Historiographie de l Algerie Coloniale

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  • SCIENCE HISTORIQUE ET CONSCIENCE HISTORIOGRAPHIQUE

    DE L'ALGRIE COLONIALE I. 1840-1962*

    Charles-Andr JULIEN

    La science historique s'interroge sur ses raisons et ses moyens. L'pistmologie d'une discipline conduit se demander qu'est-ce qui peut bien qualifier, dans une socit, ce qui s'appelle histoire. Alors qu'on prend conscience par divers biais et c coles" ou personnalits (1) de la relativit de ses dcouvertes antrieures, que l'on cherche explorer de nouveaux secteurs, s'annexer des domaines inattendus, emprunter d'autres sciences, il ne nous a pas paru trop iconoclaste d'appliquer la connaissance de l'Algrie coloniale les filtres de l'analyse politique. Pour ce faire, nous avons repris les rsultats de l'enqute historique, pour les rinterprter dans une nouvelle optique. Naturellement l'approche sous-entend deux phases d'exploration complmentaires: une relecture de l'histoire crite, d'abord, et un traitement comparatif dam: une perspec tive critique des donnes rassembles par les historiens franais de 1840 date des premires tudes 1962 moment de l'indpendance de l'Algrie, ensuite. Nous prendrons d'abord la production historique comme un tout observable, avant d'en retracer les tapes. Un rapide, et provisoire bilan suivra .

    . La seconde partie de cette tude portera sur les ouvrages et thses historiques parus depuis l'indpendance de l'Algrie.

    (1) A.G. CHEJNE : The Use of History by Modern Arab Writers., The Middle East Journal, Autumn 1960, pp. 382396; B. LEWIS, P.M. HOLT (ed.): Historians of the Middle East, London, 1962 ; J. WANSBROUGH : The Decolonization of North African History " Journal of African History, 4'1968, pp. 643650; D.C. GoRDON: Selfdetermination and History in the Third World, Princeton University Press, 1971.

    A ce jour, la tentative de relecture la plus labore, touchant pour partie l'histoire algrienne nous semble tre celle de David C. GORDON. Citons aussi une enqute plus spcifique, celle qu'Annie REyGOLDZEIGUER a consacr : c Les problmes algriens du Second Empire vus par les historiens franais. communication au colloque d'historiographie d'Aix-enProvence, 24 septembre 1972 et le compte rendu d'Ernest GELLNER: c The Struggle for Marocco's past:, The Middle East Journal, Winter 1961, pp. 7990.

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    L'HISTORIOGRAPHIE REVISITE

    Commenons par dire qu'il ne s'agit pas en aucune sorte d'un procs fait aux historiens franais de l'Algrie. Des analystes, des chercheurs, des universi taires, ont contribu la connaissance historique d'un domaine, avec les moyens qui taient leur disposition au moment o ils pensaient et crivaient, moyens intellectuels et conceptuels qui dpendaient eux-mmes de l'tat d'avancement des sciences et des techniques de l'historiographie. Des hommes ont crit des articles, des ouvrages, fait des cours, des confrences, accompli des missions, form des tudiants, marqus par le climat politique et moral de leur poque, par leurs origines sociales, le milieu politique ambiant, les rivalits professionnelles et les querelles d'cole, par l'tat ambigu et tumultueux des rapports entre la France et cette c colonie privilgie ,., la c doyenne de la triade nordafricaine" qu'voquait Alfred Bel en 1936 (2), que fut plus d'un sicle durant, l'Algrie.

    Sachant ce que ces hommes furent, et les conditions qui prsidrent l'laboration de leur uvre scientifique, connaissant les influences qui les marqurent et les enjeux et conflits auxquels ils participrent, nous n'avons ni les juger, ni vraiment expliquer ce qui les a pouss choisir tel sujet plutt qu'un autre et en traiter d'une manire particulire. Notre but est plutt de dmontrer qu'en dpit de ses dformations, rductions et oublis, cette histoire crite est utilisable. Tout en retraant les grandes tapes de l'volution d'une historiographie franaise de l'Algrie, et en indiquant ses limites, nous prten dons qu'il est encore aujourd'hui possible de mettre contribution ces mmes historiens pour, par exemple, retrouver dans leurs multiples travaux une communaut humaine qui n'a gure t l'objet principal de leurs investiga tions : la socit indigne, c'est-dire algrienne.

    Comme il ne semble ni juste ni possible de sparer le bon grain de l'ivraie, c'estdire ce qui ressort de la recherche historiographique et ce qui appartient aux prconceptions personnelles, ou l'idologie ambiante, aux illusions et mythes du moment, nous suggrons de complter la relecture des crits scientifiques des historiens spcialiss (des universitaires mais aussi ceux que William Marais appelait les c grands amateurs,., tels De Grammont ou Eugne Mercier) par la consultation d'autres tudes, et pas seulement celles des autres sciences sociales proches de l'histoire.

    Car relire l'histoire ne signifie ni la rcrire ni la corriger ou la redresser, mais utiliser ce qui a dj t transcrit et apprci jusqu' nous par les historiens et les ethnologues professionnels en tout premier lieu mais aussi par les amateurs, membres de socits savantes locales, ou observateurs indirects

    (2) Discours d'ouverture. Deuxime congrs de la Fdration des Socits savantes de l'Afrique du Nord. (Tlemcen, 1417 avril 1936). Revue africaine, 3e4 e trimestre 1936, vol. 1, p. 11.

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    du vcu algrien, militaires, voyageurs, romanciers, fonctionnaires (3). A tra vers les travaux et commentaires savants ou simples impressions personnali ses, nous recherchons une image plus ou moins cohrente de la collectivit algrienne, de l'ensemble social qualifi d'indigne ou de musulman, pour le diffrencier de l'entit europenne de la colonisation, colonat et bureaucratie coloniale. Si les Annales algriennes de Pellissier de Reynaud nous renseignent presque directement sur les structures conomiques et sociales de l'Algrie du temps (1830-1854), tout comme l'tude du capitaine de Neveu sur les khouan propos des confrries (1845), les ouvrages publis par la suite, ceux des gogra phes (Augustin Bernard, EmileFlix Gautier mais aussi Marcel Larnaude, Hildebert Isnard, Jean Despois, Jean Dresch et beaucoup d'autres), des ethnologues (De Masqueray Dermenghem en passant par Doutt), nous rvlent aussi des portions du rel sans oublier les politiciens type Eugne Etienne, ou les hauts fonctionnaires, les gouverneurs gnraux en tte (de Bugeaud Violette et Soustelle).

    A partir de cette pratique la plus exhaustive possible (et non par simple sondage) peuvent tre esquisses les tapes d'une part et les catalyseurs d'autre part de la revivification socio-politique en Algrie. Tout ce qui concernait les Algriens de prs ou de loin tant systmatiquement not, tout tudiant, dont le premier mouvement serait de rcuser cette histoire marque du sceau de la dformation, peut effectivement se livrer ensuite un contrle des donnes et images fournies par les diffrents auteurs en multipliant les recoupements. C'est ce prix que ce qui tait le plus souvent indiqu en creux dans l'tude scientifique, le discours savant, la prose universitaire, voire dans le pamphlet politique ou le rcit occasionnel, peut tre dgag trs artificiellement de son contexte et rcupr des fins reconstitutives.

    Cette lecture . empirique JO (4) serait insuffisante si quelques unes des hypothses qu'elle permettait de formuler n'taient pas juges sur e pices d'archives JO, c'estdire si documents originaux et statistiques ne venaient aider aux vrifications essentielles. Elle serait tout aussi dvie de son propos si son axe essentiel ne reposait pas sur les crits des historiens eux-mmes. Et, en fait, l'essentiel de l'apport initial, des renseignements collects, vient de l'historiographie coloniale qui se livra surtout une analyse de la colonisation de ses antcdents (priode e latine JO), de ses causes (e coup de l'ventail JO), de ses raisons (e la civilisation JO, ele progrs JO) et de ses modalits (e conqute JO et e dveloppement JO), mais pas cela uniquement, en dpit des formules un peu htives employes aujourd'hui, dans l'Algrie devenue indpendante surtout.

