Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

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Bibliothèque de philosophie Collection fondée par Jean-Paul Sartre

et Maurice Merleau-Ponty

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MAR TIN HEIDEGGER

SCHELLING LE TRAITÉ DE 1809

SUR L'ESSENCE

DE LA LIBERTÉ HUMAINE

édité par Hildegard Feick

Traduit de l'allemand par Jean-François Courtine

GALLIMARD

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Galatasaray Üniversitesi Merkez Kütüphanesi

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255.07.02.01.06.00/08/0087812

Titre original:

SCHELLINGS ABHANDLUNG

ÜBER DAS WESEN DER MENSCHLICHEN FREIHEIT

(1809)

© Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1971. © Éditions Gallimard, 1977, pour la traduction française.

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, , NOTE DE L EDITEUR

Les chiffres marginaux renvoient à la pagination de l'édition allemande: Schellings Abhandlung Über das Wesen der menschli­chen Freiheit (1809), Niemeyer Verlag, Tübingen 1971.

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AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR

Cet écrit donne dans sa partie principale le texte d'un cours tenu à l'Université de Fribourg-en-Brisgau durant le semestre d'été 1936. Le manuscrit en a été transcrit, et certaines phrases ont été complétées par des termes de liaison chaque fois qu'elles ne comportaient que des indications abrégées. Nous sommes redevables au professeur Heidegger de ses avis et de son aide lors de la collation du texte.

Comme le manuscrit ici publié représente une rédaction devant servir de base à un cours, il nous a fallu dans sa resti­tution écrite suppléer à l'occasion à tout ce qui, dans un exposé oral, peut faciliter la compréhension, et introduire, à titre d'expédient, quelques éclaircissements supplémen­taires. Çà et là des répétitions et de courtes remarques annexes ont également été supprimées, quand elles nous ont paru inutiles à l'intelligence du texte. De manière générale, nous avons conservé le style parlé.

L'appendice donne quelques passages choisis par nous et tirés des manuscrits préparatoires à un séminaire sur Schel­ling destiné à des étudiants avancés; le séminaire eut lieu durant le semestre d'été 1941. M. Fritz Heidegger avait déjà pris soin d'établir une transcription de ces manuscrits. Cet appendice contient en outre un extrait des notes de séminaire - elles aussi transcrites - datant des années 1941-1943.

Nous remercions cordialement MM. Harmut Buchner et Friedrich-W. von Herrmann pour l'aide scrupuleuse qu'ils nous ont apportée lors de la correction des épreuves; nous remercions aussi H. Buchner pour ses indications, reprises dans les « notes Il.

Hildegard Feick.

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AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR

Ce texte offre quelques difficultés particulières de traduc­tion qui tiennent essentiellement au fait qu'il s'agit là d'un commentaire suivi du traité sur la liberté, ce qui conduit Heidegger à souligner la terminologie schellingienne et à accentuer ce qu'elle peut avoir de déconcertant.

Sans pour autant nous en faire une règle absolue, nous nous sommes généralement efforcé de faire correspondre aux termes allemands qui sont directeurs un seul et même équi­valent français. D'où sans doute quelques inévitables singu­larités d'expression.

Le lecteur trouvera à la fin de ce volume un index français­allemand et un glossaire où sont groupées par familles ces principales équivalences.

Dans quelques passages, peu nombreux, nous avons complété le travail de l'éditeur en signalant les références au texte de Schelling cité par Heidegger. Dans ce cas, nous avons rétabli les guillemets et nous indiquons la référence entre crochets obliques.

Quelques termes ajoutés par le traducteur à titre explica-tif sont indiqués par le même signe.

Emmanuel Martineau a bien voulu relire attentivement le manuscrit de cette traduction en cours d'élaboration; il a pu ainsi nous faire part de nombreuses suggestions toujours précieuses. Ce dont nous le remercions ici très cordialement.

J.-F. Courtine.

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(1) EXPLICATIONS INTRODUCTIVES

1. L 'œuvre de Schelling et la tâche de l'interprétation

Schelling aborde la question de l'essence de la liberté humaine dans un traité qui a pour titre :

Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine et les objets qui sy rattachent.

Ce traité paraît pour la première fois, accompagné de tra­vaux déjà publiés par Schelling, en un volume intitulé :

Écrits philosophiques de F. W. Schelling. Tome premier, Landshut, chez Philipp Krüll, libraire de l'Université, 1809 1.

1809 : Napoléon règne, c'est-à-dire en l'occurrence opprime et outrage l'Allemagne. Depuis 1806 l'Empire a perdu jusqu'à son nom. Cette année-là seize princes alle­mands rejoignent la Confédération du Rhin, placée sous le protectorat de Napoléon. Le 1 er août, ils avisent le Reichstag à Regensburg de leur scission d'avec le Reich. Le 6 août, François II répond en abdiquant la couronne impériale alle­mande. Le 14 octobre 1806, la Prusse connaît à Iéna et à Auerstedt son plus complet effondrement. Napoléon peut écrire au sultan: « La Prusse a disparu. )) Le roi s'était enfui à Memel, au fin fond de la terre allemande. Avec la paix de Tilsit, la Prusse est réduite à la rive droite de l'Elbe. La Saxe Électorale passe à la Confédération du Rhin. Jusqu'à l'Elbe le français devient langue officielle.

En 1808, Napoléon convoque à Erfurt une assemblée des Princes. C'est là que Gœthe eut l'occasion de s'entretenir avec Napoléon. Ils parlèrent de poésie, en particulier de la

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tragédie et de la représentation du destin. Napoléon dit: les tragédies « appartiennent au passé, à une époque plus sombre. Qu'a-t-on affaire aujourd'hui du destin? Le destin, c'est la politique. Venez à Paris, je vous le demande instam­ment. Là-bas, la conception du monde est plus vaste. li

1809 : Gœthe avait soixante ans. Le Faust, première partie, venait de paraître. Cinq ans plus tôt, en 1804, mourait Kant à l'âge de quatre-vingts ans. L'année suivante, en 1805, Schiller était emporté prématurément. En 1809, Napoléon subit sa première défaite sévère à la bataille d'Aspern. Les

(2) paysans tyroliens, menés par Andreas Hofer, se rebellèrent. Entre-temps, au nord, la Prusse avait commencé à retrou­

ver son cc esprit ferme et sûr /) (Fichte). Le baron d'Empire von Stein présidait à la refonte de l'Administration. Scharn­horst formait et animait une nouvelle armée. A l'Académie de Berlin, Fichte prononçait ses Discours à la nation alle­mande. Schleiermacher devenait, avec ses sermons à l'église de la Trinité, le maître politique de la société berlinoise.

En 1809, Wilhelm von Humboldt devenait ministre prus­sien des cultes et de l'instruction publique : il poursuivit la fondation de l'Université de Berlin, déjà préparée par les cc mémoires » de Fichte et de Schleiermacher. En cette même année, la Cour royale revint de Konigsberg à Berlin. L'année suivante mourait la reine Louise. Un an plus tard, le poète Heinrich von Kleist se tua à Wannsee, lui qui avait long­temps nourri le sombre projet de supprimer Napoléon -Napoléon que Gœthe admirait comme un grand cc phénomène naturel li, que Hegel, en le voyant, au soir de la bataille d'Iéna, traverser la ville à cheval, avait nommé l' cc âme du monde li, et dont le vieux Blücher disait : cc Laissez-le faire, ce n'est qu'un sot. li Pendant ce temps, le diplomate Hardenberg était devenu chancelier d'État; il préservait le soulèvement prusso-allemand, qui allait grandissant, d'une répression immédiate.

Tous ces hommes nouveaux - très différents, et poursui­vant chacun sa volonté propre - s'accordaient cependant sur cela même qu'ils voulaient. Ce qu'ils voulaient trouve son expression dans ce mot d'ordre qui circulait entre eux : ils nommaient l'État prussien en formation l' cc État de l'intelligence ), c'est-à-dire de l'esprit. A leur tête, le soldat Scharnhorst réclamait avec toujours plus d'acharnement,

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pour la guerre, certes de la vaillance, mais pour la paix, des connaissances, encore des connaissances, et de la culture. Culture - Bildung - cela désignait alors un savoir essentiel capable de donner tournure à toutes les positions fondamen­tales de l'être-là historiaI, ce savoir qui constitue la pré­supposition de toute volonté forte.

Et bientôt devait se révéler au grand jour la non-vérité profonde de ce mot que Napoléon avait prononcé à Erfurt devant Gœthe: « Le destin, c'est la politique. Il Non, c'est l'esprit qui est destin, et le destin est esprit. Or l'essence de l'esprit, c'est la liberté.

En 1809 paraissait le traité de Schelling sur la liberté. C'est ce que Schelling a fait de plus grand, et c'est en même temps l'une des œuvres les plus profondes de la philoso­phie allemande, et par là, de la philosophie occidentale.

Deux ans avant le traité de Schelling sur la liberté, en 1807, était parue la première et la plus importante des œuvres de Hegel: la Phénoménologie de l'esprit. La préface de cette œuvre contient un net désaveu de Schelling, et elle aboutit à une rupture définitive entre les deux amis de jeu-

(3) nesse. Le troisième, dans cette alliance de jeunesse des trois compagnons souabes, Holderlin, fut, à la même époque, emporté et pris en garde par ses dieux dans l'abri de la folie.

Ainsi les trois compagnons qui avaient partagé la même chambre au StiJt de Tübingen se trouvèrent-ils douloureu­sement déchirés et séparés les uns des autres en leur être-là - c'est-à-dire en même temps dans leur œuvre -, mais non pas simplement dispersés. Ils ne faisaient ainsi qu'accomplir, chacun selon sa loi propre, la configuration de l'esprit allemand, dont la métamorphose en une force historiale n'est pas encore achevée, et ne pourra enfin s'achever que si nous réapprenons d'abord à admirer et à prendre en garde ce qui est œuvre créatrice.

Lorsque Schelling publia son traité sur la liberté, il était âgé de trente-quatre ans. Il avait fait paraître son premier ouvrage philosophique durant sa dernière année d'études (1794) : Sur la possibilité d'une forme de la philosophie eT! général. La thématique philosophique ne pouvait pas trouver un plus vaste champ. A partir de ce texte, et jusqu'au traité sur la liberté, la pensée de Schelling connaît un déve­loppement impétueux. Durant cette période de quinze

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ans, chaque année apporte un ou plusieurs traités nouveaux, au nombre desquels figurent des œuvres décisives comme la Première esquisse d'un système de philosophie de la nature (1799), ou le Système de l'idéalisme transcendantal (1800). Cette Esquisse transportait l'idéalisme de Fichte en un domaine tout autre, et elle engageait l'idéalisme en général sur une nouvelle voie. Le Système préfigurait la Phénoméno­logie de l'esprit de Hegel, et constituait la condition préalable à la démarche ultérieure de Schelling. En 1801 paraissait l'Exposition de mon système de philosophie.

Après le traité sur la liberté, Schelling ne publia plus rien, mis à part quelques discours de circonstances et le texte polémique contre F. H. Jacobi, dont nous reparlerons plus loin. Mais cette période de quarante-cinq ans, qui dura jus­qu'à la mort de Schelling, en 1854, n'indique pourtant aucun repli sur une position considérée comme désormais acquise, pas plus qu'une diminution de sa force créatrice. Si le travail de Schelling ne prit pas la forme d'une œuvre véri­table, cela tenait au style de questionnement dans lequel il s'était enfoncé à partir du traité sur la liberté.

Il faut partir de là pour comprendre cette période de silence - ou mieux encore, et à l'inverse, c'est ce silence qui, en fait, jette une certaine lumière sur la difficulté et la nou­veauté du questionnement, comme sur la claire conscience qu'en avait le penseur. Ce que l'on allègue d'ordinaire, pour expliquer cette période de silence chez Schelling, n'inter­vient qu'en deuxième ou troisième ligne, et relève au fond du domaine du bavardage. Schelling lui-même porte ici sa part de responsabilité, dans la mesure où il n'a pas toujours suffisamment fait preuve d'indifférence à l'égard de ce genre d'attaques. Nous pouvons cependant apprécier, dans une certaine mesure, l'importance du travail de pensée qui s'est

(4) accompli durant cette période de silence littéraire, grâce aux 90 leçons qui nous ont été transmises dans l'œuvre pos­thume. Dans une certaine mesure seulement, car entre des leçons et une œuvre élaborée, se suffisant à soi-même, la différence n'est pas seulement de degré, mais de nature. Cependant Schelling devait nécessairement - s'il est permis de parler ainsi - échouer en son œuvre, car sa problématique ne souffrait aucun foyer interne dans la situation philoso­phique de l'époque. Nietzsche, le seul penseur essentiel

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après Schelling, s'est lui aussi hrisé en face de ce qui était son œuvre véritable: La Volonté de puissance, et ce pour les mêmes raisons. Mais ce grandiose échec, par deux fois répété, de grands penseurs, n'est pas imputable à une défail­lance, il n'a d'ailleurs rien de négatif, bien au contraire. C'est là le signe du surgissement de ce qui est tout autre, l'éclair annonciateur d'un nouveau commencement. Qui connaîtrait vraiment la raison de cet échec, et pourrait, en toute connaissance de cause, le surmonter, celui-là devien­drait le fondateur d'un nouveau départ de la philosophie occidentale.

A l'époque de sa plus haute création et de sa plus profonde solitude, Nietzsche écrivit sur un exemplaire de son livre Aurore (1881), en guise de dédicace, les vers suivants :

« Qui doit un jour annoncer beaucoup Tait beaucoup à l'intérieur de soi. Qui doit un jour allumer l'éclair, Il lui faut longtemps - être nuage . .,

(1883.)

Le traité de Schelling sur la liberté est l'une de ces œuvres, tout à fait rares, où un tel nuage commence à se former. Il plane encore au-dessus de nous. Nous, les tard venus, nous n'avons pour seul et plus proche devoir, que de faire signe vers ce nuage. C'est ce qui devrait advenir dans l'explication du traité sur la liberté. La visée immédiate de cette explica­tion est triple :

1) Concevoir l'essence de la liberté humaine, ce qui implique aussi de comprendre la question de la liberté. Car par là même, le centre le plus intime de la philo­sophie accède au savoir, et, grâce à ce savoir, nous nous portons en lui.

2) Il s'agit ensuite, et à partir de ce centre, de nous ouvrir l'accès à la philosophie de Schelling envisagée dans son ensemble, et de la saisir en ses traits fonda­mentaux.

3) En suivant cette voie, nous parviendrons peut-être .à comprendre la philosophie de l'idéalisme allemand dans sa totalité à partir des forces qui la mettent en mouvement; car Schelling est le penseur proprement créateur, celui qui s'avance le plus loin au sein de toute

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cette époque de la philosophie allemande. Et il l'est au point de réussir de l'intérieur à faire sortir de lui-même l'idéalisme allemand, en l'entraînant au-delà de sa propre position fondamentale.

Sans doute Schelling ne conduit-il pas encore le question­nement jusqu'au lieu métaphysique vers lequel Holderlin

(5) devait s'élancer poétiquement pour y demeurer dès lors abso­lument seul. L'histoire de la solitude de ce poète et celle de ce penseur ne pourront jamais être écrites, ce n'est d'ailleurs pas nécessaire. Il suffit que nous en gardions toujours quelque chose en mémoire.

Nous commencerons immédiatement (dès l'heure suivante) l'explication du traité de Schelling sur la liberté. Vous trouverez le texte édité séparément dans la Philosophische Bibliothek *. L'explication procédera de la manière sui­vante : nous suivrons pas à pas la démarche du traité, en développant, à propos des différentes étapes, ce qu'il est à chaque fois nécessaire de savoir historiquement, c'est-à-dire aussi bien quant à la chose même qui est en question. En acquérant cette entente du traité, nous le verrons de lui-même s'éloigner de nous pour s'intégrer à l'advenir historiaI qu'est la métaphysique de l'idéalisme allemand, et ainsi nous révé­ler du même coup la loi la plus intime de cette histoire, et par là même ce qu'il faut que nous aussi nous maîtrisions afin d'accéder au Libre. Dans l'histoire de l'humanité, on ne sur­monte jamais l'essentiel en lui tournant le dos et en s'en déli­vrant apparemment par un simple oubli. Car l'essentiel revient toujours; reste seulement à savoir si une époque est prête à l'affronter, et si elle est assez forte pour cela.

* On peut lire aujourd'hui le texte de Schelling dans l'édition qu'en a donnée Horst Fuhrmans (avec une introduction et des notes) chez Reclam. Stuttgart, 1968. Le texte indique en marge la pagination des Werke. Signalons aussi l'édition récente de W. Schulz (Suhrkamp, Francfort, 1975); cette dernière édition ne men­tionne pas la pagination des Werke. Rappelons enfin les deux seules traductions françaises de ce texte: la traduction, déjà ancienne, de G. Politzer: Schelling, La liberté humaine (Paris, Rieder, 1926). Cette traduction est discutable sur quelques points, mais ils sont essentiels; par ailleurs, depuis longtemps épuisée, elle est devenue introuvable. Nous n'avons pas cru devoir y renvoyer. La traduction de S. Jankélévitch dans le recueil: Schelling, Essais (Paris, Aubier, 1946). Cette tra­duction, outre ses nombreuses omissions (une bonne douzaine) souvent fort impor­tantes, est si peu sûre dans ses choix terminologiques, quand il y va des concepts fondamentaux de la pensée de Schelling, qu'elle est pratiquement inutilisable. Nous renonçons donc à y faire référence. En ce sens, et après plus de cent cinquante ans, un des textes les plus importants de l'histoire de la métaphysique est encore en attente de sa traduction dans notre pays. (N. d. T.)

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2. Indications biographiques et bibliographiques

Avant de passer à l'explication du traité de Schelling, donnons encore brièvement quelques indications préalables:

1) Une esquisse rapide et superficielle de la vie de Schel­ling.

2) Quelques remarques relatives aux instruments de travail que nous aurons à utiliser.

1) Quand l'œuvre d'un penseur essentiel, ou bien des frag­ments et des témoignages sur son œuvre nous sont transmis, la « vie Il du philosophe reste sans intérêt pour ce qui concerne l' « être public ». D'ailleurs ce n'est jamais une biographie qui nous permettra de connaître ce qui appartient en propre à une existence philosophique. Si pourtant nous donnons à présent quelques indications sommaires sur le cours exté­rieur de la vie de Schelling, c'est plutôt dans le but d'offrir en cela une possibilité de situer plus nettement cette vie au sein de l'époque telle que nous la connaissons historique­ment par ailleurs.

Schelling est issu, comme beaucoup d'autres grands Alle­mands, d'un presbytère protestant. Il est né le 27 janvier 1 7 7 5 dans la petite ville souabe de Leonberg - la ville natale du grand astronome Kepler. Deux ans plus tard, en 1777, le père de Schelling fut appelé à Bebenhausen, près de Tübingen, pour y être pasteur et professeur à l'École prépa-

(6) ratoire de théologie. A dix ans, le jeune Schelling fréquente l'école classique de Nürtingen, la petite ville où Holderlin à la même époque passait son enfance. Dès l'année suivante, son père dut retirer de l'école l'enfant qui, au dire de ses maîtres, n'avait plus rien à y apprendre. Ainsi Schelling suivit-il les cours à Bebenhausen en compagnie de sémina­ristes plus âgés jusqu'en 1790; il s'inscrivit alors - dans sa quinzième année - comme étudiant à l'Université de Tübingen. Déjà ses maîtres de Bebenhausen avaient reconnu en lui un ingenium praecox, un don créateur exceptionnel­lement précoce. Schelling, avant même d'entrer à l'Univer­sité, avait déjà lu la Monadologie de Leibniz. C'est une

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œuvre qui restera décisive pour tout son travail philoso­phique à venir. De Kant, Schelling ne savait encore rien. Mais en cette même année 1790, où Schelling fréquentait l'Université de Tübingen, paraissait l'ouvrage de Kant qui. pour la jeune génération, allait servir de base au développe­ment de l'idéalisme allemand: la Critique de la faculté de Juger.

Schelling étudia cinq ans à Tübingen, deux ans de philo­sophie et trois ans de théologie; il commença son cycle d'études avec pour condisciples Hegel et Holderlin, qui, tous deux plus âgés que lui de cinq ans, quittèrent plus tôt l'Université.

La philosophie de Kant, la Révolution française, les Grecs, la querelle du Panthéisme ouverte par l'écrit de Jacobi sur Spinoza 2, déterminaient le monde spirituel des étudiants de Tübingen jusque dans les habitudes de leur vie quoti­dienne. Schelling, comme nous l'avons déjà mentionné, n'avait pas encore terminé sa dernière année d'études lors­qu'il publia son premier écrit philosophique; celui-ci était entièrement placé sous l'influence de la Doctrine de la science de Fichte, qui venait de gagner la notoriété. Lors­qu'aux environs de Pâques 1795 Holderlin, qui avait entendu à Iéna, où il était précepteur, les cours de Fichte, rendit visite à Schelling encore à Tübingen, il put lui confirmer qu'il était allé, lui Schelling, « tout aussi loin que Fichte» < G.L. Plitt, Aus Schellings Leben, l, p. 71 >.

Schelling lui-même devint, comme ses compagnons, pré­cepteur, en l'occurrence à Leipzig, où il put en même temps se livrer avec ardeur à l'étude des sciences naturelles. En 1798, à vingt-trois ans par conséquent, Schelling fut appelé à Iéna, à l'instigation de Fichte, et avec l'appui de Gœthe, en qualité de professeur (1 extraordinaire )) de philosophie, c'est-à-dire comme chargé de cours sans traitement. Les noms de Weimar et de Iéna disent assez dans quel monde spirituel, vivant et tumultueux, Schelling devait s'épanouir. En 180 l, Hegel vint à son tour de Francfort à Iéna pour y être « habilité )).

Cette période d'Iéna (1798-1803) est la plus féconde dans la vie de Schelling; c'est à ce moment-là qu'il posa les fon­dements de son système, sans s'y tenir assurément de façon rigide par la suite. A Iéna, il donna pour la première fois

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ses Leçons, devenues célèbres, sur la méthode des études (7) académiques 3. Des raisons objectives et personnelles entraέ

nèrent son départ en 1803. Après un bref professorat à Wurtzbourg, Schelling alla s'installer à Munich, ville où il n'y avait pas encore d'Université; il y devint membre de l'Académie des sciences et secrétaire général de l'Académie des beaux-arts. Schelling demeura à Munich jusqu'en 1841 - mis à part une courte interruption, de 1820 à 1827, période pendant laquelle il séjourna à Erlangen. En 1826, l'ancienne Université bavaroise d'Ingolstadt fut transférée de Landshut (où elle se trouvait depuis 1800) à Munich. La nomination de Schelling à l'Université s'imposait, en dépit d'obscures intrigues dirigées contre lui.

Hegel mourut en 1831; depuis 1819, il avait exercé à Berlin une influence rayonnante et dominé la philosophie allemande. Après sa mort il fut aussitôt question d'appeler Schelling pour lui succéder, mais ce n'est qu'en 1841, après l'avènement de Frédéric-Guillaume IV que le projet put se réaliser. Schelling enseigna à Berlin jusqu'en 1846, sans qu'il lui soit donné d'exercer une influence aussi éclatante que celle de Hegel. Cela ne tenait pas seulement au genre de philosophie qui était le sien à ce moment, cela tenait à l'es­prit ou plutôt à l'absence d'esprit de l'époque tout entière. Schelling renonça alors à toute activité publique, et, jusqu'à sa mort en 1854, il consacra la fin de sa vie à l'élaboration de l'œuvre principale qu'il projetait, mais il ne parvint pour­tant qu'à mettre en forme la série de ses leçons.

Il est d'usage, lorsqu'on évoque le nom de Schelling, d'indi­quer que ce penseur aurait continuellement changé de point de vue, et l'on va même parfois jusqu'à attribuer cette ver­satilité à un défaut de caractère. Mais la vérité est que peu de penseurs ont autant que Schelling passionnément combattu, depuis le tout début, pour un seul et unique point de vue. Hegel en revanche, le penseur circonspect, ne publia qu'à trente-sept ans sa première œuvre importante; mais il eut du même coup le cœur net en ce qui concernait la philoso­phie et son point de vue; ce qui suivit ne fut qu'élaboration et application, tout cela de grand style, certes, et avec une magnifique assurance.

Quant à Schelling, il lui fallut toujours de nouveau tout abandonner, pour entreprendre de fonder, toujours à nou-

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veaux frais, le même. Schelling dit une fois (IX, 217-218; 5,11-12)* :

({ Celui qui veut s'établir au point de départ d'une philo­sophie vraiment libre doit abandonner Dieu lui-même. C'est ici qu'il convient de dire : qui veut le conserver le perdra, et qui y renonce le trouvera. Celui-là seul est parvenu au fond de soi-même et a reconnu toute la profondeur de la vie, qui un jour a tout abandonné et a été abandonné de tout, pour qui tout a sombré, et qui s'est vu seul avec l'infini : c'est un grand pas que Platon a comparé à la mort. Il

(8) Schelling a maintes fois franchi ce pas. C'est pourquoi il s'est privé le plus souvent d'un développement paisible et continu, et c'est pourquoi le caractère achevé que donne une élaboration ultime fait souvent défaut à son œuvre. Mais tout cela n'a rien à voir avec un changement de point de vue révélateur d'une versatilité fatale.

Ce que cette longue vie a véritablement produit, accompli et toujours à nouveau repris et relancé, nous devrons l'ap­prendre en expliquant le texte sur la liberté. Il suffit de connaître le portrait du vieux Schelling pour pressentir qu'en cette vie vouée à la pensée, ce n'est pas seulement un destin personnel qui s'est joué, mais que c'était bien l'esprit historiaI des Allemands eux-mêmes qui se cherchait une figure.

2) Les instruments de travail (v. p. [51). a) Les Schellings Werke ont été édités peu de temps

après sa mort par son deuxième fils, de 1856 à 1861, en quatorze volumes, répartis en deux sections différentes : la première section comprend dix volumes qui reprennent tout ce qui, du vivant de Schelling, a fait l'objet de publica­tions séparées, ainsi que les essais et les articles parus en revues, les discours académiques et les conférences, avec des compléments inédits pour certaines parties; la deuxième section (1856-1858) est tirée de l'œuvre posthume, et donne accès, avec les Leçons sur la philosophie de la mythologie et les Leçons sur la philosophie de la révélation, à la doctrine tardive du philosophe, telle qu'elle s'est élaborée à partir de 1805.

(*) Dans la suite, l'A. adopte le plus souvent. comme ici. un double système de références: les trois premiers chiffres renvoient à l'éd. K.F.A. Schelling. les trois suivants à la tomaison et à la pagination de la réédition Schroter. (N. d. T.)

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Cette édition complète, qui est devenue rare, peut être rem­placée dans une certaine mesure par les Schellings Werke édi­tés par Manfred Schroter « d'après l'édition originale mais suivant une disposition nouvelle )). A ce jour, et depuis 1927, six volumes principaux ont vu le jour; ils mentionnent la pagination de l'édition originale 4.

On peut utiliser par ailleurs les Schellings Werke, Auswahl In 3 Bd. [Œuvres choisies de Schelling en trois volumes] dans la Philosophische Bibliothek chez Meiner (1907). On trouve également chez cet éditeur des éditions séparées de certains textes, dont le nôtre.

La source indispensable pour la biographie de Schelling, mais aussi pour la genèse de ses œuvres, est constituée par les trois volumes : Aus Schellings Leben, in Briefen, édités par G.L. Plitt en 1869-1870 5•

On peut y ajouter: Fichtes und Schellings philosophischer Briefwechsel aus dem Nachlass beider (1856) [Correspon­dance philosophique Fichte-Schelling, tirée de l'œuvre pos­thume] 6.

Le recueil Romantikerbriefe édité en 1907 par Gundolf donne une vue d'ensemble complète, directement puisée aux sources, surtout pour la période d'Iéna.

b) Parmi les écrits sur Schelling et son œuvre, il n'yen a que deux qui méritent d'être signalés:

10 La présentation d'ensemble de Kuno Fischer, qui reste encore la meilleure : Schellings Leben, Werke und Lehre, 1 re éd. 1872. La 4e édition forme le tome VII de la Geschichte der neueren Philosophie. L'exposé de Kuno Fischer a le

(9) mérite d'être sans prétention bien que nourri d'une très riche connaissance de toute cette période. La vaste fresque qu'il a brossée en partant des sources biographiques repré­sente un travail magistral, même s'il est vieilli sur certains points de détails. Les œuvres de Schelling sont traitées sous forme de simples comptes rendus, mais donnent souvent des indications précieuses quant au contenu des textes; cela ne met philosophiquement rien en jeu, mais cela n'altère rien non plus.

20 Une présentation plus récente et de moindre ampleur nous est offerte par H. Knittermeyer, sous le titre : Schel­ling und die romantische Schule, Munich 1929, dans la série Geschichte der Philosophie in Einzeldarstellungen

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(tome XXX/XXXI). Le livre de Knittermeyer est serIeux, soigneusement fait et agréablement écrit, il donne aussi en appendice des indications permettant de s'orienter de façon sûre à travers la littérature consacrée à Schelling 7 et aux Romantiques. Il ne faut certes pas s'attendre à trouver dans cet ouvrage un exposé pertinent de la philosophie de Schelling en ce qu'elle a de décisif, et telle qu'elle est déve­loppée dans le traité sur la liberté. En outre, le fait que l'au­teur se situe et s'oriente par rapport à la théologie dialectique d'aujourd'hui entraîne un grave rétrécissement du point de vue, surtout quand on aborde les questions métaphysico­spéculatives.

3° Le Manuel d'histoire de la philosophie de Windelband, dans la nouvelle édition de Heimsoeth (1935), donne d'excel­lentes informations sur les différents exposés historiques consacrés à l'idéalisme allemand en général; on y trouve aussi un « aperçu sur l'état de la recherche en histoire de la philosophie li.

A titre d'introduction générale à toute cette époque, du point de vue de l'histoire de l'esprit, il faut avoir recours en priorité aux recherches de W. Dilthey. Elles ne sont toutes que des travaux préliminaires en vue d'une vaste histoire, traitée en profondeur, de l'esprit allemand. Quand il est question d'une interprétation de l'idéalisme allemand sus­ceptible d'ouvrir immédiatement un débat créateur avec celui-ci, l'œuvre de Dilthey ne donne rien, pas plus d'ailleurs que les autres présentations d'ensemble consacrées à cette période. Mais s'il s'agit de rendre visible, en ses détours, le cheminement de l'esprit, celui de l'individu comme celui du peuple, tout devient lumineux et magnifique, quand bien même le mode d'exposition trop facilement flottant de Dilthey ne s'accorderait plus tout à fait avec notre style actuel. Il faut mentionner en particulier dans les Gesammelte Schrif­ten, le tome II : Conception du monde et analyse de l'homme depuis la Renaissance et la Réforme. Contributions à l'his­toire de la philosophie et de la religion; le tome III : Études pour l'histoire de l'esprit allemand; le tome IV : Histoire de la jeunesse de Hegel et autres contributions à l'histoire de l'idéalisme allemand. Parmi les publications séparées, il faut mentionner aussi : Das Erlebnis und die Dichtung

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Explications introductives 25

[L'expérience vécue et la poésie], Lessing, Gœthe, Novalis et Holderlin 8. On oublie souvent l'ouvrage de jeunesse de

(10) Dilthey: la Vie de Schleiermacher (l, 1870). Ce sont surtout les tomes II et IV qui offrent des présentations fondamentales relatives' à la situation spirituelle de l'Allemagne entre 1795 et 1806. Nous ne devons pas perdre de vue, dans le fatras des nouvelles parutions du jour et des libelles de propagande, ces œuvres - consacrées aux grands hommes de l'Allemagne -qui sont appelées à demeurer. Même dans la science le plus récent n'est pas toujours le meilleur, et celle-ci vient à mourir quand elle oublie sa grande tradition. Toute cette époque dans son ensemble est impensable sans l'esprit de Kant. Son œuvre, noble et grandiose, consacrée même par la critique créatrice qui s'exerce contre elle, étend par­tout ses effets, principalement grâce à la force de métamor­phose qu'elle irradie.

3. La question de la liberté chez Schelling comme question­nement historiai en quête de l'être.

Nous abordons maintenant l'interprétation du traité, et nous prendrons pour fil conducteur de notre interprétation du texte sur la liberté ces deux paroles de Schelling :

« Veut-on rendre hommage à un philosophe, il faut alors le comprendre là même où il n'est pas encore parvenu aux conséquences, en son idée-de-fond; (l'idée) dont il part» (W. 2e section, III, 60) < E. VI, 60 >.

Et encore:

« C'est une piètre objection à opposer à un philosophe que de prétendre qu'il est incompréhensible» (X, 163) (5, 233).

Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine et les objets qui s:r rattachent.

Ce titre a besoin tout d'abord d'un bref éclaircissement. Qu'annonce-t-il? Des recherches, non pas la présentation et la communication de résultats et de thèses, ou tout simple­ment la caractérisation d'un point de vue. Nous serons donc

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contraints de suivre et d'emprunter à notre tour le chemine­ment du questionnement philosophique. Certes ce n'est appa­remment qu'une question particulière, la question de l'essence de la liberté, et même de la liberté humaine qui est ici envisa­gée. On connaît la question sous sa formulation courante de « problème de la liberté de la volonté» - problème du libre arbitre. On y discute pour savoir si la liberté humaine est libre ou non libre, et comment cela se peut démontrer de façon suffisamment probante. La liberté passe alors pour une propriété de l'homme; ce qu'est et qui est l'homme, on croit en l'occurrence le savoir déjà - la seule incertitude porte sur cette propriété qu'est la liberté: savoir si elle lui appartient ainsi qu'à sa faculté de vouloir, ou bien si elle doit lui être déniée.

(11) Le traité de Schelling n'a rien à voir avec cette question du libre arbitre, laquelle finalement est posée de travers, et par conséquent ne constitue pas même une question. Car ici la liberté ne se donne pas pour une propriété de l'homme, mais à l'inverse, c'est l'homme qui serait plutôt le bien propre de la liberté. La liberté est l'essence qui contient et qui transit d'un bout à l'autre l'être-homme; c'est à elle que l'homme doit être reconduit pour devenir véritablement homme. Ce qui revient à dire que l'essence de l'homme se fonde dans la liberté. Mais la liberté elle-même est une détermination de l'être en général en ce qu'il a de propre, une détermination qui excède tout être-homme. Pour autant que l'homme est comme tel, il doit nécessairement participer à cette détermina­tion de l'être, et l'homme est dans la mesure où il réussit à prendre part à la liberté. (A noter : la liberté non pas pro­priété de l'homme, mais l'homme, bien propre de la liberté.)

La recherche traite de la liberté humaine, mais cela même indique déjà qu'elle traite d'une espèce déterminée de liberté au titre de l'essence de l'être en général dans ce qu'il a de propre. La recherche s'enquiert de l'essence de l'homme, c'est-à-dire qu'elle questionne par-delà l'homme, en direction de ce qui est plus essentiel et plus puissant que lui : en direc­tion de la liberté, non pas en tant que supplément dont serait dotée la volonté humaine, mais comme essence de l'être en son propre, en tant que déploiement essentiel du fondement pour l'étant en totalité. D'emblée et conformément à leur

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Explications introductives 27

point de départ, ces recherches sont donc conduites par-delà l'homme, par-delà la liberté, et elles s'engagent dans la ques­tion du déploiement essentiel de l'être en général. C'est dire aussi qu'elles se situent immédiatement dans la dimension de la question de l'essence de l'être, une question dont il est facile de montrer qu?il ne saurait en aucun cas y en avoir de plus ample, de plus profonde et partant de plus essen­tielle. Schelling n'a indiqué dans son titre ce contexte plus vaste - le plus vaste de tous - que d'une manière bien exté­rieure, en ajoutant « et les objets qui s'y rattachent )).

A considérer l'orientation qui est celle des Recherches, nous voyons donc qu'il n'est pas nécessaire de justifier de manière encore plus détaillée le choix qui a été fait d'expliquer ce texte. Parce qu'il fait porter sa question sur le tout de l'être, nous ne pouvons rien exhiber qui lui soit extérieur et qui per­mettrait par ailleurs de justifier plus précisément la raison pour laquelle on se préoccupe ici d'une recherche portant sur la liberté; car c'est en l'être lui-même et là seulement que réside la raison suffisante et le fondement de la question de l'être en totalité. Or l'homme ne peut jamais se dérober à l'être en totalité. Il n'est en effet celui qu'il est qu'en se tenant dressé au milieu de l'étant en totalité, et en observant ce maintien. L'homme ne peut pas se soustraire à l'étant en totalité; certes il peut bien s'illusionner sur ce point; il peut tenir ceci ou cela pour l'unique réalité, il peut prendre cer­taines parties pour le tout, mais là encore, c'est toujours en considérant le particulier comme le tout, de sorte qu'il pense toujours d'une certaine façon à partir du tout et en

(I2) direction du tout. La question reste encore entièrement ouverte ici de savoir si la saisie du tout n'est jamais qu'une saisie relative, ou si elle atteint le tout purement et simple­ment, absolument.

Il n'est pas besoin, disions-nous, de raisons supplémen­taires pour justifier le choix de ce traité - à moins de les chercher dans le traité lui-même. Car il pose une question en laquelle vient au langage ce qui se trouve au fond de toutes les visées et de toutes les justifications particulières des hommes, à savoir tout simplement la question de la philoso­phie. Qui comprend cette question, sait du même coup qu'il est dépourvu de sens de demander pourquoi et en vue de quoi nous philosophons; car la philosophie ne se fonde que sur

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elle-même - ou bien elle ne se fonde pas du tout -, tout comme l'art ne révèle sa vérité que par lui-même.

On ne peut jamais démontrer que la philosophie est néces­saire, ni pourquoi elle l'est, toute tentative de démonstra­tion de ce genre se méprend déjà sur la philosophie. C'est d'ailleurs pour cette même raison qu'il est également impos­sible de montrer que la philosophie est superflue, et que le moment est venu de la supprimer, c'est-à-dire de ne plus la laisser advenir. Celui qui poursuit une telle entreprise offre la preuve la plus éclatante qu'il ne sait pas de quoi il parle, et qu'il est incapable de traiter de philosophie, se conten­tant de l'évoquer pour la rejeter verbalement.

Que la nécessité de la philosophie ne se laisse pas à pro­prement parler fonder, et que la philosophie elle-même ne se laisse jamais attaquer, c'est là un privilège pour sa nature intime, mais toujours un inconvénient pour sa position exté­rieure. Ce qu'elle revendique ne peut jamais se départir d'une apparence d'arbitraire - jamais aussi longtemps que nous abordons la philosophie comme quelque chose qui vient s'ajouter aux nombreuses autres entreprises humaines, aussi longtemps que nous nous bornons à prendre connaissance de la philosophie sans nous laisser transformer par elle; jusqu'à ce que nous comprenions que la philosophie ne peut s'ac-

. complir qu'à partir de la liberté et que son accomplissement 1 est lui-même un acte de suprême liberté.

Mais s'il est impossible de conduire progressivement à la philosophie, par persuasion, et si la démarche philosophique ne se laisse jamais fonder de manière immédiate ou rendre « intelligible ", il est cependant permis à présent de demander une explication, de s'enquérir de la raison pour laquelle un traité de Schelling, précisément celui qui est consacré à la liberté humaine, a été ici et maintenant pris comme base de travail. Cela encore ne peut être justifié que par le traité lui-même, et qui plus est, à la seule condition que nous réussissions à en donner une interprétation philosophique. Or une telle réussite apparaît aussitôt problématique, non seulement parce qu'elle dépend de la force de notre être-là et de son droit, mais surtout, parce qu'elle repose sur des présuppositions dont il nous faut tout d'abord nous assurer.

Jusqu'à présent aucune philosophie n'a réussi à nous fournir les conditions d'une compréhension suffisante du

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Explications introductives 29

traité de Schelling, c'est-à-dire d'une compréhension et d'une entente qui le dépassent de façon créatrice; la philosophie de Schelling lui-même n'y suffit pas. Car toute œuvre philoso-

(I3) phique, si elle est véritablement une œuvre philosophique, conduit la philosophie au-delà de la position conquise par l'œuvre elle-même; tel est en effet le sens d'une œuvre philo­sophique : ouvrir de nouveaux horizons, donner de nouveaux départs et de nouvelles impulsions, au terme desquels les moyens et les voies propres à l'œuvre s'avèrent dépassés et insuffisants.

Les présuppositions et les conditions de la genèse d'une œuvre philosophique ne suffisent pas non plus - et cela de façon principielle - à son interprétation, parce que l'œuvre elle-même établit de nouveaux critères, à la mesure de son questionnement. Or puisque toute explication se contente toujours de recourir à ce qui est déjà donné et à ce qui est bien connu, non seulement ce qui est créateur et proprement historiaI reste fermé à l'explication historique, mais encore -et cela est plus grave - la domination exclusive de l'expli­cation historique suscite l'illusion que l'élément créateur n'existe pas et qu'il n'est qu'une fiction romantique. Et si l'on tient absolument à préserver de sa dissolution dans des expli­cations « éclairées )) ce qui dans l'histoire demeure inexpli­cable, on se réfugie alors le plus souvent dans des discours édifiants et enflammés, au lieu de revenir jusqu'aux conditions du savoir véritable. Même l'explication à partir de la posté­rité d'une œuvre et à partir de l'influence qu'elle a exercée ne suffit pas, d'autant que l'influence constitue de son côté une question propre. Ses effets sont le plus souvent quelque chose de hasardeux, d'extérieur, et que l'on connaît déjà à titre d'effets et d'influence.

