à l’égard de ce militant atypique, était de surcroît bien peu au fait des réalités vietnamiennes. Deux traits de la politique de la RDV lui échappaient  : l’autodissolution du PCV de novembre 1945, alors toujours en application (voir supra) et l’absence de Réforme agraire. Sur la première question, nul doute que Ho put présenter des arguments solides  : les communistes vietnamiens contrôlaient bel et bien toute la guerre de résistance. En 1950, Léo Figuères, envoyé par le PCF auprès de la direction du Viet Minh, recueillera des informations : le Parti comptait à ce moment 450.000 adhérents et dirigeait de fait le pays. Un congrès était en préparation, annonçant le retour à la « forme légale »16. Ce fut chose faite une année plus tard : du 11 au 19 février 1951, dans la province de Tuyen Quang, les délégués (ré)officialisèrent un Parti communiste, appelé à ce moment Parti des Travailleurs du Viet Nam. Truong Chinh,

15. Voir Benoît de Tréglodé, art. cité. 16. «  Notice sommaire de la situation en Indochine à partir de la Deuxième guerre mondiale », Archives du PCF / Action anticolonialiste du PCF / documents remis par le PCV, Archives départementales 93, 261 J 51 / 3.

Ho Chi Minh - interieur.indd 345 17/07/2019 15:34

Page 346: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

346

déjà secrétaire général depuis 1941, fut confirmé à son poste, Ho Chi Minh étant élu président17.

Par contre, l’absence de Réforme agraire était une énigme pour le Kremlin. Comment des communistes, menant une lutte de résistance depuis cinq années, avaient-ils pu ne pas s’assurer la collaboration pleine et entière des paysans pauvres, masse la plus importante de la population ? Le général Giap, dans ses Mémoires, cita une anecdote, reprise ensuite par toute l’historiographie. Staline laissa un temps Ho Chi Minh debout face à lui, puis fit avancer deux chaises :

« Voici celle des propriétaires terriens et celle des paysans pauvres. Laquelle choisissez-vous, camarade ? »18.

L’invitation à s’asseoir était lourde de menaces.Ho Chi Minh écouta poliment, fit sans soute amende honorable,

repartit pour les maquis… et ne changea pas sa politique agraire. Pour la seconde fois de sa vie, Ho fit une sorte de résistance passive aux consignes de la hiérarchie communiste. Une année plus tard, devant les délégués du congrès de fondation du PTV (février 1951, voir supra), il dit :

« En ce qui concerne la politique agraire, en zone libre, il y a lieu de réaliser strictement la réduction du taux de fermage et du taux d’intérêt, de confisquer les rizières des colonialistes français et des traîtres pour les distribuer aux paysans pauvres et aux familles de combattants afin d’améliorer la vie des paysans, d’exalter leur esprit et leur potentiel de résistance »19.

Ainsi, six ans après la proclamation d’une République dirigée par un Parti communiste, une année pleine après l’entretien tendu de Moscou, Ho préconisait très précisément la politique agraire décidée en 1945, puis appliqué partiellement. Ni plus, ni moins. Et donc pas de Réforme agraire radicale. Nul doute que cette absence fut observée avec surprise (et 17. Brève histoire…, op. cit.

18. Vo Nguyen Giap, Une vie, op. cit. 19. In Œuvres choisies, Vol. II, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 346 17/07/2019 15:34

Page 347: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3471954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

un certain énervement…) à Pékin et à Moscou. En octobre 1952, pour le XIXè congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (le dernier de l’ère stalinienne), aucune délégation vietnamienne ne fut invitée.

Un second voyage de Ho à Moscou est organisé à l’été-automne 1952. Une rencontre avec Staline, en présence de Liu Shao Chi (Liu Shao-qi), est attestée le 28 octobre. La question de la Réforme agraire fut de nouveau évoquée. Par une sorte de délégation de pouvoir, déjà signalée, le PC chinois était devenu l’interlocuteur privilégié (et pas seulement sur les questions agraires) du PC vietnamien. Le 31, toujours à Moscou, eut lieu une entrevue probablement décisive, cette fois avec Liu Shao Chi et l’ambassadeur de Chine populaire à Moscou,  Wang Jiaxiang20. Il était devenu difficile, sauf à renoncer à toute aide des deux grands du socialisme, de retarder plus longtemps la mise en branle du processus. Dans les semaines qui suivirent, le PCC dépêcha au Viet Nam Wang Li21 et Qiao Xiaoguang, deux experts en matière agraire22. Un homme de l’ombre, au titre officieux de conseiller politique, resta sur place  : La Quy Ba. Tous avaient un bréviaire en tête (et probablement dans leurs bagages) : « Comment déterminer l’appartenance de classe à la campagne », article de Mao en 193323. Un article écrit pour la réalité chinoise, appliqué à la situation vietnamienne vingt années plus tard : on aurait pu rêver meilleure analyse concrète d’une situation concrète, « âme vivante du marxisme » (Lénine)24.

Sur les pressions chinoises pour la mise en place de la Réforme agraire, le témoignage de Hoang Tung, compagnon de longue date de Ho, régulièrement invité à assister aux réunions du Politburo, est formel : « L’Oncle ne voulait pas à ce moment d’une Réforme agraire » (Bac chua muon lam cai cach ruong dat). Lors d’une réunion orageuse, 20. Céline Marangé, op. cit.21. Plus tard un des inspirateurs de la Révolution culturelle chinoise, puis destitué de toutes ses fonctions en 1967. Voir Jean-Luc Domenach, notice Wang Li, Dictionnaire Maitron en ligne, article 184454. 22. Céline Marangé, op. cit. 23. In Œuvres choisies, Vol. I, Paris, Éditions sociales, 1955. 24. « À propos de la revue de l’Internationale communiste pour les pays de l’Europe du sud-est », mai 1920, in Œuvres complètes, Paris-Moscou, Vol. XXXI

Ho Chi Minh - interieur.indd 347 17/07/2019 15:34

Page 348: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

348

probablement fin 1952, La Quy Ba proposa (imposa ?) quelques mesures draconiennes et fut suivi par la majorité du Bureau politique. Ho fut mis en minorité, mais refusa de faire amende honorable :

« Je suivrai la majorité, mais je pense toujours que ce n’est pas la bonne voie »25.

Une opposition frontale eût été vaine… et suicidaire. C’est en tout cas peu après le second voyage que, à l’occasion du 6è anniversaire du début de la Résistance, le 19 décembre 1952, Ho Chi Minh appela à une « véritable mobilisation des masses » contre le « régime féodal » (une concession sémantique aux normes chinoises). En janvier 1953, le IVè plenum du Comité central entérina. Dans les mois qui suivirent, les cadres et les militants furent invités à associer systématiquement cette tâche à la poursuite de la guerre. Le 12 avril 1953, le gouvernement édicta certains textes précisant les contours de la future loi et la mise en place d’un appareil de contrôle et de répression des résistances («  tribunaux populaires  »)26. Finalement, l’Assemblée nationale, réunie dans le maquis, écouta un rapport de Ho Chi Minh (1er décembre 1953)27. Une année entre l’annonce de la «  véritable mobilisation des masses  » et la présentation du plan : là encore, cette lenteur calculée avait une certaine signification…

« La tâche la plus importante de notre peuple depuis sept ou huit ans est de résister à l’agression étrangère. Désormais, nous avons une autre tâche centrale : la Réforme agraire. La résistance peut-être poussée en avant afin d’assurer le succès de la Réforme agraire. La Réforme agraire doit être entreprise avec tous nos efforts afin d’assurer la victoire complète de la résistance.

25. Nhung Ky Niem va Bac Ho (Souvenirs sur l’Oncle Ho), Hanoï, NXB Su That, 2002. http://www.geocities.ws/xoathantuong/ht_nknvh.htm#venhungtranghttps://translate.google.com/translate?hl=fr&sl=vi&u=http://www.geocities.ws/xoathan-tuong/ht_nknvh.htm&prev=search26. Céline Marangé, op. cit. 27. Démocratie Nouvelle (mensuel communiste français), mars 1954. Ce texte, avec une traduction nouvelle (et étonnamment daté du 14 décembre), figure dans les Œuvres choisies, Vol. II, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 348 17/07/2019 15:34

Page 349: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3491954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

(…)

La grande majorité de notre peuple est faite de paysans. Grâce aux forces des paysans, notre résistance a remporté d’importants succès au cours de ces dernières années. Dans l’avenir, les forces des paysans assureront la victoire complète de notre résistance et le succès de notre reconstruction nationale. Notre pays se trouve envahi, notre peuple est arriéré et mène une vie misérable. Au cours des dernières années de la résistance, bien que notre gouvernement ait pratiqué une politique agraire qui consiste à réduire la rente foncière, à obliger les propriétaires fonciers à rendre les rentes abusivement collectées, à attribuer temporairement aux paysans pauvres sans terre, vivant dans les régions libérées, les terres ayant appartenu aux colonialistes français, aux Vietnamiens traîtres, et les terres communales, la question essentielle, qui consiste à donner suffisamment de terre aux masses paysannes n’est pas résolue. Cet état de choses affecte la participation des paysans à la résistance et leurs efforts pour l’augmentation de la production.

C’est seulement en réalisant la Réforme agraire, qui donne la terre aux paysans, qui libère les forces productives à la campagne des chaînes des propriétaires fonciers, que nous pouvons mettre un terme à la vie misérable et arriérée des paysans, mobiliser leurs immenses forces pour accroître la production et pousser la résistance jusqu’à la victoire complète. Notre ligne générale est de compter sur les paysans pauvres et les ouvriers agricoles, de s’unir étroitement avec les paysans moyens, de s’allier avec les paysans riches et ainsi, pas à pas, et avec discernement, d’extirper le régime féodal d’exploitation, de développer la production et d’impulser la résistance. Il faut tenir compte des conditions spéciales de la guerre résistance et de la politique du Front national uni, c’est-à-dire qu’il faut satisfaire autant que possible les besoins en terre des paysans, tout en consolidant et développant le Front national uni. Nous agirons avec chaque propriétaire foncier selon son attitude politique, c’est-à-dire que nous devons voir dans chaque cas s’il y a lieu de confisquer, de réquisitionner sans indemnités

Ho Chi Minh - interieur.indd 349 17/07/2019 15:34

Page 350: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

350

ou de réquisitionner avec indemnités. Nous ne confisquerons ni ne réquisitionnerons en bloc toute les terres ».

On ne sait si les observateurs tatillons de Moscou et de Pékin lurent – et surtout comprirent – des formules telles que « il faut tenir compte des conditions spéciales de la guerre de résistance et de la politique du Front national uni » ou « pas à pas, et avec discernement », mais on peut être certain que Ho ne les utilisa pas par hasard.

Suivaient des directives techniques  : les expériences déjà en cours, qualifiées de «  tests  », devaient être progressivement étendues à des « régions soigneusement choisies ». Il était prévu par ailleurs de briser les résistances des « propriétaires fonciers criminels » et des « Vietnamiens traitres » d’une peine de prison de cinq années. Un Comité central de la Réforme agraire fut constitué et place sous la présidence de Truong Chinh, par ailleurs toujours secrétaire général du Parti des Travailleurs du Viet Nam28. Des comités de même nature furent ensuite créés au niveau des régions, cantons, villages, etc.

La loi fut promulguée le 19 décembre 1953 et immédiatement appliquée dans les provinces de Thai Nguyen et du Thanh Hoa, zones tenues par le Viet Minh. Puis, fin 1954, après le départ des derniers représentants de l’autorité coloniale, la Réforme fut progressivement mise en place sur tout le territoire de la RDV, au nord du 17è parallèle.

