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    Lon Trotsky (1879-1940)[1932] (1967)

    Histoire de

    la Rvolution russe2- OctobreTraduit du russe par Maurice Parijanine.

    Un document produit en version numrique par Claude Ovtcharenko, bnvole,Journaliste la retraite prs de Bordeaux, 40 km de Prigueux

    Courriel: [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://classiques.uqac.ca/

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    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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    Cette dition lectronique a t ralise par Claude Ovtcharenko,bnvole, journaliste la retraite prs de Bordeaux, 40 km de Pri-gueux.

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    partir de :

    Lon TROTSKY

    HISTOIRE DE LA RVOLUTION RUSSE.2- OCTOBRE.

    Traduit du russe par Maurice Parijanine. Paris : Les di-tions du Seuil, 1967, 768 pp. Collection Politique.

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    Lon TROTSKY

    HISTOIRE DE LA RVOLUTION RUSSE.

    2- OCTOBRE.

    Traduit du russe par Maurice Parijanine. Paris : Les ditions du Seuil, 1967,768 pp. Collection Politique.

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    Table des matires

    Prface23. Les Journes de Juillet : la prparation et le dbut24. Les Journes de Juillet : le point culminant et lcrasement25. Les bolcheviks pouvaient-ils prendre le pouvoir en Juillet ?26. Le mois de la grande calomnie27. La contre-rvolution relve la tte

    28. Kerensky et Kornilov29. La confrence dtat Moscou30. Le complot de Krensky31. Le soulvement de Kornilov32. La bourgeoisie se mesure avec la dmocratie33. Les masses exposes aux coups34. Mare montante35. Les bolcheviks et les soviets36. La dernire coalition37. La paysannerie devant Octobre38. La question nationale

    39. Sortie du prparlement et lutte pour le congrs des soviets40. Le comit militaire rvolutionnaire41. Lnine appelle linsurrection42. Lart de linsurrection43. La prise de la capitale44. La prise du palais dHiver45. Linsurrection doctobre46. Le congrs de la dictature sovitiqueConclusion

    Appendices1. Des particularits du dveloppement de la Russie2. Le rarmement du parti 3. Le congrs des soviets et la manifestation de juin

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    Histoire de la Rvolution russe.

    2- Octobre (1930)

    PRFACELon Trotsky, 13 mai 1932.

    _______

    Retour la table des matires

    La Russie a accompli si tard sa rvolution bourgeoise quelle sest trouve

    force de la transformer en rvolution proltarienne. Autrement dit : la Russie

    tait tellement en retard sur les autres pays quelle a t oblige, du moins dans

    certains domaines, de les dpasser. Cela semble absurde. Cependant, lhistoire est

    pleine de ces paradoxes. LAngleterre capitaliste a tellement devanc les autrespays quelle sest trouve force de cder le pas. Les pdants se figurent que la

    dialectique est un vain jeu desprit. En ralit, elle reproduit seulement le proces-

    sus de dveloppement qui vit et se meut dans des contradictions.

    Le premier tome de cet ouvrage devait expliquer pourquoi le rgime dmocra-

    tique, tardivement arriv dans lhistoire remplacer le tsarisme, se trouva abso-

    lument non viable. Le tome prsent traite de la conqute du pouvoir par les bol-

    cheviks. Le fond de lexpos est ici encore constitu par une narration. Le lecteur

    doit trouver dans les faits mmes une base suffisante pour les dductions.

    Lauteur ne veut pas dire par l quil vite les gnralisations sociologiques.

    Lhistoire naurait point de valeur si elle ne nous enseignait quelque chose. Le

    puissant dterminisme de la rvolution russe, lenchanement de ses tapes,

    linvincibilit de llan des masses, la formation acheve des groupements politi-

    ques, la nettet des mots dordre tout cela facilite extrmement la comprhen-

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    sion de la rvolution en gnral et, par consquent aussi, de la socit humaine.

    Car on peut estimer, prouv par toute la marche de lhistoire, quune socit, d-

    chire par des antagonismes internes, dvoile compltement non pas seulement

    son anatomie, mais aussi son me , prcisment dans une rvolution.

    Plus immdiatement, le prsent ouvrage doit aider comprendre le caractre

    de lUnion sovitique. Notre thme est dactualit non point en ceci que

    linsurrection doctobre sest produite sous les yeux dune gnration encore vi-

    vante ce qui, bien entendu, ne manque pas dimportance mais en ceci que le

    rgime issu de linsurrection est vivant, se dveloppe et pose lhumanit de nou-

    velles nigmes. Dans le monde entier, le problme que prsente le pays des so-

    viets reste constamment lordre du jour. Or, on ne peut concevoir ce qui est,

    sans avoir lucid pralablement comment ce qui existe sest form. Les grandesvaluations politiques exigent une perspective historique.

    Pour huit mois de rvolution, de fvrier octobre 1917, il a fallu deux volu-

    mes. La critique, en rgle gnrale, ne nous a pas accus dtre prolixe. Lampleur

    de louvrage sexplique plutt par la faon de considrer les matriaux. On peut

    donner la photographie dune main : cela prendra une page. Mais pour exposer les

    rsultats dune tude microscopique des tissus de la main, il faut un tome.

    Lauteur ne se fait aucune illusion au sujet de la plnitude et du fini de la recher-

    che accomplie par lui. Nanmoins en bien des cas, il a d employer des mthodesqui sont plutt celles du microscope que de lappareil photographique. A certains

    moments, quand il nous semblait que nous abusions de la longanimit du lec-

    teur, nous biffions largement des dpositions de tmoins, des aveux de partici-

    pants, des pisodes secondaires ; mais, ensuite, frquemment, nous rtablissions

    beaucoup de ce qui avait t biff. Dans cette lutte pour les dtails, nous tions

    guids par lintention de montrer le plus concrtement possible le processus m-

    me de la rvolution. Impossible notamment de ne pas tenter dutiliser fond cet

    avantage que cette histoire a t crite sur le vif, daprs nature.

    Des milliers et des milliers de livres sont, chaque anne, jets sur le march

    pour prsenter une nouvelle variante dun roman personnel, le rcit des incertitu-

    des dun mlancolique ou de la carrire dun ambitieux. Telle hrone de Proust a

    besoin de plusieurs pages raffines pour arriver sentir quelle ne sent rien. Nous

    pensons que lon peut, au moins droit gal, rclamer de lattention pour des

    drames collectifs qui, dans lhistoire, sortent du nant des centaines de millions

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    dtres humains, transforment le caractre des nations et sinsrent pour toujours

    dans la vie de lhumanit.

    Lexactitude des rfrences et des citations du premier tome na t conteste

    jusqu prsent par personne : au surplus, cela et t difficile. Les adversaires se

    bornent le plus souvent des considrations sur ce thme que la partialit person-

    nelle peut se manifester dans une slection artificielle et unilatrale des faits et des

    textes.

    Indiscutable en soi, cette considration ne dit rien du prsent ouvrage et enco-

    re moins de ses procds scientifiques. Or, nous nous permettons dinsister rso-

    lument sur ce point que le coefficient du subjectivisme est dtermin, limit et

    contrl non point tant par le temprament de lhistorien que par le caractre de sa

    mthode.

    Lcole purement psychologique, qui considre le tissu des vnements com-

    me un enchevtrement des libres activits des individus ou de leurs groupements,

    laisse la plus grande marge larbitraire, mme en admettant les meilleures inten-

    tions du chercheur. La mthode matrialiste institue une discipline en vous obli-

    geant partir des faits dominants de la structure sociale. Les forces essentielles du

    processus historique sont pour nous les classes ; sur elles sappuient les partis

    politiques ; les ides et les mots dordre apparaissent comme la petite monnaie des

    intrts objectifs. Toute la marche de ltude conduit de lobjectif au subjectif dusocial lindividuel, de ce qui est capital la conjoncture. Ainsi, larbitraire de

    lauteur, sopposent de rigoureuses limites.

    Si un ingnieur des mines, dans un rayon non prospect, dcouvre, par un

    sondage, du minerai de fer magntique, on peut toujours supposer que cest un

    heureux hasard : il nest pas encore indiqu de creuser un puits. Si le mme ing-

    nieur, se basant disons, sur les dviations de laiguille aimante, en vient conclu-

    re que la terre doit receler des gisements de minerai, et si, ensuite, en divers en-

    droits de la mme rgion, il dcouvre effectivement du minerai de fer, mme lesceptique le plus pointilleux nosera plus parler dun hasard. Ce qui est convain-

    cant, cest le systme qui met lunisson le gnral et le particulier.

    Les preuves de lobjectivit scientifique doivent tre recherches non dans les

    yeux de lhistorien ou dans les inflexions de sa voix, mais dans la logique intime

    de la narration mme : si les pisodes, les tmoignages, les chiffres, les citations

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    concident avec les indications gnrales de laiguille aimante de lanalyse socia-

    le, le lecteur a la plus srieuse garantie de la solidit scientifique des conclusions.

    Plus concrtement : lauteur est exactement fidle lobjectivit dans la mesure

    o le prsent ouvrage dcouvre effectivement linluctabilit de linsurrectiondoctobre et les causes de sa victoire.

    Le lecteur sait que, dans une rvolution, nous recherchons avant tout

    lintervention directe des masses dans les destines d la socit.

    Derrire les vnements, nous essayons de dcouvrir les modifications de la

    conscience collective. Nous cartons les allgations grossires, concernant un

    mouvement des forces lmentaires , allgation qui, dans la plupart des cas,

    nexplique rien et nenseigne rien. Les rvolutions saccomplissent daprs certai-

    nes lois. Cela ne signifie pas que les masses agissantes se rendent clairementcompte des lois de la rvolution ; mais cela signifie que les modifications de la

    conscience des masses, au lieu dtre fortuites, sont subordonnes une ncessit

    objective qui est sujette un claircissement thorique et cre par l une base pour

    les prvisions et pour la direction.