Nous ne pénétrerons réellement, pour en prendre vérita­blement la mesure, dans le domaine ouvert par le traité de Schelling sur la liberté, que lorsque nous saisirons ce qu'il porte et pro-duit au-delà de lui-même. Savoir si nous satis­faisons à cette condition, c'est savoir si nous philosophons ou bien si nous nous bornons à discourir sur la philosophie.

, Mais nous ne philosophons que quand la situation de notre être-là devient détresse réelle, et quand la question de l'être en totalité nous devient effectivement nécessaire. Puisque notre être-là est un être-là historiaI, il le demeure aussi dans l'acte

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de philosopher. Cela veut dire que plus originellement nous aborderons la question philosophique, et plus nous nous enga­gerons à fond jusqu'au cœur de la force qui préside à notre histoire en assurant sa liaison - plus profonde et vraie sera cette intimité, plus clairementressortirontles rapports simples dans lesquels nous nous tenons philosophico-historialement, ces rapports qu'il s'agit de maîtriser, c'est-à-dire de configu­rer à fond.

Une telle liaison essentielle et simple s'offre à nous si nous nous rapportons à ce dont le traité de Schelling a fait une ques­tion. C'est là, au premier abord, une simple affirmation, l'ex­pression d'une conviction personnelle. Il appartient à l'inter­prétation du traité de montrer que c'est bien davantage et tout autre chose.

(14) 4. Schelling et Hegel.

Il y a une autre raison, outre l'absence des présupposi­tions requises par la chose elle-même pour la compréhen­sion de la question, qui a empêché jusqu'ici l'appropriation philosophique de ce texte de Schelling, c'est la prédomi­nance de la philosophie hégélienne. Celle-ci s'est imposée à l'époque comme un fait historique et, par la suite, elle a éga­lement déterminé l'exposition et l'appréciation que l'histoire a données de ces deux philosophies.

On a déjà rappelé que dans la Préface à la PhénoménoLogie de l'esprit (1807) de Hegel, se lit un net désaveu à l'adresse de Schelling. La rupture concerne le concept de l'absolu que Schelling posait alors en tant qu'identité et indifférence de tous les contraires, comme principe fondamental de la philo­sophie. Hegel quant à lui déclare à ce sujet: « Considérer un certain être-là, comme il est dans l'absolu, revient à déclarer qu'on en parle bien maintenant comme d'un quelque chose, mais que dans l'absolu, dans le A = A, il n'y a certainement pas de telles choses, parce que tout y est un. Poser, en opposi­tion à la connaissance distincte et accomplie, ou cherchant et exigeant son propre accomplissement, ce savoir unique que dans l'absolu tout est égal, - ou donner son absolu pour la nuit dans laquelle, comme on a coutume de dire, toutes les vaches sont noires, - c'est là l'ingénuité du vide dans la

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connaissance li (éd. Hoffmeister, p. 18) [trad. fr. J. Hyppolite, l, p. 16]. Le désaveu est ici d'autant plus remarquable que la position fondamentale de Hegel, telle qu'elle apparaît dans la Phénoménologie de l'esprit, s'est formée tout d'abord sur la base d'une collaboration avec Schelling qui fut au départ très étroite. Celle-ci trouva même à se manifester publique­ment à cette époque (1802-1803) à travers l'édition menée en commun du Kritisches Journal der Philosophie. Schelling et Hegel avaient fondé cette revue pour « mettre un terme et assigner des limites au néant de la non-philosophie li <Lettre de Hegel à Hufnagel, 30 déc. 1801; trad. fr. J. Car­rère, 1, p. 67>. Hegel lui-même a expressément reconnu le pas en avant que Schelling avait accompli au-delà de Fichte, dans son ouvrage de 1801 intitulé : Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling. Mais au cours de ce travail en commun, dont les effets réciproques furent féconds pour tous deux, leurs chemins divergèrent, sans que cela affectât encore leurs relations personnelles, même si l'échange épistolaire se fit de plus en plus rare après que Schelling eut quitté Iéna. Car au début de l'année où paraissait la Phénoménologie, le Il janvier 1807, Schelling écrivait encore à Hegel: « J'attends avec une vive impatience ton ouvrage qui va enfin paraître. Que verrons-nous surgir lorsque ta maturité prendra encore le temps de mûrir ses fruits! Je ne te souhaite pour l'avenir que la situation tran­quille et le loisir nécessaires pour exécuter des œuvres aussi solides et pour ainsi dire intemporelles. li Et la lettre se ter­mine ainsi : « Adieu donc; et ne laisse pas de nouveau nos relations si longuement interrompues. Sois assuré de l'ami­tié la plus profonde et la plus inébranlable de Ton Schelling »

(15) (Schellings Leben, II, p. 112 sq.) [trad. fr. J. Carrère, 1, p. 125 sq.].

Le 2 novembre de la même année Schelling rédigeait sa dernière lettre à Hegel; il y accuse réception de la Phéno­ménologie de l'esprit que Hegel lui avait envoyée, accom­pagnée d'une lettre, le 1 er mai. Hegel y faisait remarquer que son allusion à Schelling dans la préface de son livre concernait surtout les « sottises » que l'on faisait avec sa philosophie (celle de Schelling), ainsi que les bavards qui le répétaient. Schelling signale dans sa réponse qu'il prend acte de cette déclaration, mais qu'il ne peut trouver en vérité

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que dans ladite préface cette distinction soit proprement et convenablement mise en lumière.

Dès lors Schelling conservera toujours un certain ressenti­ment envers Hegel, pour cette raison surtout que la critique de Hegel n'était pas pertinente, et que Schelling depuis déjà plusieurs années était occupé à établir encore une fois à nouveaux frais le fondement de son système. Ce désaccord avec Hegel alla s'amplifiant et s'approfondissant avec les années; il s'exprima bien souvent chez Schelling en de véhé­mentes attaques. Ce n'est que bien plus tard, quand Schel­ling lui-même eut remplacé Hegel à Berlin, que son jugement redevint serein et objectif. Hegel en revanche a toujours reconnu les grandes réalisations du compagnon d'autrefois qui, tout en étant plus jeune, était devenu célèbre avant lui. Par la suite, cela n'a pas dû lui être trop difficile car il se savait en possession du savoir absolu et pouvait, à partir de cette position qui renferme toutes les autres, accorder aisément une certaine valeur à celles qu'il tenait pour subor­données. Dans ses Leçons de Berlin sur l'Histoire de la philosophie - histoire que Hegel avait coutume de pour­suivre jusqu'à son époque - il traite de la philosophie de Schelling, et la désigne comme « la dernière figure intéres­sante et vraie de la philosophie II. A propos du traité sur la liberté, il dit aussi : « Schelling a publié un traité à part sur la liberté; il relève du genre profond, spéculatif; mais il existe séparément pour soi, or en philosophie rien de séparé ne peut se développer » (W. Freundesausgabe, XV. p. 682).

Ce mot de Hegel témoigne de sa magnifique objectivité, mais il révèle aussi les limites de son jugement. Hegel n'a pas vu que précisément cette chose singulière, la liberté. n'était rien de séparé pour Schelling, mais qu'elle était au contraire pensée et développée comme le fondement essen­tiel de la totalité, comme le fondement nouveau de toute une philosophie. Dans ce jugement, les limites de la compréhen­sion de Hegel relativement à Schelling se révèlent, mais ce qui s'y révèle surtout de façon exemplaire, c'est bien davan­tage, à savoir que les grands penseurs ne se comprennent jamais fondamentalement les uns les autres, précisément parce qu'à chaque fois ils veulent le Même, sous la figure de la grandeur qui leur est propre. S'ils voulaient quelque chose

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de différent, alors la compréhension, c'est-à-dire ici la tolé­rance, ne serait pas aussi difficile.

Aujourd'hui encore les jugements que l'on porte sur Schel­ling demeurent dans l'ombre de Hegel. Schelling lui-même a eu beaucoup à en souffrir dans sa dernière période. Si notre interprétation du tr~ité contribue à proposer une autre

(16) image de la philosophie de Schelling, cette correction dans l'appréciation historique portée sur Schelling ne constitue pourtant qu'un objectif accessoire. C'est le développement de la question elle-même, telle qu'elle est posée dans le traité, qui demeure l'élément décisif. Il s'agit de réveiller la force insurrectionnelle, jusque-là tenue en réserve, de cette question, et d'indiquer les chemins qui s'ouvrent devant nous. Après ces remarques préliminaires et encore exté­rieures, nous nous en tiendrons à la lettre du traité lui-même.

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(17) A.

INTERPRÉTATION DES PREMIÈRES QUESTIONS

DISPUTÉES DANS LE TRAITÉ DE SCHELLING

Introduction de l'Introduction. Section l, VII, p. 336-338

1. La liberté dans la totalité de la vue scientifique du monde

Laissons tout d'abord de côté l' « avant-propos ", et com­mençons tout de suite par le traité lui-même. (Nous citons le tome et la pagination de la grande édition des siimtliche Werke; cette pagination est indiquée en marge dans notre édition du texte. Le tome VII de la première section des Werke contient le traité sur la liberté, de la page 336 à la page 416.)

Le traité est rédigé sous la forme d'un texte continu, sans qu'un sommaire, des titres ou des paragraphes numérotés nous permettent de prendre immédiatement connaissance de sa composition et de l'embrasser du regard. Le traité comporte cependant une articulation interne très rigoureuse et très claire. L'explication doit la mettre progressivement en lumière.

L'Introduction va de la page 336 à la page 357 9 • Elle se donne pour tâche la « rectification )) de certains « concepts philosophiques essentiels ", qui, au jugement de Schelling, « ont été embrouillés de tout temps, mais surtout récem­ment ", - et cela en vue de préparer le débat portant sur la question directrice.

(( Des recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine peuvent concerner d'abord le véritable concept de celle-ci, dans la mesure où le fait (Tatsache) de la liberté, si

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36 Schelling

immédiatement que soit gravé en chacun de nous le senti­ment de celle-ci, n'apparaît cependant pas en pleine lumière, au point de ne pas exiger - ne serait-ce que pour l'exprimer avec des mots - une pureté et une profondeur d'esprit plus qu'ordinaires; elles peuvent aussi porter sur la liaison de ce concept avec la totalité d'une vue scientifique du monde. »

Dans cette phrase d'introduction, Schelling assigne deux tâches aux recherches sur l'essence de la liberté humaine: 10 délimiter le concept de liberté. 20 replacer ce concept dans le contexte d'ensemble de la « totalité d'une vue scien­tifique du monde ».

1) Dans queUe mesure la délimitation du concept de liberté (Ill) en général constitue-t-elle une tâche? Ce que liberté et être­

libre veulent dire, n'est-ce pas clair pour tous sans plus d'explication? Ne faut-il pas que ce soit clair d'emblée, puisque la liberté, précisément en tant que « fait », est à tout moment et d'emblée accessible à tout homme dans son rap­port à lui-même? Schelling indique à ce propos que le (( sen­timent» de ce fait est immédiatement gravé en chacun de nous. Le sentiment du fait de la liberté, cela veut dire: l'ex­périence immédiate que nous sommes libres. Mais il nous invite aussi à considérer que ce fait ne vient pas au jour au point qu'on puisse le porter en un tournemain à la parole, et cela de façon appropriée, en une parole qui nous dirait ce qu'est proprement cet être-libre en son essence. Ce que nou s trouvons en nous-mêmes, sous forme de sentiment, à titre d'empreinte de notre être-libre, ne fournit pas encore une base suffisante à la détermination du concept de liberté. Enfin, dès la première tentative en vue de saisir la liberté, des décisions ultimes sont déjà arrêtées, en fonction de la façon dont nous retenons et fixons en nous-mêmes ce sentiment du fait de l'être-libre, et dont nous le transformons en un savoir. Il nous faut donc, en considération de ce qui suit, distinguer dès à présent: a) le fait pour l'homme d'être-libre et la fac­tualité de ce fait; b) le sentiment de ce fait et la vérité du sentiment en général; c) l'interprétation de ce qui est senti dans ce sentiment, et le type de conceptualité auquel appar­tient le concept qui est ici envisagé, ainsi que la conception qui lui est propre.

Nous avons un nez, notre cœur bat, nous percevons des choses, nous parlons et nous écoutons, voilà des faits que

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pa

Interprétation des premières questions 37

nous trouvons en nous. Être-libre, est-ce là un fait du même genre ou bien est-ce différent? Que veut dire ici ce terme de (( fait ,,?

Nous sommes aujourd'hui le 21 avril, là encore c'est un fait. Il Y a des chiens et des chats, là aussi, c'est un fait. Mais en quoi consiste en; général la factualité du fait? Peut-on montrer du doigt le fait de la liberté, comme on montre par exemple un ulcère à l'estomac décelé sur une radio?

Le (( sentiment d'un fait)) - le sentiment est-il donc en géné-, raI une source suffisante d'expérience, ou bien le sentiment n'est-il pas, le plus souvent, rien d'autre justement qu'un sentiment, un pressentiment indéterminé ou encore une présomption trompeuse? Sans doute parlons-nous aussi d'un sentiment indubitable, comme ce à quoi on peut faire appel en dernier ressort.

Schelling insiste en tout cas expressément sur la pureté et la profondeur d'esprit inhabituelles qui sont requises pour ressentir et formuler adéquatement le fait de la liberté.

Avec quel sens appréhendons-nous le fait de la liberté si nous ne le voyons ni ne l'entendons, ne le sentons ni ne le goû­tons? Ce sens correspond-il à une certaine disposition d'es­prit? Mais dans ce cas, laquelle? Et en quoi consiste la pureté, la profondeur et la disposition d'esprit au moyen desquelles nous appréhendons, dans le sentiment, le fait de la liberté? Est-ce que le sentiment indubitable de la liberté se fonde dans la disposition d'esprit ou inversement, à moins

(19) que disposition d'esprit et sentiment ne soient pas encore J'ultime ou la toute première instance qui nous révèle la vérité sur la liberté, c'est-à-dire qui nous en ouvre l'accès? Une question remplace l'autre, alors qu'il ne s'agit encore que de la conquête provisoire d'un concept adéquat de liberté. Les discussions d'usage sur le libre arbitre ainsi que les tentatives destinées à démontrer son existence ou son inexis­tence souffrent toutes du même défaut fondamental, qui est de prendre trop à la légère ces questions préliminaires, ou encore plus simplement de ne pas même les poser. Si on les posait sérieusement, cette pseudo-question du libre arbitre qui ne cesse d'imposer son inanité dans les doctrines morales et dans la théorie du droit aurait disparu depuis longtemps, et il deviendrait clair que la question authen­tique de la liberté vise tout à fait autre chose que ce dont on

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dispute sous le titre de « problème du libre arbitre ». 2) La deuxième tâche assignée à la recherche sur la liberté

humaine concerne l'insertion du concept de liberté dans l'ensemble d'une « vue scientifique du monde )). Cette nouvelle tâche apparemment n'appelle pas d'éclaircissement supplé­mentaire : la liberté est un fait singulier, à part; et même si l'on détermine son essence d'un point de vue général, celle-ci dans sa généralité renvoie la liberté à d'autres déter­minations essentielles qui se rattachent à d'autres contextes. Par exemple, la liberté est un caractère de l'homme en tant que personnalité, en tant qu'esprit; mais l'homme est en même temps corps et nature; la détermination de la liberté doit donc être délimitée par opposition à la nature, c'est­à-dire qu'elle doit être mise en relation avec celle-ci. Et il y a sans aucun doute encore bien d'autres relations de ce genre. Il est donc clair que la détermination du concept doit être complétée par l'insertion de celui-ci dans une totalité. Schel­ling parle ici de la « totalité d'une vue scientifique du monde ». Reste à savoir si nous comprenons bien, et sans plus d'expli­cation, l'expression qu'emploie Schelling. Nous devons en effet nous garder de prêter à cette expression de « vue scienti­fique du monde » des significations postérieures ou contempo­raInes.

Aujourd'hui, on entend par (( vue scientifique du monde » cette conception de la connexion des choses, dans la nature ou dans l'histoire, qui est fondée sur les résultats de la recherche scientifique. Mais une telle acception est étran­gère à l'expression telle que l'emploie Schelling. Car aussi bien le terme de « vue)) ou « vision du monde » que la quali­fication de « scientifique» sont compris en un autre sens, qui est en vérité plus originaire. Science, cela signifie à l'époque de l'idéalisme allemand, d'emblée et à proprement parler, exactement la même chose que philosophie: ce savoir qui connaît les fondements premiers et derniers, et qui expose, conformément à ce savoir principiel, l'essentiel de ce que l'on peut sa'mir en général selon un enchaînement bien fondé. C'est en ce sens que Fichte prend le terme quand il intitule son œuvre maîtresse Doctrine de la science (Wissen­schaftslehre) (Science de la science - philosophie de la philo­sophie). Hegel parlera, lui, du Système de la science (dont la

(20) Phénoménologie de l'esprit est la première partie), de la

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Interprétation des premières questions 39

Science de la logique. Ce que l'on nomme couramment, mais seulement de nos jours, les (1 sciences Il ne sont sciences que si et pour autant qu'elles sont philosophie, c'est-à-dire fondées en un savoir authentique et essentiel, et ajointées selon ses normes. Moins un domaine de connaissance et une activité de connaissance contiennent de savoir authen­tique de l'essence, c'est-à-dire de philosophie, et plus ces savoirs sont non scientifiques, de telle sorte qu'ils ne peuvent être appelés Il sciences Il qu'en un sens impropre. Lorsque aujourd'hui, conformément au changement et au rétrécisse­ment du concept de science, nous sommes conduits à dire que la philosophie n'est pas une science, cela ne signifie pas qu'elle est abandonnée au caprice de l'inspiration ou à l'opi­nion personnelle, mais seulement que la philosophie, parce qu'elle est plus originelle, ne se laisse pas déterminer selon les normes de ce qui est dérivé. Cette corrélation nécessaire entre la science au sens principiel (la philosophie) et la science au sens dérivé qui est aujourd'hui le sien n'a pas été mise en évidence pour la première fois par l'idéalisme allemand, qui lui a seulement donné une élaboration excep­tionnelle; cette corrélation est en réalité aussi ancienne que l'existence du savoir occidental et de la science occidentale. Sans doute les sciences, au sens actuel et plus étroit du terme, ne sont-elles jamais édifiées par la philosophie ou grâce à la philosophie, mais elles ne se laissent cependant pas fonder, c'est-à-dire ouvrir-en-projet, assurer véritable­ment et mettre en œuvre sans philosophie. Et en cela la philo­sophie n'intervient pas comme un ornement destiné à donner à l'ensemble un air de profondeur par suite d'un usage zélé des termes philosophiques. La philosophie n'est essen­tielle à la science que si elle constitue sa force la plus intime, celle qui demeure toujours en réserve. Seule une bouffonnerie consommée peut faire croire qu'il est possible de renouveler les sciences tout en liquidant ou en bannissant la philoso­phie; une telle entreprise est exactement aussi absurde que ce1le de celui qui prétendrait par exemple apprendre à nager en enseignant assidûment la peur de l'eau.

Dans l'expression qu'emploie Schelling de Il vue scientifique du monde ", Il scientifique Il a donc le sens de (( philoso­phique Il. Cela désigne le savoir absolu de l'étant en totalité, celui qui se fonde sur des principes ultimes et des aperçus

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essentiels. Le terme de Weltansicht : cc vue-du-monde ", est synonyme de celui de Weltanschauung: cc vision-du-monde )), dont l'emploi est à cette époque également fréquent. Un usage clair et bien fondé de ces termes dépend au premier chef de la pertinence du concept de monde que l'on propose et que l'on prend pour mesure. Mais la question du concept de monde n'a guère été comprise jusqu'ici, et moins encore réellement posée en tant que telle. (Cf. Sein und Zeit, et pour l'histoire du concept de monde, quelques indications dans Vom Wesen des Grundes, 2e section. Cf. aussi Critique de la raison pure, A 689, B 726 : cc Cette idée (celle d'un fondement suprême distinct du monde) est donc entièrement fondée rela­tivement à l'usage cosmologique de notre raison)) [trad. fr. T. P., p. 4821. (A propos de cc cosmologie rationnelle ))).)

(21) Cette expression de cc vision-du-monde)) a été forgée par Kant qui l'utilise dans la Critique de la faculté de juger (2 e éd. p. 92) [trad. fr. A. Philonenko, p. 941. Le terme y garde encore une acception plus étroite et plus déterminée : il désigne l'expérience immédiate de ce qui est donné aux sens, l'expérience des phénomènes. cc On appelle monde la totalité des objets des sens (universum, universitas rerum). Ces objets sont des choses (Sachen) par opposition aux personnes» (Kant, W., Akademieausgabe, XXI, 70). L'homme est cc cos­motheoros [contemplateur du monde], lui qui produit a priori les éléments de la connaissance du monde à partir de laquelle il charpente dans l'idée la contemplation du monde, tout en étant habitant du monde)) (ibid., 31). Mais une ambiguïté sub­siste dans cet usage kantien du terme de monde; celle-ci vient au jour dans la question de savoir combien il peut y avoir de mondes. Il ne peut yen avoir qu'un, si monde = totalité des choses. Mais il y a une pluralité de mondes, si monde désigne à chaque fois un aspect (Anblick) pris sur le tout (ibid., 30).

C'est dans cette direction, suggérée par la seconde accep­tion du concept du monde - que nous pouvons saisir comme l'ouverture du tout, mais à chaque fois orientée de façon déter­minée, et donc délimitée - que s'engage Schelling dans son usage du concept de monde et de vision-du-monde. Ce dernier concept était d'ailleurs déjà préfiguré chez Kant et surtout chez Leibniz. Schelling fait ensuite un usage décisif du terme de monde dans ses écrits consacrés à la philosophie de la nature de la fin des années quatre-vingt-dix, conformément à

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Interprétation des premières questions 41

la nouvelle position de sa pensée. On retrouve dans cet emploi du terme de « vision-du-monde Il l'influence de cette idée leibnizienne selon laquelle chaque monade, chaque être sub­sistant par soi - animal, plante, homme - aperçoit le tout de l'universum, du monde au premier sens, mais cela toujours d'un point de vue déterminé, c'est-à-dire à chaque fois de façon limitée, comme monde au second sens, mundus concen­tratus. Schelling écrit dans le même sens :

« De même en effet que la raison humaine ne représente le monde que selon un certain type (Typus) dont l'empreinte visible est l'organisation humaine, de même toute organisa­tion [être vivant au sens large) porte l'empreinte d'un certain schématisme de la vision-du-monde. De même que nous nous apercevons très bien que notre vision-du-monde est détermi­née par notre limitation originelle, sans pouvoir expliquer pourquoi nous sommes ainsi limités, pourquoi notre vision­du-monde est précisément celle-ci plutôt qu'une autre, de même, la vie et la représentation des animaux ne peuvent être elles aussi qu'une espèce particulière, bien qu'inconcevable, de limitation originelle, et seule cette espèce de limitation les distinguerait de nous" (W. l, III, p. 182).

Une vision-du-monde est en soi ce qui ouvre à chaque fois un monde et le maintient dans une ouverture orientée et déter­minée. Une vision-du-monde est toujours d'emblée « perspec­tiviste ", et, comme telle, elle porte son regard dans une direction déterminée, réservant ainsi la possibilité d'un coup d'œil synoptique. La vision-du-monde développe à chaque fois

(22) son schématisme propre; les animaux et les plantes ont aussi leur vi sion-du-monde, ou plutôt, ils sont une vision-du-monde, une modalité selon laquelle, fût-ce sourdement et obscuré­ment, s'ouvre le monde. La vision-du-monde fait partie de la constitution de tout étant dès lors que celui-ci est pensé mona­dologiquement.

La « vision-du-monde Il contribue ici à la détermination métaphysique de tout ce qui est soi-même étant, de tout ce qui, en fonction de cette détermination, selon les degrés différents de clarté et de conscience de la tendance qui le pousse vers soi­même, se rapporte à la totalité de l'étant, se conduit et agit d'après ce rapport fondamental. C'est en ce sens que Hegel emploie le terme, quand il parle, dans le titre d'un chapitre

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de la Phénoménologie de l'esprit (11,453), de « vision morale du monde Il; dans ses Leçons sur l'esthétique. on peut lire aussi que ce sont « les différents modes de visions du monde Il

qui constituent « la religion, l'esprit substantiel des peuples et des époques» (X, 2, 229).

La formule « vue-du-monde II (Weltansicht) a le même sens. « Vue scientifique du monde ll, cela désigne par conséquent dans notre texte le projet qui ouvre l'étant en totalité, tel qu'il est déterminé dans son unité et son articulation par le savoir véritable, au sens de la philosophie. La science en tant que telle n'a nullement besoin d'une vision-du-monde, mais elle est vision-du-monde en elle-même, à supposer qu'elle soit une science. La science est un schématisme de la vision­du-monde, à supposer que nous entendions « vision-du­monde II au sens qui a été métaphysiquement fixé et défini.

L'expression « vision-du-monde Il est très vite passée au cours du XIXe siècle dans le langage courant, perdant par là sa déterminité métaphysique initiale. Aujourd'hui le terme ne désigne plus que les différentes façons possibles dont les hommes considèrent le monde; on parle de leurs « visions du monde ll; celles-ci s'imposent aux individus, aux groupes, aux classes sociales. «( Idéologie ll, superstructure par oppo­sition au « matériau ll, à la « vie ll.) Ce terme devient en même temps le principal slogan dans la philosophie populaire du libéralisme du XIXe siècle. Karl Jaspers dans sa Psychologie des visions du monde (1919, § 1) a bien caractérisé l'usage depuis lors courant du terme de la façon suivante: « •.. quand nous parlons de visions du monde, nous avons en vue les forces ou les idées, en tout cas ce qui constitue pour l'homme l'instance ultime, la détermination globale, aussi bien subjec­tivement en tant que vécu, force et conviction, qu'objective­ment en tant que monde ayant reçu une configuration réelle. II

Vision du monde - en bref - désigne toujours aussi, et du même coup. une vision-de-Ia-vie. Et « vision II ici ne signifie pas simplement la contemplation ou la vue, mais au contraire les forces qui dirigent l'action et l'attitude. Mais tout ce qui est ainsi visé est soi-même privé de sol, sans situa­tion, et ne surgit que parce que les hommes se forment des vues (Ansicht) sur la totalité, s'épanouissent et s'enra­cinent en eUes; la vision du monde n'est plus alors qu'un objet

(23) pour la psychologie ou la typologie; il y a différentes sortes

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Interprétation des premières questions 43

de visions du monde, comme il y a des animaux différents selon le terrain et le climat. C'est ici la « vision du monde Il

du « marchand de cochons Il qui devient le « type Il déter­minant de la vision du monde en général. Même dans leur forme déchue le terme et le concept de « vision du monde »

attestent encore leur' provenance : ils sont issus de la méta­physique parfaitement déterminée de Leibniz, de Kant et de Schelling; il s'agit là de métaphysique allemande, et c'est la raison pour laquelle le terme comme le concept de Welt­anschauung sont toujours difficiles à saisir par-delà les fron­tières où ils trouvent leur origine.

Le changement qui est survenu dans la signification de ce terme reflète très clairement le déclin de toute pensée méta­physique fondée et assurée au XIXe siècle.

Ces indications étaient nécessaires pour que nous nous gardions soigneusement de comprendre l'expression de « vue scientifique du monde Il chez Schelling au sens de la fin du XIXe siècle, où le terme, déraciné, s'est affadi. Nous devons bien plutôt songer dans tout ce qui va suivre que cette expres­sion recèle une tâche décisive pour la philosophie de l'idéa­lisme allemand, une tâche vers laquelle fait signe en premier lieu le mot clef de la pbilosophie à cette époque, à savoir : le système.

La recherche philosophique de l'essence de la liberté humaine doit 10 délimiter cette essence en un concept suffi­sant, et elle doit 20 fixer la situation de ce concept dans la totalité du système, c'est-à-dire montrer comment la liberté et l'être-libre de l'homme s'accordent avec la totalité de l'étant et s'y ajointent.

« Comme aucun concept, pris à part, ne peut être déter­miné, et que c'est seulement la mise en évidence de sa connexion avec la totalité qui lui procure son ultime perfec­tion scientifique - ce qui doit être éminemment le cas quand il s'agit du concept de liberté, qui pour avoir quelque réalité, ne doit pas être un concept subordonné ou accessoire, mais un des principaux foyers du système - les deux aspects de la recherche coïncident ici comme partout ailleurs, et ils ne font qu'un» (p. 336).

Trois points sont ici à considérer. Que dit en effet Schelling? lOQue la détermination d'un

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concept renvoie toujours et nécessairement à un contexte plus vaste dans lequel il s'insère; prétendre déterminer un concept pour lui-même, voilà qui est d'emblée impossible, parce que la détermination se réfère à un déterminant qui est lui-même à son tour un concept. Cependant le fait que toute détermina­tion de concept soit renvoyée à un contexte conceptuel plus vaste n'est pas l'indice d'une imperfection ou d'une limita­tion, car c'est seulement par ce retour à un contexte concep­tuel plus vaste que le concept reçoit son ultime déterminité

(24) scientifique, c'est-à-dire une déterminité absolument fondée. Ce qui implique le deuxième point : 2° les tâches de la recherche qui étaient tout d'abord séparées, la délimitation du concept et son insertion dans la vue scientifique du monde, ne font plus qu'un. Mais il en résulte des conséquences essen­tielles, si l'on songe ici à ce qui vient d'être dit. On parvient à dégager le concept de liberté quand on prend exactement en vue ce qu'il s'agit de concevoir, c'est-à-dire le fait tel qu'il est donné dans le sentiment. Le concept lui-même est donc prédéterminé par ce contexte conceptuel complet qui embrasse la totalité de l'étant et par là même tous les faits singuliers, et par conséquent le fait de la liberté également. La première expérience du fait de la liberté qui nous soit accessible dans le sentiment se trouve d'emblée régie par des représentations conceptuelles, des pré concepts ou des anti­cipations (Vor-griffen). Il n'y a donc jamais de faits purs; le sentir immédiat est toujours déjà situé dans l'horizon d'une interprétation déterminée. Mais la réciproque est éga­lement vraie : un contexte conceptuel ne peut pas être inventé de toutes pièces et imaginé pour lui-même à partir de rien, et le projet qui ouvre la totalité doit toujours être sous-tendu par l'expérience originelle de faits premiers et demeurer assujetti à cette expérience. Or pour cela il faut décider de ce que sont ces faits premiers relativement à la totalité de l'étant, et les fonder de façon suffisante.

La façon dont nous ressentons et nous expérimentons le fait de la liberté dépend déjà d'un préconcept implicite direc­teur, à la lumière duquel le fait doit s'éclairer. Et la façon dont le préconcept est explicité dépend à son tour de la direc­tion et de la profondeur du sentiment où nous rencontrons le fait. La recherche philosophique sur la liberté humaine, par cela même qu'elle est philosophique, ne peut pas se

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situer dans le fait ou dans le sentiment, ni dans le contexte conceptuel et dans sa fondation, mais pas davantage dans un couplage extérieur des deux. La situation de la recherche doit d'emblée être une situation où le sentiment du fait et le projet conceptuel peuvent se développer cooriginellement et nécessairement. U ne telle situation ne va pas de soi, et si l'on veut l'occuper et s'y installer, il est besoin d'une éduca­tion particulière. Ordinairement l'entendement et l'opinion courante ont pour caractéristique de ne se tourner jamais que d'un seul côté, du côté du fait ou du côté du concept. Les faits sont faits par un « facteur Il et le savoir est ensei­gné par le savant. Il y a du pain chez le boulanger et de la saucisse chez le charcutier. Mais quand il y va des choses premières et dernières, on ne peut pas penser et procéder de manière aussi simpliste. Cela vaut en particulier pour le fait et le concept de liberté.

C'est là le 3e point qu'il nous faut maintenant considérer; Schelling l'exprime dans l'incise suivante: « Ce qui doit être éminemment le cas quand il s'agit du concept de liberté, qui,

(25) pour avoir quelque réalité ne doit pas être un concept subor­donné ou accessoire, mais un des principaux foyers du sys­tème. Il Il est nécessaire de déterminer chaque concept à par­tir du tout. Le concept de liberté n'est pas seulement un concept parmi d'autres, mais il est le centre de la totalité de l'être; la détermination de ce concept fait donc expressé­ment et proprement partie de la détermination du tout lui­même (cf.lejugellient de Hegel, supra, p. [lSl).

Le concept de liberté est non seulement un concept parmi d'autres, un concept qui trouverait sa place, d'une manière ou d'une autre, dans le système, mais - si tant est qu'il ait une réalité - il est l'un des principaux foyers du système.

« Si tant est qu'il ait une réalité » - Que signifie pour un concept avoir de la réalité? Cette façon de parler remonte à Kant. La realitas est ce qui constitue la res, la chose (Sache) en ce qu'elle est, la choséité de la chose, son essence. « Un concept a de la réalité Il, cela veut dire que ce qui est repré­senté et visé dans le concept n'est pas simplement fictif, mais se fonde dans l'essence de la chose elle-même et la constitue en son être. Ce qui est pensé dans le concept impose ainsi sa loi à ce qui est effectif. L_~ concept de liberté a de la réalité si l'être-libre fait partie, en tant que modalité de l'être, de

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l'essence et du fondement de l'être en son déploiement. S'il en est ainsi, alors le concept de liberté n'a plus rien d'un concept arbitraire.

Dès lors la question de la liberté prend tout son sens : c'est une question qui toucbe aux principes fondamentaux. Si la liberté est une détermination fondamentale de l'être en général, alors le projet de la totalité de la vue scientifique du monde, dans laquelle la liberté doit s'intégrer, n'a finale­ment pas d'autre but et d'autre centre véritables que cette liberté elle-même. Le système qu'il s'agit d'établir ne ren­ferme pas le concept de liberté comme un concept parmi d'autres, mais la liberté est le foyer central du système. Le système lui-même devient ({ système de la liberté )). La déli­mitation essentielle du fait de la liberté établit le système de la philosophie sur son véritable fondement, et l'insertion de la liberté dans le système n'est rien d'autre que la mise en évidence du fait fondamental < de la liberté> et l'éclair­cissement de sa factualité.

Le système lui-même est système de la liberté. Tout l'effort de Schelling, de 1809 jusqu'à sa mort, durant le travail silencieux de ces quarante-cinq années, a été consacré à la fondation, à l'édification du système de la liberté et à son élaboration en une œuvre structurée.

« Un système de la liberté - exposé à aussi grands traits, avec la même simplicité que le système spinoziste, dont il présenterait une parfaite réplique - ce serait vraiment la plus haute réalisation. » Leçons de Munich, 1827 (X, 36; 5, 106).

Comme nous l'avons déjà mentionné, ce projet échoua. Il s'est heurté en effet à des difficultés internes essentielles que Schelling lui-même aperçut comme telles si distinctement que,

(26) dès le début de ce texte décisif - le traité sur la liberté -, il discute à fond cette difficulté fondamentale et il écarte d'em­blée une illusion qui risquerait facilement de surgir aussitôt. La phrase suivante, dans notre texte, évoque cette difficulté propre au système de la liberté, en indiquant par là même l'objet particulier des considérations préliminaires :

« D'après un dire ancien, mais qui est loin d'avoir disparu, le concept de liberté serait absolument incompatible avec le

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système, et toute philosophie prétendant à l'unité et à la tota­lité devrait aboutir à la négation de la liberté. J)

Le concept de liberté est absolument incompatible avec le système. Une philosophie qui s'édifie en tant que philosophie, c'est-à-dire qui prétlfnd à une unité et à une totalité fondées du savoir essentiel, et qui maintient cette prétention dans le développement de ce savoir, devrait donc nécessairement nier la liberté. Car la liberté est un type de causalité, un fondement pour quelque chose d'autre, une cause qui survient purement et simplement à partir d'elle-même, et qui, confor­mément à son sens et à son essence, ne se laisse justement pas reconduire à quelque chose d'autre comme à un fonde­ment. La liberté exclut tout recours à une fondation. En revanche, le système implique d'un bout à l'autre un enchaî­nement fondé. Un « système de la liberté Il - c'est comme un cercle carré, c'est en soi une absolue contradiction. Quand Schelling engage son effort philosophique le plus intense sur cette difficulté, il sait à quel point sa problématisation va à l'encontre, et doit manifestement aller à l'encontre, de conceptions plus anciennes, qui d'ailleurs resurgissent à son époque, parce que la problématique du « système de la liberté Il semble par avance vouée à l'échec de par la chose elle-même.

Cette difficulté, qui est au cœur de toute la visée du traité sur la liberté, est donc explicitée dès l'introduction afin d'éclaircir par là la question elle-même. Ce qui signifie que les concepts et les rapports essentiels qui sont abordés dans le traité lui-même reçoivent de l'introduction une première clarification, destinée à ouvrir la voie.

L'introduction elle-même commence par une discussion générale de l'idée, en soi contradictoire, d'un « système de la liberté Il (p. 336, depuis la dernière phrase que l'on vient de citer jusqu'à la fin du premier paragraphe de la page 338 « ••• raison de triompher. Il : discussion générale de la diffi­culté interne d'un système de la liberté). A partir de la page 338 « D'une façon plus précise )), jusqu'à la page 350 « jusqu'à ce point)), la difficulté est reprise et développée en référence à une figure particulière de la question, et aux traits qui la caractérisent historiquement.

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(27) 2. Qu'est-ce qu'un système? Comment la philosophie en vient-elle à construire des sys­tèmes?

Avant de poursuivre l'examen préliminaire de la possi­bilité ou de l'impossibilité d'un système de la liberté, une considération préalable s'impose. Car la question de savoir si le concept de liberté est ou non compatible avec le système ne trouve manifestement tout son poids et ne devient réelle­ment inquiétante que si le système lui-même est de son côté une nécessité et une exigence qui s'imposent à nous indis­cutablement, tandis que, d'un autre côté, la liberté et son accomplissement constituent le besoin le plus intime et l'ul­time mesure de l'être-là. Là où ne s'impose aucune de ces deux exigences, toute possibilité de tension effective entre système et liberté disparaît. La question de savoir comment peut et doit se résoudre un conflit qui n'est plus éprouvé comme tel et qui par conséquent ne nous tourmente plus - tel celui qui existe entre système et liberté -, devient alors l'affaire la plus mince qui soit au monde; il n'y aurait donc pas lieu d'en trai­ter ici.

Et de fait, il en va bien ainsi: aujourd'hui le système n'est plus pour nous une nécessité - nous n'en avons pas besoin -, et la liberté ne nous est pas non plus nécessaire. « Aujour­d'hui », cela ne désigne pas simplement ce jour-ci, pas davan­tage cette année, ni même cette décade, mais cela vise toute cette période de transition du XIXe au xxe siècle, ce passage qu'il convient d'ailleurs d'envisager aussi dans toute son ampleur européenne. En dépit de l'immense multiplicité de ses formes, en dépit de son intrication, impénétrable et variée, avec ce qui précède, cette période récente possède sa propre empreinte qui est très déterminée. Ce qui signifie qu'elle possède une orientation et un style qui marquent son empire historiaI sur l'être-là.

Tout cela est plus facile à comprendre si l'on prend d'abord en vue ce que cette présente époque ne possède pas, ne pos­sède plus.

Nietzsche a reconnu dans la situation présente la « montée du nihilisme». Nihilisme signifie pour Nietzsche que les

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plus hautes valeurs se dévaluent, que les réponses aux ques­tions : pourquoi'? dans quel but'? perdent leur force d'obli­gation et de transformation. « Depuis Copernic l'homme a quitté le centre et roule vers un point x », vers un point indé­terminé (La Volonté de puissance, nO 1). Ce que l'on fait, ce à quoi l'on participe; ce à quoi l'on donne du prix, tout cela relève d'une habitude qui tombe d'elle-même en désuétude. Certes il y a toujours la culture et les institutions culturelles, il y a les Églises et les associations. Certains peuvent, en toute bonne foi, s'en tenir là et se trouver ainsi satisfaits, mais de tout cela, envisagé comme une totalité, plus rien ne s'élève, aucune mesure, aucune impulsion créatrice ne surgissent plus, tout continue simplement à tourner. La négli­gence et le désarroi intimes s'accroissent démesurément. Ce qui est à sa place en bas est mis en haut, ce qui n'est

(28) qu'adroite trouvaille se donne pour œuvre créatrice; l'ab­sence de réflexion passe pour énergie, et la science donne l'illusion d'une connaissance essentielle.

