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L’Histoire secrète du djihadD’al-Qaida à l’État islamique

DU MÊME AUTEUR

Le Ben Laden du Sahara : sur les traces du jihadiste MokhtarBelmokhtar, ÉditionsLaMartinière, Paris, 2014.

© Flammarion, Paris, 201887, quai Panhard-et-Levassor

75647 Paris Cedex 13ISBN : 978-2-0814-0730-5

Lemine Ould M. Salem

L’Histoire secrète du djihadD’al-Qaida à l’État islamique

Flammarion

Avertissement

L’auteur et l’éditeur ne cautionnent pas lespropos tenus par Abou Hafs, ex-numéro troisd’al-Qaida, ami, confident et bras droit d’OussamaBen Laden qui, à aucun moment, n’exprime unquelconque remords vis‑à-vis de ses engagementsdjihadistes. Mais le récit de sa vie, ses révélations,ses prises de position permettent de mieux com-prendre l’origine et la structuration des mouvementsterroristes islamistes, tout comme ils peuvent présa-ger la violence à laquelle nous aurons encore à faireface. Car « le ventre est encore fécond, d’où a surgila bête immonde1 ».

1. Bertolt Brecht, La Résistible Ascension d’Arturo Ui, 1941.

À la mémoire de mes cousins,leurs altesses Negra Ould Ahmed Bennane, mon aîné,et Hennoune Ould Bousseif, mon cadet, partis trop tôt.

Prologue

Ce livre était écrit, Mektoub, et son histoire estcelle d’un simple hasard, une rencontre, à laquelleje n’avais jamais songé.

Nous sommes à la fin du mois de janvier 2015, àNouakchott en Mauritanie. Il est 8 heures et il faitdéjà chaud, la poussière s’élève en nappe brumeusedans les rues encombrées de la capitale. Je dois merendre au ministère de la Communication, pourobtenir mon accréditation : je pars en reportage ausud-est du pays pour le compte de plusieurs médiaseuropéens, dont La Tribune de Genève et Sud-Ouest. Je veux m’y rendre le plus tôt possible, maisje dépends de ce fameux document. La région esttrès sensible, car elle jouxte celle de Tombouctou,au Mali, où se déroule depuis deux ans une guerresans merci entre les groupes djihadistes liés àal-Qaida et la coalition militaire internationaleconduite par l’armée française.

Le document est obligatoire, surtout pour unjournaliste travaillant pour des médias étrangers, et

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je dois le récupérer, signé du ministre, auprès dudirecteur de la Communication que je connais bien :c’est aussi un ancien journaliste. Il m’accueille etm’invite à patienter dans son bureau, en attendantque le ministre veuille bien apposer son paraphe.Nous parlons de tout et de rien, en buvant un thé,quand un homme, la trentaine largement dépassée,frappe à la porte. De teint clair, la barbe impecca-blement taillée, il est vêtu d’une élégante daraableu ciel, la tunique traditionnelle des Sahariens.L’homme est venu chercher une accréditation pourune équipe de télévision du Golfe : il doit servir de« fixeur », c’est‑à-dire de guide et d’accompagna-teur, dans le cadre de reportages en Mauritanie. Jen’ai jamais vu ce jeune homme. Lui, en revanche,semble me connaître… Très à l’aise, il s’adresse àmoi comme à une vieille connaissance. Il me parlede certaines de mes interventions sur les télévisionsfrançaises, qu’il a manifestement suivies, mais ausside sujets sur lesquels j’ai beaucoup travaillé cesdernières années et qu’il semble bien connaître : al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) et l’AlgérienMokhtar Belmokhtar, « le Ben Laden du Sahara etdu Sahel », l’un des djihadistes les plus recherchésau monde.