    (3) Dans son discours au congrs prcit, William MARAIS, arabisant et islamisant et frre de l'historien Georges MARAIS, voquait la profonde complmentarit entre professionnels et amateurs pour l'exploration scientifique du pass, Il glorifiait ainsi les socits savantes o professeurs et archivistes peuvent rencontrer ceux dont la rserve scientifique est un violon d'Ingres dont souvent ils jouent en virtuoses, Collaboration fconde et pour chacun des associs d'un grand bnfice . Revue africaine, op. eut., p.63,

    (4) Le terme empirique est utilis ici non par opposition scientifique (nous prtendons au contraire la rationalit) mais pour souligner ce que la mthode employe a de non directement exprimental.

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    L'histoire de l'Algrie a longtemps t uvre franaise et uvre quasi officielle. La portion accorde aux autochtones se rduisit mesure que le pouvoir civil lui-mme s'tendait. Au moment o clata la premire guerre mondiale, les ouvrages parus alors dbordaient d'une Algrie tout europanise par le colonisateur, d'un peuple de colons qui se nommrent Algriens. Les dsillusions de l'aprs Centenaire de 1930, marqurent le dclin de cette histoire sens unique, et la lente rhabilitation des Algriens musulmans comme sujets historiques. Les versions nationalistes, algrienne-franaise et mtropolitaine furent entames par quelques frondeurs (Charles-Andr Julien, d'Orient et Loew) puis battues en brche par un nombre grandissant de chercheurs parmi lesquels les gographes jourent un rle fondamental. Les Algriens de leur ct lanaient au moment du Centenaire les bases d'une antihistoire franaise qui n'allait cesser de crotre, du Cheikh El Mili Mohamed Chrif Sahli, conduisant par la suite une version officielle prenant le contrepied des interprtations coloniales et, par l, tout aussi teinte d'idologie que les versions qu'elle dnonait.

    Si bien que le relecteur JO n'est pas aux prises avec une mais avec des histoires, dont il lui faut moins dmonter les mcanismes, apprcier les possibles distorsions, affabulations et erreurs, relever les pratiques et techniques, et apprcier les rsultats que: al reconstituer les tapes, bl esquisser une sorte de bilan, qui ne taise pas les contradictions, travers divers affrontements et conflits d'interprtations et n'empche pas non plus de percevoir les efforts de renouvellement.

    Pour retracer les diffrents moments de la recherche historique touchant l'Algrie coloniale, nous disposons d'un corpus incluant un nombre respectable de volumes: ouvrages, revues, articles, communications savantes, crits divers. On citera, avant tout, la Revue africaine, cre en 1856 par et pour la Socit historique algrienne, qui parut jusqu'en 1961, et traite essentiellement du pass africain et plus spcifiquement algrien prcolonial, depuis l'poque libyque jusqu'en 1830. Les cent et quelques tomes que compltent ceux des congrs de la Socit historique forment une masse impressionnante. On peu t y ajouter les articles historiques publis dans les journaux des socits savantes en Algrie: algroise (Bulletin de la Socit de Gographie d'Alger et de l'Algrie du Nord fond en 1880), archologique de Constantine (Annuaire jusqu'en 1863, puis Recueil annuel de notices et de mmoires), de Gographie et d'archologie de la province d'Oran (Bulletin partir de 1878), parmi les plus notoires. Il existe tout un fonds documentaire auquel on peut joindre des priodiques d'institutions diverses, telle l'Acadmie d'Hippone (Bulletin depuis 1865). Les revues mtropolitaines ont aussi consacr des tudes l'Algrie, notamment les Annales maritimes et coloniales, le Bulletin du Comit de l'Afrique franaise (cr en 1891), la Revue de l'Histoire des Colonies franaises (fonde en 1913 et devenue la Revue d'Afrique en 1928, puis la Revue franaise d'Outre-Mer), la Revue historique, la Revue des deux mondes, voire la Nouvelle Revue rtrospective (18951904) ... On peut rattacher l'Arme diverses publications o l'Algrie est aborde, telles l'Arme d'Afrique (1924 .1929) d'Alger, la Revue d'histoire

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    (1893-1914) ou le Spectateur militaire (1826-1914) de Paris, la Revue internationale d'histoire militaire...

    Les ouvrages historiques, essais, rapports, observations, etc, constituent un matriel tout aussi considrable. On en trouvera une liste fort complte dans trois ouvrages de Charles-Andr Julien: Histoire de l'Afrique du Nord, Histoire de l'Algrie Contemporaine (vol. 1) et L'Afrique du Nord en marche... ainsi que dans la thse de Charles-Robert Ageron : Les Algriens musulmans et la France (5). Les bibliographies y sont fort compltes et, chez le premier nomm, prsentes de faon critique. Nous possdons aussi deux prsentations rtrospectives, intressantes en raison du moment o elles sont labores: celle qui figure dans la Collection du centenaire de l'Algrie: sous le titre Histoire et Historiens de l'Algrie, et qui date de 1931, et celle consacre au Centenaire de la socit historique algrienne en 1956, prsentes l'une comme l'autre sous forme d'ouvrage par la mme Revue africaine (6). Deux historiens, Marcel Emerit et Xavier Yacono se sont, d'autre part, livrs des recensions fort utiles, partir desquelles il est possible de reprendre la lecture systmatique des travaux voqus et d'en tablir la synchronie (7).

    Il ne saurait tre question de rappeler tout le produit d'une enqute effectue sur des centaines de titres et des milliers de pages, dont une partie a dj t voque par ailleurs (8). On se contentera de rappeler les principaux moments d'une recherche historique qui porte sur un sicle et demi, en en prcisant chaque fois les grandes lignes.

    (5) JULIEN (Charles-Andr). 1931 : Histoire de l'Afrique du Nord, Tunisie. Algrie, Maroc. Paris, Payot, (2 e d., 2 vo!., mise jour par C. COURTOIS et R. LE TOURNEAU, 1961); 1952 : L'Afrique du Nord en marche. Nationalismes musulmans et souverainet franaise. Paris, Julliard (2 e d., 1953; 3e d., 1972); 1964 : Histoire de l'Algrie contemporaine, tomel, la conqute et les dbuts de la colonisation (1827-1871), cf. pp. 507-549; Paris, Presses Universitaires de France, cf. pp. 507-549. AGERON (Charles.Robert): 1968 Les Algriens musulmans et la France (J8711919). 2 vo!. Paris, Presses Universitaires de France, cf. pp. 12621283. 1977 Histoire de l'Algrie contemporaine (18301976), Coll. Que sais-je? 6e d. Paris, Presses universitaires de France. Il est regrettable que le volume II de l'Histoire de l'Algrie contemporaine, rdige par C.R. AGERON (De l'insurrection de 18l au dclenchement de la guerre de libration (J954)) Paris, P.U.F., 1979 ne comporte lui aucune bibliographique critique, bien que l'auteur ait pris soin de renvoyer sa thse.

    (6) Histoire et historiens de l'Algrie (J830-1930). Collection du Centenaire de l'Algrie, IV Archologie et histoire, Introduction de Stphane GSELL, Revue Historique, Paris, Alcan 1931; Centenaire de la Socit historique algrienne 1856m1956, Alger, Revue africaine, Tome C, Anne 1956.

    (7) EMERIT (Marcel), Les derniers travaux sur l'histoire de la colonisation de l'Algrie., Comptes rendus des sances de l'Acadmie des sciences coloniales, 2 juillet 1954, tome XIV, pp. 329339; YACONO (Xavier) 1956: L'Algrie depuis 1830., Centenaire de la Socit historique, op. cit.. pp. 144-190. 1970 : La recherche et les livres sur l'histoire contemporaine de l'Algrie au cours des dernires annes (19621970)., Comptes rendus mensuels de l'Acadmie des Sciences d'OutreMer, Tome XXX, pp. 429455.

    (8) VATIN (Jean.Claude), 1974 : a) L'Algrie politique. Histoire et socit. Paris, Cahiers de la Fondation Nationale des Sciences Politiques " Armand Colin. b) Histoire en soi et histoire pour soi: 1919-1945 et aprs " Revue algrienne des Sciences juridiques. conomiques et politiques, 41974, pp. 275-287.