(Cependant cette interprétation de l'être-là dans l'optique des valeurs fait apparaître aussi ce qui rattache très étroi­tement Nietzsche au XIXe siècle; c'est là une relation obligée, que, sous quelque forme que ce soit, chaque penseur, chaque poète et chaque homme d'action doit assumer. Mais il s'agit d'une limitation nécessaire, et non point d'une insuffi­sance dont on puisse tirer immédiatement une objection capitale.)

Il n'est pas question d'exposer ici la façon dont Nietzsche fonde et élabore ce jugement grandiose sur la modernité, ou de dire quel contre-mouvement il a inauguré. Il suffit de songer qu'il ne s'agit pas simplement ici des pensées d'un esprit fumeux et marginal, mais de la naissance et de l'éla­boration d'une position du savoir qui est déjà par elle-même porteuse d'histoire, et qui ne se contente pas d'accompagner ce qui advient, en en renvoyant un reflet sans conséquence. Il appartient à l'essence la plus intime du nihilisme de ne pou­voir être surmonté que s'il est reconnu toujours plus profon­dément, et non pas simplement parce que l'on déciderait un beau jour de fermer les yeux sur lui. D'où: méditation et méditation toujours plus rigoureuse! Savoir et savoir tou­jours plus radical! Un savoir qui sans doute n'est pas bon ni supportable pour tous, mais qui demeure incontournable pour

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ceux qui, dans tous les domaines de l'agir humain, ont quelque chose d'essentiel à accomplir.

Aujourd'hui la question de savoir comment la liberté peut se rapporter au système, si un système de la liberté est ou non possible, la question du système de façon générale ne nous concerne plus; ce n'est point là un hasard, mais c'est une conséquence nécessaire du nihilisme dominant, une conséquence de ce que la pensée et la volonté de connais­sance conceptuelle nous apparaissent en général comme une tentative vouée à l'échec en regard d'une effectivité qui par ailleurs suit son cours. Mais le fait de renoncer expressé­ment au système témoigne pourtant de ce que la signification et la valeur du savoir, telles qu'elles subsistent aujourd'hui, sont encore prises sérieusement en considération. Prendre au sérieux la situation présente, ce n'est encore que le premier pas en direction d'une pensée méditante et rigoureuse qui rejette toutes les impostures et les faux monnayages. Dès lors notre indifférence vis-à-vis du système, et notre absence totale de réceptivité pour la question du système du savoir, sont parfaitement dans l'ordre: c'est le signe que nous ne cherchons plus à nous en faire accroire; c'est là un premier pas, même s'il n'est encore que négatif, sur le chemin de la rigueur, et par là, du dépassement du nihilisme. Notre indif­férence vis-à-vis du système viendrait ainsi à la rencontre de la véritable intention de Nietzsche qui n'a mis en lumière le nihilisme qu'afin de le surmonter, et d'abord de préparer ce surmontement.

Mais que dit en réalité Nietzsche à propos du système? Dans un de ses derniers écrits, Le Crépuscule des idoles, composé à Sils-Maria en automne 1888, la première partie a pour titre: « Maximes et traits lI; on peut y lire (nO 26) : « Je me méfie de tous les systématiques et m'écarte de leur che-

(29) min. La volonté de système est un manque de probité)) (VIII, 64). Et d'une époque un peu antérieure (1884) - année de la première élaboration de la Volonté de puissance -nous vient la remarque suivante : « La volonté de système : pour un philosophe, en termes de morale, une dépravation raffinée, une maladie caractérielle; - en termes étrangers à la morale, une volonté de se faire plus bête qu'il n'est - plus bête, cela veut dire : plus fort, plus simple, plus impérieux, plus inculte, plus autoritaire, plus tyrannique ... )) (XIV, 353).

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Nietzsche dit aussi de lui-même qu'il n'est pas suffisamment borné pour un système (XIV, 354). (Toutes nos références renvoient ici à la Grossoktavausgabe.)

Le refus du système semble élevé ici au rang de principe. Nous pouvons donc laisser de côté la question du système de la liberté et celle du système en général comme une question largement vieillie et, en tout cas, sujette à caution - afin d'aborder tout de suite le traité dans son ensemble. Il en irait ainsi, à supposer que Nietzsche fût pour nous une auto­rité infaillible, accréditée en conséquence. Ce qu'il ne saurait être, pas plus d'ailleurs que n'importe quel autre d'entre les grands penseurs. En outre et surtout, les propos de Nietzsche que nous venons de citer, et qui sont aujourd'hui si volontiers proclamés çà et là, propos « sur ", c'est-à-dire « contre" le système en philosophie, n'épuisent pas ce que Nietzsche a à nous dire sur ce point, bien plus, ils ne concernent même pas ce qui est vraiment décisif.

Il se pourrait bien que le fait de renoncer au système soit maintenant nécessaire, et cela non pas parce que le système serait en soi quelque chose d'impossible et de vain, mais au contraire parce qu'il est ce qu'il y a de suprême et d'essen­tiel. Telle est de fait la plus intime conviction de Nietzsche. Sans doute la volonté de système est-elle manque de probité quand libre cours est donné à cette volonté sans surmonter le nihilisme et avant ce surmontement, car dans ces conditions, elle ne fait que favoriser le nihilisme, la léthargie au sein de la négligence spirituelle généralisée.

La position de Nietzsche en face du système est fondamen­talement différente de celle de Kierkegaard, que l'on aime pourtant à citer d'habitude en sa compagnie sur ce point. Sans doute Kierkegaard récuse-t-il totalement le système, mais 10 « système" ici ne renvoie qu'à Hegel et au système hégélien lui-même mal compris; 20 le refus du système n'est pas chez Kierkegaard un refus philosophique. Le dessein en effet n'en est pas philosophique, mais religieux. Ce que Kierkegaard, du point de vue de la foi chrétienne, oppose au « système ", est plein de sens, quand il écrit par exemple : « Le philosophe du système ressemble à l'homme qui bâtit un château, mais qui habite à côté, dans une remise. » Cela est spirituel, mais philosophiquement sans conséquence, car ici le « système ", et précisément dans sa figure hégélienne pré-

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sumée, est dogmatiquement reçu comme ce qui va de soi en philosophie.

Tout ceci, en passant, et afin d'indiquer que l'évocation (:JO) conjointe, aujourd'hui de mise, de Kierkegaard et de

Nietzsche, est justifiée à maints égards, mais demeure dans son fond philosophiquement non vraie et même trompeuse. L'importance médiate de Kierkegaard pour la philosophie se situe dans une tout autre direction.

A l'automne 1841 Kierkegaard était allé à Berlin pour y entendre Schelling exposer le « système de la liberté ». Il y demeura quatre mois et demi, puis retourna déçu à Copenhague.

Une renonciation au système philosophiquement fondée ne peut résulter que d'un examen qui prend la mesure de son essence, et d'une appréciation réelle de sa nature; mais une renonciation fondée est alors dans son principe quelque chose de tout autre que la simple indifférence vis-à-vis du système, de la pure et simple absence d'avis sur la question du système.

Or aujourd'hui, c'est sans aucun doute une indifférence et une perplexité semblables relativement à l'idée de système que nous constatons immédiatement et naturellement en nous-mêmes. Mais s'il est vrai que « notre» avis sur la question, pas plus que ce que l'on en pense ne sauraient avoir - et certes encore bien moins que la parole des grands pen­seurs - une autorité absolue et hors de question, il ne nous est donc pas permis de transformer tout simplement notre embarras face à la question du système en une inanité réelle de la question elle-même.

Le fait que la question de la possibilité d'un système de la liberté ainsi que la question du système en général ne nous concernent plus d'emblée ne témoigne pas contre la question, mais uniquement contre nous-mêmes; c'est contre nous seuls que témoignent en réalité, non seulement le fait que nous ne sachions plus rien de cette question, mais encore et surtout le fait que nous soyons menacés de voir disparaître le sérieux et le courage qui sont requis pour cette méditation.

Schelling lui-même, après avoir mentionné la prétendue incompatibilité du système et du concept de liberté, insiste sur ce point :

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« LI n'est pas facile de lutter contre de pareilles affirma­tions générales; tant de représentations restrictives ont en effet déjà été attachées au terme de système, que cette thèse énonce bien quelque chose de très vrai, mais aussi de très trivial. ))

Nous posons à présent les questions suivantes : 1) Qu'ap­pelle-t-on système en général? 2) Comment et à quelles conditions la philosophie en vient-elle à construire des sys­tèmes? 3) Pourquoi est-ce précisément le système qui devient le cri de ralliement et l'exigence la plus intime de l'idéalisme allemand? 4) Quelles sont les questions ayant trait à la pos­sibilité d'un système de la liberté et d'un système en général que Schelling retient dans la discussion générale qui consti­tue son introduction?

1) Qu'appelle-t-on système en général? Le mot vient du grec, comme beaucoup d'autres mots qui, soit immédiate­ment, soit par l'intermédiaire d'une traduction, ont frappé de leur empreinte la sphère de notre être-là. En constatant ce fait, ce n'est pas seulement la langue dans laquelle ce terme apparaît (( lexicalement » que nous voulons évoquer,

(:31) mais le peuple, la force créatrice de ce peuple, qui, par ses penseurs, ses poètes, ses hommes politiques et ses artistes, a accompli la plus grandiose offensive qui ait jamais eu lieu dans l'histoire occidentale pour s'emparer de la totalité de l'être et lui donner une figure. Les paroles essentielles ne sont point des signes ou des repères artificiellement forgés et apposés sur les choses uniquement à fin de désignation. Les paroles essentielles sont des actions qui se produisent en ces instants décisifs où l'éclair d'une illumination splendide tra­verse la totalité d'un monde.

Explicitons d'abord la signification du terme avaT1Jlla à partir de ses possibilités réales. Système vient du grec avv{aT1JIlI, je corn-pose; ce qui peut s'entendre de deux façons différentes: d'abord, je dispose en ordre de sorte que ce ne soit pas seulement ce qui est présent ou ce qui survient qui est réparti et mis en place, selon une grille déjà consti­tuée - un peu comme la vitre qui vient se glisser dans un châssis de fenêtre déjà préparé - mais que, dans la disposi­tion, l'ordre lui-même soit d'abord pro-jeté, ouvert; or ce projet, s'il est un projet authentique, ne consiste pas seule­ment à jeter un filet par-dessus les choses, mais le projet

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authentique ex-pose l'étant dans l'espace ouvert en pro-jet où il le dis-pose de telle sorte qu'il devient désormais visible dans l'unité de la disposition-ajointée (Gefüge) qui lui est la plus propre. Il en est ainsi de l'ajointement dans lequel se détermine une chose vivante, un être vivant: avaT"ll-UX TOV aWIiCYToç; on parle encore aujourd'hui d'un système ner­veux, d'un système digestif, d'un système génésique.

Mais « je compose Il peut aussi signifier tout simplement: je rassemble, même en l'absence d'un canevas préalablement tracé, arbitrairement et indéfiniment, n'importe quoi avec n'importe quoi. C'est pourquoi aVŒT"lIiCY peut alors désigner un simple amoncellement, une accumulation de morceaux. Entre ces deux significations opposées à l'extrême - le jointoiement interne et l'entassement pur et simple -, il en est une autre, d'après laquelle on appelle système un cadre général; ce n'est point une ordonnance interne, mais pas davantage une simple accumulation extérieure de morceaux.

Le fait que le système puisse signifier plusieurs choses, l'ajointement interne qui donne à la chose en question son fondement et sa tenue, mais aussi l'entassement simplement extérieur, et enfin, entre les deux, quelque chose comme un cadre, cela indique que la possibilité interne d'osciller entre l'ajointement, l'amoncellement et le cadre, appartient tou­jours au système, que tout système authentique demeure tou­jours sous la menace d'une chute dans l'inauthentique, que tout système inauthentique peut toujours se donner l'appa­rence d'un système authentique. En tout cas, nous retrouvons dans la pratique linguistique des Grecs toutes les directions dans lesquelles peut s'orienter la signification qui vient d'être exposée : l'ajointement interne, l'amoncellement extérieur, le cadre.

Ainsi le ILoalioç peut être nommé aVŒT"lIiCY if, ovpCYvov ILCYl yijç, l'ajointement du ciel et de la terre; or il ne s'agit assurément pas là d'une composition simplement extérieure

(32) aux deux éléments. On parle aussi du aVaT"lIiCY T~Ç ?lOÀZTElCYÇ, du système qui ordonne et qui façonne l'être­en-commun. Selon une autre perspective, dans une tournure comme Ta T~Ç qJCYÀœyyoç aVŒT"lIiCY, on entend par aVŒT"lIiCY la disposition des troupes dans la formation alignée de la (( phalange )); il s'agit sans doute ici d'une composition externe, sans être pourtant extérieure, car elle est comman-

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dée par une conception et un dispositif déterminés en fonc­tion du déroulement du combat et de l'ordre qui est le sien. I;VUTTJflŒ désigne enfin quelque chose d'extérieur quand il signifie seulement: monceau, amas, ou - chez les médecins -accumulation et engorgement du sang ou des humeurs.

Par la suite le terme de système fut employé également dans le domaine de la connaissance, du savoir, et c'est sur­tout cet usage du mot que nous avons retenu; on parle du système de la philosophie, du système des sciences. D'après ce qui vient d'être dit de manière principielle du terme et du concept de système, on peut présumer que là encore le sys­tème peut être compris et utilisé en un sens authentique comme en un sens inauthentique; bien plus, c'est en raison de cette possibilité interne de divergence qui appartient en propre à l'essence du système que l'effort en vue du système doit avoir lui aussi deux aspects différents, et qu'en tout cas, il ne saurait aller tout simplement de soi. On ne ren­contre un tel « cela va de soi Il que là où le système de la phi­losophie, mais aussi celui des sciences, est envisagé de façon totalement superficielle. Ainsi peut-on toujours trouver des instituteurs hirsutes ou des conseillers en retraite auprès la cour d'un tribunal régional, à qui vient subitement à l'esprit - eux qui pourtant dans leur métier sont gens plus avisés - de devoir se « faire Il un système philosophique ou une « vision du monde Il. Sur la base de textes recueillis sans discernement et au hasard, ils brossent de vastes tableaux, bien compartimentés, dans lesquels le monde entier se trouve empaqueté, le tout agrémenté, autant que faire se peut, de force nombres, figures et flèches. En certains lieux, il est des gens pour prendre au sérieux ou même encourager de pareilles niaiseries. Ce qui est grave, ce n'est pas qu'appa­raissent des phénomènes de ce genre, cela est tout aussi inévitable que le marc au fond du pressoir à vin. La chose ne devient vraiment grave que si l'on s'imagine qu'un tel compartimentage où se rassemblent des morceaux arbitrai­rement rapportés les uns aux autres représente la seule figure authentique du « système Il, et que, pour cette raison, on convient de ne plus jamais se mêler de la question du système. Il faut donc dénoncer toujours à nouveau la figure inauthentique du système ainsi que la manie des bâtisseurs de système, mais pour cette seule raison que

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le système, au vrai sens du terme, est une tâche, et même la tâche qui revient en propre à la philosophie.

Ce qui ne veut pas dire pour autant que le système soit en tout temps la tâche la plus urgente ou l'unique tâche de la philosophie; cela ne veut pas davantage dire que le système conserve en tout temps la même figure et la même significa­tion, à la manière d'une similitude extérieure. La philo­sophie grecque dans son ensemble nous en donne la preuve. Le commencement de la philosophie occidentale demeure en effet étranger au système; et cependant, ou plutôt pour cette

(33) raison, ce philosopher était de part en part « systématique )), c'est-à-dire conduit et porté par un ajointement interne et une ordonnance du questionner parfaitement déterminés; or c'est ce questionnement qui constitue de manière générale la présupposition essentielle de tout système et de toute possi­bilité de système ultérieur. Ni Platon ni Aristote n'ont « eu )) de système philosophique, ni en ce sens qu'ils auraient bâti un système, ni en ce sens qu'ils auraient seulement esquissé un tel système. Et pourtant ils ont fourni les présuppositions qui sont requises pour exiger et mener à bien la construction sys­tématique, et même - d'abord et contre leur volonté - pour une construction systématique extérieure et inauthentique. Ainsi quand on parle du système de Platon ou du système d'Aristote, on falsifie l'histoire et l'on ferme le chemin sus­ceptible de conduire au cœur du mouvement de ce philosopher comme à la compréhension de l'exigence de vérité qui est la sienne.

Même les (( Sommes)) de la théologie et de la philosophie médiévales ne sont pas des systèmes, mais la forme qu'em­prunte la transmission scolaire du contenu du savoir. Il y a bien dans les Sommes, à la différence des autres modes d'exposition scolaire - le commentaire, la dispute et la question -, un agencement rigoureux de la matière doctri­nale indépendant des circonstances fortuites de l'exposition de l'objet traité, comme des nécessités occasionnelles d'un enseignement spécifique ou d'une question disputée parti­culière. Cependant les Sommes demeurent au premier chef orientées sur l'enseignement; ce sont des manuels.

La célèbre Summa theologica de saint Thomas d'Aquin reste elle aussi un manuel, et même un manuel pour débu­tants, qui doit veiller à exposer l'essentiel de façon simple

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et bien ordonnée. Que l'on se reporte au Prologue de l'ou­vrage : Quia catholicae veritatis doctor non solum provectos debet instruere, sed ad eum pertinet etiam incipientes eru­dire (secundum illud Apostoli 1 ad Cor. III, 1-2 : tanquam parvulis in Christo, lac vobis potum dedi, non escam), pro­positum nostrae intentionis in hoc opere est, ea, quae ad christianam religionem pertinent, eo modo tractare secun­dum quod congruit ad eruditionem incipientum. « Parce que le docteur de la vérité catholique ne doit pas seulement enseigner ceux qui sont avancés (provecti), mais qu'il lui incombe aussi d'enseigner les débutants (incipientes) (selon la parole de l'Apôtre, 1 Cor. III, 1-2 : aux petits enfants que vous êtes, je me suis donné comme une boisson et non pas comme une nourriture solide), puisqu'il s'agit donc d'ensei­gner les débutants, le pro-pos (Vor-satz) de notre intention dans cette œuvre est de traiter ce qui touche à la religion chrétienne de telle façon que cela puisse répondre à la for­mation des débutants. »

L'intention de la Summa, et par conséquent le caractère d'ensemble de l'œuvre, ne saurait être exposée plus claire­ment. Cependant on est accoutumé et l'on aime à comparer les Sommes aux cathédrales médiévales. Certes, il y a dans toute comparaison quelque chose qui cloche, pourtant cette compa-

(34) raison des manuels théologiques avec les églises du Moyen Age non seulement cloche et demeure boiteuse, mais elle est encore parfaitement absurde.> Les cathédrales, avec leurs tours, s'élancent vers le ciel dans une ascension continue; il Y aurait donc analogie si les Sommes s'édifiaient elles aussi sur une large base pour s'élever avec leur flèche jus­qu'au ciel, c'est-à-dire ici jusqu'à Dieu. Or la Somme commence précisément par la flèche pour s'élargir ensuite en direction de la vie humaine pratique et éthique. Instituer une comparaison entre un manuel scolaire et un édifice ou une œuvre d'art, voilà qui est déjà tout à fait discutable, mais cela devient franchement absurde quand l'ordre qui régit la construction dans les deux cas - et c'est pourtant bien là ce qui est visé - se révèle précisément inverse.

Enfin la confusion conceptuelle s'accroît démesurément quand on compare ces Sommes, au titre de prétendus sys­tèmes de la pensée médiévale, avec les véritables systèmes de Hegel et de Schelling, ou encore les soi-disant systèmes

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de Platon et d'Aristote. Cette manière d'écrire l'histoire des idées est peut-être très habile ou très efficace en termes d'apologétique, mais elle n'a rien à voir avec la connais­sance de ce qui advient historialement, et surtout elle fait obstacle à une connaissance rigoureuse du Moyen Age lui­même et de la modalité de la configuration du savoir qui est la sienne. Ce contresens fait également obstacle - et c'est surtout ce qui nous importe ici - à une connaissance précise de l'essence, c'est-à-dire des conditions de possi­bilité du système.

S'il y a dans la configuration médiévale du savoir quelque chose qui réponde au système, c'est le mode de division et de hiérarchisation des domaines de l'être. C'est dans cette perspective qu'il faut situer l'ouvrage du plus grand penseur occidental de l'époque carolingienne, l'Irlandais Scotus Eriugena : n EPl cpVŒEWr; /1EPW/10V - De divisione naturae -, qui fut écrit aux environs de 860. Sans doute cette œuvre témoigne-t-elle également de l'influence du néo-platonisme, de cette philosophie de l'Antiquité grecque tardive déjà entre­mêlée de pensée judéo-chrétienne et romaine qui, d'ailleurs, n'a pas manqué par la suite d'influencer également le mode de développement et d'élaboration des systèmes.

Le « système » ne désigne pas seulement la mise en ordre ou l'agencement d'une matière doctrinale déjà donnée, à seule fin d'enseigner les débutants et de leur apprendre les sciences. Le système ne désigne donc pas simplement et au premier chef l'ordonnancement d'un matériau scientifique donné ou de ce qu'il importe de savoir en vue d'une bonne transmission des connaissances; ce qui constitue un sys­tème, c'est l'ajointement interne de ce qui est l'objet pos­sible d'un savoir, c'est le déploiement et la configuration qui le fondent; ou encore plus précisément, le système est le join­toiement, à la mesure du savoir, de l'ajointement et de lajoin­ture de l'être lui-même *. Si donc le système dans son essence n'a rien de l'aspect superficiel et arbitraire qu'offre le compar­timentage d'une matière préalable sous des rubriques et des numéros, c'est que l'élaboration et la construction des sys­tèmes répondent à des conditions bien déterminées, et qu'elles

* Das System ist die wissensmiissige Fügung des Gefüges und der Fuge des Sey'" selbst. Cette dernière détermination trouvera dans ce qui suit sa complète explici­tation; cf. en particulier p. [38] et p. [771. (N. d. T.)

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ne peuvent pas, historialement, surgir n'importe quand. (35) Nous en arrivons ainsi au point 2 :

2) Comment et à quelles conditions la philosophie en vient-elle à construire des systèmes?

La possibilité de penser quelque chose de tel qu'un sys­tème, ainsi que la possibilité de son apparition et de sa mise en œuvre répondent à des présuppositions propres. Celles-ci ne concernent rien de moins que l'interprétation de l'être, de la vérité et du savoir en général.

La possibilité des systèmes, dans la figure historiquement déterminée où nous les connaissons jusqu'ici, n'est ouverte que depuis l'instant décisif où le Dasein historiaI de l'homme en Occident est soumis à de nouvelles conditions, qui ont eu finalement pour effet d'ensemble de produire ce que nous nommons la modernité. La possibilité d'un système du savoir et la volonté de système, en tant que modalité de la fonda­tion moderne du Dasein lui-même, appartiennent l'une et l'autre aux caractéristiques essentielles des temps modernes. Prétendre trouver, au cours de l'histoire, des systèmes anté­rieurs à cette époque, repose sur une incompréhension du concept de système ou sur une interprétation erronée qui envisage le système en un sens superficiel.

On peut sans doute, en partant des seuls véritables sys­tèmes et des tentatives systématiques qui appartiennent aux temps modernes, faire retour en arrière et mettre en évidence des correspondances ou des analogies. Mais on n'a toujours pas démontré par là que celles-ci sont également des signes précurseurs : la préfiguration qui annonce expressément le système et qui conduit nécessairement à la volonté de sys­tème. Dans la mesure où le caractère ajointant (Fugencha­rakter) appartient à l'essence de l'être en général - ce qu'as­surément il faut montrer -, il y a dans toute philosophie, en tant que question de l'être, une orientation vers l'ajointement et le jointoiement, une orientation vers le système. En ce sens, toute philosophie est systématique, mais toute philosophie 1

n'est pas système, et cela non point faute d'être Il achevée )). Inversement, là où il y a apparence de système, il n'y a pas toujours de pensée systématique, c'est-à-dire de philosophie. D'où il résulte que l'on doit toujours savoir clairement ce que l'on entend quand on parle de Il système )).

Nous excéderions largement les limites de notre propos,

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si nous voulions essayer d'exposer ici, dans leur contexte général, les conditions historiales - c'est-à-dire du même coup celles qui tiennent à la chose elle-même - qui ont rendu possible l'élaboration d'une pensée du système. En outre, ces conditions ne sont pas toutes présentes en même temps et de la même façon, mais elles se développent au cours de l'histoire moderne selon des degrés différents de clarté et de complétude, elles se conditionnent mutuellement et s' entre­empêchent aussi. Ce qui revient à dire surtout que l'idée de système ainsi que la modalité de sa réalisation sont engagées sur des voies tout à fait déterminées qui toutes convergent pour aboutir à la configuration du système propre à l'idéa­lisme allemand.

C'est pourquoi il nous faut maintenant, ne serait-ce que sous la forme d'une simple énumération, évoquer quelques­unes des principales conditions qui sont requises pour que se développe l'exigence du système, et pour qu'elle puisse abou-

(36) tir aux premiers essais de construction systématique. Il est permis de risquer ici ce coup d'œil général, parce qu'en­suite, dans le cours du traité de Schelling, les points qui sont essentiels se présenteront à nous en une figure plus déterminée.

Point n'est besoin d'une démonstration complète pour prouver que les conditions de possibilité de la construction des systèmes sont du même coup les présuppositions essen­tielles pour la naissance et l'établissement durable des sciences modernes, de « la science )), telle que nous la connais­sons aujourd'hui. La science moderne est dans son carac­tère existential aussi différente de la science médiévale que celle-ci l'est à son tour de la science de l'Antiquité. La repré­sentation, toujours vivante, selon laquelle il y aurait une science qui cheminerait, identique à elle-même, à travers les différentes époques, et qui devrait être préservée en sa valeur éternelle, cette représentation a elle aussi ses propres condi­tions d'apparition, tout à fait déterminées; or c'est elle qui précisément fait obstacle à cela même qu'elle prétend recher­cher, à savoir la sauvegarde de l'esprit scientifique. Celui-ci n'est en effet sauvegardé que s'il se renouvelle sans cesse fondamentalement au moment venu, un peu comme un niveau, dont on ne peut prévenir la chute que grâce à une compensation permanente.

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Les principales conditions de la construction des premiers systèmes sont les suivantes :

1° L'apparition d'une prétention tout à fait nouvelle dans l'empreinte qui frappe les objectifs de la science et dans l'établissement fondé des formes du savoir; cette prétention. nous la dénommerons: pour faire bref: le primat du mathé­matique. Le mathématique constitue une interprétation, orientée d'une façon déterminée, de l'essence du savoir en général. D'après cette interprétation, il appartient au savoir de fonder initialement et à partir de lui-même la cognosci­bilité - le statut du connaissable comme tel -, et cela en par­tant de et au sein de propositions premières qui elles-mêmes ne requièrent pas de fondation. D'où cette exigence de l'unité d'un enchaînement fondé de propositions, lequel est porté par les propositions premières et réglé sur elles, pour consti­tuer une totalité qui soit celle du savoir. Le nouvel essor de la mathématique, tel qu'il contribue à déterminer le début des temps modernes, n'est pas le fondement de la primauté du mathématique, mais au contraire une conséquence de celle-ci [cf. sur ce point: Die Frage nach dem Ding, p. 53 sq.; trad. fr., Qu'est-ce qu'une chose?, p. 80 sq.l.

2° Le mathématique ainsi érigé en mesure de la totalité du savoir exige de celui-ci une fondation ultime et absolu­ment assurée. Cette exigence implique de rechercher, à l'in­térieur du domaine de l'étant en son entier, un objet possible de savoir, tel qu'il permette par soi une auto-fondation cor­respondante. Le savoir se tient en effet pour fondé, s'il est savoir certain de soi-même. Cette certitude, et la mise en sûreté qu'elle comporte, devient le fond de tout savoir, et par suite le fond de la vérité du connaissable. Désormais ce qui compte d'abord et avant tout, c'est, de façon géné­rale, que quelque chose <aliquid> puisse à chaque fois être connu immédiatement et fermement, et ce n'est qu'ensuite. et en deuxième lieu, qu'il s'agit de savoir ce qu'est en sa

(37) teneur réale ce qui est ainsi su, c'est-à-dire posé comme manifeste, i.e. vrai, et approprié comme tel. Ce primat de la 1 certitude sur la vérité aboutit à ce que la vérité elle-même est conçue comme certitude. A quoi vient s'ajouter le primat du pro-cédé - de la méthode -, sur l'affaire-en-question.

3° Cette exigence mathématique de certitude érigée en mesure de tout savoir se trouve historiquement satisfaite de

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façon tout à fait déterminée. Elle conduit à l'ego cogito, qui est établi comme premier et véritable objet d'un savoir pos­sible, et donc comme vrai : je pense et par là même je me connais comme être pensant, je me découvre en tant qu'étant. mon être-Moi est absolument certain. C'est ainsi que Des­cartes a procuré à l'exigence matbématique de certitude son fondement ainsi que le sol susceptible de satisfaire à cette exigence en référant le savoir en général à la certitude de soi de la proposition-de-fond : « je pense, je - suis Il.

4° La certitude-de-soi du penser décide, en tant que position-de-fond <principe>, et par conséquent de manière principielle, de ce qui « est)). La pensée et sa certitude deviennent ainsi la mesure et le critère de la vérité. Seul ce qui est vrai peut être reconnu comme proprement étant. La certitude-de-soi de la pensée est instituée en tribunal qui décide de ce qui peut et de ce qui ne peut pas être, et plus encore : de ce qu'être veut dire en général.

5° La norme, qui jusque-là appartenait exclusivement au magistère doctrinal de l'Église, pour la mise en ordre et la configuration de la vérité et du savoir, est brisée, et elle cède devant la prépondérance, qui va croissant, de la recherche fondée sur elle-même. Les critères sont inversés: la vérité de la foi et du savoir fidèle est maintenant mesurée, eu égard à sa légitimité, à l'aune de la certitude-de-soi de la pure pensée.

Des hommes et des penseurs comme Pascal essayèrent une fois encore de fixer et de tenir ensemble la pensée pure et la foi pure, chacune avec son originalité et sa rigueur propres : à côté de la logique de l'entendement surgit la « logique du cœur Il.

Mais ce n'est pas parce que l'enseignement de l'Église perd de sa puissance et qu'il n'est plus la première et l'au­thentique source de la vérité que les différents domaines de l'étant dans son entier, tels qu'ils ont reçu leur empreinte du christianisme, disparaissent pour autant de l'horizon. Au contraire, l'ordonnancement de l'étant dans son ensemble - Dieu, le créateur, le monde créé, l'homme faisant partie du monde et destiné à Dieu -, la totalité de l'étant ainsi expéri­menté réclament maintenant une nouvelle appropriation sur la base et par l'intermédiaire du savoir fondatif de soi-même.

A cela il faut encore ajouter qu'avec la Réforme - à

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travers le protestantisme allemand - ce n'est pas seulement la dogmatique romaine qui est infléchie, mais c'est également l'empreinte romano-orientale de l'expérience chrétienne de l'être qui se métamorphose radicalement. Ce qui déjà se préparait au Moyen Age chez Eckhart, Tauler, Seuse, et avec la Theologia deutsch, est mis en valeur et développé sur une nouvelle base, de façon plus complète, par Nicolas de Cuse, Luther, Sebastien Franck, Jacob Boehme - et

(38) Albrecht Dürer dans le domaine artistique. 6° La rupture survenue dans la domination exclusive de

l'Église, avec la législation qu'elle imposait au savoir comme à l'agir, est conçue comme une délivrance de l'homme à lui-même. Ce que l'homme est en tant que tel, ce en quoi doit consister son ipséité, ne se détermine d'abord que dans cette libération et à travers l'histoire, orientée de façon détermi­née, de cette délivrance. La « pensée » humaine (et cela signi­fie ici aussi bien: les forces créatrices de l'homme) devient la loi fondamentale des choses elles-mêmes. La conquête du monde par le savoir et l'agir humains se met en œuvre. Elle est radicalement différente de tout ce qui a précédé, non seulement de par ses dimensions, mais surtout de par son style. La circulation commerciale et l'économie deviennent des puissances spécifiques en relation et interaction étroite avec l'apparition de la technique, qui est bien autre chose que l'invention et l'utilisation des outils, telles qu'on les connaissait jusqu'ici. L'art devient, dans la modalité déter­minante du libre déploiement de soi, affaire de création humaine; c'est du même coup une manière particulière de conquérir le monde, pour l'œil et pour l'oreille. L'homme qui crée librement et qui s'accomplit à travers sa création, le génie devient la loi de l'être-homme authentique. Et de la même façon, la réception de l'art, la manière dont on le cultive - le degré de cette culture - sont à leur tour décidés au premier chef par la faculté de juger de l'homme librement posé sur soi, par le goût.

L'idée de « souveraineté » aboutit à une nouvelle configu­ration de l'État et à un nouveau type de pensée et de reven­dication politiques.

A travers tout ce que nous venons simplement d'énumérer ICI, une corrélation interne se dégage, un virage apparaît dans le Dasein européen, virage venu d'un fond qui nous

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demeure encore aujourd'hui obscur. Peut-être notre siècle est-il encore trop proche de tout cela, trop proche aussi de par sa volonté de dépassement, pour pouvoir apprécier ce qui s'est véritablement produit. Mais peut-être est-ce là aussi ce que nous ne pourrons jamais non plus savoir tel qu' (( en­soi-même )), parce que l'histoire passée se renouvelle tou­jours aussi en tant même que passé à travers son à-venir.

Mais qu'est-ce que tout cela vient faire avec le (( système Il? En introduisant ce concept, encore indéterminé dans son contenu, nous disions par anticipation: le système est l'ajoin­tement de l'être lui-même, non pas seulement un cadre venant s'appliquer du dehors à l'étant, et encore moins une collec­tion arbitraire.

Qu'est-ce donc qui a dû se produire afin que l'on ait pu en arriver au (( système )), c'est-à-dire arriver à mettre en évi­dence et à établir l'ajointement de l'être lui-même? Rien de moins que l'émergence d'une nouvelle appréhension de l'être, de sa déterminabilité et de sa vérité, et d'une nouvelle posi­tion de l'homme par rapport à l'être, telles qu'elles rendent possible l'exigence du (( système Il, et même la rendent his­torialement nécessaire. Or c'est là justement ce qui surgit au seuil des temps modernes, ou mieux, ce qui s'accomplit en tant que seuil des temps modernes.

Dans l'instant historialement décisif où le Dasein de l'homme se saisit et s'accomplit en tant que libération pour une maîtrise de l'être fondée sur soi-même, la volonté de faire ressortir en un savoir directeur l'être en totalité, selon un ajointement maîtrisable, doit nécessairement se dévelop­per jusqu'à devenir la plus haute et la première finalité pour

- un semblable Dasein. Cette volonté de disposer librement, grâce aux injonctions et aux configurations du savoir, de l'être dans son ajointement est encouragée et fortifiée de manière essentielle par la nouvelle expérience de l'homme

<,.comme génie. Mais la détermination de la forme de cet ajointement est

du même coup déjà ébauchée par la prédominance du mathé­matique. Puisqu'en effet cette pensée se conçoit comme tri­bunal qui juge de l'être, l'être lui-même ne peut pas recevoir d'autre ajointement que mathématique. Cependant, comme cette libération de l'homme en vue de lui-même est en même temps une dé-livrance de l'homme au milieu de l'étant dans

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son ensemble, cet ensemble (Dieu-monde-homme) doit néces­sairement être conçu et ordonné, selon l'unité d'un ajointe­ment, et en tant qu'unité ajointée.

Le domaine de l'étant dans son ensemble, tel qu'il fut expérimenté de façon chrétienne, est maintenant trans­posé et trans-formé radicalement conformément à la légalité d'une pensée qui détermine tout être selon la forme de cohé­sion et d'enchaînement qui est celle du rapport mathématique de fondation : ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum (Spinoza, Éthique, Ile partie, prop. VII). L'entreprise qui vise à conquérir par le savoir l'être comme ajointement - le système et la volonté du système - n'est donc pas simplement une idée qui serait venue à quelques esprits singuliers, mais c'est la loi la plus intime de l'être-là de cet âge tout entier. Le « système li, la volonté d'un système du savoir caractérisent dans son véritable fond et dans toute son ampleur la nouvelle position du savoir et sa mutation par rapport à l'intellectus du Moyen Age.

Dans le concept de « système li, tout ce qui a été évoqué trouve son écho : le mathématique, le penser en tant que loi de l'être, la législation du génie, la libération de l'homme livré à sa liberté au milieu de l'étant dans son ensemble, la totalité elle-même présente au sein de ce qui est singulier : omnia ubique. On ne peut rien entendre à ce qui a été désigné un peu au hasard du nom de « baroque li, si l'on n'a pas compris l'essence de cette élaboration et de cette cons­truction du système.

Telles sont les raisons pour lesquelles l'élaboration systé­matique a reçu presque aussitôt son empreinte définitive. Puisqu'en effet l'être en général est déterminé dans son essence à partir de la pensabilité et de la légalité de la pen­sée, et puisque cette pensée est une pensée mathématique, il filUt nécessairement que l'ajointement de l'être, c'est-à-dire le système, soit un système mathématique et en même temps un système du penser, de la ratio, de la raison. La construc-

_ ùon systématique expresse et authentique commence en Occident en tant que volonté d'un système mathématique de la raison.

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(40) 3. Esquisse des dijférents projets systématiques modernes. (Spinoza; la volonté de système chez Kant; la signification de Kant pour l'idéalisme allemand.)

L'histoire de cette formation du système est en même temps l'histoire de la naissance de la science moderne, en ce qu'elle a de plus radical. Aussi cette histoire est-elle vérita­blement une histoire et non pas simplement le déroulement d'un programme. A la faveur de cette élaboration qui aboutit à l'emprise de la raison sur la totalité de l'étant, des contre­mouvements, des retours en arrière, des impasses et des détours apparaissent. Le système prend forme selon un style, une ampleur et un rythme très différents dans les différents domaines de la science de la nature, de la formation de l'État, de la création artistique et de la théorie de l'art, de l'éduca­tion, de la fondation du savoir systématique et enfin de la philosophie. Et même à l'intérieur de la philosophie, les tentatives systématiques ont des points de départ différents, et elles se développent dans des directions divergentes. Les systèmes de Descartes, Malebranche, Pascal, Spinoza, Hobbes, Leibniz, Wolff et ses disciples, ne se laissent pas ranger de façon linéaire et évaluer dans l'optique d'une évolution continue. Tantôt la volonté de système est parfai­tement évidente, comme chez Descartes, ou singulièrement résolue, comme chez Leibniz, mais la réalisation, dans les débuts, tourne court, ou bien encore elle demeure impéné­trable de par la diversité des points d'attaque, comme chez Leibniz. Ou bien la volonté du système en arrive au stade où elle se manifeste extérieurement, l'exécution en est vaste et sans lacune, mais sèche.

Le seul système achevé, construit d'un bout à l'autre selon un enchaînement fondé, c'est la métaphysique de Spinoza, qui fut publiée après sa mort sous le titre suivant : Ethica ordine geometrico demonstrata et in quique partes distinc­ta... Les cinq parties traitent respectivement : 1. De Deo; II. De natura et origine mentis; III. De origine et natura affectuum; IV. De servitute humana seu de affectuum viribus; V. De potentia intellectus seu de libertate humana.

Le titre atteste déjà la puissance de l'exigence mathé­matique du savoir,' ordine geometrico. Que cette métaphy-

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sique - c'est-à-dire la science de l'étant en totalité - se caractérise comme « Éthique )), c'est là l'expression du fait que l'action et que l'attitude de l'homme sont d'une impor­tance capitale dans la façon de procéder au sein du savoir, et de fonder ce savoir.

Mais ce système n'a été possible que sur la base d'une singulière unilatéralité, sur laquelle il nous faudra revenir; et aussi parce que les concepts métaphysiques fondamentaux de la scolastique médiévale ont été tout simplement intégrés au système de manière extraordinairement non critique.

(41) C'est la mathesis universalis - la « méthodologie )) de Des­cartes - qui a été reprise pour mettre en œuvre un système dont la véritable pensée métaphysique provient, jusque dans le détail, de Giordano Bruno. Le système de Spinoza doit cependant être évoqué ici, parce que c'est lui qui joue encore un rôle capital au XVIIIe siècle dans les discussions auxquelles sont associés les noms de Lessing, Jacobi, Mendelssohn, Herder et Gœthe, discussions qui trouvent un dernier écho dans le traité de Schelling sur la liberté. Les interprétations, de tendances très diverses, qui ont été données du système de Spinoza ont contribué à faire naître cette habitude de se représenter en philosophie, sous le terme de « système )), quelque chose de comparable à ce système étroit et tout à fait déterminé. Le fait que la philosophie de Schelling ait pu passer pour spinozisme relève de l'histoire, assez remar­quable, des contresens que suscite toujours chez ses contem­porains toute grande philosophie. Si Schelling a jamais combattu à fond un système, c'est certainement celui de Spinoza. Et s'il est un penseur pour avoir reconnu l'erreur qui est propre à Spinoza, c'est bien Schelling. Il nous faut cependant renoncer ici à exposer plus précisément les sys­tèmes des XVIIe et XVIIIe siècles; la philosophie de Leibniz les dépasse tous largement, laissant derrière elle tous les autres, en raison du caractère inépuisable de sa puissance systéma­tique.