    Certains historiens sovitiques officiels ont essay, si inattendu que soit le fait,

    de critiquer notre conception comme idaliste. Le professeur Pokrovsky insistait

    par exemple sur ce point que nous aurions sous-estim les facteurs objectifs de la

    rvolution : Entre Fvrier et Octobre sest produite une formidable dsorganisa-tion conomique ; pendant ce temps, la paysannerie sest souleve contre le

    gouvernement provisoire ; cest prcisment dans ces dplacements objec-

    tifs , et non pas dans les processus psychiques variables quil conviendrait de

    voir la force motrice de la rvolution.

    Grce une louable nettet dans sa manire de poser les questions, Pokrovsky

    dvoile au mieux linconsistance dune explication vulgairement conomique de

    lhistoire que lon fait assez frquemment passer pour du marxisme. Les change-

    ments radicaux qui se produisent au cours dune rvolution sont provoqus, enralit, non point par les branlements pisodiques de lconomie qui ont lieu au

    cours des vnements mmes, mais par les modifications capitales qui se sont

    accumules dans les bases mmes de la socit pendant toute lpoque prcden-

    te. Qu la veille du renversement de la monarchie, de mme quentre Fvrier et

    Octobre, le dsarroi conomique se soit constamment aggrav, entretenant et ai-

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    guillonnant le mcontentement des masses, cest absolument incontestable et nous

    navons jamais dtourn de cela notre attention. Mais ce serait une trs grossire

    erreur de penser que la deuxime rvolution sest accomplie, huit mois aprs la

    premire, parce que la ration de pain avait t diminue pendant ce temps, passantdune livre et demie trois quart de livre.

    Dans les annes qui suivirent de tout prs linsurrection dOctobre, la situation

    des masses, au point de vue ravitaillement, continua empirer. Pourtant, les esp-

    rances des politiciens contre-rvolutionnaires diriges vers une nouvelle insurrec-

    tion subissaient chaque coup un chec. Le fait peut sembler nigmatique seule-

    ment celui qui se figure le soulvement des masses comme un mouvement des

    forces lmentaires , cest--dire comme lmeute dun troupeau habilement

    utilise par des meneurs. En ralit, les privations ne suffisent pas expliquer uneinsurrection autrement, les masses seraient en soulvement perptuel ; il faut

    que lincapacit dfinitivement manifeste du rgime social ait rendu ces privations

    intolrables et que de nouvelles conditions et de nouvelles ides aient ouvert la

    perspective dune issue rvolutionnaire. Ayant pris conscience dun grand des-

    sein, les masses se trouvent ensuite capables de supporter des privations doubles

    et triples.

    Lallusion faite un soulvement de la classe paysanne comme deuxime

    facteur objectif accuse un malentendu encore plus vident. Pour le proltariat,la guerre tait, cela se comprend, une circonstance objective, dans la mesure o,

    en gnral, les actes dune classe deviennent des impulsions extrieures pour la

    formation de la conscience dune autre classe. Mais la cause immdiate de

    linsurrection paysanne mme fut en des modifications dans ltat desprit de la

    campagne ; un des chapitres de ce livre est consacr rechercher la nature de ces

    modifications. Noublions pas que les rvolutions sont accomplies par des hom-

    mes, ft-ce par des anonymes. Le matrialisme nignore pas lhomme sentant,

    pensant et agissant, mais lexplique. En quoi dautre peut tre la tche de

    lhistorien ? 1

    1 La nouvelle de la mort de M. N. Pokrovsky, avec qui nous avons eu locca-

    sion de mener plus dune fois une polmique dans cet ouvrage, nous est par-venue lorsque notre travail tait achev. Venu au marxisme du camp libralquand il tait dj un savant compltement form, Pokrovsky a enrichi la litt-rature historique contemporaine de travaux et dinitiatives prcieuses, mais il

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    Certains critiques du camp dmocratique, enclins oprer au moyen de preu-

    ves indirectes, ont vu dans lattitude ironique de lauteur lgard des chefs

    conciliateurs lexpression dun subjectivisme inadmissible qui vicie le caractre

    scientifique de lexpos.

    Nous nous permettons destimer que ce critre nest pas convaincant.

    Le principe spinoziste : Ne pas pleurer, ne pas rire, mais comprendre nous

    met en garde seulement contre un rire dplac et des larmes inopportunes ; mais

    ce principe nenlve pas lhomme, ft-ce un historien, son droit sa part de lar-

    mes et de rires, quand cela est justifi par une juste comprhension de leur objet

    mme. Une ironie purement individualiste qui, en un lger nuage dindiffrence,

    stend sur toutes les uvres et conceptions de lhumanit, donne le pire aspect du

    snobisme : elle est aussi fausse dans une uvre dart que dans un travail histori-que. Mais il y a une ironie qui rside la base mme des rapports vitaux.

    Lobligation de lhistorien, comme celle de lartiste, est de lextrioriser.

    La rupture de la corrlation entre le subjectif et lobjectif est, gnralement

    parler, la source essentielle du comique comme du tragique, dans la vie et dans

    lart. Le domaine de la politique chappe moins que tout autre leffet de cette

    loi. Les hommes et les partis sont hroques ou ridicules non en soi et pour soi,

    mais par leur attitude devant les circonstances. Lorsque la Rvolution franaise

    entra dans la phase dcisive, le plus minent Girondin faisait figure lamentable etridicule ct dun tout ordinaire Jacobin. Jean-Marie Roland, personnage res-

    pectable en tant quinspecteur des manufactures de Lyon, apparat comme une

    vivante caricature sur le fond de 1792. Par contre, les Jacobins sont la hauteur

    des circonstances.

    Ils peuvent provoquer lhostilit, la haine, lpouvante, mais non point

    lironie.

    Lhrone de Dickens qui essaie avec un balai dempcher la mare de mon-

    ter, est, par suite dune fatale incompatibilit entre le moyen et le but, un type

    notoirement comique. Si nous disons que ce personnage symbolise la politique

    na pas pris compltement possession de la mthode du matrialisme dialecti-que. Il est dune simple justice dajouter que Pokrovsky tait un homme dounon seulement dune rudition exceptionnelle et de trs grands talents, maisprofondment dvou la cause quil servait.

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    des partis conciliateurs dans la rvolution, cela semblera exagr. Or, Tsrtelli,

    leffectif animateur du rgime de la dualit de pouvoirs, avouait, aprs

    linsurrection doctobre, Nabokov, un des leaders libraux : Tout ce que nous

    avons alors fait ntait quune vaine tentative darrter avec quelques malheureuxcopeaux le torrent destructeur des lments dchans. Il y a ici le ton dune

    mchante satire ; or, ce sont les paroles les plus vridiques que les conciliateurs

    aient prononces sur eux-mmes. Sabstenir dironie en dcrivant des rvolu-

    tionnaires qui essaient, avec des copeaux, de contenir la rvolution, ce serait,

    pour le plaisir des pdants, escroquer la ralit et manquer lobjectivit.

    Pierre Strouv, monarchiste, jadis marxiste, crivait dans lmigration : Il

    ny eut, dans la rvolution, de logique, de fidle son essence que le bolchevisme,

    et cest pourquoi, dans la rvolution, il a vaincu. Cest peu prs dans les m-mes termes que parlait aussi des bolcheviks Milioukov, leader du libralisme :

    Ils savaient o ils allaient et marchaient dans une seule direction, adopte une

    fois pour toutes, vers le but qui, chaque nouvelle exprience manque des conci-

    liateurs, se rapprochait davantage. Enfin un des migrs blancs les moins

    connus, ayant tent de comprendre sa faon la rvolution, sexprima ainsi :

    Pour marcher dans cette voie, il ne pouvait y avoir que des hommes de fer

    rvolutionnaires de profession , ne craignant point dappeler la vie un dvo-

    rant esprit de rbellion. On peut dire des bolcheviks plus forte raison encore

    que des Jacobins : ils sont adquats lpoque et ses tches ; les maldictions

    leur ont t adresses en quantit suffisante, mais lironie ne les atteignait pas :

    elle navait pas quoi saccrocher.

    Dans la prface au tome premier, il est expliqu pourquoi lauteur a jug plus

    appropri de parler de lui-mme, participant aux vnements, la troisime per-

    sonne et non la premire : ce procd littraire, conserv dans le tome suivant,

    nest pas en soi, bien entendu, une garantie contre le subjectivisme ; mais, du

    moins, il ne fait pas du subjectivisme une obligation. Bien plus : il rappelle la n-

    cessit de lviter.

    En bien des cas, nous nous sommes arrts, hsitant dcider si nous citerions

    tel ou tel jugement dun contemporain sur le rle de lauteur de ce livre dans la

    marche des vnements. Il et t facile de renoncer certaines citations sil ne

    stait point agi de quelque chose de plus grand que les rgles conventionnelles du

    bon ton.

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    Lauteur de ce livre a t prsident du Soviet de Ptrograd aprs que les bol-

    cheviks y eurent conquis la majorit ; ensuite, prsident du Comit rvolutionnai-

    re militaire qui organisa linsurrection dOctobre. Il ne peut et ne veut effacer de

    tels faits de lhistoire. La fraction actuellement gouvernante en URSS a eu letemps, dans ces dernires annes, de consacrer une multitude darticles et pas mal

    de livres lauteur du prsent ouvrage, en se donnant pour tche de dmontrer

    que son activit tait invariablement dirige contre les intrts de la rvolution ; la

    question de savoir pourquoi le parti bolchevik plaa un adversaire si acharn,

    pendant les annes les plus critiques, aux postes les plus lourds de responsabilits

    reste dans ce cas ouverte. Passer tout fait sous silence des discussions rtrospec-

    tives serait, dans une certaine mesure, renoncer rtablir dans sa vrit la marche

    des vnements. Dans quel but ? Il nest besoin de simuler le dsintressement

    qu celui qui a dessein de suggrer, en sourdine, son lecteur, des conclusions

    qui ne dcoulent point des faits. Nous prfrons appeler les choses par leur nom,

    et conformment au vocabulaire.

