Histoire et sociétés NUMÉRO 12 dieux-valises

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Prix : 22 €ISBN : 978-2-85816-979-5

SODIS : F279792

ISSN : 1637-5823

Presses Universitaires du Mirail

H i s t o i r e e t s o c i é t é sH i s t o i r e e t s o c i é t é s

Dieux-valises

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•De l’Algérie à la France :les transferts de Notre-Damede Santa Cruz, Notre-Damed’Afrique et Saint MichelMichèle BAUSSANT

•Les bâtiments du culte musulmancomme prisme d’analyse desclivages et des enjeux politiquesautour du croire en islam.L’exemple de MontpellierLydie FOURNIER

Chantiers de recherche

•Compte rendu du colloque deNice, décembre 2007, Migrationset religion en France XIXe-XXe siècleYvan GASTAUT

•Des immigrés au servicede la France : les engagementsvolontaires de l’automne 1938Emmanuel DEBONO

• « La valise ou le cercueil » :un aller-retour dans la mémoiredes Pieds-NoirsAmy L. HUBBELL

Documents

• Ils ont fait l’Amérique ! Un siècled’histoire huguenoteaux États-Unis (v.1850-v.1945)

Bertrand VAN RUYMBEKE

Bibliothèque

Résumés

DES DIEUX ET DES TEMPLES EN VOYAGES

•Entre immanence et transcendance.Réflexions sur la représentation du divindans l’AntiquitéCorinne BONNET

•Des icônes aux églises et aux monastèresreconstruits par les Réfugiés grecs d’AsieMineure sur les lieux de leur exilMichel BRUNEAU

•Une architecture de l’exil.Transfert de synagogues et constructionidentitaire aux États-Uniset en Israël au XXe siècleDominique JARRASSÉ

•Reproduction ou création ?Images, pratiques et objets religieuxarméniens dans l’exil à Los AngelesSarah MEKDJIAN

•Migration et mutations du cultedes génies Hauka du Nigervers la Gold-Coast (années 1920-1950) Alice GALLOIS

•De l’Afrique aux Amériques. L’implantationdu culte des divinités akan aux États-UnisPauline GUEDJ

JETER L’ANCRE : DES TEMPLES VENUSD’AILLEURS DANS LE PAYSAGE URBAIN FRANÇAIS

•Présence des chrétiens d'Orient dansle paysage marseillais aux XIXe et XXe siècles Régis BERTRAND

•Construire au nom de Dieu.Architecture et diaspora arméniennesà Marseille Katrin LANGEWIESCHE

• « L’église des Italiens ».Une paroisse de la banlieue de Lyon Philippe VIDELIER

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Directeur de la publicationPatrick CABANEL (Univ. Toulouse)

Secrétaire de rédactionMonique FOISSAC (Univ. Toulouse)

Comité scientifiqueChantal BORDES-BENAYOUN (CNRS)

ancienne directrice

Jean BAUBÉROT (EPHE, Paris)

Dominique BOUREL (CFRJ, Jérusalem, CNRS)

Michel BRUNEAU (CNRS, Bordeaux)

Robin COHEN (Univ. de Warwick, Grande-Bretagne)

Alain DUCELLIER (Univ. Toulouse-Le Mirail)

Étienne FRANÇOIS (Centre Marc-Bloch, Berlin)

Nancy GREEN (EHESS, Paris)

Ílan GREILSAMMER (Univ. Bar Ilan, Jérusalem)

Danièle HERVIEU-LÉGER (EHESS, Paris)

Martine HOVANESSIAN (CNRS)

Philippe JOUTARD (EHESS, Paris)

Pierre LABORIE (EHESS, Paris)

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Gérard NAHON (EPHE, Paris)

Philip NORD (Univ. de Princeton, USA)

Rémy PECH (Univ. Toulouse-Le Mirail)

Freddy RAPHAËL (Univ. Marc-Bloch, Strasbourg)

Dominique SCHNAPPER (EHESS, Paris)

Émile TÉMIME (Univ. de Provence)

Kachid TOLÖLYAN (Wesleyan Univ., USA)

Lucette VALENSI (EHESS, Paris)

Nathan WACHTEL (Collège de France)

Henriette WALTER (INALCO, Paris)

Jean-Paul WILLAIME (EPHE, Paris)

Comité de rédactionJean-François BERDAHMichel BERTRANDEckart BIRNSTIELAnny BLOCH-RAYMONDRémy CAZALS

Sophie DULUCQPhilippe FOROIsabelle LACOUE-LABARTHENatacha LAURENTJean-Marc OLIVIERYves POURCHERJacqueline des ROCHETTESJackie SCHÖNLaure TEULIÈRESColette ZYTNICKI

CorrespondantsGuy DUGAS (Univ. Montpellier)

Jacques EHRENFREUND (Univ. Lausanne)

Brigitte FICHET (Univ. Marc-Bloch, Strasbourg)

Habib KAZDAGHLI (Univ. Manouba, Tunis)

Dalenda LARGUECHE (Univ. Manouba, Tunis)

Tudor PARFITT (SOAS, Londres)

Danielle PROVENSAL (Univ. de Barcelone)

Chantal SAINT-BLANCAT (Univ. Padoue)

Gaby SCHAEFFER (Univ. hébraïque de Jérusalem)

Scott SOO (Univ. de Southampton, U.K.)

Taline TER MINASSIAN (Univ. de Saint-Étienne)

Christian WINDLER (Univ. de Fribourg)

Myriam YARDENI (Univ. de Haïfa, Israël)

Administration/DiffusionPresses Universitaires du MirailUniversité Toulouse-Le Mirail5, allées Antonio-MachadoF 31058 Toulouse Cedex 9Tél. : 0561504624/Fax : 0561504964Tél. documentation: 0561503566E mail : [email protected]

Éditeur : Presses Universitaires du Mirail

Avec le soutien du laboratoire Framespa-Diasporas (CNRS, UMR 5136)

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SommaireD

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La Rédaction Dieux-valises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

des dieux et des temples en voyages

Corinne BonnetEntre immanence et transcendanceRéflexions sur la représentation du divin dans l’Antiquité . . . . . . . . 11

Michel BruneauDes icônes aux églises et aux monastères reconstruitspar les Réfugiés grecs d’Asie Mineure sur les lieux de leur exil . . . 24

Dominique JarrasséUne architecture de l’exil. Transfert de synagogueset construction identitaire aux États-Uniset en Israël au XXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

Sarah MekdjianReproduction ou création ?Images, pratiques et objets religieux arméniensdans l’exil à Los Angeles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62

Alice GalloisMigration et mutations du culte des génies Haukadu Niger vers la Gold-Coast (années 1920-1950) . . . . . . . . . . . . . . . 74

Pauline GuedjDe l’Afrique aux Amériques.L’implantation du culte des divinités akanaux États-Unis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

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jeter l’ancre : des temples venus d’ailleursdans le paysage urbain français

Régis BertrandPrésence des chrétiens d'Orientdans le paysage marseillais aux XIXe et XXe siècles . . . . . . . . . . . . . . . 102

Katrin LangewiescheConstruire au nom de Dieu.Architecture et diaspora arméniennesà Marseille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119

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bibliothèque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234

résumés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255

Migrations et religion en France XIXe-XXe siècleYvan Gastaut, Ralph Schor,compte rendu du colloque de Nice, décembre 2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179Des immigrés au service de la France:les engagements volontaires de l’automne 1938Emmanuel Debono . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187« La valise ou le cercueil » :un aller-retour dans la mémoire des Pieds-NoirsAmy L. Hubbell . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199