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    TEMPS MORTS, TEMPS FORTS

    1. - 1840-1870

    C'est ce que beaucoup nomment c l'poque hroque", celle des pionniers, prolixe et dsordonne, ne de la rencontre entre l'occupant europen, occidental, et la culture algrienne, orientale. Y triomphent les dcouvreurs, officiers, administrateurs, saint-simoniens, savants fbriles et amateurs clairs. Tout est observer, apprhender, comprendre, expliquer. Charles Brosselard, interprte militaire, avant de devenir sous-prfet, et qui relve les inscriptions qu'il rencontre, s'intresse aux confrries, est un bel exemple. De ces quelques ardents polygraphes Berbrugger reprsente mieux encore ce type d'inquitude scientifique d'homme s'intressant tout. Premier bibliothcaire de la bibliothque d'Alger cre en 1838, puis premier prsident de la Socit historique algrienne fonde en 1856, il est c l'archologie militante,. qu'voque son propos Georges Marais lors du centenaire de cette socit, c l'initiateur ,., c homme orchestre de l'investigation africaine", aussi c ce Touche-tout que l'esprit critique n'a peut-tre pas assez dmang mais qu'lectrisrent des tincelles de gnie,. dont parle Jrme Carcopino en cette mme occasion (9). Ce polygraphe court derrire les militaires franais, entrant pour la premire fois dans Mascara et Tlemcen l'ouest, ou dans Constantine l'est. Son Algrie historique pittoresque et monumentale (1843), la masse d'articles qu'il rdige, font de lui le symbole du savant dcouvrant un terrain encore vierge et en commenant l'investigation, non sans dsordre ni peu-prs.

    A ses cts, et de faon autrement systmatique, des militaires, qui contribuent la rdaction des Annales algriennes (1836.1839) et L'Exploration scientifique de l'Algrie pendant les annes 1840, 1841, 1842 (39 volumes, 1844.1867), tels Pellissier de Reynaud, Carette, Mangay, La Tour du Pin. D'autres officiers, auxquels les campagnes lies l'extension de la conqute offrent l'occasion de rencontrer un pays, des populations, des coutumes, se proccupent de leurs antcdents rcents, tels Aucapitaine, Daumas, de Neveu, Hanoteau, WalzinEsterazy... Leur but n'est pas dsintress et il ne saurait l'tre. Les recherches du capitaine de Neveu sur les confrries (les Khoun 1845), celles de Daumas sur la socit arabe en 1853 et 1869 (10) ou la grande Kabylie (associ Fabar) en 1847 (11) ne sont pas des travaux d'esthtes mais de soldats appliqus rvler le pass et le prsent d'un adversaire pour le mieux situer, donc le mieux combattre. Ordres religieux, minorits ethniques, divisions antrieures et modes d'organisation, juridique, conomique, politique,

    9) Centenaire de la socit historique algrienne... op. cit., pp. 8 et 17. \ 10) DE NEVEU (E.), Les Khouan. Ordres religieux chez les Musulmans de l'Algrie. Paris,

    1845; DAuMAs (E.) :Murs et coutumes de l'Algrie. Tell, Kabylie, Sahara, Paris, Hachette. 1853; La l'ie arabe et la socit musulmane, Paris, Levy, 1860.

    (11) DAUMAS (E.) et FABAR. La Grande Kabylie, tude historiques. Paris, Hachette. 1847.

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    comme les modes de vie et la structure conomique sont abords pour des raisons stratgiques. Mais les officiers cultivent aussi un certain got de l'tude pour une socit qu'ils ignorent et dont leurs contemporains, en France, ne savent rien. Les intrts d'un Walzin-Esterazy pour les formes de la domination turque avant la conqute, d'un Delamare pour l'archologie, voire celui plus directement utilitaire d'un Carette pour retrouver l'origine et les migrations des principales tribus de l'Afrique septentrionale et particulirement de l'Algrie," (12) laissent transparatre une culture, une ouverture d'esprit, une avidit de connatre que n'auront pas toujours les professionnels qui viendront aprs eux.

    Trois domaines attirent les observateurs: l'vocation du pass de l'Afrique du Nord, la socit indigne, la reconstitution de la conqute. Le pass, c'est d'abord l'archologie. Une pigraphie essentiellement punique et latine s'labore trs tt, alors que l'pigraphie musulmane n'offre pas les ressources que les historiens de l'Antiquit ont trouv dans les stles funraires ou votives et les bornes militaires," expliquera Georges Marais lors de la crmonie du centenaire prcit. N'est-ce pas plutt parce que les historiens d'occasion sont issus d'un milieu, ont reu une formation grcolatine, les prparant beaucoup mieux dchiffrer cetaines pierres plutt que d'autres? Pierres et monuments resteront un des objets privilgis de la recherche, impliquant de nombreux relevs, des fouilles, la cration de muses, la mise en place d'institutions touchant les Monuments historiques '", des publications tout au long de l're coloniale. Quant aux premires synthses d'histoire, celle de Galibert par exemple, elles sont marques par de larges emprunts," Pellissier de Reynaud (13). L'autre centre qui retient les analystes, surtout militaires, ce sont les indignes, notamment ceux qui ont rsist aux forces franaises, comme ceux du Dahra (18451846) tudis par Richard. D'o la polarisation sur certains points forts ou secteurscls : des communauts religieuses ou ethniques, des personnalits, tel Abdel Kader dont il sera nouveau question plus loin. Carette, Daumas, Devaux, Fraud, Aucapitaine, Lapene, parmi d'autres, s'intressent la Kabylie dont la rsistance ne cessera qu'aprs 1871, et au cur de laquelle les expditions se succdent et o les officiers gagnent leur avancement. Et n'oublions pas les premiers arabisants qui tradui sent trs tt deux des grands auteurs classiques, Ibn Khaldn (par de Slane entre 1852 et 1856) et le juriste de rite malkite, Khalil Ibn Ish'k (par Perron, entre 1848 et 1854).

    Enfin, les premiers historiens de ce qui deviendra ultrieurement la grande geste ou pope de la France en Algrie, publient dj. Avec cette particularit que l'uvre d'un Baudicour (trois ouvrages entre 1846 et 1860) ne vas pas sans jugements et formules critiques qui tranchent dj sur la production de son temps (l'ouvrage de Fillias notamment) et qu'il faudra attendre prs

    (12) In l'Exploration scientifique de l'Algrie pendant les annes 1840, 1841, 1842, tome III, 1853.

    (13) GALIBERT (L.). L'Algrie ancienne et mod.em~. Paris, Fume et Cie, 1843.

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    d'un sicle avant de voir reparatre une srie d'ouvrages devenus trs officiels, beaucoup moins nuancs donc plus conformistes (14).

    L'poque nous parait donc caractrise par plusieurs traits: une sorte de bouillonnement, des recherches souvent disperses, quelquefois superficielles mais passionnes. Elle est largement domine par des militaires, dont la formation historique laissait sans doute dsirer mais capables en gnral de s'ouvrir aux populations adverses, arabes et berbres. Dans cet ensemble disparate des descriptions et d'analyses, on voit bien la trace d'une culture occidentale, la marque d'origines sociales, la puissance restrictive de tabous et de mythes, notamment chez les officiers tentant de retrouver dans les chefs adverses une aristocratie quivalente de la leur. Mais, dans l'ensemble, les champs scientifiques sont encores flous, les frontires entre sujets et observa teurs pas bien dlimites. A la limite, on pourrait s'tonner qu'une telle imprparation scientifique ait abouti une si faible proportion d'erreurs et de blocages.

    2. - 18711890

    Aprs la dfaite de 1870 en Europe, la chute du Second Empire, la fin des illusions du c Royaume arabe ", la rbellion mate en 1871 dans l'est et le sud est accompagne de l'extension du territoire civil et de la colonisation, le climat change. Nous voyons les premiers signes d'une dlimitation de la science historique, mais aussi les manifestations d'une histoire banalise, centre sur quelques thmes particuliers, professionnalise et comme enferme.