    Nous ne cacherons pas quen cette affaire, il ne sagit pas seulement pour nous

    du pass. De mme que les adversaires, attaquant la personne, sefforcent de frap-

    per le programme, ainsi la lutte pour un programme dtermin oblige la personne

    rtablir sa place relle dans les vnements. Si quelquun dans la lutte pour de

    grandes tches et pour sa place sous le drapeau nest pas capable de voir autre

    chose que de la vanit personnelle, nous pouvons le regretter, mais nous ne nous

    chargeons point de le convaincre. En tout cas, nous avons pris toutes mesures

    pour que les questions personnelles noccupent pas dans ce livre plus de place

    que celle laquelle elles sont en droit de prtendre.

    Certains des amis de lUnion sovitique frquemment ce ne sont que les

    amis des autorits sovitiques daujourdhui, et tout juste pour le temps o subsis-

    teront ces autorits ont fait grief lauteur de son attitude critique lgard du

    parti bolchevik ou de tels de ses leaders. Aucun, cependant, na mme essay de

    rfuter ou de corriger le tableau que nous donnions de ltat du parti au cours des

    vnements. Pour la gouverne de ces amis qui se croient appels dfendre

    contre nous le rle des bolcheviks dans linsurrection doctobre, nous les prve-

    nons que notre ouvrage nenseigne pas comment on peut aimer aprs coup une

    rvolution victorieuse, sous la figure de la bureaucratie qui en est sortie, mais seu-

    lement comment une rvolution se prpare, comment elle se dveloppe et com-

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    ment elle remporte la victoire. Le parti pour nous nest pas un appareil dont

    linfaillibilit serait protge par des rpressions gouvernementales, mais cest un

    organisme complexe qui, comme toute chose vivante, se dveloppe dans des

    contradictions. La dcouverte de ces contradictions, et, dans ce nombre, des hsi-tations et des erreurs de ltat-major, naffaiblit pas le moins du monde, notre

    avis, limportance du gigantesque travail historique dont le parti bolchevik a as-

    sum le fait pour la premire fois dans lhistoire mondiale.

    L. TROTSKY, Prinkipo,

    13 mai 1932.

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    Histoire de la Rvolution russe.

    2- Octobre (1932)

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    Les Journes de Juillet :la prparation et le dbut.

    Retour la table des matires

    En 1915, la guerre avait cot la Russie 10 milliards de roubles ; en 1916, 19

    milliards ; pour le premier semestre de 1917, dj 10 milliards 500 millions. La

    dette publique devait, au dbut de 1918, slever 60 milliards, cest--dire galer

    presque la totalit de la fortune nationale que lon valuait 70 milliards. Le co-

    mit excutif central laborait un projet dappel pour un emprunt de guerre au

    nom sduisant d Emprunt de la Libert , tandis que le gouvernement en venait

    cette dduction simpliste qu moins dun nouvel et formidable emprunt ext-

    rieur, non seulement il ne pourrait solder les commandes passes ltranger,

    mais ne saurait faire face ses obligations intrieures. Le passif de la balance

    commerciale saccroissait constamment. LEntente, videmment, se disposait

    abandonner dfinitivement le rouble son propre sort. Le jour mme o lappelpour lEmprunt de la Libert remplit la premire page desIzvestia sovitiques, le

    Vestnik Pravitelstva (Messager du Gouvernement) annona une brusque chute du

    cours du rouble. La planche billets ne suffisait dj plus suivre le rythme de

    linflation. Aprs les vieilles et solides devises qui avaient gard quelque lustre de

    leur ancien pouvoir dachat, on se prparait adopter les tiquettes rousses, bon-

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    nes coller sur des bouteilles, que le public appela bientt des kerensky . Et le

    bourgeois comme louvrier, chacun sa faon, donnaient cette appellation une

    intonation ddaigneuse.

    En paroles le gouvernement acceptait le programme dune rglementation ta-

    tique de lconomie gnrale et il cra mme cette fin, dans les derniers jours de

    juin, dencombrants organes. Mais la parole et laction sous le Rgime de Fvrier,

    de mme que lesprit et la chair dun chrtien dvot, se trouvaient en conflit in-

    cessant. Les organes de rglementation, slectionns souhait, se proccupaient

    de protger les entrepreneurs contre les caprices dun pouvoir gouvernemental

    chancelant et vacillant plutt que de refrner les intrts privs. Le personnel ad-

    ministratif et technique de lindustrie se diffrenciait ; les sommets, pouvants

    par les tendances galitaires des ouvriers, passaient rsolument du ct des entre-preneurs. Les ouvriers considraient avec rpulsion les commandes de guerre dont

    les usines, en dsarroi, taient assures pour une ou deux annes.

    Mais les entrepreneurs, eux aussi, perdaient le got dun travail producteur qui

    promettait plus de tracas que de bnfices. Larrt, prmdit par les patrons, de la

    marche des entreprises prit un caractre systmatique. La production mtallurgi-

    que fut rduite de 40 %, le textile de 20 %. Tout ce qui tait ncessaire

    lexistence commenait manquer. Les prix montaient mesure de linflation et

    de la dcadence conomique. Les ouvriers bataillaient pour tablir un contrle surle mcanisme administratif et commercial quon leur dissimulait et duquel dpen-

    dait leur sort. Le ministre du Travail, Skobelev, dans des manifestes prolixes pr-

    chait aux ouvriers linadmissibilit dune intervention dans la direction des entre-

    prises. Le 24 juin, les Izvestia annoncrent que lon projetait encore de fermer un

    certain nombre dusines. Des nouvelles identiques venaient de la province.

    Le trafic des chemins de fer tait encore plus lourdement touch que

    lindustrie. La moiti des locomotives avaient besoin de grosses rparations, une

    grande partie du matriel roulant se trouvait au front, le combustible venait

    manquer. Le ministre des Voies et Communications ne parvenait pas sortir de

    ses conflits avec les ouvriers et les employs des chemins de fer. Le ravitaillement

    devenait constamment plus dfectueux. Il ne restait plus Petrograd de stocks de

    bl que pour dix ou quinze jours ; dans les autres centres, cela nallait gure

    mieux. Etant donn la demi-paralysie du matriel roulant et la menace pressante

    dune grve des chemins de fer, cela signifiait que le danger dune famine tait

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    constant. On navait devant soi aucune perspective dclaircie. Ce ntait pas cela

    que les ouvriers avaient attendu de la rvolution.

    Il en tait pis encore, si possible, dans la sphre de la politique. Lirrsolution

    est ltat le plus pnible dans la vie des gouvernements, des nations, des classes,

    comme dans celle de lindividu. La rvolution est le plus implacable des moyens

    que lon ait de rsoudre les questions historiques. Les chappatoires, dans une

    rvolution, sont dune politique ruineuse entre toutes.

    Un parti de rvolution ne doit pas plus hsiter quun chirurgien qui vient

    denfoncer le scalpel dans un corps malade. Or, le rgime du double pouvoir qui

    tait sorti de linsurrection de fvrier tait lirrsolution organise. Tout se tour-

    nait contre le gouvernement. Les amis sous condition devenaient des adversaires,

    les adversaires des ennemis, les ennemis sarmaient. La contre-rvolution se mo-bilisait tout fait ouvertement, inspire par le comit central du parti cadet, par

    ltat-major politique de tous ceux qui avaient quelque chose perdre. Le comit

    principal de lunion des officiers, au Grand Quartier Gnral, Mohilev, repr-

    sentant environ cent mille officiers mcontents et le soviet de lunion des troupes

    cosaques Petrograd constituaient les deux leviers militaires de la contre-

    rvolution. La Douma dtat, malgr la dcision prise en juin par le congrs des

    soviets, dcida de continuer ses sances prives . Son comit provisoire cou-

    vrait lgalement lactivit contre-rvolutionnaire que finanaient largement lesbanques et les ambassades de lEntente. Les conciliateurs taient menacs de droi-

    te et de gauche. Regardant de ct et dautre avec inquitude, le gouvernement

    dcida secrtement dassigner des fonds pour lorganisation dun contre-

    espionnage social, cest--dire pour une police politique secrte.

    Cest peu prs la mme poque, au milieu de juin, que le gouvernement

    fixa pour le 27 septembre les lections lassemble constituante. La presse lib-

    rale, malgr la participation des cadets au gouvernement, menait une campagne

    acharne contre la date officiellement fixe, chance laquelle personne ne

    croyait et que personne ne dfendait srieusement. Limage mme dune assem-

    ble constituante, si brillante dans les premiers jours de mars, se ternissait et se

    voilait. Tout se retournait contre le gouvernement, mme ses rares et anmiques

    bonnes intentions. Cest seulement le 30 juin quil trouva le courage de supprimer

    les tuteurs nobles du village, leszemskie natchalniki (surveillants-chefs des terres)

    dont le nom mme tait odieux au pays depuis le jour o les avait institus

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    Alexandre III. Et cette rforme partielle, force et tardive, jetait sur le gouverne-

    ment provisoire lempreinte dune humiliante lchet.

    La noblesse, pendant ce temps, se remettait de ses terreurs, les propritaires de

    biens-fonds se regroupaient et prenaient loffensive. Le comit provisoire de la

    Douma rclama du gouvernement, la fin de juin, quil prt des mesures dcisives

    pour protger les propritaires contre les paysans excits par des lments cri-

    minels . Le 1er juillet souvrit Moscou le congrs panrusse des propritaires

    fonciers, en crasante majorit compos de nobles. Le gouvernement se dmenait,

    sefforant dhypnotiser par des phrases tantt les moujiks, tantt les propritai-

    res. Mais cest surtout au front que les choses allaient mal. Loffensive sur laquel-

    le misait dfinitivement Kerensky lui-mme pour la lutte lintrieur naccusait

    plus que des mouvements convulsifs. Le soldat ne voulait pas continuer la guerre.Les diplomates du prince Lvov nosaient plus regarder en face les diplomates de

    lEntente. On avait toute force besoin de lemprunt. Pour montrer de la poigne,

    le gouvernement, impuissant et condamn davance, menait une offensive contre

    la Finlande, la ralisant, comme toutes les affaires les plus malpropres, par les

    mains des socialistes.