Philippe Videlier« L’église des Italiens ».Une paroisse de la banlieue de Lyon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130

Michèle BaussantDe l’Algérie à la France : les transferts de Notre-Damede Santa Cruz, Notre-Dame d’Afrique et Saint Michel . . . . . . . . . . 145

Lydie FournierLes bâtiments du culte musulmancomme prisme d’analyse des clivageset des enjeux politiques autour du croire en islam.L’exemple de Montpellier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

chantiers de recherche

Ils ont fait l’Amérique!Un siècle d’histoire huguenote aux États-Unis(v.1850-v.1945)Bertrand Van Ruymbeke,[suivi de deux extraits d’ouvrages] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209

publications de documents

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Corinne Bonnet Reflection on the Representation of Divine in Antiquity,between Immanence and Transcendence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11Michel Bruneau From Icons to Churches and Monasteries Rebuiltby the Greek Refugees of Asia Minor on the Places of their Banishment. . . . . . . . . . . . . . . . . 24Dominique Jarrassé Architecture of Exile. Transfer of Synagoguesand Self-defining Construction in the United States and Israel in 20th century . . . . . . . . . . . 45Sarah Mekdjian Reproduction or creation? Pictures,Practices and Armenian Religious Objects in Exile in Los Angeles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62Alice Gallois Migrations and Mutations of Hauka Geniuses Worshipfrom Niger to Gold Coast (1920’s-1950’s) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74Pauline Guedj The Travels of Gods of Ghana in the United States: ‘Akan’ Movement, Nationalism and Religious Transnationalization . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

Régis Bertrand Presence of Eastern Christians in the Marseilles Landscape . . . . . . . . . . . . 102Katrin Langewiesche Building in the Name of God.Architecture and Armenian Diaspora in Marseilles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119Philippe Videlier The ‘Church of the Italians’. A Suburban Parish of Lyons . . . . . . . . . . . . . . 130Michèle Baussant From Algeria to France: The Transfers of Our Lady of Santa Cruz,Our Lady of Africa and Saint Michael . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145Lydie Fournier The Buildings of the Muslim Religion as Prism of Analysisof Cleavages and Political Stakes about Believing in Islam.The example of Montpellier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

Emmanuel Debono Immigrants in the Service of France:The Commitment of Volunteers in autumn, 1938 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187Amy L. Hubbell ‘The suitcase or the coffin’:a Return Ticket in the Memory of Pied-noirs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199Bertrand Van Ruymbeke American Huguenot, they built America . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209

ContentsIntroduction from the publishing staff . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

T rave l l i ng gods and t emp les

D rop Ancho r : T emp les f r om E l sewhe rei n t he F r ench U rban L andscape . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

l i b r a r y . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .234

abs t r ac t s . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .255

r esea rch f i e l ds . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Des dieuxet des temples en voyages

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Minaret de la mosquée Errhama, quartier de La Devèze,Béziers © Henri Comte.

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Entre immanence ettranscendanceRéflexions sur la représentation du divindans l’Antiquité

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ET «Criez plus fort, car c’est un dieu: il a

des soucis ou des affaires,

ou bien il est en voyage.»

es travaux de Peregrine Horden et Nicholas Purcellont invité la communauté des antiquisants à repen-ser l’espace méditerranéen1. Immense chaudron où

bouillonnent les cultures et les religions, la Méditerranées’organise à la fois selon des logiques de connectivité et derepli. Elle abrite en tout état de cause une mobilité reli-gieuse2 dont il importe de saisir les axes, les ancrages et lestemporalités. Les centres et les périphéries se sont multi-pliés, créant des configurations réticulaires complexes etdes dynamiques de transfert, d’intégration et de traductibi-lité que l’outillage des sciences humaines et sociales nouspermet aujourd’hui de saisir avec plus de finesse qu’àl’époque où les phénomènes d’acculturation étaient décritssur le mode missionnaire ou colonialiste.

La migration de cultes pose une infinité de questions :comment cerner l’attractivité d’une pratique religieuse?Quelles logiques rendent-elles compte des trajectoires spa-tiales de la propagation des cultes? Quelle logistique l’ac-

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1. P. Horden - N. Purcell,The Corrupting Sea. AStudy of MediterraneanHistory, Oxford, 2000.

2. Espaces d’échanges enMéditerranée. Antiquitéet Moyen Âge, Rennes,2006.

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compagne-t-elle : statues, livres, vaissellerituelle, personnel de culte, etc.? Quel rôlejouent les acteurs individuels, les motiva-tions personnelles et/ou les initiatives degroupe, publiques, programmées? Commentl’identité des individus et des communautésse recompose-t-elle autour de cultes trans-férés? Quelles mutations les représenta-tions culturelles subissent-elles, enparticulier les représentations théologiques,en contexte diasporique?

Il est hors de question de répondre àtoutes ces questions en un article. On pro-posera dès lors, dans les pages qui suivent,une réflexion comparative sur la manièredont le polythéisme, système largementdominant dans l’Antiquité, dissémine sesdieux dans le monde et repose, en somme,sur une diaspora inhérente à sa logique plu-rielle et immanente, tandis que le mono-théisme, minoritaire, mais appelé à unepostérité universelle, adepte de la transcen-dance, construit un dieu dont le rapport aumonde se joue sur le double registre de laprésence et de l’absence. Entre Hébreux,Phéniciens, Grecs et Romains, c’est bien unvoyage sur les traces des dieux en mouve-ment que l’on propose ici.

L’ORDALIE DU MONT CARMEL, OULE « BUSINESS » DES DIEUX ITINÉ-RANTS

Jézabel, l’épouse d’Achab (875-853), roid’Israël, de la dynastie des Omrides, dontl’origine phénicienne est fustigée dans l’An-cien Testament, apparaît comme l’arché-type de la reine étrangère, dangereuse ence qu’elle véhicule des cultes étrangers,concurrents de celui de Yahvé3. Elle intro-duit à Samarie le culte de Baal et lui faitériger un temple. Selon le premier Livre desRois4, une foule de quatre cent cinquante

prophètes avaient en charge ce culte etl’onomastique personnelle de Samarie, telleque nous la révèle une série d’ostraka,confirme le succès du baalisme qui coha-bite avec le yahvisme, culte du dieu natio-nal, mais pas encore exclusif. Tel est lecontexte dans lequel l’autorité morale etreligieuse du prophète Élie s’exerce. Profi-tant d’une sécheresse prolongée, il défie, auMont Carmel, les faux prophètes de Baal,sous le regard du roi et de tout le peuple :c’est à une ordalie divine que le texte nousconvie5. Sur l’autel qui avait jadis appar-tenu à Yahvé et que Baal usurpait, une vic-time sacrificielle – un jeune taureau – estdéposée. Le seul vrai dieu sera celui qui, àl’invocation de ses desservants, provoqueraun holocauste spontané de la victime,manifestant ainsi une puissance apte àassurer la pluie et la fin de la sécheresse.Les prophètes de Baal entament les pre-miers, à l’invitation d’Élie, leurs danses etinvocations rituelles, mais rien ne se passeet Élie se moque alors d’eux en des termessignificatifs :

«Criez plus fort, car c’est un dieu: il a dessoucis ou des affaires, ou bien il est envoyage, peut-être dort-il et il seréveillera. »

La représentation du divin qui sous-tendcette invective est extrêmement intéres-sante ; implicitement, Élie oppose, en effet,deux modèles : celui d’un dieu anthropo-morphique qui, comme les humains, n’as-sure qu’une présence intermittente dans unmonde qui le capture et celui d’un dieu qui,transcendant les contingences et les appa-rences humaines, est pourtant là partout ettoujours.

