Helen Keller Ma Religion

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HELEN KELLER MA RELIGION Préface de Benjamin VALLOTTON

description

Helen Keller n'est plus une inconnue du public de langue française. A plusieurs reprises, les quotidiens et les revues périodiques de France, de Belgique et de Suisse romande ont consacré à cette héroïne de la volonté et du courage moral des articles élogieux. Ils narrent avec enthousiasme les efforts de cette femme remarquable qui, devenue aveugle, sourde et muette alors qu'elle était pour ainsi dire au berceau, est parvenue, au prix d'une énergie dont il n'existe peut-être pas d'autre exemple, à s'instruire dans la connaissance des lettres anciennes et modernes et, comme le dit -un de ses biographes, à « forcer les portes de l'université de Radcliffe », dont elle sortit quelques années plus tard avec tous les honneurs.

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HELEN KELLER

MA RELIGIONPréface de Benjamin VALLOTTON

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PRÉFACEDE M. BENJAMIN VALLOTTON

Sous nos yeux, une cinquantaine delettres dans lesquelles autant d'aveuglesde guerre disent ce qu'ils ont vécu depuisleur malheur, quelle patience et quelleénergie ils ont dû déployer pour « s'arra-cher aux ténèbres ». Témoignages émou-vants. De l'un d'eux ces quelques lignes,d'une poignante sobriété

« Quant aux sentiments que j'ai éprou-vés quand je suis tombé dans la nuit éter-nelle et à ceux que je ressens aujourd'huien y pensant, ce sont là des secrets quirestent enfermés dans le cœur. Commentles exprimer? Personne ne saura jamaisce que nous avons souffert et quelles ba-tailles nous dûmes livrer avant de remon-ter à la surface de la vie. »

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VIII HELEN KELLER

De ces batailles M. René Roy, dans unlivre admirable dont le titre est un pro-gramme : Vers la lumière (i), donnaitrécemment la minutieuse et sincère des-cription. Elle s'achève dans un cri de con-fiance, de victoire : « Travail de la pensée,divertissements intellectuels, que vousme semblez parfois de pauvres balbutie-ments auprès des chaudes affections etdes joies simples du coeur, auprès de toutce qui m'a conduit par degrés de l'obscu-rité sans nom vers cette paix de l'âmeet cette clarté dont se réjouit ma vieintérieure, vers la lumière. Celui qui asenti passer sur son âme le souffle del'amour, de la tendresse ou de l'amitié,n'est pas en droit de maudire son sort.Il aura connu en ce monde tout ce quifait le prix de la vie. »

Ce livre de René Roy nous conduittout naturellement à celui d'Helen Kel-ler : Ma Religion. Mais, là, la victoireest double puisqu'il fallut lutter contre

(I) Fasquelle, éditeur, 193i.

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MA RELIGION IX

la nuit et contre le silence. Est-il possiblede réaliser cela? Il le faut si nous voulonsprendre conscience des puissances quisont en nous et qui y restent enfouies,le plus souvent, faute de curiosité d'esprit,faute de volonté, faute d'aimantationspirituelle.

« J'étais aussi inconsciente qu'unemotte de terre », dit elle-même HelenKeller. Le miracle se produit, dont lelivre : Sourde, muette, aveugle nous montrel'incroyable épanouissement. Et voici,la « motte de terre » écrit clans le présentvolume : « La vie est plus cruelle que lamort; elle divise et sépare, tandis quela mort qui, à vrai dire, est la vie éter-nelle, réunit et réconcilie. Je crois quelorsque mes yeux spirituels s'ouvriront àla vie à venir, je me trouverai simple-ment en possession de tous mes sens, dansma vraie patrie. Infatigablement mapensée s'élève au-dessus de mes yeux quim'ont trahie et poursuit sa vision au delàdes limites terrestres. »

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X HELEN KELLER

Voilà le chemin parcouru par la « mottede terre ! »

Un aveugle de guerre nous disait unjour « La vue, ça donne encore bien desdistractions! » Mot d'une admirable pro-fondeur. Ceux qui possèdent tous leurssens sont en général trop bien pourvus,trop superficiellement heureux pour« chercher » et « trouver ». Si bien qu'IrelenKeller peut écrire que « notre civilisationest une défaite » et que « le monde spiri-tuel n'offre aucune difficulté à la penséede quiconque est sourd et aveugle ».

Telle est la leçon de ce livre extraordi-naire. Elle est terrible,. Mais elle peutêtre salutaire.

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PREFACEDE L'ÉDITION ANGLAISE

Helen Keller est aimée dans le mondeentier. Ce qu'elle a été capable d'accom-plir, en surmontant des difficultés inouïes,fait naître en nous des dispositions àl'héroïsme. Sa lutte patiente et sontriomphe indubitable touchent nos coeurs.Mais personne ne peut pénétrer le secretde son épanouissement sans connaîtrequelque chose de son ambiance spirituelle.La religion, telle que la comprend lielenKeller, s'applique à la vie de tous lesjours, la vie spirituelle étant pour elleaussi réelle et pratique que la vie natu-relle. Sa conception du christianisme estbasée sur l'évangile de l'amour. Souventquestionnée en public sur sa religion,Mlle Keller répond toujours brièvement,tout en éprouvant le désir d'en dire da-vantage. C'est pourquoi, lorsqu'on lui

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XII

HELEN KELLER.

demanda d'écrire un livre à ce sujet, elleaccepta avec plaisir cette occasion defaire connaître à ses nombreux amis cequ'était son idéal religieux et quelle enfut la source. Dans cet ouvrage, écritsimplement par amour, elle a versé touteson âme elle ne cherche pas à y discuterun point de vue, mais plutôt à partageravec d'autres ce qui lui est si précieux.

Nous avons en elle l'exemple d'unesprit qui s'est conservé extraordinaire-ment pur depuis son enfance, une expé-rience religieuse qui n'est pas limitée parun aveuglement sectaire quelconque; unepénétration spirituelle; un don de percep-tion qui ne se sont pas émoussés au con-tact de la vie des sens. C'est une femmepour laquelle le Seigneur a opéré un mi-racle et elle le proclame en disant : « Jesais une chose, c'est que j'étais aveugle

, et que maintenant je vois. »

Paul SPERRY.

Washington, D. C. — U. S. A.

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AVANT—PROPOS

Helen Keller n'est plus une inconnue dupublic de langue française. A plusieurs reprises,les quotidiens et les revues périodiques de France,de Belgique et de Suisse romande ont consacréà cette héroïne de la volonté et du courage moraldes articles élogieux. Ils narrent avec enthousiasmeles efforts de cette femme remarquable qui, de-venue aveugle, sourde et muette alors qu'elleétait pour ainsi dire au berceau, est parvenue,au prix d'une énergie dont il n'existe peut-être pas d'autre exemple, à s'instruire dans laconnaissance des lettres anciennes et moderneset, comme le dit -un de ses biographes, à « forcerles portes de l'université de Radcliffe », dont ellesortit quelques années plus tard avec tous les hon-neurs. Ce ne furent d'ailleurs pas les seuls. Der-nièrement encore Université cc Temple » à Phila-delphie lui décernait en reconnaissance de sesmérites le titre honorifique de Docteur ès lettres.•

Le nom d' Helen Keller est inséparable de celuide son éducatrice, Miss Anne Mansfield Sullivan,devenue plus tard John Mac)), à laquelle elle

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XIV HELEN KELLER

est redevable à la fois de son développement intel-lectuel, de son instruction et, dans une grandemesure aussi, de son courage moral.

Il faut lire les ouvrages qu' flelen Keller acomposés et qui ont été publiés en Amérique,en Angleterre, en Allemagne, en France, enTchécoslovaquie, au Danemark., et ailleurs, pourse rendre compte du miracle extraordinaire quepersonnifie cette femme rentarquable. C'est d'abordson autobiographie que, pour nos pays de languefrançaise, la maison fayot a publiée sous le titrede « Helen Keller. Sourde, muette et aveugle.Histoire de ma vie Puis ce fut M1,7 Religion(Ma Religion) dont la librairie Fischbacher pré-sente, dans les pages qui suivent, une fidèletraduction à ses lecteurs. Helen Keller a composéensuite un ouvrage de 350 pages intitulé Mid-stream (Au milieu du courant), dont il n'existepas encore de traduction française. C'est l'his-toire non plus des Premières années de sa vie,mais celle des années subséquentes, de l'époquede la guerre et de la décade qui suivit. Cet ouvrageest d'une rare beauté et d'une grande profon-deur spirituelle ; il nous apprend à mieux con-naître la personnalité géniale de son auteur etnous décrit tout ce qu'elle a sougert pendant lesterribles années de la guerre qui marque, dit-elle,« l'écroulement d'une civilisation et la trahisonde la plus belle religion qui ait jamais été pré-

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MA RELIGION XV

chée dans le monde u. En lisant l'appel qu'elleadresse dans ces pages à tous ceux qui restentsourds aux plaintes des enfants exploités, sourdsaux grandes injustices sociales, ou aveugles àreconnaître la valeur et la puissance de l'amourcharitable dans les relations internationales, ona de la peine à réaliser que ces lignes ont étéécrites par une personne privée des sens de lavue et de l'ouïe, et l'on se demande où sont lesvrais sourds et les vrais aveugles ?

Rendant par ailleurs dans cet ouvrage un nou-veau temoi gnage aux doctrines de Swedenborg quiont lait l'objet plus particulier de «Ma Religion »,l'auteur écrit encore : « Les ouvrages de Swe-denborg m'ont aidée à mieux comprendre la Bibleet à réaliser un étai de -plus grande proximité duSeigneur Dieu. Ils m'ont enflammée du désir deme consacrer toujours davantage à une vie de ser-vice et de travailler avec toujours plus d'ardeur àPréparer la seconde venue du . Seigneur dans lecoeur des hommes. »

Enfin, à l'adresse des personnes éprouvéespar le deuil et la souffrance, tant physique quemorale, Helena Keller vient encore d'écrire unouvrage intitulé \Ve bereaved (Nous les affligés).« J'ai reçu, dit-elle, tant de lettres de personnesaffligées que »rot coeur languit de leur donnerun message qui puisse calmer leur douleur...Nos bien-aimés ne sont pas plus perdus pour

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XVI HELEN KELLER

nous, quand ils meurent, que s'ils étaient à noscôtés, souriants, aimants et actifs. Vraimentla vie a dompté la mort et l'amour ne peut -pasperdre ce qu'il possède. ))

Mais pour comprendre comment il se faitqu'une femme, physiquement limitée comme ellel'a été, au lieu de céder au découragement, -pourne pas dire aux instincts inférieurs de l'cîmehumaine, ait pu non seulement triompher d'obs-tacles apparemment insurmontables, mais encoreparvenir ai niveau moral et spirituel dont ellefait preuve dans ce dernier ouvrage, il faut con-naître sa religion. Ma Religion constitue, en effet,une merveilleuse étude de psychologie spirituelle.

Composé en anglais, ce livre a été traduit enplusieurs langues (en allemand, en français, entchèque, en danois et en suédois). On en prépareactuellement une version r.5irmane. C'est dire quecet murage a très vite connu un réel succès delibrairie. Plusieurs éditions anglaises ont vu lejour et l'institut Perkins de Boston, Mass. en afait paraître ,(ne édition en caractères Braille et‘l'usage des aveugles.

A.-G. REGAMEV.

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MA RELIGION

CHAPITIZ F. PREMIER

Hans Andersen, dans l'un de ses charmants

contes, nous parle d'un jardin où des arbres

géants avaient été plantés clans des pots trop

petits pour les contenir. Leurs racines étaient

cruellement resserrées et pourtant ces arbres

s'élancèrent tout droit vers la lumière, dé-

ployant au loin leurs branches vigoureuses et

répandant autour d'eux la richesse de leur

floraison, rafraîchissant même de leurs fruits

dorés les mortels fatigués. Tous les oiseaux du

ciel vinrent nicher dans leurs rameaux hospi-

taliers, et, de leurs coeurs, s'élevait un hymne

continuel de renouveau et de joie. Un jour

enfin, ils firent éclater l'obstacle qui les entra-

vait et leurs puissantes racines s'étendirent

dans la douceur de la liberté.

2

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IIELE N KELLE R

Ce jardin étrange est pour moi le symbole du

xvme siècle, au sein duquel vécut ce Titan

génial que fut Emmanuel Swedenborg. Parfois

ce siècle est appelé l'Age de la Raison et carac-

térisé comme l'époque la plus froide et la plus

déprimante dont l'histoire fasse mention. Il

est vrai qu'à ce moment-lâ, on put constater

partout un remarquable essor vers le progrès.

Il y eut alors de grands philosophes et de grands

hommes d'État et, dans le champ de la science,

des chercheurs intrépides. Les gouvernements

étaient mieux organisés, le système féodal avait

été aboli et les grandes routes étaient plus sûres

qu'elles ne l'avaient jamais été auparavant.

Le sceptre de fer d'une froide raison, escorté

d'un décorum sévère, avait triomphé des

ardentes passions du moyen âge.

A cette époque cependant, les âmes curé-'

tiennes vivaient encore, comme au cours des

siècles précédents, clans une atmosphère dépri-

mante et sinistre, clans une atmosphère de

tristesse et de résignation désespérée : de

grands auteurs, Taine entre autres, dans son

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MA RELIGION 3

Histoire (le la Littérature, ont remarqué que la

théologie d'alors considérait l'homme comme

l'enfant du péché. Elle le méprisait et aban-

donnait un monde sans esp(rance à la colère de

Dieu. La Charité même, cet ange de douceur,

que les saints du passé avaient reçue à bras

ouverts, se voyait repoussée par les humains.

La foi seule était exaltée et ce n'était pas

même la foi, mais la croyance seule qui suffisait

à un salut étroitement individuel. Les oeuvres

utiles n'étaient que vanité ; on considérait toutes

les souffrances physiques comme des châti-

ments, et la plus noire des nuits, faite d'igno-

rance et d'insensibilité, s'étendait sur un

monde dont le coeur était affamé.

Telle était l'époque, la rude ambiance dont le

génie de Swedenborg devait briser les chaînes

dogmatiques, comme les arbres géants de notre

conte firent éclater leurs entraves. Quand un

penseur semblable est « lâché dans le monde (I) »,

il est particulièrement intéressant pour ceux

(i) Allusion f une phrase célèbre de Ralph Waldo Emerson:« Quand le Grand Dieu lâche un penseur .tir notre planète,prenez garde, car toute chose est en ,danger • (Trad.).

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HELEN KELLER

qui l'étudient de se rappeler quelques-uns des

événements et des personnalités historiques qui

appartiennent à son époque.

Swedenborg naquit peu après la mort de

John. Amos Coménius, cet héroïque champion

qui porta un coup fatal au géant de la scolas-

tique sous la domination duquel le vieux monde

avait été maintenu si longtemps. L'année de

la naissance de Swedenborg, i688, marque la

date de la révoltition en Angleterre, révolution

pacifique, il est vrai, mais dont les conséquences

furent immenses. Il vécut durant la période laplus magnifique du règne de Louis XIV, alors

que le souvenir de la Rochlle était encore cui-

sant et amer dans l'esprit de tous les protes-

tants ; il fut témoin des campagnes étonnantes

de Charles le Fou en Suède, et contemporain

de Linné. Pendant les dernières années de sa

vie, Rousseau prêchait en France sa grande

doctrine de l'éducation conforme à la nature,

et Diderot développait sa philosophie des sens

et déclarait au monde que l'on pouvait ins-

truire les aveugles. Aucun homme, peut-être,

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MA RELIGION

ne fut placé dans une position aussi précaire,

entre les traditions d'une civilisation qui s'écrou-

lait et l'invasion soudaine d'un pige nouveau

que son esprit pressentait. Plus je réfléchis à

sa position, moins je vois comment on peut

l'expliquer autrement que par un miracle, tant

il est vrai qu'il n'avait rien de commun ni avec

son église ni avec les conceptions de son siècle.

Je _n'ai rien pu découvrir sur sa naissance ou sa

première éducation qui puisse expliquer le mou-

vement le plus indépendant qui se soit jamais

produit au cours de l'histoire de la pensée reli-

gieuse. Des milliers d'hommes sont nés, comme

Swedenborg, de parents pieux, et ont reçu

une éducation aussi admirable que la sienne,

sans pour cela apporter une seule pensée nou-

velle et sans rien faire qui ait contribué à aug-

menter le bonheur de l'humanité. Mais n'en

est-il pas toujours ainsi quand un génie appa-

raît ? N'est-il pas toujours un ange auquel

nous donnons l'hospitalité sans le savoir ?

Swedenborg naquit à Stockholm, en Suède,de parents austères et pieux_ Son p;2re, évêque

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6 HELEN KELLER.

luthérien et professeur dans une école de théo-

logie, était un esprit doué d'une grande péné-

tration pour les choses spirituelles. On sait

que Martin Luther, alors qu'il était moine, vit

des esprits et entendit leurs voix; plusieurs de

ses disciples observèrent jeûnes et vigiles de la

manière la plus stricte, dans l'espoir qu'il leur

serait donné, à eux aussi, des révélations de

l'autre monde. On dit que le jeune Emmanuel,

alors qu'il n'était qu'un enfant, eut des expé-

riences semblables. Il écrivait plus tard à un

ami « Entre quatre et dix ans, j'étais constam-

ment plongé dans de profondes méditations

concernant Dieu,, le salut et l'expérience spi-

rituelle des hommes. A plusieurs reprises, je

révélai certaines choses qui étonnèrent mon

père et ma mère, et dont ils dirent que des

anges parlaient par ma bouche. » Il est possible

que son père ait éprouvé une certaine sympa-

thie pour ce don miraculeux, mais sa mère

s'y opposa fermement. Elle persuada son mari

de la nécessité qu'il y avait pour l'enfant à

renoncer à ce genre de préoccupations, « à ces

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qi.1.1.n•n

MA RELIGION

7

incursions dans l'au delà ». Dès lors et jusqu'à

l'âge de cinquante-six ans, cet homme ne vit

plus aucune lumière et n'entendit plus aucun

son provenant du - monde spirituel. 11 est clair,

d'après ses ouvrages religieux, qu'il n'encou-

rage pas cette sorte d'expérience ni chez les

enfants, ni chez les adultes non préparés (r).

Son enfance fut un aussi beau prélude qu'on

pouvait désirer à une vie remarquable. Son

père et lui étaient des camarades inséparables.

Ils faisaient des excursions sur les collines des

environs de Stockholm, ils exploraient les

fjords et en collectionnaient les mousses, les

fleurs et les pierres aux vives couleurs. A leur

retour, l'enfant écrivait de longues composi-

tions sur ces promenades en plein air, car tout

jeune, il fut un écolier studieux, et son esprit

semblait constamment échapper aux limites

de son corps. Pourtant, loin de ressembler à

bien des jeunes gens précoces, il était physi-

(I) Sa situation lui permettait, mieux qu'à tout autre, dese rendre compte du danger qu'il y avait à rechercher desvisions, et fréquemment il avertit ses lecteurs et les prévientcontre ces pratiques dangereuses.

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8 HELEN KELLER

quernent fort et plein de santé, et son allure

virile fut l'objet de plus d'une remarque flat-

teuse.

11 reçut la meilleure éducation que son temps

et son pays pouvaient offrir. Il fréquenta l'uni-

versité d'Upsal, et ses premiers travaux font

preuve, dit-on, d'un grand talent poétique.

Cependant il se consacra principalement aux

mathématiques et à la mécanique. Il étonna

ses maîtres en simplifiant certaines méthodes

de calcul très compliquées, si bien que sou-

vent ils avaient peine à suivre ce vif esprit

qui se frayait un chemin parmi les labyrinthes

du savoir. Ses professeurs le considéraient

avec respect et ses camarades parlaient de lui

à voix basse. Il semble que son visage ait

été le miroir inconscient des principes rigides

et des méthodes sévères dans lesquels il avait'

été élevé. On nous le dépeint sous des traits

austères, mais non distants. Il avait une noble

prestance ; et, très beau, il en imposait par

sa personnalité. Jamais on ne le vit se détendre

dans la gaîté ou clans les jeux de la jeunesse;

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MA RELIGION

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il se montra même incapable, plus tard, d'ex-

primer son amour à la timide jeune fille qui

inspira la seule passion qu'il ait jamais éprouvée.

Au lieu de s'adresser à elle directement, il s'en

fut trouver son père, le fameux Polhern, et

s'efforça de lui démontrer ses sentiments comme

il eût fait d'un théorème de tables et de dia-

grammes. Le père acquiesça à son désir et lui

promit la main de sa fille à trois ans de là.

Mais la jeune fille en eut si peur que finalement

son frère persuada Swedenborg de renoncer à

son projet. Il n'oublia jamais, cependant,

l'amour qu'il lui portait.

A l'âge de vingt et un ans, il passa ses der-

niers examens à l'université d'Upsal, et reçut

avec félicitations le titre de docteur en philo-

sophie. C'était en l'an 1709. 1-1 fit ensuite plu-

sieurs voyages à l'étranger, non par plaisir,

mais dans le but de s'instruire. Robsahm,

dans ses Mémoires, parle de lui en ces termes

« En plus des langues anciennes, il possédait plu-

sieurs langues étrangères : le français, l'allemand

et l'italien, car il voyagea à plusieurs reprises

Page 22: Helen Keller Ma Religion

IO HELEN KELLER

dans les pays où ces langues sont parlées. »

Son père aurait voulu qu'il embrassât la car-

rière diplomatique, mais il préféra se consacrer

à la science. On lui donna des lettres de recom-

mandation pour les divers souverains de

l'Europe; il n'en tint aucun compte, les ignora

tout simplement et s'en fut rechercher les

plus fameux savants de son temps. Il se pré-

sentait souvent à eux sans avoir été annoncé

et leur demandait la faveur d'un entretien. Il

devait y avoir quelque chose dans son attitude

qui inspirait le respect, car jamais sa requête

ne fut repoussée. Son seul désir était de savoir,

'et il mettait à contribution tous ceux qui

avaient des idées, des méthodes ou des procédés

nouveaux à lui enseigner.

Ses profondes connaissances le mirent en

relations intimes avec Christophe Polhem, qui

semble avoir joui de la confiance la plus entière

de Charles XII de Suède. C'est par lui que

Swedenborg fut un jour présenté au roi qui

le nomma, en 1716, Assesseur au Collège royal

-des Mines. L'assesseur était un fonctionnaire

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MA RELIGION

qui avait charge de veiller à ce que les meil-

leures méthodes soient employées pour l'exploi-

tation des mines et la fonte des minerais. A

partir de ce moment, Swedenborg entra dansune période d'activité prodigieuse et variée.

Il s'acquitta fidèlement, et avec sagesse,

des devoirs de sa charge, et, d'autre part,

poursuivit ses études dans toutes les branches

de la science. Comme tout penseur indé-

pendant, il suivit l'élan de son génie per-

sonnel qui le poussait à découvrir, lorsque

c'était possible, les secrets les plus profonds dela nature. Les forges et les carrières, les ate-

liers et les chantiers, lui étaient aussi familiers

que les étoiles et le chant matinal des oiseaux.

Les fleurs, qui égayaient de leurs charmes les

recoins les plus obscurs, lui révélaient des

secrets aussi merveilleux que la majesté des

montagnes dont il gravissait les sentiers. Sa

nature était un rare mélange du beau et dupratique, une étrange combinaison de mathé-

matiques et de poésie, de génie inventif et de

dons littéraires.

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12 HELEN KELLER

En 1718, lors du siège de Frédérickshalden,

il prouve son habileté dans les sciences méca-

niques en construisant des machines capables

de transporter sur terre ferme, à travers plaines

et montagnes et sur sine distance de quatorze

milles, plusieurs grands vaisseaux de la flotte

suédoise. On trouve dans ses travaux les projets

d'une voiture mécanique aux rouages compli-

qués, le plan d'une machine volante et celui

d'un vaisseau pouvant naviguer sous les eaux.

Il conçut ainsi, par avance, l'automobile,

l'aéroplane et le sous-marin. Il traça les plans

de nouvelles machines hydrauliques pour con-

denser ou raréfier l'air. Il essay=a de construire

un instrument musical universel, sur lequel des

personnes dépourvues de toute notion musicale

pourraient exécuter tous les airs marqués sur

le papier à musiquç. Il imagina aussi uneméthode permettant d'analyser les désirs et les

affections des hommes.

Il inventa un fusil à air pouvant tirer milleprojectiles à la minute! Il conçut également

certains plans de ponts-levis et bien d'autres

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MA RELIGION 13

inventions mécaniques. Il démontra que le

système décimal pouvait être employé avec

profit. Certaines connaissances et les théories

sur la paléontologie, la biologie, le magnétisme

mercuriel, qui devaient être développées un

siècle et demi plus tard, ne lui échappèrent

point. Il imagina une ébauche de la théorie

atomique et de l'hypothèse nébulaire, bien des

années avant Laplace. Déjà il avait compris la

magnifique alliance des sciences et des arts à

laquelle nous devons les progrès extraordinaires

des temps modernes.Swedenborg n'ignorait pas la fortune et l'in-

fluence que ses nombreux talents et ses succès

auraient pu lui apporter. Mais il refusa de boire

à la coupe du bonheur qui s'offrait à ses lèvres.

La misère et l'oppression de l'humanité pesaient

lourdement sur son coeur. Il se sentait humilié,

déshonoré dans son âme, à la vue des cruautés

d'une certaine théologie qui versait la damna-

tion sur des myriades d'êtres humains. C'est

à cette époque que Jonathan Edwards, en

Nouvelle-Angleterre, prêchait la terreur et les

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I4

HELEN KELLER

supplices de l'enfer, et que d'innombrables

bébés morts sans repentance étaient impitoya-

blement condamnés aux tourments éternels!

Actuellement, nous concevons difficilement l'in-

géniosité avec laquelle le mal s'exerçait alors à

transformer en une abomination la Parole de

Dieu. Le ciel tel qu'on le représentait était une

monstruosité; l'enfer était indescriptible et la

vie n'était qu'une succession de misères.

Swedenborg se dit alors : a A quoi bon toutes

les connaissances que j'ai acquises, aussi long-

temps que ces hideuses ténèbres couvriront

le monde? » Il refusa les honneurs et la gloire

et consacra vingt-neuf ans, le Mers de sa vie,

dans une pauvreté relative, à réconforter l'âme

meurtrie de ses frères au moyen d'une doctrine

de la foi et de la vie, humaine et rationnelle.

Tout en accomplissant sa tâche ordinaire, il se

mit à écrire, profitant de tous les instants dont

il pouvait disposer. Lorsqu'il commença ses

recherches dans le domaine religieux, il avait

déjà publié une soixantaine de livres et de

brochures. Parmi les grands ouvrages de

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MA RELIGION 15

cette période, nous pouvons citer les Premiers

Principes des Choses Naturelles, le Cerveau,

l'Économie du Royaume de l'Ame, la Psychologierationnelle.

Parlant de ces oeuvres scientifiques, Emerson.

écrit : « Il semble qu'il ait beaucoup anticipé

sur la science du xrxe siècle... Ses ouvrages

formeraient une bibliothèque suffisante pour

un chercheur solitaire et persévérant. L'Éco-

nomie du Royaume de l' Ame est un de ces livres

dont le mérite est remarquable et qui, par la

dignité de pensée, fait honneur à la race

humaine. Il est écrit dans le noble but de ré-

concilier l'âme et la science, alors qu'elles

avaient été si longtemps étrangères l'une à

l'autre. C'est un compte rendu du corps humain,

écrit par un anatomiste, en un style très poé-

tique. Rien ne peut surpasser la hardiesse et

l'élégance avec lesquelles il a traité un sujet

habituellement si aride.

Elbert Hubbard nous dit que Darwin semble

avoir lu avec le plus grand soin les Premiers

Principes des Choses .Naturelles, Quoi qu'il en

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HELEN KELLER

soit, Swedenborg eut une première lueur du

principe de l'évolution lorsqu'il vit dans un

lichen minuscule recouvrant un rocher le com-

mencement d'une forêt. Il considérait également

que le récit biblique de la création est en con-

tradiction avec les faits de la science. Dans

tous ses ouvrages religieux, son attitude à

l'égard de la Genèse n'a jamais changé. Il

ridiculise et démolit l'antique sanctuaire du

littéralisme et découvre dans les Écritures ce

qu'il appelle un style narratif très ancien, qui

n'avait rien à voir avec la création physique,

mais qui se rapportait à une parabole, depuis

longtemps oubliée, sur la, création de l'âme

humainee •

En dehors de ses connaissances des mathé-

matiques, de la mécanique et de l'exploitation

des mines, Swedenborg, dans ses ouvrages, fait

preuve d'une vaste érudition dans les domaines

de la chimie, de l'anatomie, de la géologie et

aussi d'un goût marqué pour la musique. Il

porta grand intérêt à toutes les questions philo-- sophiques les plus variées et les plus profondes.

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MA RELIGION

17

Et malgré tout, il trouva. toujours le temps de

se rendre en toute chose utile à la société (i) ».

Durant plusieurs années, il fut membre du

Parlement suédois; on l'y estimait beaucoup

à cause des précieux services qu'il avait rendus

et qu'il rendait à son pays. On lui conféra

successivement de nombreuses distinctions.

En 1724, le Consistoire de l'université d'Upsal

l'invita à accepter une chaire de professeur

de mathématiques spéciales, mais il refusa. Il

fut membre des sociétés savantes de Saint-

Pétersbourg, d'Upsal et de Stockholm. On peut

voir aujourd'hui son portrait dans le 'Tall de

l'Académie Royale des Sciences, à Stockholm,

dont il était un des membres les plus distingués.

Ce portrait est placé à côté de celui de Linné.

En un mot, la vie de Swedenborg semble avoir

été uniquement travail, travail et encore tra-

vail. Il devint financièrement indépendant,

mais cette indépendance ne fit que l'encourager

à accomplir des tâches plus grandes encore.

Toutes les classes de la société rendaient

(i) Allusion à l'une des règles de vie de Swedenborg (Tracl_)«

3

Page 30: Helen Keller Ma Religion

18 HELEN KELLER

hommage à la noblesse de son caractère et

à son dévouement altruiste. La sévérité qui

le caractérisait dans sa jeunesse disparut peu

à peu et plus il avançait en âge, plus son affa-

bilité le rendait cher à ses amis. Il ne connut

cependant jamais la vraie intimité. Il s'était

élevé si haut sur les degrés de la pensée que

même ses collègues dans le domaine scientifique

trouvaient difficile de s'entretenir avec lui sur

des sujets qui lui étaient familiers. Ils n'essayè-

rent point de lire ses ouvrages, se contentant

de les recommander. Personne, semble-t-il,

n'était capable ou désireux de suivre ses pas de

géant dans les hautes sphères de ses réflexions.

Il était comme un oeil dans un monde d'aveugles,

comme une oreille dans un momie de sourds,

comme une voix criant dans le désert, mais dont

on ne comprenait pas le langage. Il est possible

que mon propre isolement partiel du monde

de la lumière et des sons me permette de sentir

avec plus d'intensité l'étrange situation dans

laquelle il devait se trouver. Je ne puis m'empê-

cher de penser qu'il se sentait extraordinaire-

Page 31: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 19

ment seul, enveloppé d'une solitude plus que

terrestre. Le monde lui paraissait étrange,

parce qu'il l'avait déjà dépassé. Aucun homme

peut-être ne sentit aussi intensément que lui

son âme se heurter aux barres de la prison de

chair qui l'étouffait ; et cc fardeau n'était pas

allégé par le réconfort que lui aurait procuré

le sentiment d'être compris et entouré par des

intelligences égales à la sienne. Il avait consacré

sa vie à la science, mais que pouvait-il faire de

l'énorme trésor des connaissances qu'il avait

amassées? Sans doute, il éprouvait de la joie

quand un rayon de lumière, quand une possi-

bilité de progrès venaient éclairer les difficultés

de son temps, mais je doute qu'il se soit jamais

senti « chez lui » sur la terre après son « illu-

mination ».

Vers l'an 1744, un grand changement se pro-

duisit chez Swedenborg. Cet observateur méti-

culeux des phénomènes naturels, cet esprit

curieux du monde de la pensée, reçut d'en haut

le pouvoir d'observer les choses spirituelles.

Les sens de son esprit entrèrent en activité au

Page 32: Helen Keller Ma Religion

HELEN KELLER

point de lui permettre de reconnaître les réalités

du monde spirituel. Un de ses contemporains,

Robsahm, nous rapporte une conversation au

cours de laquelle il demanda à Swedenborg

« où et comment il lui fut donné de voir et

d'entendre ce qui se passe dans le monde des

esprits, dans le ciel et dans l'enfer ». Sweden-

borg répondit qu'une nuit, un homme lui était

apparu et lui avait dit qu' « Il était le Sei-

gneur Dieu, le Créateur et le Rédempteur du

monde, qu'Il m'avait choisi pour expliquer aux

hommes le sens spirituel des Écritures. et que

Lui-même me ferait savoir ce que je devrais

écrire sur ce sujet. Et cette même nuit, con-

tinue-t-il, le monde des esprits, le ciel et l'enfer

me furent ouverts, en sorte que je pus me con-

vaincre de leur réalité, et j'y reconnus plusieurs

personnes de ma connaissance. A partir de ce

jour, j'abandonnai l'étude des sciences de ce

monde, et je me donnai pour tâche de parler

des choses spirituelles, comme le Seigneur me

l'avait ordonné. Dans la suite, plusieurs fois

par jour, Il m'ouvrit les yeux, en sorte que,

Page 33: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 21

même en pleine lumière, je pouvais converser

avec les anges et les esprits ». En septembre 176G,

Swedenborg écrivait à C. F. CEtinger : « Jepuis solennellement affirmer que le Seigneur

lui-même m'est apparu, et qu'Il m'a chargé

de la mission que j'accomplis maintenant;

dans ce but, Il a ouvert les yeux intérieurs de

mon esprit, qui sont ceux de mon corps spirituel,

en sorte que je puisse voir les choses qui sont

dans le Inonde spirituel, et entendre ceux qui

l'habitent; je jouis de ce privilège depuis vingt-

deux ans. » Ce privilège lui fut accordé jus-

qu'à la date de sa mort le 29 mars 1772, alors

qu'il se trouvait en séjour à Londres.