    En mme temps, le conflit avec lUkraine saggravait et menait une rupture

    dclare. Bien loin en arrire restaient les jours o Albert Thomas avait chant le

    los de la radieuse rvolution et de Kerensky. Au dbut de juillet, lambassadeur deFrance Palologue, trop imprgn des senteurs des salons raspoutiniens, fut rem-

    plac par le radical Noulens. Le journaliste Claude Anet fit au nouvel ambas-

    sadeur un rapport introductif sur Petrograd. En face de lambassade de France, de

    lautre ct de la Neva, stend le quartier de Vyborg. Cest le rayon des gran-

    des usines qui appartient tout entier aux bolcheviks, Lnine et Trotsky y rgnent

    en matres. Dans le mme rayon se trouvent les casernes du rgiment de mitrail-

    leurs, comptant environ dix mille hommes et plus de mille mitrailleuses ; ni les

    socialistes-rvolutionnaires, ni les mencheviks nont accs dans les casernes du

    rgiment. Les autres rgiments sont soit bolcheviks, soit neutres. Si Lnine et

    Trotsky veulent prendre Petrograd, qui les en empchera ? Noulens coutait

    avec tonnement. Comment donc le gouvernement tolre-t-il cette situation ?

    Mais que lui reste-t-il faire ? rpondit le journaliste. Il faut comprendre

    que le gouvernement na quune force morale, et encore, me semble-t-il, trs fai-

    ble

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    Ne trouvant pas dissue, lnergie rveille des masses se fractionnait en mou-

    vements spontans, en actes de partisans, en saisies arbitraires. Les ouvriers, les

    soldats, les paysans tentaient de rsoudre partiellement ce que leur refusait le

    pouvoir quils avaient eux-mmes cr. Lirrsolution des dirigeants est ce quidbilite le plus les masses. Une attente strile les pousse frapper de plus en plus

    opinitrement aux portes que lon ne veut pas leur ouvrir, ou bien les amne de

    vritables explosions de dsespoir. Dj, durant le congrs des soviets, quand les

    provinciaux avaient peine retenu la main de leurs leaders leve sur Petrograd,

    les ouvriers et les soldats avaient suffisamment pu constater quels taient leur

    gard les sentiments et les intentions des dirigeants des soviets. Tseretelli aprs

    Kerensky, tait devenu un personnage non seulement tranger, mais odieux la

    majorit des ouvriers et des soldats de Petrograd. Dans la priphrie de la rvolu-

    tion saccroissait linfluence des anarchistes, qui jouaient le rle principal au sein

    dun comit rvolutionnaire arbitrairement cr dans la villa Dournovo. Mais

    mme les couches les plus disciplines de la classe ouvrire, mme les larges

    sphres du parti bolchevik, commenaient perdre patience ou bien prter

    loreille ceux qui ne patientaient plus. La manifestation du 18 juin dcouvrit

    tous que le gouvernement navait aucun appui. Quest-ce quils attendent donc,

    ceux de l-haut ? demandaient les soldats et les ouvriers, songeant non plus seu-

    lement aux leaders conciliateurs, mais aussi aux institutions dirigeantes des bol-

    cheviks.

    La lutte pour les salaires, en raison des prix dinflation, nervait et extnuait

    les ouvriers. Cette question se posa avec une acuit particulire, au cours de juin,

    dans lusine gante de Poutilov, o travaillaient trente-six mille hommes. Le 21

    juin, dans plusieurs ateliers de lusine, clata une grve. La strilit de ces explo-

    sions partielles ntait que trop claire pour le parti. Le lendemain, la runion diri-

    ge par les bolcheviks, des reprsentants des principales organisations ouvrires et

    de soixante-dix usines, dclara que laffaire des travailleurs de Poutilov tait la

    cause de tout le proltariat de Petrograd et invita les travailleurs de Poutilov contenir leur lgitime indignation . La grve fut ajourne. Cependant les douze

    journes qui suivirent napportrent aucun changement. La masse ouvrire des

    usines tait en fermentation profonde, cherchant une issue. Dans chaque entrepri-

    se, il y avait un conflit, et tous ces conflits portaient en haut, vers le gouverne-

    ment. Un rapport du syndicat des mcaniciens cheminots (brigades attaches aux

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    locomotives), adress au ministre des Voies et Communications, disait : Pour la

    dernire fois, nous dclarons que toute patience arrive bout. Nous navons plus

    la force de vivre dans une pareille situation Ctait une plainte portant non

    seulement sur la misre et la famine, mais aussi sur la duplicit, le manque decaractre, limposture. Le mmoire protestait avec une particulire indignation

    contre les incessants appels au devoir civique et labstinence des ventres

    creux .

    En mars, le pouvoir avait t remis au gouvernement provisoire par le comit

    excutif sous condition que les troupes rvolutionnaires ne seraient point vacues

    de la capitale. Mais ces journes-l taient dun pass dj lointain. La garnison

    avait volu vers la gauche les cercles dirigeants du soviet vers la droite. La

    lutte contre la garnison tait constamment lordre du jour. Si les contingentsntaient pas en totalit loigns de la capitale, les plus rvolutionnaires, sous

    prtexte de ncessit stratgique, taient systmatiquement affaiblis par des prl-

    vements de compagnies destines au front. Des bruits de constants remaniements

    sur le front dunits, pour insoumission, pour refus dexcuter des ordres de com-

    bat, parvenaient tout instant la capitale. Deux divisions sibriennes nagure

    encore les chasseurs sibriens ntaient-ils pas considrs comme les meilleurs ?

    furent dissoutes, avec emploi de la force arme. Dans la seule affaire de la Ve

    arme, la plus proche de la capitale, qui avait en masse refus dobir aux ordres

    de combat, 97 officiers et 12 725 soldats furent mis en accusation. La garnison de

    Petrograd, accumulateur du mcontentement du front, du village, des quartiers

    ouvriers et des casernes, ne cessait de sagiter.

    Des quadragnaires barbus demandaient avec une insistance extrme rentrer

    dans leurs foyers pour les travaux des champs. Les rgiments cantonns dans le

    quartier de Vyborg, le 1er de mitrailleurs, le 1er de grenadiers, le rgiment mosco-

    vite, le 180e dinfanterie et dautres, se trouvaient constamment sous le jet brlant

    de leur entourage proltarien. Des milliers douvriers, passaient devant les caser-

    nes, parmi lesquels un bon nombre dinfatigables agitateurs du bolchevisme. Sous

    les murailles sales, devenues odieuses, simprovisaient presque continuellement

    des meetings. Le 22 juin, alors que les manifestations patriotiques provoques par

    loffensive ntaient pas encore teintes, une auto du comit excutif eut

    limprudence de sengager sur la perspective Sampsonievsky, promenant des pan-

    cartes : En avant pour Kerensky ! Le rgiment moscovite mit en arrestation les

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    agitateurs, dchira leurs appels et expdia lauto des patriotes au rgiment des

    mitrailleurs.

    Les soldats taient en gnral plus impatients que les ouvriers ; dabord parce

    quils taient sous la menace directe dun envoi au front, ensuite parce quils

    avaient beaucoup plus de mal sassimiler les motifs de la stratgie politique. En

    outre, chacun deux avait le fusil la main, et, aprs fvrier, le soldat tait enclin

    surestimer le pouvoir spcifique de cette arme. Un vieil ouvrier bolchevik, Lizdi-

    ne, racontait plus tard comment des soldats du 180e de rserve lui avaient parl :

    Alors, quoi ? Ils sendorment, les ntres, l-bas dans le palais de Kczesinska ?

    Allons chasser Kerensky !

    Dans les runions de rgiments, des motions taient constamment votes sur

    la ncessit dagir enfin contre le gouvernement. Des dlgations de certainesusines se prsentaient dans les casernes demandant aux soldats sils sortiraient

    dans la rue. Les mitrailleurs envoient leurs reprsentants dautres units de la

    garnison, les invitant sinsurger contre la prolongation de la guerre. Certains

    dlgus, plus impatients, ajoutent : le rgiment Pavlovsky, le rgiment moscovite

    et quarante mille ouvriers de Poutilov marcheront demain . Les remontrances

    officielles du comit excutif nont pas deffet. De plus en plus se prcise le dan-

    ger de voir Petrograd, non soutenu par le front et la province tre dfait en dtail.

    Le 21 juin, Lnine, dans la Pravda, invitait les ouvriers et les soldats de Pe-trograd attendre le jour o les vnements amneraient la cause de la capitale

    les grosses rserves. Nous comprenons lamertume, nous comprenons

    leffervescence des ouvriers de Piter. Mais nous leur disons : camarades, une ac-

    tion directe ne serait pas rationnelle pour le moment. Le lendemain, une conf-

    rence prive de bolcheviks dirigeants, qui se tenaient apparemment plus gau-

    che que Lnine, en vint conclure que, malgr ltat desprit des soldats et des

    masses ouvrires, il ne fallait pas encore accepter la bataille : Mieux vaut atten-

    dre que les partis gouvernants se soient dfinitivement couverts de honte par un

    dbut doffensive. Nous aurons alors partie gagne. Cest ce que rapporte Lat-

    zis, organisateur de district, un des plus impatients en ces jours-l. Le comit est

    de plus en plus souvent forc denvoyer des agitateurs aux casernes et aux entre-

    prises pour les garder dune action prmature.

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    Hochant la tte, confus, les bolcheviks de Vyborg se plaignent entre eux :

    Nous devons servir de lances de pompiers. Cependant, les appels sortir dans

    la rue narrtent pas, de jour en jour, il y en eut qui taient dvidentes provoca-

    tions. Lorganisation militaire des bolcheviks se trouva contrainte dadresser auxsoldats et aux ouvriers un manifeste : Ne croyez aucun appel sortir dans la

    rue qui serait lanc au nom de lorganisation militaire. Lorganisation militaire ne

    vous appelle pas manifester. Et plus loin, avec plus dinsistance : Exigez de

    tout agitateur ou orateur qui vous demanderait dagir au nom de lorganisation

    militaire un certificat sign par le prsident et le secrtaire.