Pour nous résumer, s'agissant des conditions de la première formation systématique dans les temps modernes, nous pouvons dire ceci :

Les conditions de possibilité de la formation systématique moderne - c'est-à-dire de la première formation du sys­tème - sont en même temps les présuppositions requises

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pour la naissance et l'établissement des sciences telles que nous les connaissons aujourd'hui:

1) La prédominance du mathématique comme critère de la scientificité.

2) L'exigence d'auto-fondation du savoir au sens où cette exigence traduit le primat de la certitude sur la vérité. Pri­mat du pro-cédé (de la méthode) sur l'affaire en question.

3) La fondation de la certitude en tant que certitude de soi du Ir je pense ».

4) La pensée, ratio, en tant que tribunal qui juge de la détermination essentielle de l'être.

S) La ruine de la domination exclusive, dans la configura­tion du savoir, de la foi ecclésiale, mais en même temps la reprise, au sein d'un nouveau questionnement, de toute l'expérience chrétienne de l'être en totalité. Ce n'est certes pas la première apparition de la distinction du savoir et de la foi, de l'intellectus et de la fides, mais ici l'auto­compréhension du savoir, de ses possibilités et de ses droits, devient elle-même autre.

6) La libération de l'homme en vue de la conquête créa­trice, de la domination et de la transformation de l'étant, dans tous les domaines de l'être-là humain.

(42)_ La véritable raison de cette mutation complète demeure obscure. Nous ne connaissons pas l'histoire en son entier. Et ce ne sont jamais de simples faits qui nous permettront de la saisir.

Mais ce que nous pouvons comprendre, c'est. dans quelle mesure l'exigence du système vient au jour à travers cette mutation de l'être-là de l'homme, et au service de cette muta­tion.

Pour que l'homme accède à une dé-livrance créatrice au milieu de l'étant en totalité, il faut qu'auparavant la tota­lité de l'étant lui-même se soumette à ses injonctions, surtout s'il s'agit de s'emparer en une libre maîtrise de l'étant.

La volonté de disposer librement de l'étant en totalité, en le soumettant aux injonctions (Verfügung) d'un savoir qui lui donne sa configuration, ouvre en projet l'ajointement de l'être, et l'ouvre pour soi en fonction de cette volonté.

Cet ajointement est lui-même mathématique, conformé-

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ment à l'exigence du savoir et de la certitude. L'ajointe­ment lui-même est rationnel, conformément à la certitude de soi du penser (de la raison), en tant que loi de l'être.

Le système est un système mathématique de la raison. Le système est la loi ontologique de l'être-là moderne, le sys­tème et le caractère systématique sont la marque distinctive de la modification de la position du savoir, dans son fonde­ment comme dans ses dimensions propres.

L'élaboration historique des systèmes ne révèle aucune série continue, pas plus celle du développement que celle du déclin. Une disproportion se fait jour entre la clarté et la radicalité de la volonté systématique, et ses réalisations.

Nous en arrivons maintenant à la troisième des questions que nous nous sommes proposées (cf. p. [301) : 3) Pourquoi, dans l'idéalisme allemand, le « système» devient-il le prin­cipal mot d'ordre et l'exigence la plus intime?

3) Réponse: Parce qu'ici vient encore s'ajouter aux pré­cédentes déterminations du système, selon lesquelles il doit être mathématique et rationnel, cette considération essen­tielle qu'un tel système ne peut être découvert et élaboré qu'à cette condition que le savoir soit savoir absolu. L'idéa­lisme allemand conçoit expressément le « système Il comme exigence du savoir absolu. Dès lors le système lui-même devient l'exigence absolue, et par conséquent le terme clef pour la philosophie en général. Ce tournant qui conduit de la pensée systématique du XVIIe et du XVIIIe siècle à celle de l'idéa­lisme allemand, au seuil du XIXe siècle, présuppose donc que la philosophie se comprenne elle-même comme une connais­sance absolue et infinie. Ce qui implique de mettre l'accent de manière essentielle sur ce qu'il y a de créateur au sein de la raison humaine, c'est-à-dire de connaître de façon plus ori­ginaire l'essence de la raison telle qu'elle vient ici au jour. Seule une nouvelle réflexion sur la raison a permis de conqué­rir un tel savoir. Cette réflexion est l'œuvre de Kant. Bien que

(43) Kant lui-même n'ait jamais souscrit à la position fondamen­tale de l'idéalisme allemand, et que l'idéalisme allemand se soit avancé bien au-delà de Kant, il est sûr que cela n'a pu se faire que sur la base de la réflexion kantienne, et en prenant pour fil conducteur la méditation principielle menée par Kant sur l'essence de la raison humaine. Cette réflexion

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est développée de façon radicale dans la Critique de la raison pure; la réflexion critique est ensuite complétée par la Cri­tique de la raison pratique, et achevée, selon ses propres cri­tères, avec la Critique de lafaculté dejuger. Il ne s'agit point ici de nous engager dans cette méditation. Nous poserons simplement la question suivante : Quelle est la position de Kant vis-à-vis de l'exigence du système, comment détermine­t-il le concept de système, quelles sont l'importance et la signification de sa philosophie pour le développement ulté­rieur de la volonté de système?

On a montré la liaison intime existant entre les conditions du déploiement de la domination de la raison et la volonté de système. On peut en tirer facilement la conséquence sui­vante: l'ouverture décisive de la volonté systématique, l'as­surance dans l'établissement fondé du système et dans l'éten­due de son emprise, la prise en vue de la nécessité suprême du système, tout cela va dépendre de la modalité et de la radicahté du savoir relatif à l'essence du mathématique et de la raison. Car ce sont là déjà deux caractéristiques for­melles du « système )). Or la délimitation de la connaissance philosophique, en tant que pure connaissance rationnelle, face à la connaissance mathématique, telle est justement l'affaire centrale de la Critique de la raison pure. C'est pourquoi, ce n'est point un hasard, si nous trouvons pour la première fois chez Kant une réflexion systématique qui porte expressément sur l'essence du système, et une déter­mination de son concept à partir de l'essence de la raison.

Jusqu'à Kant, ce que l'on nommait dans la langue de l'École, ratio - et que l'on traduisait tantôt par entende­ment, tantôt par raison - était équivoque. On ne possédait pas un principe clair et un fondement suffisant de la délimi­tation de la ratio en face de la sensibilité. La raison n'était véritablement rien d'autre que l'entendement: le pouvoir de porter au concept des représentations données, de distin­guer et de comparer des concepts. C'est Kant qui le premier a mené l'entendement jusqu'à la raison; ce qui signifie que l'essence de la raison reçut sa détermination propre et que l'entendement fut défini et délimité par rapport à la raison, et lui fut subordonné. Tout ce processus de détermination du concept de raison trouve son aboutissement chez Kant lui­même dans l'interprétation du concept de Vernunft en deux

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sens, un sens large et un sens étroit. Au sens large, la raison désigne la faculté supérieure de connaître; au sens étroit la raison désigne la faculté suprême au sein des facultés supé­rieures de connaître, que Kant distingue en : entendement, faculté de juger, raison. La raison au sens strict, qui est en même temps le sens essentiel, est pour Kant la faculté des idées en tant que principes. Parallèlement à cette élucidation du concept de raison, la même élucidation s'accomplit à pro­pos du concept d'idée, qui signifie d'emblée - depuis Des-

(44) cartes - représentation. Les idées sont les représentations de l'unité d'une multiplicité articulée, constitutive d'un secteur de l'étant envisagé comme une totalité. Les idées suprêmes sont donc celles dans lesquelles les principaux domaines de l'étant sont représentés en leur essence: ce sont les idées de Dieu, du monde, de l'homme. Mais, selon Kant et sur la base des perspectives ouvertes par la Critique de la raison pure, ces idées, en tant que représentations de la raison, ne sont pas « ostensives». Elles n'exhibent pas les objets visés eux-mêmes, comme s'ils étaient donnés et se déployaient en présence, mais elles les montrent seulement dans l'idée. Notre représentation de Dieu n'est qu'une idée. Kant ne veut pas dire par là que Dieu n'existe pas, et qu'il n'est qu'une fiction de l'imagination; l'existence de Dieu demeure pour Kant hors de doute. Ce qu'il veut dire, c'est seulement que nous ne pouvons jamais être certain de Dieu et de son existence, par la simple visée de ce qui est pensé dans le concept « Dieu », et par l'analyse de nos représentations. Cela est vrai aussi du monde considéré comme une totalité; cela vaut également de l'homme en tant qu'être déterminé par liberté (à noter la modification de l'idée de liberté dans la Critique de lafaculté de juger, 2e éd., 1793, p. 465 sq.). Les idées ne produisent pas devant nous, en chair et en os, ce qui est représenté - simplement du fait de leur être-représenté -, mais elles indiquent seulement la direc­tion dans laquelle nous devons rechercher la diversité du donné en vue de son enchaînement, c'est-à-dire de son unité possible. Les idées ne sont pas « ostensives », mais seulement « heuristiques », « régulatrices )), elles dirigent la recherche et donnent des règles pour trouver. La faculté des idées est la raison. La raison oriente donc d'emblée l'intui­tion et la pensée sur l'unité compréhensive et la structure unitaire de la totalité de l'étant. Du même coup, nous

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sommes parvenus jusqu'au concept kantien de système. Le système est Il l'unité de diverses connaissances sous

une idée» (A 832, B 673) [T.P., p. 5591. (( ... Le systématique dans la connaissance, c'est-à-dire son enchaînement à partir d'un principe» (A 645, B 673) [T.P., p. 454]. (( Cette unité rationnelle présuppose toujours une idée : celle de la forme d'un tout de la connaissance qui précède la connaissance déterminée des parties et qui contient les conditions néces­saires pour déterminer a priori la place de chaque partie et son rapport avec les autres. Cette idée postule donc une unité parfaite de la connaissance de l'entendement qui ne fasse pas simplement de cette connaissance un agrégat acci­dentel, mais un système enchaîné selon des lois néces­saires» (ibid.). La raison est ce qui rend (( systématique » tous les actes de l'entendement (A 664, B 692) [T.P., p. 464]. C'est la raison qui fait que d'emblée nous (( portons notre regard par-delà» tout ce qui est donné, en vue de l'unité d'un enchaînement fondamental (A 665, B 683). La raison est la faculté de porter-en-avant le regard et de faire ressor­tir en é-vidence, la faculté qui ouvre l'horizon et lui donne forme. Ainsi la raison n'est elle-même pas autre chose que

(45) la faculté du système, et l'intérêt de la raison vise à mettre au jour la plus haute unité possible de la plus grande diver­sité possible de connaissances. Cette exigence constitue l'essence de la raison elle-même.

La raison est la faculté qui pré-suppose, qui prend véri­tablement les devants et délimite son champ et sa portée. La présupposition qu'elle pose forme l'unité sur la base de laquelle la connaissance d'un domaine d'objets et d'un monde devient en général possible. Les présuppositions de ce type - celles qui rendent possible le passage (transcendance) de la connaissance humaine jusqu'à la totalité du connais­sable -, Kant les nomme concepts transcendantaux de la raIson.

Le (( prélude de la raison » (Vernunft- Vorspiel) (Critique de la faculté de juger, 2e éd., p. 194) [trad. fr. A. Philonenko, p. 144 (traduction modifiée)] : prélude qui met en œuvre et en jeu des (( modèles» pour lesquels il n'y a jamais d' (( exemples » dans l'expérience.

Selon Kant, la raison pose un focus imaginarius (A 644, B 672) [T.P., p. 4531, c'est-à-dire un foyer vers lequel

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convergent tous les traits du questionnement des choses et de la détermination des objets, et à partir duquel, en retour, toute connaissance reçoit son unité. On peut dire que la rai­son est la faculté du recueil qui, dans sa saisie, prend les devants (vorgreifende Sammlung) : À6yo~, ÀÉyElv. Kant revient ici, comme c'est souvent le cas - et sans le savoir expressément, avec une assurance somnambulique, ou mieux, grâce à une authentique affinité philosophique -, à la signi­fication fondamentale des concepts philosophiques origi­nels des Grecs. La raison est en soi systématique, c'est la faculté du système, ef en même temps ce qui l'exige. La réflexion sur l'essence de la raison, sa structure interne et son pouvoir, sur les voies qu'elle peut emprunter, c'est-à-dire la méthodologie transcendantale de la raison, doit par conséquent considérer et déterminer la raison eu égard aux conditions de possibilité de la formation du système, ou, comme le dit Kant lui-même : en rapport avec l' « art des systèmes Il. Telle est la tâche de l' « architectonique de la raison pure 1).

Le terme d' « architectonique 1) est déjà utilisé dans la philosophie pré-kantienne, et il donne même son titre à une exposition de la doctrine de l'être: Anlage zur Architectonic, oder Theorie des Einfachen und Ersten in den philosophischen und mathematischen Erkenntnis, par J. H. Lambert, tomes 1 et II, 1771 [Éléments pour une architectonique, ou théorie de ce qui est simple et premier dans la connaissance philo­sophique et mathématique].

Dans architectonique, on entend : tectonique - bâti, ajointé, et œpx~ - selon des fondements et des principes qui président à l'édification.

« L'architectonique de la raison pure )) constitue le troi­sième chapitre de la « méthodologie transcendantale Il

(A 832 sq., B 860 sq.) [T.P., p. 558 sq.l. « L'unité systé­matique Il est ce qui transforme en « science 1) la « connais­sance commune Il, c'est-à-dire la simple accumulation d'in­formations. LI! systématicité constitue la scientificité d'une science. Mais cette systématicité, d'après ce qui vient d'être dit, ne consiste pas en un agencement extérieur procédant

(46) arbitrairement par sections et par paragraphes, mais elle est ce qui surgit au regard précurseur, quand il prend les devants en direction de l'unité interne réale et de l'essence

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de la région des res qui sont à chaque fois envisagées, et elle est aussi ce qui, du même coup, esquisse dans son articula­tion le contexte à l'intérieur duquel la multiplicité et la diversité des phénomènes régionaux apparaissent. L'archi­tectonique est par conséquent « la doctrine de ce qu'il y a de scientifique dans notre connaissance en général Il, c'est-à-dire la doctrine de ce qui constitue en elle le savoir comme tel dans sa scientificité.

Kant a découvert pour la première fois - ce qui en philo­sophie signifie toujours : a développé en une figure - le caractère intrinsèquement systématique de la raison à titre de loi de l'esprit. C'est par rapport à cette systématicité qu'il conçoit en général le concept de philosophie. Dans la mesure où la philosophie, en un regard précurseur, prend en vue ces concepts et ces représentations à partir desquels toute connaissance de l'étant trouve son orientation, et auxquels elle est toujours reconduite, elle envisage le point où la tota­lité de ce qui est connaissable trouve un terme qui la contient. terme qui est aussi commencement. Un tel point d'aboutisse­ment se dit en grec TEÀO~, et l'exposition scientifique de ce foyer ultime et suprême d'où rayonne toute science. ce .to)lo~ lui-même, est À6)lo~ d'un TÉÀO~ - téléologie. Kant peut donc définir brièvement la philosophie de la manière suivante : la philosophie est teleologia rationis humanae (A 839, B 867) [T.P., p. 562]. Personne avant Kant n'a su aussi clairement que lui que la raison humaine est toujours savoir rationnel de la raison elle-même et de son domaine. C'est ce qu'exprime clairement et sans ambiguïté la détermi­nation du concept de philosophie que nous venons de citer. Kant était persuadé que les idées de la raison pure « nous sont données par la nature de notre raison Il, et qu' « il est impossible que ce tribunal suprême quijuge de tous les droits et de toutes les prétentions de notre spéculation renferme en lui-même des illusions et des prestiges originels Il. « Il est donc probable que celles-ci [les idées] auront une destina­tion bonne et appropriée à une fin dans la constitution natu­relle de notre raison Il (A 669, B 697) [T.P., p. 467].

Cette confiance dans la vérité du fait fondamental de la raison humaine constitue la présupposition de fond de la philosophie kantienne. Le fait que la démarche de la pensée et l'usage des concepts dépendent - que ce soit pour les

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empêcher, les favoriser ou les modifier - des cohditions et du fonctionnement des organes cérébraux propres à notre espèce, ne prouve rien pour ou contre la vérité de ce qui a été mis au jour au sein de la pensée. Les conditions dans lesquelles s'accomplit la découverte de la vérité, pas plus que les restrictions q~i lui sont également propres, ne repré­sentent encore les lois constitutives de la vérité comme telle. Tant que l'essence de la vérité demeurera voilée en son déploiement, comme elle l'est maintenant, les lois constitu­tives de la vérité demeureront elles aussi, et à plus forte raison, dans l'obscur. S'il est un penseur pour avoir montré que la raison est toujours raison humaine, c'est bien Kant. Etablir aujourd'hui que ce même Kant n'a pas eu conscience des modifications historiques qui peuvent survenir dans

(47) l'usage de la raison, c'est là chose aisée, après un siècle et demi de recherches historiques, ethnologiques, et psycholo­giques; mais c'est tout simplement non pertinent et vain. Ce qui est plus difficile en vérité, c'est de reconduire à la hau­teur qui était celle de Kant la tâche et le travail de la pensée.

La philosophie kantienne et la détermination qu'elle donne de l'essence de la raison et du système constituent la présup­position, et en même temps le coup d'envoi, qui font que le système devient dans l'idéalisme allemand le but décisif, l'exigence et le champ où se déploient les suprêmes efforts de la pensée.

S'il est vrai que depuis le début des temps modernes - et conformément aux différentes conditions qui ont été énumé­rées - l'attrait du système demeure permanent, c'est cepen­dant seulement grâce à Kant, et, depuis Kant, avec le chan­gement apparu dans le concept de raison, que quelque chose de nouveau se fait jour dans la volonté du système. Mais cette nouveauté ne devient complètement évidente qu'à par­tir du moment où la philosophie s'élance au-delà de Kant. Ce qui pousse à ce dépassement de Kant, ce n'est rien d'autre que la tâche que constitue précisément le système.

Les différences dans la conception et dans la formation du système, qui existent entre Kant et l'idéalisme allemand, ne peuvent tout d'abord être indiquées ici qu'à grands traits. Car l'élaboration de l'exigence systématique pousse préci­sément à concevoir le système de moins en moins comme un cadre pour le savoir de l'étant, et de plus en plus comme le

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jointoiement de l'être lui-même, et à le construire en consé­quence. C'est pourquoi, on ne peut comprendre la nature et la situation du système dans la philosophie de l'idéalisme allemand, que si cette philosophie est d'abord reconnue à la fois dans toute son ampleur et son unité. Ce dont nous sommes encore bien loin. Et cependant, si nous voulons accé­der à un tel savoir, il est nécessaire de caractériser au préa­lable la direction dans laquelle s'oriente la formation sys­tématique.

C'est ce que nous tenterons maintenant, en cherchant à faire ressortir la position philosophique fondamentale de l'idéalisme allemand par rapport à celle de Kant. Pour cela, nous ferons abstraction des profondes différences qui existent au sein de l'idéalisme allemand entre les principaux penseurs, Fichte, Schelling, Hegel, mais sans jamais oublier qu'une telle comparaison ne peut avoir pour fonction que d'inviter à questionner plus avant, et qu'elle ne saurait en aucun cas représenter le dernier mot sur ce point. Nous essayerons de dégager la spécificité de l'idéalisme allemand par rapport à Kant en prenant pour fil conducteur le concept de philosophie.

D'après Kant la philosophie est teleologia rationis huma­nae, connaissance essentielle de ce sur quoi la raison humaine, c'est-à-dire l'homme en son essence, est axée. Avec cette détermination du concept de philosophie, on n'entend pas seulement par raison humaine l'instrument dont se sert la philosophie pour connaître; mais c'est bien plutôt la raison elle-même qui devient l'objet du savoir philosophique, et cela eu égard à ce qui constitue l'unité directrice et orga­nisatrice de la raison, à savoir le système. Ce système

(48) est déterminé par les concepts suprêmes - Dieu, monde, homme -, qui sont les concepts porteurs d'unité et de fina­lité. Ce sont les prototypes au sein desquels, c'est-à-dire· conformément à la représentation desquels, s'ouvre d'em­blée en projet le domaine à l'intérieur duquel les choses sont ensuite mises en place et existent. Le système n'est pas déduit de l'expérience, mais il est au contraire établi pour l'expérience.

Pourquoi ne parvient-on pas jusqu'au système avec Kant? La philosophie comme À6yo~ de la ratio humana (génitif objectif et génitif subjectif) est maintenant expressément

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conçue comme construction systématique, élaboration du système. La Critique de lafaculté de juger se présente comme un combat pour le système. Mais alors pourquoi le système n'est-il pas tout bonnement réalisé effectivement? Pourquoi Kant lui-même ne va-t-il pas systématiquement jusqu'au bout de sa pensée du système? Pourquoi ce dépassement de Kant? Comment la nouvelle situation se présente-t-elle? Avant d'entreprendre de dégager et de confronter les diffé­rents concepts de philosophie, il est nécessaire de mettre au jour la difficulté qui anime le système kantien. Pour ce faire, on peut prendre en vue les dernières réflexions sur le système auxquelles songeait Kant à une époque où déjà l'idéalisme allemand faisait ses premiers pas.

Il faut un « système qui soit tout et un, sans augmentation et sans amélioration » (XXI, 8, Opus posthumum, 1 re par­tie). « Le principe suprême du système de la raison pure apparaît dans la phil. transc. en tant que rapport mutuel des idées de Dieu et de monde » (ibid., 18). Mais à quoi se rat­tache ce rapport mutuel, et en quoi consiste-t-il? Réponse: c'est « le concept du sujet qui les réunit et qui procure (a priori) l'unité systématique à ces concepts [Dieu-monde], dans la mesure où la raison elle-même constitue cette unité transcendantale » (ibid., 23).

« Système de la philosophie transcendantale en trois sec­tions [comme titre]. Dieu, le monde, l'universum et moi­même, l'homme comme être moral. Dieu, le monde et l'habi­tant du monde, l'homme dans le monde. Dieu, le monde et ce qui les pense dans leur rapport réel l'un vis-à-vis de l'autre, le sujet en tant qu'être mondain raisonnable.»

« Le medius terminus (copula) dans le jugement est ici le sujet qui juge (l'être mondain pensant, l'homme dans le monde). Sujet, prédicat, copule » (ibid., 27).

L'unité médiatrice, la raison humaine, est le pivot du sys­tème. Dieu - celui qui se tient purement et simplement auprès-de-soi et en-soi.

Le monde - ce qui a été proféré, ce qui a été engendré dans le Verbe.

L'homme - en tant que copule. (Tout ceci rappelle Hamann.)

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Nous savions déjà depuis longtemps que Kant, jusque dans ses dernières années, était précisément tout entier occupé par

(,19) la tâche du système. On connaissait aussi certains extraits de son Nachlass manuscrit, mais c'est seulement depuis quelques semaines que nous possédons la première partie de ce Nachlass dans une édition complète grâce au tome XXI des œuvres de Kant dans l'édition de l'Académie de Berlin. On peut y voir comment Kant revient sans cesse, se répétant à maintes reprises, à ses projets de système, et on peut voir comment et pourquoi Kant demeure malgré tous ses efforts aux prises avec une difficulté de prime abord insurmontable, cette même difficulté qui traverse toute la philosophie moderne de Descartes à Nietzsche (système et liberté, être et être-là).

Les concepts directeurs suprêmes - Dieu, monde, homme - sont des idées ne possédant qu'un caractère heuristique. Dans ces représentations le représenté lui-même n'est pas présent et il ne peut pas être pro-duit dans son être comme tel. Dieu est simplement visé comme concept directeur des­tiné à ordonner la connaissance, et il en va de même pour toutes les autres idées. Ce qui d'ailleurs ne revient pas à affirmer que Dieu n'existe pas. Car ce qui est établi sur la base de la Critique de la raison pure, c'est tout simplement que l'existence de Dieu, le monde conçu comme totalité, et t'homme comme personne, ne peuvent pas être théorétique­ment démontrés.

Mais alors pourquoi ces idées sont-elles nécessaires, et pourquoi précisément celles-ci? Comment fonder leur cohé­rence, si ces idées ne sont pas tirées de l'étant lui-même qu'elles visent, ou d'une appréhension qui corresponde immédiatement à cet étant? Kant ne donne pas de réponse à ces questions, sauf d'en appeler à la nature humaine à laquelle ces idées appartiennent nécessairement. L'antique doctrine des ideae innatae entre ici encore en jeu, doc­trine qui d'ailleurs possède sans aucun doute une signi­fication plus profonde que celle qu'on a coutume de lui prê­ter.

Reste cependant la question de savoir si le fait d'en appe­ler à la disposition naturelle de la raison et à son fonds d'idées constitue une fondation systématique du système au

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sens du système, s'il est possible d'établir par là le fondement systématique du système. Or ici Kant lui-même ne peut pas se défendre d'un doute; dans ses esquisses, comme on peut désormais le constater, surgissent soudain des questions comme celle-ci : « la division Dieu - monde est-elle rece­vable? Il (loc. cit., p., 5). Cette question de la division reste­t-elle ouverte en tant que question, et c'est le système lui-même qui devient problématique. Kant n'a pas non plus réussi à élucider suffisamment et à fonder le mode de connaissance propre à la philosophie en tant que teleologia rationis humanae. Kant a mené à bien une critique, c'est­à-dire du même coup une délimitation positive de l'essence de la connaissance entendue comme expérience, mais il a omis de fonder l'essence de cette même connaissance telle qu'elle s'accomplit en tant que critique. La critique en tant même que critique ne parvient pas à se fonder. (Dans quelle mesure la démarche de la critique peut-elle être déterminée comme « réflexion transcendantale Il? Cf. Critique de la raison pure, A 260 sq. : « Réflexion Il et teleologia.) On pourrait croire qu'une telle entreprise peut se poursuivre

(50) indéfiniment sans jamais faire fond sur rien, ct que, pour cette raison, la « critique Il au sens kantien est en général impossible. Nous n'entrerons pas ici dans la discussion de cette question; sous cette forme elle repose sur une consi­dération purement formelle et tout à fait extérieure. Rete­nons seulement que c'est cette absence d'une fondation qui réponde et corresponde aux positions-de-fond de la critique elle-même qui contribua à donner son impulsion au mouve­ment conduisant au-delà de Kant. L'exigence d'une fonda­tion des positions-de-fond est en effet une exigence du sys­tème.

Les penseurs plus jeunes se sont heurtés à ce que comporte de problématique le système kantien dans la mesure où il est un système d'idées dont le caractère est seulement heuris­tique et non pas ostensif. Et c'est précisément la reprise posi­tive et radicale de l'exigence kantienne de système qui les a conduits à abandonner la voie selon laquelle Kant lui-même prétendait satisfaire à cette exigence.

Mais par ailleurs, ce qui a tout d'abord rendu possible J'ou­verture d'un nouveau chemin, c'est encore la nouvelle déter­mination que Kant a donnée de l'essence de la raison, celle

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qu'il a nommée transcendantale. Grâce à cette détermination, la raison est en effet conçue - malgré sa limitation à une fonction régulatrice - comme une faculté créatrice.

Récapitulons encore une fois rapidement les difficultés essentielles que réserve la philosophie de Kant par rapport au système. La raison, en tant que faculté des idées - repré­sentations directrices pour la connaissance de l'étant dans son ensemhle -, est par elle-même axée sur la totalité de l'étant et sur sa cohérence propre. D'après Kant, la raison est donc en elle-même systématique. Mais Kant n'a pas montré l'origine des idées, c'est-à-dire le fondement du sys­tème. Et il y a plus grave: dans la mesure où, selon la doctrine kantienne, les idées ne possèdent qu'un caractère d'indica­tion régulatrice, dans la mesure où, en tant que re-présenta­tions et pro-positions, elles ne posent pas comme tel ce qui en elles est visé, la totalité que forment les idées - le système -ne peut absolument pas être fondée à partir de la chose elle­même, à partir de l'étant dans son ensemble. Le fondement du système ne se laisse donc pas exhiber. (Les idées ne sont que des directives pour trouver, mais elles-mêmes ne découvrent rien.) En bref:

Le fondement du système demeure obscur; le chemin qui conduit au système n'est pas assuré. La vérité du système reste foncièrement problématique. Mais par ailleurs l'exi­gence du système est incontournable. Seul le système est garant de l'unité interne du savoir, de sa scientificité et de sa vérité. C'est pourquoi, en vue de la vérité et du savoir, il faut d'abord et avant tout poser la question du système, le fonder en son essence et en élaborer le concept. On comprend alors que le système constitue le mot d'ordre de l'idéalisme alle­mand et qu'il ne signifie rien d'autre que la véritable auto­fondation de la totalité du savoir essentiel, de la science par excellence, c'est-à-dire de la philosophie.

La première publication importante de Fichte est la Doc-(51) trine de la science, c'est-à-dire la science de la science au sens

du savoir essentiel. La doctrine de la science est la fondation du système en sa systématicité. Les premiers écrits de Schel­ling traitent De la possibilité d'une forme de la philosophie, Du moi comme principe de la philosophie. ((( Forme Il de la philosophie ne signifie pas ici le cadre extérieur, mais vise expressément l'ordonnance interne de son contenu, ou

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encore plus précisément, cela signifie que les deux choses sont ici apparentées et n'en font qu'une : le système. Le « principe Il de la philosophie est le fondement en quoi se détermine l'unité qui rend possible la fondation du savoir en son enchaînement: le système.) Le plus important des pre­miers écrits de Hegel traite de la Différence des systèmes de Fichte et de Schelling 10.

Cette volonté passionnée de système est certes animée d'un esprit qui est celui de l'authentique jeunesse; mais elle ne se réduit pas à la démarche juvénile qui consiste à sauter par­dessus la difficulté, ou à une volonté prématurée de s'acca­parer l'édifice du savoir. Cette volonté de système est assu­mée en toute connaissance de cause, et elle est commandée par le déhat avec l'œuvre de Kant, et surtout son œuvre ultime, la Critique de la faculté de juger (ce qui revient à dire ici : par une admiration sans pareille pour Kant). Si sévère que soit leur critique sur de nomhreux points, ces penseurs prennent davantage conscience d'année en année que c'est Kant et lui seul qui les a conduits là où ils se trouvent. Ce que nous avons dit plus haut du rapport de ces penseurs entre eux vaut aussi pour leur commun rapport à Kant: à l'arrière-plan de la violence de leur différend, se trouvent le sentiment passionné de leur destination et la cons­cience qu'avec eux et à travers eux advient quelque chose d'essentiel, quelque chose qui, en son temps, à travers ses métamorphoses, aura toujours de nouveau la force de créer l'avenir.

4. Le pas au-delà de Kant. (L'intuition intellectuelle et le savoir absolu chez Schelling.)

Maintenant reste encore la question de savoir comment se présente le travail de l'idéalisme allemand en vue de satis­faire effectivement à l'exigence kantienne de système. En examinant le traité de Schelling, nous découvrirons un moment essentiel de ce travail; bien plus, un moment où déjà la configuration idéaliste du système se révèle foncièrement problématique et s'élance au-delà d'elle-même en suivant une impulsion interne.

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Essayons cependant de caractériser dès maintenant, par anticipation, la façon dont s'accomplit, en dépassement de Kant, la tâche que constitue le système, et cela de manière à répondre aux idées exposées par Kant lui-même à propos du système. Celles-ci se résument dans la détermination kantienne du concept de philosophie comme teleologia ratio­nis humanae. Comment l'idéalisme allemand conçoit-il à son tour la philosophie? La conception fondamentale de ces penseurs peut se formuler, en réponse à Kant, dans cette

(52) détermination: La philosophie est l'intuition intellectuelle de l'absolu. En commentant cette proposition, nous verrons comment la question du système se métamorphose dans l'idéalisme allemand et se distingue finalement de la posi­tion kantienne.

D'après Kant, les représentations fondamentales de la raison sont les idées de Dieu, du monde et de l'homme. Mais pour Kant, ces idées ne sont que des concepts directeurs et non pas des représentations objectives donatrices de l'objet visé lui-même. Pourtant il y a bien un quelque chose [aliquidl qui est pensé au sein de ces idées - c'est ainsi que l'on peut résumer brièvement les réflexions de l'idéalisme allemand -; et ce qui est ici pensé : Dieu, le monde, l'homme, est consi­déré comme tellement déterminant qu'un savoir n'est pos­sible que sur la base de ce qui a été ainsi pensé. Ce qui est représenté en ces idées ne peut donc pas être librement forgé par la pensée, mais il doit être su en un véritable savoir. Ce savoir de la totalité doit même, parce qu'il porte et déter­mine tout autre savoir, être le savoir au sens propre et occu­per le premier rang. Mais le savoir - et c'est encore Kant lui­même qui l'a découvert - est dans son fond intuition, représentation immédiate de ce qui est visé dans son étantité et sa présence-à-soi. L'intuition qui constitue le savoir pre­mier et propre doit donc s'étendre à la totalité de l'être, à Dieu, au monde, à l'essence de l'homme (liberté).

Cette totalité ne peut plus, conformément à son essence, être déterminée par des rapports, à partir de rapports à autre chose, car il ne s'agirait plus alors de totalité. Cette totalité de l'être est dépourvue de rapport à ce qui est autre, elle est non relative, et en ce sens complètement déliée de tout ce qui est autre, ab-soute, dégagée des liens de la relation; car elle ne tolère par définition rien de tel. Ce non-relatif à l'autre.

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à l'état pur, ce délié pur et simple - ab-sous - a pour nom: l'ab-solu.

Le terme induit facilement en erreur si on le prend litté­ralement et si, avec le sens commun, on l'entend comme une chose absolue. En ce qui concerne cette représentation, il faut répondre que ce: qui est ab-solu, dé-lié de tout ce qui est autre, est encore, et par là même, rapporté à l'autre, même si c'est seulement sur le mode de l'ab-solution, du détachement vis-à-vis de lui; sur la base de cette référence, de ce rapport, il est relatif et non pas absolu.

Aussi longtemps que nous ne viserons et ne penserons ce qui est visé qu'à titre de chose, l'absolu ne se laissera pas penser, car il n'y a pas de chose absolue, et l'absolu ne peut pas être une chose. Nous aurons suffisamment l'occasion au cours de l'interprétation de notre traité de nous libérer de l'emprise exclusive de la pensée commune, et de nous exercer à la pensée philosophique. L'inverse serait tout à fait insensé: vouloir mettre en pratique la pensée philosophique et vouloir qu'elle le soit dans les opinions et les calculs quotidiens sur

(53) les choses. La pensée philosophique ne se laisse pas appliquer (anwenden) à la pensée habituelle, tandis que celle-ci se laisse renverser (umwenden) en celle-là.

Le savoir qui prend en vue la totalité doit nécessairement, s'il veut être un savoir, être intuition. Cependant cette intui­tion de l'absolu concerne ce que nous ne percevons pas avec nos sens. Cette intuition ne peut donc pas être une intuition sensible. Or une connaissance non sensible se nomme à cette époque une connaissance par l'intellectus, une connaissance intellectuelle. L'intuition non sensible est une intuition intel­lectuelle. Le savoir véritable de l'étant en totalité - la phi­losophie - est intuition intellectuelle de l'absolu. Dès lors le concept de raison se métamorphose : le terme de raison retrouve pour ainsi dire son acception originelle : entente, saisie immédiate; l'intuition intellectuelle est intuition de la raIson.

Reprenons et résumons Schelling a en vue le « système de la liberté ». Afin d'éclai­

rer cette visée, nous avons introduit quatre questions préa­lables :

1) Qu'appelle-t-on en général système? (p. [30) sq.)

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2) A quelles conditions la philosophie moderne en vient-elle à construire pour la première fois des systèmes? (p. [35) sq.)

3) Pourquoi le « système Il est-il devenu le mot d'ordre de la philosophie de l'idéalisme allemand? (p. [42) sq.)

Nous cherchons maintenant à répondre à cette troisième question. Nous reviendrons plus tard à la quatrième ques­tion (p. [59) sq.).

Le système, dans la première configuration qu'il reçoit aux XVIIe et XVIIIe siècles, est le système mathématique de la raison. Kant a montré, grâce à une réflexion nouvelle sur l'essence de la raison, que la raison est en elle-même « sys­tématique JJ.

S'il est vrai que la philosophie n'est rien d'autre que teleologia rationis humanae, cela signifie que la tâche la plus radicale qui lui revient en propre est le système.

Tout l'effort philosophique de Kant, durant sa dernière décennie, était uniquement consacré à la fondation de ce système de la raison. Cet effort a échoué, non pas pour s'être heurté à des obstacles extérieurs, mais pour des raisons internes. L'unité du système - et par conséquent le système lui-même - n'a pu être établie. « La division Dieu - monde est-elle recevable? Il

D'après la conception kantienne, les idées de Dieu, de l'homme et du monde ne se laissent pas elles-mêmes fonder à partir de ce qu'elles représentent. Ces idées ne sont pas ostensives; elles ne mettent pas en évidence et n'exhibent pas de manière immédiate ce à quoi elles renvoient, mais elles ne sont qu'une « ouverture-de-Ia-raison J) (Vernunft- Vorspiel) (Critique de la faculté de juger J, même si cette « ouverture }) - ce prélude - appartient nécessairement à la nature de la raIson.

Le fondement des idées et de leur unité, c'est-à-dire le fon­dement du système, demeure obscur. Le chemin conduisant

(54) au système n'est pas assuré. La vérité du système reste pro­blématique. Et pourtant l'exigence du système demeure incontournable.

D'un côté Kant a révélé, en partant de l'essence de la rai­son, la nécessité du système; mais d'un autre côté, ce même Kant a laissé le système aux prises avec des difficultés capitales.

Tout dépend donc de la question du système. C'est pour-

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quoi les premières publications philosophiques de Fichte, de Schelling et de Hegel tournent autour de la question du systt,me.

Dans quelle direction s'engagent ces différents efforts en vue du système au sein de l'idéalisme allemand?

Nous pouvons l'in4iquer en suivant la transformation de la position philosophique qui est à la base de l'idéalisme alle­mand et en prenant pour fil conducteur le nouveau concept de philosophie qui ressort dans toute sa spécificité quand on le compare à celui de Kant. La philosophie, c'est maintenant l'intuition intellectuelle de l'absolu.

D'après Kant également, et d'après l'exigence qu'il fait sienne lui aussi, la philosophie tend au système, à l'unité interne des idées de Dieu, du monde et de l'homme, c'est­à-dire qu'elle vise l'étant dans sa totalité.

Au sein de cet étant en totalité se dresse l'homme; il a connaissance de cette totalité. La façon dont nous pénétrons et dont nous connaissons l'étant peut être tout à fait variée et changeante - plus ou moins largement et clairement, plus ou moins sûrement et profondément -, mais dans tous les cas, c'est toujours l'étant en totalité que nous connaissons. Nous savons: il est.

A travers ce savoir nous sommes constamment aux prises avec l'étant. C'est pourquoi il importe d'élucider et de fonder ce savoir, en dépit, ou plutôt à cause de la limitation cri­tique que Kant a établie. Car la critique kantienne est régie négativement par cette présupposition que l'étant en tota­lité ne peut être connu qu'au sens de l'eXpérience, et pas autrement, et que cet étant en totalité est par conséquent un objet, un (( obstant » (Gegenstand).

Mais ces deux présuppositions demeurent non fondées. Le savoir n'a pas toujours recours à l'expérience sensible, et il n'est pas nécessaire que ce qui est su soit toujours un obstant, car il y a aussi un savoir de l'inobjectif, de l'absolu. Et puisque ce savoir est intuition, et que l'absolu ne peut pas être appréhendé par une intuition sensible, l'intuition de l'ab­solu doit nécessairement être une intuition non sensible, (( intellectuelle ».

Pour Kant au contraire, il n'y a pas de connaissance sans intuition sensible; seuls sont connaissables les objets qui nous sont donnés par les sens. Mais l'idéalisme allemand a aussi-

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tôt fait remarquer sur ce point, et à juste titre, que, selon Kant, l'espace et le temps nous sont donnés dans des intui­tions nullement sensibles, des intuitions qui ne sont pas des sensations, mais - comme Kant lui-même le dit - des intui­tions « pures ", c'est-à-dire non sensibles.