En réfléchissant à cette phase de l'expérience

de Swedenborg, je me sens particulièrement

bien placée pour en saisir, du moins en partie,

la signification. Pendant près de six ans, je

n'eus aucune idée quelconque ni de la nature,

ni de l'esprit, ni de Dieu. Je pensais littérale-

ment au moyen de mon corps. Sans une seule

exception, mes souvenirs de cette époque sont

entièrement des impressions du toucher. Durant

Page 34: Helen Keller Ma Religion

are 22 HELEN KELLER

trente ans, j'ai examiné cette phase de mon

développement à la lumière des théories nou-

velles, et je suis convaincue de l'exactitude

de ce que j'avance. Je sais que, comme un

animal, j'étais poussée à rechercher la nourri-

ture et la chaleur. Je me souviens avoir pleuré,

mais je n'ai aucun souvenir des chagrins qui

causèrent mes larmes. Je sais avoir frappé du

pied, et parce que je me rappelle cet acte

physique, j'en déduis que j'éprouvais ,alors de

la colère. J'imitais les gestes de ceux qui

m'entouraient quand je désirais manger ou

quand j'allais chercher les oeufs à la ferme

de ma mère. Ces souvenirs, impressions en-tièrement corporelles, sont pour moi très dis-

tincts, mais ils ne s'associent dans ma pensée,

avec aucune étincelle d'émotion, avec aucun

raisonnement. J'étais aussi inconsciente qu'une

motte de terre. Et soudain, sans que je réa-

lise comment, où et quand, mon cerveau

sentit le choc d'un autre esprit, et je m'éveil-

lai au langage, à la connaissance, à l'amour,

aux concepts généraux de la nature, à l'idée

Page 35: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 23

du bien et du mal! Je fus littéralement tirée

de mon néant et placée sur le plan de la vie

humaine, sur un plan aussi différent du pre-

mier que pour Swedenborg l'expérience dans

le domaine suprasensible était différente de

son expérience terrestre! Comme au cours de

ces années d'isolement, je ne tirais ni de moi-

même, ni de la nature mes idées même les plus

simples, je considère qu'elles me furent don-

nées en quelque sorte comme une révélation,

révélation d'un esprit fini, cela va sans dire.

Swedenborg considérait que ses concepts les

plus élevés étaient une révélation de l'Esprit

Infini. Il est certain qu'il n'envisageait pas

le fait d'être consciemment présent dans le

monde spirituel comme le but auquel il devait

parvenir; il le considérait plutôt comme un

moyen de comprendre différemment l'esprit et

la matière, comme un moyen de tirer de la

Parole de Dieu des principes et non seulement

des mots et des phrases_ Il fut loin de prétendre

avoir été le seul à qui ces sortes de visions aient

été accordées. Ce qu'il affirme, c'est avoir été,

Page 36: Helen Keller Ma Religion

24 IIELEN KELLER

durant vingt-neuf ans, pleinement conscient

du monde réel dans lequel tous les hommes

vivent en tant qu'êtres spirituels, pendant

qu'ils vivent sur la terre. Il était convaincu qu'il

avait pour mission de sonder et d'interpréter

le sens spirituel, le symbolisme sacré des

Écritures, et que ses expériences dans l'autre

monde devaient l'aider à comprendre vérita-

blement la Parole de Dieu, à communiquer

à l'humanité les vérités les plus bienfaisantes

et les plus merveilleuses. C'est pourquoi Swe-

denborg se consacra à la recherche des faits et

des lois du royaume de l'âme avec énergie

et courage. H entreprit l'étude de l'hébreu,

afin de lire l'Ancien Testament dans la langue

originale et de connaître par lui-même les

formes religieuses, les paraboles et les mystèresdes temps anciens. Il est hors de doute qtie,

durant les années qui avaient précédé son

illumination, il avait essayé de saisir la signi-

fication de nombreux passages obscurs de la

Parole, mais sans aucun succès. Cette tâche lui

était apparue insurmontable pour bien des

Page 37: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

25

raisons. Il y avait d'abord la tradition, puis les

méthodes paralysantes d'une interprétation

sectaire; il y avait la froideur d'un âge qui

prétendait connaître le christianisme tort enignorant que l'an-mur est le coeur même de cette

religion. Il y avait toute la fascination magique

d'une littérature ecclésiastique dont les admi-

rables plaidoyers étaient destinés à soutenir

des dogmes auxquels ni les prophètes ni les

apôtres n'avaient jamais pensé; il y avait enfin

l'obsession des illusions des sens. Mais, malgré

tout, la lumière se fit dans son esprit ; la vérité

l'affranchit, et, à son tour, il employa ses

talents remarquables à la libération du monde.

En 1747, Swedenborg demanda et obtint de

Frédéric, roi ,de Suède, la permission de se

libérer de ses fonctions d'assesseur, afin de

s'adonner entièrement à sa nouvelle tâche.

On lui offrit une position et un titre plus élevé,

qu'il refusa, craignant qu'une situation plus

brillante dans le monde ne fût une occasion

d'orgueil. Il se retira tranquillement, loin, des

splendeurs d'une société brillante, loin des

Page 38: Helen Keller Ma Religion

26 HELEN KELLER

honneurs dont on l'avait comblé, dans la soli-

tude de sa petite bibliothèque; il y écrivit

vingt-sept livres, dans le seul but de faire du

Christianisme une réalité vivante sur la terre.

Quelles que soient les opinions de ceux qui

lisent les ouvrages religieux de Swedenborg,

ils ne peuvent qu'être impressionnés par sapersonnalité unique. H faisait toute chose

tranquillement et avec réflexion. Il n'avait

rien de l'enthousiaste ni de l'exalté. Plus il

pénétrait profondément dans le domaine spi-

rituel, plus il devenait humble et calme. Il

ne s'abaissa jamais à profiter de la faiblesse

et de la crédulité des ignorants. Il ne cherchait

point à faire des prosélytes; il ne désirait pas

non plus donner son nom à la Nouvelle Égliseque, le Seigneur, disait-il, allait 'établir dans

le monde. H sentait que son message était des-'

tillé à la postérité plutôt qu'à sa propre géné-

ration. Au fur et à mesure que ses ouvrages

sortaient de presse — de grands in-folio écrits

en latin, fruits (le longues années d'un travail

acharné , — il les distribuait gratuitement aux

Page 39: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 27

universités et {tu clergé de l'Europe. Walt

Whitman dit : « Nous arrivons à convaincre

par notre présence », et cette 'réflexion s'ap-

plique admirablement au Voyant suédois alors

qu'il travaillait à sa tâche considérable. Il

ne savait que trop avec quelle hostilité et

quelle incrédulité la plupart de ses affirmations

seraient reçues; il lui aurait été facile de les

atténuer, de les rendre même attrayantes en

laissant de côté celles qui étaient les plus diffi-

ciles à comprendre, et en présentant les autres

dans un style poétique et captivant. Mais il n'eut

jamais cette faiblesse, et jamais il ne se détourna

de sa haute mission. A sa mort, quand il quitta

son corps, devenu tin instrument si péniblement

inadéquat à son âme trop sensible, on chercha

à taire son nom illustre, et l'on peut même dire

que pour un certain temps l'un des Plus nobles

champions du christianisme fut presque oublié.

La seule récompense qu'il connut, dans son

isolement de plus en plus complet sur la terre,

fut le sentiment de s'être entièrement sacrifié

au bien-être et au bonheur de l'humanité. Dans

Page 40: Helen Keller Ma Religion

28 HELEN KELLER

son oeuvre intitulée : Lincoln, John Drinkwater

écrit ces lignes qui ne manquent jamais d'évo-

quer Swedenborg en mon esprit

Li est solitaire, celui qui comprend.

Elle est solitaire, la vision qui entraîne son homme

Bien loin des pâturages,

Bien loin des sillons et des champs où le foin est

Sur les flancs de la montagne, [entassé,

Sur les sommets élevés d'où la contemplation lui fait

Que ses tâtonnements, [voir

Parmi ceux qui sèment et ceux qui cultivent la terre,

[en bas

Dans les vallées, ne constituent qu'une seule expérience

Dont dépendraLa formation de son âme,

Et qui placera dans sa nainCourage et maîtrise de soi.

Oui, dans la solitude de sa vision, le voyant

possède son âme, et jamais on ne le voit faiblir!

Cent cinquante ans se sont écoulés depuis la

mort de Swedenborg, et le monde commence à

reconnaître graduellement ce qu'il a accompli.

L'opposition que ses doctrines soulevaient

autrefois s'est transformée en une attitude de

Page 41: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 29

sympathie et d'intérêt. Un grand nombre

d'esprits cultivés ont répandu ses enseigne-

ments dans les centres du monde civilisé, et

les ont même introduits dans certaines con-

trées fort éloignées, où la plupart d'entre nous

n'auraient jamais songé qu'ils pussent éveiller

le moindre intérêt. Son message s'est propagé

comme la lumière, à côté du renouvellement de

la science, de la liberté de pensée et de la

société, renouvellement qui, de tous les côtés,

cherche à s'établir dans la vie de l'humanité.

Je pourrais citer nombre de personnes dont

l'existence n'était que difficultés et désappoin-

tements et qui se sont trouvées enrichies et

éclairées par ce grand message. J'en suis moi-

même un humble et vivant témoignage, et

si par ce livre je pouvais aider, ne fût-ce qu'un

seul de mes frères, à réaliser une union plus

intime avec Dieu, j'en éprouverais une joie

immense.

Alors que je tâtonne dans la nuit, rencon-

trant sans cesse des difficultés innombrables,

j'entends des voix qui, du royaume spirituel,

Page 42: Helen Keller Ma Religion

30 HELEN KELLER

muimurent à mes oreilles : Courage ! Comme

une sainte caresse, je sens passer en moi un

souffle qui descend de l'Infini. Je vibre aux

accents d'une harmonie infiniment douce et

dont le rythme est comme les battements du

coeur même de Dieu. Comme liée par des chaînes

invisibles au soleil et aux planètes, je ressens

en mon âme la flamme de l'éternité. Ici-bas,

dans l'atmosphère que nous respirons tous les

jours, je sens comme les courants et les ondées

d'une atmosphère éthérée. J'ai conscience de

la splendeur qui rattache toutes les choses de

la terre à celles du royaume spirituel. Emmurée

dans le silence et dans lis ténèbres, je possède

cette lumière qui me rendra mille fois la vue

quand la mort m'aura libérée.

Page 43: Helen Keller Ma Religion

CHAPITRE II

Pour comprendre les sentiments que j'éprou-

vais lorsque j'appris à connaître les ouvrages

du grand voyant du xvitie siècle, il y a près

de trente ans, il faut que nous nous transpor-

tions par la pensée au temps où je commençais

à me poser des questions au sujet de Dieu. Je

n'étais qu'une enfant et je voulais naturelle-

ment savoir qui avait créé toutes choses dans

ce monde. On nie répondait que la Nature,

Mère Nature comme on l'appelait alors, avait

formé la terre, le ciel, l'eau et tout ce qui vit.

Pour un temps je me contentais de cette réponse

et je vivais heureuse parmi les rosiers du jardin

de ma mère, sur les bords de la rivière, ou dans

les champs parsemés de pâquerettes, tandis que

mon institutrice me donnait, au sujet des

Page 44: Helen Keller Ma Religion

32 r HELEN KELLER

graines et des fleurs, des oiseaux, des insectes

et des poissons de la rivière, des descriptions

vraies ayant pour moi le charme des contes descc Mille et une Nuits ». Comme les enfants,

j'imaginais que toutes les choses que je tou-

chais étaient non seulement vivantes, mais

encore conscientes d'elles-mêmes; je croyais

qu'elles et nous, étions au même degré les

enfants de Mère Nature. En grandissant, ce-

pendant, je commençais à :raisonner sur les

objets que je pouvais toucher. Il est évident

qu'en essayant de décrire ici les impressions

fugitives et à peine formées de mon enfance,

j'emploie des idées et des mots acquis bien des

années plus tard. Je remarquais alors qu'il y

avait une différence entre la manière dont les

humains accomplissaient leur travail et la façon

dont la Nature produisait ses merveilles. Je

me rendais compte que les petits chiens et les

fleurs, les pierres, les bébés et les orages rte se

trouvaient pas simplement assemblés à la

manière dont ma mère mélangeait les divers

ingrédients nécessaires à la confection de ses

Page 45: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

33

gâteaux. [)ans les champs et les bois, je sentais

un ordre et une continuité qui m'intriguaient,

en même temps que j'observais une certaine

confusion dans les éléments de la nature qui,

par moments, me terrifiaient. je ne pouvais

comprendre pourquoi ni comment les trem-

blements de terre, les inondations ou les cy-

clones pouvaient détruire, sans aucun discer-

nement, ce qui était beau comme ce qui était

laid, ce qui était utile comme ce qui était

nuisible, et les bons comme les méchants.

Comment se pouvait-il que des forces aussi

aveugles et irresponsables pussent créer et

perpétuer la vie, renouvelant toujours ce

qu'elles avaient détruit, ramenant sans cesse,

et avec une précision mathématique, le prin-

temps, l'été, l'automne et l'hiver, le temps des

semailles et celui des moissons, le jour et

la nuit, les marées, et les nouvelles générations

parmi les hommes? Quoi qu'il en soit, je con-

cluais que la nature ne se préoccupait pas

davantage de moi ou de ceux que j'aimais que

d'une feuille ou d'une mouche,, et cette pensée

4

Page 46: Helen Keller Ma Religion

34 HELEN KELLER

fît naître en mon esprit une sorte de ressenti-

ment, peut-être « cette noble inspiration qui

incite l'âme à proclamer ses droits et lui fait

déclarer qu'elle a pour prérogative de dominer

le cours des choses et des événements ».

Alors, me détournant de la Nature, je cher-

chai à connaître Dieu, sans trouver d'emblée la

solution de mes difficultés. Certains de mes amis

essayèrent de me faire comprendre qu'Il était

le Créateur, qu'Il était partout, qu'Il connais-

sait tous les besoins, toutes les joies et toutes

les tristesses de chaque être humain et que rien

ne pouvait arriver sans qu'Il ne l'ait prévu et

sans qu'Il n'y ait pourvu. Certains cœurs géné-

reux voulurent m'expliquer qu'Il était com-

patissant envers tous les hommes et qu'Il

faisait luire Son soleil sur les justes comme

sur les méchants. Je me sentis irrésistiblement

attirée vers cet Être d'amour et de gloire et

j'éprouvai un réel désir de le mieux connaître.

C'est à ce moment-là que je fis la connaissance

du pasteur Phillips Brooks. En quelques mots

très simples, mais très profonds, il m'aida à

Page 47: Helen Keller Ma Religion

- MA RELIGION 35

saisir cette vérité fondamentale que Dieu est

Amour et que Son Amour est (c la lumière qui

éclaire tout homme ».

Je n'arrivais pourtant pas encore à me faire

une idée claire des rapports qui existaient

entre cet Amour divin et le monde matériel.A plusieur's reprises, je me perdis dans la nuit

et dans l'incertitude; j'essayai de parcourir

par la pensée le chemin qui devait relier cette

Lumière, ineffablement rassurante, au chaos

et aux ténèbres de la nature, si incontestable-

ment réels. Un jour, j'éprouvai une joie indes-

criptible et je fus bien près de sentir la présence

de Dieu, en (c regardant » un charmant papillon,

à peine éclos de son cocon, qui séchait ses ailes

au soleil et voltigeait ensuite sur un buisson

d'arbousier. On m'apprit alors que les anciens

Égyptiens considéraient le papillon comme un

emblème de l'immortalité. j'étais ravie. J'étais

sûre qu'il devait en être ainsi, et que ces gra-

cieuses foi Hies de la vie contenaient une leçon

sur des choses plus belles encore. Mais, malgré

tout, le problème des rapports qui devaient

Page 48: Helen Keller Ma Religion

36 HELEN KELLER

exister entre le Divin et la matière continuaità me préoccuper, jusqu'au jour où une étincelle

intuitive vint soudain me révéler lin mystère.J'étais tranquillement assise dans notre biblio-

thèque depuis une demi-heure, quand, metournant soudain vers mon institutrice, je luidis « Il vient de m'arriver une aventure

étrange! Pendant tout ce temps, j'étais loin,

bien loin de vous et pourtant je n'ai jamais

quitté cette chambre. -- Que voulez-vous direpar là, Hélène? me demanda-t-elle surprise.— Je veux dire que j'étais à Athènes. » Apeine ces paroles s'étaient-elles échappées dema bouche que, comme‘un éclair, une compré-hension étonnante sembla s'emparer de monesprit et l'inonder d'un flot de lumière. Jevenais de percevoir la réalité de mon âme et

sa parfaite indépendance de tout ce qui se rap-

porte à l'espace et au corps. Je compris clai-

rement que c'était parce que j'étais un espritque j'avais « vu » et senti si distinctement un

endroit éloigné de plusieurs milliers de kilo-

mètres. Pour l'esprit, l'espace n'était rien! Je

Page 49: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

37

percevais qu'il devait en être de même de la

présence de Dieu qui, parce qu'Il est Esprit,peut être présent partout et au même momentdans l'univers qu'Il a créés Et le fait qu'en

esprit je pouvais me transporter au delà des

mers et des continents, jusqu'en Grèce, tout

en étant physiquement aveugle, sourde et

incapable de faire un pas sans trébucher, futpour moi une autre découverte soudaine qui

me fit trembler d'émotion. Je m'étais libérée ;

dans le sens du toucher, j'avais trouvé lavue. Je pouvais lire les pensées des sages,

pensées qui leur survivaient à travers les siècles;et ces pensées, je pouvais me les approprier.Si cela était vrai, combien plus facilement Dieu,en tant qu'Esprit illimité, pouvait-Il atteindreSes enfants sans être arrêté par les obstacles

de la nature, les accidents, les souffrances et ladestruction Le fait d'être sourde et aveugle

n'avait donc aucune importance réelle. Je

pouvais reléguer cette infortune aux confinsextérieurs de iiia vie. Il va sans dire que je ne

réalisais pas aussi clairement que cela ce qui se

Page 50: Helen Keller Ma Religion

38

HELEN KELLER

passait alors dans mon âme d'enfant. Cepen-

dant je savais que moi, mon vrai moi, pouvait

quitter la bibliothèque et visiter en esprit tout

endroit qu'il voulait, et j'en étais heureuse.

Ce fut de cette petite semence que germa en

moi l'amour des choses spirituelles.

A ce moment-là, je n'étais pas particulière-

ment attirée par les histoires de la Bible, à

l'exception pourtant de celle du doux Nazaréen.

La Création, le récit d'Adam et Ève chassés du

jardin d'Éden pour avoir mangé certain fruit,

le Déluge et toutes les colères, toutes les ven-

geances de Dieu, me rappelaient les légendes

des Grecs et des Romains quç j'avais lues, et

dont je ne pouvais admirer qu'un bien petit

nombre de dieux et de déesses.

J'étais désappointée de ne pouvoir trouver

dans la Bible, que ma bonne tante prétendait

être un livre divin, une ressemblance quelconque

avec cet être à la face rayonnante de bonté et

de beauté que je sentais dans mon coeur. Cette

bonne tante me narrait des histoires tirées de

l'Apocalypse, et je continuais à sentir un vicie

Page 51: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 39

que je ne pouvais expliquer. Quel intérêt pou-

vais-je porter à. une guerre entre Dieu et les

dragons et les bêtes à cornes? Comment conci-

lier les tourments éternels de ceux qui avaient

été précipités dans le lac de feu, avec un Dieu

que le Christ avait déclaré être amour? Pour-

quoi, une ville particulièrement appelée la

Cité de Dieu, était-elle décrite comme pavée

d'or, entourée de murailles de pierres précieuses,

alors que le ciel devait logiquement être rempli

d'autres choses tout aussi magnifiques : des

montagnes, des champs, des océans, et la terre

douce, fertile et reposante à nos pieds? La

touchante histoire du Christ, réconfortant les

affligés, guérissant les malades, rendant la lu-

mière aux aveugles et la parole à ceux dont

les lèvres étaient muettes, me touchaient pro-

fondément; mais comment pouvais-je adorer

trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-

Esprit ? Cela n'était-il pas semblable à cette

idolâtrie qui était si sévèrement punie au temps

de l'Ancien Testament ?

Telles étaient les pensée§ confuses et peu

Page 52: Helen Keller Ma Religion

H.ELnbe KELLER

satisfaisantes que mon esprit se formait sur la

Bible lorsque je fis la connaissance de M. John

Hitz, un des amis que j'ai le plus aimés, consul

général de Suisse à Washington durant de

longues années; il fut ensuite surintendant du

Bureau Volta, fondé par le docteur Bell, avec l'ar-

gent provenant de son invention du téléphone.

Ce bureau fut créé dans le but de réunir cer-

taines informations concernant les sourds et

de les propager à l'aide d'une revue appelée

les Annales des Sourds (I), périodique connu

aujourd'hui sous le nom de la Revue de Volla (2).

Je fis la connaissance de M. Hitz en 1893,

alors que j'avais treize ans,' et ce fut le com-

mencement d'une amitié profonde et merveil-

leuse, que je chéris comme l'un des souvenirs

les plus précieux de ma vie. Il portait toujours

un profond intérêt à tout ce qui me concernait,

à mes études, à mes joies et à mes raves de

jeune fille, aux difficultés de ma vie univer-

sitaire, et à mes travaux pour les aveugles.

(i) The Annals 0,0 the Deal.

(e.,) The Volta .Revietét,

Page 53: Helen Keller Ma Religion

MA Ti ELIGTON 4 1

Il fut l'une des rares personnes qui appré-

cièrent à sa juste valeur mon institutrice et la

portée remarquable de sort travail, non seule-

ment à mon égard, mais pour le inonde en

général. Ses lettres prouvent l'affection qu'il

lui portait et combien il comprenait ce qu'elle

était pour moi : une lumière dans les ténèbres.

Il nous rendait souvent visite, à Boston et à

Cambridge. et chaque fois que nous nous arrê-

tions à Washington, mon institutrice et moi,

en nous rendant chez des parents qui habitaient

plus au Sud, ou en en revenant, nous faisions

avec lui de charmantes excursions.

Dès que nous fûmes installées à Wrentham,

dans l'état des Massachusetts, il vint passer

chaque été six semaines avec nous, jusqu'à

l'année qui précéda sa mort. Il aimait à m'em-

mener à l'aventure, de bon matin, alors que

les arbres et les champs étaient couverts derosée et que les oiseaux gazouillaient joyeuse-

ment. Nous parcourions les bois silencieux, les

prairies embaumées, au delà des pittoresques

murailles de Wrentliam, et, sans cesse, il me

Page 54: Helen Keller Ma Religion

42 HELEN KELLER

faisait percevoir la beauté et le sens profond

de la nature. Tandis qu'il parlait, le vaste

monde revêtait pour moi la gloire de l'immor-

talité. C'est lui qui m'inculqua cet amour de la

nature qui constitue une partie si précieuse

de la musique que j'entends dans mon silence,

et de la lumière que je vois dans mes ténèbres.

Il m'est doux, en écrivant ces lignes, de me

rappeler les fleurs, les gais ruisseaux et les

moments si lumineux et si réconfortants de

silence durant lesquels nous communiions dans

un sentiment de joie. Chaque jour, par ses yeux,

je contemplais un paysage nouveau et charmant

auquel notre imagination attribuait une beauté

spirituelle. Souvent nous nous arrêtions afinque je puisse percevoir le balancement des

branchages, le frémissement des fleurs, les

ondulations des blés sous la brise, et il me disait :

« Le vent qui prête ces mouvements et cette vie

à la nature est un symbole merveilleux de

l'Esprit de Dieu. »

Le jour de mes quatorze ans, il me donna

pour mon anniversaire une montre en or qu'il

Page 55: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

43

avait portée pendant plus de trente ans; et,

depuis lors, je ne m'en suis jamais séparée, à

l'exception d'une seule fois où il fallut l'envoyeren Suisse pour changer certaines pièces qui

étaient usées. Cette montre a une histoire

curieuse. A l'origine, elle n'était pas destinée

à un aveugle. Elle avait appartenu à un ambas-

sadeur d'Allemagne qui la commanda dans lebut d'observer une très grande exactitude dans

ses importants rendez-vous. Cet ambassadeur

devait fréquemment rendre visite à un haut

dignitaire du Kaiser, et l'étiquette ne permet-

tait ni de regarder sa montre, ni de s'attarder

trop longtemps; il s'en fut donc chez un bijou-

tier qui lui transforma sa montre de telle sorte

qu'il put connaître l'heure par le toucher en

mettant la main dans sa poche. Cette montre

a un cadran de cristal, et, sur la cuvette, uneaiguille d'or se rattache à l'aiguille des minutes,

marchant et s'arrêtant avec elle. Tout autour,

des points d'or en relief indiquent les heures.

Je la porte toujours sur mon coeur et son tic-tac

fidèle me rappelle le travail et l'affection inlas-

Page 56: Helen Keller Ma Religion

44 HELEN KELLER

sables de mon ami. Celui-ci, de l'amitié duquel

elle reste un gage, s'en est allé, voilà plus de

vingt ans, et pourtant il m'est doux de savoir

que chacun des battements de sa montre me

rapproche de lui. Quel trésor de grand prix

n'est-elle pas pour moi! Elle unit le temps à

l'éternité!

M. Hitz et moi, nous échangeâmes une cor-

respondance qui dura plusieurs années. Il

étudia le système Braille afin que je pusse lire

moi-même ses longues et fréquentes missives.

Ses lettres me sont un témoignage d'affinitéssiprituelles et c'est pour moi un grand récon-

fort de les relire lorsque je souffre de ne plussentir la pression de sa main ou de ne plus

entendre ses paroles inspirées et pleines de

sagesse par lesquelles il m'encourageait. Sa

première et dernière pensée fut de chercher àsurmonter les obstacles que je rencontrais. Il

découvrit rapidement ma passion pour les

ouvrages que je pouvais lire sur les sujets qui

m'intéressaient particulièrement, et combien

le nombre de ceux qui étaient transcrits en

Page 57: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

45

caractères Braille était restreint. Pendant huit

ans, il consacra quelques heures chaque jour

à transcrire ce qu'il pensait devoir me procurer

quelque plaisir — nouvelles, biographies de

grands hommes, poésies, ou études sur la na-ture. Quand, après avoir lu le Ciel et l'Enfer deSwedenborg, j'exprimai le désir de connaître

d'autres ouvrages de cet auteur, il n'épargna

pas sa peine, et résuma pour moi des volumes

d'extraits et de commentaires afin de m'en

faciliter la lecture. Il fit tout cela à côté des

travaux quotidiens que lui imposaient sa charge

de surintendant du Bureau Volta et sa cor-

respondance volumineuse. Il mentionne sou-

vent dans ses lettres « les heures tranquilles du

matin précédant le déjeûner », heures qu'il

employait à ces transcriptions, et sa « joie d'être

ainsi chaque jour en pensée avec son innigstgeliebte Tochter Helena (i). Beaucoup d'amis

ont fait pour moi des choses admirables, maisaucun n'a surpassé l'infatigable M. Hitz dans

son désir de me faire partager le soleil et la

(i) En allemand dans le. texte.

Page 58: Helen Keller Ma Religion

46-

H ELEN KELLER

paix intérieure qui remplissaient les dernières

années de sa vie. Je me sentais chaque année

plus près de lui et il m'écrivait d'ailleurs tou-

jours plus souvent. Puis survint pour moi un

grand chagrin; il me fallut accepter d'être

séparée de l'ami que j'aimais le mieux après

mon institutrice. J'étais allée rendre visite à

ma mère et je rentrais à Wrentham. Comme

d'habitude, je m'arrêtai en cours de route à

Washington, et M. Hitz vint m'attendre à la

gare. Il était très joyeux, m'embrassa et me

dit avec quelle impatience il avait attendu mon

arrivée. Tout à coup, alors qu'il m'emmenait,

il eut une crise cardiaque et expira. Quelquesinstants avant sa mort, il me prit la main et

je sens encore son contact quand je pense à ces

heures sombres. Je n'aurais pu supporter l'idée

de perdre un ami aussi intime et aussi tendre

si j'avais pensé que tout était fini. Mais la

philosophie réconfortante et la certitude qu'il

m'avait donnée de la continuation de la vie

après la mort raffermirent dans une foi iné-

branlable la conviction qu'un jour nous nous

Page 59: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 47

retrouverions dans un monde meilleur, dépas-

sant en beauté les plus beaux de mes rêves.

En attendant, je conserve pieusement le sou-

venir encourageant de son admirable person-

nalité.Il avait un noble caractère et possédait de

grandes richesses spirituelles. Son coeur était

pur, enthousiaste, rempli de cette foi enfantine

qui voit toujours ce qu'il y a de meilleur chez

ses semblables. Il cherchait sans cesse à rendre

les gens heureux. En tout ce qu'il faisait, il

observait ce commandement : « Aime ton pro-

chain comme toi-même. » A l'âge de quatre-

vingts ans, son coeur était resté jeune, et le

don qu'il avait d'apprécier la vie et d'en jouir

l'élevait bien au-dessus de la moyenne des

humains. Il restait jeune avec les jeunes; iln'était jamais vieux pour moi et je n'étais

jamais sourde et aveugle pour lui. C'est avec

difficulté qu'il épelait les mots sur ses doigts,

et il était si dur d'oreille qu'il me fallait

souvent répéter la même phrase jusqu'à six

fois, avec ma prononciation imparfaite, avant

Page 60: Helen Keller Ma Religion

_emnnmil_ . •.11.nnnn• nn•••n••nn11.m.M.1111111•1Muld•emeMM•

48 HELEN KELLER

qu'il pût me comprendre. Mais notre affection

mutuelle nous aidait à surmonter un grand

nombre d'obstacles et nos rapports valaient

bien toute la peine et tous les efforts qu'ils nous

coûtaient.

Comme je l'ai dit, M. Hitz découvrit mon

grand désir de lire ce qui avait été écrit sur

certains sujets qui m'intéressaient. Mais il était

devenu sourd ; ce fait lui permit de mieux se

rendre compte de la tournure particulière de

mes pensées quant au monde des sens. Il me

dit que si j'essayais de me mettre à la place

de ceux qui avaient la vue et l'ouïe, et de per-

cevoir leurs impressions des choses, pour-

raient de plus en plus unir leurs sens aux mienset augmenter ainsi ma connaissance du monde

extérieur. Il m'aida à trouver le moyen de com-

prendre la vie de ceux qui m'entouraient, leur

permettant à leur tour de me comprendre et

de me connaître. Il me donna un exemplaire

de l'ouvrage de Swedenborg le Ciel et l'Enfer,imprimé en relief. Il me prévint que je le com-

prendrais peu au début, mais que cette lec-

Page 61: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 49

ture serait un excellent exercice pour mon

esprit, et me plairait en me donnant de Dieu

une image aussi satisfaisante et aussi digned'amour que celle que j'avais dans mon coeur.

Il me dit encore de toujours me souvenir qu'il

est plus facile de percevoir ce qui est bon que ce

qui est vrai dans un livre ardu. Car, comme le dit

Swedenborg, « le bien est semblable à une petite

flamme qui donne de la lumière et qui permet

à l'homme de voir, de percevoir et de croire ».

Quand je commençai la lecture de l'ouvrage

en question, j'étais aussi inconsciente de la

nouvelle joie que j'allais éprouver que le jour

où, bien des années auparavant, sur les marches

de notre vérandah, j'attendais pour la première

fois mon institutrice. Poussée par une simple

curiosité de jeune fille aimant lire, j'ouvris ce

grand ouvrage, et voici que mes doigts tom-

bèrent, dans la préface, sur un paragraphe où

il était question d'une femme aveugle dont les

ténèbres avaient été illuminées par les merveil-leuses vérités contenues dans les écrits de

Swedenborg. Cette femme prétendait que ces

Page 62: Helen Keller Ma Religion

5-o HELEN KELLER

vérités avaient apporté à son esprit une lu-

mière qui compensait sa privation de la lu-

mière terrestre. Elle ne doutait pas de la réalité

d'un corps spirituel, pénétrant le corps matériel,

doué de sens parfaits, elle ne doutait pas

qu'après quelques années de cécité ici-bas, les

yeux de ses yeux s'ouvriraient à un monde

infiniment plus magnifique, plus complet et

plus satisfaisant que le nôtre. Mon coeur tres-

saillit de joie. Voilà, me disais-je, une croyance

qui vient à l'appui de ce que je sentais si inten-

sément : la distinction entre l'âme et le corps,

entre un monde que je pouvais me représenter

comme -un tout harmonieux et le chaos de

l'arrangement incomplet et irrationnel des

objets que mes sens physiques si limités ren-

contraient à tout moment. Je me mis donc

à la besogne avec l'ardeur joyeuse de la saine

jeunesse, j'essayais de comprendre les termes

étranges et les pensées profondes du sage Sué-

dois. Je sentis en quelque sorte qu'il parlait de

Celui que j'aimais comme étant l'Unique et

Seul Dieu, tel qu'Il est véritablement, et je

Page 63: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 51

brûlais du désir de comprendre davantage.

De paragraphe en paragraphe, les ternies

« Amour » et « Sagesse » semblaient caresser

mes doigts, et ces deux mots soulevaient en moi

des forces nouvelles qui stimulaient ma nature

quelque peu indolente, me pressant d'avancer

sans relâche. A maintes reprises, je revins à

ce livre, j'en tirais une phrase ici, une phrase

là, lisant un précepte par-ci, un précepte par-là,

entrevoyant tantôt l'une, tantôt l'autre des vé-

rités divines cachées sous les obscurités du texte.

A mesure que je comprenais ce que je lisais,

mon âme semblait s'élargir, se dégager et gagner

de la confiance malgré les difficultés que je

rencontrais sur mon chemin. Les descriptions

de l'autre monde me transportaient vers ces

lointaines régions sans limites, inondées d'une

lumière étrange et surhumaine, où les brillants

vêtements des anges resplendissent de clarté,

où de nobles génies à l'esprit créateur illumi-

nent d'une clarté radieuse les circonstances

les plus sombres, où les conflits éternels de

l'univers apparaissent sous leur jour véritable,

Page 64: Helen Keller Ma Religion

5 2HELEN KELLER

où le sourire de Dieu donne à la nuit la clarté

éblouissante du jour. Je rayonnais de joie, dans

cette atmosphère du monde des âmes, et je

regardais passer sous mes yeux, comme en une

longue et majestueuse procession, des hommes

et des femmes dont le caractère s'était montré

profondément attaché à la vérité. Pour la pre-

mière fois, je compris le sens véritable du mot

« immortalité » et la vie terrestre eut pour moi

une beauté et une signification toutes nouvelles.