Poursuivons le récit biblique. Élie répareensuite l’autel de Yahvé qui avait subi desdégradations et, utilisant douze pierres par

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référence aux tribus issues de Jacob, il dépose la victime surcet autel qui symbolise la nation hébraïque, le substrat danslequel s’enracine le culte de Yahvé. Pour rendre son succèsplus convaincant encore, il fait inonder l’autel, le bois et lavictime, puis il invoque le dieu d’Israël :

«Yahvé, dieu d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, qu’on sacheaujourd’hui que tu es dieu en Israël, que je suis ton serviteuret que c’est par ton ordre que j’ai accompli toutes ceschoses. »

La victime s’embrase alors et le peuple tombe facecontre terre, reconnaissant son erreur, illustration paradig-matique de ce que Jan Assmann a appelé la «distinctionmosaïque», c’est-à-dire la ligne de partage entre une vraieet une fausse religion. Cet épisode n’est qu’un parmi d’in-nombrables autres qui visent à légitimer le culte du dieuunique, Yahvé, par rapport à ses concurrents issus du poly-théisme «cananéen», Baal et Ashéra en particulier. Dans laperspective de la migration d’entités divines, on s’arrêterasur la construction de deux modèles alternatifs et antithé-tiques de rapport du dieu à son/ses lieu(x) de culte, modèlesrésultant d’une construction théologique d’inspiration deu-téronomiste6, probablement postérieure à l’exil à Babylone(587-539/8 ?). Au terme d’une expérience traumatisante s’ilen est – la destruction du Temple, l’interruption du culte,l’exil d’une grande partie de la population de Jérusalem -,les rédacteurs, issus de milieux sacerdotaux gagnés au partide «Yahvé-seul», le parti d’un monothéisme rigoureux, pro-cèdent à une révision rétrospective de l’histoire d’Israël. Ilsmettent en scène une compétition féroce entre mono-théisme et polythéisme, alors même que les sources, commele dossier de Kuntillet Ajrud ou les ostraka de Samarie, évo-qués ci-dessus, au VIIIe siècle av. J.-C.7, révèlent une situationde grande fluidité et perméabilité, avec des « options » reli-gieuses, sans doute, des pratiques électives, des stratégiespragmatiques, et non pas des territoires étanches.

Le défi au Mont Carmel est donc, pour ces rédacteurs,l’occasion d’accentuer les oppositions, de rendre irréduc-tibles les conceptions du divin. Baal est décrit comme undieu dévalué par l’anthropomorphisme – comme unhomme, il a des affaires et des soucis, il dort et se réveille–, et un dieu instable, car mal enraciné, à force de se parta-ger. Yahvé, en revanche, s’ancre solidement dans le temps et

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3.Cf. J.A. Soggin, “Jezabel oder diefremde Frau”, in Mélanges H.Cazelles, Kevelaer-Neukirchen-Vluyn, 1981, p. 453-459.

4. I Rois 18,19.

5. I Rois, 18, 20-40 (traduction BJ).Sur cet épisode, voir P. Bordreuil –Fr. Briquel-Chatonnet, Le temps dela Bible, Paris, 2000, p. 269-273.

6. Sur le mouvement deutérono-miste, un grand classique reste M.Smith, Palestinian Parties and Poli-tics that Shaped the Old Testament,New York 1971 (2e éd. Londres,1987).

7.Cf. P. Bordreuil – Fr. Briquel-Cha-tonnet, Le temps de la Bible, cit.,p. 271-272, 327.

Un dieuanthropomorphiquequi, commeles humains,n’assurequ’une présenceintermittentedans un mondequi le capture.

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dans l’espace ; il est le dieu d’Israël, celui destribus qui composent la nation et serventsymboliquement d’assise à son culte/autel,le dieu des générations successives. Stableet efficace, il habite et transcende le tempshistorique.

Pourtant, à bien y regarder, le voyage estsouvent au cœur de l’histoire de Yahvé, dieud’un peuple nomade, dieu de l’exil et de ladiaspora, dieu de la présence et de l’ab-sence. Dans la théologie biblique, le rapportexclusif entre Yahvé et son peuple passe, auterme d’un processus de sédentarisation8 etde centralisation, par un lieu unique, Jéru-salem, le Temple, la résidence divine. Lapéréquation entre monothéisme, centralisa-tion cultuelle et transcendance pose en destermes spécifiques la question de la pré-sence de dieu parmi les hommes. La des-truction du Temple, donc en quelque sortel’absence du dieu, modifia ultérieurement –nous allons y revenir – les données du pro-blème.

Dans les polythéismes gréco-romains,en effet, les dieux, multiples par définitionet dans leurs manifestations, sont dans lemonde: disséminés dans toute l’oikouménè,ils ont intrinsèquement le don d’ubiquité.Aphrodite est à Cythère, Corinthe et Paphosà la fois, même si les poètes lui attribuentdes préférences9. Comme tous les dieux etdéesses, la déesse née de l’écume séminaleet marine voyage et prolifère. Le poly-théisme est un bourgeonnement. Cette pro-lifération de figures divines, ainsi qued’épithètes cultuelles (les «épiclèses»), spé-cialement à l’époque romaine impériale,suscita du reste des sarcasmes et des cri-tiques, comme celle de Lucien10, quidénonce l’«hyperkinétisme» et la croissance«cancéreuse» des dieux. Un des effets decette surabondance d’interlocuteurs divinset d’une excessive concurrence au sein dupolythéisme fut l’hénothéisme qui consista

à distinguer un dieu dans la masse, à ledoter de pouvoirs importants et variés et àl’exalter en tant que «supérieur» (hypsistos),« très grand» (megistos) ou même unique(heis).

Dans un tel cadre – celui d’une présencediffuse et stable des dieux, et de dieuxvivant en permanence la valise à la main –,lorsque la communication doit s’instaurer,en un lieu donné, entre les fidèles et leur(s)dieu(x), il faut invoquer et attirer le dieu,susciter son épiphanie agissante : c’est lerôle des formules invocatoires et des sacri-fices qui dégagent des odeurs irrésistibles.Tel est en somme le «business» des dieux11

qui motive leurs incessants voyages dénon-cés ironiquement par Élie : les dieux dupolythéisme voyagent parce que leur exis-tence dépend du service (la leitourgia) deshommes. Yahvé, par opposition, solidementenraciné à Jérusalem, dans son tabernacle,dieu unique et sédentarisé, n’a pas besoinde ce va-et-vient pour survivre, ni de la sol-licitude humaine. Il est présent dans uneautre dimension, de sorte que sa puissance,tout entière concentrée en un lieu, est àmême d’embraser un autel inondé.

Mais, lorsque le Temple est détruit, en587 av. J.-C., et la population déportée àBabylone, puis encore en 70 ap. J.-C., lors dela seconde destruction, comment la pré-sence du dieu parmi les hommes pourra-t-elle être assurée? Où Yahvé habitera-t-ilune fois son Temple anéanti? Où lui offrira-t-on des holocaustes? Comment se mani-festera-t-il aux exilés12 ?