Dans l’esprit défini par Ho Chi Minh en décembre 1953, les autorités avaient dressé une grille de classification des différentes catégories de la population paysanne : propriétaires fonciers (d’après les chiffres officiels, 5 % du total), paysans riches, paysans moyens, paysans pauvres, paysans sans terre. Étant entendu que, dans les conditions d’extrême morcellement du paysage rural vietnamien, on pouvait être propriétaire foncier si on possédait quelques hectares. De façon caractéristique, Ho Chi Minh et son principal lieutenant en matière politique, Pham Van Dong, avaient craint d’emblée une lecture nettement gauchiste de la grille : le but étant de donner à la Résistance un nouvel élan, il ne fallait donc pas attaquer de front ces propriétaires fonciers et les paysans riches, il fallait agir « avec

28. Rappel : nouvelle appellation du Parti communiste, depuis février 1951.

Ho Chi Minh - interieur.indd 350 17/07/2019 15:34

Page 351: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3511954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

discernement, en fonction de leur attitude politique » (Ho), Pham Van Dong commentant :

« La réforme agraire est une révolution, une lutte de classes dans l’intérêt des paysans. Nous devons donc mobiliser et éduquer les masses de paysans prolétaires et pauvres, nous appuyer sur les forces des paysans prolétaires et pauvres qui se sont éveillées, être étroitement solidaires des paysans moyens (…), puis nous lier avec les paysans riches, afin de punir avec discernement la classe des propriétaires féodaux ; traiter, négocier avec les personnalités progressistes et démocrates afin qu’elles se tiennent dans le camp des paysans ; lutter pour dévoiler les fautes des propriétaires ordinaires et en même temps les encourager et les éduquer ; isoler, cingler vigoureusement et punir d’une manière méritée la clique des propriétaires traîtres, réactionnaires, tyranniques et cruels qui ont commis beaucoup de crimes cruels envers la Resistance et la patrie »

(Discours, Assemblée nationale, décembre 1953)29.

Le même mot-clé, discernement, revenait dans les deux discours. Le moins que l’on puisse écrire est qu’il ne guida pas l’action lors de l’application de la Réforme. Car déviation gauchiste il y eut bel et bien. Mais faire porter la responsabilité de cette déviation aux exécutants serait une facilité. C’est bel et bien la majorité des dirigeants vietnamiens qui appliquèrent la ligne gauchiste. On sait aujourd’hui que des conseillers chinois proposèrent – on imagine ce que cela signifiait dans les conditions de l’époque – le modèle maoïste. Le critère de classe chassa le critère patriotique. Les propriétaires fonciers, même ceux qui avaient adhéré à la Révolution, qui avaient apporté leur concours au Viet Minh, voire qui avaient vu des fils tomber lors de la guerre, devinrent des « ennemis du peuple ». De l’éradication d’une classe d’exploiteurs, on passa facilement à l’élimination d’individus. Lorsque, dans un village ou un canton, on n’atteignait pas les fameux 5 % de propriétaires fonciers, on modifia les critères pour y parvenir. On assista à une série d’excès, d’injustices graves, de violences contre des accusés sans défense, d’accusations publiques

29. Bartrand De Hartingh, art. cité

Ho Chi Minh - interieur.indd 351 17/07/2019 15:34

Page 352: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

352

(ouvrant la voie à toutes les vengeances et règlements de comptes) devant des « tribunaux populaires » totalement arbitraires et même à des exécutions immédiates30.

Ho lui-même dut intervenir pour dénoncer une politique visant à « mater les masses » :

« Certains cadres utilisent les mêmes moyens que les impérialistes, capitalistes et féodaux pour mater les masses. Ces méthodes sont barbares (…). Il est absolument interdit d’utiliser les peines corporelles »

(8 février 1955)31.

On peut imaginer l’ampleur du drame, si le Président en personne dut employer ces mots.

Le bilan humain de ce drame est difficile à évaluer. Certains historiens, en Occident, on avancé le chiffre de 50.000 victimes, d’autres de 15.000. En mars 1959, Ho Chi Minh lui-même, interrogé par un historien, Ernest Utrecht, lors d’une visite officielle à Djakarta, aurait répondu :

«  Il est vrai qu’entre 1953 et 1957, un nombre considérable de personnes ont été tuées, peut-être 10.000 personnes »32.

La RDV ne pouvait poursuivre sur cette voie, d’autant que le pays menait alors une lutte difficile – et solitaire, on l’a vu – pour l’application des accords de Genève. Les échos de la répression en cours filtraient, et étaient évidemment utilisés par les ennemis du régime, au sud Viet Nam et aux États-Unis, affaiblissant considérablement la position de Hanoï.

Seul Ho Chi Minh avait le prestige et l’autorité politique pour dénoncer les errements et mettre frein à la folle course en avant. Et, surtout, de rétablir la confiance au sein de la population, confiance bien 30. Olivier Tessier, art. cité.31. Toan Tap (Œuvres complètes), 2 è édition, Vol. VIII, Hanoï, cité par Pierre Brocheux, op. cit. 32. « Interview with Ho Chi Minh », Journal of Contemporary Asia, Vol. 3, n° 2, 1973.

Ho Chi Minh - interieur.indd 352 17/07/2019 15:34

Page 353: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3531954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

écornée depuis l’exaltation de Dien Bien Phu (mai 1954) et de l’entrée à Hanoï (octobre). Dans une «  lettre ouverte aux compatriotes des campagnes et aux cadres  », il se réjouit du «  succès fondamental de la Réforme agraire » (Hanoï, 18 août 1956)33. Derrière cette formule, il y avait une grande quantité de critiques de fond :

« La résistance a remporté la victoire il y a deux ans, le nord de notre pays est entièrement libéré des chaînes du colonialisme : aujourd’hui les paysans du Nord Viet Nam viennent de se débarrasser du joug des propriétaires fonciers féodaux. Près de deux millions de paysans ont reçu leur rizière ; de très nombreux cadres qui se sont installés dans les villages ont beaucoup fait. L’organisation du Parti, l’Administration et les associations paysannes ont été réformées. C’est là une très grande victoire. Elle ouvre la voie à nos compatriotes des campagnes pour qu’ils édifient une existence plus aisée, pour qu’ils rassemblent tout ce qui convient à la reconstruction et au développement économique, à la consolidation du Nord pour transformer celui-ci en une base sûre de la lutte pour la réunification de notre pays. Ce succès a été remporté grâce à la juste politique de notre Parti et de notre gouvernement, grâce à l’union combattive des paysans laborieux, grâce au soutien actif de l’Armée du peuple, à l’esprit de sacrifice et à l’effort des cadres.

À cette occasion, au nom du Parti et du Gouvernement j’adresse tous mes vœux affectueux aux compatriotes victorieux des campagnes ; je félicite les cadres de la Réforme agraire et ceux des villages qui ont supporté les duretés et les malheurs, surmonté les difficultés, lutté avec ténacité. Je félicite le peuple et l’armée qui ont contribué activement au succès commun. La Réforme agraire est une lutte de classes antiféodale, une révolution qui ébranle Ciel et Terre, une rupture complète et délicate. C’est pourquoi les ennemis se sont livrés à un sabotage acharné, certains de nos cadres n’ont pas eu une position ferme, ils n’ont pas encore compris les directives de masse. Le Comité central du Parti et le gouvernement n’ont pas assuré une direction

33. Texte in Pierre Brocheux, « Les communistes et les paysans dans la révolution vietna-mienne », in Pierre Brocheux (dir.), L’Asie di sud-est. Révoltes, réformes, révolutions, Lille, Pr. Univ. de Lille, 1981.

Ho Chi Minh - interieur.indd 353 17/07/2019 15:34

Page 354: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

354

totale en certains endroits parce qu’il n’y a pas eu de vérification rigoureuse. C’est pourquoi la Réforme agraire a engendré des erreurs, des déviations dans la réalisation de l’union dans les villages, dans la lutte contre les ennemis, dans la réorganisation, dans la politique de l’impôt agricole, etc.

Le Comité central du Parti et le Gouvernement ont sévèrement rectifié ces erreurs et ces déviations, ils ont systématiquement procédé aux réparations, en ayant pour objectifs l’unité des cadres, l’unité du peuple, le retour de la paix dans les villages, l’impulsion de la production. Il faut corriger les défauts tels que : ne pas s’appuyer sur les paysans pauvres, ne pas s’unir étroitement aux paysans moyens, ne pas établir d’alliance avec les paysans riches. Il faut reclasser avec exactitude ceux qui ont été classés à tort dans la couche des propriétaires fonciers et dans celle des paysans riches. Il faut rétablir l’appartenance au Parti, restituer les droits politiques, réhabiliter l’honneur des membres du Parti, des cadres et des citoyens qui ont été punis à tort. A l’égard des propriétaires fonciers il faut se conduire conformément aux Huit règles  ; il faut veiller sur les propriétaires fonciers résistants, ceux qui ont soutenu la révolution et ceux qui ont des enfants soldats ou cadres. Là où on a surestimé les superficies ou la capacité de production, il faut refaire les calculs avec exactitude.

En ce qui concerne les réparations, il faut être ferme et planifier. Il faut réparer immédiatement ce qui peut l’être. Sinon il faudra s’y atteler lorsqu’on procédera aux vérifications.

Nous devons simultanément développer les succès acquis et avoir un plan de réparation des erreurs. Aujourd’hui, le peuple est maître des campagnes, par conséquent il faut s’unir très étroitement, développer et consolider les équipes d’entraide, etc. afin de suffire de plus en plus aux besoins de tous et afin de rassembler les éléments de la prospérité et de la puissance de la patrie. Le peuple doit franchement critiquer les cadres et les aider dans leurs activités. Toutes les instances des zones et des provinces doivent aider de très près les cadres des districts et

Ho Chi Minh - interieur.indd 354 17/07/2019 15:34

Page 355: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3551954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

des communes afin que le travail et la production donnent de bons résultats. L’union est notre force invincible. Consolidons le Nord pour en faire la base solide de la lutte pour réunifier notre patrie  ; notre peuple tout entier doit resserrer ses rangs en pratiquant l’union la plus large sur la base de l’alliance des ouvriers et des paysans dans le cadre du Front de la Patrie. Les anciens cadres et les nouveaux cadres du Parti et de l’État doivent être unis idéologiquement, s’amalgamer, pratiquer l’émulation pour servir le peuple.

Que les cadres et le peuple s’unissent comme un seul homme autour du Parti et du Gouvernement, qu’ils rivalisent pour que la démocratie dans nos villages soit de plus en plus heureuse et florissante ».

Cet appel de Ho Chi Minh lança une campagne de rectification assez profonde, visant à mettre fin aux excès. Les comités locaux de Réforme agraire furent abolis.

En octobre, le Xè plenum du Comité central du PCV se réunit et procéda à un vaste examen autocritique. Le secrétaire général Truong Chinh, considéré comme le chef de file de la tendance maoïste (son pseudonyme signifiait Longue marche), fut destitué, un membre historique, Hoang Quoc Viet, évincé du Bureau politique. Signe évident de la profonde division du Parti, ce fut Ho Chi Minh lui-même qui occupa simultanément les postes de secrétaire général et de président du Parti.

Comme un signe, Ho confia à Vo Nguyen Giap – outre son prestige immense, deux ans après Dien Bien Phu, Giap était de notoriété publique, avec Dong, le plus proche compagnon du président – le grande discours autocritique, prononcé publiquement, le 29 octobre 195634. Il y dénonça pêle-mêle ces cadres « voyant l’ennemi partout » et qui « frappant sans discernement  », trafiquant les statistiques rurales, ayant recours à des « méthodes autoritaires, dictatoriales  ». « De nombreux innocents ont été qualifiés de réactionnaires, arrêtés, jugés, détenus ». Les signes de la rectification apparurent alors assez rapidement. Le Nhan Dan, organe du PTV, diffusa de nombreuses informations soulignant les cas de lutte 34. Le texte en langue française le plus complet figure dans l’ouvrage de Nguyen Khac Vien, Expériences vietnamiennes, Paris, Éd. Sociales, 1970.

Ho Chi Minh - interieur.indd 355 17/07/2019 15:34

Page 356: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

356

victorieuse contre les excès. Ce qui n’empêcha pas une explosion paysanne en novembre dans le Nghe An. En janvier 1957, sous la pression des événements, les autorités mirent en place des Comités de rectification des erreurs, dont la coordination fut confiée de nouveau à Giap. En fait, il fallut attendre la fin de cette année 1957 pour que les plaies ouvertes dans le tissu social vietnamien commencent à se cicatriser.