Quel plaisir j'éprouvai en découvrant que la

Cité de Dieu n'était pas une agglomération

stupide de rues en verre et de murailles en

saphir, mais un trésor ale sagesse, de nobles

pensées et de bonnes influences ! Peu à peu,

je me rendis compte de l'usage que je pouvais

faire de la Bible, qui m'avait déconcertée si

longtemps, en apprenant à y puiser des vérités

précieuses, comme j'avais appris à faire usage

de mon pauvre corps diminué pour obéir aux

impulsions de mon esprit.

Certaines gens, aux idées étroites, avaient

voulu m'enseigner que tous ceux qui n'étaient

Page 65: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 53

pas chrétiens seraient condamnés, et mon âme,

bien naturellement, s'était révoltée, car je sa-

vais que dans les pays païens nombre d'hommes

remarquables avaient vécu et avaient même

sacrifié leur vie pour la cause de la vérité telle

qu'ils l'avaient entrevue. Mais dans le Ciel etl'Enfer, je trouvais que le nom de « Jésus »

se rapportait particulièrement au Divin Bien,

au Bien qui se manifeste par les actes et que le

nom de « Christ » se rapporte au Divin Vrai,

renouvelant les pensées, la vie et la joie dans

les esprits des hommes, et que, par conséquent,

aucun homme qui croit en Dieu et qui vit selon

le bien n'est jamais condamné. Ainsi je gran-

dissais et de même que Conrad, qui, pour des

raisons en somme inexplicables, adopta l'anglais

comme langue de son choix, de plus en plus je fis

ma religion des doctrines de la Nouvelle Église.

Personne ne m'encouragea dans cette déci-

sion, et je ne saurais l'expliquer moi-mCrne.

Tout ce que je puis dire c'est que la Parole

de Dieu, libérée des erreurs et des entraves

des credos barbares qui l'emprisonnaient, a été

Page 66: Helen Keller Ma Religion

54

HELEN KELLER

depuis lors la joie et le bonheur de ma vie;

grâce à elle, j'apprécie de plus en plus le dévoue-

ment de mon institutrice; elle me donne la

claire vision de mes devoirs et de mes respon-

sabilités à l'égard des autres; elle est, en un

mot, intimement associée à mes heures de

luttes et de solitude, à mes joies les plus pro-

fondes, aux dures vérités auxquelles j'ai brave-

ment fait face, aux plus hautes aspirations de

mes rêves, devenues plus chères que les appas

complaisants de mon égoïsme et de mes aises.

Les vérités qu'elle contient ont été pour moi ce

que la lumière, les couleurs et la musique sont

aux yeux et aux oreilles., Elles ont remplacé le

désir mélancolique que j'avais de jouir plus

complètement de la vie des sens par la pleine

conscience de l'être intact et véritable que je

suis intérieurement. Chaque journée m'offre'

(les possibilités nouvelles, et dans sa courte

durée je discerne toutes les vérités et toutes les

réalités de mon existence, la béatitude qu'on

éprouve à progresser, la gloire d'agir, l'éléva-- tion spirituelle que nous apporte la beauté.

Page 67: Helen Keller Ma Religion

CHAPITRE III

Quelqu'un dira sans doute : cette pauvre

Hélène Keller, sourde et aveugle, ne peut être

qu'une proie facile pour ceux dont les opinions,

l'idéal politique ou les dogmes religieux ne sont

partagés que par une petite minorité. C'est

pourquoi, avant de considérer les affirmations de

Swedenborg, affirmations qui, depuis le jour

où elles ont été faites, ont étonné le monde,

j'aimerais placer devant mes lecteurs les opi-

nions de certains écrivains célèbres qui, tout

en connaissant ses ouvrages, n'ont jamais été

affiliés à l'église qui fait si grand cas de ses

enseignements religieux.

Emerson a placé Swedenborg au nombre de

ses « Representative Men », ou hommes-types.

Dans le livre qui porte ce titre, il écrit

Page 68: Helen Keller Ma Religion

6 HELEN KELLER

« Cet homme, qui passa pour un visionnaire

et un lunatique aux yeux de ses contempo-

rains, a vécu sans aucun doute une vie plus

réelle que qui que ce soit d'autre en son temps.

Anie colossale, il dépasse de beaucoup son

i".poque et reste incompris de ceux de son

temps; il faudra des siècles pour le comprendre. »

Notons en passant qu'Emerson ne partageait

pas les vues de Swedenborg en ce qui concerne

l'enfer et n'acceptait pas son symbolisme

biblique.L'Écossais Thomas Carlyle, esprit avisé et

sûr, juge Swedenborg en ces termes :

« Homme de vaste culture, forte tète demathématicien, avec la disposition d'esprit la

plus pieuse, la plus séraphique, un homme splen-

dide, aimable et tragique à la fois... Ses ouvrages

contiennent un plus grand nombre de vérités

que ceux d'aucun autre homme... un des

esprits les plus élevés dans le monde de la

pensée... un des soleils spirituels dont la lumière

ne pourra que devenir plus intense avec les

an zi. es. »

Page 69: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 57

Elbert Hubbard fait une comparaison par-

ticulièrement intéressante entre Swedenborg et

Shakespeare, et il aborde ce sujet avec une

tournure d'esprit toute différente :

« Tous deux sont des Titans. En présence

de pareils géants, les petits esprits sont comme

des épis desséchés et emportés par le vent.

Swedenborg fut façonné à 1 manière des héros.

Aucun homme, dans l'histoire, ne s'est jamais

intéressé à un aussi grand nombre de connais-

sances relevant des sciences physiques et na-

turelles, pour entreprendre ensuite, avec un

bagage aussi considérable, des voyages pareil-

lement audacieux dans les régions de l'au-delà.

Généralement, les hommes qui se préoccupent

le plus des questions de l'au-delà et qui les con-

naissent le mieux ignorent presque tout de

notre monde. Mais aucun homme de science ne

fut aussi compétent que Swedenborg à son

époque, et personne, ni avant ni après lui, n'a

décrit d'une façon aussi minutieuse le royaume

des Cieux.

Dans ses ouvrages, Shi.L1;cspt,are n'a jamais

Page 70: Helen Keller Ma Religion

58 - HELEN KELLER

dépassé les limites du plan terrestre. Même

dans la Tempête, son ascension se borne à un

ballon captif. C'est à un vieux livre de fablesqu'il emprunte ses personnages, Ariel et Caliban.

Shakespeare n'avait aucune notion de la phy-

sique; il ne se soucia jamais d'économie poli-

tique ou de sociologie; il ne connaissait que

fort peu le latin et encore moins le grec; il ne

voyagea jamais et la géologie lui resta complè-

tement étrangère.

« De bien des manières, Swedenborg a de -

vancé Darwin ; il possédait les langues classiques

et la plupart des langues modernes; il voyagea

beaucoup; il eut des idées pratiques en éco-

nomie sociale et fut le meilleur ingénieur

civil de son temps. »

Henry James nous dit : « Emmanuel Swe-

denborg avait l'intelligence la plus saine et la

plus étendue que notre âge ait jamais connue »,

et Henry Ward Beecher ne fut pas moins affir-

matif lorsqu'il déclara que « personne ne peut

vraiment connaître la théologie du xixe siècle

sans avoir lu Swedenborg ».

Page 71: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 59

D'autres auteurs ont rendu un témoignageintéressant quant à l'impression que les ensei-

gnements de Swedenborg leur ont laissée. Citons

entre antres Elizabeth Barrett Browning, dont

la beauté d'âme et le talent poétique ont suscité

partout l'admiration : « Je maintiens, nous

dit-elle, que la seule lumière qui nous ait jamais

éclairés sur la vie à venir se trouve dans la

philosophie de Swedenborg. Cette philosophie

explique en grande partie l'incompréhensible. »

Samuel Taylor Coleridge, que l'Encyclopédiebritannique appelle « in des poètes et des

penseurs les plus remarquables », rend ce ma-

gnifique témoignage à celui que certains avaient

à la légère qualifié de fou :« Je n'hésite pas à affirmer qu'en tant que

moraliste, Swedenborg est au-dessus de toute

louange; en tant que naturaliste, psychologueet théologien, il a droit, incontestablement et

de toutes manières, à la gratitude et à l'admira-tion des hommes de science et des philosophes.

Trois fois heureux serions-nous si les savants

Page 72: Helen Keller Ma Religion

6o HELEN KELLER

d'aujourd'hui étaient doués d'une folie sem-

blable à la sienne! »

Ces appréciations, laissées à la postérité par

des hommes et des femmes aussi remarquables,

nous permettent de nous faire une idée de la

personnalité et du génie extraordinaire de

Swedenborg. Si le jugement que je porte sur

lui ne semble pas reposer sur des bases suffi-

samment solides, la faute n'en est pas à mes

infirmités. Lorsque ceux qui sont eux-mêmes

des savants, et des hommes que le monde

honore, en raison de leurs dons spirituels,

cherchent à le comprendre, ils affirment tous

qu'il avait une intelligence étonnamment cul-

tivée, habituée, comme l'observe Emerson,

« à penser avec une précision astronomique ».

Eût-il été illettré, si merveilleuse qu'ait été

son expérience, si solides et justifiés qu'aient

été ses jugements, il n'aurait pu maintenir ses

positions et aurait été condamné par l'enquête

impitoyable menée contre lui par les gens les

plus compétents. Mais nous avons en lui un

savant qui devance de beaucoup son époque,

Page 73: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 6i

un maître dans le domaine des sciences. Il

publia des travaux volumineux, qui font auto-

rité, sur les merveilles de la nature, depuis le

lichen minuscule s'agrippant aux rochers, jus-

qu'à l'extraordinaire complexité du cerveau

humain, conservant un. équilibre merveilleux

même dans les problèmes les plus ardus.

Puis avec la même audace, le même calme, la

même maîtrise de soi, il se fraya, en dépit du

danger, un chemin au milieu des précipices et

des abîmes du mondé spirituel, afin de nous

faire connaître avec l'autorité du témoin ocu-

laire, et sans crainte du ridicule, par quels fils

ténus, mais incassables, l'esprit est relié à

la matière, l'éternité au temps et Dieu à

l'Homme.

Trois de mes amis les plus chers se sont

sentis poussés à exprimer un jugement qu'ilsn'auraient pas formulé à l'égard d'un lunatique

ou d'un fanatique intolérant. J'ai connu le

docteur Edward Everett Hale pendant bien

des années et j'ai toujours admiré le grand

intérêt qu'il portait à toutes choses et la pas-

Page 74: Helen Keller Ma Religion

62 HELEN KELLER

sion avec laquelle il méditait sur les sujets les

plus divers. Voici ce qu'il nous dit

« C'est le Swedenborgianisrne qui a accompli

l'oeuvre libératrice du siècle passé. L'influence

de ce mouvement libérateur se fait encore

sentir de nos jours. Les affirmations contenues

dans ses ouvrages religieux ont révolutionné

la théologie. ))

Comme tous ceux qui vénéraient l'évêque

Phillips Brooks, je sens de quel poids et de

quelle portée devaient être ses déclarations

publiques; son opinion mérite certainement

d'être retenue :« J'éprouve, dit-il, le plus profond respect

pour le caractère et l'oeuvre d'Emmanuel

Swedenborg. J'ai de temps à autre tiré grançi

profit de ses écrits. Il est impossible de parler

brièvement d'une oeuvre aussi vaste. En un

certain sens, nous sommes tous des membres

de la Nouvelle Église, dans la mesure où nous

recevons des lumières nouvelles, où nous par-- tageons de nouveaux espoirs et où nous renou-

Page 75: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 63

velons sans cesse notre communion avec Dieu

en Christ. »

Et Whittier, notre cher poète mystique,

déclare :

« On retrouve dans toutes ses révélations

concernant la vie future une grande et belleidée. »

On peut aussi estimer le caractère de Swe-

denborg en le comparant à d'autres hommes

ayant exercé une influence mondiale. Une his-

toire des temps anciens nous rapporte qu'un

certain roi, dont l'âme était lasse et découra-

gée, fit venir à sa cour un artiste célèbre, du

nom d'Iliff, et lui ordonna de lui faire le por-

trait d'un homme dans la pure acception duterme, plein de grâce et de sagesse, ayant la

force des héros et la beauté parfaite de la

femme. « Je ferai placer ce tableau dans mon

appartement privé, dit-il, et quand je m'y

retirerai, je veux que mon âme grandisse en

le contemplant et qu'elle sente le feu sacré se

raviver en elle. » Quand le portrait fut terminé

et placé dans le palais, le roi en fut ent housiasmé.

Page 76: Helen Keller Ma Religion

64

I I ELEN KELLER

Il ne pouvait en détourner les yeux; il le con-

templa longtemps, jusqu'au moment où, subi-

tement, il crut y discerner une expression

qui le troubla la forme aux lignes parfaites,

était celle de son plus gracieux courtisan! Le

port était celui de son humble échanson! Le

front était celui d'un saint homme en contem-

plation! Les yeux appartenaient à l'aventu-

reux troubadour qui, de ses chansons, égayait

sa mélancolie ! Le sourire était celui de sa

femme, si douce et si fidèle! Ainsi, cinq per-

sonnages avaient prêté au tableau le charme

qui leur était propre, et la perfection de l'en-

semble leur apportait en retour un reflet de

gloire. De même, le portrait de Swedenborg

semble être composé de nobles traits empruntés

à la vie de plusieurs grands hommes, et chacun

d'eux gagne à cette comparaison. Ce sont des

hommes de science, de littérature et de phi-

losophie qui, comme des héros, debout sur les

hauts sommets, proclament la venue d'un jour

nouveau dont ils aperçoivent les premiers

rayons. Ce sont les patriotes qui délivrent leur

Page 77: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 65

pays d'un joug cruel, ou qui conduisent les

peuples vers une plus grande liberté. Ce sont

ceux qui explorent les richesses de la terre et

y découvrent de nouvelles sources de lumière

et de chaleur; ceux qui scrutent l'espace sans

bornes et y trouvent des étoiles sans nombre

et des planètes éloignées; ou encore ceux qui

naviguent au loin et qui, au cours de leurs

aventures héroïques, découvrent, non pas une

nouvelle route vers les Indes, mais un nouveau

monde. Nous les trouvons enfin au nombre des

conducteurs spirituels qui apportent à des

millions d'âmes le témoignage de leur vie ou

de leurs enseignements, qui abolissent l'idolâtrie

et libèrent les temples ou les églises de toutes

les superstitions et les hypocrisies; ou comme

Wesley, qui raniment par leur amour une

époque figée dans l'indifférence spirituelle.

Ainsi des caractères, tous aussi impression-

nants les uns que les autres, apparaissent sur

l'écran de notre imagination lorsque nous pen-

sons à Swedenborg. Michel-Ange vit un ange

dans un bloc de pierre et, le tailla jusqu'à ce

G

Page 78: Helen Keller Ma Religion

66 HELEN KELLER

qu'il eut de cette vision une image tangible.

Mais les yeux intérieurs de Swedenborg furent

ouverts, et les anges qu'il contempla étaient

des anges vivants, en sorte que, des vérités

littérales de la Parole de Dieu, qui en sont

comme les pierres, il fit ressortir les divins

messages de l'amour et de la Providence du

Seigneur envers ses enfants.

Notre tableau peut être vu sous un jour diffé-

rent quand nous pensons à Beethoven, Mozart

ou Wagner, répandant sur le monde des flots

d'harmonie capables d'élever le coeur des

hommes vers le ciel; Swedenborg, lui, perce-

vait la divine harmonie de l'univers et, comme

il le dit, entendait la plus douce et la plusréelle des musiques dans les chants des choeurs

célestes.

Dès notre enfance, nous avons appris' à

connaître la vie de Napoléon, de Wellington,

de Washington et du général Grant, et nous

n'ignorons pas les terribles batailles auxquelles

ils prirent part. Mais ce fut le privilège de

Swedenborg d'observer, clans le monde spiri-

Page 79: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 67

fuel, les combats que se livrent les forces du bien

et du mal; muni des armes divines — une nou-

velle doctrine tirée de la Parole de Dieu — et

terrestres — les vérités de la Nature — il

est le plus grand des champions que le

christianisme véritable ait connus en vingt

siècles.

Alexandre Ter de Russie a affranchi les serfs;

Lincoln, aux États-Unis, a aboli l'esclavage

des noirs. Sur le fronton du temple de la reli-

gion, que Swedenborg vit dans le monde spiri-

tuel, étaient écrits ces mots : « Maintenant

il est permis d'entrer par l'intelligence dans les

mystères de la foi », et il donna à l'humanité

une philosophie spirituelle qui libéra les esprits

et renversa le pouvoir du despotisme ecclé-

siastique.

Ce qu'Agassiz a accompli pour la zoologie et

la paléontologie, ce que Karl Marx a fait pour

l'Économie politique et Darwin pour l'Lvo-

lution, Swedenborg l'a fait pour la religion. Par

des arguments convaincants et par des ana-

thèmes foudroyants, détruisit les théories

Page 80: Helen Keller Ma Religion

68 HELEN KELLER

pessimistes, hypocrites et cruelles de la littéra-

ture sacrée de tout un continent.

Aristote, Platon, Francis Bacon et Kant

furent des philosophes de génie, qui cherchèrent

longtemps et patiemment les causes premières

de toutes choses. Notre voyant a non seulement

été appelé à juste titre l'Aristoi'e suédois, mais

il a également affirmé qu'il lui avait été permis

d'entrer sciemment dans le Monde des Causes

et d'y vivre pendant vingt-neuf années consé-

cutives_

La *foi inébranlable d'un Christophe Colomb

fut récompensée par la découverte d'un nouveau

continent; un Cortez, « debout sur la montagne

de Darien », put contempler l'immensité du Paci-

fique. Mais nous avons en Swedenborg un explo-

rateur qui s'est aventuré dans « ce pays que

nous avons encore à découvrir, qui en entendit

le langage, conversa avec ses habitants et en

décrivit à notre monde les conditions de vie,

le climat et la civilisation », d'après « ce qu'il

avait vu et entendu ». Citons par exemple ce

passage que nous trouvons dans le Ciel et l'Enfer :

Page 81: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 69

cc Lorsque les actions d'un homme lui sont

dévoilées après la mort, les anges qui ont pour

tâche de l'examiner scrutent du regard son

visage, de là ils continuent à faire l'examen de

son corps entier en commençant par les doigts

de chaque main et en continuant ainsi pour

toutes les parties du corps. Comme je me de-

mandais quelle pouvait être la raison de ce

procédé, il me fut répondu que tout ce qui

appartient à la pensée et à la volonté est

inscrit sur le cerveau, car c'est de là que toutes

choses tirent leur origine; une empreinte est

également laissée sur le corps tout entier, parce

que toutes les choses qui appartiennent à la

pensée et à la volonté s'étendent de leur point

de départ dans le corps et s'y achèvent comme

dans leur ultime expression... Par ces explica-

tions on peut comprendre ce qu'il faut entendre

dans la Parole par le Livre de vie : c'est-à-dire

que toutes choses, aussi bien celles qu'un hommea pensées que celles qu'il a. faites, sont inscrites

sur son être tout entier, et qu'elles peuvent

y être lues comme dans un livre quand on les

Page 82: Helen Keller Ma Religion

- 70 HELEN I:ELLER

tire de la mémoire, ainsi elles apparaissent

à la vue quand l'esprit est examiné à la lumière

du ciel (I). »

Isaac Newton, qui ressemble à Swedenborg

par sa pureté et sa piété, fut inspiré au point

de découvrir les lois d'attraction dans le monde

physique. Notre voyant, lui, perçut que l'amour

est la loi d'attraction correspondante dans le

monde spirituel, et il affirma avoir véritable-

ment contemplé la source rayonnante de l'amour

sous l'aspect d'un soleil communiquant la vie à

toutes les âmes et la beauté à toute la créa-

tion. Je cite un ou deux extraits de son livre

intitulé Sagesse angélique nsur le Divin Amour,

afin d'illustrer les faits et les lois auxquels il

donne le nom de réalités intérieures.

« On a ignoré jusqu'à ce jour qu'il y ait un

soleil autre que celui du monde naturel; la raison

en est que les facultés spirituelles chez l'homme

se sont tellement confondues avec ses facultés

naturelles qu'il ne sait même plus ce que c'est

que le spirituel, ni, par conséquent, qu'il y a un

(I) SWEDENBORG, Du Ciel et de l'Enfer, n° 463.

Page 83: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 71

monde spirituel à côté du monde naturel, diffé-

rent de lui, dans lequel vivent les esprits et

les anges. Or, c'est parce que ce monde spirituel

a été si profondément ignoré de ceux qui se

trouvent dans le monde naturel qu'il a plu

au Seigneur d'ouvrir les yeux de mon esprit

afin que je puisse voir les choses qui s'y trou-

vent comme je vois celles qui se trouvent dans

notre monde, et afin que je les décrive. J'ai

exposé tout ceci dans l'ouvrage intitulé le

Ciel et l'Enfer, dans l'un des chapitres duquel

j'ai également parlé du soleil du monde spirituel.

Ce soleil, que j'ai vu, parait être de même dimen-

sion que celui du monde naturel; comme lui,

ïi semble être un globe igné, mais plus brillant.

Il m'a été donné de connaître que le ciel angé-

lique tout entier est situé sous ce soleil; que les

anges du troisième ciel le voient continuelle-

ment, ceux du deuxième ciel fréquemment et ceux

du premier ou dernier ciel occasionnellement.

« Les anges ne peuvent voir l'amour par leurs

yeux, mais, comme l'amour et le feu se cor-

respondent, au lieu de voir l'amour, ils voient

Page 84: Helen Keller Ma Religion

72 HELEN KELLER

ce qui lui correspond. En effet, les anges, comme

les hommes, ont un double organisme, interne et

externe ; c'est l'homme interne qui pense, qui

veut, qui est sage et qui aime; et l'homme externe

qui sent, voit, parle et agit ; toutes leurs facultés

externes sont des correspondances de leurs

facultés internes, mais ces correspondances

sont spirituelles et non pas naturelles. L'amour

divin est senti par les êtres spirituels comme

un feu, c'est pourquoi, lorsque le feu est men-

tionné dans la Parole de Dieu, il signifie l'amour.

Le feu sacré dans l'Église israélite avait cette

signification. Nous demandons souvent à Dieu

dans nos prières, que le feu céleste descende

sur nous, ce qui signifie que l'Amour divin

vienne réchauffer nos coeurs.

« L'homme n'a pas pénétré par la pensée

au delà des degrés les plus subtils de la Nature.

C'est pour cela que bien des gens se sont

imaginés que les anges et les esprits habitaient

l'éther, ou quelque étoile éloignée, mais tou-

jours dans le royaume de la nature et jamais en

dehors ou au-dessus d'elle; pourtant, le fait

Page 85: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 73

est que les esprits et les anges sont entièrement

au-dessus et en dehors de la nature, clans leur

monde propre qui est gouverné par un autre

soleil. Et comme dans ce monde supra-terrestre

l'espace n'est qu'une apparence, on ne peut

pas dire qu'ils vivent dans l'éther ou dans les

étoiles. Ils sont affranchis des limites de l'es-

pace et cependant en contact avec les hommes;

ils leur sont associés par les affections et les

pensées de leur esprit ; l'homme, en effet, est un

esprit, et c'est pour cette raison qu'il pense et

qu'il veut. Par conséquent le monde spirituel se

trouve partout où il y a des hommes et non

pas quelque part loin d'eux. En un mot, tout

homme par son esprit est dans le monde spiri-

tuel parmi les anges et les esprits qui l'habitent ;

il pense d'après la lumière de ce monde etaime d'après sa chaleur.

« Quant au soleil dont les anges reçoivent

la lumière et la chaleur, il semble situé à unealtitude moyenne d'environ quarante-cinq de-

grés au-dessus des terres qu'ils habitent. Il

semble aussi éloigné des anges que le soleil du

Page 86: Helen Keller Ma Religion

74

ITELEN KELLER

monde est éloigné des hommes. Mais le soleil

du inonde spirituel apparaît constamment à

cette hauteur et à cette distance et ne se déplace

point. Ainsi le temps, chez les anges, n'est pas

divisé en jours et en années, le jour ne progresse

pas du matin à midi et du soir à la nuit, les

années ne suivent pas le, cycle des saisons :

printemps, été, automne et hiver; mais dans

ce monde la lumière et le printemps sont

éternels (x). »

Enfin, en cherchant à nous faire une idée de

la place que Swedenborg occupe dans l'histoire

dti développement de la pensée humaine, les

noms des grands conducteurs spirituels de

l'humanité nous viennent à t'esprit : Bouddha,

dont la vie douce et paisible servit d'exemple

aux peuples de l'Orient; Confucius, le philo-,

sophe ; Mahomet, qui parle feu et l'épée amena

(les pays idolâtres à accepter le seul Dieu.

Swedenborg, lui, s'est efforcé de nous apporter

une foi saine et éclairée — des vérités ration-

(I) 5\S i:DENr ORC, ça gesse angaique sur i Divin Amour, nos 85,

.S7, 92, 104.

Page 87: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 75

nelles qui seules peuvent protéger la religion

contre l'ignorance, la force brutale et l'oppres-

sion. Les pionniers que je viens de citer, si

sincères et si bien intentionnés qu'ils aient été,ne possédaient ni la science, ni la psychologie,

ni les vérités militantes qui seules peuvent

empêcher la société de forger des chaînes pour

les esprits comme pour les corps des hommes.

Martin Luther s'éleva contre les pratiques

superstitieuses du moyen âge, et ce fut le

début de la Réformation. Wesley renversa leformalisme de l'Église Anglicane, et les ser-

vices rendus à. l'humanité par ses disciples

ont aujourd'hui une répercussion mondiale.

Mais bon nombre des doctrines fondamentales

du christianisme, qui devraient être sérieuse-

ment examinées, subsistent encore. Un noble

commentateur de l'Église catholique, le car-

dinal Newman, dont j'ai lu attentivement

Apologie, il y a quelques années, a dénoncé

quantité de contradictions que les protestants

devraient courageusement envisager. Sweden-

borg apporta des vérités nouvelles 41. toutes les

Page 88: Helen Keller Ma Religion

HELEN KELLER

fractions de la chrétienté; il fut le héraut d'une

nouvelle dispensation. Notons à ce propos ce

que dit de lui un théologien de l'Église catho-

lique romaine, le professeur Johann Joseph

von Goerres

« Dans toute l'oeuvre volumineuse de Swe-

denborg se révèle une grande simplicité de ton

et de forme; aucun désir d'étonner en cédant

à son imagination, rien d'exagéré, rien de fan-

tastique... Dans le domaine de la science, la sin-cérité et la simplicité de coeur sont indispen-

sables à tout succès durable. Jamais Sweden-

borg ne fut victime de cet orgueil du succès

qui fut une occasion de chute pour tant de

grands hommes. Il resta constamment lui-

même, modeste, humble de coeur, et jamais,

ni par ses succès ni par aucune autre raison,

ne perdit son égalité d'esprit. »

Quelle que soit l'opinion que l'on ait sur la

nature ou la valeur des affirmations de Swe-

denborg, il n'en reste pas moins évident que

son expérience est unique. Aucun homme, après

avoir cultivé toutes les sciences de son temps

Page 89: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

77

n'a jamais affirmé comme lui, avoir entretenu,

pendant plus d'un quart de siècle, des rela-

tions ininterrompues avec un autre monde,

tout en conservant le contrôle de chacune de

ses facultés. A toutes les époques de l'histoire,

certaines personnes ont pu avoir un aperçu

partiel du monde spirituel dans des circons-

tances exceptionnelles, ou même régulièrement,

comme par un don naturel. Moïse eut des

visions du inonde spirituel et de Dieu lui-

même. Par son intermédiaire le symbolisme

sacré de la dispensation juive fut donné aux

hommes. Il comprit l'importance de la mission

qui lui incombait, de délivrer son peuple du

joug de l'esclavage et de l'amener à une civi-

lisation nouvelle.

Mais il était loin de se douter que le Livre

qui nous rapporte cette expérience renfermait

un divin message pour la race humaine tout

entière. Les prophètes, aussi, eurent des visions

et entendirent des voix, mais ni Ésaïe, ni

Jérémie, ni Daniel ne comprirent les vérités

éternelles et profondes que leurs symboles

Page 90: Helen Keller Ma Religion

78 HELEN KELLER

allaient révéler à toutes les nations. La plu-

part des prophètes n'étaient conscients que

du sens historique et limité du message divin.

L'apôtre Paul comprit spirituellement un

grand nombre de vérités de la Parole, et ses

Épîtres nous apportent plus de lumière que

toutes celles des autres apôtres. Il fut élevé

au troisième ciel, mais ne put dire ce qu'il y

vît. I1 déclare lui-même qu'il ne savait pas

s'il était dans son corps ou hors de son corps.

Ces exemples sont pour ainsi dire des nouvelles

locales d'un pays inconnu, tandis que Swe-

denborg fut admis dans ce pays inconnu

avec toutes ses facultés; et, par les longues

observations qu'il y fit, il put nous faire con-

naître les conditions de vie et les lois du ciel,

du monde des esprits et de l'enfer. Jean, l'apôtre

de l'amour, contempla dans ses visions l'état

à venir du monde chrétien et la gloire d'une

humanité nouvelle. Ce que Jean vit en sym-

boles, Swedenborg le vit en réalité; il fut témoin

de l'accomplissement de ces images prophé-

tiques et il nous explique chacune des scènes

Page 91: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 79

de ce drame, de telle sorte que l'Apocalypse

n'est plus un livre scellé. C'est un livre ouvert ;

les sceaux en sont rompus et son message

rayonne à la splendeur de la seconde venue

du Seigneur.

« Quelle prétention incroyable! » s'écriera-

t-on peut-être. Elle nie parait pourtant moins

incroyable que cette autre prétention qui

affirme qu'un homme originaire de Stratford,

qui n'avait aucune éducation classique et qui

ne possédait aucun avantage matériel, ait pu

devenir un Shakespeare et composer vingt-sept

immortelles pièces de théâtre. Ce qu'Emmanuel

Swedenborg prétend, avec sa « vaste et incon-

testable culture », c'est d'avoir été divinement

choisi et préparé pour interpréter les paraboles,

les symboles et les autres mystères de la Parole

de Dieu, pour nous expliquer les influences de

l'autre monde, influences que nous « sentons »

souvent si intensément, et pour rendre plus

acceptables les déserts de la vie en nous révélant

de nouvelles possibilités de volonté, de sagesse,

d'action et de joie. Tout cela, nous déclare-t-il,

Page 92: Helen Keller Ma Religion

8o IIELEN SELLER

manifeste la seconde venue du Seigneur, venue

qui s'accomplit dans le coeur et dans l'esprit

des hommes, dans la mesure où ils apprennent à

penser juste et â vivre de la vraie vie. Si la

chose paraît incroyable, souvenons-nous que

la plupart du temps cette épithète est appliquéed'abord à tout ce qui sort de l'ordinaire.

En 188o, certains hommes prétendaient qu'il

était possible de construire un appareil capable

de voler; personne ne voulut les écouter parcequ'on n'avait jamais vu chose pareille aupa-

ravant. Ainsi l'aviation, à ses débuts, ne pro-

gressa que lentement et ne triompha que grâce

aux efforts assidu; d'une petite minorité de

partisans convaincus que l'on couvrait deridicule.

Les fondements de bien d'autres sciences

ont été posés aujourd'hui. On sait, par exemple,

qu'il est possible d'organiser un système

d'économie sociale de manière que les hommes

soient plus riches, plus libres, plus heureuxqu'ils ne le sont aujourd'hui, avec plus de

confort et de loisirs. On sait tout aussi certai-

Page 93: Helen Keller Ma Religion

MA, RELIGION 81

nement qu'il est possible de réorganiser entiè-

rement notre système d'éducation, de façon

à élever le niveau des masses et à les mieux

préparer à une vie de bonheur, de service et

d'activité créatrice. On sait que les difficultés

internationales de notre époque — hostilités

entre peuples, menaces de guerre, etc. — pro-

viennent en grande partie des conceptions et

des attitudes d'esprit qui ne peuvent être

changées que par l'éducation, la persévérance

et un esprit de dévouement désintéressé au

service de l'humanité. Et pourtant il y a des

gens, soi-disant instruits, qui se refusent à

admettre un progrès social, politique ou spi-

rituel qu'ils verront peut-être s'ils vivent assez

longtemps et dont ils bénéficieront. En atten-

dant, les petits groupes de ceux qui croient

et qui savent vont bravement de l'avant,

rendant témoignage à. la vérité qu'ils professent

dans les écoles, dans les tribunaux, dans les

ateliers, dans les bureaux et dans les assem-

blées. Ne sont-ils pas, à leur manière, des mes-

sagers de la seconde venue du Seigneur?

Page 94: Helen Keller Ma Religion

82 HELEN EELLER

Les événements historiques qui bouleversent

le monde semblent, eux aussi, proclamer cette

immense transformation. Les nations sont

devenues si dépendantes les unes des autres, en

ce qui concerne le problème de leur existence,

que la guerre est plus que jamais une folie.Il semble qu'une pression extérieure exerce

son influence sur l'humanité et lui fait réaliser

la nécessité qu'il y a de vivre dans la paix etla fraternité.

Voici bientôt un siècle que l'homme a décou-

vert l'emploi qu'on pouvait faire du charbon

et de la vapeur pour la fabrication intensive

et pour le transport des marchandises par mer

ou par chemin de fer. D'autres inventions

suivirent peu après : le télégraphe, le télé-

phone, et toutes sortes de machines perfec-

tionnées; puis vinrent la télégraphie sans fil,

l'aéroplane et le sous-marin. Dieu semble avoir

vraiment doté notre globe de trois grandes ri-

chesses productives, le charbon, le fer et l'élec-

tricité, qui ont uni l'humanité en une grande

fraternité de travailleurs.

Page 95: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

cc Mais », objectera-t-on de nouveau, « com-

ment accepter une affirmation aussi audacieuse

et aussi étrange, contraire à tout ce que j'ai

observé? » Il est vrai qu'en lisant les ouvrages

d'autres auteurs, nous avons, pour les juger

et les comparer, certaines règles que l'on pour-

rait appeler « guide de notre critique », mais

pour ce qui est de Swedenborg, nous n'avons

rien. En raison de la nature exceptionnelle de

son cas, nous ne pouvons rien ou presque rien

savoir des états psychologiques par lesquels il a

passé, à l'exception de ce qu'il nous en dit

lui-même. Il n'y a que son propre témoignage

qui puisse nous convaincre.

Pareille situation n'est pas pour m'étonner.