Si le prophète Ézéchiel, contemporaindu premier exil, recourt à la techniquevisionnaire pour communiquer avec Yahvéet rassurer ses compatriotes sur le fait qu’iln’a pas péri dans la destruction du Temple,qu’il s’est éloigné de la ville pour y revenirbientôt (10, 18 ; 11, 22-23 ; 43, 2-4, 7), iln’est cependant affirmé nulle part que le

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dieu unique accompagne son peuple en exil. Dans les ins-criptions royales assyriennes et babyloniennes, en revanche,la déportation d’une population s’accompagne générale-ment de celle de la statue cultuelle du dieu protecteur. Ledieu est prisonnier comme et avec son peuple ; il est mêmeparfois mutilé (bras, mains, jambes : les instruments de l’ac-tion). C’est une des mesures de rétorsion les plus fréquenteset un acte symboliquement très fort : le dieu incarne l’iden-tité d’un peuple devenu impuissant13.

Dans le cas de Yahvé, cependant, l’interdit de la repré-sentation divine rend impossible la coercition par statueinterposée. La «gloire de Dieu», pour reprendre l’expressionchère au prophète Ézéchiel, n’est pas «emprisonnée» dansune image forgée de main d’homme, pas plus qu’elle ne l’estdans un nom que l’on pourrait décliner ou invoquer. Partant,Yahvé, même s’il reste proche de son peuple en exil, n’ac-complit pas le voyage de Babylone et c’est par l’intermé-diaire de ses prophètes qu’il continue à se manifester aupeuple d’Israël. Il faut attendre la reconstruction du Temple,après l’édit de Cyrus de 539/8 av. J.-C., pour que Yahvéhabite à nouveau au milieu des siens et reçoive des hom-mages cultuels. Mais l’expérience de l’exil a façonné unenouvelle religiosité, davantage intériorisée : le SecondTemple ne contient plus ni arche d’alliance ni tabernacle. Lapénurie de temple, à Babylone, a orienté le culte versd’autres pratiques, en mettant l’accent notamment sur lerespect des règles de sociabilité religieuse (circoncision,interdits alimentaires, shabbat, etc.) et sur la lecture de laTorah. Avant même la destruction de 70 ap. J.-C., les cou-rants majeurs du judaïsme – pharisiens, sadducéens, qum-raniens et chrétiens – avaient orienté la réflexion et lapratique cultuelle vers une délocalisation et une intériorisa-tion du rapport avec Dieu14. C’est en voyageant dans laTorah, en en explorant chaque recoin, c’est en pratiquant laprière, et non plus des sacrifices, que le fidèle rencontre sondieu; la voie était ouverte au judaïsme rabbinique, maisaussi à une large diaspora, dans la mesure où le dieu dujudaïsme voyage à l’intérieur de ses fidèles, sans autres ori-peaux que les livres sacrés, objets, par ailleurs, d’une tra-duction grecque qui en assure le rayonnement.

Le christianisme emboîtera le pas au judaïsme dans lamesure où, chez Jean en particulier, c’est Jésus-Christ, vic-time sacrificielle par excellence, qui révèle la présence deDieu parmi les hommes; il y est comme l’incarnation de l’al-

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8. Le livre de l’Exode relate lamarche du peuple d’Israël vers laTerre Promise, mais aussi la séden-tarisation de Yahvé qui, après sathéophanie du Sinaï, ordonne à sonpeuple de construire le tabernacle,protégé par la tente, comme pourstabiliser sa présence parmi eux,pour pérenniser le rapport entre cielet terre. Cf. M. Homan, To YourTents, O Israel ! The Terminology,Function, Form, and Symbolism ofTents in the Hebrew Bible and theAncient Near East, Leiden, 2002.

9. Cf. Odyssée, VIII, 360-366, pour saprédilection pour Paphos

10.Cf. M. Caster, Lucien et la penséereligieuse de son temps, Paris, 1937.

11.On n’oubliera pas que, dans lamythologie mésopotamienne, lesdieux ont créé l’homme précisémentpour le nourrir. Cf. J. Bottéro – S.N.Kramer, Lorsque les dieux faisaientl’homme, Paris, 1998. Par ailleurs, lamultiplication des lieux et des pra-tiques cultuelles a d’importantesimplications économiques : le culterelève donc bien du registre des«affaires ».

12. Sur ces problématiques, voir R.Levitt Kohn – R. Moore, « Where IsGod ? Divine Presence in theAbsence of the Temple », in S. Mal-ena – D. Miano, éd., Milk and Honey.Essays on Ancient Israel and theBible in Appreciaton of the JudaicStudies Program at the University ofCalifornia, San Diego, Winona Lake,2007, p. 133-153.

13.Cf. N. Recoursé, Images et tem-poralités dans les inscriptionsroyales assyriennes : stèles et sta-tues, marqueurs de l’espace et dutemps, mémoire de Master 2, MasterSciences de l’Antiquité, ss la dir. deC. Bonnet, Toulouse, 2006.

14.Cf. G. Stroumsa, La fin du sacri-fice. Les mutations religieuses del’Antiquité tardive, Paris, 2005.

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liance et de la loi. La vocation universelle dumessage chrétien, soulignée par Paul, donnelieu à de nombreux voyages missionnairesau cours desquels les apôtres portent labonne nouvelle dans le bassin oriental de laMéditerranée, sans autre «preuve» de l’exis-tence de leur dieu qu’une foi en forme decroix, prête à s’accommoder du martyre15.D’où l’étonnement et l’incrédulité des Athé-niens sur l’Aréopage…

Constat paradoxal, en fin de compte : lepeuple qui a attaché le plus intimement sonnom au concept de diaspora voyage pour-tant sans remplir ses valises de « reliques»divines, ou plus exactement en conférant autexte sacré le statut de théophanie.

ENRACINER UN DIEU : MELQART, LE DIEU DES TYRIENS ENMÉDITERRANÉE

L’épisode du Mont Carmel, avec cetautel bâti sur les douze tribus d’Israël,montre que l’enracinement d’un dieu est unélément fondamental de son identité et desa puissance. Comment ce processus prend-il forme dans le cas de populations structu-rellement migrantes ? Les Phéniciensconstituent, en ces matières, un excellentterrain d’expérimentation. Lors de la fonda-tion de Carthage par les Tyriens, en 814 av.J.-C. selon la tradition historiographiqueantique dominante, les sacra du culte deMelqart, le Baal de Tyr, représentèrent ungage essentiel de continuité identitaire16.Justin17 raconte comment Elissa fuit, avecun groupe de notables tyriens : ita sacrisHerculis, cujus sacerdos Acherbas – sondéfunt mari et oncle – fuerat, repetitis, exi-lio sedes quaerunt [«une fois emmenés lessacra d’Hercule, dont Acherbas était prêtre,ils (= Elissa et ses compagnons) cherchèrentun lieu pour leur exil »]. Le texte pourrait se

référer à l’accomplissement de rites enl’honneur d’Hercule juste avant le départ,mais aussi, et plus probablement, à desobjets sacrés emmenés par les exilés. Letexte ne précise pas la nature de ces sacra,mais ils ont clairement une fonction pro-phylactique, propitiatoire et légitimante.C’est, en effet, un morceau de patrie que lescolons emportent avec eux. Carthage estainsi décrite, avant même de naître, commeune nouvelle Tyr, en ce qu’elle sera uneautre résidence de son dieu national. Mel-qart, l’Hercule tyrien, est, en effet, étymolo-giquement et théologiquement, le milk qart,le «Roi de la Ville», tandis que Carthage estla qart hadasht, la «Ville nouvelle». Cicéronfait du reste explicitement de Carthago lafille d’Hercule18. Le dieu apparaît ainsicomme le trait d’union entre la métropole etsa colonie, et il le restera dans la longuedurée de son histoire, puisque, chaqueannée, des envoyés carthaginois accomplis-saient le voyage dans l’autre sens pour serendre à la panégyrie de Melqart, tandisqu’une dîme annuelle était versée au dieupar les Carthaginois, ainsi qu’une portiondes butins de guerre. La souveraineté dudieu tyrien continua donc d’être reconnuepar les Puniques au nom du lien créé par latranslatio reliquiarum du temps de la fon-dation. De leur côté, les Tyriens arborèrent,sur leur monnayage d’époque romaine,l’image de Didon construisant Carthage19.