Bien des Vietnamiens de cette génération, aujourd’hui encore, gardent amèrement en mémoire ce drame.

L’escalade américaine, la réplique vietnamienne

Aux États-Unis, le nouveau Président, John Fitzgerald Kennedy, élu en 1960, poursuivit et amplifia l’engagement de son pays au Viet Nam. Lorsqu’il était sénateur, il avait critiqué à diverses reprises la politique française, jugée toujours empreinte d’esprit colonial, fournissant de ce fait des aliments à la propagande communiste :

« La population ne prêterait jamais son concours au monde libre tant que subsisterait une telle politique »35.

Sous-entendu : son pays aurait bien mieux lutté contre le Viet Minh. Sa famille était liée à la famille de Ngo Dinh Diem depuis les années 50 (voir supra). Devenu président, Kennedy fit du Viet Nam, avec Berlin et Cuba, un des trois enjeux majeurs de la guerre froide : là ; il ne cédera pas un pouce aux communistes. Sous sa présidence, le flux d’hommes et de matériel s’accentua. Le 6 février 1961, soit trois mois après l’intronisation, est fondée The American Military Assistance Command. Les conseillers militaires passent de 700 à 12 000. En 1963, ils seront 16.000. De premiers pilotes américains effectuent des raids. Contrairement à une légende dorée, c’est bien sous Kennedy que les États-Unis ont franchi les marches décisives de l’escalade.35. Déclaration à la télévision américaine, 2 décembre 1951, Le Monde, 4 décembre. Voir également une déclaration ultérieure devant le Sénat, en pleine bataille de Dien Bien Phu, 6 avril 1954, in The Strategy of Peace, New York, Harper & Brothers, 1960, édition français, La stratégie de la paix, Paris, Calmann-Lévy, 1961.

Ho Chi Minh - interieur.indd 356 17/07/2019 15:34

Page 357: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3571954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

Au sud, le gouvernement Diem devait faire face à deux oppositions : le FNL, déjà cité, mais aussi les bouddhistes, dressés contre la politique de persécution (Diem était un catholique fervent, certains diraient intégriste). L’épisode des moines se faisant brûler dans les rues de Saïgon, filmé et relayé par les écrans de télévision, marqua les esprits dans le monde entier.

Le 28 août 1963, Ho Chi Minh fait la déclaration suivante36 :

«  Ces derniers temps, Le Sud-Vietnam connaît à nouveau une situation extrêmement grave et tragique. La clique de Ngo Dinh Diem brûle et saccage les pagodes, persécute les bonzes et les adeptes du bouddhisme. Les écoles sont fermées, les professeurs, étudiants, élèves arrêtés en masse ;

Le Ciel et la Terre ne sauraient tolérer une telle barbarie  ; leurs agissements criminels provoquent la haine de tout notre peuple. Partout dans le monde s’élèvent des protestations et l’opinion progressiste américaine a également manifesté son indignation. Si la clique de Ngo Dinh Diem a pu se livrer à de tels crimes, c’est parce qu’elle a le soutien de ses maîtres américains. C’est précisément l’impérialisme américain qui a saboté les accords de Genève, qui a mené l’agression armée contre le Sud-Vietnam, qui a entretenu et encourager la clique de Ngo Dinh Diem traître à son peuple et à sa patrie.

C’est précisément à cause des crimes commis par les Américains et les partisans de Diem que le Sud est à feu et à sang depuis neuf ans et que notre patrie reste provisoirement divisée.

Devant cette situation, nos compatriotes, intellectuels, paysans, ouvriers, industriels et commerçants, ce sont unis sans distinction de catégories sociales, d’opinions politiques, de confessions religieuses,

36. Études Vietnamiennes, Hanoï, n° 1, 1964.

Ho Chi Minh - interieur.indd 357 17/07/2019 15:34

Page 358: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

358

et luttent résolument pour reconquérir les libertés démocratiques, la liberté de croyance.

Sous le drapeau du Front national de libération, nos compatriotes du Sud, qui mènent un juste combat, soutenu en outre par tous les peuples épris de paix du monde entier, remporteront certainement la victoire finale.

Le peuple vietnamien entier exige résolument que les impérialistes américains se retirent du Sud-Vietnam. Le problème du Sud-Vietnam doit être résolus par la population du Sud elle-même.

Au nom du peuple vietnamien, je remercie sincèrement les peuples et les gouvernements des pays bouddhistes, des pays socialiste frères, je remercie les peuples épris de paix et de justice du monde entier, le peuple et les personnalités progressistes américains qui ont condamné sévèrement le clan américano-diemiste et apporté leur soutien chaleureux à la population du Sud-Vietnam. Je les appelle instamment, dans l’intérêt de la paix, de la justice, de la liberté et de la fraternité humaine, à déployer leurs efforts pour arrêter la main sanglante des américano-diemiste et à soutenir avec plus de fermeté encore le juste combat de la population du Sid-Vietnam jusqu’à la victoire complète.

Au nom de tous les compatriotes du Nord, je souhaite affectueusement à nos compatriotes du Sud de s’unir étroitement, de lutter résolument et de vaincre ! »

Le discrédit du régime Diem était tel qu’il était devenu gênant pour ses protecteurs. Le 2 novembre 1963, la CIA fomenta un coup d’État au cours duquel le dictateur et son clan furent brutalement éliminés. Trois semaines plus tard, Kennedy fut à son tour assassiné. Son successeur, Johnson, poursuivit la même politique.

Et même l’aggrava en portant la guerre au Nord. En février 1965, prenant prétexte d’un incident entre le destroyer US Maddox et des

Ho Chi Minh - interieur.indd 358 17/07/2019 15:34

Page 359: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3591954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

vedettes nord-vietnamiennes (en fait une manipulation des services américains, comme le révéleront plus tard les Pentagon Papers), Johnson obtient l’autorisation du Congrès de « prendre toutes les mesures utiles » pour répondre à cette « agression ». Le rythme d’envoi des boys s’accélère. De 23.000 en 1964, les Américains passent à 185.000 en 1965. Surtout, le gouvernement américain décide de déclencher un premier bombardement sur la RDV (février 1965). C’est une aggravation majeure du conflit. Sans aucun mandat international, Washington attaque un État souverain. Malgré le différend sino-soviétique, qui atteint justement en ces années son paroxysme, le monde communiste apporte une aide conséquente au Viet Nam.

Dès lors, tout le complexe militaro-industriel américain est mobilisé. En tout, 3 millions de soldats américains seront envoyés sur le terrain, l’apogée étant atteint en 1968 (516.000 hommes). Cette élite de l’armée américaine pourra compter sur un immense potentiel de feu. L’aviation US larguera sur les trois pays d’Indochine deux fois plus de bombes que la totalité de celles utilisée durant la Seconde Guerre mondiale (chiffres officiels américains). Le Sud, le plus touché,  recevra «  une tonne de bombes à la minute pendant trois ans », selon l’image du Washington Post (avril 1972), dont 372.000 tonnes de napalm. Et que dire de l’utilisation systématique des défoliants et des armes chimiques, dont le terrifiant Agent Orange, aux effets destructeurs sur plusieurs générations ? On sait que c’est pendant cette guerre qu’a été formé le mot écocide. Que dire, encore, de la répression politique qui atteint des niveaux inimaginables, comme par exemple lors de l’Opération Phénix, véritable entreprise d’extermination physique des cadres révolutionnaires ? Un autre aspect est l’exportation du conflit vers le Laos, puis le Cambodge, qui avaient été relativement épargnés lors de la phase française.

Pourtant, cette machine de guerre subit recul sur recul. La manifestation la plus spectaculaire est la vaste offensive dite du Têt, en 1968, qui voit les soldats révolutionnaires occuper durablement des régions entières, des viles symboliques (Huê), et menacer même l’ambassade des États-Unis à Saïgon. L’épisode est militairement un choc pour les troupes révolutionnaires, qui subissent de lourdes pertes. Mais il est une incontestable victoire politique  : aux yeux du monde, il est

Ho Chi Minh - interieur.indd 359 17/07/2019 15:34

Page 360: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

360

à présent évident que la guerre est ingagnable pour l’appareil militaire américano-sud vietnamien.

Aux yeux du monde… Mais surtout aux yeux de l’opinion américaine. Comme ils l’avaient fait lors de la phase française de la guerre, les Vietnamiens tiennent beaucoup à la différenciation entre la nature du pays agresseur – le colonialisme français, l’impérialisme américain – et les peuples de ces pays. Calcul politique évident  : les protestations de la population américaine contre la guerre furent massives, spectaculaires («  I have a dream  », Martin Luther King, 28 août 1963), souvent violemment réprimées (des étudiants tués sur les campus). Mais aussi attitude correspondant au comportement permanent d’Ho Chi Minh. Le 31 décembre 1968, le Président prend la plume pour écrire à ses « amis américains »37 :

« À l’occasion de la nouvelle année 1969, je vous adresse mes vœux de paix et de bonheur.

L’année dernière, l’administration américaine s’est vue contrainte à cesser inconditionnellement les bombardements et les tirs d’artillerie contre la RDVN. C’est là une grande victoire commune du peuple vietnamien, des progressistes américains et des forces de paix et de justice dans le monde entier.

Pourtant, les milieux dirigeants américains poursuivent toujours leurs violations de la souveraineté de la RDVN et leurs atteintes à sa sécurité. Ils continuent d’intensifier leur guerre d’agression dans le Sud, poussant plus d’un demi-million de jeunes Américains dans la voie des crimes sur la population civile, en commettant de nouveaux d’une sauvagerie inouïe. Mais plus ils se cramponnent obstinément au Sud Viet Nam et cherchent à maintenir en place leurs hommes de main à Saïgon, plus ils compromettent leurs intérêts et augmentent le nombre de jeunes Américains sacrifiés inutilement sur le champ de bataille vietnamien, occasionnant de nouvelles souffrances à de nombreuses familles américaines. La voie menant à une solution

37. Nhan Dan, 31 décembre 1968, in Patriotisme et internationalisme, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 360 17/07/2019 15:34

Page 361: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3611954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

dans l’honneur pour les E. U. passe par le retrait de toutes les troupes U. S. et satellites laissant le peuple vietnamien régler par lui-même ses propres affaires, sans ingérence étrangère, d’après le programme politique du FNI.

Pour avoir enduré plus de deux décennies de guerre ininterrompue, le peuple vietnamien aspire ardemment à la paix, une paix dans l’indépendance et la liberté véritables. Mais tant que notre pays est agressé, nous devons continuer résolument la lutte jusqu’à la victoire totale. Mû par la force invincible du bloc d’union nationale, fort du soutien de ses frères et amis dans le monde entier, le peuple vietnamien atteindra infailliblement son objectif : libérer le Sud, défendre le Nord, s’acheminer vers la réunification du pays, contribuer au maintien de la paix en Asie et dans le monde.

Je salue chaleureusement la lutte courageuse de nos amis américains, Blancs et Noirs, pour mettre fin à la guerre d’agression US au Viet Nam et soutenir notre résistance, lutte qui sauvegarde en même temps les intérêts et l’honneur du peuple américain ainsi que la vie des jeunes de ce pays.

Je vous souhaite de nombreux succès dans cette juste lutte.

Bonne santé et bonne chance pour la nouvelle année ».

Le Président Johnson, désemparé, renonce à briguer un second mandat (mars 1968). Richard Nixon lui succède (janvier 1969) en promettant un désengagement. Il rapatrie effectivement les boys, tout en renforçant les régimes locaux pro-américains. C’est la Vietnamisation. Elle échouera, comme les pratiques américaines précédentes.