Tous les jours, avec une foi ingénue, je dois faire

confiance, quoique sourde et aveugle, à ceux de

mes amis qui ont des yeux et des oreilles, et ils

me disent combien de fois leurs sens les trompent

et les induisent en erreur. Pourtant c'est sur leur

témoignage que je m'assimile d'innombrables et

précieuses vérités, grâce auxquelles je puis me

faire intérieurement une conception du monde.

Page 96: Helen Keller Ma Religion

84

IIELEN KELLER

C'est grâce à eux, également, que mon âme est

capable de se représenter la beauté du soleil cou-

chant et d'entendre le chant des oiseaux. Tout

ce qui m'environne est peut-être plongé dans

le silence et les ténèbres, mais il n'en reste pas

moins qu'au dedans de moi, en esprit, je retrouve

la musique, la clarté, la couleur. C'est de la

même manière, d'après le témoignage de Swe-

denborg relatif à ses expériences supra-terrestres,

que je peux me faire une conception du monde

de l'au-delà. Et lorsque je devrai quitter cette

demeure d'argile qui m'emprisonne, toute mer-

veilleuse qu'elle soit, ce monde répondra aux

plus hautes aspirations ,de mon esprit.

Je pourrais peut-être suggérer un autre

moyen qui nous aidera à mieux comprendre les

affirmations de Swedenborg. La science nous

parle de cette étrange petite chambre noire du

cerveau, dans laquelle le soleil et les étoiles,

la terre et l'océan pénètrent sur les ailes de la

lumière; elle nous dit comment l'âme, sortant de

sa mystérieuse demeure, vient à leur rencontre

et communie avec eux dans la pénombre. Seul

Page 97: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

85

Celui qui créa toutes choses peut contempler

leur gloire sans voile. Quant à nous, si leur

splendeur réelle n'était pas quelque peu atté-

nuée, nous ne pourrions les voir et vivre. C'est

la raison pour laquelle il est seulement permis

à l'homme de contempler toutes choses comme

dans un miroir, et de ne les voir que d'une

manière obscure dans une petite chambre où

la lumière est diffuse. Pourquoi douterions-nous

si fort des « mystères » qui nous attendent

« de l'autre côté du voile » alors qu'un voile

semblable empêche nos sens physiques de

saisir plus pleinement les réalités évidentes du

monde terrestre? Pourquoi notre âme neserait-elle pas aussi libre de sortir de sa de-

meure, de laisser les pauvres verres fumés que

le corps lui offre, et de pénétrer du regard, par

les télescopes de la vérité, jusqu'aux contins

infinis de l'immortalité? Quoi qu'il en soit, ces

exemples nous donnent la clé des expériences

de Swedenborg dans l'autre monde. Il nous

dit que c'est l'homme intérieur qui voit et qui

perçoit ce qui se passe autour de lui que nos

Page 98: Helen Keller Ma Religion

1vr

86 HELEN KELLER

sentiments et l'activité de nos sens dérivent de

cette unique source intérieure. L'illusion selon

laquelle l'activité de nos sens dépend entière-

ment d'influences extérieures est si ancrée dans

nos esprits qu'il nous est pour ainsi dire impos-

sible de nous en débarrasser sans une concen-

tration profonde. Personnellement, je n'ai pas

eu beaucoup à souffrir de cette illusion, puisque

je suis continuellement livrée à mes pensées et

à mon imagination. Mais je la rencontre à

chaque instant autour de moi, quand, par

exemple, les gens expriment leur surprise en

me voyant jouir des fleurs, de la musique ou

de la description de beaux paysages. S'il est

aussi incroyablement difficile de leur faire

comprendre les faits les plus simples, relatifs

au toucher et à l'odorat, comment arriveront-ils

à se former une opinion de quelque valeur au

sujet d'un homme qui non seulement voit et

entend physiquement parlant, mais dont les sensspirituels, doués d'une acuité exceptionnelle, lui

font entrevoir au delà du monde sensible qui

nous enserre, un horizon pour ainsi dire illimité?

Page 99: Helen Keller Ma Religion

CHAPITRE IV

La Bible est le témoignage des efforts faits

pq.r les hommes pour trouver Dieu et pour

apprendre a vivre en harmonie avec ses lois.

De tout temps, les théologiens se sont efforcés

de nous exposer les impressions passagères et

rnômenta.nées qu'ils se faisaient de Dieu et du

monde, dont ils se représentaient les appa-

rences incertaines et changeantes comme ayant

une forme permanente et invariable ; il en

est résulté beaucoup de contradictions dans

le sens littéral de la Bible et beaucoup de mal-

entendus an sujet de Dieu, de Sa nature et de

Ses intentions. La Bible nous décrit les débuts

hésitants de la vie spirituelle parmi les hommes,

son développement graduel et son triomphe

final dans l'évangile du Christ. On pourrait

Page 100: Helen Keller Ma Religion

- 88 HELEN KELLER

comparer ce livre à une sorte d'Iliade spirituelle,

's'étendant sur une période de plusieurs milliers

(l'années, et concernant plusieurs nations;

une histoire splendide dont le récit est entre-

mêlé de sombres périodes de matérialisme, Jd'errements d'auteurs non inspirés, suivies

d'autres périodes lumineuses qui nous révèlent /1le sourire d'un Dieu illuminant le monde et/éclairant le ciel, la terre, les eaux, et l'espri ,

des hommes. Et parfois, du chaos de ces expé-

riences humaines surgit un homme qui atteint

le faîte de la connaissance spirituelle. De tels

phénomènes deviennent toujours plus fré-

quents à mesure que l'humanité se développé.

Ils suivent le lent épanouissement de l'intelli-

gence, mais ils ne sont jamais absolument

identiques. Chacun de ces hommes apporte la ,

lumière, mais cette lumière varie avec la per-

sonnalité qui la transmet et il est parfois

difficile de reconnaître son origine divine.

De même que tous les objets de la terre sont

l'image et la correspondance des réalités d'un

autre monde, de même la Bible est un puissant

Page 101: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 89

symbole de toute la vie spirituelle de l'humanité.

Les caractères les plus divers apparaissent

successivement dans ses pages; législateurs,

rois ou prophètes, tous défilent devant nos

yeux. Comme un torrent qui descend des

montagnes, c'est une procession sans fin de

générations successives, tantôt priant, tantôt

pleurant, faisant retentir les cités de leurs cris

de joie, ou donnant libre cours aux suggestions,

mauvaises de leurs coeurs corrompus, en se

faisant des images taillées; tantôt tombant au

fil de l'épée, ou se lamentant dans la captivité

à cause de la multitude de leurs transgressions,

tantôt inclinant la tête devant la volonté de

Jéhovah, tantôt couvrant leurs ennemis d'im-

précations; tantôt construisant, et fondant des

foyers, tantôt détruisant tout ; tantôt chantant

des cantiques de louange, offrant des sacrifices

et se consolant, tantôt crucifiant leur Sauveur.

Certaines contradictions et confusions étaient

inévitables dans un livre 'dont la composition

se poursuivit au cours de nombreuses généra-

tions. Et pourtant il reste le document le plus

Page 102: Helen Keller Ma Religion

- 90 HELEN KELT,ER

important que l'humanité possède sur le déve-

loppement progressif de l'esprit humain. Swe-

denborg se donna pour tâche de séparer le fro-

ment de la paille, la Parole de Dieu des paroles

des hommes. Pour interpréter le symbolisme

sacré de la Bible, il avait un don comparable à

celui de Joseph qui, au pays d'Égypte, révéla

au Pharaon la signification de ses songes.

Les théologiens de son époque cachaient leur

ignorance sous des. flots de paroles; et tandis

qu'ils s'agitaient, h-npuissants, devant le Sanc-

tuaire, Swedenborg, grâce à son esprit de

subtile pénétration, souleva le voile et révéla

dans toete sa gloire le Dieu très Saint.

L'Église avait cessé de prêcher l'histoire

simple, directe et bienfaisante de la venue du

Seigneur sur la terre, revêtant un corps de

chair pour vivre ici-bas comme un homme parmi

les hommes. A cette réalité merveilleuse, le

clergé avait substitué les élucubrations les

plus fantaisistes. 1l se perdait dans les dédales

de la métaphysique et ne savait comment en

sortir. La conception glorieuse de la Divine

Page 103: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 91

Humanité du Seigneur avait été diminuée,

altérée, défigurée au point d'être méconnais-

sable, et Dieu lui-même disparaissait dans les

brouillards de la dialectique. Swedenborg ras-

sembla les débris épars de cet effondrement, il

leur rendit la vie et une forme normale; il nous

permit ainsi de jouir à nouveau de cette « com-

munion avec Dieu en Christ » qui se renouvelle

sans cesse. Loin d'être un destructeur, Swe-

denborg fut un interprète divinement inspiré,

il fut un prophète envoyé de Dieu. Son propre

message en témoigne d'une façon bien plus

convaincante que tout ce que ses disciples

pourraient en dire. On ne peut se soustraire à

l'influence de sa personnalité virile. En lisant

ses ouvrages, on reconnaît la vérité et l'on se

sent transporté de joie. Ce n'est pas une nou-

velle Bible qu'il nous donne, mais grâce à lui,notre vieille Bible nous apparaît sous un jour

nouveau. Quiconque reçoit ses enseignements

entre en possession de grandes richesses spi-

rituelles.Le but constant de Swedenborg, en écrivant

Page 104: Helen Keller Ma Religion

92 IIELEN KELLER

ses ouvrages, est de prouver qu'en lisant et

en interprétant la Bible correctement, on peut

arriver à se former de Dieu l'idée la plus noble

et la plus vraie. La plupart des hommes ont

l'esprit formé de telle manière qu'il contient

un lieu secret où se conservent leurs conceptions

religieuses et dont le centre est l'idée qu'ils se

font de Dieu. Si cette idée est celle d'un Dieu

injuste et cruel, toutes les autres pensées qui

en dérivent auront logiquement, elles aussi,

une certaine part de fausseté et d'erreur. La

plus haute idée que nous puissions nous faire

est aussi celle qui s'enracine le plus en nous;

elle es à la base de toutes nos croyances, de

toutes nos pensées, de toutes nos institutions

et elle en est l'essence. Cette idée fondamentale

de Dieu est par conséquent comme l'âme de

toute notre activité mentale et spirituelle,

qû'elle façonne à son image. Mais lorsque, dans

notre_ vie quotidienne, elle cherche à s'exprimer,

elle s'attaque aux vérités de l'esprit et conta-

mine tout ce. qu'elle touche de son erreur, de

sa cruauté et de son injustice. Telle était,

Page 105: Helen Keller Ma Religion

MA RELTGION 93

par exemple, l'idée de Dieu qu'une des castes

les plus intellectuelles de l'Inde se formait dans

les temps anciens; ses adeptes s'imposaient une

manière de vivre selon laquelle, pour atteindre

à la perfection et devenir l'image de Dieu, il

fallait renoncer à toute affection humaine, à toute

préoccupation et à tous liens de famille. Dès

l'instant où l'on pouvait se libérer entièrement

de ses passions, de ses pensées et de ses intérêts

terrestres, on devenait semblable à Dieu, on

était prêt à entrer dans un autre monde, à

être absorbé par l'Infini. J'ai pris un cas ex-

trême, mais qui démontre à quel point certaines

croyances vont à l'encontre du bonheur de

l'humanité ; j'entends celles qui élèvent sur

un piédestal une perfection factice, qui en-

couragent, au lieu d'une vie utile et juste,

un culte et des pratiques pieuses 'qui n'ont

pas pour objet Je bien général de l'humanité.

Pareilles croyances assombrissent la religion

et la morale; elles proposent parfois l'adoration

fanatique d'un être suprême, niais un être dont

les justes et les sages se détournent avec horreur.

Page 106: Helen Keller Ma Religion

94 HELEN KE.LLER

Il est un autre danger spirituel contre lequel

Swedenborg met souvent en garde ses lecteurs :

le manque de précision de leur conception de

Dieu. Il nous dit à plusieurs reprises que les

gens les plus humbles, en dépit de leurs erreurs

et de leurs superstitions, se font de Dieu, de

l'âme et de l'immortalité une idée plus vraie

que beaucoup d'érudits qui ne savent pas

trouver la moindre trace de vérité divine soit

dans la création, soit dans leur propre coeur.

Quelle signification remarquable prennent ces

paroles du prophète Jérémie pour le croyant

sincère, qui cherche sa voie : « Ainsi parle

l'Éternel : que le sage roc se glorifie pas de sa

sagesse et que le puissant ne se glorifie pas de

sa force; que le riche ne se glorifie pas de sa

richesse; mais que celui qui veut se glorifier

se glorifie d'avoir de l'intelligence et de me con- 1

naitre; de savoir que je suis l'Éternel qui exerce

la bonté, le droit et la justice sur la terre, car

c'est à cela que je prends plaisir, dit l'Éter-

nel (1). »

(1) ji..RÉmIE, ch. IX, 17,23,24.

Page 107: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 95

Swedenborg nous déclare qu'une idée vague

d'un Dieu invisible n'est déterminée par rien

et, pour cette raison, porte en elle le germe de

sa propre destruction. L'idée que Dieu est

esprit est une idée vide de sens pour ceux qui

se figurent qu'un esprit est semblable à l'éther

ou au vent mais l'idée que Dieu est homme

est une idée juste, car Dieu est divin Amour et

divine Sagesse, comme toutes les qualités qui

en dérivent, et l'Amour et la Sagesse sont des

choses qui appartiennent à l'homme, et non

pas à l'éther ou au vent. »

Nous lisons plus loin : « Quand un homme

pense au Divin en soi, en faisant abstractionde l'idée du Divin-Humain, ou bien cet homme

pense dans le vague, et une idée vague n'est

pas une idée; ou bien il se fait une idée du

Divin d'après l'univers visible, sans limites, et

qui se perd dans l'obscurité; cette idée ne

diffère pas de celle des adorateurs de la Nature;

elle se confond avec la Nature et cesse d'être

une idée. »

Quand on comprend bien la triple nature de

Page 108: Helen Keller Ma Religion

-96

HELEN KELLER

l'être humain — esprit, intelligence et corps

on découvre que tout ce que l'homme perçoit

passe par son imagination et reçoit au contact

de son âme vie et signification. Dans l'Esprit

Divin on retrouve l'image de l'homme et de

l'univers. Dieu créa l'homme à Son image

et à Sa ressemblance. A son tour, l'homme

émet dans son esprit, dans son corps et dans le

monde, des pensées portant la marque, le sceau

de son individualité tout entière. On sait

comment l'artiste voit ses chefs-d'oeuvre en

esprit avant de les fixer sur la toile; de même,

l'esprit donne à ses idées une forme symbolique

ou imagée; c'est le seurlangage qui soit uni-

versel et véritable. Si nous pouvions nous com-

muniquer les uns aux autres par des formes

visibles nos joies, nos espoirs, ou l'impression

produite par un lever de soleil, combien cela ne

serait-il pas plus satisfaisant que d'employer

de simples mots ou des paroles du langage

ordinaire! Je me souviens d'avoir pleuré en

touchant une statuette chinoise sculptée repré-

sentant le bonheur, et je suis certaine qu'au-

Page 109: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 97

cune description n'aurait pu produire sur moi

le même effet. Cette statuette représentait un

homme penché sur un champ de riz que sa

bouche touchait presque; cet objet grava dans

mon esprit, de manière indélébile, le fait que la

vie et l'existence des Chinois dépendent entiè-

rement de la culturedu riz et que, lorsque leurs

champs sont inondés et leurs récoltes détruites,

c'est la famine inévitable qui menace des mil-

lions d'individus. Un symbole évoque par sa

force une foule d'idées que les mots ne feraient

qu'affaiblir. Les Français disent que les *mots

servent à dissimuler les idées, et Ruskin, dans

un passage éloquent de Sésame et les Lis, com-

pare les mots à des masques qui, détournant

notre attention de la réalité, la fixent sur un

objet extérieur.

La Bible est écrite en grande partie en cette

langue symbolique qui est universelle. Naturel-

lement les chrétiens avaient compris cela bien

avant Swedenborg. Les paraboles et les farcies

cachées leur étaient famitit'q-es, mais de nom-

breux chapitres et l'A,pocalypse en particulier

8

Page 110: Helen Keller Ma Religion

HELEN KELLER

leur étaient complètement inintelligibles. « En

vérité, tu es le Dieu fort qui te caches, O Dieu

d'Israël, le Sauveur (i). » Ce passage fait bien

comprendre les vérités cachées du Livre Divin_

Israël ne connaissait Dieu que sous la forme

d'une colonne de fumée et de feu, ou d'un

sceptre, symbole de Sa puissance et lorsqu'il

se manifesta comme un Homme sur la terre,

on l'appela un associé du Prince des démons !

Ses disciples eux-mêmes ne comprirent pas ce

qu'Il se proposait d'accomplir et se disputaient

la première place dans Son royaume. Ils con-

fondaient Son oeuvre d'Amour avec un vul-

gaire projet de conqute et de gloire personnelle.

Combien toutes Ses voies nous sont obscures!

Sa révélation même est comme voilée par une

nuée. La Parole qui devrait nous Le faire con-

naître tel qu'Il est, nous Le décrit sous ime

apparence humaine et finie, et nous nous for-

mons des impressions contradictoires sur Ses

attributs. Il est infini et éternel, et pourtant

les passions humaines et notre ignorance Lui

ÉSAIE, XLV, 15.

Page 111: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

99.....••n•n•n•nnn

sont attribuées. or Il n'y a point de colère

en moi », Lui fait dire la Bible. « Est-ce moi

qu'ils irritent ? N'est-ce pas eux-mêmes à leur

propre confusion » Et pourtant ailleurs elle

Lui fait répandre l'ardeur de Son courroux

sur la terre. Elle Le décrit comme un Dieu « qui

ne se repent pas » et nous dit pourtant qu' « Il

se repentit ». Il rend à chaque homme selon

ses oeuvres, et pourtant Il fait retomber l'ini-

quité des pères sur les enfants! La Parole con-

tient un si grand nombre de contradictions

apparentes qu'il n'est pas étonnant que beau-

coup de personnes ne puissent trouver aucun

ordre dans ce chaos d'idées irréconciliables.

Si nous croyons en un Dieu d'amour, comment

pouvons-nous l'imaginer capable de colère,

de caprices et de versatilité ? Ne devons-nous

pas attribuer cette conception de Dieu à la

barbarie des temps où la Bible fut écrite?

Swedenborg nous expose une philosophie

raisonnable de la révélation divine. Il nous

démontre que, comme dans le domaine de la

science, chaque idée ncluvelle que Dieu révèle

Page 112: Helen Keller Ma Religion

100 HELEN KELLER

doit s'adapter aux états et aux facultés de ceux

auxquels elle s'adresse. Il veut nous prouver

que l'exposé littéral des Écritures est en grande

partie une adaptation de la Vérité divine

à l'intelligence peu développée de certains

peuples particulièrement simples ou sensuels, ou

pervertis. Il nous démontre que cc même textelittéral contient un sens spirituel adapté à la

plus haute intelligence des anges qui, eux aussi,

se pénètrent de la Vérité de Dieu et dont leS

pensées sont associées aux nôtres, bien qu'ils

nous soient invisibles. C'est dans ce sens pro-

fond que réside la plénitude de la Vérité

Divine. Mes amis comprendraient-ils ce que je

veux dire s'ils prenaient: toujours mes paroles

au pied de la lettre? Ne leur semblerait-il pas

que j'aie p'e- rdu la raison s'ils pensaient que

vraiment je veux dire que le soleil se lève et

se couche, que la terre est plate, ou que je ne

vis pas dans l'obscurité lorsque je réponds par

exemple « Je vois ce que vous voulez

dire. » Mes amis s'attachent au sens de mes

paroles quand ils m'écoutent, et non pas

Page 113: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

lOi

aux paroles elles-mêmes ou à leur apparence.

C'est un peu la méthode que Swedenborg

emploie pour trouver le sens profond de la

Parole. Quand un homme d'humeur sombre ou

dur de coeur lit que la colère de Dieu ne cesse de

menacer les méchants, ce Dieu lui apparaît

mesquin et loin d'être divin. Mais un homme de

coeur et de bon sens comprend immédiatement

que ce n'est là qu'une apparence et que ce

sont les hommes qui attribuent à Dieu leur

colère personnelle ou la punition qu'ils se

sont attirée par leur péché. On dira que la

colère des justes, qui ne dure qu'un moment,

ne peut être classée dans cette catégorie,

et que Dieu nous inflige certaines puni-

tions qui sont en réalité les châtiments de

Son amour. Mais Dieu est incapable de sévérité

et II ne cesse de le prouver à ses enfants. En

pénétrant jusqu'au sens profond de Sa Parole

divine, en soulevant peu à peu le voile qui

l'enveloppe, nous découvrons une Parole de

plus en plus vraie, et plus conforme à Sa nature.

Il n'a pas créé l'homme pour le trahir et le

Page 114: Helen Keller Ma Religion

102 HELEN XELLER

bannir du jardin d'Éden. Il ne nous donne pas

des lois qu'Il tra..nsgresserait lui-même pour

faire retomber ensuite la faute sur Ses créatures.

Il nous prévient, nous avertit, mais Il ne pré-

cipite jamais personne en enfer, et n'abandonne

jamais aucun de ses enfants. C'est l'homme

lui-même qui le contraint à formuler Ses com-

mandements en des termes durs en apparence,

mais susceptibles d'être compris et mis en pra-

tique. Swinburne sentait inconscieinment sa

présence lorsqu'il écrivait ces lignes :

O mes fils, vous qui servez par trop fidèlement

Des dieux qui me sont étrangers,Ma beauté ne vous était-elle pas euffisa.nte?Était-il si dur d'être libre?

Car voici, Je suis avec vous, en vous, et Je fais partie[de votre être;

Levez les yeux maintenant, et voyez.

Qui comprendra jamais le nombre considé-

rable de fautes que les hommes commettent

chaque jour en insultant pour ainsi dire la

Divinité dans tout ce qu'elle a de beau et de

miséricordieux ! Ce n'est pas Dieu qui se cache,

Page 115: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

103

mais le langage pervers de l'égoïsme qui le

cache aux yeux des hommes.

J'ai fait ces quelques remarques parce qu'il

est de toute nécessité que nous possédions une

idée claire et limpide de Dieu lui-même si nous

voulons comprendre les symboles de la Parole

Divine. La théorie de Swedenborg est que le

sens spirituel des Écritures traite exclusive-

ment de l'â.me, de ses besoins, de ses difficultés,

de ses changements d'état et de son renou-

vellement, et n'a aucun rapport avec le temps,

l'espace, ou les personnages historiques. Lorsque

la Parole mentionne des montagnes, des fleuves,

des agneaux et des colombes, des tonnerres et

des éclairs, des cités brillantes comme l'or,

des pierres précieuses, des arbres de vie dont

les feuilles doivent servir à la guérison des

nations, nous devons comprendre que toutes

ces choses sont le symbole exact des principes

spirituels dont elles découlent. Elles représen-

tent des idées et des affections, qui sont à l'â.me

ce que leurs correspondances naturelles sont aucorps. Swedenborg se servit de cette méthode

Page 116: Helen Keller Ma Religion

Z 04 IIELEN KELLER

d'interprétation pendant plus de vingt-sept ans

et il n'eut jamais à changer ou à reviser aucune

des affirmations qu'il avait faites sur le sens

des Écritures dans le premier des ouvragesqu'il publia. D'un bout à l'autre de la Bible,

il donne à mi objet naturel la même significa-

tion spirituelle, et cette signification convient

exactement. J'ai essayé de me servir de cette

clé et je l'ai trouvée satisfaisante. Swedenborg

lui donne i.e nom de loi des correspondances,

c'est-à-dire des relations de cause à effet qui

existent entre les formes de la nature et lesentités de l'esprit. La Bible pourrait être

appelée le Poème du Monc4 aussi bien que lemessage de Dieu à l'homme dans son expression

la plus objective.Les ouvrages de Swedenborg, et particuliè-

rement les Arcanes Célestes, confirment en

bonne partie ce qu'Ingersoll et d'autres cri-

tiques de la Bible nous disent de son sens littéral

et du peu de confiance qu'il leur inspire ; mais

ces ouvrages nous prouvent en même tempsqu'ils se trompent entièrement dans leurs con-

Page 117: Helen Keller Ma Religion

MA RELI(10N 105

clusions, quant à la valeur que ce sens peut

avoir à d'autres points de vue. J'ai pu souvent

constater combien le sens littéral. est peu

satisfaisant dans les découvertes de la science

moderne, combien certains récits bibliques nous

paraissent étranges et contradictoires. Pour-

tant, j'ai aussi observé que, sous le voile de la

lettre, ces récits contiennent un sens caché qui

n'apparaît pas dans les mots, mais dans le

symbole dont ils sont l'expression, et ce sensest invariablement le même partout où ces

symboles se retrouvent. Nous en avons un

exemple frappant dans le psaume LXXVIII,

qui débute par ces mots « j'ouvrirai ma

bouche et je parlerai en paraboles; je publierai

les mystères des temps anciens, ce que nous

avons entendu et ce que nous connaissons, ce

que nos pères nous ont raconté. » Les versets

qui suivent ces paroles sont un résumé des

expériences des Israélites en Égypte et de leurpèlerinage vers la terre de Canaan. Ce sont

là des faits historiques, et pourtant il nous est

dit que ce psaume est une parabole que seuls

Page 118: Helen Keller Ma Religion

106 HELEN KELLER

les initiés peuvent comprendre entièrement. En

effet, quelle magnifique parabole Elle décrit

dans se9 moindres détails notre exode et notre

délivrance du matérialisme et de l'ignorance

dans lesquels nous nous trouvions, et nos

progrès, lents et difficiles, vers une vie plus

heureuse, symbolisée par le magnifique et fer-

tile pays de Canaan. Ceci n'est qu'une image

de la manière dont Swedenborg considère la

Bible, comme un moyen de communiquer aux

hommes la Vérité Divine.

Il est intéressant de se souvenir qu'en 1753

Astruc découvrit dans le Pentateuque deux

sources de documents ou më.'Ine davantage,

et qu'a la même époque Swedenborg publiait

à Londres, sans nom d'auteur, les Arcanes

Célestes, qui expliquaient la Genèse et l'Exode.,

Swedenborg ne croyait pas que les Écritures

eussent un rapport quelconque avec la créa-

tion du monde physique ou avec mi déluge,

au sens littéral du terme, ni que les onze

premiers chapitres de la Genèse fussent Mis-. -Loire d'hommes ou d'individus appelés Adam,

Page 119: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 107

Noé, etc. C'est d'une manière toute différente

qu'il envisagea ces récits. Grâce à sa connais-

sance de l'hébreu et à l'illumination de son

esprit, il fut en mesure de comprendre que les

premiers chapitres cle la Bible sont écrits clans

un style ancien, parabolique, et qu'ils nous

décrivent la vie spirituelle de la race humaine,

depuis ses origines jusqu'à l'époque des Juifs.

Il nous montre que le premier chapitre de la

Genèse décrit les étapes successives de l'évo-

lution de l'esprit humain, d'abord obscur et

chaotique, puis se développant progressivement

jusqu'à l'état de félicité et de vérité symbolisé

par le jardin d'Éden. Cette période se continua

jusqu'au moment où l'égoïsme commença à

exercer ses ravages et où la race perdit gra-

duellement l'innocence de l'enfance. Enfin,

un déluge d'idées fausses et mauvaises vint

inonder le monde. Puis une nouvelle race plus

éveillée, symbolisée par Noé et son arche,

apparaît et marque le début d'un âge nouveau

au cours duquel l'intelligence se développa

rapidement, tandis que'la voix de la conscience

Page 120: Helen Keller Ma Religion

08 HELEN KELLER

remplaçait la pure intuition de l'âme. Cette

époque n'est plus symbolisée par un jardin,

mais par une vigne. L'humanité grandit rapi-

dement, comme un adolescent ambitieux, créant

les immenses empires de l'Orient dont nous

retrouvons chaque année des traces nouvelles,

grâce à nos recherches archéologiques. Ce fut

une période de civilisation brillante mais qui, elle

aussi, déclina au cours des siècles, dégénérant

en polythéisme et en idolâtrie ; la violence et

les guerres menacèrent de couvrir la terre de

leurs ruines, et un nouvel ordre de choses lui

succéda. Ce fut le commencement de l'Église

juive, qui permit atl monothéisme de subsister

jusqu'au moment où, les temps étant accomplis,

le Christianisme vint éclairer le monde. La

première Église chrétienne était en somme la

continuation du culte institué par Moïs, de

ce culte rempli d'images, de cierges, de torches

fumeuses, simulacres de la foi d'une société

en ces temps agités. Les images qui faisaient

appel aux sens, les captivantes enluminures

du rituel, le sceptre de l'autorité ecclésiastique,

Page 121: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 109

contemplés pour ainsi dire en marge de la

Parole, étaient l'objet d'une vénération supersti-

tieuse, mais le message divin de cette Parole

restait ignoré. Ainsi s'écoula l'âge mûr de

l'humanité, et nous continuons, aujourd'hui

encore, à sentir les effets de cette décadence et

des crises profondes qu'elle a traversées. Mais

la lumière d'une foi plus éclairée brille sur

l'humanité et l'on peut suivre pas à pas la

création d'un homme nouveau. Oui, le Sabbat

de la paix, dans tout coeur d'homme comme

dans le monde qui nous entoure, appartient

à un avenir qui n'est peut-être pas éloigné, etle règne de l'égotsme et des instincts aveugles

disparaîtra à jamais. Ainsi la Bible n'est qu'une

vaste et glorieuse parabole; d'un bout à l'autre,

elle contient des leçons qui se rapportent aux

phases successives de notre vie : notre innocencepremière, nos écarts de jeunesse, notre conver-sion salutaire, ses possibilités immenses de

service et de joie. Elle nous décrit un cercle

complet, d'un paradis à l'autre, « le cercle de la

terre sur lequel le ‘Seigneur a pour jamais établi

Page 122: Helen Keller Ma Religion

1I0 HELEN FOELLER

son trône Le vocabulaire limité et les expres-

sions imparfaites de la pensée d'un âge depuis

longtemps disparu, ne sont que le corps du

céleste message qui déclare que Dieu est à

jamais avec nous, nous comblant saris cesse

de dons plus riches et de possibilités nouvelles.

Swedenborg nous permet d'affirmer que lacritique la plus sévère de la Bible n'enlève pas

un iota, pas un seul trait de lettre à sa vérité

essentielle, mais au contraire qu'elle corrige

les vues erronées des anciens auteurs hébreux.

Il n'y a donc aucun conflit entre les décou-

vertes toujours nouvelles de l'archéologie,

de la géologie, et l'étude des anciens documents

bibliques. Au contraire, la Bible est envisagée

avec plus de respect, portée à un niveau supé-rieur et comme enveloppée de sainteté. L'at-

titude qu'on avait adoptée à son égard 'dans

les temps passés était moins digne du Grand

Dieu, maître de toutes les âmes; ce Dieu qui,

d'après elle, ne s'était pas fait entendre avant

la révélation du Sinaï, qui n'avait laissé à la

science aucune possibilité d'accomplir sa tâche

Page 123: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION II I

sans ébranler la foi, qui n'aurait fait connaître

sa volonté à la race humaine que par le seul

rayon de lumière, étroit et exclusif, destiné

à Moise. Sa Providence n'était que manque

de coeuret négligence, car, à l'exception d'Israël,

toutes les nations étaient en butte à sa colère

et des millions d'âmes vouées à la damnation

éternelle. C'est alors, nous disait-on, que son

« Fils bien aimé » intercéda pour les hommes et

s'offrit lui-même en sacrifice d'expiation sur

la croix, afin de sauver une race perdue, et que

le « Père », en acceptant cette offre, révoqua

sa sentence, mais seulement pour ceux en

faveur desquels le « Fils » avait intercédé.

Swedenborg critiquait sévèrement ce point de

vue, qui était souvent enseigné dans les écoles,

prêché dans les églises et proclamé avec une

éloquence et un zèle extraordinaires. On l'en-

seignait aux petits enfants, on en parlait aux

prisonniers et aux mourants. Ce dogme s'in-

filtrait jusque dans les actes les plus insigni-

fiants et les conversations les plus ordinaires

de la vie quotidienne. Naturellement, de tous

Page 124: Helen Keller Ma Religion

112

HELRN KE LLER

côtés surgirent les sceptiques et les athées.

Pour avoir foi dans le Seigneur et dans Sa

Parole, il fallait renoncer à la science, à la

philosophie et atténuer tout sentiment géné-

reux.

A cette doctrine, Swedenborg en opposa

une autre, toute différente, qui donna des

espoirs nouveaux en même temps qu'une appré-

ciation plus exacte de la Bible. Le Dieu qu'il

nous révèle est le Dieu de tous les peuples et

de tous les temps, infiniment patient et chari-

table, dont la Providence veille continuellement

sur le monde entier. Pour diriger l'humanité

dans ses premiers pas, Il lui fit suivre la même

loi de croissance spontanée qui fait croître les

plantes et les arbres. Ensuite 11 l'instruisit parles paraboles du jardin d'Éden, du délugç, de

la vigile, de la Tour de Babel, et par tout ceque nous disent les livres de Moïse et les pro-

phètes. Quant à la géologie et aux antres

sciences, Swedenborg- en tire des comparaisons

rom- illustrer la régénération de l'homme. Il

y a toujours eu, dans chaque pays, des lois

Page 125: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 113

justes; et le Code d' Hammourabi, l'Amraphel

dont la Genèse nous parle, est .bien connu.

Mais le Décalogue fut donné d'une façon plus

impressionnante du haut du Sinaï, parce qu'il

devait préfigurer les lois spirituelles que la

sagesse et la science révéleraient aux hommes

au cours des âges. Ce n'est qu'en ayant cer-

taines images bien définies de la vie gravées

dans notre mémoire que nous pouvons nous

en représenter de plus belles et les transformer

en vivantes réalités. Toutes les fois que les Juifs

se détournaient de l'idéal qu'ils devaient

défendre pour le bien de l'humanité entière,

les prophètes, dans leurs remontrances, leur

citaient l'exemple des autres peuples qui

n'avaient pas le privilège de posséder la Parole

écrite, mais sur le coeur sage et noble desquels

la vérité était comme gravée en lettres d'or.

Swedenborg nous cite eu exemple les païens

de son temps et déclare que leur sincérité et

leurs bonnes dispositions devraient faire honte

au monde chrétien car voici : ce sont eux,

aujourd'hui, qui montrent le plus de bbnne

9

Page 126: Helen Keller Ma Religion

114 HELEN KELLER

volonté en faveur de la cause de la fraternité

parmi les hommes, tandis que nous cherchons

les moyens les plus efficaces de nous entretuer

dans une prochaine guerre. En vérité, la Parole

de Dieu demeure éternellement, alors que la

vieille conception littérale du ciel et de la

terre tend à disparaître.