Après une dizaine de minutes, le jeune hommeme demande mon adresse mail, afin de pouvoirm’envoyer un document, qui, m’indique-t‑il tran-quillement, m’intéressera à coup sûr. Je la lui donne,et lui demande si lui aussi est bien journaliste. Ilconfirme : il s’appelle Haïba et est le directeur de

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l’agence de presse locale al-Akhbar. Cette agence,tous ceux qui s’intéressent aux questions djihadistesdans le Sahara et le Sahel la connaissent : c’est géné-ralement par son biais qu’Aqmi et ses différentsalliés djihadistes dans la région revendiquent leursactions ou diffusent leurs communiqués. Intrigué,j’observe Haïba avec attention.

À peine lui ai-je communiqué mon adresse quemon smartphone vibre. Je clique sur la notificationd’un nouveau message électronique, et ouvre lapièce jointe : sans doute Haïba souhaite-t‑il me fairelire l’un des habituels documents d’Aqmi ou de l’unde ses alliés au Sahel. Mais je me trompe : j’ai sousles yeux un texte d’une seule page, rédigé en arabe,signé d’Abou Hafs al-Mouritani. Ce nom m’inter-pelle : Abou Hafs, de son vrai nom Mahfoudh Ouldel-Waled, est mauritanien, et l’un des rares vraisproches d’Oussama Ben Laden. Il a été son ami, sonconseiller, son script, son poète attitré, et il a aussiété le mufti d’al-Qaida. Je parcours rapidement letexte : c’est une sorte de sommaire, le résumé desmémoires qu’Abou Hafs vient de rédiger et qu’ilcompte publier. Interloqué, je fixe mon smartphonesans réagir : l’irruption d’Abou Hafs me renvoiebrutalement trois ans en arrière… En 2012.

À cette époque, je travaille dans le nord du Mali,occupé par les groupes djihadistes liés à al-Qaida.Après avoir passé plus d’un mois à Tombouctou, jeme rends à Gao, l’autre grande ville de la région oùles islamistes appliquent la charia. La charia est unensemble de normes et de règles juridiques, sociales

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et religieuses, censées organiser la vie quotidiennedes musulmans et leurs relations avec le reste dumonde. Si je me suis rendu à Gao, ce n’est pas parvoyeurisme : je fais mon métier. Je suis journaliste.Je suis ici dans le seul but de montrer la réalité decette région occupée par les djihadistes. Je sais queje suis une sorte de témoin privilégié. Pour la pre-mière fois, un vaste territoire d’une ancienne colo-nie française, grand comme deux fois la France, estsous le joug de djihadistes qui y appliquent la chariaet nous sommes à l’aube d’une très probable inter-vention militaire internationale dans la région pouren chasser les islamistes. J’observe, j’écoute, jefilme ceux qui font régner la charia au quotidien.Une position pas facile et, en vérité, très risquée. Jesuis le seul journaliste venant d’un pays occidentalautorisé par les djihadistes à les rencontrer dans lenord du Mali. Je dois donc être extrêmement pru-dent. Je leur parle en choisissant mes mots avec uneattention aiguë. Au moindre faux pas, ils peuventme soupçonner d’espionnage : cela me vaudrait uneatroce punition, sans doute la torture, et une mise àmort certaine. Je m’impose donc de rester totale-ment concentré sur ma mission, réaliser des repor-tages, donc, mais aussi tourner le plus d’imagespossible, car j’ai également pour ambition un docu-mentaire sur la vie quotidienne de la région sousoccupation djihadiste.

Ce dernier projet, je le mène en collaborationavec le producteur François Margolin et moncompatriote, le réalisateur Abderrahmane Sissako.

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Finalement, il n’y aura non pas un, mais deux films :le premier est le désormais célèbre Timbuktu, signédu seul Sissako. Finaliste au Festival de Cannes de2015, il sera encensé dans le monde entier avec septcésars sur huit et un oscar du meilleur film étrangeraux États-Unis. Le second film sera le documentaireque je cosignerai avec François Margolin et dont lapresse du monde entier parlera aussi beaucoup à sasortie en janvier 2016 : Salafistes.