Ho Chi Minh - interieur.indd 361 17/07/2019 15:34

Page 362: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

362

Ho Chi Minh,« Rien n’est plus précieux

que l’indépendance et la liberté », 17 juillet 1966

En juillet 1966, Ho Chi Minh prononce une formule percutante, devenue célèbre, comme un slogan résumant tout le combat de son pays. Et toute sa propre existence, « Rien n’est plus précieux que l’indépendance et la liberté » (appel au peuple vietnamien, 17 juillet 1966)38 :

« Citoyens et combattants de notre pays, les barbares impérialistes américains ont lancé une guerre d’agression pour tenter de conquérir notre pays, mais ils subissent de lourdes défaites. Les Américains ont envoyé un corps expéditionnaire d’environ trois cent mille hommes dans la partie sud de notre pays. Ils ont mis au service de leur politique d’agression une administration fantoche et une armée de mercenaires. Ils ont eu recours aux moyens les plus sauvages de la guerre : produits chimiques toxiques, bombes au napalm, etc. “Tout brûler, tuer le monde, détruire tout”, telle est leur politique de la terre brûlée. C’est avec de tels crimes qu’ils espèrent soumettre à leurs vues nos compatriotes du Sud. Mais sous la ferme et sage direction du Front national de libération, l’armée et le peuple du Viet Nam du Sud, étroitement unis dans un combat héroïque, ont déjà remporté des victoires glorieuses et sont décidés à lutter jusqu’à la victoire complète : la libération du Sud, la défense du Nord et la réunification nationale. L’agresseur américain a cyniquement lancé des raids aériens sur le Viet Nam du Nord pour sortir du pétrin dans lequel il s’est mis au Sud et imposer des négociations sur la base de ses seules conditions.

Le Viet Nam du Nord ne fléchira pas. Notre armée, notre peuple ont déjà montré combien ils savaient redoubler d’émulation pour continuer à produire et à combattre héroïquement. Nous avons déjà abattu mille deux cents avions ennemis. Nous sommes déterminés à mettre fin aux destructions ennemies et à donner tout notre appui à

38. Le Monde, 19 juillet 1966.

Ho Chi Minh - interieur.indd 362 17/07/2019 15:34

Page 363: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3631954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

nos chers compatriotes du Sud. Les agresseurs américains, qui s’en rendent compte, ont hystériquement franchi un nouveau pas dans l’escalade. Ils ont attaqué les faubourgs de Hanoï et de Haïphong dans un acte de désespoir de bête blessée.

Johnson et sa clique devraient se rendre compte de ceci : ils peuvent amener un demi-million, un million et même plus de soldats pour renforcer leur guerre d’agression au Viet Nam du Sud, ils peuvent lancer des milliers d’avions contre le Viet Nam du Nord, mais ils ne pourront jamais briser la volonté d’acier de notre peuple héroïque.

L’agresseur ne fait qu’aggraver ses crimes. La guerre peut durer cinq, dix, vingt ans et plus. Hanoï, Haïphong, les autres villes, les usines, peuvent être détruites, mais le peuple vietnamien ne se laissera pas intimider. Rien n’est plus précieux que l’indépendance et la liberté. Le jour de la victoire, notre peuple reconstruira notre patrie, la fera plus grande et plus belle.

Chaque fois que les Américains ont voulu faire triompher leur agression, ils ont eu recours à ce qu’ils appellent des “pourparlers de paix” pour tromper l’opinion mondiale et rejeter la responsabilité du refus des pourparlers sur le Viet Nam.

Dites au peuple américain et aux peuples du monde qui a porté atteinte aux accords de Genève qui garantissent la souveraineté, l’indépendance, l’unité et l’intégrité territoriale du Viet Nam. Est-ce que ce sont les troupes vietnamiennes qui ont envahi les États-Unis et massacré les Américains ? Est-ce que ce n’est pas le gouvernement américain qui a envoyé ses propres troupes envahir le Viet Nam  ? Que les États-Unis mettent fin à leur guerre d’agression au Viet Nam, retirent leurs troupes de ce pays, et la paix reviendra immédiatement. La position du Viet Nam est claire. Elle est définie par les quatre points énoncés par notre gouvernement et les cinq points du Front national de libération sud-vietnamien.

Ho Chi Minh - interieur.indd 363 17/07/2019 15:34

Page 364: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

364

Il n’y a pas d’autre choix. Le peuple vietnamien aime la paix, la vraie paix, dans l’indépendance et la liberté, et non pas une paix honteuse, une “paix à l’américaine”. Notre peuple combattra avec résolution jusqu’à la complète victoire finale, quels que doivent être les sacrifices endurés. Aujourd’hui les conditions, ici et à l’étranger, sont plus favorables pour notre peuple.

Chers compatriotes et combattants, nous sommes faits de notre propre conviction de défendre la juste cause du peuple, de l’unité de notre peuple du Nord au Sud. Nous sommes forts de la sympathie et de l’appui des pays socialistes frères et des peuples progressistes du monde entier. Nous vaincrons et remplirons notre tâche historique qui est de battre l’agresseur américain.

Face aux nouvelles intentions criminelles des impérialistes américains, je suis fermement convaincu que les gouvernements populaires des pays socialistes frères, de même que les pays épris de justice et de paix à travers le monde, apporteront un appui encore plus vigoureux au peuple vietnamien et l’aideront jusqu’à la victoire totale dans le combat pour le salut national, qui l’oppose à l’agression américaine. L’agresseur américain sera battu. Vive le Viet Nam pacifique, réunifié, indépendant, démocratique et prospère  ! Compatriotes et combattants de tout le pays, en avant ! »

Début février 1967, l’ambassadeur des États-Unis à Moscou demande à avoir un contact secret avec l’ambassadeur vietnamien. Il lui remet une lettre personnelle du Président Lyndon Johnson pour le Président Ho Chi Minh. Johnson propose une reprise de contact discrète « dans une ambiance sûre et sans l’éclat de la publicité », en vue de rechercher « un règlement pacifique », entre Washington et Hanoï. Il met en exact parallèle l’intervention de son pays et celle de la RDV contre l’État du sud Viet Nam, suggérant que la cessation simultanée de ces interventions permettrait un retour à la paix. Dans sa réponse, en date du 15 février 1967, Ho Chi Minh réaffirme des positions connues  : la cessation de

Ho Chi Minh - interieur.indd 364 17/07/2019 15:34

Page 365: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3651954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

l’agression américaine, seule intervention étrangère sur le sol du Viet Nam, est la condition principale du retour à la paix39 :

« Excellence, Le 10 février 1967, j’ai reçu votre message. En voici ma réponse.

Le Viet Nam se trouve à des milliers de miles des États-Unis. Le peuple vietnamien n’a jamais porté atteinte aux États-Unis. Mais, contrairement aux engagements pris par son représentant à la conférence de Genève de 1954, le gouvernement des États-Unis n’a cessé d’intervenir au Viet Nam, il a déclenché et intensifié la guerre d’agression au Sud-Viet Nam en vue de prolonger la division du Viet Nam et de transformer le Sud Viet Nam en une néo-colonie et une base militaire américaines. Depuis plus de deux ans, avec son aviation et sa marine militaires, il a bombardé la République démocratique du Viet Nam, un pays indépendant et souverain.

Le gouvernement des États-Unis a commis des crimes de guerre, des crimes contre la paix et contre l’humanité. Au Sud-Viet-Nam, un demi-million de soldats américains et satellites ont recouru aux armes les plus inhumaines et aux méthodes de guerre les plus barbares, tels le napalm, les produits chimiques et les gaz toxiques, pour massacrer nos compatriotes, détruire les récoltes et raser les villages. Au Nord-Viet Nam, des milliers d’avions américains ont déversé des centaines de milliers de tonnes de bombes, détruisant villes, villages, usines, routes, ponts, digues, barrages, et même des églises, des pagodes, des hôpitaux, des écoles. Dans votre message, vous vous montrez affligé des souffrances et des dévastations causées au Viet Nam. Permettez-moi de vous demander : Qui a perpétré ces crimes monstrueux ? Ce sont les soldats américains et satellites. Le gouvernement des États-Unis est entièrement responsable de la situation extrêmement grave au Viet Nam.

39. Le Courrier du Vietnam, Hanoï, n° 103, 27 mars 1967.

Ho Chi Minh - interieur.indd 365 17/07/2019 15:34

Page 366: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

366

La guerre d’agression américaine contre le peuple vietnamien constitue un défi aux pays du camp socialiste, une menace pour le mouvement d’indépendance des peuples et un grave danger pour la paix en Asie et dans le monde.

Le peuple vietnamien aime profondément l’indépendance, la liberté et la paix. Mais face à l’agression américaine, il s’est dressé, uni comme un seul homme, ne craignant ni les sacrifices ni les privations : il est déterminé à mener la résistance jusqu’à ce qu’il ait conquis l’indépendance et la liberté réelles et une paix véritable. Notre juste cause jouit de l’approbation et du soutien puissant des peuples du monde entier et des larges couches du peuple américain.

Le gouvernement des États-Unis a déclenché une guerre d’agression au Viet Nam. Il doit cesser cette agression, c’est la seule voie conduisant au rétablissement de la paix. Le gouvernement des États-Unis doit cesser définitivement et inconditionnellement les bombardements et tous autres actes de guerre contre la République démocratique du Viet Nam, retirer du Sud-Viet Nam toutes les troupes américaines et satellites, reconnaître le Front national de Libération du Sud-Viet Nam et laisser le peuple vietnamien régler lui-même ses propres affaires. Tel est le contenu fondamental de la position en 4 points du gouvernement de la République démocratique du Viet Nam, qui est l’expression des principes et dispositions essentiels des Accords de Genève de 1954 sur le Viet Nam. C’est la base d’une solution politique correcte du problème vietnamien.

Dans votre message, vous avez suggéré des conversations directes entre la République démocratique du Viet Nam et les États-Unis. Si le gouvernement des États-Unis désire réellement ces conversations, il doit tout d’abord cesser inconditionnellement les bombardements et tous autres actes de guerre contre la République démocratique du Viet Nam. Ce n’est qu’après la cessation inconditionnelle des bombardements et de tous autres actes de guerre américains contre la République démocratique du Viet Nam que celle-ci et les États-

Ho Chi Minh - interieur.indd 366 17/07/2019 15:34

Page 367: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3671954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

Unis pourraient engager des conversations et discuter des questions intéressant les deux parties.

Le peuple vietnamien ne cédera jamais devant la force ; il n’acceptera jamais des conversations sous la menace des bombes. Notre cause est juste. Il est à souhaiter que le gouvernement des États-Unis agisse conformément à la raison.

Salutations distinguées ».

Les dernières années : le patriarche

Durant la phase américaine de la guerre d’Indochine, Ho Chi Minh n’a plus le rôle de direction politique unique qu’il avait lors de la guerre française. Outre ses compagnons les plus anciens et les plus fidèles, Pham Van Dong et Vo Nguyen Giap, une nouvelle équipe se met progressivement en place, autour de Le Duan, devenu secrétaire général du PCV en 1960. Ho Chi Minh a alors 70 ans.

Mais seuls les initiés observent cette évolution. Pour le peuple vietnamien, mais aussi pour le monde entier, Ho,

devenu pour beaucoup l’Oncle Ho, est au tout premier rang, il est le symbole de la résistance.

Il reprend parfois la plume pour se livrer à l’un de ses passions, la rédaction de poèmes-tracts :

« Il y a longtemps que je n’ai pas fait de poèmeCette fois-ci, j’essaierai d’en écrire un.Je remue tous mes papiers, la rime ne vient pasSoudain très haut la rime retentit : “Vaincre“ » (Poème sans titre, Hanoï, mars 1968)40.

C’est vers lui que se tendent les micros, que se dirigent les caméras, comme par exemple lors de cet entretien accordé à la Télévision française

40. In Vers et prose, op. cit.

Ho Chi Minh - interieur.indd 367 17/07/2019 15:34

Page 368: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

368

(émission « Cinq colonnes à la une », 5 juin 1964)41. L’entretien est court, un peu plus de 8 minutes. Ho Chi Minh s’exprime directement dans un excellent français, cherchant ses mots à seulement une occasion. Il s’interrompt de temps à autre pour tirer une bouffée sur sa cigarette. Nous avons respecté le langage parlé :

« Q. Est-ce que vous pensez, Monsieur le Président, qu’il y a une solution militaire à la guerre du Sud Viet Nam ?