    Sur la fameuse place de lAncre, Cronstadt, o les anarchistes lvent de

    plus en plus hardiment la voix, on labore ultimatum sur ultimatum. Le 23 juin,

    des dlgus de la place de lAncre, sans lassentiment du soviet de Cronstadt,exigeaient du ministre de la Justice llargissement dun groupe danarchistes

    ptersbourgeois, sous menace dun raid de matelots qui attaqueraient la prison. Le

    lendemain, des reprsentants dOranienbaum dclarrent au ministre de la Justice

    que leur garnison tait, elle aussi, mue des arrestations faites la villa Dournovo,

    comme Cronstadt, et que, chez eux, on astiquait dj les mitrailleuses . La

    presse bourgeoise saisit au vol ces menaces et les agita sous le nez de ses allis les

    conciliateurs. Le 26 juin arrivrent du front leur bataillon de rserve des dl-

    gus du rgiment de grenadiers de la Garde, avec cette dclaration ; le rgiment

    est contre le gouvernement provisoire et exige que le pouvoir passe aux soviets ;

    le rgiment refuse de participer loffensive commence par Kerensky ; il se de-

    mande avec inquitude si le comit excutif, avec les ministres socialistes, na

    point pris parti pour les bourgeois. Lorgane du comit excutif publia sur cette

    visite, un compte-rendu plein de reproches.

    Lbullition tait grande, non seulement Cronstadt, mais dans toute la flotte

    de la Baltique dont la principale base tait Helsingfors. Le plus actif agent des

    bolcheviks dans la flotte tait incontestablement Antonov-Ovseenko qui, dj

    comme jeune officier, avait particip au soulvement de Sebastopol en 1905 ;

    menchevik pendant les annes de la raction, migr internationaliste pendant les

    annes de guerre, collaborateur de Trotsky pour la publication Paris du journal

    Nache Slovo (Notre Parole), il stait joint aux bolcheviks aprs son retour de

    lmigration. Peu ferme en politique, mais personnellement courageux, impulsif,

    dsordonn, mais capable dinitiative et dimprovisation, Antonov-Ovseenko,

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    encore peu connu lpoque, prit ensuite dans les vnements de la rvolution

    une place qui tait loin dtre la dernire, A Helsingfors, au comit du parti

    raconte-t-il dans ses Mmoires nous comprenions la ncessit de patienter et

    de nous prparer srieusement. Nous avions aussi des instructions en ce sens ducomit central. Mais nous avions parfaitement conscience de linluctabilit dune

    explosion et nous regardions avec anxit du ct de Piter.

    Or, de ce ct-l, les lments explosifs saccumulaient de jour en jour. Le 2 e

    rgiment de mitrailleurs, plus arrir que le 1er, vota une rsolution sur la trans-

    mission du pouvoir aux soviets. Le 3e rgiment dinfanterie refusa de laisser partir

    pour le front quatorze compagnies dsignes. Les runions dans les casernes pre-

    naient un caractre de plus en plus orageux. Un meeting au rgiment des grena-

    diers, le 1er

    juillet, donna lieu larrestation du prsident du comit et delobstruction lgard des orateurs mencheviks : A bas loffensive ! A bas Ke-

    rensky ! Au centre mme de la garnison se tenaient les mitrailleurs qui ouvrirent

    les cluses au torrent de juillet.

    Le nom du 1er rgiment de mitrailleurs nous est dj tomb sous les yeux au

    cours des vnements des premiers mois de la rvolution. Arriv bientt aprs

    linsurrection, sur sa propre initiative, dOranienbaum Petrograd, pour dfen-

    dre la rvolution , ce rgiment rencontra immdiatement la rsistance du comit

    excutif, lequel prit la dcision suivante : remercier le rgiment et le renvoyer Oranienbaum. Les mitrailleurs refusrent carrment de quitter la capitale : Les

    contre-rvolutionnaires peuvent tomber sur le soviet et rtablir lancien rgime.

    Le comit excutif cda et plusieurs milliers de mitrailleurs restrent Petrograd

    avec leurs mitrailleuses. Stant installs la Maison du Peuple, ils ne savaient ce

    quil adviendrait deux. Dans leur milieu, cependant, il y avait un bon nombre

    douvriers de Petrograd, et ce nest donc point par hasard que le comit des bol-

    cheviks se chargea de soccuper des mitrailleurs. Son intervention leur assura un

    ravitaillement prlev la forteresse Pierre-et-Paul. Lamiti tait scelle. Bientt

    elle devint indfectible.

    Le 21 juin, les mitrailleurs prirent, en assemble gnrale, la dcision suivan-

    te : Dans la suite, nenvoyer des effectifs au front que dans le cas o la guerre

    aurait un caractre rvolutionnaire. Le 2 juillet, le rgiment organisa la Maison

    du Peuple un meeting dadieux pour la dernire compagnie envoye au front.

    Loutcharsky et Trotsky y prirent la parole : les autorits essayrent plus tard

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    dattribuer cet incident une importance exceptionnelle. Au nom du rgiment

    rpondirent le soldat Jiline et un vieux bolchevik, le sous-officier Lachevitch. La

    surexcitation tait trs grande, on stigmatisait Kerensky, on jurait fidlit la r-

    volution, mais personne ne proposa de rsolutions pratiques pour lavenir le plusprochain. Cependant, depuis quelques jours, en ville, on esprait avec tnacit des

    vnements. Les Journes de Juillet , davance, projetaient leur ombre. De

    toutes parts, dans tous les coins crit Soukhanov dans ses Mmoires au so-

    viet, au palais Marie, chez lhabitant, sur les places et les boulevards, dans les

    casernes et les usines, on parlait de certaines manifestations prvoir dun jour

    lautre Personne ne savait exactement qui devait manifester, comment et o.

    Mais la ville se sentait la veille de quelque explosion. Et la manifestation ef-

    fectivement, clata. Limpulsion vint den haut, des sphres dirigeantes.

    Le jour mme o Trotsky et Lounatcharsky parlaient, chez les mitrailleurs, de

    lincapacit de la coalition, quatre ministres cadets, faisant sauter cette coalition,

    quittrent le gouvernement. Comme prtexte, ils choisirent le fait inacceptable,

    pour eux, en raison de leurs prtentions jouer un rle de grande puissance, du

    compromis par lequel leurs collgues conciliateurs avaient trait avec lUkraine.

    La vritable cause de cette rupture dmonstrative tait en ceci que les concilia-

    teurs tardaient refrner les masses. Le choix du moment fut suggr par lchec

    de loffensive, non encore avoue officiellement, mais ne faisant dj plus de dou-

    te pour les initis. Les libraux jugrent opportun de laisser leurs allis de gauche

    face face avec la dfaite et avec les bolcheviks. La rumeur de la dmission des

    cadets se rpandit immdiatement dans la capitale et donna une gnralisation

    politique de tous les conflits en cours dans un mot dordre, plus exactement dans

    un cri de dtresse : il faut en finir avec toutes ces chinoiseries de coalition !

    Les soldats et les ouvriers estimaient que de la solution donne au problme

    du pouvoir, selon que le pays serait gouvern par la bourgeoisie ou par leurs pro-

    pres soviets, toutes autres questions dpendaient : salaires, prix du pain, obligation

    de se faire tuer au front pour des fins ignores, il y avait dans ces expectatives une

    certaine dose dillusion, dans la mesure o les masses espraient en venir, par un

    changement de pouvoir, la solution immdiate de tous les problmes angois-

    sants. Mais, en fin de compte, elles avaient raison : la question du pouvoir dter-

    minait la direction de toute la rvolution et par suite, fixait le sort de chacun en

    particulier. Supposer que les cadets pouvaient ne pas prvoir les rpercussions de

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    leur acte de sabotage dclar lgard des soviets, ce serait rsolument sous-

    estimer Milioukov. Le leader du libralisme sefforait videmment dentraner

    les conciliateurs dans une situation critique qui naurait dissue que par lemploi

    des baonnettes : en ces jours-l, il croyait fermement que par une audacieuse sai-gne, lon pouvait sauver la situation.

    Le 3 juillet, ds le matin, plusieurs milliers de mitrailleurs, interrompant brus-

    quement une runion des comits de leurs compagnies et du rgiment, lurent un

    prsident des leurs et exigrent que lon discutt immdiatement dune manifesta-

    tion arme. Le meeting prit aussitt un cours tumultueux. La question du dpart

    pour le front se croisait avec la crise gouvernementale. Le prsident de

    lassemble, le bolchevik Golovine, essayait de freiner, proposant une entente

    pralable avec les autres units de larme et avec lorganisation militaire. Maistoute allusion un ajournement mettait les soldats en fureur. A la runion surgit

    lanarchiste Bleichmann, petit personnage, mais haut en couleur sur le fond de

    1917. Possdant un trs modeste bagage dides, mais un flair certain devant la

    masse, sincre en son esprit born, mais toujours enflamm, la blouse dbouton-

    ne sur la poitrine, la chevelure boucle et hirsute, Bleichmann rencontrait dans

    les meetings un bon nombre de sympathies demi ironiques. Les ouvriers le

    considraient, vrai dire, avec rserve, avec une certaine impatience surtout

    les mtallurgistes. Mais les soldats souriaient gaiement ses discours, changeant

    entre eux des coups de coude et moustillant lorateur par des mots pics : ils

    taient videmment prdisposs en sa faveur par son apparence excentrique, par

    son ton rsolu dhomme qui raisonne peu, par son accent judo-amricain, mor-

    dant comme du vinaigre.

    la fin de juin, Bleichmann nageait dans toutes sortes de meetings improvi-

    ss comme un poisson dans leau. Il avait toujours la mme dcision sur lui : sor-

    tir, les armes la main. Lorganisation ? cest la rue qui nous organisera. La

    tche ? Renverser le gouvernement provisoire comme on a renvers le tsar ,

    bien qualors pas un seul parti nait fait appel dans ce sens. Des harangues de ce

    genre correspondaient au mieux, pour le moment, aux dispositions des mitrail-

    leurs et non seulement de ces derniers. Nombreux taient les bolcheviks qui ne

    cachaient pas leur satisfaction de voir la base passer outre leurs remontrances

    officielles. Les ouvriers davant-garde se rappelaient quen fvrier les dirigeants

    staient prpars donner le signal de la retraite juste la veille de la victoire ;

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    quen mars, la journe de huit heures avait t conquise sur linitiative de la base ;

    quen avril, Milioukov avait t renvers par des rgiments spontanment sortis

    dans la rue. Le rappel de ces faits allait au-devant de lopinion des masses, tendue

    et impatiente.