Sans doute Kant a-t-il montré dans la Critique de la raison pure que la connaissance des objets implique nécessairement que ceux-ci soient donnés à l'homme d'une façon ou d'une autre. Or comme les objets suprasensibles - Dieu, l'univers,

(55) la liberté humaine - ne peuvent pas nous être donnés par les sens, on ne peut rien en savoir à la mesure d'une connais­sance. En admettant la pertinence de cet argument kantien, resterait à savoir qui a jamais prétendu que Dieu, l'univers, la liberté fussent des objets, des (( choses" (Dinge). Ce que Kant a montré, c'est simplement ceci: ce qui est visé dans les idées n'est pas connaissable, à supposer que ce soit un objet, et qu'on ne puisse s'en assurer qu'à la façon dont on s'assure d'un objet, c'est-à-dire à travers une expérience naturelle et chosique. Mais Kant n'a jamais montré que ce qui est représenté, ce qui est visé dans les idées était (( objet »,

(( ob-stant ». Il n'a pas non plus montré que toute intuition devait être une in-tuition objective (gegenstiindliche An­schauung). Il a seulement montré que ce qui est visé dans les idées n'est pas connaissable - dans l'hypothèse de cette exigence tacite, que cela ne devrait et ne pourrait être à pro­prement parler connaissable que dans une intuition sensible.

Mais si l'on veut que les idées mises en avant par Kant lui­même (Dieu, le monde, l'homme) ne soient pas de pures chimères, il faut alors que leur vérité se laisse démontrer en un savoir, lequel sans aucun doute doit nécessairement aussi savoir que ce ne sont pas des objets qu'il a à connaître, mais quelque chose d'inobjectif, et qui pourtant n'est pas rien.

Ce savoir inobjectif de l'étant en totalité sait désormais qu'il est le véritable savoir, le savoir par excellence. Ce qu'il veut savoir, ce n'est rien d'autre que l'ajointement de l'être, qui ne s'objecte plus (gegenübersteht) maintenant, on ne sait où, au savoir comme le fait un objet, mais qui advient au sein même du savoir, cet advenir à soi-même étant précisé­ment l'être absolu. La première condition requise pour exer­cer l'intuition intellectuelle - celle sur laquelle Schelling en particulier insiste sans cesse -, c'est de se libérer de l'attitude

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et de la démarche quotidiennes où l'on se borne à « prendre connaissance .. des choses. « La rage de tout vouloir expli­quer, de ne rien pouvoir recevoir, tel quel, dans sa totalité, mais de concevoir toute chose divisée en une cause et un effet, c'est cela surtout qui nous entraîne loin de l'indifférence (IndijJerenz) de la pensée et de l'intuition, indifférence qui constitue le caractère propre du philosophe.. (Exposés complémentaires tirés du système de philosophie, 1802, 1. IV, p. 344).

Ce que Schelling entend ici par indifférence, indistinction de l'intuition intellectuelle, c'est cette saisie dans laquelle la pensée est intuitive et l'intuition pensante. L'indifférence est l'unité en laquelle tout ce qui est différent coïncide (cf. l'Urphiinomen - le phénomène primordial - chez Gœthe).

L'intuition intellectuelle... « c'est la faculté de voir en général l'univ~rsel dans le particulier, l'infini dans le fini, de les voir tous deux réunis en une vivante unité ... Voir la plante dans la plante, l'organisme dans l'organisme, en un mot le concept ou l'indifférence dans la différence (DijJerenz), cela n'est possible que grâce à l'intuition intellectuelle» (ibid., p. 362).

(56) Ce n'est point un hasard si ce savoir cherche à se faire comprendre par analogie avec le savoir mathématique. Dans la connaissance mathématique, la pensée (le concept qui est pensé) est adéquate à l'être (à l'objet); la question ne se pose donc pas de savoir si ce qui est exact dans la « pensée » l'est aussi dans l' « être ». De la même façon, il y a également dans l'intuition intellectuelle une unité absolue de l'être et de la pensée. Il s'agit d'apercevoir cette unité, cette illumina­tion de l'être dans la pensée, et de ce qui est pensé dans l'être

« Apercevoir cette évidence elle-même - l'unité de l'être et du penser non pas sous tel ou tel rapport, mais purement et simplement, en soi et pour soi - comme l'évidence présente en toute évidence, la vérité en toute vérité, ce qui est vrai­ment su en tout savoir, cela implique de s'élever à l'intui­tion de l'unité absolue et par là même à l'intuition intellec­tuelle comme telle .. (ibid., p. 364).

« Ce qui nous distingue du dogmatisme, ce n'est pas l'affir-

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BB Schelling

mation de l'unité absolue de l'être et du penser au sein de l'absolu, mais c'est l'affirmation de cette unité au sein du savoir, ainsi que l'affirmation corrélative d'un être de l'absolu dans le savoir et du savoir dans l'absolu)) (p. 365; cf. infra, p. [61]).

Il peut sembler toutefois que l'idéalisme allemand, avec cette exigence d'un savoir au sens de l'intuition intellec­tuelle, retombe dans une position philosophique antérieure à Kant. Kant a nommé « dogmatisme» la philosophie qui l'a précédé pour la distinguer de la sienne propre à laquelle s'applique le nom de « criticisme Il, et qui est la philosophie développée par la Critique de la raison pure et fondée sur cette critique. L'idéalisme allemand devait donc prendre garde à ce que sa philosophie ne soit pas rejetée en bloc avec le dog­matisme prékantien.

Ce qui caractérise le « dogmatisme», c'est qu'il admet d'emblée et affirme comme allant de soi la possibilité de connaître l'absolu; il vit de cette assertion, de ce dogme (8oy,uœ). Ou plus précisément, cette affirmation, posée comme allant de soi, d'une cognoscibilité de l'absolu, implique déjà sur l'absolu lui-même une opinion préalable, reçue sans exa­men. L'étant absolu, c'est l'étant-pour-soi et à-partir-de-soi­même (la substance). Or d'après Descartes, la véritable substance, c'est le sujet: le « je pense ». L'être de Dieu est pur penser, cogitare, il doit donc se laisser également saisir par la pensée.

Depuis Kant un tel dogmatisme n'est plus possible. Mais il n'est pas pour autant nécessaire d'exclure, après Kant, l'absolu du savoir humain. Il s'agit au contraire de réparer ce qui est une négligence de Kant, et de déterminer dans son essence le savoir de l'absolu. C'est pourquoi Schelling écrit (loc. cit., p. 365) :

(57) « Ce qui nous distingue du dogmatisme, ce n'est pas l'affir-mation de l'unité absolue de l'être et du penser au sein de l'absolu, mais c'est l'affirmation de cette unité au sein du savoir, ainsi que l'affirmation corrélative d'un être de l'ab­solu dans le savoir et du savoir dans J'absolu. ))

L'absolu est présent en un tel savoir sur le mode de l'in­tuition intellectuelle, et ce savoir est par conséquent dans l'absolu.

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Celui qui connaît ne trouve pas l'absolu hors de lui, comme un objet, un ob-jectum, pas davantage en lui, comme une pensée en un « sujet )), mais le savoir absolu est savoir « de )) l'absolu, au double sens où l'absolu est aussi bien le connais­sant que le connu, et non pas seulement l'un ou l'autre, mais aussi bien l'un que, l'autre, en l'unité originaire des deux.

Le philosophe - celui qui connaît - n'a pas affaire aux choses, aux objets, et pas davantage au « soi Il, au « sujet Il, mais, en connaissant, il sait ce qui se joue à l'horizon (umspielen) des choses en leur être et de l'homme en son être, ce dont le jeu les trans,'t (durchspielen) et qui étend son règne d'un bout à l'autre de tout ce qui est, régissant son être (le sujet-objet et l'objet-sujet).

« Reconnaître que cet avoir-hors-de-soi (ausser-sich­Haben), quand il s'agit de l'absolu, ainsi que le simple avoir-pour-soi (für-sich-Haben) qui lui est immédiatement associé, à savoir l'être-idéel (das Gedanken-Seyn), n'est lui­même qu'une apparence, voilà le premier pas décisif qui s'oppose à tout dogmatisme, le premier pas en direction du véritable idéalisme et en direction de la philosophie qui est dans l'absolu» (ibid., p. 356).

Schelling écrit cela en 1802, c'est-à-dire cinq ans avant la Phénoménologie de l'esprit de Hegel! Qui connaît cette œuvre de Hegel concevra aisément que la Phénoménolog,'e hégélienne n'est qu'une immense suite - fermée sur elle­même - de variations sur ce thème. Cette philosophie de l'idéalisme allemand, l'intuition intellectuelle, n'est pas une chimère, mais le travail effectif de l'esprit lui-même. Et ce n'est point un hasard si « travail )) est un terme favori de Hegel.

Le système mathématique de la raison, dans lequel doit être conçu l'étant en totalité (Dieu, le monde, l'homme), satisfait enfin aux véritables conditions qui sont préalables à sa possibilité, quand le savoir de l'être - dans son passage à travers la philosophie de Kant - se conçoit comme savoir absolu. L'interprétation du savoir authentique comme « intuition intellectuelle)) n'est donc nullement arbitraire, et elle ne constitue pas - comme on l'imagine souvent - une façon romantique de passer par-dessus la philosophie kan­tienne; il s'agit au contraire, avec cette intuition, de la mise

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au jour de la présupposition la plus intime, jusque-là encore celée, qui est à l'origine du système au sens de système mathématique de la raison. Car c'est seulement à partir du moment où cette représentation du système, comme système

(SA) absolu de la raison, devient consciente de soi dans le savoir absolu, que le système est absolument fondé en raison à par­tir de soi-même, c'est-à-dire est authentiquement mathéma­tique, certain de soi, fondé sur la conscience de soi absolue, et capable d'embrasser tous les domaines de l'étant. Et quand le système est ainsi devenu conscient de lui-même à titre de nécessité inconditionnée, alors l'exigence du système n'est plus simplement quelque chose d'extérieur, mais ce qu'il y a de plus profond, ce qui est premier et ultime.

C'est seulement à partir de cette position du savoir absolu qu'il devient enfin possible - mais aussi nécessaire - de comprendre les différentes étapes qui ont été successivement franchies dans la formation du système, et de dégager leur rôle respectif de conditionné et de conditionnant; on en vient désormais à rechercher dans l'ensemble de l'histoire de la philosophie occidentale l'idée de système, en ses différentes ébauches et ses étapes intermédiaires, toutes centrées et orientées sur le système absolu. C'est le moment où l'on aperçoit pour la première fois une articulation interne dans l'histoire de la philosophie elle-même, et où les principales époques sont distinguées en fonction de leur caractère sys­tématique. Jusque-là, l'histoire de l'esprit - interprétée de façon plus ou moins grossière - était envisagée comme une succession d'opinions formulées par des penseurs isolés, maintenant l'histoire de la pensée et du savoir est reconnue comme telle, ainsi que la loi de son propre mouvement, et elle est conçue comme l'essence la plus secrète de l'histoire elle­même. Les penseurs de l'idéalisme allemand savent qu'ils font eux-mêmes nécessairement époque dans l'histoire de l'esprit absolu.

Ce n'est que depuis la philosophie de l'idéalisme allemand qu'il y a une histoire de la philosophie, telle que cette histoire constitue elle-même pour le savoir absolu une voie d'accès à lui-même.

L'histoire, ce n'est plus maintenant le passé que l'on laisse derrière soi et que l'on dépose, mais c'est la forme perma­nente du devenir de l'esprit lui-même. Avec l'idéalisme alle-

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mand l'histoire est conçue pour la première fois métaphysi­quement. Auparavant, elle passait pour quelque chose d'incompréhensible et d'inévitable, pour un fardeau ou un prodige, un errement ou un agencement ordonné à une fin, une danse de sorcières ou une maîtresse à l'école de la « vie )), mais dans tous les cas pour quelque chose qu'il est permis d'interpréter à partir de l'expérience quotidienne et de ses visées.

5. Un système de la liberté est-il possible? (Onto-théo-logie. Principes de la connaissance.)

Le « système)) n'est pas pour les penseurs de l'idéalisme allemand un cadre destiné à recevoir du dehors un matériel doctrinal, ce n'est pas pour eux un « exercice littéraire )), et pas davantage la propriété ou la trouvaille d'un seul individu, ce n'est pas non plus un simple expédient « heuristique ». Le système est la totalité de l'être dans la totalité de sa vérité et de l'histoire de la vérité. Cela nous permet d'apprécier, dans une certaine mesure, l'ampleur du bouleversement qui a dû se produire dans les efforts entrepris en vue du système, quand fut posée la question du système de la liberté, quand

(59) fut posée la question de savoir si la liberté - elle qui est, en un certain sens, sans fond (Grundlos) et qui vient rompre à chaque instant tout enchaînement -, si la liberté en général ne devrait pas être le centre du système, et le cas échéant, de savoir comment elle pourrait être un tel centre. N'est-il pas évident en effet que cette question conduit déjà par elle­même à la négation du système? N'est-il pas évident que si. malgré tout, le système est maintenu, il faut absolument, et avant même de pouvoir faire un pas en avant, décider si et dans quelle mesure quelque chose comme un « système de la liberté)) peut avoir un sens, si un tel système est intrinsèque­ment possible. Nous devons donc examiner maintenant la façon dont Schelling, dans l'introduction de son traité, met radicalement à l'épreuve la possibilité interne d'un système de la liberté; pour cela, il faut tout d'abord s'attacher à la discussion relative au système, telle que Schelling l'engage dans l'introduction générale de son introduction aux Recherches.

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Et nous arrivons ainsi à notre quatrième question préli­minaire, retrouvant du même coup la démarche de pensée propre au traité lui-même (l, VII, 336-338).

4) Ce qui a été exposé dans les trois points précédents doit maintenant nous faciliter la compréhension du point suivant, et surtout nous faire voir plus clairement dans quelle direction s'engage le questionnement schellingien.

Jusqu'ici la démarche de pensée étaitla suivante: la liberté humaine est un fait. La détermination conceptuelle de ce fait dépend de la position et de lajustification du concept par rapport au système. Deux choses - délimitation du concept et détermination systématique - qui n'en font qu'une, sur­tout s'il est vrai que la liberté est (( un des principaux foyers du système Il. Or c'est ici pourtant que les difficultés sur­gissent. Des deux côtés, il semble en effet qu'un système de la liberté soit impossible. Deux difficultés fondamentales apparaissent donc : 10 ou bien le système est maintenu, mais dans ce cas la liberté doit nécessairement disparaître; 20 ou bien la liberté est maintenue, mais cela implique de renoncer au système. La première difficulté, celle qui se réclame du système contre la liberté, est d'entrée de jeu repoussée par Schelling qui déclare que l'objection demeure sans fondement, tant que l'on n'aura pas décidé de ce qu'il faut entendre par (( système Il. L'examen de la seconde objec­tion débute ainsi :

« Ou bien l'on veut dire qu'au concept de liberté s'oppose contradictoirement le concept de système, en général et en soi, mais il est alors très singulier qu'il faille pourtant admettre nécessairement - vu que la liberté individuelle se rattache cependant d'une façon ou d'une autre à la totalité du monde (et peu importe si l'on pense ici de manière réaliste ou idéaliste) -l'existence d'un système compatible avec la liberté au moins dans l'entendement divin. Il

Le premier (( ou bien Il - auquel ce dernier (( ou bien Il

répond - n'est pas mentionné en toutes lettres dans le texte mais il est visé en réalité avec la première difficulté.

(60) La seconde difficulté prend au contraire pour point de départ le concept de liberté. Si ce concept est maintenu, le système doit disparaître. Schelling examine en détail cette nouvelle objection. Pourquoi? Parce qu'elle s'appuie

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Interprétation des premières questions 93

sur le fait de la liberté. Il pourrait en effet sembler que, dans ces conditions, nous puissions laisser de côté l'exigence du système, et sacrifier le système plutôt que la liberté et sa factualité. Pour maintenir la liberté, ne peut-on pas, ne doit­on pas rejeter le système? Le système « en général et en soi Il?

Le système ne peut pas être rejeté, car il est nécessairement posé dès lors que le fait de la liberté est posé. Comment cela? Si la liberté d'un individu existe effectivement, cela signifie aussi qu'elle co-existe d'une certaine façon avec la totalité du monde. Or c'est précisément cette co-existence, cette con-sistance (Zusammenbestehen) - UVUTœal!; -, que désigne le concept, et même déjà le terme de Il système Il.

Dans la mesure où un étant singulier, quel qu'il soit, existe, il faut qu'il y ait un système. Car un individu, en existant­pour-soi, se pose en s'opposant à ce qui est autre, et par là même il contribue à le poser. Nous pouvons renverser la for­mulation principielle de cette thèse : il faut nécessairement qu'il y ait un système, si tant est qu'un étant, quel qu'il soit, existe pour soi comme tel. Il n'est donc pas possible de nier le système Il en général et en soi Il, dès lors qu'un étant en général est posé. Là où il y a étant, il y a ajointement et ordre ajointant.

Nous voyons déjà ici transparaître clairement la mêmeté de l'être et de l'ajointement. Dans la mesure où nous compre­nons ce que signifie Il être Il en général, nous entendons par là quelque chose comme ajointement et jointure. Déjà la plus ancienne parole de la philosophie occidentale qui nous ait été transmise, la parole d'Anaximandre, parle de 8lKTJ et d'dr5lK{œ, de l'ajointement et de la dis-jonction de l'être; et nous devons écarter ici toutes les représentations morales et juridiques, ou même chrétiennes, de la justice et de l'in­justice.

Mais s'il n'est pas possible de rejeter le système en géné­ral, parce qu'il appartient à l'essence de l'étant lui-même, il faut donc, à tout le moins - c'est-à-dire ici au premier chef -, que le système soit présent dans le fondement de tout étant, dans l'être-premier, dans l'entendement divin.

Nous sommes revenus, au cours de la dernière heure, à la démarche du traité.

Il nous a d'abord fallu caractériser la question du Il sys-

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tème », qui a surgi comme question subsidiaire, et montrer l'origine et le développement du système jusqu'à l'idéalisme allemand.

C'est ce que nous avons fait en dégageant le concept de philosophie chez Kant afin de le différencier de celui de l'idéalisme allemand. Mais ce que l'idéalisme allemand entend par philosophie, ce n'est rien d'autre que le concept kantien, pensé en droite ligne et jusqu'au bout. « Penser jusqu'au bout », cela ne veut pas dire : se borner à ajouter ce qui fait défaut, mais connaître et saisir, à partir du fond et de façon plus originelle, en ses lignes directrices, la totalité déjà ébauchée.

(61) Le savoir « de» l'absolu doit s'entendre en un double sens. L'absolu n'est ni « objet)) ni « sujet )). Le savoir absolu, au sein duquel l'être advient à soi-même,

est le savoir au sens propre. L'histoire elle-même devient acheminement du savoir

absolu jusqu'à soi-même. L 'histoire est ici conçue pour la première fois de façon

métaphysique. On a essayé de montrer la double difficulté liée au système

de la liberté. Schelling cherche à indiquer une possibilité de solution en faisant remarquer qu' « il faut admettre néces­sairement l'existence d'un système compatible avec la liberté, au moins dans l'entendement divin )).

Un tournant « théologique )) semble alors se produire dans la méditation du système. Nous ne nous en étonnerons pas, après ce qui vient d'être dit de la genèse du système dans les temps modernes. Dieu constitue en effet l'idée directrice du système en général. Mais quand on parle ici de « théologie », il importe de se souvenir de ce que le terme et le concept de théologie n'apparaissent pas d'abord dans le cadre du sys­tème ecclésial de la foi, et à son service, mais qu'ils sur­gissent au sein même de la philosophie. Le mot (JEOÀoyiœ ne nous est attesté que relativement tard, pour la première fois chez Platon, en écho à ILV(JoÀoylœ Il; par contre le terme est absent du Nouveau Testament.

Toute philosophie est théologie en ce sens originel et essen­tiel que la saisie conceptuelle (Àoyo~) de l'étant en totalité pose la question du fondement de l'être, fondement qui a pour nom (h6~ - Dieu. Même la philosophie de Nietzsche par

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exemple - où s'énonce cette thèse essentielle : « Dieu est mort li - est précisément, et en vertu de cette thèse, « théo­logique '». Mais il ne faut jamais juger de la théologie pré­sente au sein de la philosophie en fonction d'une quelconque théologie dogmatique ecclésiale, c'est-à-dire qu'il ne faut surtout pas s'imaginer que la théologie philosophique ne serait que la formulation rationnelle et « éclairée li d'une théologie ecclésiale. L'affirmation que l'on entend si sou­vent répéter aujourd'hui, selon laquelle la philosophie moderne ne serait rien d'autre qu'une sécularisation de la philosophie chrétienne, n'est que très partiellement vraie, et même dans ce cas, elle ne concerne que la reprise des domaines ontologiques, la division chrétienne des différentes régions de l'être. Ce qui est par contre beaucoup plus vrai, c'est que la théologie chrétienne est la christianisation d'une théologie extra-chrétienne; c'est d'ailleurs pour cette rai­son que la théologie chrétienne a pu être sécularisée en retour. Toute théologie de la foi n'est possible que sur fond de philosophie, même là où elle récuse la philosophie comme œuvre démoniaque. Pour le reste, les formules à l'emporte­pièce du genre : « la philosophie est une théologie sécula­risée li, ou encore « la théologie est une philosophie appli­quée li, ne signifient pas grand-chose. Il leur faudrait pour exprimer quelque chose de vrai, recevoir tant de restrictions, qu'il vaut mieux s'abstenir d'énoncer de telles propositions.

Arrivé à ce point du traité où le concept d' « entende­ment divin li apparaît pour la première fois, nous avons pro­posé de nous reporter au concept de théologie, tel qu'il appar­tient originellement à la philosophie - et cela d'autant plus que le traité sur la liberté se meut essentiellement dans le domaine de cette théo-Iogie originelle. Théo-Iogie désigne ici, répétons-le, le fait de poser la question de l'étant en tota­lité. Cette question de l'étant en totalité - la question théo­logique - ne peut pas être posée indépendamment de la ques­tion de l'étant comme tel, de l'essence de l'être en général. Telle est la question de l'ov ri ôv, la question de l' « onto­logie li.

Le questionnement philosophique est toujours et par soi double, onto-Iogique et théo-logique, en un sens très large. La philosophie est ontothéologie. La philosophie est d'au­tant plus authentique que cette dualité trouve en elle une

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unité plus ongmaire. C'est pourquoi le traité de Schelling est précisément une des œuvres les plus profondes de la phi­losophie, parce qu'il est, en un sens éminent, du même coup, ontologique et théologique.

Étant comme tel

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,,~Ti~D_ OV~ /UElOV

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Étant en totalité

Revenons au mouvement du texte et à sa démarche de pensée. Quand la liberté de l'homme - entendez la liberté d'un homme à chaque fois singulier - existe, en même temps que cette existence est déjà posé ce en quoi et ce vis-à-vis de quoi cet individu se sépare, ce avec quoi il co-existe dans la totalité de l'être : un système en général. Un système doit donc exister pour le moins au sein de l' « être-premier Il, c'est-à-dire au fondement de l'être, même en faisant complè­tement abstraction de la question de savoir comment ce fondement de l'être se rapporte à l'étant en totalité. Mais à peine le caractère incontournable du système est-il ainsi assuré, que d'autres difficultés se présentent. Schelling en évoque et en examine deux :

1. On peut accorder qu'il y a un système au sein de l' I( être premier ", tout en affirmant qu'il demeure inaccessible à la connaissance humaine, ce qui revient à dire : il n'y a pas (( pour nous" de système.

2. On peut - de manière plus expéditive - nier tout sim­plement le (( système ", même dans la volonté et l'entendement de l' (( être premier ". Que dit Schelling de la première objec­tion?

« Dire d'une façon générale que ce système ne peut jamais s'offrir à la compréhension de l'entendement humain, c'est là encore ne rien dire, puisque cette affirmation peut être vraie ou fausse, selon la façon dont on l'entend. Tout dépend de la détermination que l'on donne du principe grâce auquel l'homme connaît en général; et l'on pourrait appliquer à l'hypothèse d'une telle connaissance ce que Sextus dit à pro­pos d'Empédocle: le grammairien et l'ignorant peuvent bien

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Interprétation des premières questions 97

s'imaginer qu'elle a pour origine l'orgueil et la prétention de s'élever au-dessus des autres hommes - tous sentiments qui doivent être étrangers à celui qui s'est seulement un peu exercé en la philosophie -, mais celui qui part de la théorie physique, et sait qu'il y a une très ancienne doctrine disant que le semblable est connu par le semblable (elle vient, dit-on, de Pythagore, et :se trouve chez Platon, mais fut énoncée bien avant lui, par Empédocle), celui-là comprendra que le philosophe affirme une telle connaissance (divine), parce que lui seul, gardant son entendement pur et à l'abri de tout obscurcissement par la méchanceté, conçoit avec le dieu qui est en lui le dieu hors de lui (Sext. Emp. adv. grammati­cos, L. l, c. 13, p. 283, ed. Fabric.). Mais il est d'usage, chez les adversaires de la science, d'entendre celle-ci comme une connaissance qui, à la façon de la géométrie vulgaire, est tout à fait abstraite et morte» (p. 337).

De même que la thèse selon laquelle le système comme tel exclut la liberté ne veut rien dire, si l'on n'a pas d'abord arrêté la signification du « système », de même la thèse selon laquelle le système en Dieu est inaccessible à la « compréhen­sion » humaine demeure une affirmation inutile et vaine, tant qu'on n'a pas élucidé ce que veut dire « compréhension » et « connaissance Il. Or, d'après Schelling, l'on ne saurait répondre à la question de l'essence de la connaissance humaine que par le détour d'une détermination du « principe» (( grâce auquel l'homme connaît en général Il. Qu'est-ce que cela signifie?

Comment la connaissance humaine peut-elle, et pourquoi doit-elle avoir un principe? Comment ce principe se laisse-t-il déterminer? La connaissance est une des guises en lesquelles la vérité est déployée et appropriée. Prendre en garde la vérité, c'est ce que nous appelons « savoir ». Mais tout savoir ne provient pas de la connaissance, et à plus forte raison, toute connaissance n'est pas une connaissance scien­tifique. Connaître n'est qu'une des guises. La vérité est l'apérité de l'étant lui-même. Conformément au contexte du traité, nous nous limiterons ici à l'appropriation de la vérité au sens de la connaissance. Mais en posant cette détennina­tion : la vérité est l'apérité de l'étant, nous avons déjà donné à entendre que la vérité ainsi que l'appropriation qui lui correspond sont à chaque fois différentes selon la modalité

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de l'étant et en fonction de son être. Mais la modalité de la vérité (apérité de l'étant) ne dépend pas seulement de l'étant lui-même, tel qu'il est à chaque fois manifeste. Il ne s'agit pas de nous engager pour le moment dans cette question; disons seulement que le déploiement de l'apérité de l'étant n'est en général possible que si l'homme se tient dans un rapport d'appartenance à l'étant, et que ce rapport de l'homme à l'étant qu'il n'est pas lui-même doit nécessaire­ment être à son tour différent selon le mode d'être de l'étant à chaque fois envisagé. D'un autre côté, il faut que ce rapport d'appartenance de l'homme à l'étant constitue quelque chose d'essentiel pour l'être propre de l'homme lui-même, si tant est que le déploiement de la vérité et sa prise en garde ne représentent pas pour lui quelque chose d'indifférent, si tant est que la connaissance et le savoir fassent partie de l'es­sence du Dasein de l'homme. Ce rapport d'appartenance de l'homme à l'étant n'est point la conséquence de ses connais­sances, mais au contraire le fondement qui détermine la possibilité d'une connaissance en général. Ce fondement est, au sens propre, ce sur quoi se fonde la connaissance, ce dont elle provient, ce qui l' Il initie Il; il est Il principe Il, fond déterminant.

La façon dont l'homme connaît et la décision relative à ce qu'il tient pour connaissance, ainsi que la hiérarchie des différents types de connaissance, tout cela se définit d'abord en fonction de la détermination du fondement de la connais­sance, de la détermination du principe, en fonction de la position préalable du rapport d'appartenance qui relie d'em­blée l'homme à l'étant. Avec ce rapport fondamental d'ap­partenance se décide déjà la façon dont l'homme en tant qu'étant se rapporte à l'étant en totalité, la façon dont se déterminent la diversité et l'accord, le conflit et l'harmonie de l'être qu'il n'est pas et de l'être qu'il est lui-même. Schel­ling écrit : Il Tout dépend de la détermination du principe grâce auquel l'homme connaît en général. Il Ce qui veut dire, d'après notre éclaircissement: tout dépend de la détermina­tion du rapport d'appartenance de l'homme à l'étant, tout dépend de la question de savoir si ce rapport d'appartenance est reconnu comme tel, s'il est pris comme fondement de la possibilité de la connaissance et expressément assumé. Avec cette conception du principe de la connaissance, du

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savoir et de la vérité en général, et en particulier avec la conception qui en résulte de la tâche d'une détermination du principe de la connaissance, nous avons déjà, au moins dans la formulation, largement dépassé Schelling ainsi que la façon dont il a abordé jusqu'ici cette tâche (la fondation du Da-sein, de l'être-Ie-là). (( Principe de la connaissance ", cela désigne en général le fondement qui détermine la possi­bilité et la modalité du trait qui, au sein même du connaître, rapporte l'homme à l'étant. Le fondement déterminant, le principe ne peuvent être que ce qui porte ce trait et le régit de fond en comble.

Dans ce passage, Schelling lui-même ne développe pas la question du principe de la connaissance en tant que question; dans ce passage, sans doute, mais, par la suite, dans la partie centrale du traité il revient sur cette question, et si, là encore, il ne la développe pas expressément, nous pouvons cependant étroitement rattacher ce qu'il dit alors avec la mention, qui est ici faite, du principe de la connaissance. Schelling en effet doit nécessairement dans la partie centrale de son essai sur la liberté humaine, traiter de ce qu'est l'homme dans son rapport d'appartenance à l'étant dans son ensemble, traiter de la nature et de la signification pour l'étant lui-même de ce rapport d'appartenance d'un étant

(65) privilégié (l'homme) au sein de l'étant dans son ensemble.

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Il suffit d'évoquer ici par avance ce passage ultérieur du traité où Schelling écrit (p. 363) :

« En l'homme réside toute la puissance du principe téné­breux, et c'est en lui aussi que réside toute la force de la lumière. L'abîme le plus profond et le ciel le plus sublime sont en lui, c'est-à-dire les deux centres. La volonté de l'homme est le germe enfoui dans l'éternel désir du dieu qui ne subsiste encore que dans le fond; éclair divin de vie enclos dans les profondeurs, que Dieu a vu, quand il a saisi la volonté de la nature ...

Comprendre ce passage reviendrait à concevoir le traité dans son ensemble. Mais concevoir signifie ici buter contre l'inconcevable. Inconcevable qu'il ne faut pas entendre au sens d'une confusion crépusculaire ou d'un embrouillement en quoi tout viendrait se confondre, mais comme une claire

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limite et un voilement. Seul celui qui se tient tout entier dans le clair parvient à ce qui ne se laisse pas éclaircir, et non pas l'esprit brouillon ou celui qui se fait de 1'« irration­nel 1) un principe et un refuge, avant même d'avoir essayé de concevoir le rationnel et d'accéder à travers lui jusqu'aux limites extrêmes de la raison.

Conformément au sens de l'exposé préparatoire que cons­titue l'introduction du traité, Schelling, au lieu de développer la question du principe de la connaissance, se contente tout simplement d'évoquer ce principe en passant. Et il le fait en renvoyant à une « très ancienne doctrine Il (&PXœ'iov (I.~W~ TO 86Yllœ). Elle s'énonce en bref : Toi~ OIlO{Ol~ Ta Dllotœ PWWUKEu(Jœt - le semblable est connu par le semblable. Et Schelling cite ici un passage de Sextus (Empiricus) (environ 150 apr. J.-C.). Sextus appartient au courant philosophique du scepticisme tardif, c'est pourquoi il est entré en débat avec les philosophes dogmatiques qui l'ont précédé; il nous a ainsi transmis de nombreux passages de leurs œuvres. Dans la mesure où celles-ci, en particulier celles des plus anciens philosophes grecs, sont perdues, les ouvrages cri­tiques de Sextus, beaucoup plus tardifs, demeurent une mine, une source précieuse pour l'histoire de la tradition. Mais par eux-mêmes ces ouvrages ont également une certaine impor­tance, et ils n'ont encore jamais été interprétés comme ils le méritent.

Parmi ces ouvrages, il en est un intitulé rrpà~ llœ(JTJ!1œTlK01)~, Contre les mathématiciens; le terme de w{(JTJ!1œ conserve ici encore sa signification originelle : ce qui peut s'enseigner et s'apprendre. Les mathématiciens sont ceux qui enseignent les doctrines fondamentales, les prin­cipes élémentaires de toute connaissance et de tout savoir : les grammairiens, les rhéteurs, les professeurs de géométrie, d'arithmétique, d'astronomie, de musique, de tout ce qu'on nommera encore au Moyen Age les septem artes liberales, les arts libéraux. « Art Il, ars, TÉXVTJ, cela n'a rien à voir ici avec notre conception moderne de l'art, mais cela désigne la connaissance et le savoir, plus exactement ce savoir qu'il est nécessaire de posséder pour s'y reconnaître d'emblée et en général parmi les choses et pour savoir s'y prendre. Les mathématiciens sont les maîtres à cette « école élémen-

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"'f'"

Interprétation des premières questions 101

taire» ils sont tous enclins à faire passer ce qu'ils enseignent pour la seule chose vraiment essentielle; ils sont foncièrement dogmatiques. Ils prétendent tout savoir, et ils effacent ainsi les limites qui séparent chaque domaine. Il faut donc leur opposer la (1 skepsis » (la ré-vision, l'examen des limites; les sceptiques sont pour nous synonymes de ceux qui doutent, ceux qui ne doutent que pour douter; mais au sens propre du terme, ce sont ceux qui mettent à l'épreuve). Dans cet ouvrage du sceptique Contre les mathématiciens, il y a entre autres un traité dirigé Contre les grammairiens. C'est ce traité, fIpo~ ypœll-ll-œTuWV~ (éd. Fabricius), dont Schelling cite un passage, en le traduisant littéralement. (La référence à ce passage est exacte dans l'édition origi­nale de Schelling, mais erronée dans notre texte, où il faut lire p. 283 et non pas p. 238.)

Nous ne pouvons pas ici nous étendre sur ce passage de Sextus et sur son contexte (cf. fIpo~ ÀOyuwv~, lib. VII, p. 388-389, éd. Fabricius, 1718); en effet cela ne contribue­rait pas directement à éclairer notre question. Rappelons seulement le mouvement de pensée du texte cité par Schel­ling : Sextus veut montrer que le grammairien n'est pas 7rœvaorpo~, qu'il ne saurait posséder une connaissance réelle susceptible de répondre à tout. Sans doute l'objet du gram­mairien - les termes et les paroles - se rapporte-t-il à tout ce qui est, dans la mesure où l'étant est exprimé par des paroles. Mais l'étant en totalité, auquel se rapporte la parole, n'est pas exclusivement connu par la langue en tant que langue au sens grammatical du terme. Le grammairien ne peut donc passer pour philosophe, car il est incapable de penser et de prendre en vue la totalité de l'étant, c'est-à-dire de conce­voir - et à plus forte raison de remplacer - avec ses règles de connaissance grammaticale le principe [la position­de-fond] de toute connaissance en général. Le principe suprême de la connaissance s'énonce ainsi : Toï~ oll-o{Ot~ Tà 81l-0tœ ytyv6JaKWeœt, le semblable (n') est connu (que) par le semblable. Si donc en philosophie l'objet de la connaissance est l'étant en totalité, et par conséquent le fondement de l'étant - TD eâov -, il faut alors nécessairement aussi que le philosophe, afin de connaître, se maintienne à l'intérieur de ce qui est semblable à ce qu'il connaît: T(fJ EV eœvT9J eefP TOV EKTf)~ KœTœÀœll-[)œvnv, il faut qu'il « conçoive avec le dieu

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qui est en lui le dieu hors de lui Il (loc. cit., p. 284). Une connaissance qui s'appuie sur un tel « principe », en bref, une « telle connaissance », quand elle est envisagée du point de vue du grammairien et d'après les règles qui sont celles de l'ÙSuiJTl1Ç, de l'ignorant, marque l' « orgueil et la pré­somption ».

Le grammairien, comme tous ceux qui se cantonnent dans une spécialité, est doublement aveugle. Il est tout d'abord absolument incapable de comprendre à l'aide de ses propres règles le principe universel de la connaissance (le principe : du semblable par le semblable). Ensuite et en conséquence, il ne peut pas davantage comprendre la raison pour laquelle un autre mode de connaissance que le sien peut et doit même avoir un principe différent du sien. De la même façon, il arrive souvent que le physicien s'imagine que ce dont s'oc-

(67) cupe l'historien de l'art est un aimable enfantillage, mais jamais une « science ». Et en revanche, celui qui se consacre aux œuvres poétiques ou aux textes littéraires des peuples s'imagine que ce dont s'occupent physiciens et chimistes, c'est seulement de fabriquer des avions ou des bombes, et jamais d'un savoir essentiel. Nul ne comprend l'autre, parce que personne n'est capable d'accéder avec l'autre à un sol plus originaire qui soit un, afin de concevoir à partir d'un même principe de fond la spécificité et la nécessité de la modification du principe qui à chaque fois lui est propre. Nul ne comprend l'autre en partant de son principe, car nul n'est capable de savoir en général ce qu'est un principe. Schelling ne poursuit pas plus avant l'histoire de ce prin­cipe, et il se contente de citer ce qu'en dit Sextus. Ce dernier renvoie finalement lui aussi à Empédocle, dont il cite les vers suivants (loc. cit, p. 284; Diels, fr. 109) :

yœîIJ! ,.ûv yàp yœ/œv cJ7tdJ7r:œp,w, V8œn tS'V8wp, œ{(JÉp! tS'œUJÉpœ tSlov, aTàp nvp! nvp MdIJÀOV, aTOpy~v tSÈ GTOpyij!, vEiKOÇ tSÉ TE VElKEÏ ÀVypWL

Car c'est grâce à la terre que nous apercevons la terre . mais grâce à l'eau, l'eau,

et grâce à l'air, l'air divin, grâce au feu, enfin, le feu destructeur,

l'amour grâce à l'amour, le conflit grâce au conflit malheureux.

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Interprétation des premières questions 103

On songe ici immédiateme~t à la sentence platonico-plo­tinienne ; ov yàp &v ndmoTTJ d&v ô'PeaÀ,uà~ ~Àwv, ~ÀWE~~~ ,ur, yEyEV·fJ,uÉVO~. « L'œil ne pourrait en effet jamais voir le soleil, s'il n'était lui-même de nature solaire. Il Dans l'in­troduction de sa Théorie des couleurs (1810), Gœthe a expressément rappelé cet antique principe de la connais­sance, et il l'a exposé dans les vers fameux ;

Si l'œil n'était pas solaire, Comment pourrions-nous voir la lumière? Si la force propre au Dieu ne vivait pas en nous, Comment serions-nous transportés par le divin?

Revenons au mouvement de la pensée schellingienne. Le système en général ne se laisse pas rejeter; certes, on peut affirmer qu'il n'existe que dans l'entendement divin, mais alors l'objection suivante se présente immédiatement ; ce système est par conséquent inaccessible à la connaissance humaine. Mais dire cela, ce n'est encore rien dire, tant que l'on n'a pas d'abord établi de quelle connaissance on parle et d'après quel principe elle doit être déterminée. En récusant ainsi cette objection, Schelling a manifestement un tout autre propos, de plus grande portée ; il veut mentionner expressément le principe qui doit entrer en jeu dans son traité philosophique ; grâce au dieu en nous le dieu hors de nous peut être connu. Nous verrons dans quelle mesure Schelling justifie et fonde ce principe spécialement pour la

(68) philosophie, et dans quelle mesure il aborde et peut abor­der la discussion du principe plus général et plus fondamen­tal : « le semblable n'est connu que par le semblable Il.

Pour faire ressortir par rapport au concept kantien de philosophie la spécificité de la connaissance philosophique au sens de l'idéalisme allemand, nous l'avons désignée d'après sa dénomination distinctive d' « intuition intellec­tuelle de l'absolu Il. Nous pouvons maintenant rapprocher cette conception de la connaissance philosophique du prin­cipe de la connaissance philosophique, et dire : nous ne connaissons que ce dont nous avons l'intuition; nous n'avons l'intuition que de ce que nous sommes; nous ne sommes que ce à quoi nous appartenons. (Mais cette appartenance ne demeure que dans la mesure où nous en témoignons. Et ce témoignage n'advient que comme être-là.) Si l'on considère

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104 Schelling

la connaissance philosophique du point de vue du savoir quotidien et de ses calculs, on peut dire alors de la philo­sophie : qui veut connaître en la prenant comme mesure doit Il se retirer en Dieu)). La connaissance à l'état pur, pour elle-même, n'est pas encore un savoir. « La Science ", c'est-à-dire la philosophie, ne peut pas se mesurer sur un type de connaissance abstrait et mort, si utile soit-il.

« Mais il est d'usage chez les adversaires de la science d'entendre celle-ci au sens d'une connaissance qui, comme la géométrie vulgaire, est tout à fait abstraite et morte. Il

En se bornant à invoquer de façon péremptoire l'incognos­cibilité de l'être premier divin, on n'a pas encore ébranlé la position du système en Dieu.

