Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

27

Transcript of Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

Page 1: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com
Page 2: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

HUGUES PANASSIÉ

Hugues Panassié est né le 27 février 1912, à Paris. Il débute dans la critique musicale à l'âge de dix-huit ans. En 1932, il fonde le « Hot-Club de France » pour défendre et propager la véritable musique de jazz. A partir de 1937, il fait des confé- rences sur le jazz à Paris, en province et à l'étranger. Pendant un premier séjour à New York dans Harlem, en 1938 et 1939,

il fait enregistrer de nombreux disques avec les plus grands musiciens de jazz : Mezzrow, Bechet, Tommy Ladnier, James P. Johnson, etc., et fait des émissions à la radio, et des conférences dans les univer-

sités américaines. A son retour, il reprend ses tournées de conférences en France et

à l'étranger. En 1949, fait un deuxième voyage aux États-Unis. Hugues Panassié a écrit quinze livres sur le jazz, dont plu- sieurs sont traduits en différentes langues étrangères. Il collabore à de nombreuses revues françaises et étrangères. Il est connu sur le plan international, comme critique français de jazz.

Page 3: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com
Page 4: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com
Page 5: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

HISTOIRE DU VRAI JAZZ

Page 6: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

DU MÊME AUTEUR

LE JAZZ HOT, Editions Corrêa, 1934 (épuisé). 144 HOT JAZZ RECORDS, édité par la RCA-Victor,

Camden, New Jersey, 1939 (épuisé). LA MUSIQUE DE JAZZ ET LE SWING, Editions Corrêa,

Paris, 1943. LES ROIS DU JAZZ, Editions Ch. Grasset, Genève, 1944

(épuisé). LA VÉRITABLE MUSIQUE DE JAZZ, Editions Robert

Laffont, 1946 (épuisé). DOUZE ANNÉES DE JAZZ (1927-1938), Editions Corrêa,

1946 (épuisé). CINQ MOIS A NEW YORK (octobre 1938 - février 1939),

Editions Corrêa, 1947. LOUIS ARMSTRONG, Editions du Belvédère, Paris, 1947. JAZZ PANORAMA, Editions des Deux-Rives, 1950.

(épuisé). QUAND MEZZROW ENREGISTRE, Editions Robert Laffont,

1952. LA VÉRITABLE MUSIQUE DE JAZZ, édition revue et aug-

mentée, Editions Robert Laffont, 1952 (épuisé). PETIT GUIDE POUR UNE DISCOTHÈQUE DE JAZZ, Editions

Robert Laffont, 1955. DISCOGRAPHIE CRITIQUE DES MEILLEURS DISQUES DE

JAZZ, Editions Robert Laffont, 1958. LE RUGBY, règles et technique du jeu, Editions « Les

Presses Rapides », 1946.

En collaboration avec Madeleine GAUTIER :

DICTIONNAIRE DU JAZZ, Editions Robert Laffont, 1954.

A paraître : RÉFLEXIONS ANACHRONIQUES, notes sur l'art, la vie, etc.

Page 7: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

HUGUES PANASSIÉ

HISTOIRE DU VRAI JAZZ

ROBERT LAFFONT 30, rue de l'Université

PARIS

Page 8: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

Vous intéresse-t-il d ' ê t r e t enu au courant des livres que publ ie l ' éd i t eu r de cet ouvrage ?

Envoyez s imp lemen t votre carte de visite aux Editions Rober t LAFFONT, service « Vient de Para î t re », 30, r ue de l 'Université, P a r i s - V I I et vous recevrez r é g u l i è r e m e n t et sans aucun engagemen t de votre part , son bu l le t in i l lustré « Vient de Para î t re » qui présente, avec les explications nécessaires, toutes les nouveautés , romans, voyages, documents , histoire, essais, etc., que vous trouverez chez votre l ibraire.

© 1959 b y R o b e r t L a f f o n t .

PRINTED IN FRANCE

Page 9: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

Ce livre est dédié à mes amies Jackline et Eliane.

Page 10: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com
Page 11: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

Pourquoi histoire du vrai jazz ? Parce qu'on a écrit tant de livres, d'articles où le jazz authentique et le faux jazz étaient confondus, tantôt par igno- rance, tantôt volontairement, qu'il est indispensable de mettre les choses au point.

Il ne s'agit pas ici de l'histoire de ce que trop de gens mal informés croient être du jazz et qui n'a, avec cette musique, que des rapports superficiels. Il s'agit de l'histoire du vrai jazz, musique des Noirs des Etats-Unis d'Amérique.