Qu’il s’agisse bien d’un cas de « dieu-valise » est confirmé par le récit de la fon-dation de Gadès (actuelle Cádiz, dans le sudde l’Espagne ; gadir, en phénicien, avec lesens de «mur, muraille») par les Tyriens éga-lement20. Si les computs chronologiques dessources littéraires situent l’événement au XIIe

siècle av. J.-C., peu après la Guerre de Troie,l’archéologie nous invite plutôt à le localiserau début du VIIIe siècle. Strabon et Justinmettent en scène un oracle21 incitant les

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Tyriens à partir pour le Far West : Strabon évoque la fonda-tion d’une ville aux Colonnes d’Hercule ; Justin parle del’obligation de transférer les sacra d’Hercule en Espagne. Ilrecourt donc au même topos narratif que pour Carthage.Très vite, le sanctuaire de Melqart-Héraclès-Hercule, àGadès, aux confins de l’espace méditerranéen, devient unlieu de culte internationalement connu et fréquenté. LesGaditains prétendaient y abriter la dépouille du dieu (ossaeius)22, une information qu’il est sans doute légitime de rap-procher du passage de Justin sur les sacra importés de Tyr.

Ces récits de fondation, transmis par des sourcesgrecques et latines, mettent donc en scène les colonstyriens dans leur projet de fonder une succursale du sanc-tuaire matriciel de Melqart à Tyr. Comme dans un processusde clonage, des «cellules-souche» sont exportées, sousforme de « reliques», d’objets de culte qui légitiment le nou-vel établissement et en assurent la protection. On peut ima-giner que les milieux sacerdotaux ont joué un rôledéterminant dans ce processus, bien que les traces en soientténues. Dans un tel transfert, sont-ce seulement des objetscultuels qui voyagent? Qu’en est-il des contenus théolo-giques, des modèles rituels corrélés ? Un examen dequelques pièces du dossier de la diaspora du culte de Mel-qart, « fossile» privilégié de l'identité religieuse phénicienneen contexte colonial, est susceptible d’apporter des élé-ments de réponse.

On partira de l’hypothèse que toute fondation, grandeou petite, ville ou comptoir, entraîne un certain brassageethnique entre «colons» et « indigènes», d’où la nécessité depratiquer la traductibilité culturelle, de jeter des ponts entreles pratiques cultuelles des uns et des autres. La nouvellecommunauté mixte, métissée, est donc envisagée ici sousson profil d'hieron sôma, c'est-à-dire de «corps sacré23 », decommunauté cultuelle structurée autour d'espaces phy-siques, les sanctuaires, où prennent place des pratiquesrituelles qui impliquent un certain partage des formes codi-fiées de communication entre les hommes et les dieux. Lesfacteurs économiques, sociaux et culturels se conjuguentpour former un tissu identitaire original au sein d’un «sys-tème social » complexe, dont la configuration réticulairerépond à une géométrie variable24, comme les travaux deNiklas Luhmann l’ont bien montré.

Si Melqart est le Baal de Tyr et si, de ce fait, il accom-pagne les Tyriens dans leur expansion en Méditerranée,

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15.Cf. M.-Fr. Baslez, Les persécu-tions religieuses dans l’Antiquité,Paris, 2006.

16. Sur Melqart en général, je ren-voie à ma thèse : C. Bonnet, Melqart.Cultes et mythes de l’Héraclès tyrienen Méditerranée, Namur-Louvain,1988. Sur les constructions identi-taires qui impliquent son culte, voir,en dernier lieu, C. Bonnet, « L’iden-tité religieuse des Phéniciens dans ladiaspora. Le cas de Melqart, dieuancestral des Tyriens », sous presse.

17. Justin, Philippiques, XVIII, 4, 15.

18.Cicéron, De natura deorum, III,42.

19. Pour les sources, voir C. Bonnet,Melqart, p. 165-167.

20. Ibidem, p. 203-207.

21. Strabon III, 5, 5; Justin, Philip-piques, XLIV, 5, 2.

22. Pomponius Mela III, 46; Arnobe,Adversus Nationes, I, 36.

23. Sur ce concept, cf. M. Galli,« Hieron sôma : rituale e strutturacomunicativa nello spazio associa-tivo antico », in Mediterraneo antico.Economie società culture 6 (2003),p. 1-23.

24. Cf. les travaux d'A. Bendlin,«Gemeinschaft, Öffentlichkeit undIdentität : ForschungsgeschichtlicheAnmerkungen zu den Musternsozialer Ordnung in Rom», in U.Egelhaaf Gaiser - A. Schäfer (éd.),Religiöse Vereine in der römischenAntike. Untersuchungen zu Organi-sation, Ritual und Raumordnung,Tübingen, 2002, p. 9-41 ; voir aussiM. Galli, art. cit., p. 3-4, qui se réfèreà la Systemtheorie de Niklas Luh-mann et aux travaux de M. Mann etTh. Schweitzer.

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comment son identité topique s’acclimate-t-elle d’un ancrage différent et plus large, àla faveur de la dilatation de l’espace phéni-cien? Quelques inscriptions vont nous per-mettre de cibler la manière dont seconjuguent et s’articulent son rôle de dieuancestral, symbolisant l’enracinement d’unecommunauté dans un territoire, et celui dedieu des colonies, garant des pérégrinationsde son peuple. Dans quatre inscriptionspuniques de Sardaigne et d'Ibiza25, datantdes IIIe-IIe siècles av. J.-C., Melqart est affubléd’un titre, qui semble « traditionnel» encontexte diasporique et qui signifie « (celuiqui est) sur le rocher/Tyr», car, en phénicien∑R est le nom de la ville «Tyr», l’îlot rocheuxqui errait sur la mer et que le dieu a stabi-lisé pour y faire vivre les Tyriens.

Pour comprendre la profondeur « théo-logique» de cette désignation, il faut, eneffet, revenir au mythe de fondation deTyr26. Philon de Byblos et Nonnos de Pano-polis nous apprennent qu'à l'origine de laville se trouvent deux roches errantes, unmotif très répandu dans la mythologie uni-verselle27. Melqart, après avoir construit lepremier bateau et inventé la navigation, les«domestiqua» en les stabilisant. Avant l'in-tervention du dieu, Tyr était à mi-cheminentre la grande matrice liquide, indifféren-ciée et chaotique, et la terre stable, apte àrecevoir des communautés humaines. Letitre de «maître du rocher/Tyr » évoquedonc la puissance cosmique du dieu quipermet l’enracinement territorial desgroupes qui se réclament de lui. Le « rocher »sur lequel il veille est, tout à la fois, le fon-dement cosmique de la vie sociale, Tyr lamétropole, et, dans le cadre de l’expansionen Méditerranée, les portions de côte –souvent des îlots, des promontoires, despresqu’îles – que les Tyriens choisissentpour s’y établir, paysages familiers et pro-pices à leurs activités. L’enracinement ori-

ginel de Melqart à Tyr sert de garantie à sonenracinement sur tout le pourtour de laMéditerranée.