    Certes, c l'insurrection" de 1871 permet aux militaires de poursuivre leurs recherches sur les forces indignes, sur les sources des mouvements de rsistance. Le retour de l'Islam mystique, les tribuns le rgime confdratif kabyle, les alliances contre la France et les thmes de la mobilisation provo quent des tudes rtrospectives, de nouveaux examens, o s'illustrent Rinn, Trumelet, Roches, entre autres. Mais L'Histoire de l'insurrection de 1871 en Algrie que publie le premier en 1891, est moins un rcit objectif qu'un mlange contradictoire de propositions dont les unes tendent ramener la rvolte c un soulvement de quelques nobles mcontents et d'un sceptique ambitieux" et les autres mettre en scne et glorifier une arme franaise de 86000 hommes livrant 300 combats contre 200000 guerriers musulmans! (15) Et le second, dans son Histoire de l'insurrection des Oulad-SidiEchChikh (Sud A.lgrien) de 1864 1880, ne parat pas mettre ses connaissances du milieu islamique au service d'une saine comprhension de son sujet. Ses intrts le portent d'ailleurs la fois vers une glorification de la colonisation franaise V3oufarik, 1887) ou de ses hros (Yusuf, 1890 ou le sergent Blandan, 1887) et

    (14) BAUDICOUR (Louis de). La colonisation de l'Algrie. Ses lments. Passis, Lecoffre, 1846; La guerre et le gouvernement de l'Al~rie. Sagnier et Bray, 1853; Histoire de la colonisation de l'Algrie, Challamel 1860; FILLlAS (A.) : Histoire de la conqute et de la colonisation de l'Algrie, 1830-1860. Paris, Arnaud de Vresse, 1860.

    (15) RiNN (Louis). Histoire de l'insurrection de 1871 en Algrie. Alger, Jourdan, 1891. Voir aussi Marabouts et Khouan. Etude sur l'Islam en Algrie... Alger, Jourdan, 1884.

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    vers une approche de l'Islam par l'aspect second des lgendes et des traditions strotypes (16). Quant Lon Roches, ses Trente deux ans travers l'Islam (1832-1864), paru en 1884-1885 sont moins le fruit d'observations qui nous auraient clair notamment sur le systme mis en place par Abd elKader qu'un ensemble o rgne l'affabulation. C'est que l'histoire, dj, tend circonscrire ses domaines et voir la socit algrienne au travers de clichs, auxquels n'chappent pas les militaires dont le territoire de gestion s'est rduit et qui ne vont pas tarder se replier sur la dernire zone qui leur est laisse conqurir, le sud et ses tendues dsertiques et subdsertiques (Daumas en fournit un exemple). c Ds 1870, le sort de c L'Arabe JO est rgl JO (par opposition du c Kabyle JO au c Mozabite JO) crit Jacques Berque, dans un texte qui tranche sur le ronronnement euphorique propre la clbration du centenaire de la Socit historique algrienne (17). Les processus de rapprochement et d'oppositions, d'explications par catgories, genres et types, sont dj en place. Et la galerie des portraits, forgs par les besoins de la pdagogie ou de la prsentation didactique, commencent s'inscrire dans le langage historique. Ce qui tait complexit des situations et des groupes se rduit peu peu travers des visions et prsentations simplificatrices, rassemblant pour mieux les diff rencier les couples opposs: nomade - sdentaire, rural - citadin, Arabe Berbre, europen - indigne, mystique - puritain, etc. La sociologie historique est en train de se construire une typologie dont elle aura bien du mal s'carter ensuite.

    Quelques c grands amateurs JO dfendent nanmoins une histoire en voie de s'crire dans diffrentes directions. Avec de Grammont, qui fait paratre une Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830), en 1887 et qui n'aura gure de vritable continuateur d'ici longtemps. Avec Ernest Mercier, ancien interprte judiciaire tent par la politique (qui deviendra maire de Constantine) et qui rdige une Histoire de l'Afrique septentrionale jusqu'au moment o les Franais prennent pied en Algrie, en 3 volumes (soit plus de 1 500 pages) parus entre 1888 et 1890. Ces deux ouvrages peuvent tre complts par celui que Thureau - Dangin rdige et fait publier Paris sur l'Histoire de la monarchie de Juillet (7 volumes entre 1884 et 1892), et dont une partie traite de la politique franaise en Algrie. L'histoire de la conqute, elle n'a pas encore trouv en Camille Rousset (La Conqute d'Alger, 1879, et La Conqute de l'Algrie, (1841-1847), 1889) un historiographe digne de ce nom, et que le manuel d'Edouard Cat (Histoire de l'Algrie, Tunisie, Maroc, 1889-1891) n'ajoute gure celui d'E. Mercier. La connaissance de la priode musulmane, de son ct et en dpit des deux volumes consacrs par H. Fournel une Etude sur la conqete de l'Afrique par les Arabes d'aprs les textes arabes imprims (1875-1881), n'a gure avanc. Celle de la conqute et de l'administration romaines est peine entame par Boissire (1878).

    (16) 'TRuMELET (e,), Les Saints de l'lslam, lgendes hagiologiques et croyances musulmanes algriennes, Les Saints du Tell, Paris, 188l.

    (17) BERQUE {Jacques}, Vers une tude des comportements en Afrique du Nord " Centenaire de la socit historique algrienne, op. cit" p,526.

  • 1112 J.C. VATIN

    Durant les quelques vingt annes qui suivirent la naissance de la Troisime Rpublique, on constate plusieurs phnomnes:

    al une diminution du nombre des amateurs et des dcouvreurs, en mme temps qu'une part moindre remplie par les militaires, en dpit du renom de quelques-uns d'entre eux tendant se spcialiser dans le rcit et l'analyse des faits de la priode prcdente;

    bl une restriction du champ d'tude, et la constitution d'une image de la socit musulmane fonde sur les connaissances acquises au cours des combats.

    Ces combats tant termins, on semble avoir pris la mesure d'une socit vaincue, dont il faut faire encore comprendre les rouages et les croyances pour viter de nouvelles insurrections, mais que l'on a tendance carter du champs d'observation comme sujet principal, et rduire quelques archtypes;

    cl Le dbut de rptitions, de compilations, o l'on exploite et commence piller les premiers travaux, ceux de Pellissier de Reynaud et de Carette notamment. Si l'histoire semble se rpter d'un ouvrage l'autre, c'est que les historiens se copient;

    d) des crations: d'Ecoles suprieures, embryon de la future universit d'Alger, notamment d'une Ecole de lettres, dont le rle est encore infime entre 1880 et 1890 mais qui ne va pas tarder modifier le choix des sujets et la manire de les aborder; d'un Service des Monuments historiques de l'Algerie dont les orientations seront dterminantes; d'une Commission de l'Afrique du Nord au ministre de l'Instruction publique Paris, en 1883.

    3. - 18901919

    Rsumons le principal de ce qui fut port la connaissance du public. Tout d'abord, l'histoire ancienne, celle de la colonisation romaine en Algrie, entame sa foudroyante perce. Non pas tant par Boissier (l'Afrique romaine, 1895), que par celui qui va devenir le grand matre de cette discipline, Stphane Gsell dont L'Algrie dans l'Antiquit parait en 1900 et Les Monuments antiques de l'Algrie sortent des presses en 1901, avant que ne paraissent les premiers volumes d'une Histoire ancienne de l'Afrique du Nord qui n'en comportera pas moins de huit, entre 1913 et 1928, et un Atlas archologique de l'Algrie (19021911). A cette uvre, qui conduira son auteur de l'Ecole des lettres d'Alger l'Inspection des Antiquits d'Algrie puis au Collge de France et l'Institut (1923), il faut ajouter les travaux d'Audollent (Carthage romaine 1901), de Pallus de Lessert (Fastes des provinces africaines... 1896-1902) et d'un universi taire parisien Cagnat (L'Arme romaine d'Afrique et l'occupation militaire sous les Empereurs, 1892). Ceci va de pair avec la restauration progressive des sites et monuments, qui donneront lieu aux campagnes de fouilles dgageant Timgad et Djemila, pour ne citer que les plus frappantes, avec l'ouverture de muses presque entirement consacrs la priode.