Salafistes attirera l’attention de nombreux médiaspour deux raisons : d’abord parce que le gouverne-ment de Manuel Valls tentera de l’interdire – celaaurait été une première en France depuis la guerred’Algérie. Ensuite, et hélas, à cause de l’exactesimilitude des scènes, personnages et histoires dufilm de fiction Timbuktu avec ceux de mon docu-mentaire. Le premier film africain ayant dépasséla barre du million de spectateurs dans l’histoire ducinéma en France. Plagiat, exploitation abusivedu travail d’autrui, ou simple coïncidence ? Denombreuses questions ont été posées. Mais elles nes’adressaient pas à moi…

En 2012, donc, à Gao, j’entends parler du fameuxAbou Hafs, avec un immense égard et une grandeconsidération de la part de l’un des maîtres de laville : Joulaybib, de son vrai nom el-Hacen OuldKhlil. C’est un jeune Mauritanien au visage quasiimberbe et à la silhouette si frêle qu’on se demandecomment il peut bien tenir une kalachnikov àl’épaule. Et pourtant il joue le rôle du chef de bureaudes médias, porte-parole et bras droit du célèbre

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chef islamiste Mokhtar Belmokhtar, le fameux émirdjihadiste algérien dont la tête est mise à prix parplusieurs gouvernements. « Tu as vu Abou Hafshier soir sur al-Jazira ? C’était impressionnant ! »s’émerveille ce jour-là Joulaybib. Il est venu à monhôtel me donner l’accord de principe de Belmokhtarpour que je l’interviewe. J’avais patienté deux mois,puis j’avais dû rentrer à Paris. Obsédé par l’idéed’interviewer un des plus célèbres chefs djihadistesdu monde, et très occupé par mon travail, je n’avaispas prêté attention à l’entretien accordé par AbouHafs, l’ancien bras droit de Ben Laden, à la chaîneqatarie al-Jazira. Mais selon Joulaybib, les proposqu’y a tenus Abou Hafs sont de la plus haute impor-tance : il « conseillait » au gouvernement maurita-nien de favoriser le dialogue entre son voisin malienet les djihadistes qui occupent le Nord Mali, et des’occuper de ses frontières, pour que le conflit nes’étende pas sur son sol, plutôt que d’envoyer,comme il l’a déjà fait par le passé, ses soldats atta-quer Aqmi…

À son regard qui s’anime lorsqu’il parle d’AbouHafs, je comprends que Joulaybib éprouve le plusgrand respect pour lui, au point de le parer du mêmepouvoir que celui d’un leader mondial capable decontraindre au calme les pays tentés de passer àl’action contre les djihadistes. Cette discussion, tou-tefois, ne me marque pas vraiment. Et Abou Hafssort de mon esprit. En revanche, dans l’immédiat, jen’oublie ni Joulaybib, ni Belmokhtar, ni Aqmi…

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Plus tard, lorsque je quitte Gao pour la France,je reste en contact avec Joulaybib, et avec d’autresdjihadistes. Pour mes enquêtes, j’ai régulièrementdes questions à leur poser : je dois vérifier desinformations, en obtenir, parfois aussi interveniren faveur d’un confrère de Paris, Genève ouBruxelles, afin qu’il puisse décrocher une inter-view. Les djihadistes aussi m’appellent parfois, parcourtoisie (eh oui !) ou pour me transmettre desdocuments ou informations. En décembre 2012, jeserai ainsi le premier journaliste à qui Joulaybibenverra une vidéo dans laquelle apparaît pour lapremière fois le visage de Mokhtar Belmokhtar.