Si les ouvrages de Swedenborg nousenseignent

que l'évolution est la méthode que Dieu employa

dans la création, ils nous montrent aussi que

l'évolution n'est jamais complète sans une

cc involution » préalable. Étant donné que Dieu

est Ame ou Vie même, il Lui est impossible

de ne point faire entrer dans tout ce qu'Il

fait comme une image de cette âme; et, à leur

tour, chaque âme s'empare de la matière et

la forme à la ressemblance de la pensée divinen

qu'elle exprime. Il est toujours vrai, comme

Platon nous l'enseigne, que rien ne peut être

créé de rien, et l'intelligence ne peut provenir

de la matière pour cette bonne raison qu'elle

appartient à un plan d'existence entièrement

différent. Bien que l'homme ait gravi succes-

Page 127: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 115

sivement tous les échelons de la création, il

n'en a pas moins été immortel dès le commen-

cement. Toutefois il ne lui fut pas donné de

jouir de ses capacités les plus élevées avant

d'être devenu conscient de l'existence de son âme.

Le symbole de la Chute nous enseigne que

l'homme a perdu son innocence et sa simplicité

enfantines, tandis qu'il a fait de considérables

progrès matériels; et il retourne de nouveau

par des sentiers longs et difficiles vers les som-

mets où il retrouvera son Dieu, au « lieu de

rencontre de toutes les âmes ».

Les révélations de Swedenborg détruisent

chez l'homme la crainte de la mort. Avant

son extraordinaire expérience dans le monde

spirituel, la vie future était, pour la plupart des

chrétiens, un sujet de terreur et d'angoisse.

On ne savait pas au juste si c'était la 'vie ou

la mort qui nous offraient le plus de possibilités

— si, en d'autres termes, la mort était la fin

de tout ou le début d'une autre vie. Nous avons

aujourd'hui la certitude qu'une vie plus intense

et plus noble nous attend au delà de la tombe.

Page 128: Helen Keller Ma Religion

116 'TELE N KELLER

La pensée d'un enfant, mourant dans les bras

de sa mère, nous était inacceptable. Mais nous

savons maintenant que ce petit être a devant

lui la perspective d'une enfance glorieuse et

sans nuages dans ce pays de clarté où les anges

lui apprendront à parler, à exprimer sous

forme de pensées créatrices le meilleur de lui-

même, et à accomplir la tâche pour laquelle

il est le mieux qualifié, oit il croîtra en beauté

et accomplira des exploits plus remarquables

que ceux que nous admirons sur la terre. Nous

savons également que toutes les affections

vraies qui n'ont pu pleinement se réaliser sur

la terre, trouveront ,une joie décuplée lors-

qu'elles se réaliseront de l'autre côté du voile.

Le ciel et l'enfer sont maintenant des faits

indéniables que la conscience ne permet plus

de mettre en doute. Nous avons la certitude

intuitive de leur existence, non plus une idée

vague, basée sur des arguments ou des raisons

que nous pouvons accepter ou rejeter à notre

gré. La connaissance que nous avons aujour-

d'hui donne à ces faits le cachet de la réalité,

Page 129: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 117

car elle repose sur l'expérience, et le vivant

témoignage de Swedenborg qui éclaire d'une

lumière toujours croissante les recoins les plus

cachés de notre âme, donne à nos efforts hési-

tants une puissance extraordinaire en nous les

présentant sous un jour immortel.

On a beau dire que ceux qui croient au sur-

naturel ont l'esprit dérangé; chaque fois que

les hommes ont voulu en faire abstraction, ils

en ont cruellement souffert. Il est vrai que

bien peu d'entre nous savent observer le juste

milieu, mais voici les paroles qui furent inspi-

rées à Swedenborg : « La vérité qui a le bien

en vue est toute puissante. » Si nous nous lais-

sons inspirer par la Divine Vérité du Seigneur,

nous aurons, quant à l'esprit, la force d'un

Samson et nous pourrons soulever et écarter

les obstacles qui ferment, à la plupart des

hommes, toute possibilité de développement.

Il est intéressant de remarquer qu'Emerson,

si éloigné qu'il soit de Swedenborg- sur bien des

points, écrivit ce qui suit : cc Au marnent où. un

individu cherche à être quelque chose par

Page 130: Helen Keller Ma Religion

118 ITELEN KELLER

lui-même, il n'est qu'un être faible et sans

volonté. Au moment où notre esprit cherche à

être quelque chose par lui-même, il est aveuglé.»

Une seule chose pourra délivrer le monde :

c'est ouvrir en nous la porte toute grande à

la Vie Divine.

Telle est la véritable signification du message

que Swedenborg nous apporte des montagnes

d'où nous vient le secours ». Ce n'est pas sur

l'immortalité elle-même qu'il insiste, mais sur

les responsabilités qu'elle nous impose. Il n'a

pas envisagé ses relations extraordinaires avec

les anges comme un but en soi, mais comme le

moyen d'ouvrir son %intelligence à une inter-

prétation véritable de la Parole de Dieu et de

laisser ainsi à l'humanité tout entière le trésor

des connaissances qu'il avait acquises.

Il doit être bien entendu, cependant, que,

tout en admettant qu'il est possible de com-

muniquer avec les esprits de ceux qui nous ont

quittés, Swedenborg, ne nous encourage jamais

à le faire. Lorsque le coeur endormi de l'huma-

nité a besoin d'être réveillé, le Seigneur suscite

Page 131: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION "9

des prophètes, des apôtres ou des voyants;

et si, pour accomplir leur mission, il leur est

nécessaire d'entrer en relation consciente avec

les anges ou les mauvais esprits, la Providence

Divine veille sur eux et prévient la confusion

qui pourrait en résulter. Mais d'ordinaire, toute

relation avec les esprits expose l'homme à

de grands dangers, car ii est très facilement

influencé par des esprits trompeurs qui con-

naissent sa faiblesse et se servent de lui pour

accomplir leurs desseins égoïstes.

C'est pourquoi, quand Swedenborg affirme

que tout être humain est entouré de deux

anges du ciel et de deux mauvais esprits de

l'enfer, il déclare aussi que, pour notre tran-

quillité d'esprit et pour le bon ordre de notre

vie, nous devons être inconscients de la pré-

sence de nos alliés ou de nos ennemis. Comme

le remarque avec raison John Wesley, nous

trouvons dans ces révélations tout ce qu'il nous

est nécessaire de savoir et il ne nous reste qu'à

suivre le Seigneur seul, en nous confiant à Sa

volonté et à Sa protgction.

Page 132: Helen Keller Ma Religion

120 I ELE N N ELLER

Le nom du Seigneur Jésus-Christ est men-

tionné dans la première et dans la dernière

phrase de l'Apocalypse, et Sa personnalité joue

le rôle principal dans ce livre. C'est le Jésus du

Nouveau Testament. En effet, l'Apocalypse

continue le récit des Évangiles; ceux-ci nous

décrivent Son ministère sur la terre, Sa cruci-

fixion et sa résurrection, et l'Apocalypse nous

dit comment le Seigneur, devenu notre exemple

sublime, notre suprême inspiration, a poursuivi

Son oeuvre et manifesté la puissance de Son

Humanité glorifiée. Ne nous a-t-il pas affirmé

dans les Évangiles : « Voici, je suis avec vous

tous les jours jusqu'à la fin des siècles »; et

ne parle-t-il pas à maintes reprises du récon-

fort et de la lumière dont II continuera à gra-

tifier l'humanité ?

Qu'est-il advenu de cette promesse? A part

la descente du Saint-Esprit le jour de Pentecôte,

la sagesse, le courage et la joie que ce phéno-

mène inspira aux disciples pendant quelque

temps, il semble qu'elle ait été oubliée.

Mais Swedenborg nous démontre que cette

Page 133: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION' 121

promesse forme le sujet de l'Apocalypse, qui en

annonce l'accomplissement. Ses symboles nous

décrivent d'une manière explicite la nature du

Seigneur ressuscité et les bénédictions que Sa

présence nous apporte et ils nous enseignent

ce que nous devons faire pour préparer nos

esprits à Le recevoir. L'Apocalypse nous dépeint

l'idéal de la vie chrétienne, qui brille comme une

étoile autour de la divine Présence, alors que

les apôtres ne l'avaient que faiblement es-

quissé.

Les épreuves de la foi et les maux de

toute sorte que nous devons supporter avant

que cet idéal puisse faire partie de no-us-mêmes

s'y trouvent également exposés; il nous montre

les principaux obstacles qui s'opposent à l'éta-

blissement du christianisme véritable comme

étant la foi sans la charité et le désir de dominer

les âmes au moyen des rites, des superstitions

et de la crainte. Les bêtes qui montent de la

mer et de l'abîme représentent certaines idées

monstrueuses, telles que la doctrine de la pré-

destination, la suppression de la liberté de

Page 134: Helen Keller Ma Religion

122 HELEN ZELLER

pensée, ou l'idée d'une trinité divine qui jeta

le trouble dans l'esprit des hommes et provoqua

la « désorientation » de leur vie, comme disent

les Hindous. En effet, des idées semblables vont

à l'encontre de toute concentration spirituelle;

elles engendrent un manque d'équilibre quant

à nos émotions; elles s'attaquent à l'essence

même de la morale et enlèvent tout pouvoir à

la philosophie, car cette dernière ne peut logi-

quement exister qu'en reposant sur la con-

ception d'un Dieu unique. Le Dragon de

l'Apocalypse représente les efforts de certains

hommes sans scrupules qui se servent de leur

raison pour nier la Divinité du Seigneur et la

nécessité d'obéir à ses conm-iandements. Baby-

lone symbolise l'orgueil et le pharisaïsme qui

nous empêchent de le reconnaître comme Dieu,

et de vivre conformément à sa vérité.

De nombreux chapitres de l'Apocalypse sont

entièrement consacrés à des scènes de jugement

dans le inonde des esprits. Les sceaux sont

brisés, les trompettes retentissent, ce qui si-

gnifie que l'ignorance et l'hypocrisie d'une

Page 135: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 123

église en décadence sont dévoilées. Dans toutes

ces scènes, on retrouve la personnalité domi-

nante du Seigneur dans sa Divine Humanité.

La ceinture d'or qu'il porte sur la poitrine, sa

tête blanche comme de la neige, ses yeux comme

der flammes de feu, et son visage resplendis-

sant comme le soleil dans toute sa gloire, nous

représentent la puissance de son Amour, la

pureté de sa Sagesse et l'ardeur de sa Provi-

dence; sa voix, semblable au bruit des grandes

eaux, suggère les pensées nouvelles et les

croyances plus nobles qu'Il suscitera sur la

terre. Ce livre nous apprend aussi pourquoi la

présence du Seigneur et le réconfort de son

Esprit ont été si peu ressentis depuis l'époque

de son activité terrestre. L'esprit de domination

et d'oppression nous l'ont caché, et l'Église

du passé porta un coup si funeste à l'éducation

de la race humaine qu'il lui a fallu un long

effort pour être en état de recevoir un nouveau

message de sa part.

Après les scènes représentant le Jugement,

le Seigneur apparaît de nouveau dans le ciel

Page 136: Helen Keller Ma Religion

124 HELEN KELLER

et sur la terre qu'Il réjouit de son sourire, tandis

que la Nouvelle Jérusalem — une dispensation

nouvelle de la Vérité — descend sur la terre.

Nous lisons alors que « le Tabernacle de Dieu

est avec les hommes » ou encore qu' « aucun

temple n'y est visible, car le Seigneur Dieu

tout-puissant et l'Agneau en sont le temple ».

La nature humaine du Seigneur est « le Taber-

nacle de Dieu avec les hommes », le Temple de

Sa présence parmi eux.

Les mesures de la Sainte Cité, ses dimensions

géométriques si parfaites, nous sont expliquées

par Swedenborg, comme représentant la per-

fection humaine à laquelle le Seigneur parvint

lorsqu'il était dans le monde. Les eaux qui

sortent du trône de Dieu sont les vérités de

sa Parole, si abondantes et si rafraîchissantes

pour ceux qui unissent véritablement leur vie à

la sienne. Car la connaissance de la Divine

Humanité du Seigneur est la sagesse qui nous

permet de remonter jusqu'à la source intaris-

sable des vérités contenues dans les paraboles

de l'Ancien Testament, dans les psaumes et

Page 137: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 125

les prophètes, dans les Évangiles et tout parti-

culièrement dans ce livre de l'Apocalypse qui

resta si longtemps incompris.

Quelle beauté divine n'y a-t-il pas dans toutes

ces choses, quand on les comprend bien! Grâce

à l'interprétation inspirée de Swedenborg, le

livre, qui s'ouvre en nous décrivant la vision

des sept chandeliers d'or au milieu desquels

se tient comme un Fils d'Homme, nous dévoile

des richesses de plus en plus merveilleuses; il

va jusqu'à nous faire entrevoir la Cité sainte,

le fleuve de l'eau de la vie, l'arbre dont les

feuilles doivent guérir les nations et le radieux

soleil de la présence du Seigneur lui-même, qui

ne sera plus jamais caché à ses enfants.

Les deux ouvrages de Swedenborg qui nous

expliquent l'Apocalypse sont dans, l'esprit de

tout homme qui sait voir l'accomplissement de

la vieille prophétie « le Fils de l'Homme venant

sur les nuées du ciel dans sa puissance et sa

grande gloire ». Car, en effet, « voir » signifie

comprendre; « les nuées du ciel » sont le sens

littéral de la Parole, et « le Fils de l'Homme qui.

Page 138: Helen Keller Ma Religion

126

HELEN KELLER

vient » est le Seigneur dans la puissance et la

gloire du sens spirituel qui brille sous le sens

voilé de la lettre. L'inscription placée sur la

croix du Calvaire a Jésus de Nazareth roi des

Juifs » était écrite en hébreu, en grec et en latin,

symbolisant ainsi le moment où le Seigneur sa-

tisferait les âmes assoiffées de sa ressemblance

et leur révélerait la signification cachée des textes

hébreu et grec des Écritures, au moyen de leur

sens spirituel exposé dans les ouvrages latins

de Swedenborg. Swedenborg se servit de cette

dernière langue pour traduire, sous l'inspiration

du Seigneur, les symboles de la Bible, et pour

nous révéler l'usage pratique qu'on doit en faire

pour le bonheur de l'humanité. Il ne signa même

pas la plupart de ses ouvrages; mais ceux qu'il

signa portent la mention : Serviteur du Seigneur%ésus-Ciirisi. Il écrit quelque part : « Je n'ignore

pas que beaucoup de gens prétendront qu'il

est impossible à un homme de converser avec

les esprits et les anges tant qu'il vit dans son

corps physique ; certains diront que ce sont là

des fantaisies ; d'autres, que je rapporte ces

Page 139: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 127

choses afin de surprendre leur bonne foi ;

d'autres encore trouveront d'autres raisons. De

tels propos ne m'arrêteront pas, car j'ai vu,

j'ai entendu et j'ai senti (I). »

Ce n'est pas sans étcnnernen.t que j'ai constaté

combien ceux qui s'occupent de sciences psy-

chiques, par exemple Sir Oliver Lodge, men-

tionnent rarement les volumineux ouvrages

de Swedenborg, qui ont trait aux mêmes ques-

tions. Sir Oliver Lodge a publié un grand nombre

des messages qu'il reçut de son fils Raymond

après sa mort. Ces messages nous disent que les

habitants de l'éternité font ce qu'ils aiment le

mieux et vivent en compagnie de ceux qu'ils

préfèrent. Ils nous donnent aussi des détails

sur la façon dont ils se nourrissent et se vêtent,

mais les renseignements que ces messages nous

apportent sont maigres et fragmentaires. Ce

sont des lambeaux épars d'informations arra-

chées au ciel par une méthode compliquée,

qui ne rappelle en rien les conversations de

Swedenborg, face à face avec les anges 'et les

(i) SWEDENBORG, Arcanes Célestes, 68.

Page 140: Helen Keller Ma Religion

12S IIELEN KELLER

esprits, ou la maîtrise surhumaine avec laquelle

il nota une foule d'événements dans le monde

spirituel, leurs causes et leurs conséquences, et

nous les rapporta d'une façon si vivante que

leur vérité peut être comparée aux feux d'un

diamant. Il rencontra des êtres dont le carac-

tère n'était plus malléable; il entendit les

plaintes des mauvais esprits regardant vers

le ciel et n'y voyant que d'épaisses ténèbres;

il découvrit que les anges ne peuvent respirer

dans une atmosphère à laquelle leurs pensées

ne les ont pas préparés et il vit les fruits déli-

cieux de la charité dont se nourrissent leurs

corps et leurs esprits.

Quand nous pensons à tous ceux qui se

réjouiraient de posséder de vivants détails

sur le monde invisible où sont allés leurs

bien-aimés, la responsabilité sacrée de dissiper

leurs cloutes et leurs craintes sante aux yeux.

Combien heureux seraient-ils d'apprendre que,

voilà cent soixante-quinze ans, un homme de

science et d'expérience se trouva soudain

appelé à devenir -un voyant, contre toute

Page 141: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

129

attente, et contrairement à ses plans et aux

désirs de sa mère, et que, sans en retirer aucun

profit, il publia vingt-sept gros volumes in-,

octavo remplis de détails concernant ses rap-

ports avec le monde spirituel! Il fut fidèle à

l'appel qu'il reçut, renonça à la fortune, vécut

simplement, fit imprimer à ses frais les ouvrages

qu'il écrivit, et qu'il distribua avec simplicité et

dignité. Il conserva son tempérament impas-

sible, pesant chacune de ses paroles et de ses

actions, et ne donnant jamais l'impression

d'être victime de ses passions, de ses impul-

sions, ou d'un excès de vivacité causé par son

expérience surnaturelle. Il n'abandonna jamaisson habitude de penser méthodiquement, ne

mit j amais en doute les vérités qui sont prouvéespar les sens, et ne se moqua jamais des plus

petites joies de ses semblables. Si absorbé qu'il

pût être par les exigences incessantes de sa

mission, il ne repoussa jamais aucune demande

d'assistance ou de sympathie dans les besoins

de la vie quotidienne. Alors qu'il était sur son

lit de mort, on lui demanda si tout ce qu'il

10

Page 142: Helen Keller Ma Religion

130 HELEN KELLER

avait écrit était strictement vrai ou s'il désirait

en retrancher certains fragments, il répondit

avec véhémence (c Je n'ai rien écrit que la

vérité. Cela vous sera confirmé tous les jours

de votre vie, pourvu que vous demeuriez

étroitement attachés au Seigneur et que vousLe serviez fidèlement Lui seul, en évitant lesmaux de toute espèce comme des péchés contre

Lui, et en sondant soigneusement Sa Parole;

car, du commencement à la fin, elle témoigne

incontestablement de la vérité des doctrines

que j'ai fait connaître au monde. »

Page 143: Helen Keller Ma Religion

CHAPITRE V

A la lumière de la Parole divine, Sweden-

borg nous enseigne que Dieu est un, en Essence

et en Personne; que Jésus-Christ est Dieu dans

l'Humanité qu'il assuma en venant sur la terre

et que le Saint-Esprit est la Puissance créatrice

infinie, d'où émanent continuellement le bien

et le bonheur. Cette vérité est au centre de

toute doctrine vraiment chrétienne et l'on ne

peut arriver à une explication raisonnable des

Écritures sans en avoir une conception bien

claire. Ainsi, il est possible d'adorer joyeusement

le Seul Dieu, sans nier pour cela la sublime

Personnalité de Jésus-Christ, personnalité infi-

niment digne des louanges que des millions

d'êtres lui ont adressées au cours des âges.

Page 144: Helen Keller Ma Religion

132 HELEN KELLER

En effet, nous aimons tous à retrouver

Ces qualités essentiellement humaines,

Que ce soit chez les Païens, les Turcs ou les Juifs,

Où la miséricorde, l'amour et la pitié demeurent,Là, Dieu Lui-même se trouve aussi.

La joie que nous inspire une telle conception

pourrait être comparée à celle que procure le

soleil par sa chaleur, sa lumière et sa radiation.

Elle est aussi comparable au jeu et à l'équilibre

parfaits de l'âme, de l'esprit et du corps, que

l'on rencontre chez certains de nos semblables;

ou encore à ces trois périodes successives du

développement d'une plante, lorsque la graine

pousse et nous donne la fleur, laquelle nous

donne à son tour un fruit délicieux. Cette

conception - saine et simple, nous la retrou-

vons dans toute la nature! Et pourtant, quels

prodigieux efforts il en coûta à Swedenborg

pour la répandre dans le monde et la

faire apprécier! Quel temps précieux il dut

employer pour arracher d'abord la mauvaise

herbe des arguments et des conjectures de son

temps sur la Trinité ou sur la Justification par

Page 145: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 133

la foi seule; tout comme Francis Bacon, qui

substitua la méthode de l'observation directe

de la Nature aux théories et aux raisonnements

déductifs de la scolastique, il répondit à l'appel

de la Vérité éternelle. Tous deux s'engagèrent

dans la voie difficile et solitaire d'une ère nou-

velle et, malgré toute l'hostilité de leurs con-

temporains, ils maintinrent leurs opinions dans

l'espoir qu'elles apporteraient aux générations

à venir des conseils plus clairs et plus sûrs.

Tous deux trouvèrent que « les doctrines qui

rencontrent le plus la faveur populaire sont

ou bien celles qui provoquent les querelles et

les disputes, ou bien celles qui sont vides de

sens et insignifiantes, de sorte qu'on peut dire

que les sages ne se sont jamais souciés de l'opi-

nion publique pour se faire une réputation ».

Swedenborg- aurait pu dire également, avec

Bacon : « Cette sorte de savoir dégénéré carac-

térise principalement les représentants de la

scolastique qui, possédant un esprit vif et

astucieux, en même temps que d'abondants

loisirs, tirèrent de données insignifiantes et

Page 146: Helen Keller Ma Religion

134

HELEN KELLER

grâce â, leur imagination, d'inextricables défi-

nitionS qui existent encore dans leurs ouvrages. »

La nouvelle façon d'envisager l'Unité de

Dieu que Swedenborg substitue à la conception

habituelle a pour avantage qu'elle permet de

distinguer entre le Divinité réelle et les appa-

rences peu attrayantes sous lesquelles nous la

présentaient ceux qui interprétaient faussement

la Bible ou ceux qui, aveuglés par leurs passions,

la revêtaient d'attributs anthropomorphiques.

Les extraits suivants, tirés de son ouvrage

ic Vraie Religion chrétienne, nous montrent les

efforts qu'il fit pour renverser ces conceptions

presque païennes et les remplacer par une foi

plus noble :

« Dieu est tout-puissant parce que tout pou-

voir dérive de Lui et que tous les hommes ne

peuvent agir que par Lui. Son pouvoir et sa

volonté font un, et comme Il ne veut que le

bien, Il ne peut que faire le bien. Dans le monde

spirituel, personne ne peut faire quelque chose

qui soit contraire à sa volonté; cela vient de

ce qu'en Dieu le pouvoir et la volonté ne font

Page 147: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 1 35

qu'un. Dieu est aussi le Bien même; c'est pour-

quoi, lorsqu'Il fait le bien, il est Lui-même et

il ne peut sortir de Lui-n-ième. Par là, on voit

clairement que Sa Toute-Puissance provient de

la sphère du bien, qui est infinie et par laquelle

elle agit.

« On voit ainsi de quelle extravagance font

preuve ceux qui pensent, plus encore ceux qui

croient, et plus encore ceux qui enseignent que

Dieu condamne, maudit, ou jette en en fer, qu'il

prédestine une âme à la mort éternelle, qu'il

se venge des injures, qu'il punit ou qu'il est

capable de colère. Il ne lui est même pas pos-

sible de se détourner de l'homme et de le re-

garder durement.

« L'opinion qui domine aujourd'hui consiste

à croire que la toute-puissance de Dieu est

comparable au pouvoir absolu d'un roi de ce

monde qui peut, selon son bon plaisir, absoudre,

ou condamner, prétendre que le coupable est

innocent ou que le traître est fidèle, vanter des

hommes de rien et sans mérite, et humilier

ceux qui sont dignes de louange et d'honneurs;

Page 148: Helen Keller Ma Religion

136

HELEN KELLER

qui peut même, sous un prétexte quelconque,

dépouiller ses sujets de leurs biens, les condamner

à mort, et commettre d'autres abus de ce genre.

De cette opinion absurde découlent une foi et

une doctrine concernant la Toute-Puissance

divine qui se sont répandues dans l'Église

comme autant d'erreurs, d'illusions et de chi

mères, et qui ont pénétré dans toutes les

branches et toutes les sectes qui la composent;

de telles erreurs continuent à se répandre,

aussi nombreuses que les vases que l'on pour-

rait remplir avec l'eau d'un grand lac, ou que les

serpents qui sortent de leurs trous et viennent

se chauffer au soleil dans les déserts d'Arabie.

Deux mots suffisent Omnipotence et Foi!

pour le reste, on se contente d'étaler devant les

hommes autant de conjectures, de fables et de

bagatelles, qu'il en est offert aux sens. Car la

foi et l'omnipotence excluent la nécessité de la

raison; et quand celle-ci est négligée, en quoi

la pensée d'un homme surpasse-t-elle la raison

de l'oiseau qui vole au-dessus de sa tête (1) ?

(i) La Vraie Religion chrétienne, 56 - 57•

Page 149: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 137

De tels enseignements nous élèvent sur les

sommets, où nous respirons une atmosphère

sereine et paisible et où il nous est possible

de percevoir que Dieu est Amour, Sagesse et

Action bienfaisante, et qu'Il ne peut jamais,

en aucune circonstance, changer son attitude

envers qui que ce soit. Ils nous montrent éga-

lement que les hommes qui ne peuvent être

rendus meilleurs sont ceux qui n'ont aucun

désir de progrès personnel. Il y a des gens

qui ne trouvent jamais Dieu; ceux qui ne

se préoccupent que d'eux-mêmes n'ont jamais

de visions, leur âme est noyée dans un maté-

rialisme qui les submerge et les emporte. Autour

d'eux, ils ne voient que ceux qui leur ressem-

blent se débattre dans l'eau profonde. Ils ne

se soucient ni de se sauver eux -mêmes, ni

d'aider les autres. Mais à travers toute l'oeuvre

de Swedenborg brille l'Amour éternel qui

s'étend à toute créature humaine, cherchant

à l'empêcher de s'enfoncer plus profondément

dans le péché. Il nous explique la raison pour

laquelle le Seigneur est appelé «sourd et aveugle »

Page 150: Helen Keller Ma Religion

- 138 HELEN KELLER

dans le livre dut prophète Ésaïe; c'est qu'Il agit

comme s'Il ne voyait pas le péché des hommes;

car Il ne châtie ni ne brise ses enfants, mais

Il les amène graduellement à faire sa volonté

et les incite doucement à faire le bien, pour

autant qu'ils veulent se soumettre à son

influence et coopérer avec Lui.Une autre doctrine, formulée par Sweden-

borg, mais jugée hérétique à l'époque, est la

suivante : Il n'existe pas de prédestination à

l'enfer, et teins les hommes sont nés pour le ciel,

comme la graine est faite pour devenir une

fleur, ou le petit rossignol dans son nid pour

devenir l'oiseau chanteur par excellence, si

les lois de la vie sont observées. En d'autres

termes, nous avons tous été rachetés et nous

pouvons tous être régénérés. Un homme ne

peut donc s'en prendre qu'à lui-même si, par

sa vie et ses pensées, il se trouve hors du ciel.

Mais il progresse vers le ciel chaque fois qu'il a

une noble pensée, et il a gagné le ciel pour tou-

jours quand son plus grand bonheur consiste

à servir les autres.

Page 151: Helen Keller Ma Religion

Infteeee"

MA RELIGION 139

On a dit que Darwin considérait le ciel et

l'enfer comme de pures plaisanteries; mais

/pour Swedenborg, ils ne sont point choses dont

on se rit, et ils ne devraient jamais l'être aux

yeux de qui que ce soit, aussi longtemps que

les nommes sont capables de transgresser les

lois de Dieu et de se repentir. Swedenborg nous

enseigne qu'il n'y a pas d'enfer tel qu'on se le

représentait au moyen âge; mais l'enfer moral

existe pour ceux qui se maintiennent dans

l'amour du mal et qui, de propos délibéré, nient

l'existence de Dieu dans leur coeur. Après la

mort, ils ne sont point livrés aux flammes

d'un feu réel; niais, comme ils se punissent

eux-mêmes plus que suffisamment, le Seigneur,

dans sa miséricorde, les prive même des tour-

ments de leurs consciences. C'est la raison pour

laquelle ils ne sont jamais obligés de se mettre

dans l'état d'âme que donnent les sentiments

célestes; ils seraient seulement suffoqués et

privés des seuls plaisirs qu'ils peuvent avoir.

Mais leurs instincts égoïstes et l'amour de ladomination les « consument Ils ressemblent

Page 152: Helen Keller Ma Religion

140 HELEN KELLER

à des hiboux et à des chauves-souris. Leurs

pensées se complaisent dans l'obscurité; ils

discutent, se disputent et bataillent; ils pra-

tiquent constamment la magie et la ruse; ils

doivent travailler à la sueur, de leurs fronts

pour gagner l'air qu'ils respirent et la nour-

riture qu'ils absorbent. Certains paraissent

sans cesse occupés à fendre du bois, ou à

faucher de l'herbe, parce que, sur la terre,

ils travaillaient uniquement pour obtenir une

récompense. De sordides avares pressent sur

leur coeur d'imaginaires sacs d'argent. Des

prostituées essaient péniblement d'embellir leurs

pitoyables attraits et trouvent plaisir à con-

templer le vague reflet de leur image sombre-

ment éclairée comme par un feu de charbons

ardents. Chaque bande de canailles essaie de

surpasser et de dépouiller toutes les autres,

et la joie féroce de leurs rivalités se reflète

cyniquement sur leurs visages hagards. Ceux

qui se sont obstinément ancrés dans leurs

propres opinions stupides et cruelles font

d'interminables discours à des gens aussi

Page 153: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 141

dénués d'esprit qu'eux-mêmes. Lorsqu'ils se

sont tous lassés de leurs vains efforts, génies,

gnomes, enchanteurs, voleurs se prennent la

main et se livrent à des rondes folles comme on

en voit dans des rêvés fiévreux. Mais ces

êtres infortunés ne sont pas méprisés par le

Seigneur et ne sont pas sans utilité. Pour autant

qu'ils peuvent être guidés par leurs affections

égoïstes, Il les amène à vivre conformément à

une certaine discipline extérieure et à se rendre

des services les uns aux autres, dans la pensée

qu'ils y trouveront leur propre intérêt. Ils

rendent aussi certains services aux hommes en

leur montrant les fautes qu'ils doivent éviter

et le bien qu'ils doivent faire. Ils alimentent

chez l'homme le feu de l'ambition lorsque

celui-ci n'a pas un idéal élevé et ne se soucie

pas du bien général, mais recherche plutôt la

réputation et les honneurs. Ils éveillent l'atten-

tion des hommes en présentant à leur esprit

certaines vérités déplaisantes, mais que les

enfants de lumière doivent pourtant connaître

s'ils doivent défendre l'humanité contre les

Page 154: Helen Keller Ma Religion

142 HELEN KELLER

attaques de la force brutale et contre toutes

sortes d'oppressions collectives ou individuelles.

Même les pires démons ne peuvent faire autre-

ment que de se sentir attirés par Celui qu'ils

veulent à toute force nier, car Il a compassion

de leur folie et sa miséricorde Divine ne les

abandonne jamais. Qu'ils prennent exemple sur

Lui, ceux qui s'emportent contre leurs frères

humains et les considèrent comme des malfai-

teurs et des fous, quand bien même leurs accu-

sations pourraient leur paraître justifiées! En

vérité, comme l'a dit Balzac, Swedenborg a

absous Dieu du reproche, que Lui faisaient

certaines gens à l'âme sensible, de punir éter-

nellement les péchés d'un moment, ce qui serait

un système injuste et cruel.

Après la mort, selon le témoignage de Swe-

denborg, nous passons, comme des pèlerins,

d'un endroit à un autre; nous nous familiarisons

avec quantité de choses intéressantes au cours

de nos pérégrinations, et nous rencontrons

toutes sortes de gens, au contact desquels nous

gagnons en expérience. Nous observons, nous

Page 155: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

143

jugeons, nous critiquons, nous entendons des

paroles pleines de sagesse ou des discours

insensés. Nous abandonnons une opinion pour

en ado- pter une autre, après l'avoir examinée

et passée au crible de notre raison. De chacune

de ces expériences nouvelles nous gagnons

des connaissances plus profondes et nous nous

assimilons certaines conceptions de la vérité

qui sont la propriété de tous. L'homme est

isolé sur la terre, quand bien même il n'y est

pas seul, il n'y exprime jamais ses pensées les

plus sublimes par des paroles, faute d'avoir

des auditeurs sympathiques. Mais il n'en est

pas ainsi dans l'autre vie; là, tous vivent et

s'instruisent ensemble. Bons ou mauvais, tous

los habitants de l'an-delà sont, des esprits qui

se communiquent les uns aux autres, en, un

instant, un nombre d'idées si considérable qu'il

nous faudrait de longues heures pour nous les

assimiler ici-bas. Ainsi donc, nous irons de

l'avant, choisissant nous-mêmes les camarades

qui nous conviennent le mieux : notre intérêt

croîtra sans cesse, nous deviendrons plus sages,

Page 156: Helen Keller Ma Religion

144 HELE N KELLER

plus équilibrés mentalement, plus nobles et

plus heureux pour l'éternité. Quelle magnifique

perspective pour ceux dont les appréhensions

de la mort brisent tout élan ! Quel réconfort

ineffable pour ceux qui soupirent après les

douceurs et la compréhension active d'une noble

amitié ! Je crois que, dans le ciel, les amitiés

se perpétuent, comme sur la terre, par le con-

traste aussi bien que par la similitude des

goûts. En effet, il est de la nature même de

l'amitié de vivifier et de partager les idées et

les émotions en les faisant passer par deux

personnalités différentes. Sur la terre, nous

sommes enclins à attacher généralement plus

d'importance à nos ressemblances qu'à nos

différences; mais dans le ciel, et parfois aussi

parmi nous, tout en ayant certains traits

communs de caractère, des amis peuvent être

si différents que leur contraste même leur permet

de se compléter l'un l'autre, comme les couleurs

changeantes et variées d'un magnifique lever

de soleil. Sans cesse ils se découvrent récipro-

quement, ils donnent et reçoivent le meilleur

Page 157: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 145

d'eux-mêmes. lis sont l'un envers l'autre pour

leurs âmes ce que sont pour nous ceux qui nous

nourrissent et nous vêtent. Je suis saisie de

stupéfaction en réalisant combien cette image

dépeint ma propre expérience, car j'ai le bonheur

d'être l'objet d'une de ces rares amitiés, (lui

fait percevoir à mon institutrice les possibilités

refoulées en moi et que les ténèbres et le silence

qui m'environnent cacheraient à la plupart

des gens. Il y a, dans nos vies à toutes deux,

des moments où nous éprouvons un tel ravisse-

ment que nous vivons par avance la félicité du

ciel. Cet avant-goût de l'éternité me fait com-

prendre clairement quel doit être le rôle d'une

amitié fidèle et toute de service.