    En regard, l'histoire musulmane apparat moins bien partage, en dehors de l'essai d'un gnral, Faure-Biguet (Histoire de l'Afrique septentrionale sous la

  • 1113HISTORIOGRAPHIE DE L'ALGRIE COLONIALE

    domination musulmane, 1905), et surtout de la thse de Gorges Marais (Les Arabes en Berbrie du Xl" au e sicle, 1913) qui va devenir le grand ouvrage de rfrence, et des essais de Ren Basset figurant dans Histoire de l'Algrie par les monuments (1900) et Mlanges africains et orientaux (1915). La collection des Textes relatifs l'histoire de l'Afrique du Nord dont l'Universit d'Alger, doit assurer la publication ne sort un premier tome qu'en 1915, et fera longtemps attendre le second.

    L'histoire de la colonisation franaise, de 1' uvre de la France en Algrie, se prcise. Bernard et Lacroix recrent les progrs de La pntration saharienne (1830-1906), Et Victor Demonts soutient sa thse de lettres sur La colonisation militaire sous Bugeaud (1917) et sa thse complmentaire sur Berthezne, autre hros des dbuts de la colonisation (1918), aprs avoir, dans des Essais de dmographie algrienne. sur le peuple algrien, reconstitu les tapes du peuplement europen en Algrie (1906). Ernest Mercier, de son ct, se penchant sur l'histoire de sa ville, Constantine, s'attache plutt l'ap port europen . Et, de France, le livre de Victor Piquet (La colonisation franaise dans l'Afrique du Nord..., 1912) renvoit un cho mtropolitain. Ce qui change par rapport aux moments antrieurs, c'est bien que les universitaires ont pris le relais des amateurs divers et des chercheurs indpendants. Les choses se normalisent. et c'est de la fin du XIX sicle que date cette relve ., signale le Doyen Alazard, lors des fameuses clbrations de 1956 (18). Et voici que maintenant s'bauchent des travaux critiques, allant en profondeur. C'est une re nouvelle qui voit se dvelopper des quipes d'rudits et d'hommes de science qu'encadrent et que dirigent des grands universitaires ., prcise-t-il. Ce qu'il ne dit point c'est que la tendance monopolisatrice des savants de l'Ecole des lettres d'Alger devenue facult ne va pas sans influences pernicieuses.

    La disparition progressive des non professionnels s'accompagne d'une distribution hirarchise du travail historiographique. La cration de chaires, la personnalit des savants, la spcialisation progressive des disciplines conduisent la juxtaposition de secteurs, de futurs cloisonnements. L'histoire srieuse. des professionnels, s'officialise aussi et le monde universitaire des honneurs et du prestige se lie plus troitement au monde colonial. C'est le dbut de gnrations ou familles de chercheurs, qui vont investir l'universit algroise ou la direction des mdersas, tels les frres Georges et William Marais, les Basset (Ren et ses deux fils, Andr et Henri), les Mercier, par exemple.

    Enfin, nous constatons les premiers effets de la disparition des Algriens comme sujets historiques. Les conceptions troites et schmatiques du monde musulman commencent faire des ravages chez les historiens. Tout simplement parce que les socits indignes ne sont plus observes pour elles-mmes mais sont laisses aux autres analystes, linguistes ou sociologues, anthropologues ou islamisants par exemple (Alfred Bel, Edmont Doutt, Emile Masqueray, Depont et Coppolani, Ren Basset, entre autres). Ou comme Jacques

    (18) Centenaire de la socit historique algrienne, op. cit., p.34.

    36

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    Berque le note non sans raison parce que on connat de moins en moins les populations locales ... on ne les peroit plus que sous l'angle de leurs rapports avec nous. Et ces rapports perdent de plus en plus de leur richesse humaine. L'exprience de l'Europen ne se fonde dsormais que sur le spectacle d'une socit indigne qui se dsagrge et se proltarise "... (19) Au fond, la socit algrienne indigne, vaincue, n'est plus intressante comme objet d'analyse. Elle sort du champ historique par viction progressive, au point d'tre limine lors de l'tape suivante et remplace par les nouveaux Algriens ", les Franais d'Algrie eux-mmes, qui ont obtenu leur autonomie financire (les Dlgations financires), et imaginent mme une possible sparation d'avec la France, ou en tout cas pratiquent le chantage au sparatisme.

    4. - 1920-1945

    C'est le temps de l'efflorescence, du triomphalisme, de la matrise de l'univers algrien par la France ou mieux par les Europens en Algrie mais aussi des premires contestations. L'histoire se fait apologtique" dit CharlesAndr Julien, dont la premire dition de son Histoire de l'Afrique du Nord, en 1931, montre qu'il est prt aller contre un certain nombre d'ides et d'habitudes. L'histoire est dsormais organise en tant que science indpendante et qu'enseignement spar en disciplines ou branches, avec ses matres ", ses coles, ses disciples... et ses clans.

    Stphane Gsell a affirm sa suprmatie sur l'Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, dont il poursuit la rdaction. Or, au cours de la mme anne, 1922, paraissent l'Afrique romaine d'Albertini qui sera sont tour directeur des Antiquits de l'Algrie la suite de Gsell et Carcopino, et le premier volume des Inscriptions latines de l'Algrie. Le dveloppement continu de ce secteur (Histoire et archologie classiques ,,) ne serait peut-tre pas comprhensible s'il n'tait li, de faon trs directe, au grand courant idologique et politique du retour la latinit. Courant qui est celui d'une partie de la Facult des Lettres d'Alger mais aussi de cette socit europenne, du colonat, qui se cherche des origines, des sources et des antcdents diffrents des Franais de mtropole. Et c'est un enseignant venu de France, Louis Bertrand, qui jette les bases mythiques d'une patrie algrienne" forge partir des diffrentes communauts issues de la Mditerrane du Nord et venues prendre la suite des Romains en terre algrienne. La liaison entre les recherches pigraphiques, les fouilles, la numismatique, la musographie, l'histoire de Rome sur le continent africain et les idologues d'une Algrie europenne trouve donc son application directe, mme si certains savants feignent de l'ignorer ou n'en tiennent pas compte.

    Les frres Marais, qui ont la matrise du domaine oriental" et de l'archologie musulmane o ils s'illustrent en compagnie de Andr Basset, M. Ben Chneb et Fagnan, se proccupent moins d'histoire que d'art et de

    (19) Id., p. 527.

  • 1115 HISTORIOGRAPHIE DE L'ALGRIE COLONIALE

    monuments, comme Georges, ou de droit et de langues, comme William qui, directeur des mdersas de Tlemcen et d'Alger et inspecteur gnral de l'enseignement des indignes en Algrie, deviendra professeur l'Ecole des Langues Orientales puis au Collge de France, Paris.

    Un gographe, par contre, s'est essay retracer l'Islamisation de l'Afrique du Nord. L'auteur de l'ouvrage, paru en 1927 et portant ce titre, y a ajout la prcision suivante: les sicles obscurs du Maghreb (20). Formulation ambigu, qui explique sans doute les nombreuses rimpressions ultrieures mais aussi les commentaires peu amnes de ses contemporains et plus encore de ses successeurs. Le compte rendu de William Marais dans la Revue critique d'histoire et de littrature (juin 1929) en donne une ide, tout comme les propos aciduls de son frre Georges, parlant de ces sicles qu'Emile Gautier... dclarait obscurs,.. S'ils le sont encore pour certaines gens ce n'est pas la faute des collaborateurs de la Revue africaine. ,. (21) L'ouvrage de celui que Charles-Andr Julien qualifiait d' rudit si peu banal, malin comme une fort de singes" (22) devint peu peu le symbole mme de l'incomprhension, mprisante la limite, dformant et trahissant Ibn Khaldun au passage, et rduisant tout un affrontement sdentaires - nomades. Ses dtracteurs oublient quelque peu d'autres aspects de l'ouvrage, notamment que l'tude ne porte que sur les annes 650-1050 et que, faute de documents et de chroniques, l'appel Ibn Khaldun permet d'appliquer une mthode imaginative une priode mal connue. L'auteur de Murs et coutumes des Musulmans n'chappe pas pour autant aux clichs et aux dformations, quand il prtend expliquer des populations indignes, qu'il connat assez mal, au public francophone.