En voyageant, Melqart entre en contactavec d’autres cultures, en particulier laculture grecque. Comment ces deux réali-tés vont-elles pouvoir dialoguer ? Unedouble dédicace bilingue gréco-phéni-cienne, découverte à Malte et gravée surdeux cippes jumeaux, au IIe siècle av. J.-C.28,peut nous éclairer sur ce plan. Elle qualifieMelqart de «Baal de Tyr » dans la partiephénicienne, tandis qu’en grec, il est Héra-clès, le correspondant traditionnel de Mel-qart, et porte l’épithète (épiclèse)d'archégétès, « archégète» ou « fondateur ».Dans le domaine grec, cette épiclèse estsouvent attribuée à Apollon, l’arpenteurégéen29. Or, en grec, le terme archèrecouvre le double concept de fondation –dans le sens de début, naissance – et defondement, socle30. L'épiclèse grecque dudieu a donc la même ambivalence « théolo-gique» que le « rocher » phénicien : il ren-voie au double processus d'appropriationculturelle du cosmos et d'implantationd’espaces habitables. La traduction révèleune perception très fine des réalités reli-gieuses phéniciennes, un dialogue théolo-giquement construit.

Les communautés de Phéniciens établisà Tharros, Antas, Cagliari, Ibiza ou Délos, quivénéraient Melqart et le qualifiaient d’unemanière si idoine, conféraient, en somme,au rocher primordial, Tyr, la fonction de« lieu de mémoire» et de modèle ancestrald'un espace «sauvage» gagné à la civilisa-tion par l’action d’un dieu protecteur. Leserrances inhérentes à la vie des marins etcolons phéniciens – comme, du reste, desHébreux nomades – les rendirent sans douteparticulièrement sensibles au thème del'enracinement territorial si prégnant dansleur univers symbolique et dans leur repré-

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sentation du divin. Un dieu-valise, certes,mais aussi un dieu-socle, comme celui d’Is-raël est un dieu-tabernacle. Lorsque des cor-porations de commerçants phénicienss'établissent dans l’île de Délos, au IIe siècleav. J.-C.31, le groupe des Tyriens prend le nomd'«Héracléistes de Tyr», par référence à Mel-qart, mais ils se réunissent initialement dansle sanctuaire d'Apollon. Puis, confronté àl'accroissement de la communauté, due à labienveillance divine, un des leurs, Patron,sollicite des autorités athéniennes la conces-sion d’un emplacement pour bâtir un sanc-tuaire du dieu national, défini comme«auteur des plus grands bienfaits pour leshommes et fondateur de notre patrie», unefois encore archégétès.

Les réalités phéniciennes sont subtile-ment mises en résonance avec celles quirelèvent de la culture religieuse grecque (lehéros civilisateur, le héros fondateur, lesoracles, etc.). Les identités religieuses dia-sporiques constituent donc un riche champexpérimental de «dialogue interreligieux» :on y sélectionne ce qui est perçu commecompatible, en particulier l'ancrage com-munautaire et ancestral des cultes dechaque groupe. La tradition secrète la légi-timité qui ouvre les portes de l'intégration.Les polythéismes font du champ du reli-gieux une voie de médiation culturelle, unespace de communication intercommunau-taire. Or, en soulignant cette capacité àrapprocher et à dialoguer, on adopte uneperspective herméneutique qui prend lecontre-pied de la vision «manichéenne» etcolonialiste du XIXe siècle, selon laquelle larencontre entre les religions se jouait sur leregistre de la compétition, du conflit et du« triomphe» de la plus «évoluée». L’implan-tation de divinités d’origine orientale aucœur de l’Empire romain constitue unchantier historique et historiographiqueexemplaire à cet égard.

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25. Pour le détail de l'analyse et les références, cf. M.G.Amadasi Guzzo., «Melqart nelle iscrizioni fenicie d'Oc-cidente », in P. Bernardini – R. Zucca (éd.), Il Mediterra-neo di Herakles, Rome, 2005, p. 45-52.

26.Cf. C. Bonnet, Melqart, cit., p. 27-33 ; P. Chuvin,Mythologie et géographie dyonisiaques. Recherches surl'œuvre de Nonnos de Panopolis, Clermont-Ferrand,1991, p. 224-254. Les deux versions sont : Nonnos,Dionysiaques, XL, 465-500 ; Philon de Byblos, ApudEusèbe, Praep. ev., I, 10, 10-11.

27.Cf. le riche dossier rassemblé par P. Moret, « Plane-siai, îles erratiques de l'Occident grec », dans Revue desétudes grecques 110 (1997), p. 25-56.

28. Corpus Inscriptionum Semiticarum I 122-122bis ;M.G. Amadasi Guzzo – M.P. Rossignani, « Le iscrizionibilingui e gli “agyiei” di Malta », in M.G. Amadasi Guzzoet alii (éd.), Da Pyrgi a Mozia. Studi sull'archeologia delMediterraneo in memoria di Antonia Ciasca (VicinoOriente, Quaderno 3/1), Rome, 2002, p. 5-28 ; ead.,« Melqart nelle iscrizioni fenicie d'Occidente », inP. Bernardini – R. Zucca (éd.), Il Mediterraneo diHerakles, Rome, 2005, p. 45-52. Ces objets n'ont pro-bablement pas été produits, ni même inscrits à Malte,mais ils y furent importés à une époque difficile à pré-ciser.

29. Sur les activités d'Apollon colonisateur, cf.M. Detienne, Apollon, le couteau à la main, Paris, 1998 :il délimite les espaces où les hommes habitent etbâtissent ses propres demeures, dessinant ainsi unegéographie sacrée, analogue à celle que Melqart l'ar-chégète trace d'une rive à l'autre de la Méditerranée,sur le versant phénico-punique.

30. Pour une analyse approfondie de cette épiclèse etde sa portée, cf. I. Malkin, Religion and Colonization,Leiden, 1987, p. 241-249. Voir aussi M. Detienne,«Manières grecques de commencer », in Id. (ss la dir.de), Transcrire les mythologies. Tradition, écriture, his-toricité, Paris, 1994, p. 164 ss.

31. Toujours fondamental, M.-Fr. Baslez, Recherchessur les conditions de pénétration et de diffusion desreligions orientales à Délos (IIe-Ier s. avant notre ère),Paris, 1977.

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« IL Y A BELLE LURETTEQUE L’ORONTE SYRIENSE DÉGORGE DANS LE TIBRE » :RÉFLEXIONS SURL’ÉPIDÉMIOLOGIE RELIGIEUSE

Glissons-nous un instant dans la têted’un « vieux réactionnaire » comme Juvé-nal. Détestant Rome et sa faune bigarrée,à la charnière entre le Ier et le IIe siècle av.J.-C., il s’en prend à l’évolution des mœursqui dénature la culture latine. Le succès decultes étrangers, venus de Grèce et deSyrie en particulier, le dérange ; il le vitcomme une « déferlante ». Dans sa 3e

Satire32, il raille Rome, la Graeca Urbs, etrappelle que iam pridem Syrus in Tiberimdefluxit Orontes, « il y a belle lurette quel'Oronte syrien se dégorge dans le Tibre ».Davantage que les valises, ce sont lesbateaux des négociants orientaux, les Syri,qui sont ici désignés comme les vecteursd’une pernicieuse épidémie religieuse.Implicitement, Juvénal appréhendecomme une corruption33 la diffusion descultes orientaux dans l’empire romain. Cephénomène a récemment fait l’objet d’unréexamen historique et historiographiquequi a mobilisé un groupe international dechercheurs : il a bien mis en évidencel’évolution des grilles de lecture modernesappliquées à la diffusion, à Rome et dansses provinces, selon des modalités et dansdes mesures variées, des cultes de Mithra,Isis, Cybèle ou encore Jupiter Dolichenus34.La question que se posait déjà Juvénal etque les historiens modernes ont affrontéeaprès lui est la suivante : pourquoi cesdieux ont-ils voyagé de l’Orient versRome ? Leur diffusion répond-elle à unhorizon d’attente dans la société romaine,ou à des caractéristiques « universalistes »inhérentes à ces cultes étrangers ? Ensomme : qui a contaminé qui ? Avec de

telles interrogations, on est au cœur de laproblématique des transferts culturels.