R. Non, parce que vous savez que le peuple Viet Nam, est Un, et le pays du Viet Nam est Un. Les Américains ont fait une guerre d’agression, quoi qu’ils disent, c’est une guerre non déclarée. Comme vous savez aussi, vous avez pu lire dans la presse, n’est-ce pas, mondiale, que plus la guerre prolonge, plus les Américains et leurs valets, n’est-ce pas, comment dire ça42 ? sa lay… s’enliser… et plus ils supportent des échecs, comme vous savez là récemment. Par conséquent, la guerre ne peut pas durer éternellement, et je suis très heureux que les politiciens haut placés français ont reconnu cela.

Q. Vous pensez que le général de Gaulle pourrait en quelque sorte… à un certain moment… arbitrer le conflit ?

R. Arbitrer ! Qu’est-ce que vous comprenez par le mot arbitrer ? Nous ne sommes pas des équipes de football (Rire).

Q. Mais au-delà des Accords de Genève, si je ne me trompe, une idée du général de Gaulle est la neutralisation de tout le Sud-Est Asiatique. Est-ce que c’est une idée qui vous semble intéressante ?

R. Comme j’ai déjà dit quelquefois, c’est une idée intéressante, mais ça dépend encore, n’est-ce pas, la volonté des peuples et la manière comment on procède à réaliser. C’est une grande question,

41. Émission Cinq Colonnes à la Une, ORTF (Archives INA). https://indomemoires.hypotheses.org/1969042. Il se tourne à ce moment vers sa gauche, vers un Vietnamien francophone qui n’ap-paraît pas à l’écran.

Ho Chi Minh - interieur.indd 368 17/07/2019 15:34

Page 369: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3691954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

n’est-ce pas, et je ne peux pas dire que je suis d’accord, n’est-ce pas, et je ne dis pas que je ne suis pas d’accord, n’est-ce pas ? Parce que… vous dites fleurs, fleurs… il y a beaucoup de sortes de fleurs, il y a des roses, des blanches, des rouges, etc. des fleurs qui sentent bon, d’autres qui ne sentent pas bon… mais on dit fleurs, n’est-ce pas ?

Q. Monsieur le Président, nous avons constaté avec chagrin au cours de notre voyage au Nord Viet Nam, que l’influence française est devenue à peu près inexistante dans votre pays. Les moins de 25 ans ne comprennent plus du tout le français. Et je me demande si, à votre idée, des rapports peuvent se rétablir tels que la France continue à jouer une sorte de rôle culturel ici ?

R. Avec la France surtout, et avec tous les autres pays, nous voulons avoir une coopération amicale, culturelle, économique, etc., mais je suis sûr que vous ne voulez pas avoir, n’est-ce pas, que la France ait l’influence qu’elle avait avant43.

Q. Non, c’est une autre histoire.

R. C’est une autre chose, mais coopération culturelle, économique… qu’est ce qu’il y a encore ?, sportive par exemple, etc. etc., nous le désirons.

Q. Si la guerre se cristallise au Sud et se poursuit encore pendant quelques années, pensez-vous que l’avenir économique du Nord Viet Nam soit viable ?

R. Je suis sûr que c’est non seulement viable, mais c’est progrès. Parce que vous avez vu vous-même, vous avez constaté vous-même que, ici, nous travaillons beaucoup, notre peuple travaille beaucoup, avec abnégation, n’est-ce pas, avec dévouement, avec enthousiasme. D’un côté, nous travaillons pour, comment dirais-je, pour… principalement, n’est-ce pas, de nos propres forces. Et aussi nous avons

43. Ho Chi Minh lève alors la main derrière lui, comme pour désigner le passé colonial.

Ho Chi Minh - interieur.indd 369 17/07/2019 15:34

Page 370: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

370

l’aide fraternelle des pays socialistes, alors, jusqu’ici, nous avons déjà réalisé des progrès, pas tant comme nous voulons, mais nous avons réalisé des progrès et dans l’avenir, nous progressons nous-mêmes.

Q. Vous mentionnez là l’aide des pays socialistes. Est-ce que cette aide ne s’est pas trouvée légèrement compromise à la suite du conflit idéologique entre la Russie et la Chine ?44

R. Non, parce que ces questions, n’est-ce pas, différences idéologiques entre différents partis frères, c’est nos affaires intérieures. Ça passera et l’union, l’unité, ça se fera. Et l’aide fraternelle continue et continuera, c’est très précieux pour nous.

Q. Certains ont l’impression chez nous, Monsieur le Président, que le Nord Viet Nam se trouve actuellement assez isolé, asphyxié même, et politiquement, il ne pourra difficilement éviter de devenir une sorte de satellite de la Chine. Qu’est-ce que vous répondez à ça ?

R. Jamais ! »

L’interview se termine sur cette formule, sans que l’on sache s’il s’agit d’un effet du montage ou du dernier mot effectivement prononcé par Ho Chi Minh. Mais l’impression visuelle est forte. Le sourire qui flottait sur son visage depuis le début de l’entretien a disparu, et le Président prononce ce « Jamais » avec une sorte de colère rentrée.

À la fin de la décennie 1960, la vieillesse, au terme d’une vie trépidante au cours de laquelle il s’était peu ménagé, est arrivée. Nguyen Tat Thanh / Nguyen Ai Quoc / Ly Thuy / Ho Chi Minh aura passé 30 années hors de son pays tant aimé, puis 24 nouvelles années à combattre des ennemis puissants, acharnés à interdire à son peuple la paix et la tranquillité. De santé désormais fragile, il ne peut plus participer à la vie politique quotidienne. Mais il a la satisfaction de constater que l’énorme appareil de guerre US n’a pu, comme il l’avait prédit, mettre son peuple à genoux. Le début des négociations entre les parties, à Paris, le 13 mai 1968 (la 44. À ce moment, Ho Chi Minh secoue négativement la tête, avant même que la journa-liste ait achevé de poser sa question.

Ho Chi Minh - interieur.indd 370 17/07/2019 15:34

Page 371: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

3711954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

capitale a pourtant bien d’autres préoccupations ce jour-là) est en fait un camouflet pour la diplomatie américaine. Le processus de paix est entamé, même s’il subira encore bien des aléas. Il aboutira, le 27 janvier 1973, aux Accords de Paris, que Ho ne verra pas.

En ces années, il reste à Ho Chi Minh, grâce à son autorité exceptionnelle, à galvaniser son peuple. Le 3 novembre 1968, il lance un nouvel appel45 :

« Compatriotes et combattants dans tout le pays,

Devant les grandes victoires de nos forces armées et de notre peuple dans les deux zones, en premier lieu celles remportées au Sud depuis le début du printemps de cette année, le gouvernement des États-Unis s’est vu obligé, le Ier novembre 1968, de cesser sans conditions les bombardements et tirs d’artillerie sur tout le territoire de la République démocratique du Viet Nam.

Ainsi, au bout de quatre ans de lutte extrêmement héroïque, nos forces armées et notre peuple ont remporté une victoire glorieuse, ayant abattu plus de 3.200 avions, incendié plus de cent navires de guerre grands et petits et vaincu la guerre de destruction des impérialistes américains contre le Nord de notre pays. C’est là une victoire d’une très grande signification dans la lutte grandiose de notre peuple contre l’agression américaine pour le salut national. Les impérialistes américains croyaient pouvoir, avec la puissance dévastatrice de leurs bombes, affaiblir le Nord, empêcher le grand arriéré de venir en aide au grand front, et diminuer ainsi la puissance de combat du Sud. En fait, plus le Nord lutte contre les agresseurs US, plus il se renforce sur tous les plans et soutient de tout son cœur et de toutes ses forces la lutte de libération de nos compatriotes du Sud héroïque. Plus ils luttent contre les agresseurs américains, plus nos compatriotes du Sud resserrent leur union, plus leurs forces s’accroissent, et plus grandes sont leurs victoires.

45. Le Viet Nam et l’échec de la guerre de destruction US contre la RDVN, Documents offi-ciels. Hanoï, Éd. en langues étrangères, 1968.

Ho Chi Minh - interieur.indd 371 17/07/2019 15:34

Page 372: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

372

C’est là la victoire de la juste ligne révolutionnaire de notre Parti, de l’ardent patriotisme et de la force d’union de notre peuple déterminé à combattre et à vaincre, de l’excellence du régime socialiste. C’est la victoire commune de nos forces armées et de notre peuple dans les deux zones. C’est la victoire des peuples des pays frères et de nos amis des cinq continents. À cette occasion, au nom du Parti et du gouvernement, je félicite chaleureusement nos compatriotes et nos combattants dans tout le pays, et remercie sincèrement les pays socialistes frères, les pays amis proches et lointains et les peuples du monde entier, y compris le peuple progressiste des Etats Unis, pour leur aide considérable, leur sympathie et leur soutien.

Chers compatriotes et combattants,

Nous avons vaincu la guerre de destruction des impérialistes américains contre le Nord. Mais ce n’est là qu’un début. Les impérialistes américains sont très obstinés et perfides. Ils parlent de “paix“, de “négociations“, mais ils ne renoncent pas à leur visée d’agression. Plus d’un million de soldats américains, fantoches et des pays satellites continuent à perpétrer jour après jour d’innombrables crimes barbares contre nos compatriotes du Sud. C’est pourquoi la taché sacrée qui incombe à notre peuple tout entier à l’heure actuelle est d’élever notre détermination à combattre et à vaincre, à libérer le Sud, à défendre le Nord et à progresser vers la réunification pacifique de la Patrie. Tant qu’il reste un agresseur sur notre sol, nous devons continuer à combattre jusqu’à ce qu’il soit chassé hors de notre pays.

Nos compatriotes et combattants du Sud héroïque, sous le glorieux drapeau du Front national de Libération, attaquent et se soulèvent sans répit, vont résolument de l’avant vers la victoire totale. Les forces armées et la population du Nord redoublent d’efforts dans l’émulation patriotique pour édifier le socialisme et remplir leur devoir envers nos frères du Sud, élèvent sans cesse leur vigilance et leur volonté de compter essentiellement sur leurs propres forces, renforcent leur

Ho Chi Minh - interieur.indd 372 17/07/2019 15:34

Page 373: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

1954-1969. Face à la guerre impérialiste des États-Unis

potentiel militaire et se tiennent prêts à combattre, à mettre en échec toute nouvelle manœuvre de l’ennemi.

Nous sommes persuadés que la lutte de notre peuple contre l’agression américaine pour le salut national bénéficié chaque jour davantage de la sympathie, du soutien et de l’aide importante des pays frères et des peuples du monde, y compris le peuple progressiste des États-Unis. Ayant subi près d’un siècle de domination colonialiste et supporté le poids de plus de vingt ans de guerre contre l’agression impérialiste, plus que nul autre notre peuple aspire profondément à la paix afin de pouvoir édifier sa patrie. Mais il faut que ce soit une paix véritable dans l’indépendance et la liberté. C’est pourquoi, nous exigeons fermement :

- Que le gouvernement américain mette fin à la guerre d’agression contre le Viet Nam. Qu’il renonce définitivement à tout acte portant atteinte à la souveraineté et à la sécurité de la RDVN.

- Que toutes les troupes américaines et celles des pays satellites soient retirées du Sud Viet Nam.

- Que les propres affaires du Sud Viet Nam soient réglées par sa population selon le Programme politique du Front national de Libération, sans ingérence étrangère.

- Que la réunification du Viet Nam soit réglée par la population des deux zones Nord et Sud, sans ingérence étrangère.