    Ce qui l'emporte, quantitativement, en matire de production historique, c'est l'vocation de la conqute militaire et, surtout, de la colonisation. 1930 est le sommet de la courbe. Le Centenaire de l'occupation, marqu par des commmorations en tous genres, ftes, monuments rigs, clbrations, discours, inaugurations, l'est aussi par des commandes de l'Etat et du Gouvernement Gnral. Le colonat est prt entendre chanter son pass. La collection du centenaire de l'Algrie,. dirige par Gustave Mercier, provoque, directement ou par effet induit, la rduction d'ouvrages la gloire de la colonisation. Le gnral Azan devient le chantre de L'Arme d'Afrique de 1830 1852 (1936), de Conqute et pacification de l'Algrie (1931), dont Bourmont, Bugeaud, Bedeau, Lamoricire ... , aprs avoir crit un Emir Abd el Kader (1808-1883), antrieurement sous-titr Du fanatisme musulman au patriotisme franais (1925) !

    D'autres dcrivent Un sicle de colonisation, comme V. Demonts ou E.F. Gautier en 1930, ou voquent quelques-uns des centres d'implantation des

    (20) Le titre changera, pour devenir le Pass de l'Afrique du Nord; le succs de librairie ne se dmentant pas jusqu' une priode fort rcente.

    (21) Centenaire de la Socit historique algrienne, op. cit., p. 70. (22) JULIEN (Charles-Andr) Histoire de l'Afrique du Nord, 1931, op. rit., p. 686. Si les

    rsultats atteints par l'auteur ne sont pas la hauteur de son projet, le livre ne mritait ni pareille clbrit ni cet excs d'indignit, ni l'opprobe de ceux qui, aujourd'hui et au seul vu du sous-titre, crient au scandale et dnoncent peu de frais les travers de l'histoire coloniale.

  • 1116 J.C. VATIN

    colons, parmi lesquels Boufarik et la Mitidja semblent retenir plus particulirement les observateurs (Cf. le livre de Julien Franc: Le chef d'uvre colonial de la France en Algrie: La colonisation de la Mitidja, 1928). Christian Schefer traite, lui, des rapports avec la mtropole,dans La politique coloniale de la monarchie de juillet. L'Algrie et l'volution de la colonisation franaise (1928), alors que F. Charles Roux cherche Les prcurseurs de la conqute: France et Afrique du Nord avant 1830, (1932). Hors collection, le Centenaire nous vaut la publication d'une belle Etude de gographie et d'histoire urbaines, celle que Ren Lesps consacre Alger (1930). Tous les historiens se trouvent peu ou prou mobiliss et l'on est tonn, dans le concert plutt gnral des louanges l'" uvre civilisatrice de trouver quelques propos critiques, par exemples dans la thse que R. Passeron soutient, la Facult de Droit il est vrai, en 1925, sur Les grandes socits et la colonisation en Afrique du Nord.

    Histoire triomphante sans doute, mais qui n'est pas sans s'interroger, ds les annes 1930, sur sa suprmatie et ses choix. Car, au moment o se construisait grand fracas une histoire officielle de la nation algrienne, c'est dire europenne en Algrie, laissant les indignes dans l'ombre, relaye par les chaires universitaires et les crits de respectables rudits, s'laboraient par ailleurs des versions un peu moins conformistes, les unes dues aux historiens franais des minorits politiques de gauche, tel CharlesAndr Julien prcit ou le communiste abrit sous le double pseudonyme de D'Orient et Loew (La Question algrienne, 1936), les autres sous la plume d'auteurs algriens, crivant de surcrot en arabe, symbolisant fort bien la monte du nationalisme travers un de ses courants, autrement dit le retour dans le champ politique d'une population que l'on avait eu tendance oublier et qui n'allait cesser de revendiquer une place, de poser problme. Il suffit de lire les ouvrages de deux membres de l'Association des Oulmas rformistes, le cheikh El Mili, et Tewfik El Madani (publis entre 1927 et 1932), pour s'en convaincre. L'histoire de l'Algrie n'est soudain plus celle des Franais (23).

    Le retour, la "remonte., des" musulmans. ou " indignes. implique une politisation grandissantede la recherche comme de l'enseignement. A moins que, pour viter d'entrer dans les dbats sur l'histoire qui pouvaient natre, les savants prfrent les ignorer et se rfugier dans leurs tours d'ivoire ou au cur de leurs terrains de prdilection, retranchs derrire les carrires de leur science, universellement reconnue pensent-ils et opposable toute tentative critique, toute remise en cause. Or, ce faisant, l'" Ecole d'Alger. est sur le chemin d'une algrisation qui risque de la couper d'autant plus des chaires, universits et collges mtropolitains que ses membres ont de plus en plus tendance considrer l'Algrie comme une chasse garde. Le paradoxe, ds lors, est que plus ils cherchent se couper du politique et ignorer les revendications nationalistes, ou les critiques de certains de leurs collgues en France,

    (23) BENCHENEB (Saadeddine). Quelques historiens arabes modernes de l'Algrie '. Centenaire de la Socit historique algrienne, op. cit., pp. 475499. : Il est particulirement rvlateur, poursuit l'auteur, que les mots de nation et de peuple reviennent cinq fois en douze lignes dans une page et, la page suivante, neuf fois en vingt et une lignes " Ibid., p.481.

  • 1117 HISTORIOGRAPHIE DE L'ALGRIE COLONIALE

    plus ils risquent de se retrouver confronts aux ralits, politiques, et aux contradictions de leur milieu, celui des Europens d'Algrie.

    En cela, le centenaire et ses suites ont conduit focaliser la recherche sur quelques domaines, en laisser beaucoup d'autres de ct. Faute d'tudier l'volution de la socit autochtone dominante arabo-musulmane, quitte en laisser l'tude aux savants d'autres disciplines, ou quelques marginaux ou autodidactes, les historiens d'Algrie n'ont pu fournir les lments minimums ncessaires la comprhension des groupes sociaux, des manifestations culturelles, comme des revendications politiques en cours. La liaison, histoire de l'Algrie gale histoire de la colonisation franaise, a tout obscurci et a fini par cacher l'essentiel. C'est ainsi qu'au 2" congrs des Socits savantes d'Afrique du Nord, des 14 au 17 avril 1936, Alfred Bel, qui prsidait, a li explicitement la tenue de la runion Tlemcen l'entre des troupes coloniales dans la ville cent ans auparavant. De mme, les Constantinois ont-ils demand que le Congrs suivant, de 1937, se tnt dans leur cit, prise d'assaut par les Franais un sicle avant (24). Science et politique se trouvaient dsormais plus lies que les acteurs n'en avaient eux-mmes conscience.

    5. - 1945-1962

    Si l'on place la coupure au lendemain de la seconde guerre mondiale, c'est moins pour insister sur la dtermination internationale de l'historiographie coloniale que pour mettre en avant la transformation des nationalismes algriens des suites de la guerre. Transformation qui se retrouve dans les c soulvements" de l'Est algrien centrs sur Stif et Guelma, ainsi que dans l'laboration de plateformes ou de programmes au sein des divers mouvements politiques incluant l'indpendance dans leurs revendications.

    Or, les historiens coloniaux, en Algrie mme, ne rpondent gure ce changement, qui ne provoque chez la plupart d'entre eux, aucun sursaut, aucune remise en cause bnfique. L'Histoire de l'Algrie de Gsell, Marais (Georges) et Yver (1927) et L'Algrie d'Augustin Bernard (1930) restent les ouvrages de rfrence et font fonction de manuels. Les tudes sur les zones de colonisation se poursuivent, touchant Bne, Fort de L'eau, Laghouat, Marengo, Mostaganem, Nemours, Perrgaux, Assi ben Okba, etc.; R. Tinthoin tant l'auteur des deux dernires cites et Colonisation et volution des genres de vie dans la rgion ouest d'Oran de 1830 1855 (1948). D'autres continuent l'analyse des zones d'occupation, telle Magali Zurcher qui soutient une thse la Facult des Lettres d'Alger sur La pacification et l'organisation de la Kabylie orientale de 1838 1870 (1949). Parue aprs l'indpendance, L'histoire de l'Algrie franaise (1830-1962), 1963, de C. Martin appartient encore cette ligne. Le changement vient plutt de brillants amateurs que la Facult ne

    (24) Deuxime Congrs de la Fdration des Socits savantes d'Afrique du Nord, 1936, op, cit., pp, 11 et 72, Il est modestement propos que le 3" Congrs aborde des thmes locaux, parmi lesquels: L'habitation indigne, les industries indignes, les coutumes indignes, les niveaux de vie indignes.,. - mais aussi. La colonisation dans un centre ou une rgion -, p,73.