Puisque ce sont les Noirs qui ont créé cette mu- sique, lui ont donné sa forme, ses lois propres, nul Blanc ne peut se permettre d'appeler « jazz » une musique qui n'obéit pas à ces lois.

Lorsqu'on apprend une langue étrangère, on ne s'arroge pas le droit d'en modifier la grammaire, le vocabulaire, la syntaxe : on l'apprend telle qu'elle est.

Le jazz est la langue musicale d'une autre race. Nous autres, Blancs, nous pouvons la comprendre, voire la parler, pourvu que nous prenions soin de l'apprendre, de nous l'assimiler.

Page 12: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

C'est au contact des Noirs que j'ai appris ce qu'était le jazz. Ma conception du jazz, c'est la leur, que je me suis efforcé d'exposer aussi fidèlement que possible.

Il y a aujourd'hui encore des Blancs qui s'ima- ginent sincèrement que la race noire est une race inférieure. Il faut les plaindre, car c'est là le témoi- gnage d'une profonde et fâcheuse ignorance, quand ce n'est pas l'indice d'un manque de réflexion ou d'une mauvaise conscience. L'humoriste anglais Ber- nard Shaw a fort bien dit : « Le Blanc réduit le Noir au rang de cireur de souliers puis il va partout cla- mant que le Noir n'est bon qu'à cirer les souliers. »

Quand on a fréquenté assidûment les Noirs, on sait que ce sont des hommes comme nous, qu'il y a chez eux, comme chez nous, des gens extrêmement intelligents et d'autres qui le sont moins; des gens fort gentils et d'autres qui sont difficiles à vivre — avec cette différence, toutefois, que la plupart des Noirs ont conservé un naturel, une vitalité, une fraî- cheur d'âme que nous avons trop souvent perdue. Leur musique, le jazz, reflète précisément ces qua- lités.

Pourquoi tant de jeunes ont-ils goûté le jazz ? Justement parce qu'ils y ont senti cette fraîcheur, cette vitalité qui ne se rencontrent guère à un pareil degré dans la plupart des autres musiques de notre temps. Mais pourquoi un grand nombre d'entre eux s'en est-il ensuite détourné ? Parce qu'on leur pré- sentait aussi, sous le nom de jazz, une musique qui n'était plus qu'une contrefaçon de celle des Noirs, une musique amputée de ses éléments vitaux, une musique stérilisée, fossilisée.

Mais, m'objecteront certains, ce bop, ce cool que

Page 13: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

vous affirmez ne pas être du vrai jazz, ne sont pas exclusivement pratiqués par des Blancs mais aussi par des Noirs : Miles Davis, Bud Powell, Sonny Stitt, Sonny Rollins, etc.; c'est donc bien du jazz, puisque vous dites que le jazz, c'est la musique des Noirs.

Oui, le jazz est la musique des Noirs, dans la mesure où ceux-ci sont fidèles à leur génie musical au lieu d'imiter les Blancs.

Marian Anderson est bien une chanteuse noire, il lui arrive même d'interpréter des « Negro spiri- tuals » mais elle ne fait pourtant pas de la musique noire. Elle a appris à chanter selon la technique vo- cale des Blancs et elle est devenue une excellente chanteuse « classique ». C'était son droit de préférer la façon de chanter de nos Conservatoires à la technique vocale de tradition noire. Mais seul un ignorant peut croire que Marian Anderson est une représentante du chant religieux des Noirs des Etats- Unis ; les gens au courant savent bien que ce sont Mahalia Jackson, Sister Rosetta Tharpe les vraies chanteuses de spirituals.

De même, seul un ignorant peut croire que Miles Davis ou Donald Byrd sont des musiciens de jazz. Que de pseudo-intellectuels plus imbus de théorie que de pratique s'y soient trompés, cela ne peut étonner outre mesure : Miles Davis improvise à la trompette des variations sur The Man I Love (par exemple), toutes choses que font effectivement les musiciens de jazz. Mais cette similitude ne résiste pas une seconde à l'examen. Aucun de ces éléments n'est essentiel au jazz. La trompette existait bien avant le jazz, le fait d'improviser des variations sur un thème donné se rencontre dans de nombreuses musiques (tzigane, flamenco, etc.). Quant au thème lui-même,

Page 14: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

The Man I love, il est fréquemment chanté ou inter- prété par des gens que personne ne songe une se- conde à associer avec le jazz.