Chers compatriotes et combattants,

Bien des difficultés et sacrifices nous attendent, mais la grande lutte de notre peuple contre l’agression américaine pour le salut national marche grands pas vers la victoire. La Patrie nous appelle à aller résolument de l’avant, à vaincre totalement l’agression américaine ! Les impérialistes américains seront battus ! Notre peuple vaincra ! »

L’année 1969 commençait. Quelques mois plus tard, l’Oncle Ho quittait ce monde…

Ho Chi Minh - interieur.indd 373 17/07/2019 15:34

Page 374: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 374 17/07/2019 15:34

Page 375: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Les Testaments

Le 3 septembre 1969, le Comité central du PTV annonce au monde la nouvelle de la mort du Président Ho Chi Minh. En vérité, le vieux leader révolutionnaire est décédé depuis la veille, à 9 heures 47 du matin. La direction communiste a souhaité jouer avec la vérité afin de ne pas faire coïncider la date du décès avec la fête nationale, le 2 septembre, jour anniversaire de la proclamation de l’Indépendance, en 1945.

Peu de temps après sa mort, la direction du PTV rend public un texte, dit « Testament du Président Ho Chi Minh ». Ce texte est authentique, mais tronqué. Une photographie paraît  : celle de la première page, écrite de la main du Président. Le reste du texte qui est rendu public est imprimé. Cette version du testament est datée du 10 mai 1969, quatre mois avant la mort de Ho. Le PTV n’évoque nulle part, alors, l’existence d’autres textes écrits par Ho Chi Minh antérieurement.

Il faudra attendre vingt années pour connaître, enfin, la vérité. La nouvelle direction du PCV (le Parti des Travailleurs est devenu, en 1976, Parti communiste) a progressivement mis en place, depuis fin 1986, une politique dite du Doï Moï (renouveau), caractérisée, entre autres, par une plus grande transparence. Le 9 mai 1989, l’hebdomadaire Tiên Phong publie une nouvelle version, rédigée le 10 mai 1968, en pleine guerre américaine. Les lecteurs vietnamiens apprennent ainsi que le Président a souhaité être incinéré, qu’il était formellement opposé à toute idée de construction d’un mausolée, vœux qui n’ont pas été respectés. Cinq jours plus tard, c’est au tour du Nhan Dan, quotidien du PCV, de faire connaître une version qui complète les précédentes, rédigées le 15 mai 1965.

Enfin, toujours en 1989, c’est le Parti communiste vietnamien lui-même qui publie, en brochure, la totalité des versions (Di Chuc Cua Tich Ho Chi Minh). Les textes écrits directement par Ho Chi Minh ont été photographiés (écriture du texte à l’encre bleue, ratures faites à l’encre rouge). Figure, à côté de la signature du Président, celle de Le Duan, Secrétaire général du PTV, témoin des faits.

Ho Chi Minh - interieur.indd 375 17/07/2019 15:34

Page 376: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 376 17/07/2019 15:34

Page 377: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

377Les Testaments

Texte du 15 mai 1965

«  Strictement secret. À l’occasion de mon soixante-quinzième anniversaire.

Un des poètes chinois les plus fameux, à l’époque des Tang, le vénérable Tou Fou, a écrit ce vers :

“Rare est l’être humain qui dépasse ses soixante-dix ans”.Autrement dit les gens  : les gens qui vivent jusqu’à soixante-dix

ans sont plutôt rares. Cette année j’ai déjà soixante-quinze ans. Mon esprit est toujours clair, mon corps en bonne santé. Cependant je fais partie de ces gens plutôt rares. Qui peut savoir si je pourrai vivre, servir la patrie et la révolution encore quelques années ou peut-être encore quelques mois ?

C’est pourquoi je laisserai ces quelques notes, ne m’exprimant que sur quelques affaires et en résumé. Si d’aventure je devais rejoindre le vénérable Karl Marx, le vénérable Lénine et nos autres amis révolutionnaires, de cette façon, le peuple, nos compatriotes dans tout le pays, tous les camarades du parti ne seraient pas surpris.

Je parlerai d’abord du Parti. Grâce à son union étroite, à son dévouement de tout cœur au service de la classe ouvrière, à l’ensemble du peuple et à la patrie, depuis sa fondation jusqu’à maintenant, notre Parti a réussi à unir, organiser, diriger notre peuple, l’amener à se battre avec ardeur et aller de victoire en victoire. L’union est une tradition extrêmement précieuse de tout notre Parti et de notre peuple. Que tous les camarades, du Comité central aux cellules de base, préservent l’union du Parti comme la prunelle de leurs yeux. Au sein du Parti, réaliser une large démocratie, pratiquer régulièrement et de façon sérieuse l’autocritique et la critique, constituent le meilleur moyen

Ho Chi Minh - interieur.indd 377 17/07/2019 15:34

Page 378: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

378

pour consolider son action et son unité. Il importe que l’amitié, l’amour fraternel lient entre eux tous les camarades.

Nous sommes un Parti au pouvoir. Chaque membre du Parti, chaque cadre, doit s’imprégner profondément de la moralité révolutionnaire. En vérité, faire preuve d’application, d’économie, d’intégrité, de droiture, d’un dévouement total à la chose publique et d’un désintéressement absolu. Il faut garder au Parti sa parfaite pureté et se rendre digne de son rôle dirigeant, de serviteur vraiment fidèle du peuple.

Les membres de la jeunesse travailleuse et non jeunes en général son d’excellentes natures, ardents à s’engager dans toutes les tâches ; ils ne craignent point les difficultés, aspirent sans cesse au progrès. Notre Parti doit prendre à cœur de leur inculquer une moralité révolutionnaire élevée, d’en faire les continuateurs, à la fois “rouges” et “experts” de l’édification du socialisme. Former et éduquer les générations révolutionnaires, c’est une tâche importante et absolument nécessaire. Notre peuple, dans les plaines comme dans les régions montagneuses, endure bien des misères depuis des siècles. Il a subi l’exploitation et l’oppression féodale et coloniale, il a en outre connu de nombreuses années de guerre. Cependant, il a toujours fait preuve d’héroïsme, de courage, d’enthousiasme et d’application. Depuis que le Parti existe, le peuple l’a toujours suivi et lui est resté fidèle.

Le Parti doit mettre sur pied un bon plan pour développer l’économie et culture, en vue d’élever sans cesse le niveau de vie du peuple.

La résistance à l’agression américaine peut se prolonger encore quelques années. Nos compatriotes peuvent avoir encore à consentir de nombreux sacrifices, en biens, en vies humaines. Quoi qu’il en soit, nous devons être résolus à combattre les Américains jusqu’à la victoire finale. Tant qu’il y aura des montagnes, tant qu’il y aura des fleuves,

Ho Chi Minh - interieur.indd 378 17/07/2019 15:34

Page 379: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

379Les Testaments

tant qu’il aura des hommes, nous vaincrons les Yankees. Puis nous reconstruirons notre pays dix fois plus beau qu’aujourd’hui.

Quelles que soient les difficultés et les privations, notre peuple vaincra sans aucun doute. Les impérialistes américains devront déguerpir. Notre patrie sera certainement réunifiée. Nos compatriotes du Sud et du Nord seront certainement réunis sous le même toit. Notre pays aura l’insigne honneur d’être une petite nation qui, par un combat héroïque, aura vaincu deux grands impérialismes, l’impérialisme français et l’impérialisme américain et, ce faisant, apporté une contribution digne au mouvement de libération nationale.

À propos du mouvement communiste mondial, ayant consacré toute ma vie au service de la révolution, plus j’éprouve de fierté à voir grandir le mouvement communiste international, plus je souffre de la mésentente actuelle entre les parties frères ! Je souhaite que notre Parti œuvre de toutes ses forces et contribue de façon efficace au rétablissement de l’union entre les partis frères sur la base du marxisme léninisme et de l’internationalisme prolétarien, selon les exigences de la raison et du cœur. Je suis fermement convaincu que les partis frères et les pays frères s’uniront nécessairement de nouveau.

Concernant les affaires personnelles. Quand je passerai de vie à trépas, il faudra éviter d’organiser de grandes funérailles pour ne pas gaspiller le temps et l’argent du peuple. Je souhaite que ma dépouille soit brûlée, pour parler moins prosaïquement, “incinérée”. Je souhaite d’ailleurs que cette façon de faire se généralise. Elle est conforme à l’hygiène et fait perdre moins de terrain cultivable. Quand nous aurons de l’électricité à profusion, on pourra faire mieux : l’incinération par électricité (plus économique).

En ce qui concerne les vases contenant les cendres de mes os, choisissez une colline où les enterrer. Près de Tam Dao et Ba Vi, il paraît qu’il y a là de belles collines. Sur ma tombe, on pourrait

Ho Chi Minh - interieur.indd 379 17/07/2019 15:34

Page 380: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

380

construire une maison simple, large, solide, bien aérée pour que les gens qui viendront me visiter puissent se reposer. On devrait avoir un projet de plantations d’arbres sur cette colline. Chaque visiteur pourrait apporter un arbuste en souvenir. Les arbres ainsi plantés, plus tard, deviendraient forêt, le paysage en serait encore embelli, et puis cette forêt profiterait à l’agriculture.

Si je mourrais avant que notre pays soit réunifié, il faudrait garder un peu de cendres pour les compatriotes du Sud.

En fin de compte, je laisserai des milliards et des milliards de sentiments d’amour à tout le peuple, à tout le Parti, à tous nos combattants, à mes neveux et nièces, les jeunes et les tout petits. J’adresse également mon affection fraternelle à tous mes camarades, à mes amis, aux jeunes et aux petits enfants de tous les pays.

Mon souhait ultime : tout le Parti, tout le peuple doivent s’unir et faire tous leurs efforts afin d’édifier un Viet Nam pacifique, réunifié, indépendant, démocratique, prospère et contribuer dignement à la révolution mondiale ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 380 17/07/2019 15:34

Page 381: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

381Les Testaments

Texte de mai 1968

« Strictement secret.

Je viens d’avoir cette année soixante-dix-huit ans. Je rentre dans la longévité. Mon esprit est sain, bien que ma santé soit moins bonne que les années précédentes. La santé de tout homme qui vieillit décline, c’est tout à fait normal. Qui pourrait deviner combien de mois, combien d’années j’ai encore à vivre pour servir la patrie et la révolution  ? C’est pourquoi j’écris ces quelques mots. Si j’étais obligé d’aller rencontrer les vénérables Karl Marx, Lénine et autres aînés révolutionnaires, le peuple et tous les camarades du Parti ne trouveraient pas cela brutal.

En ce qui me concerne personnellement  : durant toute ma vie, j’ai servi de tout mon cœur, de toute mes forces la patrie, j’ai servi la révolution et j’ai servi le peuple. Maintenant, si je dois quitter ce monde, je n’ai rien me reprocher. Je regrette seulement de ne pas pouvoir servir plus longtemps et davantage. Après ma mort, inutile d’organiser de grandes funérailles pour ne pas gaspiller le temps et l’argent du peuple.

Je désire que ma dépouille soit brûlée, j’espère que cette “mise au bûcher” deviendra une habitude général. À l’égard des vivants, c’est plus propre. Et aussi, cela économise le terrain des rizières. Quand nous aurons davantage d’électricité, nous pourrons pratiquer “l’incinération par électricité”, encore plus facile. Que l’on partage mes cendres en trois parts, dans trois boîtes de terre cuite : une pour le Nord, l’autre pour le Centre, l’autre pour le Sud. La population de chaque zone choisira une colline pour y enterrer la boîte de cendres. Je ne désire ni statue de bronze, ni pierre tombale. Par contre il serait bon de bâtir sur ma tombe une maison simple, spacieuse, pour que les visiteurs

Ho Chi Minh - interieur.indd 381 17/07/2019 15:34

Page 382: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

382

puissent s’y reposer. Il faudrait prévoir de planter des arbres sur la colline et aux alentours. Ceux qui viendront pourront y planter un ou plusieurs arbustes en souvenir. Avec le temps ces plants deviendront forêt, embelliront le paysage, et aussi ce sera utile à l’agriculture. On devrait confier l’entretien de ces arbres aux personnes âgées.