C’est aussi moi (et un confrère d’al-Jazira) qu’ilappellera en janvier 2013 pour revendiquer au nomde son groupe l’audacieuse attaque d’In Amenas,un site gazier en Algérie. Une opération particuliè-rement spectaculaire au dénouement sanglant :une quarantaine de morts, dont une grande partied’Occidentaux. Ce jour-là, Joulaybib me mettraaussi en contact avec les principaux chefs ducommando que j’interrogerai en pleine opérationpour la chaîne de télévision France 24. Je pourraimême parler à l’unique otage français… qui hélasne survivra pas. Un souvenir douloureux et trau-matisant pour moi : aujourd’hui encore, l’épisodeme hante. Le jeune leader djihadiste continueraà m’appeler régulièrement, car je ne renonce pas àrencontrer Belmokhtar. Au lendemain du lance-ment de l’opération Serval par l’armée françaisequi a chassé les djihadistes des villes du nord du

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Mali, je me rends dans le désert du pays, afin deretrouver Joulaybib et son patron, Belmokhtar.Trois mois durant, je les cherche dans la région.Mais je rentre en France bredouille. Quelques moisplus tard, Joulaybib me relance, toujours pour queje vienne interviewer son chef. Nouvel échec. Etdeux semaines après notre dernière discussion autéléphone, j’apprends que Joulaybib a été tué, dansson véhicule pulvérisé quelque part dans le désertpar un missile de l’armée française… C’était ennovembre 2013.

Je reviens doucement à la réalité moite du bureaudu directeur de la Communication. Mon « absence »,qui m’a replongé au cœur de mes tournages au NordMali, n’a duré que quelques secondes, suffisantespour me remettre tous ces détails à l’esprit. Je regardeHaïba, qui attend patiemment que je lui commente letexte reçu sur mon smartphone. J’en suis sûr : jusqu’àaujourd’hui, Joulaybib est bien la seule personneavec laquelle j’ai évoqué le personnage d’Abou Hafs.

Pourtant ce nom, Abou Hafs, je le connais enréalité depuis de très longues années, très exacte-ment depuis les attaques menées par al-Qaida auxÉtats-Unis le 11 septembre 2001. Car à l’époque, legouvernement américain avait publié la liste de tousles dirigeants de l’organisation djihadiste et mis leurtête à prix. Abou Hafs y figurait en bonne place,mais son nom était écrit de différentes manières :Mahfouz Waled el-Walid, Mahfoud Ould el-Waledou tout simplement avec la forme habituellementutilisée en Mauritanie : Mahfoudh Ould el-Waled.

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Je me souviens d’avoir cherché durant quelquesjours des informations sur Internet et auprès d’amismauritaniens : je n’avais pas appris grand-chose.Originaire du sud-ouest du pays, il venait d’unetribu maraboutique au nom à consonance berbère,Idablahssene, et il était le mufti d’al-Qaida. Uneposition qui faisait donc de lui la troisième person-nalité dans la hiérarchie du groupe, après Ben Ladenet le chef des opérations militaires.

Sous mes yeux, donc, j’ai le résumé desmémoires du numéro trois d’al-Qaida, période BenLaden. Même si je ne comprends pas pourquoij’en suis, à cet instant, le dépositaire, je ne doute pasun instant du caractère hautement important dessouvenirs consignés par Abou Hafs. Me tournantvers Haïba, je le remercie, sans lui dire ce que jecompte faire de cette marque de confiance. Je récu-père mon accréditation de reportage, pars le lende-main vers la frontière malienne, puis rentre quelquessemaines plus tard à Paris.

À peine arrivé en France, je raconte toute l’his-toire à quelques amis, dont certains spécialistes trèspointus d’al-Qaida. «Quelle chance ! Tu tiens unebombe ! » me dit l’un d’entre eux, un des meilleursanalystes sur les questions djihadistes en France. Cecommentaire me remet les pieds sur terre : je melance dans un minutieux travail de recherches surAbou Hafs, Ben Laden, al-Qaida et son histoire.Journaux, livres, enquêtes et documentaires, jepasse plusieurs mois sur Internet et dans les archivesdes bibliothèques. Plus le temps passe, plus je sens

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que je tiens là une chance extraordinaire : celled’approcher au plus près une réalité historique,l’histoire des mouvements djihadistes. Mais quefaire concrètement avec Abou Hafs ? Une séried’interviews à publier dans la presse écrite sousforme de feuilleton ? Ou à utiliser dans le cadre d’unfilm sur l’histoire d’al-Qaida ou de Ben Laden ?Pourquoi pas les deux ? Ou bien plutôt… Un livre ?Cela demande moins de moyens qu’un film, etl’idée pourrait plaire à cet homme qui a occupé unetrès grande place dans l’histoire du groupe inventeurdu djihad moderne.