Or, sur ce plan, l’historiographie de la findu XIXe siècle et du début du XXe était forte-ment marquée par un double préjugé : évo-lutionniste d’une part, colonialiste del’autre. La migration des dieux et leurimplantation dans des terreaux différentsde leur contexte natif répondaient à la foisà un progrès du cheminement de l’esprit,dont le christianisme serait l’aboutissementnaturel, et à une sorte de conquête quiconduit au triomphe du plus fort sur le plusfaible, de la religion supérieure sur la reli-gion inférieure. L’œuvre de Franz Cumont,en particulier Les religions orientales dans lepaganisme romain, parue en 1906, consti-tue une des meilleures illustrations d’unetelle appréhension de la migration descultes orientaux dans l’empire romain. Exa-minons brièvement les leviers de sa penséeen matière de religio migrans.

Lorsque, au XIXe siècle, l’Orient devientl’objet d’une exploration scientifique35, uneauthentique « révolution intellectuelle36 » seproduit, et les spécialistes de la Grèce et deRome sont amenés à repenser la genèse dela culture classique. Berceau du mono-théisme, l’Orient est perçu comme le creu-set par excellence des mythes, des symboles,du christianisme. Pétris de philosophiehégélienne, les historiens pistent les progrèsde l'humanité en direction de la «grandejournée de l'esprit » qui est forcément occi-dentale et chrétienne. L’Orient s’imposecomme une étape décisive, mais provisoire :«ce qu'elle contenait de supérieur, cetterégion ne l'a pas conservé, mais l'a envoyéen Europe37 ». Dans cette grande fresquemigratoire et évolutionniste, les religionsdites «orientales» représentent un élémentcentral.

Or, en 1906, Franz Cumont, dans la fou-lée d’une série de conférences données au

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Collège de France, publie une synthèse inti-tulée Les religions orientales dans le paga-nisme romain, qui propose une analyseparticulièrement séduisante de la diasporad’Isis, Mithra, Cybèle, etc. Sa reconstruction,fine et érudite, bien que marquée par le dif-fusionnisme et l’évolutionnisme, s’imposerapidement comme une vulgate consen-suelle38. Cumont explique la migration desdieux orientaux par leur supériorité moraleet spirituelle et par leur exotisme, qui ren-force leur «appeal». Conditionnés par unereligiosité encore naturaliste et grossière,grevés de savoirs mensongers et illusoires,comme l’astrologie ou la magie, ces cultessont pourtant «plus avancés, plus riches enidées et en sentiments, plus prégnants etplus poignants que l'anthropomorphismegréco-latin39 ». Ils sont supérieurs sur le tripleregistre des sentiments (ou des sens), de l'in-telligence40 et de la conscience, parce qu'ilssollicitent une « foi personnelle», face à unpaganisme devenu froid ou resté puéril. C’estpourquoi leur pénétration en Occident est le« le fait capital de l'histoire morale de l'em-pire païen41 » . Sur ce plan, c’est la pratiquedes mystères qui représenterait le progrèsdécisif véhiculé par les cultes orientaux,c’est-à-dire la tension morale vers le salut del’âme. En cela, ils préfigurent le christianismeet font le lit du monothéisme. En filigrane,l’historien belge trace un itinéraire de pro-grès : du primitif au spirituel, du particula-risme à l'universalisme, du polythéisme aumonothéisme, avec les religions orientalesen situation de transition entre le paganismeet le christianisme.

Ce scénario a naturellement fait l’objetd’une révision approfondie : la catégorie des« religions orientales», avec des cultes égyp-tiens, anatoliens, syriens, iraniens, est artifi-cielle ; elle oppose les cultes nationaux et lescultes importés, alors qu’ils ont générale-ment cohabité et se sont mutuellement

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32. Juvénal, Satires, III, 60-66.

33. Sur le concept de « corruption », voir le dossier d’ar-ticles coordonné par Th. Ménissier, dans Anabases 6,2007.

34.Ce groupe, coordonné par J. Rüpke, P. Scarpi etmoi-même, a travaillé dans le cadre de trois ateliers derecherche successifs et d’un congrès final, en moins detrois ans, et a donné lieu à diverses publications : ledossier « Les “religions orientales” : approches historio-graphiques / Die “orientalischen Religionen” im Lichteder Forschungsgeschichte », Archiv für Religionsges-chichte, 8, 2006, p. 151-272 ; C. Bonnet – J. Rüpke –P. Scarpi (éds), Religions orientales – culti misterici.Neue Perspektiven – nouvelles perspectives – prospet-tive nuove, Stuttgart, 2006 ; C. Bonnet – S. Ribichini –D. Steuernagel (éds), Religioni in contatto nel Mediter-raneo antico. Modalità di diffusione e processi di inter-ferenza, Rome, sous presse (2008).

35.Voir, par exemple, J. Bottéro – M.-J. Sève, Il étaitune fois la Mésopotamie, Paris, 1993.

36. L’expression est de F. Cumont, « Les progrès récentsde l'histoire grecque », Revue de l'Instruction Publiqueen Belgique, 36, 1893, p. 9-19.

37. Friedrich Hegel, Leçons sur la philosophie de l'his-toire (trad. J. Gibelin), 3e éd., Paris, 1963, p. 81 (1re éd.,1837).

38. Seul Jules Toutain, depuis son observatoire occi-dental (l’Afrique du Nord en particulier), résiste à l’idéed’une vague de cultes orientaux déferlant sur l’empire :J. Toutain, Les cultes païens dans l’empire romain. Ire

Partie : Les provinces latines. T. II, Les cultes orientaux,Paris, 1911. Sur ce qui différenciait (et rapprochait)Toutain et Cumont, voir C. Bonnet, « L’empire et sesreligions : un regard actuel sur la polémique Cumont-Toutain concernant la diffusion des “religions orien-tales” », in J. Rüpke (éd.), Reichs- und Provinzreligion imrömischen Reich, Colloque d’Erfurt, juillet 2007, souspresse.

39. F. Cumont, Les religions orientales dans le paga-nisme romain, 1re éd., Paris, 1906 (5e éd., Turin, 2007),Préface, p. VIII.

40. Ibidem, p. 30 : « la piété devient gnose ».

41. Ibidem, Préface, p. VII.

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influencés, plutôt que de se concurrencer etde se combattre ; elle donne trop de poidsaux pratiques mystériques. Bref, au termed’un examen «déconstructionniste», le pay-sage religieux de l’empire romain nousapparaît comme moins manichéen, plusfluide. Pour notre propos, c’est la «méca-nique » diffusionniste et évolutionnistedécrite par Cumont qui est l’élément le plusintéressant de ce dossier. Les processusd’acculturation – un terme qui n’appartientpas au vocabulaire de Cumont, qui parleplutôt de «syncrétisme» et de «creuset» –sont décrits à l’instar des guerres colonialesqui apportent la civilisation et le progrès ;Cumont fait aussi une grande place auxexplications psychologisantes, à la sensibi-lité religieuse, comme plusieurs de sescontemporains, de William James à MaxWeber42. Cumont, qui a dix-sept ans lorsquePasteur découvre le vaccin antirabique etqui fait ses conférences au Collège deFrance l’année où Koch reçoit le prix Nobelpour ses travaux sur la tuberculose, recourtoccasionnellement à un vocabulaire issu del’épidémiologie, mais il n’en fait pas pourautant un véritable outil d’appréhension desphénomènes culturels itinérants qu’il étu-die.