En ce mois de mai 1968, quand je relis mes écrits précédents, je vois qu’il est nécessaire d’ajouter quelques points, sans qu’il soit besoin de développer.

Dès que la lutte anti-américaine pour le salut national aura remporté la victoire totale, le travail de tout le Parti, de toute l’armée et de tout le peuple consistera à conjuguer leurs forces afin de panser aussi vite que possible les graves blessures causées par l’impérialisme américain dans sa guerre d’agression barbare. Il s’agira d’une tâche immense, complexe et difficile. Nous devons avoir un plan clair, minutieux, pour ne pas être pris au dépourvu et tomber dans les insuffisances et les erreurs.

D’après moi, en premier lieu, il nous faudra réajuster le Parti, faire en sorte que chaque membre du Parti, chaque membre de la Jeunesse communiste, chaque cellule s’efforce de remplir la mission confiée par le Parti et soit dévoué corps et âme au peuple. Si ces conditions sont réalisées, si ardu, si immense que soit le travail, nous vaincrons sans aucun doute.

Pour moi le premier devoir est envers les hommes.

Envers ceux qui ont sacrifié impétueusement une partie de leurs os et de leur sang sur les champs de bataille (les cadres, les soldats, les miliciens, les maquisards et les jeunes des brigades de choc), le Parti, le gouvernement et le peuple doivent trouver à tout prix le moyen de leur assurer un logement stable et sûr. Il faudra en même temps développer des cours de formation professionnelle adaptés à chaque individu afin qu’ils parviennent peu à peu à “se suffire à eux-mêmes”.

Ho Chi Minh - interieur.indd 382 17/07/2019 15:34

Page 383: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

383Les Testaments

À l’égard de ceux qui sont mort en héros du peuple, chaque localité (villes, communes, villages) se doit de dessiner des jardins fleuris autour de stèles où l’on pourra lire de quelle manière ils ont sacrifié leur vie. Cela afin de perpétuer la tradition patriotique de génération en génération.

Quant aux parents, femmes, enfants, des invalides de guerre et des combattants morts de la lutte, s’ils manquent de force de travail et s’ils vivent dans la gêne, les autorités locales (à la campagne, la commune en union avec les coopératives agricoles) doivent les aider à obtenir un emploi selon leurs forces. Dans aucun cas on ne doit les laisser avoir faim et avoir froid.

Les jeunes combattants, dans l’armée et les forces populaires de choc, se sont trempés dans la lutte, ils se sont montrés très braves. Le Parti et le gouvernement doivent sélectionner les meilleurs pour les envoyer étudier et se former dans différents professions, différentes branches et en faire des cadres, des ouvriers qualifiés alliant une bonne technicité, une bonne idéologie une plate-forme révolutionnaire solide. Ils seront le fer de lance dans l’édification réussie du socialisme au Viet Nam.

Dans la lutte anti-américaine pour le salut national, nos vaillantes femmes ont contribué de façon déterminante, tant à la lutte armée qu’à la production. Le Parti et le gouvernement doivent élaborer des plans, bien réalistes, pour les aider à se perfectionner, les promouvoir afin que chaque jour il y ait de plus en plus de femmes capables de participer à tous les travaux, à toutes les activités, y compris de se trouver à des postes de direction. De la part des femmes, cela nécessitera une volonté personnelle d’élever leurs connaissances. Il s’agira là d’une révolution aboutissant au respect des droits et de l’égalité véritable de la femme.

Ho Chi Minh - interieur.indd 383 17/07/2019 15:34

Page 384: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

384

Envers les victimes de l’ancien régime (voleurs, prostituées, joueurs contrebandiers…), l’État doit combiner les mesures rééducatives avec le pouvoir de la loi, dans le but de les relever et de les aider à redevenir des travailleurs honnêtes.

Durant tant d’années de résistance, contre les colonialistes français, puis contre les impérialistes américains, notre peuple, surtout à la campagne, a toujours été fidèle au Parti et au gouvernement. Les paysans n’ont ménagé ni leurs biens ni leurs personnes, accepté de bon cœur toutes les difficultés et les malheurs. Au moment de notre victoire totale, je proposerai de supprimer l’impôt agricole pendant une année pour toutes les coopératives afin que les paysans soient contents, qu’ils puissent se détendre, respirer un peu et se sentir stimulés dans leur travail de production.

J’aborderai maintenant le plan de reconstruction des villes et des villages. Je voudrais qu’ils soient plus beaux, plus dignes d’exister, plus commodes, que chacun s’y sentent bien. Il faudra remettre sur pied et développer les différentes branches de l’économie, développer les services d’hygiène et de santé. Réformer le système d’éducation nationale afin de l’adapter à la situation nouvelle de la population ; par exemple multiplier les classes à mi-temps : une journée de cours, une demi-journée le travail. Fortifier la Défense nationale. Préparer toutes les conditions nécessaires à la réunification de la patrie.

Les tâches mentionnées ci-dessus sont immenses, lourdes, compliquées. Elles sont aussi exaltantes. Il s’agit là d’un combat contre tout ce qui est dépassé, perverti, pour créer du nouveau, du frais.

Pour mener à bien ce travail gigantesque nous devons mobiliser le peuple tout entier, organiser et éduquer le peuple tout entier, en nous appuyant sur la force sans limite peuple tout entier ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 384 17/07/2019 15:34

Page 385: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

385Les Testaments

Texte du 10 mai 1969

« Notre résistance patriotique à l’agression américaine – même s’il nous faut endurer de plus grandes difficultés et consentir de nouveaux sacrifices  – aboutira nécessairement à la victoire totale. C’est une chose absolument certaine.

Je me propose, ce jour venu, de parcourir tout le pays, Sud et Nord, pour féliciter nos compatriotes, nos cadres et nos combattants héroïques, pour rendre visite à nos vieux, à nos jeunes et nos petits enfants bien-aimés. Ensuite, au nom de notre peuple, je me rendrai dans les pays frères du camp socialiste et les pays amis du monde entier pour les remercier d’avoir soutenu et aidé de tout cœur la lutte patriotique de notre peuple contre l’agression américaine.

Tou Fou, le grand poète bien connu de l’époque Tang en Chine, a écrit :

“De tout temps, rares sont ceux qui atteignent soixante-dix ans”. Cette année, avec mes soixante-dix-neuf ans, je fais déjà partie

de ces gens “de tout temps rares”, cependant j’ai l’esprit et la tête parfaitement lucides, encore que ma santé ait quelque peu décliné en comparaison des années précédentes. Quand on a dépassé soixante-dix printemps, plus l’âge avance, plus la santé recule. Il n’y a guère à s’en étonner.

Mais qui peut prédire combien de temps je pourrai encore servir la révolution, servir la Patrie, servir le peuple  ? C’est pourquoi je laisse ces quelques lignes en prévision du jour où j’irai rejoindre les vénérables K. Marx, V.I. Lénine, et nos autres aînés révolutionnaires ; de cette façon, nos compatriotes dans tout le pays, les camarades du Parti et nos amis dans le monde n’en seront pas surpris.

Ho Chi Minh - interieur.indd 385 17/07/2019 15:34

Page 386: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

386

Je parlerai tout d’abord du Parti. Grâce à son union étroite, à son dévouement total à la classe ouvrière, au peuple et à la Patrie, notre Parti depuis sa fondation a pu unir, organiser, diriger notre peuple, l’amener à lutter avec ardeur et le conduire de victoire en victoire. L’union est une tradition extrêmement précieuse de notre Parti et de notre peuple. Que tous les camarades, du Comité central aux cellules de base, préservent l’union et l’unité du Parti comme la prunelle de leurs yeux. Au sein du Parti, réaliser une large démocratie, pratiquer régulièrement et de façon sérieuse l’autocritique et la critique constituent le meilleur moyen pour consolider et développer son union et son unité. Il importe qu’une affection fraternelle lie tous les camarades entre eux.

Nous sommes un parti au pouvoir. Chaque membre du Parti, chaque cadre doit s’imprégner profondément de la moralité révolutionnaire, véritablement faire preuve d’application, d’économie, d’intégrité, de droiture, d’un dévouement total à la chose publique et d’un désintéressement absolu. Il faut garder au Parti sa parfaite pureté et se rendre digne de son rôle de dirigeant, de serviteur vraiment fidèle du peuple.

Les membres de la Jeunesse travailleuse et nos jeunes en général sont d’excellente nature, ardents à s’engager pour toutes les tâches  ; ils ne craignent point les difficultés, aspirent sans cesse au progrès. Notre Parti doit prendre à cœur de leur inculquer une moralité révolutionnaire élevée, d’en faire les continuateurs à la fois « rouges » et « experts » de l’édification socialiste. Former et éduquer les générations révolutionnaires à venir est une tâche extrêmement importante et absolument nécessaire.

Notre peuple travailleur, dans les plaines comme dans les régions montagneuses, a enduré depuis des siècles bien des misères ; il a subi l’exploitation et l’oppression féodales et coloniales, il a en outre connu de nombreuses années de guerre. Cependant notre peuple a toujours

Ho Chi Minh - interieur.indd 386 17/07/2019 15:34

Page 387: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

387Les Testaments

fait preuve d’un héroïsme, d’un courage, d’un enthousiasme et d’une application au travail remarquables. Il a toujours suivi notre Parti depuis sa fondation et lui est toujours resté fidèle. Le Parti doit mettre sur pied un bon plan pour développer l’économie et la culture, en vue d’élever sans cesse le niveau de vie du peuple.

La résistance à l’agression américaine peut encore se prolonger. Nos compatriotes peuvent encore avoir à consentir de nombreux sacrifices en biens, en vies humaines. Quoi qu’il en soit, nous devons être résolus à combattre l’agresseur américain jusqu’à la victoire totale.

Nos fleuves, nos monts, nos hommes toujours resteront, Le Yankee battu, nous bâtirons le pays dix fois plus beau !

Quelles que soient les difficultés et privations, notre peuple vaincra immanquablement. Les impérialistes américains devront sans faute déguerpir. Notre patrie sera certainement réunifiée. Nos compatriotes du Nord et du Sud seront certainement réunis sous le même toit. Notre pays aura l’insigne honneur d’être une petite nation qui, par un combat héroïque, aura vaincu deux grands impérialismes – l’impérialisme français et l’impérialisme américain – et apporté une digne contribution au mouvement de libération nationale.

A propos du mouvement communiste mondial – Ayant consacré toute ma vie au service de la révolution, plus j’éprouve de fierté à voir grandir le mouvement communiste et ouvrier international, plus je souffre de la mésentente actuelle entre les partis frères !

Je souhaite que notre Parti œuvre de toutes ses forces et contribue de façon efficace au rétablissement de l’union entre les partis frères sur la base du marxisme-léninisme et de l’internationalisme prolétarien, selon les exigence de la raison et du cœur. Je suis fermement convaincu que les partis frères et les pays frères s’uniront nécessairement à nouveau.

Ho Chi Minh - interieur.indd 387 17/07/2019 15:34

Page 388: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

En ce qui me concerne personnellement – Durant toute ma vie j’ai servi de tout mon cœur, de toutes mes forces la Patrie, la révolution et le peuple. Maintenant si je dois quitter ce monde, je n’ai rien à me reprocher, je regrette seulement de ne pouvoir servir plus longtemps et davantage. Après ma mort, il faut éviter d’organiser de grandes funérailles pour ne pas gaspiller l’argent et le temps du peuple.

En dernier lieu, à tout notre peuple, à tout notre Parti, à toutes nos forces armées, à mes neveux et nièces, les jeunes et les petits enfants, je lègue mon affection sans bornes.

J’adresse également mon salut fraternel aux camardes, aux amis, aux jeunes et aux petits enfants de tous les pays.

Mon ultime souhait est que tout notre Parti, tout notre peuple s’unissent étroitement et fassent tous leurs efforts pour édifier un Viet Nam pacifique, réunifié, indépendant, démocratique et prospère, et contribuer dignement à la révolution mondiale ».