Je relance donc Haïba, qui visiblement est enquelque sorte l’imprésario d’Abou Hafs. Il acceptel’idée, mais m’apprend qu’Abou Hafs a déjà vendules droits d’auteurs de ses mémoires à un centre derecherches d’un riche pays du Golfe pour la sommede 300 000 euros… ! L’argent… «Mais si tu veux,tu peux tout de même les lire », me rassure-t‑il gen-timent… Je réfléchis, et lui propose une alternative :je lirai les mémoires d’Abou Hafs, il me laisseraaccéder à ses archives personnelles et je l’intervie-werai ensuite longuement. De tout cela, je ferai monpropre livre. Haïba soumet aussitôt ma propositionà Abou Hafs, qui l’accepte : les dés sont jetés.

Reste maintenant à organiser nos entretiens. Pourmoi, il est à la fois plus confortable et plus discretde nous rencontrer hors de Mauritanie. Abou Hafsdoit être très sollicité, sûrement surveillé, et celarisque de gêner mon travail. Je suggère donc àHaïba un rendez-vous dans la ville sénégalaise de

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Saint-Louis. Le lieu est très accueillant, le climatagréable, à 100 kilomètres seulement de la frontièreentre la Mauritanie et le Sénégal. De plus c’est unpays démocratique, les services de sécurité ne nousy dérangeront pas. « Une dizaine de jours, troissemaines tout au plus sur place, et ce sera bon », medis-je. Mais Haïba douche mon enthousiasme :Abou Hafs, m’explique-t‑il, ne voyage pas hors dupays. Je comprends à demi-mot : soit les autorités lelui interdisent, soit il craint pour sa sécurité… Jedois donc me résoudre à retourner en Mauritanie.

En attendant, je commence déjà à discuter aveclui par téléphone, via une application sécurisée. Jel’avoue, je me pose des questions : comment dois-je me comporter avec cet homme qui a été l’un deshauts dirigeants d’al-Qaida et un très proche de BenLaden ? Pour mieux me préparer à discuter avec luide vive voix, je lui ai d’abord laissé des messagesvocaux sur son téléphone. Ce n’est qu’au bout detrois ou quatre échanges via le même procédé quej’ai enfin le « courage » de l’appeler directement.Sa voix calme et son ton très avenant lors de notrepremier échange téléphonique en direct me mettentimmédiatement à l’aise. De juillet à septembre,nous échangeons beaucoup. Abou Hafs me détailleplusieurs événements auxquels il a assisté aux côtésde Ben Laden, il me brosse le portrait de nombreuxpersonnages, et me fait même parvenir quelquesdocuments… Des écrits « qui mettent l’eau à labouche » comme dit mon ami parisien spécialistedu djihadisme ! Ces discussions à distance durent

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presque tout l’été. Abou Hafs et moi nous parlonsen moyenne une fois par semaine. Je commence àme faire une idée du personnage : il est chaleureux,visiblement bien éduqué, son niveau intellectuel estremarquable pour un homme qui a uniquement étu-dié dans des écoles et instituts islamiques.

Notre première rencontre est enfin fixée : elleaura lieu en octobre 2016.