La Bible nous dit que-dans le ciel nous nous

« reposons de nos travaux ». Ces mots signifient

que lorsque nous avons accompli le travail de

notre salut, après maintes tristesses, défaites

et tentations, nous arrivons à un état de paix

et d'innocence que symbolise le repos du

Sabbat. Les « travaux » dont nous nous repo-

sons sont les obstacles de la chair, la lutte

111

Page 158: Helen Keller Ma Religion

146

HELEN KELLER

qu'il faut soutenir pour pouvoir se nourrir, se

vêtir, se loger, les guerres et les machinations

par lesquelles nous cherchons à nous surpasser

les uns les autres dans le domaine de la richesse

ou de la puissance. Mais des perspectives illi-

mitées de travail plein d'intérêt attendent au

ciel tous ceux qui ont été fidèles en peu de

choses ici-bas. Les diverses occupations dans

ce « monde d'action » — c'est ainsi que l'on

pourrait appeler le ciel — ne peuvent être dé-

crites ou énumérées en détail, car elles varient

à l'infini. Ceux qui sont doués d'amour maternel

adoptent les petits enfants qui ont quitté la terre

et en prennent soin. D'autres se chargent de

l'éducation des jeunes gens; d'autres encore ins-truisent les âmes simples et sincères qui ont le

désir d'apprendre. Ceux qui, sur la terre, ont

appartenu à des nations païennes apprennent

des vérités nouvelles qui élargissent leur horizon

spirituel et affinent leurs croyances primitives.

D'autres anges encore, spkialement qualifiés,

ont pour tâche particulière de s'occuper de ceux

qui, par la mort, ressuscitent à la Vie, de défendre

Page 159: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 147

ces nouveaux venus dans les chemins du monde

intermédiaire contre les méchancetés des esprits

mauvais; de veiller sur les habitants de l'enfer

et de les empêcher de se nuire les uns aux

autres et de diminuer ainsi leur misère dans la

mesure du possible. Étant donné que tous les

hommes vivent à la fois aussi bien dans le

monde spirituel, que dans le monde naturel,

des anges de chaque société céleste ont pour

mission de s'occuper d'eux, de les détourner

peu à peu de leurs mauvais désirs, de com-

battre leurs préjugés, et de remplacer graduel-

lement leur inclination pour les oeuvres des

ténèbres par la joie d'accomplir les oeuvres de

lumière. La seule chose qui fasse obstacle à leur

ministère d'amour est la mauvaise volonté de

l'homme, mais ils n'en continuent pas moins

leur travail, patiemment, avec persévérance et

confiance, car ils sont les messagers et l'image

de la sollicitude divine. Ils n'insistent pas sur

nos défauts, ils les ignorent presque et ils

cherchent au contraire à connaître et à inten-

sifier ce qu'il y a de bon dans nos dispositions

Page 160: Helen Keller Ma Religion

148

HELEN KELLER

et dans notre esprit; ils se montrent charitables

pour ce qui est laid. En profitant de leur in-

fluence, les hommes, qui sont appelés eux aussi

à devenir un jour des anges, se perfectionnent

continuellement, accomplissent des tâches tou-

j ours plus nobles, et au cours de leur dévelop-

pement acquièrent une puissance toujours nou-

velle. C'est ainsi qu'il faut comprendre la pro-

messe du Seigneur « Il vous sera donné une

bonne mesure, serrée, secouée et débordante. »

Les harpes d'or et les cantiques de louanges

des anges, qui ont soulevé tant de protestations

et ont donné l'impression de la paresse des

saints dans l'au-delà, ne sont que des images

qui cherchent à dépeindre la joie débordante

du coeur, pendant que l'ouvrage avance tou-

jours plus beau et plus satisfaisant.

Ainsi donc, à la lumière des enseignements de

Swedenborg, on se rend compte que la vie du

ciel est une vie vraiment humaine et qu'elle

réclame le joyeux accomplissement de toutes

sortes de services domestiques, civils, sociaux,

éducatifs, religieux, et bien d'autres encore.

Page 161: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

149

On nous apprend aussi que les anges se divi-

sent en trois classes : ceux dont le goût les

porte principalement à accumuler des connais-

sances et à les mettre en pratique; ils protègent

les confins du ciel contre les intrusions de l'enfer.

Ceux dont l'esprit s'adonne à la philosophie, et

brassent des idées nouvelles. Finalement, ceux

qui n'ont pas besoin de longs raisonnements

pour découvrir la vérité; ils connaissent toutes

choses par intuition et, grâce à leur perception,

ils peuvent aisément se mettre à la place de

ceux avec lesquels ils communiquent et agir

spontanément et avec rapidité. Le caractère

de ces derniers pourrait être comparé au

figuier qui ne tarde pas à fleurir, niais qui

donne ses feuilles et ses fruits en mèrne temps.

Aucun ange n'est parfaitement semblable à un

autre et il y a de la sorte d'innombrables groupes

ou sociétés angéliques, mais il n'y a qu'un

seul ciel. En d'autres termes, le ciel forme untout comme le corps humain, tout en étant

composé d'un nombre considérable d'organes,

de membres, de veines, de nerfs et de fibres.

Page 162: Helen Keller Ma Religion

150 HELEN KELLER

Dans le ciel, tout est subordonné au bien

général. Toute pensée glorieuse, tout idéal,

tout désir élevé, tout ce que les rêves des plus

nobles esprits ont murmuré à nos oreilles, et

toutes les autres possibilités insoupçonnées

deviennent des réalités substantielles dans le

rayonnement de l'immortalité.

Nous trouverons aussi dans le ciel la beauté

de la femme et la force de l'homme, un amour

dépourvu d'égoïsme entre les sexes, les jeux

des enfants, les joies d'une amitié plus vivante

et d'une douceur plus éloquente.

S'il est vrai que Swedenborg nous apporte

une révélation claire et précise de la vie céleste

telle que nous pouvons la comprendre, libérée

de toute contingence matérielle, nous aurons

une idée bien nette du rôle important que

l'éducation doit y avoir. Ce monde céleste est

le domaine des âmes, revêtues de leur corps

spirituel, unies entre elles en une puissante

organisation pour l'accomplissement du bien.

Aucune de ces âmes n'est dépourvue de capa-

cités spéciales, d'inclinations ou de connais-

Page 163: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 151

sances particulières rendant possible son propre

développement et par lui celui de tous. Tout en

étant dépendants les uns des autres, les anges

se perfectionnent selon le type qui leur est

propre et réagissent toujours davantage au

bonheur grandissant dont ils sont comblés.

Si nous réfléchissons à la vie de la terre,

nous trouverons qu'elle aussi est gouvernée par

cette même Loi de Service. La science nous

démontre que chacune des parties du corps d&t

servir au bien-être et au bon fonctionnement

de toutes les autres. Dieu a établi un ordre

semblable dans la nature. Le règne minéral

entre dans la composition du règne végétal et

lui sert de base. Le règne végétal à son tour

entretient la vie du règne animal et tous trois

entretiennent celle de l'homme. Un pour tous

et tous pour un, telle est la loi qui devrait

gouverner la société humaine. Bien des

hommes vivent à l'encontre de cette loi,

tirant d'iniques profits du labeur et de la

pensée des autres; mais tôt ou tard viendra

pour eux l'heure du règlement des comptes, où

Page 164: Helen Keller Ma Religion

152 HELEN KELLER

il leur faudra déposer l'offrande d'unie vie de

service sur l'autel du bien public ou disparaître

des rangs de ceux qui sont dignes d'être appelés

des hommes. Nous pouvons contribuer à ce

bien général de trois manières différentes : en

utilisant nos mains, notre intelligence ou nos

dispositions émotives et esthétiques.

Il va sans dire que si nous considérons

l'homme subjectivement, le cas peut être

différent. Il est possible à un homme de saboter

par son propre égoïsme le rôle qu'il est appelé

à remplir dans la société; mais le fait n'en reste

pas moins vrai que, considérées objectivement,

notre vie entière et son ambiance nous ensei-

gnent la Loi de Service, le meilleur moyen pour

nous permettre de réaliser l'idéal qui doit être

le nôtre. Ceci admis, il nous reste à comprendre

comment cette loi peut nous servir de guide.

Nous devrons alors nous organiser de manière

à ce que chacun de nous puisse choisir le genre

d'activité qui l'intéresse davantage, qui satis-

fasse le mieux ses inclinations tout en s'har-

monisant avec le bien de tous. Alors, chacun

Page 165: Helen Keller Ma Religion

trouvera sa place dans la vie éternelle du Ser-

vice; celle-ci est la seule méthode équitable

qui puisse nous permettre de vivre convena-

blement dans ce monde-ci ou dans l'autre.

Le genre d'éducation dont nous avons besoin,

celui que les gens réfléchis nous pressent

d'adopter, est celui qui nous aidera à apprécier

cette Loi de Service, à l'adapter à ce qui nous

concerne et à choisir l'activité par laquellenous pourrons le mieux nous conformer à l'idéal

qu'elle nous impose. Nous avons besoin d'un

système d'éducation qui nous apprenne la

grande variété des services qu'il est possibled'accomplir dans le monde, services d'ordre

pratique, mental et spirituel, qui permet à cha-

cun de choisir la tâche vers laquelle son intérêtet ses aptitudes l'attirent le plus fortement.

Si Swedenborg insiste comme il le fait sur la

vie du ciel, c'est parce qu'elle doit nous servir

de modèle. On a l'habitude de dire que nous

sommes sur la terre pour nous préparer à la

vie du ciel, mais, dans l'idée contraire il y a

aussi une part de vérité; ce que nous savons du

Page 166: Helen Keller Ma Religion

154 HELEN KELLER

ciel devrait nous aider à vivre plus heureuxici-bas. La plus belle des visions a été celle du

charpentier de Nazareth. Aussi je n'hésite pas

à souligner ce que Swedenborg nous dit de

l'éducation des enfants dans le ciel et qui devrait

nous servir d'exemple pour nos écoles terrestres.

On leur enseigne la vérité au moyen de « repré-

sentations », c'est-à-dire par des images, des

tableaux instructifs des lieux qu'ils visitent,

par conséquent par des illustrations et des

exemples. Les enfants sont amenés à choisir

le genre de services qu'ils préfèrent, et leur

éducation les y prépare. Il semble que la péda-

gogie moderne s'engage peu à peu dans cette

voie. Incidemment, j'ai plaisir à me souvenir

que c'est par une méthode semblable que je fus

rendue capable de jouir des bénédictions de

la connaissance et de l'action, et je suis certaine

qu'avec de sages modifications, cette méthode

pourrait rendre de grands services à notresystème habituel d'éducation.

Je puis croire facilement, comme Sweden-

borg essaie si souvent de nous le faire coin-

Page 167: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 1 55

prendre, que les phénomènes visibles et tan-

gibles de l'autre monde sont la représentation

directe des divers états d'esprit de ses habitants.

La description des splendeurs du ciel ne nous

servirait pas à grand'chose, si nous ne com-

prenions, au moins dans leurs grandes lignes,

leur origine et leur signification essentielle_ La

chose est évidemment difficile pour ceux qui ne

sentent pas la distinction qui existe entre leur

corps physique et leur être véritable et inté-

rieur. C'est le mélange de sujets familiers inti-

mement associés à des sujets inconnus qui leur

paraît si étrange, aussi étrange que d'apprendre

une nouvelle langue en même temps que la

plupart des faits fondamentaux que cette langue

exprime.

Qu'y a-t-il de plus doux que de s'éveiller d'un

cauchemar et de trouver, penché sur soi en

souriant, un visage aimé ? j'aime à croire quetel sera notre réveil lorsque nous quitterons la

terre pour le ciel. J'ai une foi inébranlable dans

le fait que chacun des amis bien-aimés que j'ai« perdus » est un nouveau chaînon qui relie

Page 168: Helen Keller Ma Religion

156

HELEN KELLER

notre monde au pays du bonheur et de l'aurore

éternelle. Sur le moment, mon âme est courbée

par le chagrin lorsque je cesse de sentir le

contact de leurs mains et la douceur de leurs

paroles; mais la lumière de ma foi ne s'éteint

jamais de mon ciel et je me console en pensant

avec joie que, maintenant, ils sont affranchis

des souffrances d'ici-bas. Je ne puis comprendre

que la mort soit un sujet de crainte pour la

plupart des hommes. La vie ici-bas est plus

cruelle que la mort; elle divise et sépare, tandis

que la mort qui, à vrai dire, est la vie éternelle,

réunit et réconcilie. j e crois que lorsque mes

yeux spirituels s'ouvriront à la vie à venir,

je me trouverai simplement en possession de

tous mes sens, dans ma vraie patrie. Infatiga-

blement ma pensée s'élève au-dessus de mes

yeux qui m'ont trahie et poursuit sa vision

au delà des limites terrestres. A supposer qu'il

y ait un million de chances contre une que

ceux que j'ai aimés ne soient plus, me laisserai-j e

arrêter par cela? je m'en tiendrai à cette

chance unique et risquerai plutôt de me tromper

Page 169: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 157

que de laisser mes doutes assombrir leur âme et

découvrir ensuite que je les ai déçus. Puisqu'il

y a au moins une chance que nous soyons

immortels, je m'efforcerai de ne point diminuer

la joie de ceux qui s'en sont allés. Je me de-

mande parfois qui a le plus besoin de sympa-

thie, celui qui tâtonne ici-bas, ou celui qui

peut-être commence à voir la réalité de la vie

à la lumière divine. Combien sombres sont les

ténèbres pour celui qui devine, dans l'ombre

de la terre, l'existence d'un soleil invisible!

Mais quel bonheur on éprouve à rester spiri-

tuellement en contact avec ceux qui nous ont

aimés jusqu'ati dernier moment sur la terre!

Lorsque nous nous sentons touchés par une

marque d'affection profonde ou lorsque nous

goûtons aux joies les plus pures, avec quelle

douce émotion, avec quelle tendresse nous nous

souvenons de nos morts, et avec quelle inten-

sité nous nous sentons en communion avec

eux! Une foi semblable a le pouvoir d'atténuer

l'appréhension de la mort, d'en faire un glo-

rieux combat, le moyen d'encourager ceux qui

Page 170: Helen Keller Ma Religion

158 ITELEN KELLER

semblent avoir perdu leur dernière raison de

joie. Lorsque nous sommes convaincus que le

ciel n'est pas hors de nous mais en nous, toutecrainte de la mort s'évanouit. Nous nous sentons

poussés à agir avec plus d'ardeur, à aimer, à

espérer contre toute espérance, et à voir, ici-bas

déjà, dans les ténèbres qui nous entourent, le

reflet merveilleux de notre ciel intérieur.

C'est avec émotion que je lis ces paroles de

Sir Humphrey Davy, un homme en qui la

science, la foi et l'altruisme se complètent d'une

manière remarquable : « Je n'envie pas aux

autres leurs qualités d'esprit, dit-il, je ne con-

voite ni leur génie, ni leur puissance, ni leur

savoir, ni leur imagination; mais s'il m'était

permis de choisir ce qui me plairait le plus, et

ce qui me serait le plus utile, je préférerais à

tout autre don une conviction religieuse iné-

branlable et profonde; car, c'est la seule chose

qui puisse discipliner notre vie en vue du bien,

créer de nouveaux espoirs lorsque nos espé-

rances terrestres s'évanouissent, et nous faire

voir, malgré la ruine et la destruction de l'exis-

Page 171: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 159

tence, la plus glorieuse de toutes les lumières.

De la mort, elle fait surgir la vie; dans la cor-

ruption et la ruine, elle montre ce qui est beau

et divin. Elle ne nous cache cependant pas

que la torture et la contrition sont des moyens

de nous élever graduellement vers le Paradis,

mais, dépassant tout ce que nos espérances

terrestres osent supposer, elle nous laisse entre-

voir une vision glorieuse de palmiers et d'ama-

rantes, le jardin des bienheureux et la sécurité

du bonheur éternel, là où l'homme sensuel et

le sceptique ne peuvent voir que tristesse, déca-

dence, anéantissement et désespoir. »

C'est pour moi une expérience qui rappelle

celle de Pentecôte, que de communier avec la

pensée puissante et calme d'un homme de

science, d'un bienfaiteur de l'humanité, qui

n'avait personne qui partageât ses pensées ou

qui pût lui montrer les innombrables contra-

dictions des anciens credo; il lutta dans la

misère, et après un labeur acharné découvrit,

sans en retirer aucun profit, la lampe de sûreté

ou lampe des mineurs. Il connut les difficultés

Page 172: Helen Keller Ma Religion

160 HELEN KELLER

matérielles de l'existence, mais il resta iné-

branlable dans sa communion avec son Dieu.

En vérité, je suis descendue jusqu'au coeur

même des ténèbres, et j'ai refusé de céder à

leur influence paralysante ; mais en esprit je

suis au nombre de ceux qui marchent avec

l'aurore. Tous les découragements, toutes les

angoisses, tous les doutes qui viennent affliger

l'esprit des hommes peuvent être semés sur ma

route, comme un épais tapis de feuilles d'au-

tourne, pourquoi en serais-je découragée ? D'au-

tres pèlerins ont passé avant moi sur cette

même route et je sais que le désert conduit

à Dieu aussi sûrement que les prairies ver-

doyantes et les vergers fertiles. J'ai aussi

été humiliée en me rendant compte de ma peti-

tesse en regard de l'immensité de la création.

Plus j'apprends, moins je crois savoir; et plus

je comprends ce qui a trait à la vie de mes sens,

plus je réalise leurs limites et leur inaptitude

à servir de base à la vie. Parfois les points de

vue de l'optimiste et du pessimiste me sont

présentés l'un et l'autre d'une manière si

Page 173: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 161

attrayante et si semblable que c'est par la

seule force de l'esprit que j'arrive à conserver

mon équilibre personnel et ma philosophie de

la vie. Mais je me sers de ma volonté pour

choisir la vie et laisser de côté ce qui lui est

contraire. Dans son poème intitulé « Choi-

sissez », Edwin Markham compare admirable-

ment les deux attitudes opposées et les deux

façons d'envisager la vie qui se combattent

aujourd'hui

Sur ce buisson d'églantier poussent des épines acérées;Le nénuphar si pur doit vivre clans la fange;

Les couleurs délicates qui brillent sur les ailes de ce

[papillon

Sont emportées par un souffle;

Tout au bout de la route... c'est la maison de la mort.

Non, non, sur l'églantier, on trouve la rose délicate;Parmi la bouc de l'étang, la pureté du nénuphar:Les ailes de la phalène sont une oeuvre d'art aussi belle

Que la fleur qui pousse dans les sillons;

Tout au bout de la route... c'est la porte de Dieu.

12

Page 174: Helen Keller Ma Religion

CHAPITRE VI

La religion a été définie comme la science de

nos rapports avec Dieu et avec nos semblables.

Il n'y a pas de doute que le Christianisme bien

compris soit la science de l'amour. Quand le

Seigneur habita sur la terre parmi les hommes,

il déclara que « Toute la loi et les prophètes

dépendaient de ces deux commandements

aimer Dieu et aimer son prochain. » Et qui

put connaître les Écritures et le coeur des

hommes, aussi profondément que le doux

Nazaréen dans l'accomplissement de sa mission

divine? Toutes les pages de Son Évangile

insistent sur cette nécessité divine de l'amour.

« Dieu est Amour, Dieu est Amour, Dieu est

Amour », telle est l'invariable signification de

phrases comme celles-ci « Si vous m'aimez,

Page 175: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 163

gardez mes commandements. » « Car c'est la

Vie éternelle, qu'ils Te connaissent, Toi Ie

seul vrai Dieu, et celui que Tu as envoyé,

Jésus-Christ. » « Cherchez premièrement le

royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces

Choses (bonheur et bénédictions matérielles)

vous seront données par surcroît. » « Je suis le

chemin, la vérité et la vie. » Jésus regardait

la haine sous toutes ses formes, petites ou

grandes, comme contraire à Dieu, et sa concep-

tion de l'enfer n'était pas celle d'une punition

divine, mais la loi du mal frappant inévitable-

ment ceux qui se laissent emporter par la haine,

par la flamme brûlante de leurs passions, ou

par les cruelles misères de leur orgueil blessé

et de leur égoïsme invétéré. Quel qu'ait été son

point de départ, Il revenait constamment à ce

fait fondamental que la reconstruction du

monde ne serait pas confiée aux riches, qui

occupent une position sociale élevée, qui sont

au pouvoir ou qui sont instruits, mais aux

meilleurs instincts de la race — aux sentiments

et aux idéals les plus nobles — à l'amour, qui

Page 176: Helen Keller Ma Religion

I64

TIELEN KELLER_

est la puissance motrice de la volonté et la

force dynamique de l'action. Par Ses paroles et

Ses actes, il chercha de toutes les façons pos-

sibles à convaincre les sceptiques que l'amour,

bon ou mauvais, est l'essence de leur vie, la

nourriture de leurs pensées, l'air qu'ils respirent

spirituellement parlant, leur ciel ou leur perdi-

tion. On ne trouve aucune exception, aucune

modification à cette loi dans le saint et suprême

Évangile de l'amour.

Et pourtant, pendant deux mille ans, les

soi-disant croyants ont répété « Dieu est Amour );

sans ressentir pour cela toutes les vérités

contenues dans ces trois mots sublimes et sans

être stimulés par leur puissance. En fait, depuis

que les hommes commencèrent sérieusement à

chercher une philosophie de la vie, un profond

silence enveloppa ce sujet le plus noble de tous.

L'histoire de la doctrine de l'amour nous

révèle en termes tragiques comment Dieu vint

chercher les siens, et les siens ne l'ont pas connu.

Au Ve siècle avant jésus-Christ, Empédocle, le

philosophe grec qui élabora la. théorie atomique,

Page 177: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 165

se flatta d'être le premier à comprendre la

nature de l'amour et à reconnaître sa place

véritable dans les affaires humaines. Il chercha

à découvrir les éléments constitutifs du monde

et de quelle manière ses différentes parties

étaient reliées les unes aux autres. Sa liste des

éléments nomme le feu, l'eau, la terre et l'air,

puis il continue en disant : « Et l'amour parmi

eux qui leur est proportionné. Fixe bien ce

fait dans ton esprit et ne t'arrête pas à con-

templer le monde avec des yeux hagards.

L'amour est également implanté dans le corps

des mortels; il fait naître en eux des pensées

altruistes et leur fait accomplir des actions

de mérite. On l'appelle Joie ou Aphrodite. Et

pour-tant, aucun mortel jusqu'à ce jour ne l'a

compté au nombre des éléments du monde. »

Un siècle plus tard, dans la plus belle période

de la philosophie grecque, l'âme de Platon s'en-

flamma d'une indignation généreuse à la lecture

de ces paroles d'Empédocle, et il protesta

avec véhémence contre le manque de coeur et

de sagesse de sa propre époque. « Quelle chose

Page 178: Helen Keller Ma Religion

166 HELEN KELLER

étrange! dit-il, alors qu'on compose des poèmes

et des hymnes en l'honneur de tous les autres

dieux, ce Dieu, grand et glorieux, qui se nomme

Amour, ne trouve point de panégyriste! Les

sages nous ont complaisamment vanté les tra-

vaux d'Hercule et les exploits d'autres héros;

ils ont même fait sur l'utilité du sel d'éloquents

discours. Quelle honte! quand on pense que de

tels sujets pouvaient susciter un grand intérêt,

alors que jusqu'à ce jour, personne n'a osé

célébrer dignement par des hymnes les louanges

de l'Amour, tant on a entièrement négligé

cette grande divinité. » Je crois que c'est dans

son discours sur le courage, Lachesis, qu'il

nous dit que faire une injure à quelqu'un,

fût-ce même au plus méprisé des esclaves, c'est

faire un affront à ce lien sacré qui unit dans

l'amitié les dieux, les hommes et les choses.

Or, plus de vingt siècles se sont écoulés depuis

que la Voix du Divin Amour retentit aux

oreilles humaines, endurcies par la haine, et

c'est à peine si, ici et là, un esprit eut assez de

courage pour écouter ces accents célestes et se

Page 179: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 167

donner la peine de les traduire dans le rude

langage de la terre. Saint Augustin, A Kempis

(dont les méditations m'ont remplie de joie),

Spinoza, Jacob Boehme et quelques autres

mystiques, puis Francis Bacon, se tinrent

courageusement en marge de leur époque

et scrutèrent profondément cette mer vaste

et inconnue, faite d'émotions, dont la houle ne

cesse de gronder sous les ténèbres qui enve-

loppent les grands mots incompris. Doués

d'une pénétration extraordinaire, ils exami-

nèrent les voies et les manifestations de l'amour,

qu'il s'agisse de l'amour des autres ou de l'amour

de soi. C'est Boehme qui décrivit les appétits

dévorants et insatiables et les désirs . égoïstes

comme cc les vers répugnants de l'enfer » dont

les Écritures nous parlent en disant « leur

ver ne meurt pas et leur feu ne s'éteintpoint »,

Mais ce n'est qu'au xvnle siècle que

Swedenborg, échappant à l'emprise de la rai-

son pure, fit de l'amour la doctrine essen-

tielle de la, vie, la source de tout ce qui

Page 180: Helen Keller Ma Religion

168 HELEN KELLER

est beau et la raison d'être de toute chose.

En se basant sur l'autorité de la Bible,

il expose les grandes lignes de cette doctrine

clans son ouvrage intitulé les Arcanes Cé-lestes et d'une manière plus complète et plus

systématique dans son traité sur le DivinAmour et la Divine Sagesse. Il ramène à

cet amour toutes les variétés de ex p é -

r ie nc e humaine. Il en explique l'activité,

la puissance constructive et préventive. Le

Voyant découvrit que, dans son sens su-

prême, l'amour est identique au Divin même;

« que le Seigneur influe dans l'esprit des

anges et des hommes » ; que l'univers

matériel n'est pas autre chose que l'Amour

de Dieu . manifesté en des formes adéquates

aux buts de la vie humaine, et que la

Parole de Dieu bien comprise nous révèle

la plénitude de Son amour envers tous les

enfants des hommes. C'est ainsi qu'un pâle

reflet de l'Aine Divine, traversant l'infini,

se fraya un chemin jusqu'à l'esprit sourd

et aveugle des hommes, et c'est ainsi que

Page 181: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION.169

la seconde venue du Seigneur fut rendue

possible.

Afin de bien comprendre ce que Swedenborg

nous enseigne sur la vie, il faut être rendus

attentifs au fait qu'il y a une différence mar-

quée entre la vie et l'existence. Le Seigneur

nous donne à chacun l'existence, afin que nous

puissions recevoir la vie. Son amour infini Le

pousse à créer, car l'amour doit avoir un objet

auquel il puisse donner les trésors de son affec-

tion. L'Amour, qui est la vie du Seigneur, est

en même temps l'origine de la création. Son

désir infini de se donner ne peut pas être satis-

fait à moins de créer des êtres finis qui soient

le réceptacle de son propre bonheur. Ces êtres

doivent en même temps jouir de la liberté

et de la raison, qui est inséparable de toute

liberté vraie. En d'autres termes, afin que les

hommes puissent recevoir le don de la vie

qu'Il leur fait, ils doivent en connaissance de

cause recevoir ce don volontairement. C'est la

raison pour laquelle les êtres humains passent

par ces deux phases distinctes : ils naissent

Page 182: Helen Keller Ma Religion

170 ITELEN .KELLER

d'abord à l'existence, ensuite ils naissent à la

vie.

Quand nous naissons de la chair, nous sommes

entièrement dépendants et incapables de quoi

que ce soit par nous-mêmes; [ mais lorsque nous

naissons spirituellement, nous sommes actifs

et, en un certain sens, créateurs. Il ne dépend

pas de nous de naître à l'existence, car nous

devons exister avant de pouvoir choisir ou faire

quoi que ce soit par nous-mêmes. D'un autre

côté, notre naissance à la vie dépend de notre

choix et nous en prenons sur nous la responsa-

bilité, car aucune vie spirituelle réelle ne peut

nous être imposée contre notre volonté.

C'est ce que signifie l'invitation pressante

et continuelle que le Seigneur nous adresse à

tous, dans Sa Parole, en nous exhortant à

venir à Lui, à choisir la vie, et à être toujours

sur nos gardes contre les maux qui voudraient

nous en priver alors que nous l'avons choisie.

Nous ne vivons de la vraie vie qu'en exerçant

constamment notre pouvoir de penser et en

conservant nos coeurs toujours purs et aimants.

Page 183: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

171

Mais ce merveilleux travail de recréation ne

vient pas ostensiblement ; il s'opère dans le tré-

fonds de l'âme. Comme le Seigneur nous le

dit : « Le vent souffle où il veut et tu en entends

le bruit, mais tu ne sais ni où il va, ni d'où il

vient; il en est ainsi de tout homme qui naît de

l'esprit. »

C'est pourquoi nous ne devrions pas croire

que se convertir, c'est accepter un credo ou

un autre. Se convertir, c'est changer de coeur;

c'est l'âme se détournant des bas instincts qui

nous poussent à sentir, à penser, à parler et

agir pour la seule satisfaction de notre intérêt

ou pour nous faire une bonne réputation clans le

monde, et fondant sa joie sur l'amour désin-

téressé pour le Seigneur et sur une vie qui se

dépense généreusement au service des autres.

Choisir la vie, c'est trouver son plaisir dans cette

orientation de l'esprit et du coeur, plaisir sans

lequel aucun succès véritable n'est possible.

Mais nous ne pouvons pas naître à nouveau

tout d'un coup, comme certaines gens semblent

le croire. Ce changement s'opère graduellement,

Page 184: Helen Keller Ma Religion

172 1IELEN KELLER

dans la mesure où nous aspirons à une vie touj ours

plus élevée et où .nous persévérons dans la voie

que nous tracent les commandements divins.

Long-temps nous prenons des résolutions comme

si nous étions des anges, mais nous retombons

au pouvoir de nos vieilles habitudes , et nous

agissons exactement comme auparavant, c'est-

à-dire comme des mortels. Cependant nous

sommes déjà sur la voie du succès quand nous

considérons que le fait d'avoir toujours agi

d'une certaine manière, que tout le monde

agit ainsi et que nos ancêtres ont agi de même,

que ce fait n'est pas suffisant pour nous obliger

à suivre la même voie. Il n'y a aucun degré

d'expérience qui ne nous incite, si nous

le voulons, à nous occuper de ceux qui nous

entourent et à chercher à mettre en pratique

les plus belles idées de Celui qui est « le Chemin,

la Vérité et la Vie ». Une fois cette décision

prise, et quand nous nous sommes mis à la

tâche courageusement, rien ne peut plus nous

arrêter. Nous portons notre croix, jour après

jour, d'un coeur plus léger, et nous gagnons des

Page 185: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

forces dans la perspective d'une vie plus belle

et d'un bonheur plus réel.

Ce n'est pas sans souffrances que l'esprit de

Swedenborg s'élargit peu à peu au contact

d'une lumière plus intense. Les systèmes théo-

logiques de son époque étaient si embrouillés

par la controverse et par des dissertations sans

fin, que l'on pouvait craindre de s'y perdre et

de ne jamais pouvoir en sortir. Afin d'exprimer

sa pensée dans la langue de tous les jours,

Swedenborg dut d'abord définir certains termes

importants, tels que vérité, cime, volonté; étatd' dme, foi, et donner une signification nouvelle

à d'autres mots. Il lui fallut trouver un voca-

bulaire spécial pour exposer sa doctrine de

l'amour; il semble presque qu'il apprenait lui-

même un nouveau langage. Il eut à lutter contre

un certain nombre de formes de pensées, si

profondément enracinées dans notre esprit qu'un

homme habitué à faire grand cas du témoi-

gnage de ses sens ne saurait s'en départir faci-

lement. Sa tâche la plus difficile ne fut pas de

voir, comme -dans un miroir, de façon confuse,

Page 186: Helen Keller Ma Religion

174 HELEN EET..LER

les forces spirituelles qui propagent et perpé-

tuent la vie, mais plutôt d'en retracer claire-

ment l'origine jusqu'au coeur merveilleux de

l'Amour, et surtout de les faire connaître à

cet âge de la raison pure qui discutait sur les

credo existants ou sur le scepticisme. A son

époque, c'était une entreprise surhumaine de

vouloir « penser les pensées de Dieu après lui »,

selon la phrase célèbre de Kepler. Les difficultés

que Swedenborg a rencontrées dans l'accom-

plissement de cette mission ne peuvent guère

être comparées qu'à celles que rencontre un

aveugle désirant venir en aide à ceux qui sont

affligés comme lui. Il s'efforce sans cesse, avec

plus ou moins de succès, de faire comprendre à

ceux qui voient, les besoins particuliers des

aveugles et de chercher la meilleure méthode de

soulager leur vie brisée en leur procurant les

joies de l'amitié et du travail. On demeure

stupéfait de voir quelle ignorance profonde

des besoins, des sentiments, des désirs et des

capacités des aveugles règne même parmi les

gens cultivés. Ceux qui voient concluent faci-

Page 187: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 175

lement que le monde des aveugles — et plus

particulièrement ceux qui sont à la fois aveu-

gles et sourds — est tout à fait différent du

monde qu'ils connaissent, éclairé par le soleil

et égayé 'par les fleurs; ils imaginent également

que les sentiments et les sensations de leurs

frères infortunés ne ressemblent en rien à ce

qu'ils éprouvent eux-mêmes, et que l'activité

mentale est diminuée chez eux par les infirmités

corporelles. Ils se trompent davantage encore

en imaginant que la beauté des couleurs, de

la musique et de la forme échappe entièrement

aux aveugles et aux sourds. On doit inlassa-

blement leur répéter que les éléments mêmes de

la beauté, de l'ordre, de la forme et des pro-

portions sont tangibles pour ceux qui ne voient

pas, et que la beauté et le rythme proviennent

d'une loi spirituelle plus profonde que les lois

qui régissent le domaine limité. des sens. Pour-tant, combien de personnes, qui jouissent de

leurs yeux, prennent-elles à coeur cette vérité ?Combien y en a-t-il qui se donnent la peine de

s'assurer par elles-mêmes du fait que les sourds

Page 188: Helen Keller Ma Religion

- 176 IEELEN KELLER

et les aveugles ont le même cerveau que

ceux qui voient et qui entendent; que ce cer-

veau est par conséquent organisé pour jouir

de cinq sens et que l'esprit compense l'infirmité

du corps en remplissant le silence et les ténèbres

intérieurs de sa propre harmonie et de sa propre

lumière ?