Le fait d'être de race noire, d'improviser des va- riations à la trompette sur un thème parfois utilisé par les jazzmen n'implique pas plus qu'on crée du jazz que le fait d'être de race blanche et d'écrire une tragédie en vers sur le thème d'Iphigénie n'impli- quait que Racine rédigeait ses pièces en langue grecque.

Le jazz, il faut sans cesse le redire, est un idiome, un langage musical. Les Noirs des Etats-Unis, qui l'ont créé, sont, à ce titre, particulièrement doués pour le pratiquer mais cela n'empêche nullement : 1° Que les Blancs puissent apprendre à s'exprimer dans cet idiome ; 2° que des Noirs abandonnent cet idiome pour s'exprimer dans un autre.

Le public noir des Etats-Unis ne s'y est pas trompé : lui qui a toujours fait un grand succès aux jazzmen de valeur, aux Louis Armstrong, Duke Ellington, Fats Waller, Lionel Hampton, Count Basie, Jimmie Lunceford, il n'a jamais reconnu pour siens les Miles Davis et autres « progressistes ». Ceux-ci n'ont pu, aux Etats-Unis, trouver audience qu'auprès du public blanc, et dans une si faible proportion que bon nombre de ces pseudo-jazzmen viennent de plus en plus chercher fortune en France où, depuis quel- que temps, on les emploie volontiers pour enregistrer les fonds sonores de films d'épouvante, ce qui les remet d'ailleurs à leur vraie place.

Donc, si vous m'avez bien suivi, ce n'est pas parce qu'un musicien a la peau noire que vous vous trou- vez en face d'un musicien de jazz. Mais, inversement, ce n'est qu'exceptionnellement qu'un Blanc est com-

Page 15: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

pétent en matière de jazz. Il ne peut l'être que s'il s'est mis longuement et humblement à l'école des Noirs, afin d'apprendre à parler ou à comprendre leur langage musical. Or, ce qu'on appelle par euphé- misme la critique de jazz se compose presque uni- quement d'un ramassis de Blancs prétentieux qui n'ont jamais fréquenté les Noirs de leur vie et s'ima- ginent pouvoir parler du jazz sans avoir essayé un instant de s'assimiler cet idiome qui leur est étran- ger. Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que ces gens-là aient totalement confondu les genres et qu'ils aient pris la musique dite « progressiste » (bop et cool) pour du jazz. Cette confusion, involontaire chez les uns, est soigneusement, machiavéliquement entretenue par d'autres. Ceux-ci ayant (sans l'avouer) le préjugé de race anti-noir, font tout ce qu'ils peu- vent pour éliminer le vrai jazz, musique authentique des Noirs, au bénéfice du pseudo-jazz progressiste, musique moralement à leur convenance puisque pra- tiquée soit par des Blancs (Gerry Mulligan, Chet Baker, Lee Konitz, Paul Desmond, etc.), soit par des Noirs qui ont renié les traditions de leur race pour singer les Blancs, pour leur être asservis, non plus, comme leurs ancêtres, par la violence, mais volon- tairement, sous l'empire de la honte qu'ils ont d'être Noirs, honte qui leur a été — et qui leur est tou- jours — inoculée par les racistes blancs.

Répétons-le : tout Noir peut bien faire de la mu- sique blanche si cela lui convient ; mais personne n'a le droit, dans ce cas, de prétendre qu'il continue à faire du jazz.

Page 16: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com
Page 17: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

CHAPITRE PREMIER

Des côtes d'Afrique au delta du Mississippi. — La « conquête » des Blancs par les Noirs... — « Spi- rituals » et « blues ». — « Qui chante son mal l'enchante. » — Chanteurs de la ville et des champs.

Les trafiquants d'esclaves qui, pendant plusieurs siècles, transportèrent d'Afrique en Amérique des centaines de milliers de Noirs, ne prévoyaient cer- tainement pas qu'un jour les descendants de ces esclaves aux Etats-Unis feraient à leur tour la con- quête du monde blanc, mais de façon pacifique, cette fois : en créant une musique qui, par la seule force de sa beauté et de son originalité, s'imposerait dans presque tous les continents. Cette musique, c'est le jazz.