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I

L’INVITATION

Me voilà donc, quatre mois plus tard, de retour àNouakchott. En cette chaude soirée d’octobre, il est19 heures, et il fait bien 30 °C. Abou Hafs m’attendchez lui. Je l’ai prévenu que je passerai en début desoirée. J’ai volontairement choisi ce moment pourune raison très simple : Abou Hafs a été un dirigeantde haut rang d’al-Qaida. Même si nos échangestéléphoniques m’ont donné l’impression d’unhomme doté de certaines qualités appréciables, jepréfère être prudent. Je ne me rends donc pas seulau rendez-vous : un ami d’enfance m’accompagne.Il est journaliste, c’est aussi un éditeur très connusur place, membre d’une famille réputée pour avoirdonné naissance à des érudits en religion, et à degrands poètes : tous, et c’est le plus important,sont originaires de la même région qu’Abou Hafs.Cette « parenté régionale » qui peut sembler banaleà des yeux occidentaux est un atout primordial dansles relations sociales en Mauritanie. Mon ami doitdonc en quelque sorte me servir de caution morale,

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mais aussi de témoin au cas où… Pas question tou-tefois pour lui de jouer les gardes du corps : ce rôle-là, je l’ai confié à de jeunes gens de ma famille. Ilsnous suivent dans un autre véhicule et doivent res-ter garés non loin de la maison d’Abou Hafs. Monami ignore tout de leur présence, et eux-mêmes nesavent pas qui je dois rencontrer, encore moinspourquoi. Leur mission est simple : me suivre dis-crètement, puis m’attendre dehors en surveillant lamaison, tout en gardant leurs téléphones à portée demain. Je n’ai pas peur d’Abou Hafs, pas vraimentnon plus des autorités… Mais je me méfie. Danscette région du monde, c’est le meilleur moyend’éviter les problèmes. Voilà comment j’ai passétrois semaines chez l’ancien mufti d’Oussama BenLaden, Abou Hafs, l’ex-numéro trois d’al-Qaida.

Sa maison est d’allure respectable, joliment enca-drée par la demeure du maire adjoint de Nouakchottsur son flanc droit et celle d’une famille de diplo-mates européens sur son flanc gauche. Pas de garde.Je sonne à un lourd portail de bois et de métal : deuxjeunes garçons m’invitent à entrer et nous traversonsune petite cour ombragée. Nous franchissons uneseconde porte, longeons un corridor et pénétronsdans une vaste pièce de plus de 40 mètres carrés. Delourds rideaux jaune et violet obstruent les fenêtres,de longues banquettes recouvertes d’étoffes cha-marrées bleu et jaune, d’épais tapis au sol : toute lapièce témoigne de l’aisance du propriétaire. Il yrègne un calme absolu et une agréable fraîcheur, quicontraste avec la touffeur du dehors. Cette pièce est

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isolée du reste de la maison, un agencement inhabi-tuel en Mauritanie, mais largement répandu dans lespays du Golfe : ainsi cherche-t‑on à « protéger » lafamille du regard trop curieux de l’éventuel visiteur.C’est dans cette pièce-là que vont se dérouler tousmes entretiens avec Abou Hafs. Jamais je ne seraiinvité à visiter le reste de sa maison… Je l’avoue, jesuis très étonné : je ne m’attendais pas à rencontrerAbou Hafs dans un tel cadre. Ce n’est pas que jel’imaginais vivre dans des conditions misérables,mais je supposais qu’il habitait dans une demeuremodeste, et certainement pas dans ce quartier rési-dentiel de la capitale mauritanienne.

Lorsqu’il entre dans la pièce, je suis frappé parl’impression de tranquillité qui émane de lui. Il estmoins grand que je le pensais, vêtu d’une tunique etd’un turban blancs, il arbore une barbe mi-longuegrise, soigneusement arrangée. Son visage est jouf-flu, son nez droit et long, ses yeux légèrementenfoncés dans une peau bistre. Il marche d’un paslent, et me regarde droit dans les yeux en s’avan-çant vers moi. Il me salue d’une poignée de mainchaleureuse. Dès qu’il ouvre la bouche, l’impres-sion de calme s’évanouit. Son débit est rapide, sontimbre de voix tranchant.