    Lorganisation militaire des bolcheviks, immdiatement informe de

    leffervescence qui rgnait au meeting des mitrailleurs, envoya la runion, lun

    aprs lautre, des agitateurs. Bientt arriva Nevsky en personne, dirigeant de

    lorganisation militaire, que les soldats estimaient beaucoup. Il semble quil fut

    cout. Mais, comme le meeting se prolongeait interminablement, les dispositions

    de lauditoire changeaient, de mme que sa composition. Ce fut pour nous une

    trs grande surprise raconte Podvosky, autre dirigeant de lorganisation mili-

    taire quand, sept heures du soir, arriva au galop une estafette pour nous an-noncer que les mitrailleurs avaient de nouveau dcid de manifester. A la

    place de lancien comit de rgiment, ils avaient lu un comit rvolutionnaire

    provisoire comptant deux hommes par compagnie, sous la prsidence du sous-

    lieutenant Semachko. Des dlgus spcialement dsigns faisaient dj la tour-

    ne des rgiments et des usines pour leur demander leur appui. Les mitrailleurs

    noublirent pas, bien entendu, denvoyer aussi des missaires Cronstadt.

    Ainsi, un tage au-dessous des organisations officielles, partiellement sous

    leur couverture, se tendaient de nouveaux liens temporaires entre les rgiments etles usines les plus exaspres. Les masses navaient pas lintention de rompre

    avec le soviet, au contraire elles voulaient quil sempart du pouvoir. Moins en-

    core elles taient disposes rompre avec le parti bolchevik. Mais ce parti leur

    paraissait irrsolu. Elles voulaient donner un coup dpaule, menacer le comit

    excutif, pousser en avant les bolcheviks. On improvise des dlgations, on cre

    de nouveaux points de liaison et des centres daction, non permanents, mais adap-

    ts au cas prsent. Les circonstances et les tats dopinion se modifient si rapide-

    ment et brusquement que mme une organisation des plus souples, telle que les

    soviets, retarde invitablement et que les masses sont chaque fois obliges de

    crer des organes auxiliaires pour les besoins du moment.

    En de telles improvisations se glissent par surprise, assez souvent, des l-

    ments de hasard, et non point toujours trs srs. Les anarchistes jettent de lhuile

    sur le feu, mais certains des novices du bolchevisme, galement impatients, font

    comme eux. Sans aucun doute sincorporent dans laffaire des provocateurs, peut-

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    tre des agents de lAllemagne, mais, bien plus srement, des agents du contre-

    espionnage de la raction russe. Comment dbrouiller le tissu complexe des mou-

    vements de masses, fil par fil ? Le caractre gnral des vnements se dtermine

    nanmoins en toute clart. Petrograd sentait sa force, prenait son lan sans jeter unregard en arrire ni sur la province, ni sur le front, et le parti bolchevik lui-mme

    tait dj incapable de modrer la capitale. Ici, lexprience seule pouvait aider.

    En appelant les rgiments et les ouvriers descendre dans la rue, les dlgus

    des mitrailleurs noubliaient pas dajouter que la manifestation devait tre arme.

    Oui, et comment faire autrement ? On ne va tout de mme pas sexposer sans ar-

    mes aux coups des adversaires. En outre, et ceci est probablement lessentiel, il

    faut montrer sa force ; or, un soldat qui na pas son fusil nest pas une force. Mais,

    sur ce point encore, tous les rgiments et toutes les usines taient du mme avis :si lon manifestait, ce ne pouvait tre quavec une provision de plomb.

    Les mitrailleurs ne perdaient point de temps : ayant engag une grosse partie,

    ils devaient la mener bout le plus vite possible. Les procs-verbaux de

    linstruction caractrisrent plus tard les actes du sous-lieutenant Semachko, un

    des principaux dirigeants du rgiment, dans les termes que voici : Il a de-

    mand des automobiles aux usines, a arm les voitures de mitrailleuses, les a en-

    voyes au palais de Tauride et en dautres endroits, en fixant les itinraires ; il a

    personnellement fait sortir le rgiment de la caserne pour le mener en ville, sestrendu au bataillon de rserve du rgiment moscovite dans le but de le dterminer

    manifester, quoi il est arriv ; il a promis aux soldats du rgiment de mitrailleurs

    lappui des rgiments de lorganisation militaire, il est rest en constante liaison

    avec cette organisation, sise dans la maison de Kczesinska, et avec le leader des

    bolcheviks, Lnine ; il a envoy des escouades pour garder le sige de ladite or-

    ganisation. Linsinuation formule ici contre Lnine est destine complter le

    tableau : Lnine, ni ce jour-l ni dans les jours prcdents ne stait trouv Pe-

    trograd : depuis le 29 juin, tant soufrant, il rsidait dans une villa en Finlande.

    Mais pour le reste, le style concis du fonctionnaire de la justice militaire traduit

    assez bien la fivre qui stait empare des mitrailleurs dans leurs prparatifs.

    Dans la cour de la caserne lon travaillait avec non moins dardeur. Aux soldats

    non arms lon distribuait des fusils, certains, des grenades, et sur chaque auto-

    camion fourni par les usines, on installait trois mitrailleuses avec leurs servants.

    Le rgiment devait sortir dans la rue en ordre de bataille.

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    Dans les usines, il se passait peu prs la mme chose : des dlgus arri-

    vaient, soit de la caserne des mitrailleurs, soit de quelque usine Vohine, et appe-

    laient manifester. On et dit quon les attendait depuis longtemps : on dbrayait

    immdiatement. Un ouvrier de lusine Renault raconte : Aprs djeuner, plu-sieurs mitrailleurs accoururent chez nous et nous demandrent de leur livrer des

    auto-camions. Malgr la protestation de notre collectivit (bolcheviks), il fallut

    donner les autos En toute hte ils chargrent sur les voitures des Maxims

    (mitrailleuses) et filrent vers la Nevsky. Alors, il devint impossible de retenir nos

    ouvriers Tous, en vtements de travail, en salopettes, dsertant les machines,

    sortirent des ateliers Les protestations des bolcheviks dans les usines ntaient

    pas toujours, doit-on penser, trs insistantes. L o la lutte se prolongea le plus, ce

    fut aux usines Poutilov. Vers deux heures de laprs-midi, le bruit courut dans les

    ateliers quune dlgation de mitrailleurs tait arrive et convoquait un meeting.

    Environ dix mille ouvriers sassemblrent devant les locaux de ladministration.

    Acclams, les mitrailleurs racontrent quils avaient reu lordre de partir le 4

    juillet pour le front, mais quils avaient rsolu de marcher non du ct du front

    allemand, contre le proltariat allemand, mais bien contre leurs propres ministres

    capitalistes . Ltat des esprits monta. En avant ! en avant ! , crirent les ou-

    vriers. Le secrtaire du comit dusine, un bolchevik, faisait des objections, pro-

    posant de demander lavis du parti. Protestations de toutes parts : A bas !

    bas ! vous voulez encore traner laffaire en longueur ! On ne peut pas conti-nuer vivre comme a ! Vers six heures arrivrent des reprsentants du comi-

    t excutif, mais ils russirent encore moins influencer les ouvriers.

    Le meeting continuait, linterminable, nerveux, obstin meeting dune masse

    de milliers dhommes qui cherche une issue et nadmet pas quon lui suggre que

    cette issue est inexistante. On propose denvoyer une dlgation au comit excu-

    tif : encore un atermoiement. Lassemble restait en permanence. Sur ces entrefai-

    tes, un groupe douvriers et de soldats vient annoncer que le quartier de Vyborg

    sest dj mis en marche vers le palais de Tauride. Il devient impossible de faireobstacle plus longtemps. On dcide de marcher. Un certain Efimov courut au co-

    mit de quartier du parti pour demander ce quon allait faire . On lui rpondit :

    Nous ne manifesterons pas, mais nous ne pouvons abandonner les ouvriers

    leur sort, cest pourquoi nous marchons avec eux. A ce moment apparut Tchou-

    dine, membre dun comit de quartier, annonant que, dans tous les quartiers, les

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    ouvriers se mettaient en marche et que les militants du parti devraient maintenir

    lordre , cest ainsi que les bolcheviks taient saisis et entrans dans le mouve-

    ment, tout en cherchant justifier leurs actes qui allaient lencontre de la dci-

    sion officielle du parti.

    La vie industrielle de la capitale, vers sept heures du soir, avait compltement

    cess. Lune aprs lautre, les usines se soulevaient, formaient les rangs, des dta-

    chements de gardes rouges sarmaient. Dans une masse de milliers douvriers

    raconte Metelev, militant de Vyborg allaient et venaient, fusant claquer les

    culasses de leurs fusils, des centaines de jeunes gardes. Les uns introduisaient des

    chargeurs dans leurs armes, dautres sanglaient des courroies, dautres encore

    attachaient leurs ceinturons musettes et cartouchires, ou bien mettaient baon-

    nette au canon, et les ouvriers qui navaient pas darmes aidaient les gardes squiper La perspective Sampsonievsky, principale artre du quartier de Vy-

    borg, regorge de monde. Sur la droite et sur la gauche, des colonnes serres de

    travailleurs. Au milieu de la chausse dfile le rgiment de mitrailleurs, pine

    dorsale du cortge. En tte de chaque compagnie, les auto-camions avec les

    Maxims . Derrire le rgiment des mitrailleurs, les ouvriers ; en arrire-garde,

    couvrant la manifestation, les units du rgiment moscovite. Au-dessus de chaque

    dtachement, un drapeau : Tout le pouvoir aux soviets ! Le cortge de fun-

    railles en mars ou la manifestation du premier mai avaient t probablement plus

    nombreux. Mais le dfil de juillet est incomparablement plus imptueux, plus

    menaant et dune composition plus homogne. Sous les drapeaux rouges

    marchent des ouvriers et des soldats, crit un des participants. On naperoit ni

    cocardes de fonctionnaires, ni les tincelants boutons des tudiants, ni les cha-

    peaux de dames sympathisantes tout cela se voyait quatre mois auparavant,

    en fvrier mais, dans le mouvement de ce jour-ci, rien de pareil, aujourdhui

    marchent seulement les sombres esclaves du capital.