Le trafic d'esclaves africains ne fut pas une jolie page de l'histoire de la civilisation blanche. Les Noirs, raflés sur les côtes de l'Afrique de l'Ouest,

Page 18: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

étaient entassés par centaines au fond des cales de navires, dans de telles conditions que la moitié d'en- tre eux mouraient en cours de route. Les survivants, vendus sur les marchés d'esclaves du continent amé- ricain, étaient soumis à de durs travaux, notamment dans les vastes exploitations rurales du Sud des Etats-Unis, ainsi qu'à l'asséchement du delta du Mississippi, à la construction de digues, de quais, etc.

Dans leurs trop rares moments de loisir, de re- pos, que faisaient ces Noirs ? De la musique.

Chaque peuple, chaque race a ses dons particu- liers. Les Noirs, pour leur part, ont un goût naturel pour la musique, le chant, le rythme, et un instinct musical très développé.

Or, justement, une des rares ressources qui res- tent à la disposition d'un peuple privé de sa liberté matérielle, physique, morale, privé de tout, c'est de chanter.

Leur journée de labeur terminée, les Noirs se retrouvaient donc dans un champ, au bord d'une rivière, et ils se mettaient à chanter, accompagnant rythmiquement leurs chants en tapant avec des bâ- tons sur des caisses, des bidons vides, enfin sur tout ce qui pouvait se trouver à leur disposition — ou tout simplement en frappant dans leurs mains.

Chez les premiers esclaves noirs transportés en Amérique, ces chants et ces rythmes devaient être semblables à la musique vocale et au « tam tam » africains. Mais, au fur et à mesure que se succé- daient les générations, le souvenir de la musique africaine s'estompait, d'autant plus qu'une autre influence survenait.

En effet, des missionnaires blancs, de plus en plus nombreux, évangélisaient les esclaves noirs et leur

Page 19: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

apprenaient des cantiques d'origine européenne. Mais les Noirs chantèrent ces mélodies de façon si diffé- rente de celle des Blancs qu'ils firent, avec les mê- mes thèmes, une tout autre musique, qu'on appela « negro spirituals », c'est-à-dire les chants spirituels (ou religieux) nègres.

Si cette musique religieuse devenait très diffé- rente, interprétée par les Noirs, c'était pour plusieurs raisons.

D'abord, les Noirs, sur ces cantiques, exprimaient leur peine d'hommes opprimés et leur espoir d'un monde meilleur avec beaucoup plus de conviction que ne pouvaient le faire les missionnaires, lesquels leur apprenaient, en fait, un air, une mélodie et des paroles. Ensuite, les Noirs n'ayant ni le même timbre de voix, ni la même prononciation ni le même accent rythmique que les Blancs, transformèrent, sans même en être conscients, la musique qui leur était apprise et l'adaptèrent à leur nature, à leur tempérament, à leurs moyens, à leur sensibilité.

Lorsque l'esclavage fut aboli aux Etats-Unis, en 1865, les malheurs des Noirs ne furent pas terminés pour autant car les Blancs se refusèrent à les traiter en égaux. Ce fut alors la « ségrégation » : les Noirs se virent assignés des quartiers de ville déterminés, généralement les moins favorisés et les plus insalu- bres, le long des voies ferrées, sur les terres basses bordant les rivières. Ils ne devaient avoir avec la société blanche aucun contact si ce n'est des rap- ports d'inférieur à supérieur : ils étaient domesti- ques, hommes de peine. Si les Noirs croisaient un Blanc dans la rue, ils devaient descendre du trottoir pour le laisser passer ; un homme de race noire n'avait pas le droit de regarder une femme blanche

Page 20: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

et, si elle lui adressait la parole, il devait répondre les paupières baissées ; un Noir n'avait pas le droit d'essayer un chapeau dans un magasin mais sim- plement celui de désigner, du doigt, celui qu'il vou- lait acheter, etc.

Aussi la musique des Noirs continua-t-elle à se développer en vase clos, sans avoir de contacts au- tres que fugitifs et superficiels avec la musique des Blancs.

C'est ainsi que fleurit ce chant populaire des Noirs américains qui fut appelé le « blues ».

Le blues est une plainte, un cri de révolte qui a été arraché à l'âme noire, d'abord par l'esclavage, ensuite par l'oppression qui a continué à peser sur la race noire après l'abolition de l'esclavage. C'est une musique poignante mais non plaintive à l'excès car le Noir appartient à une race « jeune », pleine de vitalité, et il n'aime pas gémir sur lui-même. Lorsqu'un Noir chante le blues, ce n'est pas pour s'attendrir, s'appesantir sur sa souffrance et ses mal- heurs, c'est pour s'en délivrer. On peut appliquer au blues le mot du félibre Aubanel sur la poésie : « Qui chante son mal l'enchante. » C'est pourquoi le blues, en fin de compte, est une musique qui produit un effet tonifiant, dilatant.