En transmettant ses visions à ses contempo-

rains dont les sens étaient alourdis par Lu

matière et éblouis par des mirages, Swedenborg

éprouva une multitude de difficultés semblables.

Oui sait ? Les infirmités des aveugles qui voient

véritablement et des sourds qui entendent dans

le vrai sens du terme, pourraient bien être un

moyen d'apporter le message de Dieu aux

honunes les plus ignorants et les plus insensibles.

Sans vouloir être le moins du monde présomp-

tueuse, j'espère être suffisamment habile pour

faire servir à quelque chose mon expérience

de la vie dans les ténèbres, comme Swedenborg

se servit des expériences qu'il lui fut donné de

faire dans deux mondes à la fois pour révéler le

sens caché de l'Ancien et du Nouveau Testa-

Page 189: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 177

ments. J'éprouve un bonheur tout particulier

à témoigner de la puissance de l'amour divin

et aussi de la puissance de l'amour de l'homme,sa créature, amour qui m'entoure et me pré-

serve de l'isolement complet et qui fait de mes

infortunes un moyen d'aider les autres et de

leur être utile. C'est avec une tristesse toujours

nouvelle que je relis la première page du traité

de Swedenborg : Sagesse Angélique sur le Divin

Amour, et que je perçois la tragique situation

qu'elle révèle : « L'homme sait que l'amour

existe, dit-il, mais il ignore ce que c'est... Et,

comme, lorsqu'il médite sur ce sujet, il est in-

capable de s'en faire une idée claire, il conclut

que l'amour n'est rien, ou que c'est simplement

une sensation provenant de l'extérieur, soit

de la vue, soit de l'ouïe, soit du toucher, soit de

ses relations avec les autres et qui l'émeut. Ilignore absolument que l'amour est sa vie même;

non seulement la vie de tout son corps ou la

vie de toutes ses pensées en général, mais

aussi celle de tous leurs détails. tin homme sage

perçoit qu'il en est ainsi dès qu'on le lui dit.

Page 190: Helen Keller Ma Religion

178 IIELEN KELLER

Si l'on enlevait de nos actes ou de nos pensées

l'affection qui leur est propre et qui dérive

de l'amour, pourrions-nous faire ou penser quoi

que ce soit? La pensée, la parole et l'action ne

sont-elles pas diminuées dans la mesure où

l'affection provenant de l'amour diminue? Et

ne s'animent-elles pas dans la mesure où cette

affection augmente ? Un homnie sage comprend

cela, non pas en se basant sur la simple recon-

naissance du fait que l'amour est la vie de

l'homme, mais parce qu'il en fait l'expérience. »

La difficulté réside dans le fait que les gens

confondent les expressions de l'amour, les sou-

rires, les regards tendres, les actes aimables,

avec l'amour lui-même. C'est comme si, à

tort, je supposais que le cerveau a le pouvoir

de penser par lui-même, ou le corps d'agir à

son gré, ou la vôix et la langue de produire

leurs propres vibrations, ou ma main de sentir

et de reconnaître quelque chose indépendam-

ment de moi, alors qu'en réalité toutes ces par-

ties de mon corps agissent par ma volonté et

mon esprit. C'est encore comme si, plaçant

Page 191: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 179

ma main sur un lis magnifique et en sentant le

parfum, je prétendais que les sens du toucher

et de l'odorat se trouvent dans la fleur tandis

qu'en réalité ces sensations me parviennent

par la peau, au moyen de laquelle je touche et

je sens. Tel est le genre des apparences dont

nous devrions nous garder en discutant de

l'amour, de la vie, ou de toute activité de

l'esprit. L'amour, défini d'après l'idée commune,

est quelque chose d'extérieur à l'homme — une

entité qui flotte dans l'air, un sentiment vague,

une de ces abstractions qu'on ne peut discuter

parce qu'on ne peut pas la saisir distinctement

par la pensée. Mais Swedenborg nous enseigne

que l'amour n'est pas une abstraction, qu'il

n'existe pas sans avoir une cause, un sujet ou

une forme. Il ne se trouve pas au hasard dans

l'âme et ne se crée pas au toucher ou à la vue

d'un objet. Il " est l'essence même de ce qui

constitue l'être spirituel de l'homme, et ce que

nous en percevons n'est que la marque exté-

rieure de cette substance. C'est l'amour même

qui soutient ses facultés et les maintient en

Page 192: Helen Keller Ma Religion

1So II E LE N KELLER

vie, tout comme l'atmosphère fournit aux sens

du toucher, de l'odorat, du goût, de la vue et de

l'ouïe leur sensibilité.

Je me permets d'insister sur la distinction

qu'il y a entre l'amour et ses manifestations

extérieures, avec lesquelles on le confond si

souvent. Car, à moins d'avoir un sentimentbien vif de la réalité de l'amour, on ne peut ni

l'atteindre, ni le changer, ni l'approfondir, ni le

purifier dans l'espoir d'intensifier nos affections,

ou d'accroître nos joies. Nous nous con Lep-

tons de tourner sans cesse dans un cercle vicieux,

essayant de changer nos tendances, de nous

transformer et d'aider les autres à faire de

même, tandis que l'amour véritable gémit

d'avoir été laissé de côté; et si cet amour pro-

vient du mal, il se moque de nous et cherche

à s'accroître à nos dépens. Les luttes que j'aidû livrer par suite de mes difficultés d'élocution

sont un exemple de cette méthode erronée,

indirecte et hésitante de corriger par des moyens

détournés ce qui [r été faussé. Il serait absurde,

par exemple, de vouloir corriger ma voix en

Page 193: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 181

essayant de modifier les sons qu'elle émet alors

qu'ils vibrent déjà dans l'air. Non, ce sont les

organes de ma voix que je dois exercer, et

même cela nia pas grande utilité à moins que

je ne corrige auparavant les conceptions que je

me fais du langage dans mon esprit. La voix

n'est pas essentiellement une chose physique,

elle est encore le processus par lequel notre

pensée s'exprime. Elle est littéralement moulée,

formée, colorée et modulée par l'esprit. Puisque

je ne puis pas mc servir de mes oreilles pour

m'entendre parler, mon plus grand effort tend

à. me faire en quelque sorte une image mentale

des sons et des mots, et plus je m'approche de

la meilleure manière d'employer mon esprit

comme instrument du langage, mieux j'ar-

rive à mc faire comprendre. Il semble que c'estfaire un coq-à-l'âne que de passer de la voixà l'amour; mais le principe en est exactement

le même. La vie avec toutes ses manifestations,

ses émotions, ses désirs, ses dissemblances et

ses intéras, s'écoule et tous ses changements

sont finalement contr ôlés par l'amour profond

Page 194: Helen Keller Ma Religion

.I82 IIELEN KELLER

qui réside en l'homme. Si donc cet homme a le

désir d'acquérir des sentiments plus nobles,

un idéal plus élevé, et s'il veut satisfaire sa

soif de bonheur, il doit s'efforcer de se repré-

senter l'amour véritable comme étant une

force intérieure, active, créatrice et impérative,

et ainsi s'en faire une idée plus réelle.

L'amour ne saurait être séparé de l'âme;

il n'en est pas un produit distinct ; il n'est pas

non plus un organe, une faculté, une fonction.

Il est partie intégrante de toutes nos pensées

conscientes, de nos intentions, de nos désirs,de nos efforts, de nos mobiles, de nos intuitionset de nos impulsions; nous cherchons souvent à

le supprimer, mais il n'en existe pas moins à

l'état latent, prêt à se manifester à chaque

instant. Au moyen de nos facultés et de nos

organes, il prend corps; il agit, parle et veut;

quand il a décidé d'atteindre un certain but,

rien ne saurait l'en détourner.

Quand un homme devient conscient de ses

facultés spirituelles, il se produit en lui un chan-

gement réel, une régénération véritable. Ce

Page 195: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 183

changement ne se produit pas seulement à la

suite de deuils ou de chagrins, Mais le plus

souvent à la suite d'expériences que cet homme

est seul à connaître. Ses yeux s'ouvrent et il se

voit lui-même tel qu'il est; il voit aussi dans

quelles conditions il se trouve et quel avenir

lui est réservé. Il brise alors les idoles de son

égoïsme et se montre moins confiant en ses

propres forces.On reste stupéfait de voir avec quelle prodi-

galité les hommes ont écrit ou parlé au sujet de

la régénération, et combien peu ils ont réussi

à nous éclairer. On a vanté et hautement loué

la cc culture de soi » comme si, à elle seule, elle

pouvait satisfaire notre idéal de perfection.

Mais si nous écoutons les hommes et les femmes

les plus remarquables, ils nous déclareront

catégoriquement qu'il n'en est point ainsi.

Plusieurs d'entre eux ont accumulé de vastes

trésors de connaissances, et ils nous diront que

la science fournit un remède à la plupart de

nos maux; mais elle ne nous offre pas de remède

pour combattre le pire de tous les maux :

Page 196: Helen Keller Ma Religion

184 HELEN KELLER

l'apathie des hommes. D'autres enfin remar-

quent, et Swedenborg est d'accord avec eux,

qu'à moins de passer par l'école de l'amour et

de la pitié, l'homme est pire que la brute.

Animal sans cornes et sans queue, il ne mange

pas d'herbe, mais il se sert de son intelligence

endiablée pour détruire aveuglément tout ce

qu'il peut. Tous les jours, il invente des armes

plus horribles pour faire la guerre et tuer ses

semblables. Il maltraite et mutile des animaux

sans défense pour satisfaire les goûts versatiles

de la mode. Il aime à médire et à créer des

scandales. On peut attribuer bon nombre de

ses fautes à son ignorance, mais certainement

aussi à ses tendances pernicieuses dont il ne

pourra pas se débarrasser uniquement par la

« culture de soi » ni sans la volonté de faire

le bien.

Une autre fraction de gens bien intentionnés

maintiennent qu'il est possible de réformer

un homme, en grande partie du moins, en lui

créant un autre entourage; il y a du vrai dans

cette théorie, suffisamment en tout cas pour la

Page 197: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 185

rendre plausible et attrayante. Mais on peut s'en

servir mal à propos et souvent on l'applique

à faux. Ce n'est pas son entourage qui modifie

un homme, mais les forces qui sont en lui.

Les aveugles, les sourds, les prisonniers pour

raison de conscience, et même les hommes les

plus pauvres nous ont prouvé qu'avec un idéal

élevé, ils pouvaient façonner leur vie selon

leurs désirs, quelles que soient les circonstances

extérieures dans lesquelles ils se trouvaient.

Parce que nous conservons beaucoup des

défauts de l'enfance, nous nous impatientons

facilement et nous nous disons : « Oh, si seule-

ment j'étais à la place de tel ou tel qui est

mieux favorisé que moi, je pourrais vivre unevie meilleure,- plus heureuse et plus utile. » Com-

bien de fois entendons-nous des jeunes gens

s'écrier : « Si j'avais à ma portée les avantages

de toutes sortes dont bénéficie le fils de mon

patron, mon succès serait assuré. » « Si je n'étais

obligé de fréquenter des gens aussi vulgaires,

comme je serais plus fort moralement I », nous

dit un autre. Un troisième ajoute : « Si j'avais

Page 198: Helen Keller Ma Religion

186 HELEN KELLER

la fortune de tel de mes amis, avec quel plaisir

ne contribuerais-je pas au relèvement de l'huma-nité! »

Je m'élève autant que qui que ce. soit contre

l'indigence ou les influences dégradantes du

milieu, niais je suis en même temps convaincue,

comme l'expérience humaine nous l'enseigne,

que si nous ne pouvons réussir dans la position

où nous nous trouvons, nous ne saurions réussir

en aucune autre. A moins que, comme le nénu-

phar, nous sachions rester purs malgré la fange

qui nous entoure, nous ne serons, moralement

parlant, que des avortons dans n'importe quelle

situation. Si nous ne pouvons être d'aucune

utilité au monde dont nous faisons partie, nous

ne saurions lui être utile en quelque autre

endroit que cc soit. La question qui importe

n'est pas celle de notre entourage, mais celle des

pensées qui chaque jour occupent notre esprit,

celle de l'idéal à la poursuite duquel nous mar-

chons, en un mot le genre d'hommes et de

femmes que nous sommes véritablement. Ce

proverbe arabe est admirablement vrai : « Là

Page 199: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 187

où tu te trouves toi-même, là est ta patrie. »

Swedenborg pense à toutes ces théories dif-

férentes lorsqu'il nous démontre clairement

que l'homme ne peut pas être régénéré tout

d'un coup, sans faire violence à son esprit et

à l'opinion qu'il se fait de lui-même.

Il lui faut avancer pas à pas, accoutumer

ses yeux intérieurs, ceux de son esprit, à une

lumière plus vive, avant de pouvoir endurer

la clarté éblouissante des vérités nouvelles.

Et pourtant, tant que l'homme n'a pas trouvé

son plaisir dans ces vérités, il lui est impossible

de se tourner vers la vie bonne. Car c'est dans

la joie qu'elles nous apportent que résident sa

liberté et, en dernière analyse, son libre-arbitre.

Coopérer avec le Seigneur, se confier dans le

fait qu'Il nous soutient inlassablement, cher-

cher à comprendre toujours mieux les vérités

contenues dans sa Parole et les mettre en pra-

tique, faire le bien pour la seule satisfaction

qu'on éprouve à le faire, tels sont les moyens

les plus sûrs que les hommes ont à leur dispo-

sition pour triompher de leur égoïsme et se

Page 200: Helen Keller Ma Religion

I88 HELEN KELLER

régénérer. S'ils pensent pouvoir le faire en

s'attribuant les mérites du Christ, ou en récla-

mant le ciel comme récompense, ils sont gran-

dement à plaindre. En effet, n'y aurait-il pas

plus de noblesse pour eux à sonder leur propre

coeur et en chasser le dragon de l'égoïsme?

S'attribuer les mérites du Christ n'est que

l'affaire d'un instant; mais la vraie repentance

se trouve dans le développement lent et aussi

joyeux que possible de tout notre être, sans

lequel on risque de ne jamais acquérir un

caractère fort et constant. Le fait est que la

régénération ne doit jamais cesser, ni dans

ce monde ni dans l'autre, puisque nous trou-

verons toujours à aimer davantage, à connaître

davantage et à accomplir davantage.

Page 201: Helen Keller Ma Religion

CHAPITRE VII

Les passages des ouvrages de Swedenborg

qui nous parlent de félicité et de bonheur sont

aussi nombreux que les feuilles et les fleurs d'un

arbre fruitier pendant sa floraison printanière,

et il d'est pas surprenant qu'il déclare que la

vie de l'homme réside dans la jouissance de ce

qu'il aime. Lorsque le coeur reste froid, nous

ne pouvons nous intéresser à rien et lorsque

nous ne ressentons aucune impulsion intérieure,

nous n'éprouvons aucun plaisir. Notre bonheur

est fait de nombreuses petites joies, tout comme

le temps est fait de minutes et de secondes.

Malheureusement, il est peu de gens, parmi ceux

qui jouissent de tous leurs sens, qui se donnent

la peine de réfléchir à ces choses, et il y en a

encore moins qui s'arrêtent pour compter les

Page 202: Helen Keller Ma Religion

190 1IELEN KELLER

bienfaits dont ils sont comblés. S'ils le faisaient,

ils seraient si occupés que la première occasion

qui s'offrirait à eux d'accomplir un devoir

ennuyeux aurait à leurs oreilles le charme d'une

doUce musique.

Je ne parle pas de l'hédonisme, qui consiste

à rechercher le bonheur comme une fin en soi

au lieu de chercher à être utile. Aussi j'espère

que personne ne donnera un sens frivole et

superficiel à mes paroles quand je dirai que

l'univers tout entier m'apparaît comme une

table sur laquelle la munificence divine aurait

préparé un festin pour notre âme. Chacune

des facultés de l'esprit et chacun des appétits

du corps ont leurs délices qui leur sont des

moyens d'édification et de renouveau. Toutes

les possibilités de développement dans la

nature de l'homme, tant au point de vue

mental que physique, devraient pouvoir trouver

leur réalisation et s'approprier librement ce qui

les satisfait. Il n'est pas nécessaire, comme on

le suppose souvent, de renoncer aux plaisirs

naturels avant de pouvoir jouir des plaisirs

Page 203: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 191

spirituels. Au contraire, dans la mesure où

nous vivons de la vie intérieure, nous trouvons

plus de plaisir à ces jouissances. Qu'il est magni-

fique, ce panier de raisins qu'un ami cher nous

envoie! Quelle beauté de couleurs, de forme et

quel parfum délicieux! Mais combien ce présent

est plus beau, lorsque nous en apprécions en

même temps la valeur spirituelle, l'affection,

la poésie, et tout ce qu'il évoque pour nous!

Qu'elles sont riches et variées, les fleurs dont

le parfum pénètre jusqu'à notre esprit et nous

rappelle la floraison du coeur! Combien les

changements et les nuances du ciel, de l'eau et

de la terre nous charment davantage lorsque

nous voyons en eux le miroir du monde de l'âme

vers lequel tendent notre foi et nos rêves!

Notre monde est si rempli de soucis et de

tristesses que nous devons nous faire une

règle de rechercher les lumineux diamants de

la joie, cachés dans les circonstances les plus

imprévues et dans les tâches les plus ingrates.

Swedenborg accomplit un travail de géant en

découvrant une source de joie inépuisable dans

Page 204: Helen Keller Ma Religion

192

HELEN KELLER

la plus désespérante des routines. Il nous révèle

la vie du ciel en même temps que son propre

coeur, lorsqu'il écrit dans son livre intitulé

la Vraie Religion chrétienne, les lignes sui-

vantes

« Les plaisirs de l'amour, qui sont aussi les

joies de la charité, nous font appeler bien ce

qui est bien; et les charmes de la sagesse, qui

sont aussi les charmes de la foi, nous font appeler

vrai ce qui est vrai; car c'est de joies et de

charmes sans nombre qu'est faite la vie même

de l'amour et de la charité, de la sagesse et de

la foi; et sans elle les biens et les vérités ne sont

que des objets inanimés et stériles (r). »

« L'amour, dont le plaisir est essentiellement

le bien, est comme la chaleur du soleil qui, dans

un sol fertile, féconde, vivifie les fruits des

arbres et le blé des champs. Partout oui l'amour

opère, on trouve pour ainsi dire un paradis,

un jardin de Dieu, une terre de Canaan. Le

charme de la vérité de l'amour est comparable

à la lumière du soleil au printemps, ou à la

(x) La Vraie Religion cleri!lienne, no 38.

Page 205: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 193

lumière qui tombe sur un vase de cristal con-

tenant des fleurs magnifiques; lorsqu'elless'ouvrent, il s'en échappe un parfum captivant. »

L'égoïsme et le découragement assombrissent

et pervertissent l'esprit, mais l'amour et ses

joies purifient la vision et la rendent plus claire.

L'amour nous donne cette perception délicate

qui nous fait voir le merveilleux dans ce qui,

sans lui, paraissait grossier et ennuyeux. Il

renouvelle la source de notre inspiration et de

notre joie. C'est comme s'il vivifiait nos facultés

amoindries par le matérialisme.

Les gens bien pensants se rendent compte de

plus en plus que la joie est essentielle à toute

croissance, à tout effort d'amélioration, à toute

acquisition d'instincts plus nobles. N'est-ce pas

le plaisir de s'instruire qui pousse un enfant àapprendre ? N'est-ce pas le plaisir du goût qui

nous invite à prendre de la nourriture? Que

fait notre esprit quand il pense, si ce n'est qu'il

choisit les idées qui lui plaisent et reste indiffé-

rent à toutes les autres? Que fait un homme de

son ambition la plus secrète, si ce n'est de la

il

Page 206: Helen Keller Ma Religion

194 HELEN KELLE R

fixer sur quelqu'Eldorado qui l'attire, en atten-

dant le moment où il pourra réaliser son rêve?

Et n'est-ce pas la joie provenant de ce rêve qui

conduit les hommes braves et aventureux sur

le sentier de nouvelles découvertes, ou qui les

pousse à chercher de plus grandes ressources

naturelles pour améliorer la vie des hommes?

Pourquoi l'homme de science endure-t-il sou-

vent de grandes souffrances mentales, et pour-

quoi se charge-t-il de besognes répugnantes,

si ce n'est parce qu'il éprouve de la joie à com-

prendre des vérités nouvelles, ou à rendre de

nouveaux services à l'humanité? Un maître

plein de sagesse, un ami, un réformateur véri-

table, n'utilisent pas la force brutale pour

remettre sur le droit chemin celui qui se trompe

ou qui fait le mal. Non, ils combinent habile-

ment une discipline capable de produire une

bonne influence, afin de vaincre une volonté

entêtée, de charmer un esprit apathique et de

l'amener à penser mieux. Tous ceux qui, par

bonté de coeur, encouragent autrui d'un mot ou

d'un sourire, ou aplanissent les difficultés dont

Page 207: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 195

est semée la route de leur prochain, savent que

la joie qu'ils en éprouvent fait si intimement

partie d'eux-mêmes qu'ils semblent en vivre.

Quelle joie est comparable à celle qu'on ressent

en surmontant des obstacles qui nous parais-

saient invincibles, et en élargissant nos possi-

bilités de travail? Si ceux qui cherchent le

bonheur voulaient se donner la peine de réflé-

chir une minute, ils verraient que les joies qu'ils

connaissent par expérience sont aussi innom-

brables que les pousses d'herbe sous leurs pas,

ou les gouttes de rosée qui brillent au matin

sur les fleurs.

Et pourtant, combien peu de gens connais-

sent le secret de ces joies! Je suis à la fois

étonnée et attristée de voir jusqu'où la pour-

suite du bonheur les emporte. Ils le recher-

chent dans les endroits les plus étranges. Ils

visitent des rois et des reines et se proster-

nent devant eux; ils cherchent le bonheur dans

les voyages et dans les distractions; ils creusent

les profondeurs de la terre dans la pensée d'y

découvrir ce trésor. Il en est qui, superstitieuse-

Page 208: Helen Keller Ma Religion

-196 HELEN KELLER

ment, se privent eux-mêmes de tout plaisir,

asservissent leur intelligence à des exigences

soi-disant religieuses, à des conventions, ou

à la politique d'un parti. Ils sont piteusement

aveugles, sourds, affamés, alors qu'ils possèdent

en eux une source intarissable de richesses

toute prête à satisfaire et à combler leur coeur

et leur esprit. C'est un don que Dieu leur fait

d'une part de son propre bonheur, et ils

l'ignorent 1

Aider un homme à se trouver lui-même,

c'est souvent lui faire la surprise de découvrir

une joie nouvelle. En effet, nos plaisirs peuvent

nous aider à nous connaître nous-mêmes.

Swedenborg nous dit que si un homme prend

la peine d'analyser ses propres plaisirs, il

réalisera combien il est égoïste, car il emploie

souvent toute son énergie, soit à s'instruire,

soit à diriger sa vie dans le but de satisfaire ses

propres désirs. Il découvrira, cependant, que

ses joies les plus profondes et les plus durables

naissent de l'effort désintéressé qu'il a tenté

en travaillant pour les autres ou en contribuant

Page 209: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 197

à doter le monde d'une vie nouvelle. Ces joies

altruistes seront à ses oreilles comme un mur-

mure d'approbation, il se sentira trois fois

homme, conscient de sa puissance nouvelle et

de son nouveau savoir. Ce n'est que quand nous

remontons à la source des joies de notre esprit

que nous pouvons • vraiment nous connaître

et lire notre destin dans le Livre de Vie.

Swedenborg nous dit aussi que si un homme

dont les plaisirs sont malsains, à l'honnêteté

intellectuelle de le reconnaître et fait un sérieux

effort pour s'intéresser à des sujets pluS élevés,

il ne doit pas désespérer. A mesure que les choses

qui le préoccupaient disparaîtront, il jouira

d'un bonheur plus pur et cela d'une manière

aussi irrésistible qu'un fort courant d'air qui

pénétrerait dans une maison dont les fenêtres

auraient été longtemps fermées, et en purifierait

l'atmosphère. En outre, plus il deviendra heu-

reux, plus il sera fort et capable de s'adapter

aux circonstances extérieures, selon son désir.

Qu'il ne se laisse donc pas effrayer à la pensée

que l'ennemi pourrait trouver une brèche à

Page 210: Helen Keller Ma Religion

198 HELEN KELLER

ses remparts jadis ébranlés ; ce serait une grande

erreur. Là où autrefois il avait quelque chose

à craindre, il trouve une joie et un plaisir

nouveaux et il concentre sa pensée sur ces

choses jusqu'à ce que l'épreuve soit passée.

Cette méthode est peut-être une des marottes de

la pensée moderne, mais it n'en est pas moins

merveilleux de voir combien d'hommes et de

femmes infortunés sont délivrés, par ce moyen .,

de mauvaises tendances en apparence incu-

rables, et atteignent un développement inté-

rieur qui dépasse toute attente. C'est un système

de psychothérapie dont le ciel nous gratifie. Le

pardon des péchés est en quelque sorte unesource de la joie céleste qui remplit le coeur

brisé dont on a chassé les mauvais désirs et les

pensées perverses et qui lui fait produire du

bien en abondance.

Sans aucun doute, chacun de nous devrait

consacrer un certain temps, chaque jour, ne fût-

ce que cinq minutes, à rechercher les joies spé-

ciales que l'on trouve, par exemple, à admirer

une belle fleur, un nuage ou une étoile, à ap-

Page 211: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 199

prendre un poème ou à égayer la tache mono-

tone d'un de nos frères. Quelle est l'utilité de

cette application inlassable à un travail qui

use tant d'hommes, si ces derniers diffèrent

sans cesse le moment d'échanger un sourire

avec la Beauté et la Joie, pour se mieux atta-

cher aux devoirs ennuyeux et aux entreprises

les plus pénibles? S'ils ne savent pas faire place

à ces influences bienfaisantes et éternelles

pendant qu'ils le peuvent, ils se ferment à eux-

mêmes la porte du ciel, et toute leur existence

se recouvrira de la poussière grise de l'ennui et

de la monotonie. Que le ciel soit plus beau que

la terre ne signifie rien, à moins que l'on appré-

cie la beauté de la terre et qu'on en jouisse!

C'est en aimant la beauté terrestre que l'on

gagne le droit de contempler la splendeur du

soleil qui se lève et la beauté des étoiles.

Il y a peu d'hommes qui soient des saints ou

des génies; mais il y a cependant en chacun

d'eux quelque chose en quoi ïl espère; c'est

qu'en chacune des joies pures qu'il chérit,

réside « une source de bonne volonté »; c'est

Page 212: Helen Keller Ma Religion

200 IIELEN KELLER

encore de pouvoir réaliser que chacune des

scènes de beauté sur laquelle il arrête ses re-

gards, que chaque harmonie qu'il entend, que

chacun des objets gracieux ou fragiles qu'il

touche avec respect ou vénération, dégagent

un essaim de douces pensées, qui ne peuvent

être détruites ni par les soucis, ni par la pau-

vreté, ni par la souffrance. La joie est la voix de

l'amour et de la foi; c'est elle qui, finalement,

prononcera ces paroles de vie éternelle : « Cela

est bien, bon et fidèle serviteur! »

La joie est inséparable des doctrines que

Swedenborg nous enseigne. Sa philosophie sem-

blait non seulement nouvelle, à son époque,

mais elle paraissait étrange après les croyances

du moyen àge sur les pénitences et l'atmosphère

déprimante de ses credo rigides. Une chose

nous surprend, dans ses ouvrages, c'est l'uni-

versalité de la joie et sa valeur pour la vie.

Sa foi inébranlable dans les capacités que

l'homme a d'augmenter le bonheur dans le

mariage et d'embellir la vie de l'enfant dépasse

de beauçoup la méfiance, la timidité, les idées

Page 213: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 201

vulgaires et les ridicules méthodes d'ensei-

gnement qui règnent encore parmi nous. En

un mot, la vie véritable se trouve dans la satis-

faction des joies du coeur.

Nous commençons aujourd'hui à comprendre

la Divine Providence comme Swedenborg nous

la représente, opérant parmi les idées larges et

nobles et appropriées à sa grandeur. Jusqu'alors,

l'idée qu'on pouvait s'en faire était si embrouillée

par la controverse des dogmes que, le plus

souvent, elle avait dégénéré; on en était arrivé

à l'appliquer simplement à certains actes de

Dieu purement arbitraires et qui impliquaient

certaines négligences. Mais, dans les ouvrages

de Swedenborg, la Providence nous est repré-

sentée comme le moyen par lequel le Seigneur,

dans son Amour et sa Sagesse, gouverne le

monde et y exerce son action. Puisque la Vie

Divine se partage également entre tous les

êtres et que l'Amour Divin se manifeste avec

autant de plénitude sur toutes choses, il s'ensuit

que la Divine Providence est universelle.

Un des reproches que l'on faisait au christia-

Page 214: Helen Keller Ma Religion

- 202 1-1 ELE N KELLER

nisme était d'exclure un grand nombre d'hommes

des bienfaits qu'apporte le salut en Jésus-Christ,

Cette idée, cependant, disparaît et fait place

à une compréhension plus généreuse, du fait

que Dieu « a d'autres brebis qui entendent sa

voix et qui Lui obéissent ». Il a veillé à ce qu'il

y ait partout une religion, et le fait qu'un

honune appartient à telle race ou à telle

croyance importe peu pourvu qu'il soit fidèle

à l'idéal d'une vie meilleure. Le principe

que nous ne devons jamais oublier, c'est

que la religion consiste à vivre une doc-

trine et non pas simplement à y croire, C'estpar la Divine Providence du Seigneur queMahomet fut appelé à renverser l'idolâtrie. Ce

grand prophète trouva une forme de religion

adaptée au génie particulier des Orientaux et

ce fait explique l'immense influence pour le

bien que cette foi a exercée dans de nombreux

royaumes. L'histoire de la pensée religieuse

proclame, comme à coups de clairons, que Dieu

n'a jamais été sans témoins sur la terre.

Quand les dogmes d'une nation se perver-

Page 215: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGIONà 203

a 11111>tissent, et que les formes de son culte ne de-

viennent que de pures conventions, la Divine

Providence pourvoit à ce que la masse des fidèles

et des hommes au coeur simple n'en soit pas

atteinte, car elle reste à l'écart de la corruption

qui règne en haut lieu.

Lorsque nous pensons à las.Divine Providence

du point de vue du ciel qui est au-dedans de

nous, nos expériences passées nous fournissent

d'abondantes et utiles leçons de sagesse, et

nous sentons l'harmonie de la vie. Mais si

nous considérons les voies de Dieu en nous

plaçant au point de vue d'un monde plein de

discordes, de hasards et d'accidents, nous

n'arrivons pas à nous en faire une idée juste.

Dieu nous apparaîtra comme le dispensateur

arbitraire de récompenses et de châtiments,

partial envers ses favoris et se vengeant de ses

adversaires. Notre patriotisme mesquin abusera

de Son universalité et nous Le prierons de nous

donner la victoire dans nos guerres. En pen-

sant aux querelles des sectes religieuses, nous

nous demanderons : « Où donc est notre Dieu? »

Page 216: Helen Keller Ma Religion

204 HELEN KELLER

Quelqu'un m'a même dit : « Si Dieu existe,

pourquoi n'a-t-il pas créé l'homme de façon à

ce qu'il lui soit impossible de pécher? » Comme

si aucun de nous aspirait à devenir un automate!

Etre incapable de pécher ne pourrait satisfaire

qu'un despote; notre esprit ne frissonne-t-il

pas à une telle pensée? Le fait est que toute

négation de Dieu est en même temps une néga-

tion de la liberté et de l'humanité. La valeur

réelle d'une croyance ne dépend pas de notre

expérience individuelle limitée, mais de son

effet bienfaisant sur la race tout entière; et

seule l'idée que l'univers est gouverné par les

lois de l'Amour justifie en fin de compte l'im-

portance de notre savoir et revêt de dignité

la civilisation humaine. De cette croyance, nous

tirons de nombreux avantages; en particulier

la possibilité de sortir de nous-mêmes et d'ap-

précier ce qu'il y a de noble chez l'homme et

de merveilleux dans la création.

Le livre de Swedenborg sur la Divine Provi-

dence rend un puissant témoigange à cette

vérité que Dieu a créé l'univers pour satis-

Page 217: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

205

faire ce besoin infini de sa nature qui est de

donner la vie et la joie. La futilité et le manque

de profondeur de la croyance en un Dieu

éloigné et inabordable nous sont démontrés

dans plus d'un passage de cet ouvrage récon-

fortant. L'auteur nous déclare que « c'est

l'essence même de l'Amour de Dieu que d'aimer

les autres, de désirer faire un avec eux et de

les rendre heureux par le don qu'Il leur fait de

Lui-même ». Aucune définition ne nous fait

mieux comprendre ce qu'est la Divine Provi-

dence; si nous voulons prendrepart à son oeuvre

de réhabilitation spirituelle, nous devons nous

laisser emporter par son courant.

A travers toutes les vicissitudes de notre vie,

la Divine Providence ne regarde pas seulement

aux avantages d'un moment, mais avant tout

à notre bien-être et à notre bonheur éternels.

Le Seigneur nous laisse libres de décider et

d'agir à notre gré dans toutes les petites cir-

constances qui font notre vie, et aussi de pro-

fiter des moindres occasions qui nous sont

offertes chaque jour tandis que, immuable,

Page 218: Helen Keller Ma Religion

206 HELEN KELLER

Il poursuit ses voies silencieusement. Pourtant

Il garde sans cesse, avec un soin jaloux, le

droit que chacun possède d'agir librement et

raisonnablement. En effet, la liberté et la

raison sont les preuves évidentes du don d'im-

mortalité qu'il a fait à l'humanité.