    Par les rues triaient en diverses directions des autos charges douvriers et de

    soldats arms : dlgus, agitateurs, claireurs, hommes de liaison, effectifs char-

    gs de racoler les ouvriers et les rgiments. Tous croisent le fusil. Les camions

    automobiles, hrisss de baonnettes, reproduisaient le tableau des journes de

    fvrier, lectrisaient les uns, terrifiaient les autres. Le cadet Nabokov crit : Ce

    sont les mmes faces dmentes, abruties, bestiales, que nous nous rappelons tous

    depuis les journes de fvrier , cest--dire depuis les journes de cette mme

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    rvolution que les libraux avaient officiellement appele glorieuse et non san-

    glante. Vers neuf heures, sept rgiments se dirigeaient dj vers le palais de Tau-

    ride. En route sadjoignirent des colonnes venues des usines et de nouvelles units

    militaires. Le mouvement du rgiment de mitrailleurs rvlait une formidablepuissance contagieuse. Les Journes de Juillet staient ouvertes.

    et l simprovisrent des meetings. Dun ct et de lautre on entendait des

    coups de feu. Daprs louvrier Korotkov, sur la Liteny, on sortit dune cave

    une mitrailleuse et un officier qui fut abattu sur place Des rumeurs de toutes

    sortes devancent la manifestation, elle diffuse autour delle lpouvante dans tou-

    tes les directions. Que ne transmettent pas seulement les tlphones des quartiers

    du centre, apeurs ! On communique que vers huit heures du soir une auto arriva

    toute vitesse la gare de Varsovie recherchant, pour larrter, Kerensky qui par-tait justement ce jour-l pour le front ; mais il tait trop tard, le train tait parti et

    larrestation neut pas lieu. Cet pisode fut mentionn dans la suite plus dune fois

    comme une preuve du complot. Qui prcisment se trouvait dans lautomobile et

    qui avait dcouvert les mystrieuses intentions de ses occupants ? On ne la ja-

    mais su. Ce soir-l, des autos charges dhommes arms couraient dans toutes les

    directions, probablement aussi aux alentours de la gare de Varsovie. Des invecti-

    ves crues ladresse de Kerensky retentissaient en de nombreux endroits. Ce ft

    vraisemblablement, lorigine de la lgende, en supposant quelle nait pas t tota-

    lement invente dun bout lautre.

    Les Izvestia dessinaient le schma suivant des vnements du 3 juillet : A

    cinq heures de laprs-midi sont sortis en armes : le 1 er de mitrailleurs, un contin-

    gent du rgiment moscovite, un contingent de grenadiers, un contingent aussi du

    rgiment Pavlovsky. A eux se sont jointes des masses douvriers Vers huit heu-

    res du soir ont commenc sassembler, autour du palais Kczesinska, diffrentes

    units de rgiments, armes de pied en cap, avec des drapeaux rouges et des pan-

    cartes exigeant la transmission du pouvoir aux soviets. Du haut du balcon, des

    discours sont prononcs A dix heures et demie, sur la place qui est devant le

    palais de Tauride, a lieu un meeting Les units ont lu une dputation au

    conseil excutif central panrusse, laquelle a formul en leur nom les revendica-

    tions suivantes : A bas les dix ministres bourgeois ! Tout le pouvoir au soviet !

    Arrter loffensive ! confiscation des imprimeries des journaux bourgeois ! La

    nationalisation de la terre ! contrle sur la production ! Si lon met de ct quel-

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    ques retouches dintrt secondaire : des units de rgiments au lieu de : des

    rgiments , des masses douvriers au lieu de des usines entires , on peut

    dire que lorgane officieux de Tseretelli-Dan, dans lensemble, naltre point ce

    qui se passa et, en particulier, signale exactement les deux foyers de la manifesta-tion : lhtel priv de Kczesinska et le palais de Tauride. Moralement et matriel-

    lement, le mouvement tournait autour de ces deux centres antagonistes : la

    Kczesinska on vient chercher des indications, une direction, la parole inspiratrice ;

    au palais de Tauride on vient formuler des revendications et mme faire menace

    de la force que lon reprsente.

    trois heures de laprs-midi, devant la confrence gnrale des bolcheviks

    de la capitale, runie ce jour-l dans lhtel de Kczesinska, deux dlgus des

    mitrailleurs taient venus communiquer la dcision prise par leur rgiment de

    manifester. Personne ne sattendait cela, personne ne voulait de cela. Tomsky

    dclara : Les rgiments qui se sont mis en mouvement nont pas agi en bonne

    camaraderie, nayant pas invit le comit de notre parti discuter la question. Le

    comit central propose la confrence : 1 de publier un manifeste pour contenir

    les masses ; 2 dlaborer une adresse au comit excutif, lui proposant de prendre

    le pouvoir en main. On ne peut parler en ce moment dune manifestation sansdsirer une nouvelle rvolution. Tomsky, vieil ouvrier bolchevik, ayant marqu

    sa fidlit au parti par des annes de bagne, connu dans la suite comme dirigeant

    des syndicats, tait, par caractre, gnralement plus enclin empcher les mani-

    festations qu les provoquer. Mais, cette fois-ci, il dveloppait seulement la pen-

    se de Lnine : on ne saurait parler pour linstant dune manifestation si lon a le

    dsir dune nouvelle rvolution. Car, enfin, mme la tentative de manifestation

    pacifique du 10 juin avait t rpute par les conciliateurs comme un complot !

    Lcrasante majorit de la confrence tait solidaire de Tomsky. Il faut toutprix diffrer le dnouement. Loffensive sur le front tient en haleine tout le pays.

    Lchec est aussi prvu que lintention du gouvernement de rejeter la responsabi-

    lit de la dfaite sur les bolcheviks. Il faut donner aux conciliateurs le temps de se

    compromettre dfinitivement. Volodarsky rpondit aux mitrailleurs, au nom de la

    confrence, en ce sens que le rgiment devait se soumettre la dcision du parti.

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    Les mitrailleurs sortirent en protestant. A quatre heures, le comit central confir-

    me la dcision de la confrence. Ses membres se dispersent dans les rayons et les

    usines pour empcher la manifestation des masses. Un manifeste dans le mme

    sens est expdi la Pravda pour quelle limprime en premire page le lende-main matin. Staline est charg dinformer de la dcision du parti lassemble uni-

    fie des comits excutifs. Les intentions des bolcheviks ne laissent ainsi place

    aucun doute. Le comit excutif adressa aux ouvriers et aux soldats un manifeste :

    Des inconnus vous appellent descendre en armes dans la rue , certifiant par

    l que lappel ne provenait daucun des partis sovitiques. Mais les comits cen-

    traux, de partis et de soviets, proposaient, tandis que les masses disposaient.

    Vers huit heures du soir, le rgiment de mitrailleurs et, sa suite, le rgiment

    moscovite sapprochrent du palais de Kczesinska. Des bolcheviks populaires,Nevsky, Lachevitch, Podvosky, essayrent du haut du balcon, de dterminer les

    rgiments rentrer chez eux. On leur rpondait den dessous : A bas ! Du bal-

    con des bolcheviks lon navait pas encore entendu de tels cris venant des soldats,

    et ctait un symptme inquitant. A larrire des rgiments apparurent devant les

    usines : Tout le Pouvoir aux soviets ! A bas les dix ministres capitalistes !

    Ctait les drapeaux du 18 juin. Mais maintenant, ils taient encadrs de baonnet-

    tes. La manifestation tait devenue un fait imposant. Que faire ? Pouvait-on

    concevoir que les bolcheviks resteraient lcart ? Les membres du comit de

    Petrograd, avec les dlgus de la confrence et les reprsentants des rgiments et

    des usines, dcident ceci : rviser la question, mettre fin des tiraillements stri-

    les, diriger le mouvement qui sest dclench en ce sens que la crise gouverne-

    mentale serait rsolue dans lintrt du peuple ; dans ce but, inviter les soldats et

    les ouvriers marcher pacifiquement vers le palais de Tauride, lire des dl-

    gus et, par leur intermdiaire, formuler leurs revendications devant le comit

    excutif. Les membres du comit central qui sont prsents sanctionnent la modifi-

    cation de tactique.

    La nouvelle dcision, annonce du haut du balcon, tait accueillie par des ac-

    clamations et par le chant de la Marseillaise. Le mouvement est lgalis par le

    parti : les mitrailleurs peuvent pousser un soupir de soulagement. Une partie du

    rgiment entre aussitt dans la forteresse Pierre-et-Paul pour agir sur sa garnison

    et en cas de besoin, protger contre un mauvais coup le palais Kczesinska qui est

    spar de la forteresse par ltroit canal de Kronwerk.

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    Les dtachements qui taient en tte de la manifestation sengagrent sur la

    Nevsky, artre de la bourgeoisie, de la bureaucratie et du corps des officiers,

    comme en pays tranger. Des trottoirs, des fentres, des balcons, des milliers de

    regards malveillants les guettent avec circonspection. Tel rgiment dferle sur uneusine, telle usine sur un rgiment. Sans cesse surviennent de nouvelles masses.