Reste une seconde échappatoire :

« Il serait plus rapide et plus expédient de nier aussi le système au sein de la volonté ou de l'entendement de l'être premier, et de prétendre qu'il n'y a en général que des volon­tés particulières, dont chacune constitue un centre pour soi­même, ou encore, selon l'expression de Fichte, que le Moi est pour chacun la substance absolue. Mais la raison qui exige l'unité, tout comme le sentiment qui repose sur la liberté et la personnalité, ne sont jamais récusés que par un coup de force, qui en impose un moment, mais qui s'effondre finalement. Ainsi la doctrine fichtéenne a dû témoigner sa reconnaissance de l'unité, bien que ce fût sous la forme indigente d'un ordre moral du monde, mais par là même elle s'est immédiatement engagée dans des contradictions et des positions intenables Il (p. 337-338).

Schelling donne la doctrine de Fichte pour la négation du système au sein de l'être divin premier, et par conséquent pour la négation du système en général. La référence à Fichte est, sous cette forme, incomplète et trop générale pour épuiser la question du système dans la philosophie fichtéenne, compte tenu surtout des différentes mutations qu'elle connaît. Il est vrai que Schelling est souvent et suffisamment entré en débat avec Fichte (cf. Traité pour l'éclaircissement de l'idéa-

(69) lisme de la Doctrine de la science, 1796/1797, repris dans les Écrits philosophiques de 1809, p. 201-340 12 ; Exposition du véritable rapport de la philosophie de la nature et de la doctrine améliorée de Fichte, 1806, I, VII, p. 1 sq.). Ce que

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Interprétation des premières questions 105

Schelling veut montrer, et qu'il est d'ailleurs légitime de montrer, c'est que, chez Fichte, aussi bien la détermination de la liberté que celle de l'unité de la raison sont maintenues, par des coups de force, dans une ligne définie, mais que ce que l'on croyait ainsi pouvoir nier et rejeter revient sous une autre forme, de fàçon simplement dissimulée et non fon­dée. L'agir infini de la moralité devait faire du Moi en tant qu'activité originaire (Tathandlung) le principe suprême; mais le fait de mettre hors circuit tout autre ordre revient du même coup à établir l'ordre moral du monde comme l'ordre ontologique pur et simple. Nous pouvons négliger ici la ques­tion du rapport de la doctrine schellingienne et de la doctrine fichtéenne, d'autant que le traité de Schelling sur la liberté se meut sur un terrain qui est tout à fait étranger à Fichte. D'un autre côté, pour l'élaboration du premier système schellingien, l'importance de Fichte est capitale, surtout négativement comme repoussoir, comme ce dont Schelling veut se détourner.

6. Le caractère incontournable de la question du système de la liberté.

Schelling conclut cette premlere partie qui sert d'intro­duction à son introduction en établissant trois points impor­tants :

1) On peut sans doute alléguer certaines raisons, tirées de la philosophie du passé, en faveur de l'incompatibilité de la liberté et du système, mais ces références historiques, prises en elles-mêmes, ne réussissent jamais à supprimer la ques­tion de la possibilité d'un système de la liberté et de son essence. C'est seulement en développant la question de la compatibilité du système et de la liberté à partir de l'affaire elle-même, et en procurant ainsi une base de décision, que l'on y parvient. C'est par là également que le rappel histo­rique trouve pour la première fois sa force d'impulsion et sa légitimité interne.

2) La tâche dont il s'agit, l'approfondissement de la liaison de la liberté et du monde dans sa totalité, est ce qui donne à la philosophie en général son premier coup d'envoi, ce qui institue son fondement secret. La question du système de la

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(70)

,1 il

106 Schelling

liberté n'est pas en effet un Il objet Il pour la philosophie, elle n'est pas davantage le thème propre de la philosophie, celui qui la circonscrit, mais elle est d'abord et avant tout, dans son fond, ce qui définit la situation de la philosophie, la contradiction manifeste au sein de laquelle elle se tient, et qu'elle rétablit toujours à nouveau. La philosophie est en soi, en tant que vouloir suprême de l'esprit, volonté de sortir de soi-même et de se dépasser; elle se heurte aux limites de l'étant, et elle les franchit en questionnant l'étant en avant de lui-même, à travers la question en quête de l'être lui­même. Grâce à la vérité concernant l'être, la philosophie veut s'engager dans le libre, mais elle demeure assujettie à la nécessité de l'étant. La philosophie est en elle-même un conflit entre liberté et nécessité. Et dans la mesure où il appartient à la philosophie, en tant que savoir suprême, de se savoir soi-même, c'est elle aussi qui doit faire surgir de soi ce conflit et par conséquent la question du système de la liberté.

La pensée du penseur, pas plus que le dire poétique du poète, ne se réduit au flux du (( vécu Il d'un homme à part, selon un processus au terme duquel certains résultats (des œuvres) apparaîtraient; penser et dire poétiquement, quand il y va de l'essentiel, c'est un procès-mondial (Weltvorgang), et cela non pas simplement au sens où quelque chose se pro­duirait dans le monde en ayant de l'importance pour ce monde, mais c'est un procès dans lequel et à travers lequel le monde lui-même pro-vient à nouveau, reprend naissance dans ce qui lui est à chaque fois source, et déploie son règne comme monde. La philosophie ne peut jamais être justifiée, sous prétexte qu'elle occupe et qu'elle exploite une région du connaissable, un certain secteur de l'étant, ou même tous, et qu'elle en rapporte des connaissances; la philosophie n'est légitime que si elle ouvre à chaque fois de façon plus ori­ginelle l'essence de la vérité du connaissable et de l'exploi­table en général, et si elle dégage, pour le rapport à l'étant en général, de nouvelles voies et de nouveaux horizons. La philosophie prend sa source, quand elle est rapport à la source, dans une loi fondamentale de l'être lui-même. C'est ce que Schelling veut dire ici : nous ne philosophons pas (( sur Il la nécessité et la liberté, mais la philosophie est la coordination la plus vivante, le (( et Il qui unifie conflictuelle-

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Interprétation des premières questions 107

ment nécessité et liberté. Schelling ne se borne pas d'ailleurs à le « dire ", mais il procède en conséquence dans tout son traité.

3) Schelling indique enfin que le fait de renoncer à penser véritablement et à fond la possibilité du système constitue une dérobade devant l'affaire en question. Eu égard au carac­tère insondable de l'essence de la liberté, le fait d'invoquer l'inconcevable peut avoir pour lui les apparences, comme si c'était là le seul véritable rapport qui soit conforme à l'affaire en question. Mais en appeler à l'irrationnel, c'est toujours fuir lâchement, aussi longtemps que ce recul n'est pas condi­tionné et exigé par un échec effectif sur le chemin du concept; c'est seulement sur la base de la plus extrême tension du concept et du questionnement, que l'aveu de non-savoir devient légitime. Sinon, le fait d'en appeler à la thèse inverse, selon laquelle rien ne résiste à l'explication d'après une règle, serait tout aussi justifié que la dérobade conduisant à l'irrationnel. En bref : ces deux attitudes et ces deux démarches esquivent la véritable tâche, comme la véritable difficulté, en se bornant à tourner autour. La difficulté est la suivante: trouver et assurer d'abord un terrain convenable, sur la base duquel le conflit de la nécessité et de la liberté puisse être conçu comme un conflit effectif, être développé comme tel et tranché.

Ce que nous avons cherché à mettre en évidence dans ces trois points n'est indiqué par Schelling qu'en termes géné­raux et tout à fait inapparents. Tel est souvent son style; on

(71) n'y rencontre que rarement ce trait particulier du style hégé­lien, où tout est mis en relief grâce à une empreinte magis­trale, dont le motif n'est sûrement pas la manie de la singu­larité, mais la nécessité interne d'une modalité propre du voir et du savoir. Celle-ci ne fait pas défaut à Schelling, bien au contraire; mais il s'efforce aussi d'exposer son savoir dans une rigueur sans contrainte. C'est pourquoi l'explication peut et doit souvent ici surenchérir, sans courir le risque d'intervenir arbitrairement dans l'interprétation.

« Il semble donc que, quoi qu'on puisse invoquer en faveur de cette thèse d'un point de vue strictement historique, c'est­à-dire en le tirant des systèmes du passé - car nous n'avons encore jamais rencontré d'arguments tirés de l'essence de la raison et de la connaissance elle-même -, la question de la

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108 Schelling

liaison du concept de liberté avec l'ensemble de la vue du monde doive toujours demeurer l'objet d'une tâche nécessaire qui, si elle n'était pas menée à bien, ébranlerait le concept de liberté et ôterait à la philosophie toute sa valeur. Car cette tâche importante constitue à elle seule le ressort inconscient et invisible de tout effort vers la connaissance, du degré le plus bas au plus sublime; sans la contradiction de la néces­sité et de la liberté, non seulement la philosophie, mais encore tout vouloir supérieur de l'esprit, sombreraient dans la mort qui caractérise les sciences où cette contradiction ne joue pas. Et prétendre se tirer d'affaire en reniant la raison ressemble davantage à une déroute qu'à une victoire. Un autre pourrait tout aussi légitimement tourner le dos à la liberté, pour se jeter dans les bras de la raison et de la nécessité, sans que dans l'un ou l'autre cas, il y ait la moindre raison de triompher» (p. 338).

Avec ce passage de transition qui conduit à la véritable introduction, Scbelling aborde un point décisif, ce dont nous avons par ailleurs une preuve infaillible :

Schelling évoque en effet dans ce passage l'opposition du système et de la liberté - opposition qu'il s'agit d'expliciter et de résoudre - sous la forme d'une (1 contradiction de la nécessité et de la liberté ». Sans doute cette dernière façon de formuler l'opposition n'a-t-elle en soi littéralement rien de nouveau, mais elle a pourtant pour Schelling une réso­nance particulière. Laquelle? C'est ce que l'on peut voir dès le début de l'Avant-propos (p. 333) que nous avons jusqu'ici laissé de côté à dessein, et auquel nous voulons maintenant revenIr:

I( Comme c'est surtout la raison, la pensée et la connais­sance que l'on attribue à l'essence de la nature spirituelle, l'opposition de la nature et de la liberté a été tout naturelle­ment envisagée d'abord de ce point de vue. La ferme croyance en une raison simplement humaine, la conviction que toute pensée et toute connaissance sont complètement subjectives, et que la nature est totalement privée de raison et de pen­sée, accompagnées du mode de représentation mécaniste qui partout domine - dans la mesure où même l'élément dynamique réveillé par Kant s'est changé à son tour en un élément mécanique supérieur, sans nullement avoir été reconnu en son identité avec le spirituel -, suffisent à justi­fier ce cours de la réflexion. On a maintenant arraché la

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Interprétation des premières questions 109

racine de cette opposition, et on peut s'en remettre tranquil­lement pour l'établissement d'une vision plus juste au pro­grès général en direction d'une connaissance meilleure.

Il est temps qu'apparaisse l'opposition supérieure ou plu­tôt la véritable opposition, celle de la nécessité et de la liberté, qui conduit enfin à considérer le foyer le plus secret de la philosophie. Il

Ces quelques phrases retracent le mouvement fondamen­tal de l'histoire de la question de la liberté dans la philo­sophie moderne, de Descartes jusqu'à l'idéalisme allemand. Il suffit de souligner le point capital : depuis longtemps la liberté passe pour le privilège de l'esprit; elle n'a pas sa place dans le champ de la nature. Selon cette perspective, la liberté devient la marque distinctive dans l'opposition de la nature et de l'esprit. Avec Descartes celle-ci apparaît sous la forme d'une opposition entre la nature mécanique, c'est­à-dire l'étendue, et la pensée: res extensa - res cogitans. Dans la nature il n'y a rien de spirituel et de rationnel, la nature n'est rien d'autre que le domaine du changement purement local de différentes masses ponctuelles. Mais l'es­prit lui-même est le Il Moi », en tant que Il je pense )), il est Il sujet)). Désormais, dans la mesure où la liberté accède véritablement à la conscience, et où elle devient une ques­tion, elle constitue, en tant que fait de l'expérience de soi­même, une détermination de l'esprit comme Ilje pense )). La liberté, en tant qu'égoïté, trouve, conformément à l'opposi­tion qui a été établie, l'élément qui lui est étranger, ce qui est autre, dans la nature entendue comme nature mécanique. C'est pourquoi, chez Kant encore, la question de la liberté apparaît sous la forme de l'opposition : nature et liberté. Sans doute conviendrait-il ici de remarquer que chez Leibniz pourtant, la nature n'est précisément pas déterminée par l'absence complète de raison qui caractérise ce qui est sim­plement étendu (à la différence de Descartes et de Spinoza), et que le dynamique n'est pas conçu comme mécanique -ce serait plutôt l'inverse. Dans quelle mesure Leibniz demeure-t-il pourtant pris dans l'opposition entre nature et liberté, et dans quelle mesure Schelling est-il en droit de ne pas évoquer ici le nom de Leibniz, c'est ce que nous verrons plus loin.

Schelling affirme ensuite qu'il est temps Il qu'apparaisse

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110 Schelling

l'opposition superIeure, ou plutôt la véritable OpposItIOn, celle de la nécessité et de la liberté Il. Car c'est là le foyer le plus intime de la philosophie, ce pourquoi tout le traité est là. Une « opposition supérieure li, qu'est-ce que cela veut dire? L'opposition ne change pas tout simplement parce qu'à

(73) la place de la nature est apparue la nécessité, parce qu'un terme de l'opposition a changé, mais parce que l' « opponi­bilité li elle-même est conçue plus originellement, c'est-à-dire parce que la liberté elle aussi est devenue précisément autre. C'est donc l'opposition dans son ensemble qui se transforme, qui repose sur un autre sol et reçoit une autre portée; la racine de l'opposition « nature et liberté li, précédemment en vigueur, est désormais arrachée.

Ce qui implique que la nature n'est pas ce qui est purement et simplement dépourvu d'esprit, et surtout que la liberté n'est pas simplement ce qui est étranger à la nature - pure et simple égoïté du « je peux li. Sans doute les termes de la distinction précédente - « nature et esprit Il - retrouvent-ils ainsi une plus grande affinité, la nature devient spirituelle et l'esprit naturel; il semblerait donc que cette opposition abou­tisse à une solution de compromis. Cette opposition-ci, peut­être; mais l'opposition dans laquelle s'engage à présent la liberté est du même coup plus essentielle et plus radicale. Il ne s'agit plus simplement désormais de concevoir la liberté humaine dans sa distinction d'avec la nature. Tant que le propos est resté tel, l'effort de pensée visait seulement à établir l'indépendance de la liberté vis-à-vis de la nature. Or il s'agit maintenant d'aller plus loin, il s'agit surtout d'une tâche beaucoup plus importante et largement plus difficile. Avec cette nouvelle problématique la liberté sort de son opposition à la nature; l'opposition dans laquelle la liberté entre maintenant s'élève d'une manière générale à un niveau supérieur à celui de la nature (au sens traditionnel) pour pénétrer dans le domaine du rapport de l'homme à Dieu. Or le fondement de l'étant en totalité est - de quelque manière qu'il puisse ensuite être déterminé - l'inconditionné, et, vu à partir de l'étant, la plus haute nécessité. Ce n'est donc pas la nature et la liberté, mais « la contradiction de la nécessité et de la liberté Il qui constitue désormais la véri­table question philosophique, au sens qui vient d'être indiqué.

S'il en est ainsi, il faut alors établir un terrain beaucoup

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Interprétation des premières questions III

plus vaste pour la question de la liberté, et même le plus vaste possible; il s'agit de montrer qu'il n'est plus possible de se tirer d'affaire avec les distinctions du passé ou ce qui les fonde. Ce qui signifie également que la question de l'inser­tion de la liberté dans la totalité de l'étant, la question du système a besoin de principes tout à fait nouveaux. Jusqu'ici le champ systématique était articulé selon la distinction des domaines respectifs de la nature et de la liberté. C'est en ce sens que la philosophie se divisait encore pour Kant en une métaphysique de la nature et une métaphysique des mœurs (de la liberté). La tâche systématique suprême consistait alors à trouver une médiation entre ces deux domaines considérés comme quelque chose d'intangible. La liberté n'était évoquée qu'au sein du domaine de la raison pratique, comme ce qui est théorétiquement inconcevable. Il s'agit à présent de mon­trer que la liberté étend son règne sur tous les domaines de l'étant, mais qu'elle se concentre en l'homme avec un sin­gulier relief, réclamant ainsi un nouvel ajointement de l'étant

(74) dans son ensemble. L'horizon du système a besoin d'une délimitation et d'une articulation nouvelles.

Mettre en lumière la nécessité d'une telle modification radi­cale de la problématique, telle est la véritable intention de l'introduction qui commence ici. Dans ce but, il faut main­tenant formuler et concevoir de façon plus déterminée la question du système. Mais la question reçoit sa déterminité de son orientation décisive sur l'opposition de la nécessité et de la liberté. Or derrière cette opposition, ou mieux, au sein même de cette opposition, apparaît la question de la liberté de l'homme par rapport au fondement de l'étant en général, en terme traditionnel: vis-à-vis de Dieu. C'est donc la question de Dieu et du monde dans son ensemble, la ques­tion du « théisme Il au sens large, qui surgit maintenant.

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(75) B

INTERPRÉTATION DE L'INTRODUCTION DU TRAITÉ DE SCHELLING

(1, VII, p. 338-357)

1. La question du "ystème et le panthéisme.

Dans ce qui précède, nous avons vu les points suivants 1) L'incompatibilité apparente de la liberté et du système

ne saurait s'expliquer par un simple rappel historique, elle doit être décidée à partir de l'affaire elle-même qui est en question.

2) Le conflit entre la liberté, en tant qu'origine qui ne requiert aucun fondement, et le système, comme encbaî­nement fondatif complet, constitue le moteur le plus secret de la philosophie, et la loi de son développement. Cela ne définit pas un objet de recherche propre à la philosophie, mais c'est sa situation elle-même qui vient au jour en ce conflit.

3) La décision relative à ce conflit ne doit pas chercher refuge dans l'irrationnel, pas plus qu'elle ne doit s'obstiner dans un rationalisme sans bornes.

Il faut que ce soit l'affaire elle-même qui prescrive la manière dont il convient de la traiter. L'affaire! Die Sache. Il est donc nécessaire d'indiquer plus précisément ce qui est en question, et de formuler la nouvelle opposition.

Il importe de remarquer que la question qui s'énonçait jusqu'à maintenant sous la forme: cc système et liberté Il se formule désormais ainsi : cc nécessité et liberté Il. C'est cette dernière formulation qui s'impose alors comme la formula­tion la plus originaire et la plus haute de la question de la liberté.

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114 Schelling

Dans l'avant-propos de son traité sur la liberté, Schelling met en garde contre l'insuffisance de la formulation, tradi­tionnelle depuis Descartes, qui oppose « nature et esprit Il (res extensa - res cogitans), mécanisme - je pense; formu­lation qui n'a pas encore été dépassée, même par Kant.

Schelling renvoie à l'identité de la nature et de l'esprit. Dès lors la liberté ne peut plus être comprise comme indépen­dance vis-à-vis de la nature, mais comme indépendance à l'égard, c'est-à-dire à l'encontre de Dieu. L'opposition : nécessité-liberté est une opposition plus haute, grâce à laquelle la question du système de la liberté accède à une nouvelle base et ouvre ainsi une nouvelle problématique; c'est celle-ci qu'il nous faut maintenant formuler plus pré­cisément.

L'introduction proprement dite commence ainsi:

« Cette même opinion trouve une expression plus précise dans la proposition suivante : l'unique système possible de la raison est le panthéisme, mais celui-ci est inéluctablement un fatalisme. Il

La difficulté relative à la possibilité du système de la liberté est à présent exprimée sous une forme déterminée et précise : la thèse directrice qui est ici avancée implique deux propositions IOLe système est en soi, en tant que sys­tème, panthéisme. 20 Le panthéisme est fatalisme, néga­tion de la liberté. De manière encore plus explicite, ces deux propositions peuvent aussi s'énoncer ainsi: IOLe prin­cipe de la formation du système en général réside dans une conception déterminée du (}for;, du fondement de l'étant, c'est donc un théisme au sens du panthéisme. 20 Or c'est justement ce principe de la formation du système en général - le pan­théisme -, qui implique en vertu même de l'inconditionnalité du fondement, laquelle domine tout, le caractère inéluctable de tout ce qui advient.

Quand la question de la liberté est développée dans le sens de la question de la liberté de l'homme par rapport au fonde­ment du monde, le système de la liberté devient alors totale­ment impossible. Car IOle système est, en tant que système, un panthéisme, et 20 le panthéisme est un fatalisme. Le «pan­théisme Il est désormais le pivot autour duquel tourne toute la question. On ne peut décider de la vérité de ces deux affir-

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Interprétation de l'introduction 115

mations : le système comme tel est un panthéisme, le pan­théisme est un fatalisme, qu'après avoir d'abord tiré au clair la signification du panthéisme.

Et de fait, c'est bien cette clarification qui constitue, au moins formellement, le thème de l'introduction qui suit (jus­qu'à la page 357). Nous ne devons pas cependant nous en tenir à cet aspect formel de l'introduction, mais il nous faut plutôt poser la question suivante: quel est l'arrière-plan de cette discussion relative au panthéisme? Réponse: la ques­tion fondamentale du principe, du fondement de la détermi­nation et de la possibilité du système lui-même. Cette question s'explicite en une série de questions subsidiaires, que l'on peut faire ressortir comme suit : le panthéisme est-il en général le principe du système? Et si oui, dans quelle mesure? Quel est le véritable fondement qui, dans le panthéisme, supporte et détermine le système? Est-ce que le panthéisme en tant que panthéisme est aussi toujours nécessairement un fatalisme? Ou bien est-ce seulement une conception par­ticulière du panthéisme qui exclut la liberté? Est-ce que finalement, cela même qui constitue dans le panthéisme le véritable principe formateur du système, n'est pas en même temps ce qui, loin d'exclure la liberté du système, la requiert précisément?

Pour comprendre l'introduction, et par conséquent tout le traité, en sa teneur fondamentale, il est d'une importance capitale de garder en vue la question du panthéisme, telle qu'elle transparaît à travers cette série de questions. Mais qu'est-ce donc qui trans-paraît? Pour éclairer ce point, nous posons immédiatement la question suivante : quelle est la

(77) véritable signification du fait que Schelling recherche le principe de la formation du système en prenant pour fil conducteur la question du panthéisme? Afin de parvenir à une réponse satisfaisante, il nous faut d'abord remonter plus loin en arrière. Ce qui nous permettra du même coup de pré­ciser la direction, le propos et l'enjeu de notre interprétation du traité de Schelling, et de le rapporter à la présente tâche de la philosophie.

Le système est l'ajointement de l'étant .en totalité, cet ajointement qui se sait lui-même dans le savoir absolu. Ce savoir appartient lui-même au système. Ainsi le savoir cons­titue-t-il une partie intégrante de la consistance interne de

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116 Schelling

l'étant. Le savoir n'est pas simplement, comme on le croit sou­vent dans l'horizon de la quotidienneté, un accident qui de temps en temps surviendrait à l'étant. L'être comme ajointe­ment déployé et jointure ajointée, et le savoir de l'être, sont le même; ils appartiennent l'un à l'autre. Mais par quoi l'ajointe­ment de l'être est-il déterminé? Quelle est la loi et quelle est la modalité fondamentale du jointoiement de l'être? Quel est le « principe Il du système? Quoi d'autre, sinon l'être lui­même? La question du principe de la formation du système est donc la question de savoir en quoi consiste l'essence de l'être, en quoi l'être trouve-t-il sa vérité. La question est donc de savoir en quel domaine quelque chose de tel que l'être en général peut devenir manifeste, et comment celui-ci prend en garde cette apérité et se garde en elle.

La vérité de l'être, ce qui ouvre en général l'être en son essence, et par conséquent le rend compréhensible, voilà ce que nous nommons le « sens Il de l'être. La question qui s'en enquiert est la question-de-fond de la philosophie en général, aussi longtemps que la philosophie en général a vigueur comme question de ce qu'est l'étant. (Cette question-de-fond est fondamentale quand elle a pour sol natif ce fond sur lequel nous nous dressons aujourd'hui.) La question de la vérité de l'être est plus originaire, en son essence, que la question d'Aristote et de sa postérité. C'est Aristote en effet qui le pre­mier formula expressément la question dont la philosophie a toujours été en quête, et qui lui imposa cette tournure : qu'est-ce que l'étant en tant qu'étant? D'où résulte la question de ce qui, dans l'étant, constitue l'être en général. C'est seule­ment la question de l'être de l'étant qui s'est imposée à Aris­tote. Et depuis lors on a toujours à nouveau questionné en ce sens l'étant en direction de son être. Cela est manifeste à tous ceux qui ont des yeux pour voir. Mais il est également mani­feste, pour celui qui veut bien voir, qu'une autre question, encore plus originelle, est devenue nécessaire, une question face à laquelle nous sommes nécessiteux. Nous rétrocédons jusqu'à la question de la vérité de l'être. Et cela, non pas afin de continuer à questionner à tout prix, mais parce que nous voyons et que nous expérimentons que la question de l'être de l'étant ne peut jamais parvenir à une véritable réponse, si elle ne s'est pas tout d'abord assurée de la vérité qui réserve ses possibles s'agissant de l'être au premier chef.

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Interprétation de l'introduction 117

Mais parce que cette question est étrange et déconcer­tante, elle ne peut jamais se poser comme une simple ques­tion, à l'aide d'une proposition interrogative, elle requiert en même temps et au préalable une transformation complète de la position en face de la question, ainsi qu'une conversion du regard. C'est pour c{)tte raison que Sein und Zeit est un

(78) chemin, et non pas un gîte où se nicher; qui ne peut aller de l'avant ne doit pas espérer s'y retirer en tout repos. C'est même un chemin, et non pas « le Il chemin, car en philosophie il n'y a jamais rien de tel.

Assurément, jusqu'à présent, on n'a pas encore assumé ni même compris la question de la vérité de l'être. (Il n'y a pas lieu de s'en plaindre. Mais il faut savoir où en sont les choses, pour connaître à tout moment ce qu'il convient de faire, c'est-à-dire surtout de ne pas faire.) Ce qu'il y a tout de même de remarquable dans la situation actuelle, c'est que l'on n'a jamais autant parlé d' « ontologie Il qu'aujourd'hui. Parmi ces discussions peu fécondes, il n'y a que deux prises de position qui méritent attention. La première, c'est celle de Nicolai Hartmann : il est à la recherche d'une onto­logie possible qui aurait pour tâche de rectifier les erreurs des ontologies du passé. Il ne voit pas le fondement sur lequel repose jusqu'ici la métaphysique, avec ses exactitudes et ses « erreurs Il, et il ne s'interroge pas sur ce fondement. La seconde position est celle de Karl Jaspers, qui rejette abso­lument la possibilité de l'ontologie en général, parce que lui aussi n'entend par ontologie que ce qui a été tenu jusqu'ici pour tel, et qui n'est qu'un ramassis de concepts sans vie. Vouloir purement et simplement rajeunir l'ontologie du passé, ou lui opposer un refus pur et simple, cela répond au même motif: la méconnaissance de la nécessité et de la spéci­ficité de la question fondamentale de la vérité de l'être. Et le fond de cette méconnaissance tient au fait que le concept de vérité qui domine n'ajamais réussi à dépasser cette appréhen­sion de la vérité qui peut sans doute, dans certaines limites, demeurer acceptable pour la connaissance de l'étant, mais jamais pour le savoir de l'être.

Dans ces conditions, il ne faut pas non plus s'étonner si le débat historiaI avec les grands penseurs et les grands sys­tèmes s'arrête justement au seuil de la véritable question, sans jamais devenir par conséquent un débat effectif, et s'il dégé-

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nère en une simple distribution de satisfecits et de blâmes, ou s'il sombre dans une interprétation psychologisante de la philosophie, en fonction de la personnalité des philosophes. D'un côté' la philosophie devient un genre de science spécia­lisée, de l'autre, une libre divagation qui tient les concepts pour de simples indices; dans tous les cas, la vérité propre et spécifique de la philosophie est éludée. Ce n'est point merveille si la philosophie est impotente quand elle croit pou­voir vivre de suicide.

La véritable question de l'étant, la question ontologique originelle est la question qui s'enquiert du déploiement essen­tiel de l'être et de la vérité de ce déploiement. Dès lors nous pouvons comprendre que rechercher le principe de la formation du système revient à poser la question de savoir dans quelle mesure un ajointement trouve sa fondation dans l'être, et dans quelle mesure une loi de jointoiement lui appartient. Ce qui revient encore à méditer le déploie­ment en essence de l'être. Rechercher le principe de la

(79) formation du système ne signifie donc rien d'autre que poser la véritable question ontologique, à tout le moins, s'y effor­cer.

On a vu que Schelling recherchait le principe de la forma­tion du système en prenant pour fil conducteur la question du panthéisme; or celle-ci est la question du fondement de l'étant en totalité, ou, caractérisée de façon plus générale, la question théologique. Il est donc clair que Schelling est renvoyé à la question ontologique en partant de la question théologique elle-même et à travers celle-ci. Voir ce qui trans­paraît dans les discussions relatives à la question du pan­théisme, cela veut donc dire porter son regard en direction du domaine problématique de la question-de-fond de la phi­losophie, en direction de la question de la vérité de l'être. Mais cette question ne peut pas, elle non plus, se maintenir pour soi, elle vire et se transforme en question de l'être de la vérité et de l'être du fond, et elle revient à la question théolo­gique. Nous utilisons ici ces déterminations anciennes, parce qu'elles restent encore les meilleures pour indiquer le domaine le plus originel de la question de la philosophie, et qu'elles maintiennent toujours vivante la tradition.

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Interprétation de l'introduction 119

Onto-théo-logie c'est là une caractérisation possible de la ques­tion-de-fond de la philosophie, mais elle demeure toujours simplement rétrospective.

Cependant nous refusons de faire usage de cette expres­sion, si l'on entend par là, que ce soit positivement ou négati­vement, une référence à l' « ontologie Il reçue jusqu'à présent et à la théologie philosophique. « Ontologie n ne signifie jamais pour nous un système, une doctrine ou une discipline, mais cela désigne simplement la question de la vérité et du fond de l'être, et « théologie Il désigne pour nous la question de l'être du fond, du fondement. L'essentiel est d'apercevoir l'intime coappartenance des deux questions. En règle géné­rale il est toujours préférable d'éviter de telles expressions. Nous n'en sommes que davantage tenus à saisir ce qui est requis par la chose elle-même qui vient en question; c'est ce qui doit apparaître grâce au traité de Schelling. Mais puis­qu'il appartient, de par sa naissance, à une époque passée, il nous est également permis de faire usage d'anciennes déno­minations comme celles d'ontologie et de théologie afin de nous faire comprendre plus rapidement.

Nous disons donc: le mouvement interne de la question, tel qu'il s'amorce déjà dans l'introduction, est constitué par le jeu de miroir et la réflexion continue qui s'instaure entre la question théologique du fondement de l'étant en totalité et la question ontologique de l'essence de l'étant comme tel, par la circularité onto-théo-Iogique. La Phénoménologie de l'esprit de Hegel est elle aussi une semblable onto-théo-Iogie, mais d'un autre genre; les travaux préparatoires de Nietzsche, en vue de son œuvre capitale, La Volonté de puis­sance, sont eux aussi une semblable onto-théo-Iogie, mais d'un autre genre encore.

(80) C'est seulement si nous situons le texte du traité de Schel­ling dans le mouvement de ce questionnement ontothéolo­gique qu'il devient légitime et même nécessaire de s'en préoccuper. Cela nous indique déjà quelle doit être la visée de l'interprétation de l'introduction.

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L'introduction commence tout d'abord d'une façon très extérieure. (( Panthéisme Il - tout comme idéalisme, réa­lisme, criticisme, dogmatisme, athéisme - est un terme qui semble presque avoir été inventé pour recouvrir ce qui vient en question, et rendre suspecte toute prise de position corres­pondante par rapport à la question. Schelling, qui sur ce point s'exprime sans ambiguïtés, en a déjà fait l'expérience, et il devra, immédiatement après la parution du traité sur la liberté, et malgré celui-ci, en faire à nouveau l'expérience (cf. infra).

« Incontestablement, c'est une excellente trouvaille que celle de ces noms génériques, par lesquels on caractérise d'un seul coup toute une manière de voir. Il suffit de trouver le nom approprié à un système, et tout le reste en découle automatiquement, sans qu'il faille se donner la peine d'exa­miner de plus près ce qui constitue sa vraie particularité. Le plus ignare est capable, quand on lui a seulement indiqué ces termes, de juger définitivement, avec leur aide, des plus hautes pensées. Cependant quand il s'agit d'une affirmation aussi extraordinaire, tout dépend de la détermination et de la précision du concept. »

(1 L'affirmation extraordinaire Il, c'est que le panthéisme - unique forme possible du système - est un fatalisme. Cette thèse a été soutenue à l'époque de Schelling, sous une forme historiquement très déterminée, par Fr. H. Jacobi, dans son ouvrage : Ueber die Lehre des Spinoza in Brie­fen an den Herrn Moses Mendelssohn (1785) 13. [Lettres à M. Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza.] Jacobi cherche à y démontrer que le panthéisme au sens propre est le spinozisme, que le spinozisme est un fata­lisme, et le fatalisme un athéisme. Jacobi cherche aussi dans cet ouvrage à faire de Lessing, par ce biais, un athée conséquent, et à montrer, contre Mendelssohn, Herder et Gœthe que le prétendu (( spinozisme purifié», auquel ils aspirent, est impossible à envisager. Cependant en assimi­lant panthéisme et spinozisme, l'ouvrage de Jacobi a eu indi­rectement pour effet de poser à nouveau la question de l'es­sence du panthéisme, de la déterminer plus précisément, et de susciter d'autres réponses; elle a également eu pour effet d'engager dans une nouvelle direction l'histoire de l'interpré­tation de Spinoza. Pour éviter ici tout malentendu, il faut

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Interprétation de l'introduction 121

bien préciser que la philosophie de Spinoza ne saurait être identifiée à la philosophie juive. Le simple fait bien connu que Spinoza ait été exclu de la communauté juive est déjà significatif. Sa philosophie est essentiellement déterminée par l'esprit de l'époque, Bruno, Descartes et la scolastique médiévale.

(81) Jacobi lui-même n'a rien appris et rien voulu apprendre de la nouvelle méditation sur le panthéisme qu'il avait suscitée et à laquelle Schelling prit une part essentielle. Au contraire, il publia deux ans après le traité de Schelling sur la liberté un ouvrage qui reprend à mots couverts - mais sans qu'on puisse s'y tromper, bien que le nom de Schelling n'y soit pas prononcé - ses anciennes déclarations contre Schelling. L'ouvrage est intitulé: Von den gottlichen Dingen und ihrer Offenbarung (1811. W. III, 245 sq.) [Des choses divines et de leur révélationl. Schelling y a immédiatement répondu, en publiant l'année suivante un écrit polémique intitulé: Denk­mal der Schrift von den gottlichen Dingen ... [Monument des choses divines, etc. par M.F.H. Jacobi et de ['accusation qui y estfaite d'athéisme mensonger et expressément trompeurl, 1812 (W. l, VIII, 19 sq.). La page de titre porte en exergue cette phrase de Spinoza: Eh, proh dolor! res eojampervenit, ut, qui aperte fatentur, se Dei ideam non habere et Deum nullo modo cognoscere, non erusbescant, Philosophos Athe­ismi accusare. « Ah! malheur! On en est arrivé au point où ceux qui déclarent ouvertement qu'ils n'ont aucune idée de Dieu, et qu'ils ne le connaissent en aucune façon, ne rou­gissent pas d'accuser les philosophes d'athéisme. Il Cette citation de Spinoza suffit à récuser, dans ce qu'elle a de superficiel et de perfide, l'attaque de Jacobi : on prétend, d'une seule traite, qu'il n'y a rien à savoir de Dieu, et que les philosophes sont athées. Comment veut-on accuser quel­qu'un d'athéisme, quand on déclare soi-même qu'il est impossible de rien savoir de Dieu? Le pamphlet de Schel­ling contre Jacobi appartient, avec ceux de Lessing, à ce que la littérature allemande comporte de plus splendide dans le genre. Le résultat fut en conséquence : Jacobi devint par la suite - même auprès de ses amis - un homme « fini ", comme on dit.

L'écrit polémique de Schelling constitue aussi un complé­ment au traité sur la liberté, dans la mesure où, comme cela

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arrive souvent, dans les passes d'armes du débat, de nom­breuses idées y sont exprimées en traits plus saillants qu'au cours d'une simple exposition continue de la question elle­même.

Mais nous ne pouvons pas nous engager ici dans le détail de ce conflit de Schelling et de Jacobi, pas plus que dans le conflit de Jacobi avec Mendelssohn, Herder et Gœthe, conflit que l'on nomme, en bref, la « querelle du panthéisme Il. Peu après le texte de Jacobi: Sur la doctrine de Spinoza ... , Her­der fit connaître sa position sur la question en publiant son essai: Dieu! quelques dialogues (Gotha, 1787). Ce texte ajoué un rôle important, par exemple dans la correspondance de Schiller avec son ami Korner. Sur la position de Gœthe vis-à-vis de Spinoza, voir : Dilthey, Ces. Schriften, II, 391 sq. : Il Du temps des études de Gœthe sur Spinoza. II

Il est aujourd'hui facile de suivre pour elle-même cette « querelle du panthéisme II à l'aide des Hauptschriften zum Pantheismusstreit zwischen Jacobi und Mendelssohn, édi­tées avec une introduction historique et critique par Heinrich Scholz. (Réimpression d'œuvres philosophiques rares, édi­tées par la Kantgesellschaft, Bd. VI. 1916.)

(82) 2. Les différentes interprétations possibles du panthéisme.

Nous n'étudierons ici la question du panthéisme que sous la forme qu'elle revêt dans la problématique schellingienne, et cela uniquement afin de prendre en vue ce qui lui est sous­jacent en fait de question authentiquement philosophique. Le panthéisme s'énonce, selon sa signification littérale, ainsi : nav-(h6~, « tout-Dieu ll; tout ce qui est se trouve référé à Dieu; tout étant est en référence au fondement de l'étant. Ce fondement qui est l'un - l' <lEv - est à titre de fondement l'essence de tout - nav - ce qui est en lui comme en son fond: ri Ev "al nav. L'Un est aussi la totalité, et la totalité est aussi l'Un. ("Ev "a{ nav, telle était - en écho à la parole d'Héraclite: Ëv navTa Elvat, frag. 50, et conformément à l'esprit du temps - la devise des trois jeunes amis souabes, Schelling, Hegel et Holderlin.)

Formellement le panthéisme énonce : tout étant, toutes choses sont en Dieu. On appelle « immanence II ce fait d'être

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Interprétation de l'introduction 123

et de demeurer en Dieu. Tout savoir de la totalité de l'étant doit nécessairement, d'une façon ou d'une autre, penser du même coup dans son unité la totalité et son fondement. Chaque système implique par conséquent, et à sa façon, une 'telle immanence. Schelling peut donc écrire :

« On ne saurait riier que, si le panthéisme ne désignait rien d'autre que la doctrine de l'immanence des choses en Dieu, toute conception de la raison devrait en un certain sens se rattacher à cette doctrine. Mais c'est précisément le " sens" qui fait ici toute la différence (p. 339). "

Ce terme de (( panthéisme" ne devient véritablement par­lant que si l'on détermine d'abord dans quelle perspective il faut entendre cette immanence (inesse) de l'étant en Dieu. Car en fonction de celle-ci, le panthéisme autorise des inter­prétations différentes, au nombre desquelles il y a aussi, sans aucun doute, l'interprétation fataliste.

« Que le sens fataliste puisse s'y rattacher, c'est indéniable; mais qu'il n'y soit pas essentiellement lié, c'est ce qui ressort clairement du fait que beaucoup de gens ont été conduits à cette doctrine précisément par le sentiment le plus vif de la liberté. "

Le panthéisme peut être ihterprété en un sens fataliste, c'est-à-dire excluant la liberté, mais il ne doit pas néces­sairement l'être en ce sens. Il le doit d'autant moins que c'est au contraire (( le sentiment le plus vif de la liberté )) qui a conduit à interpréter l'étant panthéistiquement. Schel­ling ici, et par avance, formule au passage l'idée directrice de l'introduction : c'est justement le sentiment originel de la liberté humaine qui nous rend d'abord et du même coup sensible à l'unité originaire de tout étant dans et à partir

(83) du fond. Nous retrouvons ici cette corrélation que nous avions déjà rencontrée dans l'interprétation de la première phrase du texte. Être sensible au fait de la liberté implique déjà une saisie préalable de la totalité de l'étant, et ce pres­sentiment (Vorgefühl) de la totalité de l'étant est déterminé par une pré-saisie (Vor-grij]) de la liberté humaine. C'est pourquoi la liberté est (( un des foyers du système II.