Or, très récemment, Dan Sperber, enanalysant le phénomène de La contagiondes idées (1996), a intelligemment trans-posé dans les sciences humaines un instru-ment d’analyse issu des sciences naturelles.Migration méthodologique, en somme ! Unetelle approche peut-elle s’appliquer à la dif-fusion des dieux orientaux dans l’empireromain, et plus généralement aux «dieux-valises»? Quelle contagion, quelle épidémie,et quel terreau rendent-ils donc compte deleur propagation? Quelles transformationssont-elles générées par l’épidémie? Quels« enchaînements causaux » sont-ils àl’œuvre? Comment s’articulent les repré-

sentations mentales, internes à leurs utilisa-teurs, et les représentations publiques, quise manifestent dans leur environnement?

Les modèles épidémiologiques présen-tent, aux yeux de Dan Sperber, l’avantaged’être éclectiques dans les causalités qu’ilssollicitent et d’expliquer des macrophéno-mènes par l’effet cumulé de microphéno-mènes, à la différence des modèles holistesqui opèrent sur un plan systémique. «Adop-ter la démarche épidémiologique, c’estrenoncer sans doute à l’espoir d’une grandethéorie unifiée43. » Il s’agit en outre d’appro-cher l’histoire des phénomènes mentaux,des processus de diffusion des représenta-tions culturelles (c’est-à-dire largement etdurablement distribuées dans un groupesocial) en intégrant les acquis des sciencescognitives. Or, par rapport à la lecture téléo-logique d’un progrès relativement linéaire,telle que Cumont la trace pour les religionsorientales, la perspective épidémiologiqueet cognitive suggère que les représentationsculturelles tendent à optimiser le rapporteffet-effort : plus d’effets cognitifs pourmoins d’efforts mentaux. Elle indique aussique, loin de répondre à un fonctionnalismeunivoque, la réception des représentationsculturelles ne suit pas une logique utilita-riste pure et simple, pas plus qu’elle ne sesatisfait d’un psychologisme réductionniste.

De surcroît, comme l’a suggéré le cas dela diffusion du culte de Melqart, accompa-gné d’un «discours théologique», réduit,dans nos sources, à sa moindre expression(un titre, une épithète), Dan Sperber sou-ligne à bon escient le fait que « la majoritédes croyances humaines procèdent non dela perception des objets de la croyance, maisde la communication à propos de cesobjets44 ». Les contenus sont médiatisés,donc constamment interprétés : des « repré-sentations de représentations». Au-delà dudarwinisme et même du néo-darwinisme,

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les outils conceptuels et méthodologiques disponiblesaujourd’hui pour décrire et comprendre la réception sélec-tive des dieux itinérants se sont considérablement affinés. Àl’époque du libéralisme et de la globalisation, le paysagereligieux de la Méditerranée antique s’est fluidifié et sedécline sous le signe de la «connectivité», tel un grand«marché » au sein duquel les dieux, les mythes, lescroyances et les rites circulent, se rencontrent, dialoguentet suscitent des stratégies dévotionnelles électives et sélec-tives. L’offre et la demande, la « loi du marché» rendraient-elles raison des itinérances cultuelles? Non, assurément :même en milieu polythéiste où domine une logique cumu-lative et optionnelle, les concurrences et les convergencess’enracinent dans des contextes spécifiques, en écho à la«glocalisation». Ce sont avant tout les lieux, les paysages,les objets, les statues, les noms, et les hommes qui ontassuré l’implantation et le succès des dieux ici ou là, ensomme la réplication des représentations et des pratiquesculturelles, kata ta patria, selon les usages ancestraux, tou-jours semblables et pourtant différents. ■

Corinne BonnetCorinne Bonnet est Professeur d’Histoire grecque àl’université de Toulouse II – Le Mirail, après avoirenseigné en Belgique et en Italie. Elle est directrice del’équipe PLH-ERASME. Ses travaux portent essentielle-ment sur deux domaines : d’une part, les religions eninteraction dans le monde méditerranéen antique, enparticulier les religions phénicienne et punique,grecque et romaine et, d’autre part, la réception del’Antiquité, l’histoire des disciplines et des pratiquessavantes, spécialement par le biais des correspon-dances scientifiques (notamment celle de FranzCumont).

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42.Cf. C. Bonnet, « “L’histoire sécu-lière et profane des religions” (F.Cumont) : observations sur l’articu-lation entre rite et croyance dansl’historiographie des religions de lafin du XIXe et de la première moitiédu XXe siècle », in J. Scheid, éd., Riteset croyances dans les religions dumonde romain, Entretiens sur l’Anti-quité classique LIII, Fondation Hardt,Vandoeuvres, 2006, p. 1-37.

43. D. Sperber, La contagion desidées, cit., p. 116.

44. Ibidem, p. 121.

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Prix : 22 €ISBN : 978-2-85816-979-5

SODIS : F279792

ISSN : 1637-5823

Presses Universitaires du Mirail

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Dieux-valises

H i s t o i r e e t s o c i é t é s

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NU

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•De l’Algérie à la France :les transferts de Notre-Damede Santa Cruz, Notre-Damed’Afrique et Saint MichelMichèle BAUSSANT

•Les bâtiments du culte musulmancomme prisme d’analyse desclivages et des enjeux politiquesautour du croire en islam.L’exemple de MontpellierLydie FOURNIER

Chantiers de recherche

•Compte rendu du colloque deNice, décembre 2007, Migrationset religion en France XIXe-XXe siècleYvan GASTAUT

•Des immigrés au servicede la France : les engagementsvolontaires de l’automne 1938Emmanuel DEBONO

• « La valise ou le cercueil » :un aller-retour dans la mémoiredes Pieds-NoirsAmy L. HUBBELL

Documents

• Ils ont fait l’Amérique ! Un siècled’histoire huguenoteaux États-Unis (v.1850-v.1945)

Bertrand VAN RUYMBEKE

Bibliothèque

Résumés

DES DIEUX ET DES TEMPLES EN VOYAGES

•Entre immanence et transcendance.Réflexions sur la représentation du divindans l’AntiquitéCorinne BONNET

•Des icônes aux églises et aux monastèresreconstruits par les Réfugiés grecs d’AsieMineure sur les lieux de leur exilMichel BRUNEAU

•Une architecture de l’exil.Transfert de synagogues et constructionidentitaire aux États-Uniset en Israël au XXe siècleDominique JARRASSÉ

•Reproduction ou création ?Images, pratiques et objets religieuxarméniens dans l’exil à Los AngelesSarah MEKDJIAN

•Migration et mutations du cultedes génies Hauka du Nigervers la Gold-Coast (années 1920-1950) Alice GALLOIS

•De l’Afrique aux Amériques. L’implantationdu culte des divinités akan aux États-UnisPauline GUEDJ

JETER L’ANCRE : DES TEMPLES VENUSD’AILLEURS DANS LE PAYSAGE URBAIN FRANÇAIS

•Présence des chrétiens d'Orient dansle paysage marseillais aux XIXe et XXe siècles Régis BERTRAND

•Construire au nom de Dieu.Architecture et diaspora arméniennesà Marseille Katrin LANGEWIESCHE

• « L’église des Italiens ».Une paroisse de la banlieue de Lyon Philippe VIDELIER

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