Une fois le protocole des salutations terminé, lapremière question qui me vient à l’esprit est :« Comment gagnez-vous votre vie ? » Car je suistrès intrigué : où trouve-t‑il l’argent qui lui permetde vivre aujourd’hui dans un environnement enprincipe réservé aux plus aisés ? Lui qui vient tout

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L’invitation

juste de retrouver la liberté après plus de vingt ansde clandestinité ou de détention dans les geôlesiraniennes ! Pour le moment, je garde ces ques-tions pour moi : inutile de le braquer alors quenous venons juste de faire connaissance. Il serabien temps, à la fin de mon séjour, ou plus tard,par téléphone, de le lui demander. Rapidement,nous établissons ensemble les bases d’un pro-gramme de travail : je souhaite lire ses mémoires,puis au fur et à mesure lui poser les questions que jejugerai nécessaires. Abou Hafs accepte d’un hoche-ment de tête. Il se lève, quitte la pièce, et revient enme tendant le premier tome de ses mémoires. Jejette un coup d’œil sur le sommaire et commence àles feuilleter. Je prends mon temps. Mais l’heuretourne, Abou Hafs doit sortir pour diriger la prièredans la petite mosquée située à 50 mètres, justeen face de chez lui. Il s’agit d’une simple cabaneen bois attenante à une maison. Je l’accompagne.En m’approchant de la mosquée, je reconnaisimmédiatement la maison qui l’abrite. Son proprié-taire est une célébrité en Mauritanie, pour desraisons totalement opposées à celles qui ont pu fairela notoriété d’un homme comme Abou Hafs : ils’agit du commissaire Deddahi, patron durant delongues décennies de la direction de la sûreté d’État(DSE), l’appareil policier traditionnellement chargéde la traque et la répression des activistes poli-tiques… Et bien entendu ennemi des islamistes del’envergure d’Abou Hafs ! Depuis quelques courtesannées, le commissaire Deddahi est à la retraite.

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Table

Avertissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6Prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

I. L’invitation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21II. Une enfance bédouine . . . . . . . . . . . . . . . . . 27III. En route vers le djihad . . . . . . . . . . . . . . . . . 37IV. Le mufti d’al-Qaida. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53V. Ben Laden au quotidien. . . . . . . . . . . . . . . . 67VI. Crimes et châtiments. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83VII. Ben Laden défie l’Amérique,

ou l’escalade meurtrière . . . . . . . . . . . . . . . . 99VIII. Le fait accompli . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119IX. Et survient le 11 Septembre . . . . . . . . . . . . 135X. La débâcle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161XI. Dans les geôles iraniennes . . . . . . . . . . . . . 191XII. La délivrance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221

Remerciements

Je remercie sincèrement toutes les personnes qui m’ontreçu, accompagné, parlé ou conseillé dans le cadre de lapréparation de ce livre. Qu’elles soient en Mauritanie, enFrance ou ailleurs, je leur suis reconnaissant.

Ma gratitude va ensuite à mes amis et confrères DavidThomson, Romain Caillet, Nicolas Hénin, Yves Trotignonet Adrien Jaulmes pour leurs encouragements, sugges-tions, remarques et corrections, même si j’assume l’en-tière responsabilité du contenu final de ce livre. J’exprimeune reconnaissance particulière à mon ami d’enfanceAbdelfettah Ould Mohamed Ould Lemana pour sa dispo-nibilité et son aide précieuse.

Je remercie aussi mon « neveu » Isselmou Ould Salihi, quia toujoursmis àmadisposition son immense connaissance desmilieux salafistes et djihadistes enMauritanie et dans le Sahel.Mon « petit frère » adorable, Moulay Rachid Abbas, quim’accompagne généreusement nuit et jour durant tous messéjours en Mauritanie depuis plusieurs années, mérite unemention spéciale. Je n’oublie pas mon cousin et aîné, lecommandant Chérif Ahmed Ould Krombele, pour son hospi-talité sans égale.

Ma « sparring partner », Florence Bouquillat, est égale-ment remerciée.

Pour sa patience, sa gentillesse, son professionna-lisme, mon éditrice Valérie Dumeige mérite toute mareconnaissance.

No d'édition : L.01EBNN000492.N001Dépôt légal : janvier 2018

Cet ouvrage a été mis en page par IGS-CPà L’Isle-d’Espagnac (16)