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    reconnat pas parmi les siens, tel Augustin Berque, rdigeant une c Esquisse d'une histoire de la seigneurie algrienne:. (1949), ou entamant des recherches sur c la bourgeoisie algrienne,. (1948) ou c les intellectuels algriens,., travers trois articles, ou Joseph Desparmets ayant rendu compte des mouvements politiques nationalistes dans diffrentes livraisons de l'Afrique franaise ds avant la seconde guerre mondiale. Elle vient aussi de quelques uns de ses membres peu conformistes, comme Marcel Emerit qui,outre un ouvrage sur l'Algrie l'poque d'Abd el Kader (1951), crit un nombre important d'articles dont certains concernent les populations algriennes. Elle vient des arabisants et berbrisants qui approchrent l'Algrie du pass par ses documents et sa tradition arabe. Elle vient surtout d'une nouvelle gnration devenue sensible l'existence d'un peuple algrien et prte en retrouver les traces, et laquelle appartiennent, des titres divers, l'archiviste Pierre Boyer, les gographes Hildebert Isnard, Marcel Larnaude, Jean Despois, les historiens Charles-Andr Julien (L'Afrique du Nord en marche. Nationalismes musulmans et souverainet franaise, 1952) et Xavier Yacono (25). Elle vient encore de commandes du Gouvernement Gnral qui, en relanant la c Collection des documents indits et d'tudes sur l'histoire de l'Algrie, favorise une rorientation bien tardive des recherches, mme lorsqu'elles traitent de la colonisation de la Mitidja (Isnard), ou des plaines du Chlif (Yacono), de l'Algrie mdiane (Boyer) ou du Hodna (Despois) les tudes incluent les c indignes ,.. Le grand retournement est significatif avec le trio, de formation plutt gographique qu'historique, qui publie en 1960 L'Algrie pass et prsent. Le cadre et les tapes de la constitution de l'Algrie actuelle. (Lacoste, Nouschi, Prenant). En dpit, ou cause, de ses excs pour prendre le contrepied de l'histoire coloniale traditionnelle, le livre entame les bastions et bouscule les perspectives. Andr Nouschi dans sa thse intitule Enqute sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conqute jusqu'en 1919 (1961) et dans La naissance du nationalisme algrien (1962) dmontre que les archives d'un ct, et l'observation des vnements rcents de l'autre, permettent de transcrire le devenir de la socit algrienne.

    Cette dernire tape est donc marque par un renversement des sujets que la guerre de libration n'a pu qu'acclrer. Les grands romanistes et mdivistes se sont tus, et les analystes de la priode coloniale n'ont plus considr leur objet avec les mmes yeux. En un sicle, les historiens ont chang la fois de domaine d'tudes et leur manire de le percevoir. Durant les dernires annes de l'occupation franaise et au-del, s'est droul un combat pour l'histoire, plus idologique que scientifique; le nationalisme algrien opposant ses propres versions et thmes ceux du colonialisme franais. Et ce combat se poursuit aujourd'hui.

    (25) Sur tous ces auteurs, voir YACONO (Xavier) : L'Algrie depuis 1830 " op. cit.

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    SURVOLS

    Un constat parat s'imposer de lui-mme: les tudes des historiens durant la priode coloniale ne permettent pas de suivre l'volution de la communaut algrienne musulmane. Nous avons plutt une Algrie historique devenue enjeu entre fractions en comptition, tout au cours du temps. Un pays, une communaut se sont trouvs la fois dpossds de leur pass et victimes d'interprtations contradictoires, cartels entre militaires et civils, amateurs et professionnels, enseignants du secondaire et des mdersas et professeurs des facults; entre algrois et mtropolitains, traditionalistes et modernistes, conservateurs et libraux, politiques et scientifiques; entre spcialistes aussi, latinistes et arabisants, archologues, mdivistes et contemporanistes; entre disciplines historiques: des religions, des socits, des institutions, de l'art... ; entre historiens et gographes, historiens et linguistes, historiens et juris tes ... (26).

    Les diverses approches, le choix privilgi de priodes plutt que d'autres, les traitements successifs ne permettent pas la constitution d'un savoir historique cohrent sur l'Algrie des Algriens. L'historiographie abordant avec retard, par dfinition, les vnements a, dans le cas algrien, beaucoup plus consacr l're pr-islamique - et plus particulirement la priode carthagi noise et romaine - puis aux modalits de l'occupation militaire et au dvelop pement d au peuplement europen qu' tout autre objet. l'Algrie arabomusulmane n'intervient que comme un intervalle entre les Romains et les Franais, une sorte d'accident dans une histoire universelle domine par l'hri tage grco-latin et une Mditerrane marque par l'expansion des cultures et pouvoirs europens. C'est donc un pays isol qu'il nous est donn de voir, coup de ses vritables sources, et de l'histoire mondiale en gnral et plus particulirement spar du monde arabe et islamique, du reste du Maghreb, de l'Afrique du Nord ou Afrique septentrionale quelle que soit l'appellation (27). Un pays dont la culture profonde, la langue, la foi, les murs ont fini par tre abords par leurs aspects secondaires, les cts accessoires. Comme si, aprs avoir traduit Ibn Khaldun et Khalil, on pensait avoir livr l' essentiel et que l'on se contentait dsormais d'auteurs de second rang, qu'il n'y avait plus qu' gloser

    (26) Ces combats peuvent tre feutrs. Relisons le compte rendu que W. MARAIS fait de l'ouvrage de Gautier si controvers. Les sicles obscurs du Maghreb (Revue critique d'histoire et de littrature, juin 1929). W. MARAIS rend hommage Emile MASQUERAY. Grand initiateur '. Mais le jugement est aussitt tempr par. plus brillant que solide. et au dbut de sa carrire assez peu arm pour entreprendre des enqutes linguistiques prcise le rdacteur qui luimme est un expert en la matire. Un spcialiste rendant compte d'un ouvrage historique d'un gographe, rend un bien perfide hommage au pre de l'anthropologie algrienne ... et rgle divers comptes au passage.

    (27) Lors du Congrs de la Fdration des Socits savantes de l'Afrique du Nord de 1936, voqu supra, Charles MONTCHICOURT mettait le vu, endoss par le Congrs, que soit trouv un nom pour cette. unit gographique fondamentale., l'unit politique rcemment ralise sous l'gide de la France., et proposait lui-mme les termes quelque peu barbares d'. Altuma. (pour Algrie-Tunisie.Maroc) ou d'. Africanie.! (RelOue africaine, 3"4" trimestre 1936, p. 124).

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    et broder, ou se laisser aller une orientalisation de surface, une folklorisation appauvrissante, ou qu'il valait mieux se tourner vers d'autres domaines plus attrayants.

    Nous constatons aussi toutes les marques d'un clatement, d'une atomisation. L'Algrie indigne des historiens est centrifuge, fractionne. Il y est plus souvent question de groupes conflictuels se dtruisant les uns les autres, ou s'quilibrant dans la ngative, que de mouvements unitaires et de rassemblements. Et les types antithtiques, superficiels, d'une lecture anthropologique simpliste, que critiquait Jacques Berque (Arabes. Berbres, etc.) ont ajout aux divisions de l'histoire et un pays de tribus et de clans", anim de mouvements browniens ngatifs, et comme condamn l'impuissance. De cette image d'un pays sans unit possible ne pouvait que natre l'ide de " colonisabilit ,., c'est--dire d'univers colonisable par essence ou par tat.