Étant donné que nous sommes tous enclins

à vivre d'une manière égoïste, il faut qu'il y

ait quelque chose en nous pour s'opposer à

cette tendance. Le choix que nous devons faire,

d'une vie meilleure, implique une connaissance

préalable de ce que cette vie devrait être.

En quoi serions-nous empêchés de ressembler

de plus en plus aux animaux si nous n'avions

pas, en nous, d'autres tendances plus nobles?

Nous ne pouvons choisir pour nous-mêmes

librement et sagement la bonne voie, sans con-

naître le bien et le mal.

Ces quelques réflexions nous amènent à

expliquer l'idée de Swedenborg sur les reli-quiae, qui jouent un rôle si important dans la

formation de notre vie. Ce terme, si souvent

traduit par le mot « restes », s'applique aux

Page 219: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 207

impressions durables que l'amour, la vérité et

la beauté nous laissent, principalement dans

notre jeune âge. Au moment où nous naissons

dans le monde, nous sommes passifs. Nos ten-

dances héréditaires au mal sont encore à l'état

latent. C'est la raison pour laquelle un petit

enfant est si près du ciel, et qu'il nous semble

souvent que les anges l'entourent. cc Leurs anges

contemplent chaque jour la face de mon Père

qui est dans les cieux. » En vérité, l'enfant vient

sur la terre « en suivant les traces des nuées de

la gloire », avec un caractère qui lui est propre

et des possibilités différentes de celles de tout

autre être humain. C'est le Seigneur seul qui

lui donne la sagesse et le pouvoir de faire le

bien, de sorte que l'enfant se trouve à propre-

ment parler enveloppé de la lumière radieuse

du ciel. C'est de cette façon que Swedenborg

nous explique l'innocence et la confiance tou-

chantes des petits enfants. Il nous dit aussi que

ces qualités, que nous recevons dans notre

enfance et que nous ne perdons jamais com-

plètement, sont les liens sacrés qui nous per-

Page 220: Helen Keller Ma Religion

208 HELEN KELLER

mettront plus tard de percevoir notre parenté

avec Dieu. Elles forment le trait d'union entre

ce qui est mortel et ce qui est immortel. Elles

sont comparables à l'autel de nos sacrifices,

ou au champ de bataille où se livrent les coin-

bats décisifs spirituels de la vie d'un homme.

C'est là que l'on trouve les larmes, l'agonie

et la sueur de sâng de Gethsémané. Heureux

donc ].'homme qui peut se dire à lui-même :

« C'est là que j'ai remporté la victoire », car

c'est là que sè trouve le sanctuaire de la vie

que nous avons choisie.

Page 221: Helen Keller Ma Religion

CHAPITRE VIII

Autrefois, on considérait toute affliction

comme une punition de Dieu, comme un far-

deau que l'on devait porter passivement et

pieusement. Pour aider les victimes du malheur,

on se contentait simplement de leur offrir un

abri, les laissant méditer sur leur péché et

vivre avec autant de résignation que possible

dans la vallée des ténèbres. Mais aujourd'hui,

nous comprenons qu'une vie austère et rési-

gnée, sans aspirations, affaiblit l'esprit. Il en

est de l'esprit comme du corps : si nous n'exer-

çons pas nos muscles, ils perdent leur force,

et si nous ne cherchons pas à dépasser les

limites de notre expérience d'une façon ou

d'une autre, ou à faire usage de notre mémoire,

de notre intelligence, de notre sympathie, ces

Zs

Page 222: Helen Keller Ma Religion

210 HELEN KELLER

facultés s'atrophient. C'est en luttant contre

nos infirmités, nos tentations et nos insuccès

dans le monde que nous atteignons nos plus

hautes possibilités, et c'est cette lutte que

Swedenborg appelle renoncer au monde et

adorer le Seigneur.

Malades ou bien portants, aveugles ou voyants,

enchaînés ou libres, nous sommes dans le

inonde pour atteindre un but et quelle que soit

notre situation, nions plaisons davantage à Dieu

par des actes utiles que par une résignation

pieuse et des prières continuelles. Le temple

ou l'église sont vides, à moins qu'ils ne soient

remplis par les actes d'une vie bonne. Ce ne sont

pas les murailles de pierre qui rendent les

temples petits ou grands, mais la lumière de

l'âme qui rayonne autour d'eux. L'autel n'est

sacré que dans la mesure où il représente l'autel

de notre coeur, sur lequel nous offrons les seuls

sacrifices qui nous soient demandés, le sacrifice

de l'amour qui est plus fort que la haine, et

celui de la foi qui surmonte le doute.

Une foi simple et enfantine en notre Divin

Page 223: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 211

Ami résout tous les problèmes que nous pou-

vons rencontrer, quelle qu'en soit l'origine.

A chaque tournant de la route, nous nous

heurtons à des difficultés; elles accompagnent

inévitablement la vie, et résultent de la com-

binaison de nos caractères et de nos tempéra-

ments. La meilleure manière de les vaincre est

de les regarder en face, en nous souvenant

que nous sommes immortels et que nous avons

un Ami qui « ne sommeille ni ne dort » et qui

veille sur nous, prêt à nous guider si nous nous

confions en lui. Avec cette pensée enracinée

au plus profond de notre être, nous pouvons

faire tout ce que nous voulons, et nous n'avons

pas besoin de limiter nos pensées. Nous pou-

vons comprendre toute la beauté de l'univers,

car nous sommes alors à même de la sentir.

Pour chacune de nos épreuves, nous décou-

vrons la récompense d'une tendre sympathie.

Les violettes de la patience et de la douceur

naissent de nos souffrances; elles nous donnent

la vision du feu sacré qui toucha les lèvres

du prophète Ésaïe et enflamma de vie son

Page 224: Helen Keller Ma Religion

212 HELE::.: KELLER

esprit; elles nous apportent le contentement

qui descend en nous à l'heure où monte l'étoile

du soir. Les merveilleuses richesses de l'expé-

rience humaine perdraient quelque chose de

la joie de la récompense si nous n'avions aucune

difficulté à surmonter. L'heure que nous pas-

sons sur les sommets ne serait pas de moitié

aussi merveilleuse s'il n'y avait pas de sombres

vallées à traverser.

Je n'ai jamais pensé que mes infirmités fus-

sent en aucune façon un accident ou une puni-

tion. Si j'avais eu cette pensée, je n'aurais

jamais trouvé la force de les surmonter. Il

m'a toujours semblé que ces paroles de l'épître

aux Hébreux avaient une signification particu-

lière : « Si vous êtes châtiés, c'est que Dieu vous

traite comme des fils. Les enseignements de

Swedenborg me confirment dans cette opi-

nion_ Le mot ch(itier, si souvent mal compris,

ne signifie pas punir, mais éduquer,raffiner l'âme.

La Vraie Religion Chrétienne ne cesse de nous

encourager à avoir foi dans les pouvoirs que

Page 225: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 213

Dieu nous donne, et confiance en notre propre

activité. Les chapitres sur « la Foi » et sur « le

Libre-arbitre » nous déclarent formellement que

nous ne devrions jamais nous laisser abattre

par nos infortunes ou par nos fautes ni rester

passifs, comme si nous n'étions que des pan-

tins, les mains tombantes, attendant que la

grâce de Dieu nous mette en mouvement. Au

contraire, nous ne. devons pas donner prise à

l'esclavage spirituel; c'est à nous de prendre

l'initiative de regarder sans crainte au dedans

de nous-mêmes, de chercher à renouveler ce

que nous avons à faire et le moyen de déve-

lopper notre volonté. Alors, si nous faisons

notre part, nous pouvons être assurés que Dieu

nous donnera suffisamment de lumière et

d'amour pour satisfaire à tous nos besoins.

En somme, nos infirmités de toutes sortes

sont en un certain sens un châtiment, puisqu'elles

nous encouragent à nous développer et à cher-

cher la liberté véritable. Elles sont comme des

instruments, placés entre nos mains pour faire

sauter la pierre froide et dure sous laquelle se

Page 226: Helen Keller Ma Religion

214 HELEN KELLER

cachent nos dons les plus précieux. Elles arra-

chent de nos yeux le bandeau de l'indifférence;

nous apercevons les fardeaux que les autres

portent, et nous apprenons à les aider en écou-

tant cc que nous dicte un coeur compatissant.

L'expérience d'un homme qui vient de perdre

la vue est un exemple si frappant que je désire

m'en servir pour faire comprendre ce qu'est la

véritable éducation de la vie. Au premier

moment, il lui semble qu'il ne lui reste rien

que la misère et le désespoir. Il se croit exclu

de tout ce qui est humain, sa vie lui apparaît

comme les cendres froides d'un foyer éteint ;

l'ardeur de son ambition a disparu; son espé-

rance s'est évanouie. Les objets qu'il prenait

plaisir à contempler autrefois n'ont plus d'at-

trait pour lui; au contraire, ils semblent le

menacer continuellement alors qu'il cherche sa

route à tâtons. Même ceux qui l'aiment l'irritent

inconsciemment dans ses sentiments les plus

intimes, car il sent qu'il leur est à charge et

ne puut plus travailler pour eux. A ce moment-là,

si un maître et un ami sage et bon survient

Page 227: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

215

dans sa vie, et lui assure qu'il peut encore tra-

vailler de ses mains ou éduquer son oreille de

manière à compenser là vue qu'il a perdue, le

pauvre être, d'abord, n'en croit rien et, dans

son désespoir, il s'imagine qu'on se moque de

lui. Comme un homme qui se noie, il frappe

aveuglément ceux qui essaient de le sauver. Il

faut néanmoins le pousser de l'avant en dépit

de lui-même, jusqu'à ce qu'il se rendre compte

qu'il lui est possible d'établir un contact avec

le monde et d'accomplir une tâche digne d'un

homme. Alors un nouvel être, auquel il n'avait

jamais pensé, se développe en lui. S'il est avisé,

il découvrira que le bonheur n'a pour ainsi dire

rien à voir avec les circonstances extérieures de la

vie, et il poursuivra son chemin dans l'ombre,

mais avec une volonté plus ferme que celle qu'ilavait possédée lorsqu'il était dans la lumière.

De même, ceux qui ont été aveuglés menta-

lement « par la fournaise du inonde », peuvent

et doivent être encouragés à rechercher de

nouvelles possibilités au dedans d'eux-mêmes et à

se frayer de nouveaux chemins vers le bonheur.

Page 228: Helen Keller Ma Religion

216 HE LEN KELLER

Il se peut qu'ils éprouvent un certain ressen-

timent à l'égard d'une foi qui attend d'eux de

plus nobles efforts. Ils disent en effet : « Je

serai satisfait si vous me prenez pour ce que je

suis, stupide ou méchant, dur ou égoïste. »

Mais ce serait un affront envers eux-mêmes

comme envers la dignité éternelle de l'homme

que de les abandonner à cette opinion. Com-

bien de fois ne sentons-nous pas qu'il y a en

nous plus que ce que nos amis les plus proches

peuvent discerner, plus que ce que nous osons,

dtsirons, ou pouvons révaT; des sentiments

plus profonds, une plus grande puissance, phis

de virilité. Combien peu noms nous connais-

sons nous-marnes! Nos infirmités et nos ten-

tations nous aident connaitre notre être inté-

rieur, à dissiper notre ignorance, à arracher nos

masques, à renverser nos idoles, à nous débar-

rasser de nos idées erronées. Seul le réveil

brusque et rude qu'elles nous donnent, nous

amène à nous faire une vie plus agréable, plus

à l'abri des attaques continuelles et insistantes

du monde extérieur. C'est fi ce moment-là seu-

Page 229: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 217

lement que nous découvrons en nous-mêmes

une nouvelle possibilité d'apprécier la bonté,

la beauté et la vérité.

En passant par une expérience semblable,

nous saisissons le sens merveilleux de ces pa-

roles du Seigneur : cc Quiconque reçoit celui

que J'ai envoyé, Me reçoit. » Nous sentons la

présence du royaume tout entier de l'Amour

et de la Sagesse dans chacune des épreuves

que nous .surmontons et dans tout idéal que

nous cherchons à réaliser. Nous apprenons de

la sorte que la seule manière de croître vérita-

blement, consiste et viser plus haut que nos

aspirations terrestres, à désirer avec ardeur de

grandes choses et à s'efforcer de les accomplir.Nous croissons dans la mesure où nous deve-

nons plus conscients du sens profond de notrevie extérieure, dans laquelle nous avons tou-

jours vécu.

L'oeil se développe en apprenant à voir les

objets plus en détail. La terre apparaît à lavue physique de l'homme comme si elle était

plate et les étoiles ont pour nous le même aspect

Page 230: Helen Keller Ma Religion

218 HELE N ICELLE R

que pour les anciens. Et pourtant la science

découvre toujours de nouvelles merveilles et une

gloire infinie dans ces phénomènes! Un enfant

ne voit dans ce qui l'entoure que les choses qu'il

veut ou ne veut pas; mais quand un Newton

découvre que la chute d'une pomme est l'ex-

pression d'une force universelle de la Nature,

il voit bien au delà de la vue ordinaire. Il en

est de même du développement de notre esprit.

Nous grandissons dans la mesure où nous discer-

nons plus clairement et plus complètement les

possibilités d'une nouvelle vie dans les cir-

constances de notre vie quotidienne. Mais,

lorsque nous oublions ou ignorons ce fait vital,

nos sens nous font faire fausse route. C'est

pourquoi certaines limites nous sont nécessaires;

elles nous permettent de réaliser la beauté de la

vie intérieure que nous offrent les moindres

incidents de notre vie et nous révèlent les pos-

sibilités de développement dont Dieu nous a

gratifiés.

C'est un grand service que Swedenborg nous

rend en attirant notre attention sur des pensées

Page 231: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 219

conune celles-là. Il nous montre que dans

chaque événement et chaque difficulté qui se

présentent dans notre vie, nous avons un choix

à faire; et choisir, c'est en quelque sorte créer:

Nous pouvons décider de nous laisser écraser

par nos difficultés; nous pouvons au contraire

les transformer en forces nouvelles pour accom-

plir le bien. Nous pouvons nous laisser entraîner

par l'opinion générale ou la tradition, ou au

contraire nous laisser guider par notre conscience

en luttant courageusement pour la vérité. Nous

ne pouvons pas juger d'après les apparences

extérieures et conclure que nos expériences

sont ou ne sont pas des bénédictions. Suivant

la manière dont nous les envisageons, elles

seront pour nous saines ou malsaines. Le choix

qui nous est offert ne consiste presque jamais à

décider ce que nous devons faire ou ne pas faire,

mais il réside plutôt dans l'adoption des prin-

cipes selon lesquels nous devons agir en face

de nos difficultés et de nos épreuves. La terre

n'est pas plus un lieu de réjouissance qu'un

séjour de colère et - de terreur. Puisque la terre

Page 232: Helen Keller Ma Religion

220 HELEN KELLER

produit des chardons et qu'il n'y a pas de roses

sans épines, pourquoi la vie de l'homme n'au-

rait-elle pas ses difficultés? Il n'y a là rien

d'étrange ni de cruel; car c'est Dieu qui nous

appelle et qui nous pousse à élargir notre vie,

à nous fortifier en vue d'une destinée plus

haute, destinée qui ne peut trouver son parfait

accomplissement ici-bas. Seul un idéal qui nous

élève au delà des préoccupations terrestres,

augmentera notre développement intérieur et

nous procurera de la joie. Que chacun de nous

s'efforce donc de supporter vaillamment les

épreuves qu'il est appelé à surmonter et de

suivre l'exemple de Celui qui porta la croix dumonde sur ses faibles épaules afin de devenir

notre lumière, la source de notre inspiration,

afin de nous appeler à la vie, de faire naître

en nous, faibles créatures, sujettes aux tenta-

tions et aux découragements, des pensées et des

désirs qui nous stimulent à faire le bien.

Je ne sais si c'est le « sens mystique » que je

possède, mais j'ai une faculté essentiellement

perceptive. C'est la faculté que possèdent géné-

Page 233: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 221

ralement les aveugles et qui, se jouant de la

distance, met à leur portée les objets les plus

éloignés, en sorte que même les étoiles sem-

blent être à leur portée. C'est grâce à elle éga-

lement qu'il m'est possible d'entrer en relation

avec le monde spirituel; faculté à la fois spécu-

lative et intuitive, elle me permet de passer

en revue l'expérience limitée que je puis me

faire d'un inonde que je ne connais que par

le toucher, et c'est grâce à elle que ce monde

devient perceptible à mon esprit. Elle me

révèle aussi le Divin qui est en moi, et sert

de lien entre la terre et le grand Au-delà, entre

le présent et l'éternité, entre Dieu et l'homme.

Il n'y a pas que le monde physique qui soit

objectif; le monde spirituel l'est aussi. Ce qui

est spirituel a une réalité extérieure et une

réalité intérieure, tout comme ce qui est phy-

sique. Chacun de ces deux plans de vie est un

aspect de la réalité et ïl n'y a pas entre eux

d'antagonisme, sauf lorsqu'on se sert de ce qui

est matériel sans considérer ce qui en forme

l'arrière-pian, le contenu spirituel. Swedenborg

Page 234: Helen Keller Ma Religion

222 IIELEN KELLER

nous explique la distinction qu'il y a entre ces

plans, dans sa théorie des degrés discrets; il

nous fait remarquer que nous percevons les

objets du monde physique à l'aide d'un orga-

nisme sensoriel fait de la substance du monde

physique, tandis que nous percevons les choses

du monde spirituel au moyen d'un organisme

sensoriel formé de la substance du monde spi-

rituel.

Ma cécité, ma surdité et mon langage impar-

fait compliquent tellement ma vie que je ne

puis faire la moindre chose sans concentrer

fortement ma pensée et sans raisonner mon

expérience. Si je faisais constamment usage

de mon sens mystique, sans essayer de com-

prendre le monde extérieur, mes progrès seraient

arrêtés et tout ce qui m'entoure deviendrait

un véritable chaos. Par contre, je confonds

facilement mes rêves et la réalité, ce qui est

spirituel avec ce qui est physique, parce que

je n'ai jamais vu à proprement parler; et sans

ce sens intérieur je ne saurais comment les

distinguer. Ainsi donc, même si je me trompe

Page 235: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

223

dans ma conception des couleurs, des sons, de

la lumière et de tout ce que je ne puis toucher,

je sens que je dois toujours conserver l'équi-

libre entre ma vie extérieure et ma vie inté-

rieure. je sais que je ne puis pas non plus me

servir de mon sens du toucher sans considérer

et respecter l'expérience des autres qui m'em-

pêche de me perdre et de tourner sans cesse dans

le même cercle. Le passage suivant des ArcanesCélestes de Swedenborg m'a toujours aidée et

encouragée d'une façon particulière :

« C'est l'homme intérieur qui voit et perçoit

cc qui se passe autour de lui; et c'est de cette

source intérieure que dérive la vie des sens, car

aucune faculté de percevoir et de sentir ne peut

exister en dehors de cette source subjective.

L'erreur qui consiste à imaginer que les sens

tirent leur activité de ce qui est extérieur à

eux est si répandue, et de telle nature que la

pensée naturelle, même la pensée rationnelle,

ne peuvent s'en débarrasser à moins qu'elles ne

fassent abstraction des concepts sensoriels. »

Quel miracle ce fut, lorsque, pour la pre-

Page 236: Helen Keller Ma Religion

224

HELEN TŒLLE.R

rnière fois, je pris conscience de mon existence!

Les souvenirs de ma plus tendre enfance

s'étaient évanouis (1); mais, au fur et à mesure

que j'entrai en contact avec les réalités du

monde extérieur, ils se ravivèrent et contri-

buèrent à ensoleiller ma première jeunesse. Du

plus profond de mon être je m'écriai : « Qu'il est

doux de vivre ! » Je tendis à la vie deux mains

frémissantes, et c'est en vain que désormais

le silence aurait pu me forcer à rester muette !

Le inonde auquel je m'éveillai était encore

mystérieux pour moi, mais j'y trouvais l'espoir,

l'amour et Dieu! Que m'importait le reste ?

Est-il impossible que notre éveil dans le ciel

soit semblable à cette expérience personnelle ?

Plus tard mon horizon s'élargit encore lorsque

j'appris à parler. Je ne puis m'empêcher encore

aujourd'hui d'être émerveillée et enthousiasmée

par cet événement qui remonte à trente-six

années, tant cette expérience fut unique, mira-

culeuse et stupéfiante. Penser que du sein des

(i) Hélène Keller perdit la vue et. l'ouïe à la suite d'une gravemaladie, à l'fige de dix-huit mois.

Page 237: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 225

ténèbres et du silence j'ai pu arriver à trans-

former en langage un peu de cet air qui m'en-

tourait et que je respirais! Je ne me faisais lit-

téralement aucune idée de ce que pouvait

être le langage, et mon toucher ne suffisait

pas à me faire percevoir les mille vibrations

délicates dont sont faites nos paroles. Privée

comme je le suis de l'ouïe, ce n'est que par ungrand effort (le pensée que je pouvais arriver,

non seulement à me faire entendre, mais à me

faire comprendre. Encore maintenant, ce n'est

que par la seule force de l'esprit que j'arrive

à parler d'une manière à peu près intelligible.

Et lorsque je parle mieux, il m'est impossible

de réaliser en quoi consiste ce progrès et de lui

donner une forme durable, parce que je ne puis

me rendre compte suffisamment des sons qui

s'échappent de mes lèvres. Ce qui me surprend,

ce n'est pas mon insuccès, mais le fait que la

partie inconsciente de mon esprit surmonte si

souvent les hésitations de mon langage, si bien

que mes amis me disent avec un grand sérieux

« Pourquoi ne parlez-vous pas toujours aussi

16

Page 238: Helen Keller Ma Religion

226 liELEN KELLER

bien que cela? » Si je pouvais développer plus

complètement le pouvoir psychique de mon

subconscient, je suis certaine que ma victoire

serait complète. Les souffrances et les désap-

pointements par lesquels j'ai dû passer sont

indicibles, mais le prix qu'ils m'ont coûté

vaut la joie que j'éprouve à maintenir ce lien

vivant qui me permet de communiquer avec

le monde extérieur. En apprenant à articuler

et à exprimer mes sentiments par des paroles,

je réalise de plus en plus le miracle de tous les

temps et de l'éternité : la réalité de la pensée!,

C'est de la pensée que sont faits les livres, lesphilosophies, Ies sciences, les civilisations, les

joies et les désespoirs de la race humaine! Ima-

ginez un aveugle qui, après avoir erré solitaire

pendant plusieurs années dans la nuit noire

et la mélancolie, se trouverait soudain les yeux

grands ouverts, contemplant, le soleil et toute

la gloire d'un monde de lumière... Tel fut mon

cas; et j'éprouvai les sentiments que vous

pouvez facilement supposer quand la lumière

de la compréhension vint inonder mon esprit

Page 239: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

227

et que je réalisais que les mots étaient les pré-

cieux symboles de la connaissance de la pensée

et du bonheur. Un homme normal est tellement

familiarisé avec l'usage des mots qu'il ne peut

pas se souvenir du moment où il commença

à s'en servir. Mon expérience a été différente.

J'avais environ sept ans lorsque je commençai

à parler, et je me souviens exactement des

sentiments que j'éprouvais alors. J'appris ri

former des mots au moyen de mes mains bien

des aimées avant d'apprendre à les formuler

par des sons. Je suppose que, pour la plupart des

gens, la perception des sons d'un mot et celle

de la signification de ce mot lui-même sont

simultanées. De même, dans mon expérience,

la signification des symboles et des pensées que

les mots expriment nie fut révéiée tout d'un

coup.

A ce moment-là, mon institutrice, Miss Anne

Mansfield Sullivan, s'occupait de moi depuis

un mois environ. Elle m'avait appris les noms

de bon nombre d'objets. Elle les plaçait dans

ma main et en épelait les noms sur ses doigts

Page 240: Helen Keller Ma Religion

228

IIELEN KELLER

m'enseignant à former les mêmes lettres à mon

tour. Mais je n'avais pas la moindre idée de ce

qui se passait. Je ne sais pas ce que je pen-

sais alors; il ne me reste de cette expérience

que la mémoire tactile de mes doigts, passant

d'un mouvement à l'autre et changeant sans

cesse de position. Un jour, mon institutrice me

mit dans la main une tasse et en épela le nom.

Ensuite elle emplit cette tasse d'un liquide et

forma successivement les lettres w-a -t-e-r (i).

Elle 'me dit plus tard que j'avais alors un air

intrigué et que je persistais à confondre ces

deux mots, épelant tasse pour eau et eau poUr

tasse. Finalement, je me mis en colère parce

que Miss Sullivan continuait à répéter les

mêmes mots sans se lasser. En désespoir de cause,

elle me conduisit à la pompe du jardin, cou-

verte de lierre, et elle me fit tenir la tasse sous

le jet pendant qu'elle pompait. De sa main

libre, elle épelait inlassablement w-a-t-e-r,

w-a-t-e-r. J'étais debout, immobile à ses côtés,

concentrant l'attention de mon corps tout

(I) cc (lui signifie eau.

Page 241: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

229

entier sur les mouvements de ses doigts, et l'eau

continuait à couler, froide, sur ma main. Tout

à coup quelque chose d'étrange passa en moi,

comme si ma conscience se souvenait vaguement

de quelque chose, comme si de la mort je res-

suscitais à la vie! j'avais compris que ce que

mon institutrice épelait sur ses doigts corres-

pondait à ce quelque chose de froid qui cou-

lait sur ma main, et qu'il m'était possible de

communiquer avec les autres au moyen de ces

signes. Ce fut un jour merveilleux, que je

n'oublierai jamais! Mes pensées semblaient

folâtrer de tous côtés et me revenir avec une

rapidité extraordinaire. Elles semblaient naître

de mon cerveau et pénétrer mon être tout

entier. Je me rends compte aujourd'hui que ce

fut l'éveil de mon esprit, et je crois que cette

expérience, par sa nature même, était en quelque

sorte une révélation. Je prouvais immédiate-

ment et de plusieurs manières, le grand chan-

gement qui s'était opéré en moi. je voulais

apprendre le nom de tous les objets que je

touchais et avant la nuit j'avais appris trente

Page 242: Helen Keller Ma Religion

230 ITELEN KELLER

mots. Le néant avait disparu! J'étais transpor-

tée de joie; je mc sentais forte, capable de

supporter mes infirmités! Un sentiment déli-

cieux me possédait tout entière, et des choses

étranges et douces, qui j usqu'alors avaient été

emprisonnées dans mon coeur, se mirent àchanter. Cette première révélation valait bien

toutes ces années que j'avais passées dans le

silence et dans la nuit. Ce mot water resplendit

dans mon esprit comme le soleil sur un monde

engourdi par l'hiver. Avant cet événement

suprême, je ne possédais rien, sauf l'instinct

de manger, de boire et de dormir. Les jours

même n'existaient pas pour moi; je ne con-

naissais ni passé, ni présent, ni avenir, ni espoir,

ni anticipation, ni intérêt, ni joie.

Il ne faisait pas nuit, il ne faisait pas jour,Mais le vide absorbait l'espace,La fixité était: sans place;Il n'y avait ni étoiles, ni terre, ni temps,Ni contrôle, ni changement, ni hien, ni crime.

Je n'eus qu'un pas à faire des merveilles de

la nature aux merveilles de l'esprit. Lorsque

Page 243: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

231

le message de Swedenborg me fut révélé, ce

fut un autre don précieux qui vint s'ajouter

à ma vie. J'essaierai d'exprimer en parolesl'émotion que j'éprouvai. Ce fut comme si la

lumière était parvenue en un lieu où il n'y en

avait jamais eu auparavant. Le monde intan-

gible devint une certitude radieuse; les horizons

de mon esprit s'élargirent et je pus contempler

les lumineuses destinées où notre course se

poursuivrait, rapide, et où la lutte se conti-

nuerait avec succès.

La description du ciel que Swedenborg nous

fait n'est pas une simple collection d'idées

brillantes, mais un monde pratique et dans

lequel on vit réellement. On ne devrait jamais

oublier que la mort n'est pas la fin de la vie,mais qu'elle en est simplement une des expé-

riences les plus importantes. Tous ceux que

j'ai aimés sur la terre, proches ou éloignés,

vivants ou morts, vivent dans le silence demes pensées où ils ont leur individualité propre,

leur charme personnel et les qualités qui leur

sont particulières. A n'importe quel moment,

Page 244: Helen Keller Ma Religion

232 HELEN KELLER

ils répondent à mon désir, m'entourent et

égayent ma solitude. Quelle tristesse j'éprou-

verais si des barrières quelconques venaient

les empêcher de parvenir jusqu'à moi! Mais

je sais qu'il y a deux mondes, l'un que nous

pouvons mesurer à la règle et au compas, et

l'autre que nous pouvons sentir par le coeur et

l'intuition. D'après Swedenborg, la vie future

n'est pas seulement concevable, mais désirable;

le message qu'il apporte aux vivants qui sont

sur le point de passer par les affres de la mort et

qui craignent la séparation et la tristesse qui

l'accompagnent, apporte au coeur de l'humanité

comme le souffle bienfaisant de la présence

de Dieu. Nous pouvons maintenant aller au

devant de la mort comme la naturenous enseigne

à le faire, dans une auréole de gloire, et nous

avancer vers la tombe, d'un pas joyeux, l'esprit

rempli de nos pensées les plus radieuses et denos espoirs les plus précieux, tout comme la

nature qui, avant son hiver, se revêt d'or,

d'émeraude et d'écarlate et défie la mort de

lui dérober son immortalité.

Page 245: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION 233

La difficulté qu'ont les hommes de croire à

l'immortalité ne provient pas du fait qu'on ne

peut pas la prouver, mais bien de leur attitude

volontairement incrédule. Leurs désirs égoïstes

tendent à étouffer tous leurs efforts spirituels.

Il serait peut-être plus vrai de dire que leurs

facultés intérieures ne se sont pas encore déve-

loppées au point de pouvoir être utilisées

consciemment. Elles sont encore trop faibles

pour qu'ils puissent s'en. servir d'une manière

effective. Les hommes sont incapables de réa-

liser l'influence néfaste que le désir de posséder

exerce sur leur caractère. Quand on leur dit

qu'ils sont avant tout des êires spirituels, ils

ne savent pas ce que cela signifie. Ils croient

que seules les choses matérielles sont réelles.

Notre civilisation est une défaite tant que nous

restons indifférents aux enseignements de phi-

losophes comme Swedenborg et aux visions

des plus grands penseurs que le monde ait

connus.Swedenborg, tout en nous offrant les richesses

de sa pensée et de son érudition, nous raconte

Page 246: Helen Keller Ma Religion

234 HELEN KELLER

délibérément comment les anges le conduisirent

d'un endroit à un autre dans le monde spirituel,

lui montrèrent la vie qui vient après la mort

et la réalité de ce qui est immortel. Les anges

furent ses guides et ses maîtres. Son âme setrouvait, dans le ciel, comme chez elle. Tl sentit

la grandeur de la Divine Providence et l'actua-

lité étonnante de la vie éternelle. Il lui fut

accordé de parcourir toutes les régions du ciel

et des mondes habités.

Je n'ignore pas que certains savants nie

traiteront avec dédain. Ils me diront que nia

pauvre philosophie a besoin d'être perfec-

tionnée et ils se mettront à l'ouvre; ils se

moqueront de moi ou bien ils voudront me

convaincre par leurs raisonnements. « Toute

la création, diront-ils, aboutit à . cet invisible

atome de matière. C'est là le commencement

et la fin. » Peut-êtrel Mais il n'en reste pas

moins une goutte de rosée dans la coupe dn

lis! Il y a un parfum dans le coeur de la rose

et, sous les feuilles, un oiselet replie ses ailes!

J'ai de la peine à comprendre une foi si timide

Page 247: Helen Keller Ma Religion

MA RELIGION

235

qu'elle craint de regarder la mort en face. Une

foi qui est vulnérable en présence de la mort

est un roseau bien free, un appui bien incer-

tain. Inébranlable, je plonge par la pensée mes

regards au delà des limites de la vue terrestre,

et ma vision se poursuit jusqn'à ce qtlo mon

âme, inondée de lumière, s'écrie « La mort et la

vie ne font qu'un! »En pensant à ma vie passée,

je sais que mes obligations les plus grandes

vont à ceux que je n'ai jamais « vus ». Mes

moments les plus précieux sont ceux que j'ai

consacrés à penser aux choses du ciel; mes

amis les plus fidèles sont des habitants du

monde spirituel.Je ne puis imaginer ce que je serais sans reli-

gion; cela me serait tout aussi difficile que de

penser à un corps physique qui n'aurait pas

de coeur. Le monde spirituel n'offre aucune

difficulté à la pensée de quiconque est sourd

et aveugle. Presque tous les objets du mondu

visible sont aussi vagues pour moi, aussi éloi-

gnés de mes sens, que les pensées spirituelles

semblent l'être de la conscience de la plupart

Page 248: Helen Keller Ma Religion

236 IIELEN KELLER

des gens. Je pose mes mains sur les pages de

ces gros livres, transcrits en Braille, qui contien-

nent les enseignements de Swedenborg, et je les

retire pleines des secrets du monde spirituel. Mon

sens intérieur ou « mystique », si vous préférez,

me donne la vision des choses invisibles. Le

monde mystique dans lequel je vis est embelli

par des arbres, des nuages, des étoiles et de

gais ruisseaux que je n'ai jamais « vus ».

Il m'arrive souvent d'être consciente de la

beauté des fleurs, du chant des oiseaux et du

rire des enfants, lorsque mes compagnons,

doués de la vue physique, nie déclarent qu'ils

ne voient, ni n'entendent rien. Sceptiques, ilsme disent que je vois une « lumière qui n'exista

jamais, ni sur terre, ni sur mer ».

Mais je sais que leur sens mystique est

encore endormi et c'est la raison pour laquelle

il y a tant de vide dans leur vie. Ils préfèrent

des « faits » à la vision intérieure; ils veulent

des démonstrations, une preuve scientifique.

C'est à eux que le Seigneur S'adresse lorsqu'il

s'écrie : « Vous demandez un signe, mais il ne

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MA RELIGION

237

vous en sera point donné. » J'aime la vie, ses

mystères, ses illusions, son besoin invincible

de temples qui ne sont pas construits par des

mains d'hommes! Les ouvrages de Swedenborg

sont une source intarissable de satisfaction

pour ceux qui vivent de la vie de l'esprit.

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