Si Schelling, au cours de son entreprise en vue d'établir un système de la liberté - cette entreprise en laquelle il pose la liberté de l'homme dans sa véritable opposition au fondement

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de l'étant en totalité -, en vient à traiter en détailla question du panthéisme, pour lui il ne s'agit donc pas là de discuter un point de doctrine qui ferait partie de sa (( vision-du-monde Il. Derrière la question du panthéisme, c'est la question du prin­cipe de la formation du système qui aux yeux de Schelling est en jeu.

La question du système est la question de la jointure et du jointoiement de l'être. Ce qu'aujourd'hui nous nommons onto­logie se rattache encore à la question aristotélicienne de l'llv 6 av, mais sans s'arrêter à la véritable question-de-fond, celle de la vérité de l'être. Les deux questions capitales, celle qui questionne en directio~ de l'llv fi llv et celle qui ques­tionne en direction de l'l1v fi (}ûov, sont, comme telles, selon leur orientation philosophique propre, très différentes. Nous pouvons caractériser par le terme d'(( onto-théo-logie )) leur rapport réciproque.

Nous avons expliqué rapidement ce titre de « pan­théisme Il, nous avons évoqué la querelle du panthéisme dans la polémique entre Schelling et Friedrich Heinrich Jacobi, ainsi que les publications qui y sont relatives. Si le pan­théisme est compris comme immanence des choses en Dieu, une interprétation fataliste en est certes possible, mais non pas nécessaire, ainsi que le souligne Schelling. Car l'expé­rience originelle de la liberté implique elle aussi et d'emblée l'eXpérience de l'unité de tout étant en son fond.

Si donc le fait de faire fond sur la liberté humaine contri­bue à introduire le panthéisme, le panthéisme comme tel ne saurait inclure en lui la négation de la liberté. Si l'on en vient à nier la liberté au sein d'une doctrine panthéistique, cela ne tient donc pas nécessairement au panthéisme en elle, mais uniquement à une méconnaissance de l'essence même du panthéisme. S'il en est bien ainsi, il faut alors rechercher en quoi consiste cette méconnaissance essentielle, ou, pour s'exprimer cette fois positivement: en quoi se fonde l'essence véritable du panthéisme et sa nécessité.

La thèse de Schelling, telle qu'elle a été citée par antici­pation, s'énonce brièvement comme suit: c'est le sentiment originel « le plus intense)) de la liberté qui requiert précisé­ment le panthéisme. Pour autant que le panthéisme est exigé par une telle expérience de la liberté, une interprétation «( explication)) dit Schelling) déterminée du panthéisme est

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Interprétation de ['introduction 125

par là même déjà esquissée. Schelling propose de façon pro­visoire (p. 339-340) une première ébauche de cette explica­tion du panthéisme tel qu'il est requis par le « sentiment le plus intense de la liberté ».

(84) cc La plupart des gens, s'ils étaient sincères, accorderaient que, de la façon dont sont faites leurs représentations, la liberté de l'individu leur paraît totalement contredire presque toutes les propriétés d'un Être suprême, sa Toute-puissance par exemple. A travers la liberté s'affirme à côté et en dehors de la puissance divine une autre puissance, incon­ditionnée dans son principe, ce qui est impensable à par­tir des concepts que nous venons de citer. Et, de même que le soleil au firmament éteint toute autre lumière céleste, de même, et encore bien davantage, la puissance infinie efface toute puissance finie. La causalité absolue d'un Être Unique ne laisse à tous les autres qu'une passivité incondi­tionnée. A quoi s'ajoute la dépendance de tous les êtres du monde vis-à-vis de Dieu, et le fait que même leur durée n'est qu'une création sans cesse renouvelée, à la faveur de laquelle l'être fini est produit, non pas à titre de généralité indétermi­née, mais en tant que cet être déterminé, singulier, ayant telles pensées et non point d'autres, tels désirs et telles actions plutôt que d'autres. Quant à dire que Dieu maintient en retrait sa Toute-puissance afin que l'homme puisse agir librement, ou encore qu'il consent à la liberté, cela n'explique rien: si Dieu retirait sa puissance, ne fût-ce qu'un instant, l'homme cesserait aussitôt d'être. Peut-on échapper à cette argumentation autrement qu'en cherchant refuge, pour sau­ver l'homme et sa liberté - laquelle est impensable dans son opposition à la Toute-puissance -, au sein même de l'essence divine, en disant que l'homme n'est pas en dehors de Dieu, mais en Dieu, et que son activité fait partie intégrante de la vie même de Dieu? C'est précisément en partant de ce point que les mystiques et les spirituels de tous les temps sont par­venus à cette croyance en l'unité de l'homme et de Dieu, croyance qui semble répondre autant ou même encore davan­tage au sentiment le plus intense qu'à la raison ou à la spé­culation. Et l'Écriture elle-même trouve justement dans la conscience de la liberté le sceau et le gage de la croyance que nous vivons et que nous sommes en Dieu. Or comment cette doctrine que tant de gens ont soutenue, eu égard préci­sément à l'homme, et pour sauver sa liberté, comment pour­rait-elle entrer nécessairement en conflit avec la liberté? »

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L'analyse de ce mouvement de pensée n'offre aucune dif­ficulté particulière. Schelling prend pour point de départ la représentation de la liberté qui est celle de « la plupart des gens»; être-libre signifie alors : pouvoir commencer de soi-même une action effective; je suis libre revient à dire : de moi-même, je peux commencer, amorcer une action; l'agir, en tant que j'(1 agis », n'est conditionné que par soi­même, comme agir qui se met lui-même en œuvre; il est donc inconditionné par rapport à tout le reste. On ressent géné­ralement ce pouvoir inconditionné comme un « fait Il; on compte généralement avec ce pouvoir. Ainsi se donne-t-il comme un fait, qui se présente à côté d'autres faits, dont on a aussi bien un sentiment, comme par exemple ce fait qu'il y a d'une certaine façon un Être suprême, que les uns nomment « Dieu» - d'autres préfèrent dire « les dieux» - et que d'autres nomment le « destin» ou la « providence ». Cer­tains se contentent de cette croyance en une providence,

(85) d'autres réclament qu'elle soit démontrée dans le cadre d'un système de la foi et expliquée dans une doctrine bien établie. Il y en a d'autres enfin qui se tiennent à l'écart de ces deux positions et se réfugient en un doute universel; cependant même dans ce doute s'annonce encore un certain sentiment du fondement du monde; car que serait le doute, si ne s'imposait sans relâche l'inquiétude du dubitable? Et ainsi 1'« on Il a un sentiment général aussi bien de l'être de sa propre liberté que de cette universelle providence, et chacun évoque tantôt l'une, tantôt l'autre.

« La plupart des gens, s'ils étaient sincères Il - c'est-à-dire s'ils voulaient bien méditer et penser à fond ce dont ils se réclament -, devraient alors accorder que dans ce sen­timent ontologique général, ce qui est incompatible est pourtant réuni. D'un côté le pouvoir propre de l'homme, de l'autre la Toute-puissance de l'Être premier, ici un inconditionné et là un inconditionné. Il ne s'agit plus seu­lement à présent du fait que la liberté - qui est inaugu­rale et qui n'a pas besoin d'être fondée - vient briser la connexion fondative, du fait que la liberté constitue une brèche dans les cours des événements qui procèdent les uns des autres, mais de ce que la liberté humaine se dresse désor­mais comme un inconditionné en face d'un autre incondi­tionné, lequel, de son côté, élève la prétention de conditionner

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r Interprétation de ['introduction 127

tout le reste, y compris cet inconditionné qu'est la liberté. Il n'est besoin que de considérer avec quelque bonne foi la totalité de l'étant pour s'apercevoir qu'à travers ce sentiment ontologique général encore inélucidé, nous nous trouvons sans cesse en plein conflit, ou plutôt que nous éludons ce conflit en faisant semblant de ne pas le voir. Un Être premier et suprême est-il posé, maîtrise et servitude sont aussitôt déci­dées. « La causalité absolue située en un Être unique ne laisse à tous les autres qu'une passivité inconditionnée. li La causa­lité qui appartient de manière inconditionnée à l'Être premier entraîne la négation de notre être-libre. Or cette causalité inconditionnée de l'Être premier ne se limite pas seulement à une simple action créatrice qui aurait eu lieu une fois pour toutes, elle concerne aussi bien la durée des êtres finis, leur conservation, qui a été interprétée comme création constante -creatio continua. Rien ne sert non plus de se réfugier dans l'échappatoire selon laquelle l'Être premier mettrait hors jeu sa Toute-puissance dès l'instant où l'homme est censé agir librement. Comment l'homme peut-il agir librement, si d'em­blée il n'est pas de manière absolue, et comment peut-il être, si l'Être premier retire, ne serait-ce qu'un instant, la puis­sance qui le soutient?

Telle est la situation qui s'offre à celui qui, avec une pensée tant soit peu rigoureuse, dégage de sa nébulosité et de son inconséquence la représentation qui domine généralement concernant la liberté humaine et l'existence d'un Être pre-

(86) mier. La causalité inconditionnée de l'Être premier implique la non-liberté inconditionnée de l'homme. Or face à cette exigence se dresse le sentiment du pouvoir qui nous revient en propre. Si, malgré tout, notre liberté peut subsister et se maintenir - au sens d'un pouvoir inconditionné -, c'est qu'elle se dresse alors contre l'inconditionné qu'est l'Être premier. Et s'il est impossible de supprimer aussi bien l'Être premier que le fait de notre liberté, si donc l'un comme l'autre, l'un et l'autre sont absolument, et si par conséquent notre liberté ne peut pas s'opposer purement et simplement à l'in­conditionnalité de l'Être premier, il n'y a plus qu'une seule « issue li, c'est de reconnaître que l'homme n'est pas « à côté de •• (praeter) ou « en dehors de •• (extra) Dieu-en face de Dieu et contre lui -, mais auprès de Dieu, rapporté à Dieu, ce

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128 Schelling

qui n'est possible que si, d'une certaine façon, il fait partie de l'Être premier, c'est-à-dire s'il demeure en lui. Cette imma­nence des ohoses en Dieu, ce pan-théisme est donc impliqué par le conflit rigoureusement expérimenté, c'est-à-dire pensé jusqu'au bout, qui existe entre la liberté humaine et la toute­puissance divine.

Cette opposition n'est véritablement conflictuelle qu'aussi longtemps que la liberté propre à l'homme est éprouvée et affirmée, et le conflit est d'autant plus aigu que les opposants affirment avec plus de résolution leur essence. Plus le senti­ment de la liberté devient intense, plus l'épreuve que l'homme fait de son être est vive, et moins il est possible de le tenir pour rien - en dehors de l'étant en totalité -, plus nécessaire devient l'immanence au sein de cet étant, plus nécessaire devient le panthéisme. Ce dernier cependant ne peut plus signifier à présent que tout ce qui n'est pas divin renonce à soi-même pour se dissoudre et disparaître au sein d'une bouillie généralisée, il pose au contraire que la liberté de l'homme doit être maintenue, et en même temps assumée et reçue dans l'être du Premier.

En tant que liberté, la liberté humaine est quelque chose d'inconditionné; en tant que liberté humaine, elle est quelque chose de fini. La question que pose le concept de liberté humaine est donc la question d'une inconditionnalité finie, ou encore plus clairement, la question d'une inconditionna­lité conditionnée, d'une indépendance dépendante (d'une « absoluité dérivée Il) (p. 347). Là où il y a liberté, le pan­théisme s'impose. Mais à l'inverse, là où il y a panthéisme, il n'y a pas nécessairement non-liberté (fatalisme); au contraire, c'est finalement quand le panthéisme bien compris est posé que la liberté est elle aussi nécessairement requise.

Cette explication qui prélude à une interprétation plus ori­ginaire du panthéisme sera reprise à partir de la page 345 et elle nous conduira à ce qui constitue le véritable débat du traité. Schelling examine au préalable (p. 340-345) trois autres interprétations du panthéisme. En les récusant, il ouvre du même coup le chemin qui doit conduire à la nou­velle conception qu'il propose. Et comme ce terme de pan­théisme n'est rien d'autre que la formulation théologique de la question du fondement et de l'ajointement de l'étant en totalité, cette réflexion critique permettra d'élucider plus

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Interprétation de ['introduction 129

avant la question du système dans l'optique du système de la liberté. Ainsi cette « critique », parce qu'elle est authen-

(67) tiquement critique, est immédiatement positive, c'est-à-dire qu'elle donne à voir de façon nouvelle l'affaire dont il est question, et qu'elle se met ainsi au service de la visée direc­trice de toute l'introduction, à savoir (p. 357) rectifier quelques « concepts essentiels )).

Schelling examine successivement afin de les discuter trois interprétations différentes du panthéisme. Le « panthéisme» peut s'énoncer dans la proposition suivante: Dieu est tout. Les thèses qui caractérisent les trois conceptions du pan­théisme représentent trois interprétations différentes de cette proposition. A savoir, en bref: 1) Tout est Dieu. 2) Chaque chose particulière est Dieu. 3) Toutes les choses dans leur ensemble ne sont rien.

Dans la discussion critique de ces différentes conceptions du panthéisme, l'important pour Schelling n'est pas tant de considérer telle ou telle doctrine historiquement déterminée dans son élaboration, que de dégager des manières de pensée ayant valeur d'exemples. Ce qui ne contredit pas le fait que précisément référence soit toujours faite à Spinoza dans cette discussion des variations de la thèse panthéistique. Nous savons en effet que, depuis la « querelle du panthéisme », le spinozisme passe pour la forme classique du panthéisme, et que, quand on parle de spinozisme, on entend toujours panthéisme en général. On doit d'ailleurs remarquer que Schelling au cours de l'examen critique des différentes formes de panthéisme en vient à rectifier l'interprétation conven­tionnelle de Spinoza; mais cela demeure secondaire.

Si Schelling invoque ici continuellement Spinoza et le spi­nozisme, indépendamment même des motifs contemporains qui sont contingents, cela tient à la visée profonde du traité qui a pour objet le contenu réal de la question de la liberté et du système de la liberté. Ce que Schelling veut montrer, et précisément en prenant Spinoza comme exemple, c'est que ce n'est pas tant le panthéisme, ce n'est pas tant la théo­logie qui entraîne chez lui le danger de fatalisme, d'exclusion et de méconnaissance de la liberté, que 1'« ontologie )) qui lui est sous-jacente. D'où il résulte inversement qu'une « onto­logie )) satisfaisante décide de tout, d'abord et avant tout de l'eXpérience et du sentiment véritables du fait de la liberté,

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sur lesquels se fonde en dernière instance toute la question de la liberté. Ce qui décide du caractère originaire de ce senti­ment, c'est la façon dont - en tant que tonalité fondamentale de l'être-Ie-Ià (Da-sein) propre à l'homme - il s'accorde à l'être en général et en totalité.

Suivons rapidement Schelling dans cette discussion critique des différentes « thèses )) panthéistiques, comme nous nous proposons de les nommer :

1 re thèse: Tout est Dieu. (p. 340-341) : « Une autre ... inter­prétation ... )). Ce que nous désignons ici comme premier (Ire thèse), Schelling l'appelle « une autre)), parce qu'il se réfère implicitement à l'indication préalablement donnée qui était destinée à esquisser son propre concept de panthéisme : celui qui, bien loin d'exclure la liberté, l'implique justement à titre de présupposition interne. Tout est Dieu, cela revient à

(88) dire que toutes les choses particulières prises ensemble sont tout simplement identifiées à Dieu. Celui-ci n'est pour ainsi dire rien d'autre que la somme de toutes les choses, ce qui revient à dire que Dieu n'est rien en propre. Schelling indique expressément que si tel doit être le sens de la doctrine pan­théiste, Spinoza n'est pas et ne saurait être panthéiste. Car c'est justement Spinoza qui a distingué les choses finies du fondement infini; les choses finies ne sont ce qu'elles sont que parce qu'elles sont en un autre et postérieures à lui, à titre de conséquences par rapport à un fondement. En revanche, il n'est jamais possible de poser un être originaire en partant de la réunion et de la synthèse de ce qui est simplement dérivé, serait-il infini en nombre.

2e thèse : Chaque chose particulière est Dieu. (p. 341) : « Plus insipide ... est distinct de Dieu. )) Schelling dit quelque part (l, X, p. 45) que cette conception du panthéisme est « la plus commune ))'. Chaque corps, chaque chose est « un dieu modifié )). Il n'y a qu'un pas à franchir pour ramener une pareille conception du panthéisme au niveau du plus grossier fétichisme, tel celui du « primitif)) qui choisit comme objet de ses dévotions une plume d'autruche ou une dent. Ce que méconnaît cette interprétation « insipide)) du panthéisme. c'est que cette détermination d'un Dieu « modifié)) ou « dérivé 1) est déjà par elle-même une négation de la déité, et que par là, on a déjà fait redescendre le « Dieu )) qui est ainsi visé au plan des choses finies.

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--Interprétation de l'introduction 131

3e thèse : Toutes les choses dans leur ensemble ne sont rien. (p. 343-344) : « Toutefois ... semble se dissoudre dans le néant. Il Cette dernière représentation implique par soi la proposition : « Dieu est tout ", qui constitue le renversement de la première thèse : « Tout est Dieu. Il Mais si toutes les choses ne sont rien, il devient alors tout à fait impossible de les mêler à Dieu et de maintenir en toute rigueur la première interprétation.

Ces trois interprétations ont ceci de commun qu'elles abou­tissent toutes, par leur mésinterprétation, à ruiner le pan­théisme, c'est-à-dire qu'elles ne lui laissent aucune possibilité de développer son essence, et qu'elles se détruisent ainsi elles­mêmes. Les deux premières interprétations du panthéisme font éclater le concept du Dieu, de telle sorte qu'il ne reste plus aucun point d'appui solide pour parler, en quelque sens que ce soit, de panthéisme ou de théisme en général. La troi­sième interprétation supprime tout étant en dehors de Dieu, si bien qu'à présent, c'est le pan-théisme qui à son tour est rendu impossible, puisque le tout n'est plus rien. Mais la question demeure de savoir si la proposition : « tout n'est rien Il

représente la seule conséquence nécessaire de la proposition « Dieu est tout Il. Cette dernière proposition exprime en tout cas le panthéisme de façon plus adéquate que la précédente.

Il n'est pas aussi facile de rejeter la proposition « Dieu est tout Il que la proposition: « Tout est Dieu ", :m'iv-llEor;. En ce sens, le panthéisme ne correspond pas à ce que dit la formule lhor;-:n:av, pour laquelle on devrait dire plutôt « théopa­nisme ». Mais c'est ici que commencent pour de bon les véri­tables difficultés. Car il n'est justement pas facile de montrer dans quelle mesure, quand Dieu a déjà été posé comme fon­dement de la totalité de ce qui est, Dieu n'est pas tout, c'est-

(89) à-dire s'il est possible d'exclure de Dieu quelque chose qui cependant est étant.

Mais, pour Schelling, il ne s'agit pas ici d'engager un débat de fond avec ces différentes conceptions du panthéisme; car celles-ci s'en tiennent à une généralité vide, et - c'est là l'important - elles méconnaissent la véritable question qui ne peut être élucidée et recevoir une réponse que si l'on cherche d'abord à arrêter une décision essentielle à propos du pan­théisme et de la possibilité de la liberté au sein de celui-ci en tant que système.

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3. Le panthéisme et la question ontologique (Identité, dialectique du /l'est »).

Si le panthéisme, dans les formes qui viennent d'être men­tionnées, est aussitôt mésinterprété de façon grossière et insi­pide jusqu'à en faire une absurdité, et si sa véritable question n'est pas comprise, c'est parce que l'on méconnaît la question ontologique; cela tient, selon les termes mêmes de Schelling (p. 341) « à la mécompréhension générale du principe d'iden­tité et du sens de la copule au sein du jugement Il.

Reprenons encore une fois le chemin de pensée qui a été parcouru jusqu'ici :

La question du panthéisme est la question du principe de la construction du système, c'est-à-dire la question du déploiement essentiel de l'être.

Grâce à une réflexion préliminaire, Schelling ébranle tout d'abord la conception, courante à cette époque, du pan­théisme comme fatalisme.

Il s'efforce de montrer que le panthéisme, loin de conduire nécessairement à la négation de la liberté, est au contraire requis par l'expérience originelle de la liberté.

Sans doute, le caractère superficiel de la pensée domi­nante interdit-il la plupart du temps de franchir ce pas.

La marque d'une pensée superficielle, c'est que, sans s'en apercevoir, elle juxtapose par la pensée ce qui est incompa­tible, en se réclamant tantôt d'un terme, tantôt de l'autre. Je suis libre - je possède un « pouvoir »; la liberté est incon­ditionnée. Le fondement de l'étant en totalité est lui aussi absolument inconditionné. Un conflit surgit donc, mais il ne faut rejeter au profit de l'autre aucun des termes qui entrent dans ce rapport conflictuel; l'un comme l'autre est étant. Que reste-t-il donc à faire, sinon relier l'être-libre au fondement et l'y intégrer? Tel est le concept formel et géné­ral du panthéisme : l' « immanence Il. Le panthéisme est lui­même requis par la liberté.

Il est donc nécessaire de comprendre la liberté humaine comme un inconditionné fini. Si le panthéisme conduit au fatalisme, cela ne peut donc pas tenir à la doctrine de l'im­manence comme telle. Mais alors à quoi?

(90) Nous venons d'élucider ces trois « explications Il du pan-

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Interprétation de l'introduction 133

théisme ainsi que la façon dont Schelling les réfute. Sur quoi reposent ces doctrines insipides et absurdes? Sur « la mécompréhension générale du principe d'identité et du sens de la copule au sein du jugement Il.

Mais qu'est-ce que le « principe d'identité Il et la « copule au sein du jugement Il peuvent bien avoir affaire avec le panthéisme et avec la question ontologique?

Considérons les « thèses Il qui viennent d'être examinées; leur objet était à chaque fois de présenter le panthéisme en une seule et unique formule : Tout est Dieu; chaque chose particulière est Dieu; Dieu est tout.

Considérons d'abord, en revenant sur ces thèses pan­théistiques et en essayant de nous représenter leur contenu, ce dont elles traitent: Dieu, la totalité, les choses particulières. De la même façon, dans la proposition: « le temps est beau )), nous songeons d'abord au temps et à son « état Il; mais nous ne prenons pas garde dans de telles propositions au « est)). Cet « est Il, nous le recevons pour ainsi dire par-dessus le marché. Nous en usons tout naturellement, d'autant plus qu'il y a déjà bien longtemps qu'il a été frappé d'une empreinte et qu'il possède un caractère général; il passe pour « un petit mot de liaison Il (Kant), une « copule)), le lien qui réunit le sujet et le prédicat. Il en va de même dans les « thèses Il du panthéisme.

Mais si nous réfléchissons plus avant, il appert que c'est ici précisément, dans le « est )), qu'il faut rechercher le siège de ce qui fait véritablement question dans le panthéisme. Car ce qui s'exprime dans cet « est Il, ce n'est rien de moins que le lien (Band) qui unit Dieu, la totalité et les choses singulières, le (ho~ et le nav, et, dans la mesure où ce lien caractérise l'ajointement foncier de l'étant en totalité, il détermine aussi la modalité du jointoiement et de l'ajoin­tement de l'être en général, du système. Le « est Il et ce qu'il signifie - cet « est Il sur lequel nous passons dans ce que disent les « thèses Il comme sur quelque chose d'indif­férent - voilà ce qui est décisif. Le « est Il constitue un mode d'énonciation de l'être, ()v fi' av. Si donc la question du pan­théisme, en tant que question du système, se déplace pour aboutir à la question du « est )), cela signifie que la question théologique se transforme nécessairement en question onto­logique.

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Aussi Schelling introduit-il, comme en passant, une consi­dération intermédiaire sur le principe d'identité et la copule dans la proposition (p. 341-343). Or ce qui est ici élucidé incidemment constitue une assise fondamentale qui est essentielle pour tout le traité. Sur la base de ce qui vient d'être dit, on peut dans une certaine mesure comprendre pourquoi le « est» vient ici en question; mais pourquoi le principe d'identité est-il évoqué lui aussi, ici et maintenant? Avant que nous puissions répondre à cette question, il faut dire quelques mots sur la façon dont nous traiterons, dans le cadre de ce commentaire, du domaine ontologique qui s'annonce ici.

Nous nous bornerons pour l'instant à éclairer la façon dont Schelling introduit et résout la question du principe d'identité et de la copule; il nous suffira de montrer précisément dans quelle mesure principe d'identité et copule vont de pair,

(91) dans quelle mesure la question du panthéisme elle-même implique nécessairement que nous méditions à fond cette connexion. En un mot, il faut montrer que, et comment, Schelling s'engage dans la question du déploiement essen­tiel de l'être. A propos du caractère principiel de la ques­tion de l'essence de la copule et de la détermination du lieu systématique où elle doit être traitée philosophiquement, on peut se reporter à Sein und Zeit, § 33. Il suffit ici de faire remarquer expressément : on reste court dans la question de l'essence du Il est», si l'on isole le « est» comme une chose, en dehors de l'enchaînement structuré de la propo­sition, pour mener ensuite sa recherche comme s'il s'agis­sait d'une chose; on reste court aussi, si, tout en le laissant à sa place au sein de la proposition, on traite alors de « la » proposition, « du » jugement comme de quelque chose de subsistant et de disponible en soi. Aussi ces « recherches» sont-elles la plupart du temps condamnées à l'examen comparatif des différentes théories qui ont été établies sur cette « chose II. Ce qui domine encore ici le plus souvent, c'est l'opinion suivante : le « est» vaut comme expression de l'être; c'est donc à la faveur d'une détermination de l'es­sence de la copule que l'on peut répondre à la question de l'être. Le « est» fait partie de la proposition (jugement) en tant que lien. Or le jugement est le support de la vérité; c'est donc par là que s'éclaire aussi la détermination de

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Interprétation de l'introduction 135

l'essence de la vérité. Le « est 1) représente une forme lin­guistique du verbe « être 1); voilà qui est tout à fait incontes­table. Mais la question demeure de savoir si ce que veut dire être peut se décider à partir du « est », ou si au contraire, c'est seulement à partir d'une détermination suffisante du déploiement en essenQe de l'être que l'on peut décider de ce que signifie le « est 1) [cf. Einführung in die Metaphysik, 1953, p. 40 sq.; trad. fr. G. Kahn, p. 63 sq.]. Dans tous les cas, cet « est Il demeure, en tant qu'expression inapparente de l'être et en tant que support apparent de la vérité de la pro­position, quelque chose de très énigmatique et très embar­rassant; cet embarras qu'importe le « est 1) s'est manifesté depuis Aristote de toutes les manières possibles, en dernier lieu dans la superficialité sans mesure de Nietzsche eu égard à cette question.

Les rapides indications relatives à la façon dont les pre­miers systèmes se sont formés et orientés nous ont appris que la philosophie moderne s'efforce principalement de concevoir l'essence de l'être à partir du « je pense 1) et du penser de la raison en général. Dans la mesure où le jugement passe pour la forme fondamentale de la pensée, dans la mesure où la structure fondamentale du jugement, à savoir la liaison entre le sujet et le prédicat, est formée par la copule, il n'y a pas lieu de s'étonner que Schelling lui aussi cherche à élucider et à trancher la question ontologique au fil conducteur de la proposition et de la copule.

Ce débat ontologique commence page 341 avec : « la raison de telles mésinterprétations ... 1) et va jusqu'à la page 343 : « ••• explicitum) sont opposés. Il Dans l'introduc­tion, il sera repris une nouvelle fois p. 345-346, et enfin, p. 349-350.

(92) Schelling pose la question ontologique du concept d'être dans la perspective du « est "; celui-ci est considéré comme élément de construction dans la proposition; la proposi­tion fournit le fil conducteur de la question ontologique. Telle est la raison pour laquelle le principe d'identité vient ici à être discuté. Identité signifie « mêmeté Il, ce qui s'exprime dans la formule : A est A. C'est en elle que réside, selon l'opinion commune, la forme la « plus simple 1) de la coap­partenance de quelque chose à quelque chose, savoir que l'aliquid, comme tel, coappartient à soi-même, est soi-

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même. C'est à partir de là que l'on peut ensuite expliquer toute expression de la forme A est b; C est g; etc., comme l'expression d'une coappartenance. Chaque proposition se laisse concevoir comme une identité. Mais si la relation du sujet et du prédicat signifie l'identité, et si cette relation est portée par le cc est Il, cela implique du même coup que la signi­fication de la copule vise l'être-identique du prédicat et du sujet. Schelling accepte lui aussi, et cela sans aucune dis­cussion, cette cc explication Il de l'essence de la proposition comme identité. Il pose cependant et à juste titre la question de savoir quel est le sens de cette identité, quelle est sa visée - en un mot la question de savoir ce que signifie ici le cc est Il, et ce qu'il ne signifie pas. C'est dans cette perspec­tive que Schelling souligne que l'on ne saurait sérieusement se poser la question de savoir si l' cc identité Il, dans la pro­position, ne désignerait pas la cc pareilleté Il (Einerleiheit). Certes l'identité peut signifier aussi ce qui est pareil; quelque chose ne fait qu'un avec soi-même, c'est cc du pareil au même Il. Cela vaut pour chaque cc quelque chose Il (aliquid); cela vaut pour tout étant, c'est-à-dire aussi bien pour le rien. Toute chose est indifféremment pareille à toute autre quand nous la saisissons seulement comme un «aliquid »,

en faisant abstraction de tout contenu; dans cette perspec­tive, en tant qu'aliquid, chaque chose en vaut une autre, et nous pouvons affirmer: l'identité, en tant que même té vide de (( quelque chose Il et de soi-même, est la catégorie de la pure indifférence (Gleichgültigkeit), c'est-à-dire de cette coappartenance qui n'est pas et qui ne saurait être vérita­blement coappartenance comme telle. L'identité, en ce sens de mêmeté vide, n'est cependant pas elle-même - bien qu'elle soit la catégorie de l'indifférence - quelque chose d'indiffé­rent, mais c'est une détermination essentielle de l'aliq u id, sans laquelle nous ne pourrions jamais penser ni agir. Cependant ce premier concept de l'identité n'épuise pas la totalité du sens de celle-ci. Quand il le prétend, c'est que l'on a affaire à la représentation cc commune Il de l'identité.

D'après l'explication communément reçue, au fond de toute proposition gît une identité. En quel sens? Il est facile de faire comprendre, même à un enfant, comment il faut entendre l'identité au sein de la proposition -l'identité c'est­à-dire la coappartenance du sujet et du prédicat. Prenons

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Interprétation de l'introduction 137

comme exemple cette proposition : cc ce corps est bleu ". D'après la représentation commune de l'identité, cette pro­position énonce: le corps et le bleu, c'est pareil. Le corps et le bleu sont cependant quelque chose de différent, et ils sont bien perçus comme tels. Et si pourtant tous deux doivent être le même conformément à la proposition entendue comme expression d'une identité, cela n'est possible que s'ils le sont

(93) dans une perspective différente. Cela même, qui est un corps dans une certaine perspective, est aussi bleu en une autre.

Comment faut-il donc comprendre l'identité dans la pré­dication? Comme la coappartenance en Un de ce qui est dif­férent; ou de façon encore plus générale, comme l'unité d'une unité et d'une opposition.

L'attitude de la pensée commune est ici remarquable. D'un côté, quand il s'agit d'énoncer et de comprendre les proposi­tions de tous les jours, aucun doute ne s'élève sur leur signi­fication immédiate : l'oiseau chante, l'heure sonne, etc. Le chant et l'oiseau, l'heure et la sonnerie ne sont pas une seule et même chose. Mais d'un autre côté, quand se présente un concept, comme celui d'identité, on l'interprète alors d'em­blée, sans marquer plus d'hésitation, suivant sa signification la plus triviale: l'identité, c'est tout simplement la mêmeté au sens de la pareilleté. Autant la pensée commune procède avec assurance quand il s'agit de déterminer ce qu'elle vise de façon immédiate, autant elle en use de façon incertaine et grossière quand il lui faut concevoir ce qui médiatise l'immédiateté apparente de sa visée, quand il lui faut penser cela même qui est pensé dans la proposition à titre d'unité du divers.

Quand on énonce la proposition cc l'oiseau chante Il, on ne pense certainement pas la coappartenance (l'identité) comme pareilleté, mais, tout aussi certainement, l'on interprète et l'on comprend d'emblée l'identité elle-même comme une mêmeté vide. Or si l'on transpose purement et simplement en philosophie ce mode de penser habituel au sens commun, c'est-à-dire si l'on en vient à cc un usage plus relevé Il du concept habituel de l'identité, on comprend alors tout aussi naturellement l'identité comme une simple pareilleté, et par là même on oublie complètement que, déjà dans la pensée de tous les jours, même si c'est encore sans le savoir théma­tiquement, on entend l' cc identité Il en un sens plus vrai, ce

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dont témoigne d'ailleurs l'énonciation de n'importe quelle proposition ordinaire.

Schelling présente ensuite quelques exemples de cet cc usage plus relevé du principe d'identité », c'est-à-dire de proposi­tions philosophiques qui manifestent le contresens de l'in­terprétation courante, et qui permettent aussi d'éclaircir la véritable signification du principe en question. Même si dans ces exemples, il n'y a aucune proposition qui porte à proprement parler sur la nécessité et la liberté, il est facile d'apercevoir quel est l'objet de toute cette explication. Soit la proposition: (( Le parfait est l'imparfait. » Le sujet est le pré­dicat; c'est là, en tant que proposition, une identité. Comprise de façon triviale, la proposition énonce: le parfait et l'impar­fait, le bien et le mal, la sagesse et la folie, c'est tout un. Le (( est» dans cette proposition signifie simplement : c'est pareil, indifférent; le parfait et l'imparfait, tous deux sont le même au sens de la même té vide. Or tel n'est pas pourtant ce que veut dire cette proposition; le (( est » a ici une tout autre signification. Ce que la proposition veut dire en vérité vient au jour quand celle-ci est accentuée comme il faut; non pas: le parfait est l'imparfait, mais le parfait est l'imparfait. Ce qui signifie que ce qu'il y a d'étant dans l'imparfait est tou-

(94) jours assumé par le parfait; l'imparfait de son côté ne se charge que du manque, de ce qui en lui n'est pas étant. Le parfait (( est », c'est-à-dire prend sur lui la possibilisation de l'imparfait comme l'une de ses modifications.

n en va de même de la proposition : le bien est le mal. Elle signifie que le mal n'a pas par lui-même la puissance d'être, mais qu'il a précisément besoin du bien, et que c'est ce dernier qui, au cœur du mal, est ce qu'il y a de véritablement étant. Ce qui est dans le mal non-étant et néant, cela n'est pas; ou, en tant que non-étant, c'(( est» précisément le mal.

n faut donc penser dans le (( est » beaucoup plus, et tout autre chose que la simple (( unité du pareil au même» dans laquelle sujet et prédicat se confondent jusqu'à apparaître comme des termes susceptibles de s'échanger à volonté.

Le sujet est le prédicat signifie donc : S fonde la possibi­lité de l'être de P, S est le fondement qui lui est sous-jacent et qui ainsi le précède. (( S est P », cela veut dire: S (( fonde » P, lui fournit son fondement. A ce propos, Schelling rappelle que

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déjà la logique ancienne avait bien vu ce point quand elle concevait le sujet comme antecedens et le prédicat comme consequens, ou encore le sujet comme implicitum et le pré­dicat comme explicitum. La question n'est pas ici de savoir dans quelle mesure cette indication est défendable histori­quement. Schelling aurait pu, avec plus de légitimité et de force, se référer à ce fait que S, le « sujet Il, ne signifie rien d'autre que ce qui est sous-jacent, le soubassement, l'as­sise fondamentale. Sans doute, P, le prédicat, est-il emprunté à un tout autre domaine de représentation, celui du dire. C'est cette hétérogénéité originelle de S et de P qui éclaire peut-être le plus nettement ce qu'il y a de profondément problématique dans la configuration fondamentale - depuis longtemps incontestée - de la Logique, du ÀOyo~, et de la proposition. Il n'est pas besoin de s'attarder davantage sur ce point. Il suffit de remarquer que ce qui importe ici aux yeux de Schelling, c'est de montrer que la signification du « est », et, par suite, l'essence de l'être ne s'épuisent pas dans la pure et simple mêmeté. Il en résulte immédiatement cette conséquence importante, encore qu'elle soit surtout néga­tive, qu'une proposition comme « Dieu est tout » ne saurait être entendue d'emblée comme si elle désignait une pure et simple identité indistincte et sans limite de Dieu et de toutes choses, au sens d'une bouillie originelle dépourvue de toute règle. Si tant est que cette proposition exprime quelque chose d'essentiel philosophiquement, la véritable question est alors de savoir comment il faut entendre le « est Il, ou plus précisément encore, comment un concept plus élevé et authen­tique de l'identité est à même de saisir ce qu'il y a ici d'essen­tiel.

De ces réflexions nous devons pour le moment retenir ceci:

1) Le « est » est conçu comme identité de S et de P. 2) Cette identité doit cependant être entendue en un sens plus élevé. 3) Le concept insuffisant de l'identité interprète la même té comme pure et simple pareilleté. 4) Le véritable concept de

(95) l'identité désigne la coappartenance originelle du divers dans l'un, cet « un» qui par là même devient du même coup le fondement de la possibilité du divers.

Eu égard à ce concept plus élevé de l'identité, Schelling

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peut dire ensuite (p. 345-346), en reprenant une nouvelle fois et dans la même optique la question du principe d'iden­tité : l'identité n'est pas en vérité la relation inerte de l'iden­tité indifférenciée et stérile du pareil au même, mais 1'« unité Il

est une unité immédiatement productive, elle progresse jusqu'à ce qui est autre, elle est (( créatrice Il. Cela est si vrai que, même dans les propositions qui passent pour énoncer une unité indifférenciée et vide, nous pensons toujours plus et au-delà de ce qu'énonce la pareilleté; soit par exemple, la proposition : (( le corps est un corps "; elle signifie que ce que nous entendons par (( corps ", et ce que nous connais­sons à peu près comme tel, est dans son fond, c'est-à-dire trouve la plénitude de son essence en ce qui ressortit au corps comme tel. Dans sa forme extérieure, la proposition se pré­sente comme si le prédicat retournait tout simplement au sujet; mais en vérité, il y a là un progrès, une production.

Celui qui ne peut concevoir expressément l'identité en ce sens plus élevé et, conformément à ce concept, penser ou énoncer toutes les propositions, demeure prisonnier de l' (( immaturité dialectique ». (( Dialectique Il, ÔHl'ÀÉynv, cela signifie ici: comprendre un terme en son passage par et à tra­vers (ÔHX) l'autre, dans sa relation essentielle à l'autre, sans prétendre le viser directement et immédiatement. Une propo­sition dialectique, c'est par exemple l'énoncé suivant: l'un est l'autre. Aux yeux de celui qui n'est pas mûr dialectique­ment, une telle proposition est fausse et même tout simple­ment absurde; car pour lui, l'un des termes est précisément l'un, et l'autre l'autre; les mots sont même là pour le dire. Et pourtant, l'un est l'autre, et l'autre est l'un. L'un n'est comme tel, un, que dans sa différence d'avec l'autre. La distinction d'avec l'autre, qui est aussi, en ce sens, un être soi-même l'autre, fait partie de l'un, et c'est pourquoi l'un est aussi de manière essentielle l'autre, et inversement. Le (( est Il ne signifie donc pas l'identité vide et sans distinction, car l'un n'est justement pas ce qui ne fait qu'un avec l'autre, mais ce qui est différent. Or dans cette différenciation elle­même, en tant que relation, il lui coappartient. Tous deux sont (( identiques Il en un sens plus élevé, véritable. La pen­sée sans maturité dialectique maintient cependant sa posi­tion : l'un, c'est l'un, et l'autre, c'est l'autre. La pensée sans maturité dialectique pense toujours selon une seule

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et umque perspective; l'un c'est précisément l'un et rIen d'autre.

Cette pensée n'envisage jamais qu'une seule perspective, c'est une pensée uni-latérale qui, dans sa dis-traction ne regarde jamais que dans une seule direction, c'est une pen­sée abstraite. C'est pourquoi Hegel peut dire: celui qui pense d'une façon abstraite, toujours uni-latérale, ce n'est pas le philosophe, mais l'homme du sens commun; seul le philo­sophe pense de façon vraiment concrète, c'est-à-dire de manière à saisir les choses dans la plénitude unitaire de leur

(96) essence; lui seul pense concrètement. Le sens commun en revanche ne voit toutes choses que selon un seul et unique point de vue, celui où il se trouve placé par hasard. Il est incapable d'apercevoir également les autres aspects ou de rassembler deux aspects dans l'unité plus haute d'un pen­ser.

Cette prétendue « vérité proche du vécu» qui appartient à l'homme de bon sens est donc tout à fait problématique. Vers 1807, Hegel écrivit un article intitulé: Qui pense abs­traitement? (W. XVII, 400 sq.) J'aime à le citer, car c'est à mes yeux la meilleure introduction à la philosophie de l'idéalisme allemand et à la philosophie en général, quand on l'envisage dans sa méthode de pensée.