    Tous les drapeaux, or sur fond rouge, clament le mme appel : Tout le pouvoir

    aux soviets ! Le dfil possde la Nevsky et, en courant irrsistible, se dverse

    vers le palais de Tauride. Les pancartes : A bas la guerre ! provoquent la plus

    vive hostilit chez les officiers, parmi lesquels il y a bon nombre dinvalides. Ges-

    ticulant, spoumonant, ltudiant, ltudiante, le fonctionnaire essaient de per-

    suader aux soldats que les agents de lAllemagne, qui se tiennent derrire leur

    dos, veulent donner accs dans Petrograd aux troupes de Guillaume pour touffer

    la libert. Les orateurs jugent leurs propres arguments irrsistibles. Ils sont

    tromps par des espions ! disent les fonctionnaires au sujet des ouvriers qui ri-

    postent dun ton bourru. Entrans par des fanatiques ! reprennent de plus in-

    dulgents. Des ignorants ! , et sur ce point, les uns et les autres sont daccord.

    Mais les ouvriers ont leur manire de mesurer les choses, ce nest pas chez des

    espions allemands quils ont appris les ides qui les poussent aujourdhui dans la

    rue. Les manifestants cartent sans urbanit les sermonneurs importuns et vont de

    lavant. Cela exaspre les patriotes de la Nevsky. Des groupes de choc, comman-

    ds en majorit par des invalides et des chevaliers de Saint-Georges, se jettent sur

    certains dtachements de manifestants pour leur arracher leurs drapeaux. Des ba-

    garres ont lieu et l. Latmosphre schauffe. Des coups de feu partent de ct

    et dautre. Dune fentre ? Du palais Anitchkine ? La chausse rpond par une

    salve en lair, sans destination. Pendant un certain temps, toute la rue est dans

    laffolement. Vers minuit, raconte un ouvrier de lusine Voulkan, au moment o

    passait par la Nevsky le rgiment de grenadiers, dans les alentours de la biblioth-

    que publique, une fusillade partit on ne sait do, qui dura quelques minutes. La

    panique clata. Les ouvriers sparpillrent dans les rues adjacentes. Les soldats,sous le feu, se couchrent : ce nest point en vain quun bon nombre dentre eux

    avaient pass par lcole de la guerre. Cette Nevsky de minuit, o des grenadiers

    de la Garde taient allongs ventre terre sur la chausse, sous la fusillade, don-

    nait un spectacle fantastique. Ni Pouchkine ni Gogol, qui ont clbr la Nevsky,

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    ne se ltaient reprsente ainsi ! Pourtant, cette fantasmagorie tait une ralit :

    sur la chausse, il resta des morts et des blesss,

    Le palais de Tauride vivait ce jour-l de sa vie particulire. Les cadets ayant

    donn leur dmission du gouvernement, les deux comits excutifs, celui des ou-

    vriers-soldats et celui des paysans, discutaient en commun le rapport de Tseretelli

    sur la question de savoir comment nettoyer la pelisse de la coalition sans en

    mouiller le poil. Le secret de cette opration et t probablement dcouvert enfin

    sil ny avait eu empchement du ct des turbulents faubourgs. Les communica-

    tions tlphoniques, annonant la mise en marche du rgiment de mitrailleurs, qui

    se prpare, font grimacer de colre et de contrarit les dirigeants. Se peut-il que

    les soldats et les ouvriers ne soient pas capables dattendre que les journaux leur

    apportent une dcision salutaire ? La majorit regarde de travers les bolcheviks.

    Mais la manifestation tait, cette fois, galement imprvue pour ces derniers. Ka-

    menev et autres reprsentants du parti, qui sont l, consentent mme se rendre,

    aprs la sance du jour, dans les usines et les casernes pour contenir les masses.

    Plus tard, ce geste fut interprt par les conciliateurs comme un stratagme. Les

    comits excutifs adoptent durgence un manifeste dclarant comme dordinaire

    que toutes manifestations trahissent la rvolution. Mais, pourtant, comment setirer de la crise du pouvoir ? Lissue est trouve : maintenir le cabinet tronqu tel

    quil est, ajournant lexamen de la question dans lensemble jusqu la convoca-

    tion des membres provinciaux du comit excutif. Atermoyer, gagner du temps,

    pour sortir dhsitation, nest-ce pas la plus sage de toutes les politiques ?

    Cest seulement dans la lutte contre les masses que les conciliateurs jugeaient

    inadmissible de perdre du temps. Lappareil officiel fut immdiatement mis en

    branle-bas contre linsurrection car cest ainsi que la manifestation fut d-

    nomme ds le dbut. Les leaders cherchaient partout une force arme pour laprotection du gouvernement et du comit excutif. Sous les signatures de

    Tchkheidze et dautres membres du prsidium furent expdies, diverses institu-

    tions militaires, des mises en demeure denvoyer au palais de Tauride des autos

    blindes, des canons de trois pouces, des munitions. En mme temps, presque tous

    les rgiments reurent lordre denvoyer des dtachements arms pour la dfense

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    du palais. Mais on ne sen tint pas l. Le bureau se hta, le jour mme, de tlgra-

    phier au front, la Ve arme, la plus proche de la capitale, linjonction

    denvoyer Petrograd une division de cavalerie, une brigade dinfanterie et des

    autos blindes . Le menchevik Votinsky, qui avait t charg de pourvoir lascurit du comit excutif, dclarait rondement, plus tard, dans un expos rtros-

    pectif : Toute la journe du 3 juillet fut employe rassembler des troupes pour

    fortifier le palais de Tauride Notre tche tait de runir au moins quelques

    compagnies Pendant un moment les forces nous manqurent compltement. A

    lentre du palais de Tauride, il y avait un poste de six hommes qui ntaient pas

    en tat de contenir la foule Puis il reprend : Le premier jour de la manifesta-

    tion, nous navions notre disposition que cent hommes, nous navions pas

    dautres forces, Nous expdimes des commissaires tous les rgiments, les

    priant de nous donner des soldats pour monter la garde Mais chaque rgiment

    tournait les yeux du ct dun autre pour voir comment il se conduirait. Il fallait

    tout prix en finir avec ce scandale, et nous appelmes des troupes du front. Il

    serait difficile, mme intentionnellement, dinventer une plus mchante satire

    contre les conciliateurs. Des centaines de milliers de manifestants exigent que le

    pouvoir passe aux soviets. Tchkheidze, plac la tte des soviets et, par suite,

    candidat au rle de premier ministre, cherche une force arme contre les manifes-

    tants. Le mouvement grandiose pour le pouvoir de la dmocratie est dclar par

    ses leaders une attaque de bandes armes contre la dmocratie.

    Dans le mme palais de Tauride stait assemble, aprs une longue interses-

    sion, la section ouvrire du soviet qui, pendant les deux derniers mois, par des

    lections partielles dans les usines, avait tellement pu renouveler son effectif que

    le comit excutif, non sans raison, craignait dy voir la prdominance des bol-

    cheviks. Artificiellement retarde, la runion de la section, fixe enfin par les

    conciliateurs eux-mmes quelques jours auparavant, concida par hasard avec la

    manifestation arme : les journaux virent encore l la main des bolcheviks. Zino-

    viev dveloppa dune faon convaincante dans son rapport la section cette ideque les conciliateurs, allis de la bourgeoisie, ne voulaient et ne pouvaient lutter

    avec la contre-rvolution, car, sous ce nom, ils comprenaient diverses manifesta-

    tions de la brutalit des Cent-Noirs, mais non pas le resserrement politique des

    classes possdantes visant craser les soviets comme centre de rsistance des

    travailleurs.

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    Le rapport tombait point. Les mencheviks, se sentant pour la premire fois,

    sur le terrain sovitique, en minorit, proposaient de ne prendre aucune dcision,

    mais de se rpartir dans les quartiers pour maintenir lordre. Pourtant, il est trop

    tard ! Lannonce de larrive devant le palais de Tauride douvriers arms et demitrailleurs cause la plus grande surexcitation dans la salle. A la tribune se lve

    Kamenev. Nous navons pas appel une manifestation, dit-il, mais les masses

    populaires sont elles-mmes descendues dans la rue Et du moment que les mas-

    ses sont sorties, notre place est au milieu delles Notre tche, maintenant, est de

    donner au mouvement un caractre organis. Kamenev termine en proposant

    dlire une commission de vingt-cinq personnes pour diriger le mouvement.

    Trotsky soutint cette proposition. Tchkheidze redoute la commission bolcheviste

    et insiste vainement pour que la question soit transmise au comit excutif. Les

    dbats prennent un caractre tumultueux. Stant dfinitivement convaincus de ne

    constituer ensemble que tout au plus le tiers de lassemble les mencheviks et les

    socialistes-rvolutionnaires quittent la salle.

    Cela devient, en gnral, la tactique favorite des dmocrates : ils commencent

    boycotter les soviets partir du moment o ils y perdent leur majorit. La rso-

    lution appelant le comit excutif central prendre en main le pouvoir est adopte

    par deux cent soixante-seize voix, en labsence de lopposition. Sur linstant, lon

    procde llection de quinze membres de la commission : dix places sont lais-

    ses la minorit ; elles resteront inoccupes. Le fait de llection de la commis-

    sion bolcheviste signifiait pour les amis et les ennemis que la section ouvrire du

    soviet de Petrograd tait dsormais devenue la base du bolchevisme. Un grand pas

    en avant ! En avril, linfluence des bolcheviks stendait peu prs sur un tiers

    des ouvriers de Petrograd ; au soviet, ils occupaient en ces jours-l un secteur tout

    fait insignifiant. Maintenant, au dbut de juillet, les bolcheviks donnaient la

    section ouvrire environ les deux tiers des dlgus : cela signifie que, dans les

    masses, leur influence tait devenue dcisive.

    Dans les rues qui joignent le palais de Tauride, avec des drapeaux, des chants,

    de la musique, convergent des colonnes douvriers, douvrires, de soldats. Et

    survient lartillerie lgre dont le commandant suscite lenthousiasme en annon-

    ant que toutes les batteries de leur division font cause commune avec