Ho Chi Minh - interieur.indd 388 17/07/2019 15:34

Page 389: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Épilogue : Ho Chi Minh vu par Kateb Yacine

Kateb Yacine (1929-1989) est, de l’avis de beaucoup, le plus grand écrivain algérien du XXè siècle. Nul doute qu’un prix Nobel de littérature, comme celui qui fut attribué à son compatriote Albert Camus, eût pu, eût dû, lui revenir.

Fervent patriote, ardent internationaliste, sympathisant communiste de toujours, il fut un grand admirateur du résistant vietnamien Ho Chi Minh, à qui il consacra une étonnante pièce de théâtre, L’Homme aux sandales de caoutchouc, basée sur une solide documentation historique1. Il visita le Viet Nam.

Il ne perdait pas une occasion d’évoquer le parcours hors normes du leader vietnamien :

« Il y a un demi-siècle, un jeune Vietnamien balayait la neige dans les rues de Londres

Cet homme, c’était Ho Chi Minh,Balaya du même coup deux grandes puissances impérialistes »2.

Lorsque le président Ho mourut, Kateb Yacine écrivit ces mots :

« De tous les militants du mouvement communiste, c’est pour moi le plus grand, car il sut rester un homme simple et mourut comme il vécut : en poète autant qu’en militant, sans aucune trace d’égoïsme ou d’orgueil national. Il est l’héritier direct de Lénine, et sans un homme comme lui les pays coloniaux n’auraient jamais trouvé la force de se soulever »3.

1. Paris, Éd. du Seuil, 1978.2. « L’écrivain public et le balayeur », Le Monde, 20 novembre 1970.3. Lettre (déjà citée dans l’introduction) à Charlotte Huerre, 4 septembre 1969 ; citée par Ghania Krelifi, Kateb Yacine. Éclats et poèmes, Alger, ENAG Éd.,1990.

Ho Chi Minh - interieur.indd 389 17/07/2019 15:34

Page 390: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 390 17/07/2019 15:34

Page 391: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Table de matières

Préface de Joseph Andras ......................................................7

Avertissement ................................................................................. 11Remerciements ................................................................................ 13Archives .......................................................................................... 15Bibliographie de base ..................................................................... 17

Nguyen Tat Thanh, dit Nguyen Ai Quoc, dit… quelques dizaines d’autres pseudonymes, dit Ho Chi Minh .............. 21

1911-1919. Nguyen Tat Thanh parcourt le monde, de Saigon à Paris, en passant par Marseille, Dakar, New York, Londres… ...............................................................................25Nguyen Tat Thanh Demande d’admission à l’École coloniale, Marseille 15 septembre 1911 ......................................................... 27Paul Tat Thanh, Lettre au Résident supérieur en Annam New York, 15 décembre 1912 ................................................................. 30Nguyen Tat Thanh, Lettre à Phan Chau Trinh Londres, juillet 1914 .................................................................................................. 34

1919-1920.Naissance et premières manifestations d’un certain Nguyen Ai Quoc .......................................................37Le texte fondateur : les Revendications du peuple annamite, Paris, mi-juin 1919 ..................................................................................... 38Un officiel français  : «  Nguyen  : Nom patronymique fort commun. Ai : Aimer. Quoc : Patrie. Autrement dit : Nguyen aime sa patrie ». ........................................................................................ 45Un long combat : Albert Sarraut contre Nguyen Ai Quoc ...... 50

Ho Chi Minh - interieur.indd 391 17/07/2019 15:34

Page 392: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

392

1919-1923. Du socialisme au communisme............................57Premières activités militantes au Parti socialiste et à la Ligue des droits de l’Homme ......................................................................... 58« L’Annam… espère obtenir son indépendance grâce aux principes de Lénine » (Nguyen Ai Quoc, mars 1920). .................................. 61Le « délégué de l’Indochine »,Intervention au XVIIIè congrès du Parti socialiste SFIO,Tours, 26 décembre 1920 .......................... 64Une militance communiste de tous les instants ......................... 71Genèse d’un ouvrage, les oppRimés ................................................ 75Un indicateur de police :« Nguyen Ai Quoc est un type très malin, très intelligent », Paris, 28 février 1921 ..................................... 80Nguyen Ai Quac,«  Le régime communiste est-il applicable en Asie ? », mai 1921 ............................................................................. 83Manifestation d’hommage à la Commune,29 mai 1921 ............... 88La police traque « l’agitateur annamite Nguyen Ai Quoc » ...... 89Xiao San, Nguyen Ai Quoc et les communistes chinois, Paris, 1922 .................................................................................................. 93

1919-1923.l’Humanité, le populaiRe, le libeRtaiRe, le paRia… : un journaliste prolifique .....................................................97Nguyen Ai Quac,« En Indochine. La question indigène, l’Humanité, 2 août 1919 ...................................................................................... 98Nguyen Ai Quac,«  L’Indochine et la Corée. Une intéressante comparaison », le populaiRe, 4 septembre 1919 ......................103Nguyen Ai Quac, « Les sacrifices annamites pendant la guerre », le populaiRe, 4 septembre 1919 ..................................................... 107Nguyen A. Q., « Aimez la France qui vous protège », le libeRtaiRe, 7 octobre 1921 .............................................................................. 109Nguyen Ai Quac, «  Quelques réflexions sur la question coloniale », l’Humanité, 25 mai 1922 ........................................... 113Nguyen Ai Quac, «  À propos de Siki  », le paRia, 1er décembre 1922 ................................................................................................ 117

1919-1923. Un jeune annamite « piéton de Paris » ............121

Ho Chi Minh - interieur.indd 392 17/07/2019 15:34

Page 393: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

393

Au Club du Faubourg ................................................................... 122Un combat inattendu  :contre l’invasion de l’anglais dans la presse ............................................................................................. 128L’aventure du dRagon de bambou, 1922 ....................................... 129Nguyen Ai Quoc musicien ?, l’Humanité, 27 juin 1922 .............. 132Nguyen Ai Quoc artiste ?, la lanteRne, 16 novembre 1922 ......133

1919-1923. Une réputation naissante .................................135En France ...................................................................................... 135En Indochine ................................................................................ 142

1923-1924. Au pays de Lénine ...............................................153Un voyage de Paris à Moscou, juin-juillet 1923 ....................... 155Nguyen Ai Quoc, Lettre au Comité central du PCF, .............Moscou, juillet 1923 ................................................................... 159Nguyen Ai Quoc, Entretien avec Ossip Mendelstam, .............Moscou, 23 décembre 1923 .......................................................... 163Ernest Outrey, André Berthon et Marius Moutet, Polémique, Chambre des députés, 22 décembre 1924 ................................... 167

1924-1927. Mission en Chine ..............................................171Gouverneur Martial Merlin, Arrivée à Canton de Nguyen Ai Quoc / Ly Thuy, 27 février 1925 ................................................. 174Rôle de Nguyen Ai Quoc / Ly Thuy au sein du tHanH nien, Canton, 1924-1927 ....................................................................................... 177Quelques leçons de communication politique, Canton, 1925-1926 ................................................................................................ 182«  Aimons-nous les un les autres et restons unis  », tHanH nien, Canton, 23 août 1925 .................................................................. 187« Les femmes et la Révolution », tHanH nien, Canton, printemps 1926 ................................................................................................ 188Ligue générale des peuples opprimés, Manifeste, tHanH nien, Canton, juillet 1925 .................................................................... 191

Ho Chi Minh - interieur.indd 393 17/07/2019 15:34

Page 394: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

394

Un épisode méconnu et mystérieux  : le passage en France, 1927 ........................................................................................195Albert Sarraut, « Nguyen Ai Quac est arrivé ces jours-ci à Paris », 12 décembre 1927 .......................................................................... 195Interrogations et hypothèses sur les causes réelles de ce voyage ........................................................................................ 197

1928-1931. Parti communiste vietnamien ? Parti communiste indochinois ? .........................................................................201Un intermède siamois, 1928-1929 ................................................ 202Les organisations communistes  vietnamiennes : une nébuleuse, 1929-1930 ....................................................................................... 203Nguyen Ai Quoc, Appel à l’occasion de la Fondationdu Parti communiste vietnamien, Hong Kong, 18 février 1930 ............. 208Naissance du Parti communiste indochinois, Hong Kong, octobre 1930 ................................................................................................ 211Les observateurs français et la naissance du communisme en Indochine ...................................................................................... 214

1931-1933. Arrestation et emprisonnement à Hong Kong ............................................................................ 219La nouvelle de l’arrestation dans la presse française ............. 220L’inlassable activité de Me Loseby ............................................. 226Mort… et résurrection de Nguyen Ai Quoc ........................... 228

1934-1940. Les années difficiles ..........................................233Un dossier à charge ..................................................................... 233Une « absence de rigidité idéologique » (Sophie Quinn-Judge). 236De « classe contre classe » aux Fronts populaires ................... 237L’épisode du Front populaire : une parenthèse dans la situation coloniale ? .................................................................................... 240Nouveau séjour en Chine ............................................................ 244

Ho Chi Minh - interieur.indd 394 17/07/2019 15:34

Page 395: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

395

1940-1945. Du Front Viet Minh à la proclamation de l’indépendance .....................................................................247Vo Nguyen Giap,Première rencontre avec Nguyen Ai Quoc, Kunming, juin 1940 ...................................................................... 249Le grand retour au Viet Nam, janvier 1941............................... 250Fondation du viet nam doc lap dong minH Hoi, dit viet minH, mai-septembre 1941 ....................................................................... 253La vie quotidienne au maquis ...................................................... 259Naissance définitive d’Ho Chi Minh… dans les prisons chinoises ....................................................................................... 263La stratégie internationale du Viet Minh, 1945 ...................... 266Derniers préparatifs de l’insurrection générale ..................... 269Ho Chi Minh, Déclaration d’indépendance, Hanoi, 2 septembre 1945 ................................................................................................ 275

1945-1954. Face à la guerre coloniale de la France ........279Conciliation ou reconquête coloniale ? (la politique française, septembre 1945-mai 1946) ............................................................. 280Conciliation ou lutte à mort ? (la politique vietnamienne, septembre 1945-mai 1946) ............................................................. 284Printemps 1946, apogée des espoirs de conciliation ................. 289Ultimes négociations et marche à la guerre (juin-décembre 1946) .............................................................................................. 301La « guerre du tigre contre l’éléphant » ................................. 315X. Y. Z., « La vertu révolutionnaire », Maquis du Viet Bac, octobre 1947 ................................................................................................ 319X. Y. Z., « Le manque d’objectivité », Maquis du Viet Bac, .......octobre 1947 ................................................................................. 322Guerre d’Indochine et guerre froide ....................................... 324Un Corps expéditionnaire français à la dérive  : la fin d’une guerre (1950-juillet 1954) ........................................................... 3281954-1969.Face à la guerre impérialiste des États-Unis ...339

Ho Chi Minh - interieur.indd 395 17/07/2019 15:34

Page 396: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh, « Qu’on nous foute la paix, tout ira bien », Hanoi, mars 1955 ....................................................................................... 340L’adoption de la Réforme agraire : « pragmatisme ou idéologie ? » (Bertrand de Hartingh) .............................................................. 343L’escalade américaine, la réplique vietnamienne ...................... 356Ho Chi Minh, « Rien n’est plus précieux que l’indépendance et la liberté », 17 juillet 1966 .............................................................. 362Les dernières années : le patriarche .......................................... 367

Les Testaments ......................................................................375Texte du 15 mai 1965 .................................................................... 377Texte de mai 1968 ......................................................................... 381Texte du 10 mai 1969 .................................................................... 385

Épilogue : Ho Chi Minh vu par Kateb Yacine....................389

Ho Chi Minh - interieur.indd 396 17/07/2019 15:34

Page 397: Ho Chi Minh - intérieur.indd 1 17/07/2019 15:34 · ou le maudit ; on se prend de sympathie pour l’éboueur et le vendeur à la criée, le photographe sans le sou dans le Paris

Ho Chi Minh - interieur.indd 397 17/07/2019 15:34