Les paroles des blues (souvent inventées par le chanteur lui-même) reflètent la façon d'être des Noirs : sur une musique d'accent dramatique, ce sont souvent des paroles comiques, pleines d'humour qui sont chantées ; et parfois, des paroles dramati-

ques, poignantes de vérité apparaissent sur une mu- sique enjouée.

Le blues est formé d'un nombre variable de stances, généralement de six vers chacune, les deux

Page 21: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

premiers vers étant presque toujours répétés, les deux derniers formant une sorte de conclusion à la stance :

I'm goin' down to the cemetery 'Cause the world is ail wrong Goin' down to the cemetery 'Cause the world is all wrong Down there with the spooks To hear 'em sing my sorrow song

Je m'en vais au cimetière Car le monde est sens dessus dessous M'en vais là-bas au cimetière Le monde est sens dessus dessous J'irai là-bas parmi les fantômes Pour les entendre chanter leur peine

(Extrait de « Cemetery Blues ».)

Les thèmes qui reviennent le plus souvent dans le blues sont ceux des chants populaires de toutes les races à toutes les époques : l 'amour déçu, le manque d'argent, les durs labeurs :

Now the woman I love the woman I long to see Hey Lawdy Mama Great God Almighty The woman I love the woman I long to see She's in Cincinnati An' won't even write to me

La femme que j'aime, celle que je veux tant voir, Ah doux Seigneur, Grand Dieu Tout Puissant, La femme que j'aime, celle que je veux tant voir,

Page 22: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

Elle est à Cincinnati Et elle ne veut même plus m'écrire

(Extrait du blues « Hey Lawdy Mama ».)

Went down to the levee Work in the levee freight yard I went down to the levee Work in the levee freight yard They payed a dollar an hour But the work was so doggone hard

Suis descendu travailler aux digues Aux entrepôts de marchandises sur les quais Suis descendu travailler aux digues Aux entrepôts, là-bas sur les quais On me donnait un dollar de l'heure Mais quel boulot, une vraie vie de chien.

(Extrait de « Levee Blues ».)

Back water done caused me To pack my things an' go Back water done caused me To pack my things an' go 'Cause my house fell down An' I can't live there no mo'

Quand les eaux se sont retirées J'ai dû faire mes baluchons Quand les eaux se sont retirées J'ai dû faire mes baluchons Parce que ma maison elle était par terre Et je ne sais plus où aller habiter.

(Extrait de « Back Water Blues ».)

Les allusions au préjugé de race dont les Noirs

Page 23: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

ont tant à souffrir de la part des Blancs ne sont pas aussi fréquentes dans les blues qu'on pourrait s'y attendre. D'abord, parce que, pendant longtemps, les Noirs auraient risqué de cruelles représailles s'ils avaient été entendus par les Blancs. Ensuite et sur- tout parce qu'il n'est pas dans la nature du Noir de protester ouvertement, de façon lourde et agressive contre un état de fait auquel il ne peut rien changer. Le Noir appartient à une race fière, sensible, et lorsqu'il est atteint dans sa dignité de personne hu- maine, il réagit avec subtilité, finesse et humour. Aussi lorsque dans un blues il traite du préjugé racial dont il est victime, il le fait généralement de manière indirecte, par des allusions, des phrases à double sens, des transpositions d'images du parti- culier au général, de telle sorte que le sens des paroles, des mots ne pourra être saisi par les éven- tuels auditeurs blancs tandis que les Noirs s'en di- vertiront énormément.

Le texte musical des blues est peu varié. Ce sont souvent les mêmes phrases qui reviennent. Un blues se différencie d'un autre surtout par les paroles et par les variations personnelles qu'y apporte chaque chanteur, variations qui consistent principalement en de larges inflexions (petits glissandos) que le chanteur, selon l'inspiration du moment, fait subir à certaines notes.

Techniquement, le blues se caractérise surtout par l'emploi fréquent de ce qu'on a appelé les « notes blue », l'abaissement d'un demi-ton des 3 et 7 de- grés de la gamme; c'est-à-dire que dans la gamme de do majeur, par exemple, les phrases contiennent fréquemment un mi bémol et un si bémol là où l'on s'attendrait à entendre un mi naturel et un si naturel.