    Prcisons encore deux traits. L'aspect personnalis des relations historiques d'abord, qui, lorsqu'il s'agit des Algriens, insiste plus volontiers sur les personnages que sur les groupes sociaux ou ethniques, plus sur des" modles ,. individualiss - grand seigneur, chef de guerre, nomade, marabout, lettr que sur les communauts dont ils participent. La littrature historique prtentions savantes prenant comme centre la figure d'Abd el Kader mriterait elle seule une longue tude critique (28). Moqrani symbolise lui seul 1' insurrection" de 1871, dont il n'est que l'un des pivots (29). Plus tard, l'mir Khaled, le cheikh Ben Badis, Messali Hadj, Ferhat Abbas, retiendront les attentions, comme quelques uns des bachaghas et aghas nomms par la France aux autres personnages consacrs par elle (Bengana, Tidjani...). L'histoire des structures familiales, de l'volution des cultures, des mentalits, de la mobilit et des couches sociales, de la culture islamique et des pratiques religieuses, de la prservation des caractres propres une communaut, celle des rapports avec les Europens, restent crire en 1962. D'o le second trait: l'Algrie qui ressort des lectures historiques est partielle, incomplte.

    Ce que nous avons, c'est un patchwork, mais qui n'est qu'en cours d'assemblage. Et il s'avre presque aussi intressant de dresser un inventaire des zones non tudies que de celles qui le furent. Ce qui n'est pas moins trange, c'est qu' chaque occasion de bilan, congrs, centenaires, " tats de la question,. dresss par des bibliographes les rudits et enseignants se plaignent de trous et de manques. Dans son introduction Histoire et historiens de l'Algrie de 1931 Stphane Gsell relevait (partiellement aussi !) ce qu'il fallait tudier au plus tt. Il allait jusqu' crire" A dfaut d'une documentation antrieure notre occupation, des enqutes chez les indignes seraient utiles pour la connaissance d'un pass auquel le prsent se rattache encore par des

    (28) Cf. notre recension de la thse de Rafael DANZIGER (Abd Al Qadir and the Algerians. Resistance to the French and International Consolidation, 1977) in Annuaire de l'Afrique du Nord 1978.

    (29) Cf. AGERON (Charles-Robert) : L'insurrection de 1871 en Algrie ., Politiques coloniales au Maghreb. Paris, Presses universitaires de France, 1972, pp. 219229.

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    liens si troits; mais il faut se hter, car les coutumes sculaires sont maintenant en voie de disparition. Il reste, par exemple, bien des choses dire sur l'art et l'industrie des Berbres, sur les cultes des saints locaux, sur les vieilles pratiques d'origine magique que l'Islam n'a pas abolies:. (30). Ces phrases sont rvlatrices d'une perception trs indigniste du milieu algrien. L'essentiel n'y figure pas. Mais E.F. Gautier, William Marais, Alfred Bel et Georges Yver ont une vision plus aigu, bien qu'incomplte et aussi, des besoins (31). Or, en 1956, le centenaire de la socit historique algrienne reproduit les mmes requtes.

    Dans son relev des principaux travaux effectus entre 1830 et cette mme anne 1956, Xavier Yacono trouve plus de zones d'ombre que de secteurs clairs. Les indignes, indique-t-il, ont t tudis par le biais principal des problmes poss par les rapports entre christianisme et Islam, alors que comme le souligne Jacques Berque en fin de volume - les modes de cohabitation (et de confrontation) entre culture islamique et culture franaise ont t dterminants, et transcendent largement le choc des religions (32). Les Europens conoivent l'histoire des indignes comme dtermine par la leur et ne l'analysent qu' travers leurs propres interrogations. c Aucun travail vrai dire n'embrasse la question dans toute sa complexit ", reconnat X. Yacono (33).

    Pas d'histoire conomique et sociale d'une population (qui aurait d inclure la main-d'uvre algrienne en France, aussi); une histoire religieuse par trop pointilliste et ne tenant compte ni de la dvotion islamique ni du vcu des croyants; une histoire des cultures, sociologie historique de la connaissance, tude de la pense et des courants intellectuels qui n'a jamais pu surgir; une histoire des opinions, comportements et attitudes, trop lie des pratiques passistes et des phnomnes d'attardement et pas assez l'coute des faits essentiels: le bilan est maigre deux ans aprs qu'ait clat la guerre de libration. Les multiples travaux des six annes qui suivront ne permettront pas de combler d'aussi grands vides.

    Comment s'est donc constitue la culture scientifique des candidats historiens du Maghreb et de l'Algrie? A Paris, sans doute mieux qu' Alger et dans l'universit de cette dernire ville sans doute dans de meilleures conditions chez les linguistes ou orientalistes islamologues ou les gographes que dans les matires proprement historiques. D'un ct, l'tudiant rencontrait

    (30) Histoire et historien de l'Algrie, op, cil., p, 15. (31)Id" cf, E,F, GAUTIER' Le cadre gographique de l'Histoire en Algrie., pp. 1735; W,

    MARAIS : Un sicle de recherches sur le pass de l'Algrie musulmane " pp, 139175; A, BEL: Caractre et dveloppement de l'Islam en Berbrie et plus spcialement en Algrie " pp, 177 -206; G, YVER : La conqute et la colonisation de l'Algrie " pp, 267 -306,

    (32) Jacques BERQUE dcrivait fort bien trois phases mettre en relief, dans le choc entre sa culture franaise et la culture arabe en Afrique du Nord., 1) La phase dite de Bureau arabe. : pacification des tribus, introduction d'une certaine scurit des droits civils, substitution d'un systme plus lgaliste un systme coutumier " celle du ralliement .; 2) La phase de retournement. Au ralliement, succde la conscience d'un dualisme qui devient rapidement opposition de mme hostilit.; 3) La phase de dpassement du dualisme, et dont nous savons, avec le confortable recul, qu'elle fut la phase de rupture,

    (33) YACONO (Xavier), L'Algrie depuis 1830 " op, cit., p, 186,

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    des abstractions: le progrs, l' volution, la civilisation, l'assimilation, ou des strotypes: l'Arabe, le Berbre, le nomade, le pasteur mais aussi le colon, les bureaux arabes, l'administration. De l'autre, il devait connatre par le menu des programmes qui laissaient de ct des pans entiers du pass local et des fractions importantes de populations et d'un territoire. Et il lui aurait fallu beaucoup de courage ou d'inconscience - si tant est qu'il en ait eu l'ide -pour remettre en cause les lments et mthodes d'un savoir fond sur une vrit" cautionne par les grands matres de l'universit.

    Car la recherche historique a eu tendance non seulement dfricher et exploiter quelques domaines choisis, mais reproduire le discours scientifique, en l'affaiblissant mme les textes des premiers auteurs, d'un Pellisier de Reynaud, d'un Carette, d'un de Neveu ou d'un Masqueray par exemple. Si chaque gnration a apport son lot de savants rompant avec la tradition et ouvrant de nouvelles voies, mettant en valeur des archives, dcouvrant un terrain, des donnes, des faits, il semble que le contrle universitaire en ait progressivement rduit le nombre. Les auteurs ayant pris l'habitude de se citer sans se nommer et empruntant aux crits antrieurs, celui qui venait leur suite ne pouvait que fonder son propre raisonnement sur des observations devenues vidences force d'tre reproduites sous diffrentes plumes. L'histoire coloniale fournit de nombreux exemples de cette reproduction" alinante. Mais elle n'est pas unique en son genre et la recherche anthropologique pourrait en fournir maints cas.

    De quoi disposait donc l'apprenti historien pour comprendre la socit de son temps, celle o il voluait? On pourra trouver trange le tableau des annes 1945-1960, o la plupart des tudiants et chercheurs, ayant assimil l'enseignement des savants les plus rputs, bu les meilleurs travaux, suivi un cursus sans faille et obtenu les titres les plus levs, n'aient rien saisi de ce qui se passait au tour d'eux, et surtout de ce qui venait de se passer au cours de la gnration prcdente. Ils ont dcouvert que les outils qu'on leur avait fournis, la prparation qu'ils avaient reue taient inoprants, en partie inapplicables aux socits qu'ils auraient d saisir. Ils ont pu s'estimer trahis par les contradictions et les insuffisances de leur langage thorique, par un trop grand algro centrisme aussi. Des failles les empchaient de comprendre comment ces tribus, ces fractions, en tat de permanente dpendance, marques par un dclin li un retard historique, avaient bien pu se constituer en collectivit agressivement revendicatrice. Mais taient-ils srs d'avoir bien lu l'histoire coloniale?

    Jean-Claude VATIN.