Page 24: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

Lorsqu'ils chantaient le blues, les Noirs s'accom- pagnaient à la guitare, du moins à partir du moment où ils purent s'acheter de vrais instruments car, dans les débuts, ils utilisaient des instruments de fortune qu'ils fabriquaient eux-mêmes, montant, par exem- ple, un manche et des cordes sur une vieille boîte à cigares.

Ces premiers chanteurs de blues — du moins les meilleurs d'entre eux — devinrent assez rapidement des musiciens plus ou moins « professionnels », en ce sens qu'ils réussirent à gagner leur vie en chan- tant. Au fur et à mesure que s'étendait leur renom- mée, ils allaient par les villages, par les villes, ils s'installaient sur les places, aux carrefours et se met- taient à chanter ; après quoi ils faisaient la quête (« they passed the hat » — « ils passaient le cha- peau »), un peu à la manière de nos chanteurs des rues — avec le talent en plus.

Lorsqu'un chanteur de blues était annoncé, on accourait de partout pour venir l'entendre raconter ses aventures en chantant, à mots couverts, bien sûr, pour que le Blanc ne comprenne pas ce à quoi il faisait allusion. Mais les Noirs, eux, comprenaient parfaitement, l'émotion était partagée par l'assem- blée qui savait apprécier à leur valeur paroles et musique.

Beaucoup, parmi ces premiers chanteurs de blues, étaient aveugles. Ne pouvant gagner leur pain au- trement, ils allaient chantant par les chemins et se faisaient accompagner par un jeune Noir qui leur servait de guide — et qui devenait souvent chanteur de blues, lui aussi.

Le jazz devait naître, comme nous le verrons au chapitre suivant, de ces blues chantés, et aussi des

Page 25: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

chants religieux tels que les Noirs les interprétaient; car le jazz est la transposition orchestrale des chants profanes et religieux des Noirs des Etats-Unis d'Amé- rique.

ILLUSTRATION PAR LE DISQUE

Le phonographe et le disque ont été inventés trop tard pour que nous puissions avoir des enregistre- ments de la musique vocale noire du siècle dernier. Cependant, grâce au fait que jusqu'à une époque récente (jusque vers la première guerre mondiale) les paysans noirs du Sud des Etats-Unis ont vécu entre eux, à l'écart des Blancs, leur musique popu- laire n'a guère subi, pendant longtemps, d'influence extérieure. Aussi les chanteurs de blues nés vers la fin du siècle dernier ou aux environs de 1900 et dont le style musical était déjà formé avant qu'ils vien- nent à la ville peuvent-ils être considérés comme d'authentiques représentants du blues primitif.

Un de ces chanteurs de blues, « Big Bill » Broonzy (né en 1893 dans l'Etat de Mississippi — mort le 15 août 1958), a beaucoup enregistré, s'ac- compagnant à la guitare. Son recueil microsillon 33 tours Jazz Selection LDM 30.037, bien qu'enregis- tré à une date relativement récente (1951-1952), est un des plus typiques exemples du blues à l'état pur que nous ayons en disque — un des plus beaux aussi. En outre, un des morceaux de ce recueil, Blues in 1890, que Big Bill appelle plus volontiers « Blues in the nineties » (« blues des années 90 », c'est-à-dire des années comprises entre 1890 et 1900), est le plus ancien blues qu'il se souvienne avoir entendu. Lors-

Page 26: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

Le jazz est l'un des phénomènes majeurs du X X siècle. Ses trompettes ont fait trembler le vieux monde. Leurs éclats ont réveillé quelque chose qui sommeillait en chacun et dont les Noirs d'Amérique avaient gardé le secret. Nous sommes des hommes du temps du jazz.

Son histoire est une aventure, presque une

épopée. Elle s'écrit avec des noms qui sonnent comme des victoires : la Nouvelle-Orléans,

Chicago, Harlem, King Oliver, Jelly-Roll Morton, Willie Smith, Duke Ellington... cent autres et, au-dessus de tous, celui de Louis Armstrong...

Cette histoire, elle est ici, toute vibrante, sous

la plume de l'homme de France qui la connaît le mieux, pour lui avoir consacré sa vie. On peut n'être pas d'accord avec Hugues Panassié, discuter telle ou telle de ses positions (sa condamnation de « l'hérésie bop », par exemple), on ne saurait lui refuser la science et la foi — tout ce qui fait que son livre se lit comme il a été écrit : avec passion.

Page 27: Histoire du vrai jazz - excerpts.numilog.com

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.