(( Penser? Abstraction? Sauve qui peut! C'est en ces termes qu'un traître, soudoyé par l'ennemi, annonçait à cor et à cri cet article où il serait question de métaphysique. Car métaphysique, tout comme abstraction, voire même penser, voilà un terme que tout un chacun fuit plus ou moins comme la peste Il (loc. cit., p. 400).

(( Eh! la mère, vos œufs sont pourris! annonce à la mar­chande une cliente. - Quoi, réplique la marchande, pourris, mes œufs! C'est plutôt elle qui est pourrie! Ah! oui, ça lui va bien de critiquer mes œufs. Elle! Quand son père a été dévoré de poux sur la grand-route, quand sa mère s'est sau­vée avec les Français et quand sa grand-mère est morte à l'hospice! Elle ferait mieux de commencer par changer son foulard tape-à-l'œil contre une chemise correcte! On sait bien d'où elle tire son fichu et son argent! Ah! si les officiers n'étaient pas là, j'en connais beaucoup qui ne seraient pas aujourd'hui aussi endimanchées, et si les honnêtes femmes regardaient un peu mieux ce qui se passe chez elles, il y en

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a beaucoup qui se retrouveraient en prison. Quant à elle, elle ferait mieux de rester à la maison pour repriser les chaus­settes! - Bref, elle l'arrange comme il faut. En fait, elle pense de façon abstraite· : elle subsume la personne de la cliente à partir du fichu, de l'argent, de la chemise, etc., d'après ses mains aussi bien ou n'importe quelle autre partie du corps, comme d'après son père et toute sa famille, et tout cela pour ce seul crime qui est d'avoir trouvé des œufs pourris! Tout en elle s'éclaire à la lumière de ces œufs pourris, alors qu'au contraire, il se pourrait fort bien que ces officiers dont a parlé la marchande - si tant est qu'il y ait du vrai là­dedans, ce dont on peut douter - aient eu l'occasion de voir en cette cliente de tout autres choses )) (ibid., p. 404).

« Eh! la mère, vos œufs sont pourris! )) La seule chose dont ne se préoccupe pas la marchande, c'est de savoir si les œufs sont effectivement pourris ou non; elle a seulement entendu le mot « pourri )) comme un terme de reproche et elle contre-attaque sur ce simple prétexte.

On trouve facilement, partout et toujours, ce type de pensée vulgaire : « Toute science est objective, car sinon elle serait subjective. Je ne peux pas me représenter une science autre­ment qu'objective, - ce qui revient à dire: ou bien tout est objectif ou bien tout est subjectif, et avec cela" basta ". ))

(97) Mais quand il s'agit de savoir si la science peut être à tafois objective et subjective, c'est-à-dire dans son fond ni l'un ni l'autre, aucune question ne s'élève plus, et la possibilité d'une question n'est pas même envisagée.

Avec ce type de propos, on prétend pourtant dire quelque chose « sur la science )), ce qui revient toujours à formuler un énoncé philosophique, mais dans le même temps, on refuse aussi de répondre aux exigences élémentaires d'une pensée philosophique. On obtient ainsi les applaudissements du vul­gaire, qui ont aussi leur place dans la science; mais on n'a encore rigoureusement rien conçu.

Pour s'approprier avec fruit une œuvre philosophique, il est nécessaire de ne pas s'en tenir à des rubriques ou à des opinions, mais il faut s'engager dans le mouvement fonda­mental de sa question. Cela est particulièrement vrai des œuvres de l'idéalisme allemand, d'une part parce qu'elles sont à proprement parler issues du mouvement d'une pensée questionnante, et parce que d'autre part s'accumule en elles

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Interprétation de l'introduction 143

une tradition philosophique vieille de deux mille ans. Dans le traité de Schelling, le terme de Il panthéisme 1) peut égarer et entraîner dans une discussion superficielle relative à des opinions et à des points de vue, mais il vise en réalité quelque chose de tout autre. Ce qui est en vue, c'est la question de l'être en général.

Nous nous dressons au milieu de l'étant dans son ensemble, nous comprenons l'être, et nous ordonnons l'étant à son fond.

Quand Nietzsche par exemple enseigne l'éternel retour de l'identique, il est bien éloigné de tout soupçon de théologie dogmatique, et pourtant sa doctrine n'est encore qu'une interprétation déterminée du fondement de l'étant dans son ensemble.

Reprenons brièvement l'essentiel

Panthéisme : Dieu est tout. Le Il est 1) demeure décisif, - c'est ce qui fait l'ajointement entre le fondement de l'étant en totalité et le tout de l'étant.

Le Il est 1) comme copule dans la proposition. La proposition comme identité. La copule et l'II identité Il sont donc essentielles à la situa­

tion du Il est 1), de l'être. Dès longtemps le Il est 1) parle comme l'expression inap­

parente et cependant directrice de l'être; le Il est Il est devenu du même coup, en tant qu'élément architectonique de la proposition, le support de la vérité.

L'être est compris en fonction de la compréhension du principe d'identité.

On a mis en lumière le concept plein et le concept vide de l'identité, comme mêmeté et comme identité indifférenciée du pareil.

Identité comme coappartenance du divers. Une telle coappartenance est déjà prise en vue dans les pro­

positions courantes : l'oiseau chante ... , etc. (98) Et cependant, c'est toujours l'interprétation de l'identité,

entendue en un sens superficiel, qui domine et qui détermine aussi sa transposition dans des propositions philosophiques.

Il Le parfait est l'imparfait. Il

Il Le bien est le mal. Il

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Dans de telles propositions, il faut comprendre le (( est)) de façon créatrice, et non pas comme répétition vide.

Sujet et prédicat se nomment dans l'ancienne logique : antecedens - consequens.

Schelling en appelle à la maturité dialectique dans l'intel­ligence du « est )).

Hegel éclaire la différence de la pensée abstraite et de la pensée concrète dans l'article cité. En prenant pour exemple la question de l'objectivité et de la subjectivité de la science, nous avons cherché à montrer l'insuffisance de la pensée commune.

Schelling dit avec raison que la philosophie grecque a déjà dépassé, dès ses premiers pas, l'immaturité dialectique. Il le dit à juste titre, car il n'y a absolument pas de philosophie aussi longtemps que cette immaturité n'est pas dépassée. Le dépassement de la pensée commune est le premier pas en direction de la philosophie. C'est pourquoi la philosophie demeure une perpétuelle agression contre le bon sens. Non pas dans le but de se débarrasser purement et simplement de celui-ci ou de mettre la philosophie à la place de la pen­sée de tous les jours, mais pour inquiéter sans relâche cette pensée commune, afin qu'elle se trouble, non pas certes en elle-même, mais dans sa prétendue souveraineté toujours réaffirmée sur toute pensée et sur toute science.

Dans toute philosophie les propositions décisives sont toujours (( dialectiques )); nous entendons cette expression en un sens très large, mais décisif, à savoir qu'une chose, quand elle est essentielle, ne peut jamais être véritablement conçue que par son passage en une autre. En ce sens la parole de Parménide est (( dialectique)) : To yœp œrJTo VOEI,V ùrriv TE

Kœt ErVœl. (( Le Même est penser et être. Il Ou encore la parole d'Héraclite :'0 (hoç ~I1I.PTf EfJ((Jp6vTf' XEll1wv (JÉpoç, 7l0ÀEI10Ç dp~vTf, KOpOÇ À!110Ç. (( Le dieu est jour-nuit, hiver­été, guerre-paix, satiété-disette. ))

(( Dialectique)) en ce sens la proposition platonicienne : le non-étant est étant: Td 11~ av - lJv. Ou encore la proposition kantienne : l'essence de l'expérience est l'essence de l'objet de l'expérience. Ou la proposition fichtéenne : Le Moi est le Non-Moi; (le Moi chez Fichte doit toujours être entendu comme l'unité vivante de l'étant et de l'être. Le

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Interprétation de l'introduction 145

Moi désigne ce qui « est» tout, ce qui peut donc aussi deve­nir pour soi-même objet, mais dont l'être propre demeure cependant présent au sein du Moi). Ou encore la proposi­tion bégélienne : Je suis la chose (das Ding) et la chose est Moi.

(99) Ces propositions philosophiques sont « dialectiques Il, ce qui veut dire que l'être qui y est pensé doit toujours aussi être pensé comme non-être. Cela signifie que l'essence de l'être est en soi finie. D'où il résulte que, quand il s'agit de concevoir l'être absolument, en tant qu'infini - comme c'est le cas dans l'idéalisme allemand -, il est nécessaire d'élabo­rer et de développer la dialectique à titre de méthode par­ticulière. L'intuition intellectuelle, au sens de l'idéalisme alle­mand, et la dialectique qu'il a élaborée, ne s'excluent pas, mais s'impliquent réciproquement.

Friedrich Schlegel dit quelque part (Atheniiumsfragmente 82) : « Une définition qui n'est pas un trait d'esprit ne vaut rien. lIOn peut voir là une transposition romantique de la dialectique idéaliste.

Mais si l'on déracine cette méthode dialectique des expé­riences fondamentales et des positions-de-fond de l'idéalisme allemand, la « dialectique Il cesse alors d'être un véritable moyen de connaissance philosophique, et elle devient rui­neuse. De ce que l'essence de l'être est « dialectique Il au sens qui vient d'être mentionné, il n'en résulte pas sans plus que la méthode de la philosophie doit être une fois pour toutes la dialectique. Quand on s'en empare de façon sim­plement extérieure, pour la manier comme une technique de pensée, elle devient une contrainte et elle égare.

L'examen ontologique du principe d'identité et de l'es­sence de la copule a été introduit en passant par Schelling afin d'indiquer le sens plus élevé du savoir philosophique et les conditions de son appropriation. Si tant est que la pro­position: « Dieu est tout Il puisse être une proposition méta­physico-philosophique, elle ne peut en général s'expliquer que si l'on a d'abord accédé au seul plan où un débat à ce sujet est possible, c'est-à-dire à la compréhension plus élevée, dialectique, de l'identité et de l'être, en un mot si l'on est entré dans le domaine de la question ontologique. Il nous a fallu nous attarder longtemps sur cette considération inter­médiaire, parce que 1) la recherche centrale se meut au sein

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de la pensée dialectique, et parce que 2) dans le cours du traité, des considérations ontologiques sont perpétuelle­ment introduites en passant, souvent même sous la forme de quelques rares propositions, et enfin parce qu'il est important de bien saisir dès le début leur enjeu et leur portée. (La note des pages 342-343 n'apporte rien de nouveau sur la question; mais elle est caractéristique de la façon dont Schelling engage un débat polémique; ce qui est ici réellement impor­tant, c'est la référence à Leibniz, qui pour la première fois a pensé systématiquement et jusqu'au bout, dans toute son ampleur, l'identité comme coappartenance, et cela dans le cadre d'une méditation principielle sur l'essence de l' « unité Il comme détermination fondamentale de l'être. (Cf. l'iv au commencement de la philosophie occidentale.)

(IOO) 4. Les différentes formulations du concept de liberté. (La question ontologique en tant que question-defond.)

Après l'intermède que représente l'examen critique des trois concepts différents du panthéisme, et après l'étude ontologique du sens de la copule, qui vient s'y greffer, le traité suit à nouveau le chemin qui a été indiqué dès les pages 339-340. On pouvait en effet y lire, en regard de l'af­firmation que le panthéisme est un fatalisme, que non seule­ment le panthéisme n'excluait pas la liberté, mais encore qu'il était requis comme le seul système possible à partir du moment où la liberté était expérimentée - c'est-à-dire du même coup conçue - de manière suffisamment originelle. C'est pourquoi il est maintenant capital, si nous voulons poursuivre l'explication du traité sur la liberté, d'apprendre à discerner plus clairement la signification de l'eXpérience originelle et de l'expérience non originelle de la liberté, de voir en quoi consiste le concept in-authentique de liberté qui répond à cette dernière expérience, et de quelle façon doit se déterminer le concept authentique de liberté tel qu'il consti­tue l'explicitation de l'eXpérience originelle.

Et il nous suffit. de suivre le mouvement du traité pour être conduit aussitôt à cette question de la distinction entre liberté authentique et liberté inauthentique; la méditation poursuit en effet son cours (p. 345 : « Si l'on veut mainte-

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Interprétation de ['introduction 147

nant aller plus loin ... Il), en reprenant la question de savoir si le caractère propre du panthéisme consiste bien dans la négation de la liberté, si le panthéisme est en son essence un fatalisme. Un bref examen historique des doctrines précède la décision de la question, et il nous fournit déjà une indi­cation sur la façon dont il convient de faire ressortir dans leur spécificité les différentes expériences et les différents concepts de liberté.

Schelling dit : s'il y avait une consécution inconditionnée du panthéisme au fatalisme, et si l'on pouvait donc conclure réciproquement, et à bon droit, du fatalisme au panthéisme, il faudrait alors nécessairement que, partout où la liberté n'est pas véritablement posée et affirmée, régnât le pan­théisme. Tous les systèmes qui ne sont pas encore parvenus au véritable concept de liberté et qui ne posent donc pas thématiquement celle-ci, devraient donc être panthéistes. Or tous les systèmes jusqu'à l'idéalisme - c'est-à-dire jusqu'à Kant, qui forme la transition - n'ont pas encore thématiquement posé la liberté, vu qu'ils n'ont pas su éla­borer le « véritable Il concept, le concept « formel Il de la liberté, et qu'ils se sont mus au sein d'un concept inauthen­tique.

Comment faut-il comprendre cette distinction entre un concept inauthentique et un concept authentique, « formel Il de la liberté? (A propos de cette dénomination de « formel 1),

il faut ici entendre forma comme l'élément déterminant, l'es­sence en général.) Nous avons rencontré jusqu'à présent trois concepts de liberté : 1) la liberté comme la faculté, ne requé­rant pas elle-même de fondation, de commencer par soi une serIe d'événements, comme « pouvoir-à-partir-de-soi­même Il. 2) La liberté au sens de « libre de quelque chose ", délivré de, au sens où nous disons par exemple : le malade

(101) est délivré de sa fièvre, ou encore, cette boisson est libre = exempte de toute taxe. 3) La liberté au sens d'être-libre pour, livré à quelque chose, au sens de s'obliger à, s'engager à quelque chose. C'est ce dernier concept qui nous permet de comprendre le « véritable » concept de liberté (concept déjà inclus dans le premier). Nous pouvons maintenant aller plus loin:

4) Le concept inauthentique de liberté se retrouve dans

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la conception qui situe l'être-libre dans la pure et simple domination de l'esprit sur la sensibilité, dans la domination de la raison sur les pulsions, les désirs et les tendances. Ce type d'être-Jibre peut s'établir comme un « fait Il, à la faveur d'un « sentiment très vif 1) de la maîtrise sur ... (cf., p. 345 et p. 371). Mais on n'a pas encore saisi par là le véritable concept de liberté, et pas davantage atteint son essence, sa forma, son fondement essentiel. C'est Kant qui y parvint le premier, suivi en cela par l'idéalisme. Pour l'idéalisme, être-libre signifie se tenir en dehors de toute liaison causale naturelle, tout en restant cause et fondement, et ainsi se­tenir-en-soi-même. Mais la subsistance-par-soi, l'autonomie n'épuisent pas encore l'essence de la liberté. On y parvient seulement lorsque l'autonomie est elle-même conçue comme auto-détermination, au sens où l'être-libre se donne à soi­même la loi de sa propre essence à partir de celle-ci. Mais alors la délimitation expresse de l'essence de la véritable liberté dépend à chaque fois de la détermination de l'essence de l'homme et inversement.

5) Le concept formel de liberté, c'est donc l'autonomie entendue comme subsister-par-soi, se maintenir-en-propre selon la loi propre à son essence. Telle est la signification « authentique 1) de la liberté, c'est-à-dire la signification qui est apparue historiquement avec l'idéalisme. La philosophie de Kant marque la transition et forme le passage du concept inauthentique au concept authentique de liberté. Chez Kant la liberté est encore ce qui doit dominer la sensibilité, mais elle n'est pas seulement cela, car en cela même elle est déjà autonomie, maintien-de-soi sur son propre fond et auto-détermination en tant qu'auto-législation. Cependant avec le concept kantien de liberté, la délimitation de l'essence formelle de la liberté humaine n'est pas encore achevée. Car Kant situe cette liberté humaine, au sens de l'autono­mie, exclusivement dans la raison pure de l'homme. La rai­son pure demeure non seulement différente de la sensibilité, mais encore ce qui en dif-fère fondamentalement, ce qui dif-fère de la « nature )) comme de ce qui lui est tout autre. Le « soi )) de l'homme, son ipséité, se détermine uniquement à partir de l'égoïté du « je pense )), égoité qui vient simple­ment surplomber la sensibilité, l'animalité en l'homme, sans

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Interprétation de l'introduction 149

véritablement s'engager dans la nature. La nature - ou ce que l'on nomme ainsi - demeure ici le négatif, ce qui doit être tout simplement surmonté, et elle ne contribue pas à former un fond propre au Dasein complet de l'homme. Cependant, quand la nature n'est plus simplement conçue comme ce qui doit être surmonté, mais comme une co-déter­mination, elle s'élève alors jusqu'à une plus haute unité avec la liberté. Et inversement, la liberté de son côté, même si elle demeure encore non explicitée, réintègre la nature. C'est

(102) Schelling qui le premier, en dépassant Fichte, accomplit ce pas en direction du concept général et achevé de liberté.

Un pas que Leibniz, dans une autre perspective, avait déjà indiqué et vers lequel il avait orienté la métaphysique. Le texte de Leibniz qu'il faut principalement considérer ici est la Monadologie, que Schelling, comme nous l'avons rap­pelé au commencement de ce cours, a lu dès l'âge de seize ans. Cependant ce qui chez Schelling se fait jour à titre de philosophie leibnizienne, ce n'est pas tel ou tel élément que l'on pourrait détacher du système de Leibniz, mais c'est plu­tôt la figure elle-même de Leibniz, telle qu'elle se métamor­phose de façon créatrice à travers l'œuvre de Kant et de Fichte. C'est d'ailleurs toujours sous cette forme qu'il convient de comprendre et de rechercher la prétendue « dépendance Il

qui existe entre les grands penseurs. En effet si tous les pen­seurs essentiels disent toujours fondamentalement le Même, cela ne vient pas de ce qu'ils reprennent à leur compte, de l'un à l'autre, l'identique, mais de ce qu'ils convertissent leur diversité originelle en la reconduisant à l'essentiel ou à l'origine. C'est pourquoi il est toujours possible, à propos de ce qui vient au jour pour la première fois à une époque tardive - après que cela est venu au jour, et que l'on peut dès lors le voir - d'en retrouver les traces chez des penseurs plus matinaux, sans que l'on ait pour autant le droit de dire que les plus anciens ont déjà pensé et su le même de la même façon. Cette remarque mérite également l'attention en ce qui concerne le concept de liberté.

S'il est vrai que le concept authentique, c'est-à-dire « for­mel Il de la liberté en tant qu'autonomie a été conçu et déve­loppé pour la première fois par l'idéalisme allemand dans toute la plénitude de son essence, il n'en est pas moins vrai que l'on peut aussi en trouver des signes avant-coureurs dans

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le passé. Malgré cela - ou mieux à cause de cela - Schelling peut, et doit même dire que, « dans tous les systèmes modernes, aussi bien celui de Leibniz que celui de Spinoza )), « le véritable concept de liberté Il fait encore défaut.

Or le système de Leibniz, et ceux qui lui sont analogues, ne peuvent certainement pas - telle est la mineure du raison­nement - passer pour panthéistico-fatalistes. La position de la liberté véritable peut donc faire défaut, sans que le fatalisme et le panthéisme, en un sens fataliste, soient par là même immédiatement impliqués. Et inversement, le pan­théisme peut être posé sans qu'il faille nier pour autant la liberté. Il faut donc que l'affirmation ou la négation de la liberté reposent sur tout autre chose que sur le panthéisme, au sens de la doctrine de l'immanence des choses en Dieu. Par conséquent, si la possibilité de concilier panthéisme et liberté doit se confirmer, il faut nécessairement que le pan­théisme, c'est-à-dire le système, ainsi que la liberté soient examinés suivant une autre perspective et situés sur une nouvelle base. Or comme nous le savons déjà, le fondement de la question de la compatibilité du panthéisme et de la liberté, et par suite, de la question de la possibilité d'un système de la liberté, est un fondement ontologique; ou de manière encore plus précise, nous avons vu que, quand il s'agit du panthéisme et des « thèses Il qui l'énoncent, tout repose fina­lement sur une intelligence suffisante ou non de l'être et de la détermination de fond de l'être, à savoir l'identité. Ainsi

(103) pouvons-nous reconnaître dans la fondation d'un concept originel de l'être, ou, pour employer la langue de Schelling, dans la fondation plus originelle de l'identité absolue sur la base d'une « copule Il plus originelle, le résultat proprement métaphysique auquel parvient le traité sur la liberté.

Schelling avait annoncé (p. 339 sq.) cette nouvelle solution de toute la question en montrant comment le sentiment le plus vif de la liberté de l'homme ne posait pas celui-ci hors de Dieu et en opposition à lui, mais le faisait participer à la « vie de Dieu Il. La liberté exige l'immanence en Dieu et par consé­quent le panthéisme. Il s'agit à présent (p. 345 sq.) de mon­trer que le panthéisme bien compris exige à son tour la liberté. Ceci démontré, la thèse posée en principe, à savoir que le pan­théisme est, à titre d'unique système possible, nécessaire­ment un fatalisme, se trouve réfutée à tous égards. Et désor-

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Interprétation de l'introduction 151

mais la voie est libre, et un système de la liberté devient à tout le moins possible.

Qu'en est-il de cette idée que le panthéisme bien compris entraîne la position de la liberté humaine? Que veut dire Il panthéisme bien compris))? C'est ce que nous devrions maintenant pouvoir tirer de l'examen, tant historique que principiel, des Il thèses )) panthéistiques :

Les thèses du panthéisme énonçaient : 1) Tout est Dieu. 2) Les choses particulières sont Dieu. 3) Dieu est tout. Les deux premières thèses se sont révélées Il insipides )) dans leur interprétation du panthéisme, car elles aboutissent à anéan­tir l'essence de Dieu, et à supprimer cela même par rapport à quoi toutes les choses singulières devraient être en Dieu. Seule la troisième thèse était recevable, du moins à titre de question. Et la question devait alors s'orienter sur la signifi­cation du Il est )). Il en est résulté que l'identité de S et de P, telle qu'elle s'exprime dans toute proposition en général et tout d'abord dans cette proposition-ci, c'est-à-dire dans la thèse : Dieu-Tout, ne peut pas être conçue comme une pure et simple pareilleté, mais doit être conçue comme coappar­tenance du divers sur la base d'une unité originelle.

(Sans doute, si l'on prend pour base le concept inauthen­tique de l'identité - identité = pareilleté - , dans la propo­sition : Il Dieu est tout )), le tout est alors posé comme ne faisant qu'un avec Dieu, sans être reconnu dans son altérité, dans sa diversité; et dans ce cas, la possibilité de la diversité, de la différence - celle de l'homme qui s'en remet à lui-même, c'est-à-dire celle de sa liberté - n'est pas reconnue. Pour mener à bien la démonstration qui dès lors s'imposait, à savoir que le panthéisme bien compris exige la liberté, il fallait donc tout d'abord bien comprendre la position-de-fond ontologique qu'est l'identité.)

Qu'en résulte-t-il pour l'interprétation de la thèse: « Dieu est tout ))? Et en premier lieu, que faut-il démontrer ici exac­tement? Nous caractériserons tout d'abord brièvement ce dernier point. Le panthéisme est, d'après son concept formel,

(104) auquel Schelling revient toujours, la doctrine de l'immanence des choses en Dieu. Le fait que les choses soient ainsi retenues en Dieu implique toujours une certaine dépendance des choses à l'égard de Dieu. Avec le panthéisme, c'est donc une dépendance de l'étant vis-à-vis de Dieu qui est posée. Or c'est

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ce même panthéisme qui est censé, non seulement admettre la liberté, mais encore l'exiger. Il faut donc penser une dépen­dance qui ne ménage pas seulement en elle un espace pour l'autonomie de ce qui est dépendant, mais encore qui, d'elle­même et comme telle - c'est-à-dire à titre de dépendance -, exige de ce qui est dépendant qu'il soit libre en son être (Seyn), c'est-à-dire« autonome Il et subsistant par soi en vertu de son essence. Schelling entreprend cette démonstration de la page 345 (infine) à la page 347 (in fine). Nous la sui­vrons pas à pas, en nous attachant surtout à la façon dont la digression ontologique qui précède entre ici en jeu.

« Car s'il semble à première vue que la liberté qui ne peut pas se maintenir en opposition avec Dieu sombre ici dans l'identité, on est pourtant en droit de dire qu'il ne s'agit là que d'une apparence, simple conséquence de la représenta­tion imparfaite et vide du principe d'identité. Ce principe n'exprime pas une identité qui, tournant dans le cercle de la pareilleté, ne serait pas progressive, et par là même, insen­sible et privée de vie. L'unité de ce principe est immédiate­ment créatrice. Déjà dans le rapport de sujet à prédicat, nous avons montré le rapport de fondement à conséquence, et c'est pourquoi le principe de raison < principe de fondement> est aussi originel que le principe d'identité. L'éternel doit donc immédiatement, et tel qu'il est en lui-même, être aussi fonde­ment. Ce dont il est fondement, de par son essence, est dans cette mesure un être dépendant, et, d'après l'idée de l'imma­nence, c'est aussi un être compris en lui. Mais la dépendance n'abolit pas la subsistance-par-soi, l'autonomie, elle n'abolit pas non plus la liberté. Elle ne détermine pas l'essence, elle dit seulement que l'être dépendant, quel qu'il soit, ne peut être qu'à titre de conséquence de ce dont il dépend; elle ne nous apprend rien sur ce qu'est ou sur ce que n'est pas le dépendant., (p. 345-346).

La question du panthéisme débouche maintenant sur la question de la possibilité de la liberté humaine au sein de l'étant dans son ensemble et principalement en rapport avec son fondement absolu, c'est-à-dire avec Dieu. La formule panthéistique énonce : Dieu est tout. Eu égard à notre ques­tion, nous devons risquer cette formulation : Dieu est l'homme. Mais ici d'emblée, le (( est Il ne signifie pas la pareil­leté. L'identité est l'unité de la coappartenance du divers,

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Interprétation de Cintroduction 153

et par là même l'homme est déjà posé comme quelque chose de différent vis-à-vis de Dieu. L'identité - comme cela appa­raît encore plus clairement dans le rapport du sujet au pré­dicat - est rapport de fondateur à fondé, de fondement à

(105) conséquence. Dieu est l'homme, Dieu, en tant que fond, fait être l'homme à tit;re de conséquence. Mais dans ce cas l'homme demeure toujours un être dépendant, et absolument pas, comme cela est pourtant requis, un être qui se-tient­en-soi-même.

La dépendance ne signifie pourtant tout d'abord que ceci: l'être dépendant est dépendant de son fondement en ceci qu'il est en général, mais non pas en ce qu'il est. Pour qu'il y ait un fils, il faut un père; mais l'être dépendant -le fils -ne doit pas pour autant être cela même qu'est lefondement­le père. L'être dépendant ne dépend d'emblée du fonde­ment et ne s 'y rattache que dans le domaine des relations de dépendance à travers lesquelles il vient à l'être, c'est-à-dire dans le domaine du devenir. Quant à l'être lui-même, achevé et se-tenant-en-soi-même, rien n'en a encore été dit. Car d'un autre côté, si le dé-pendant n'était pas en fin de compte un être dé-taché - dé-pendu -, reposant sur soi-même, la dépendance sans dépendant serait une conséquence sans conséquent. Dieu est l'homme, cela signifie donc : Dieu fait être l'homme en tant que conséquence, c'est-à-dire que l'homme doit nécessairement, pour être en général et vérita­blement « conséquence Il, être celui qui se-tient-en-soi-même, l'in-sistant.

Or c'est justement sur ce point précis que cette nécessité se laisse complètement élucider. S'il est vrai que Dieu est fonde­ment, et si Dieu lui-même n'est pas un mécanisme ni une cause mécanique, mais une vie créatrice, ce qu'il effectue, son œuvre, ne saurait être un pur et simple mécanisme. S'il est vrai que Dieu, en tant que fondement, se manifeste en ce qu'il fonde, il ne peut alors manifester en ce qui est ainsi fondé que lui-même. L'être dépendant doit donc nécessaire­ment être lui aussi un être agissant librement en soi, et cela précisément parce qu'il dépend de Dieu.

Dieu voit intuitivement toutes choses, telles qu'elles sont en elles-mêmes. Mais être-en-soi, être-soi, cela signifie se-tenir­en-soi-même de façon autonome. Ce que Dieu se pro-pose, ses représentations, « ne peuvent être que des êtres subsistant-

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par-soi)) (p. 347). Or ce qui repose en soi-même est le libre, c'est ce qui caractérise la volonté. Ce qui dépend de Dieu doit donc aussi être dé-pendu de lui, c'est-à-dire s'en détacher afin de parvenir, en tant qu'être in-dépendant, à la stance qui lui revient en propre. L'être indépendant-dépendant, l'II abso­lui té dérivée Il n'est donc pas contradictoire; tel est le concept qui permet de saisir la nature du lien qui existe entre le fonde­ment de l'étant et l'étant dans son ensemble. Dieu est l'homme; c'est-à-dire que l'homme, dans la mesure où il est libre, est en Dieu, et que seul un être libre peut être en Dieu; tout être non libre, et pour autant qu'il est non libre, est en dehors de Dieu.

Quand Dieu est pensé comme fondement de tout ce qui est, et quand on ne mésinterprète pas le « est Il et l'être, c'est­à-dire quand le panthéisme est bien compris, celui-ci, bien loin de conduire à la négation de la liberté de l'homme, est précisément ce qui l'exige. Schelling indique expressé­ment (p. 347) que cette « déduction générale Il de la possibi­lité de la liberté au sein de la totalité de l'étant demeure en tout état de cause encore insuffisante, songeant ici par avance à la déduction métaphysique de l'origine de l'homme qui sera exposée dans la suite (p. 357-363).

(106) Rappelons les principales étapes du chemin de pensée que . . . , .. nous avons SUIVI Jusqu ICI :

La question de la possibilité du système de la liberté est la question directrice du traité de Schelling. Cette question directrice trouve son développement et sa décision dans l'exa­men critique et la discussion de cette thèse : le panthéisme, en tant qu'unique système possible, est un fatalisme. Sous ce titre de panthéisme, c'est la question du système en géné­ral qui vient au jour, c'est-à-dire la question de l'être. C'est dans le cadre de cette question que les différents concepts de liberté reçoivent leur détermination.

Une réflexion ontologique générale est venue s'intercaler, afin de caractériser le terrain sur lequel se meut la présente « considération Il, ainsi que le traité tout entier, et afin d'éclairer sa démarche. (Il ne s'agit pas cependant d'un simple excursus « méthodologique Il.)

Il en résulte que toutes les propositions philosophiques sont, en tant que propositions qui portent sur l'être et sur l'essence de l'étant, « dialectiques Il. La philosophie de l'idéa-

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Interprétation de l'introduction 155

lisme allemand en vient à élaborer une dialectique qui lui est propre. Les propositions dialectiques sont, de par leur teneur, déconcertantes pour la pensée commune.

La thèse qu'il s'agit de récuser identifie panthéisme et fatalisme. Pour la réfuter complètement, il faut mettre en évidence les deux points suivants :

1) Du point de vue de la liberté : le sentiment le plus vif de la liberté de l'homme exige l'appartenance de l'homme au fondement de l'étant en totalité (implique la position du panthéisme).

2) Du point de vue du système: le panthéisme bien compris exige la position de la liberté humaine.

Les cinq concepts de liberté :

1) liberté comme pouvoir de commencer par soi-même, 2) liberté comme absence de lien, liberté de - , dé-livrance

(liberté négative), 3) liberté comme pouvoir de se lier à - , libertas determi­

nationis, liberté de = pour accomplir (liberté positive), 4) liberté comme hégémonie exercée sur la sensibilité

(liberté inauthentique), 5) liberté comme autodétermination à partir de la loi

propre à son essence (liberté authentique), concept formel de la liberté; ce dernier concept renfermant en lui toutes les déterminations précédentes. (Cf. plus loin, p. [117] et [123], le 6e et le 7e concept de liberté.)

Le premier point : la réfutation de la thèse selon laquelle le panthéisme est un fatalisme, a déjà été examiné.

Le deuxième point : la thèse du panthéisme bien compris, s'exprime ainsi: Dieu est l'homme.

(107) « Bien compris II, cela veut dire que le « est II doit être compris comme une identité effective. Le fondement créateur doit poser un être-dépendant indépendant de lui. La dépen­dance concerne le « que ", le quod; mais le quid, la quiddité, est tel que l'être dépendant peut également être posé comme in-dé-pendant. Il doit même être ainsi posé.

Tel est l'objet de l'introduction : montrer que, sans un concept suffisant de l'être et sans une expérience foncière

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suffisamment originelle de l'étant, il est impossible de pro­gresser d'un seul pas dans toute cette question de la liberté et du système de la liberté.

On accède aussi par là même au point à partir duquel l'erreur propre au spinozisme peut être mise au jour. Schel­ling la formule brièvement comme suit (début de la page 349) : « l'erreur ... ne réside pas du tout en ceci qu'il [Spinoza] pose les choses en Dieu, mais en ceci que ce sont des choses ... Il et que Dieu « est pour lui précisément aussi une chose Il. Ce qui revient à dire: l'erreur n'est pas une erreur théologique, mais elle est d'abord et avant tout ontolo­gique. L'étant est conçu, absolument et en totalité, d'après l'être des choses, de ce qui est subsistant (vorhanden) et uni­quement d'après cela. Le spinozisme ne reconnaît pas le vivant ni même le spirituel en tant que modalité propre et sans doute plus originelle de l'être; même la « volonté Il est pour lui une chose (Ir res »), et la nécessité n'existe comme telle qu'entre les choses, c'est-à-dire en tant que nécessité mécanique (cf. I, VII, p. 397).

Au contraire dans la « déduction ", qui vient d'être effec­tuée, de la possibilité de la liberté au sein même du pan­théisme, Dieu a été conçu comme fondement créateur, l'homme comme un être libre qui se tient en soi-même, et l'être en général a été conçu, non pas comme une relation rigide entre une cause réifiée et un effet du même genre, non pas comme l'identité sans vie du pareil au même, mais de façon progressive comme le lien et la liaison (Band und Bindung) qui, du même coup, dé-laisse l'étant à son insis­tance propre, mais par là aussi le lie en un sens plus pro­fond, en tant qu'indépendance dépendante, dépendance indépendante. L'être et le lien originaire de l'être ne sont pas conçus mécaniquement : ils sont conçus en termes de volonté, ou encore, pour s'exprimer de façon plus générale, en tant que spirituels. On verra cependant que même l'esprit n'est pas encore ce qu'il y a de plus haut; « ••• Il n'est que l'es-prit, c'est-à-dire le souffle de l'amour Il (p. 405-406). Le plus haut, c'est l'amour (l'Èpw~), dont Platon avait déjà exposé l'intime connexion avec l'essence de l'être. Schelling conçoit l'amour en un sens métaphysique comme l'essence la plus intime de l'identité en tant que coappartenance de ce qui est différent. « ••• Tel est le secret de l'amour, qu'il relie deux

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Interprétation de l'introduction 157

êtres qui pourraient être chacun pour soi et ne le sont cepen­dant pas, et ne peuvent être l'un sans l'autre" (p. 408). L'« amour II, conçu formellement, est l'essence du lien, de la copule, du « est Il et de l'être.

Ainsi s'ouvre une nouvelle perspective permettant de (108) comprendre plus originellement l'être en général, de prendre

en vue « un mode de pensée plus haut Il comparé au « méca­nisme Il qui a déterminé, surtout au début des temps modernes, la philosophie de tous les pays occidentaux. Certes des mouvements opposés apparurent aussi; il suffit de songer à Pascal. Mais cette opposition ne parvint jamais à remonter, en partant d'une compréhension plus originelle de l'être, jusqu'à un nouveau fondement sur lequel édifier à nouveaux frais la philosophie. C'est aux yeux de Schelling « un phénomène singulier dans l'histoire de l'évolution de l'esprit allemand Il (p. 348) que l'on ait pu soutenir la thèse que nous connaissons déjà, à savoir que le seul système possible serait le spinozisme. L'auteur de cette doctrine (1 singulière Il est Jacobi; et Schelling ne manque pas de mettre en lumière le dessein caché de cette doctrine dont la visée est plus lointaine. Ce dessein est le suivant : mettre en garde de façon inquisitoriale contre la philosophie en général qui est (( quelque chose de pernicieux Il; le spinozisme en effet, en tant que fatalisme, est finalement un athéisme contre lequel doit partir en guerre tout honnête homme.

Ce que veut dire Schelling, c'est fondamentalement ceci: il était dans l'ordre que 1'(( esprit (Gemüt) allemand Il résistât à la prédominance du mode de pensée mécaniste occidental, mais il n'est pas suffisant, il est même au contraire funeste d'en appeler tout simplement au « cœur II, au lieu d'opposer à une pensée erronée l'endurance et la rigueur d'une pensée véritable et plus originelle. Le cœur peut, il doit même être le fond d'où la pensée et la science tirent leur impulsion et leur force, mais il ne doit jamais devenir un simple refuge que l'on recherche à l'aveuglette et auquel on se cramponne obstinément au lieu de grandir grâce à lui dans la dimension de ce qui est créateur, c'est-à-dire toujours de ce qui donne la mesure. Le cœur oui! mais non pas pour servir de chaise longue à la pensée et à la science. Schelling écrira plus tard (l, X, 199; 5, 269) :

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« La philosophie véritablement universelle ne peut absolu­ment pas être la propriété d'une seule et unique nation, et aussi longtemps qu'une philosophie ne dépasse pas les fron­tières d'un peuple particulier, on peut poser avec certitude qu'elle n'est pas encore la véritable philosophie, quand bien même elle y conduirait peut-être. »

Ce n'était donc pas se montrer moins authentiquement allemand que de résister aux appels lancés par Jacobi (( au cœur, au sentiment intérieur, à la croyance ", d'inaugu­rer cette (dumière plus haute qu'est l'idéalisme Il, c'est-à-dire une pensée plus rigoureuse, et de conquérir la maîtrise au sein de cet idéalisme, que l'on nomme justement aussi (( idéa­lisme allemand Il - ce mode supérieur de penser qui, grâce aux impulsions essentielles qui lui sont venues de Leibniz, posa avec Kant son premier véritable fondement.

(109) 5. La problématique' idéaliste; sa nature et ses limites.

Le panthéisme, c'est-à-dire le système qui, comme nous venons de le voir, non seulement ne renie pas la liberté mais encore la requiert, se fonde sur cette modalité plus haute de la pensée qu'est l'idéalisme, il est idéalisme. Avec l'idéa­lisme, c'est donc déjà le (( système de la liberté Il qui a été conquis, et l'idéalisme, dès qu'il a pris la forme du système, s'est annoncé comme système de la liberté. L'idéalisme en tant que système a été fondé par la Doctrine de la science de Fichte, complété de façon essentielle par la Naturphilo­sophie de Schelling, élevé à un niveau supérieur par son Sys­tème de l'idéalisme transcendantal, achevé avec le Système de l'Identité et fondé explicitement, dans son cheminement complet, avec la Phénoménologie de l'esprit de Hegel. Alors pourquoi développer, ici et maintenant, une fois encore la question du système dela liberté? Écoutons Schelling (p. 351) :

« Mais l'idéalisme lui-même, quelle que soit la supériorité qu'il nous donne en cette perspective, et malgré la certi­tude que nous avons de lui devoir le premier concept parfait de la liberté formelle, n'est pourtant lui aussi, en lui-même, rien moins qu'un système achevé, et dès que nous vou­lons nous engager dans une plus grande précision et une plus grande détermination, face à la doctrine de la liberté il nous laisse dans l'embarras. »

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Interprétation de ['introduction 159

Ce qui revient à dire : l'idéalisme est sans aucun doute, d'après son projet et sa possibilité interne, le système de la liberté, mais il ne l'est pas encore effectivement, aussi long­temps que demeurent ces difficultés essentielles qui n'ont pas encore été résolues ni même reconnues, et qui touchent au centre même du système et à ce qui lui donne son nom, à l'essence de la liberté et à sa détermination. L'idéalisme cesse enfin d'être le véritable système de la liberté dès lors que pré­cisément il empêche d'apercevoir ces difficultés non résolues relatives à l'essence de la liberté, et qu'il est, à plus forte raison, incapable de les lever. Or il en est bien ainsi en réa­lité. L'idéalisme est certes parvenu jusqu'au concept formel de liberté, il a bien reconnu en sa vérité l'essence générale de la liberté en tant qu'autonomie et auto-détermination d'après une loi essentielle et propre, mais il n'a pas encore conçu le fait originel (Tatsache) de la liberté humaine en sa factualité.

C'est pourquoi il faut maintenant, dans l'optique du sys­tème de la liberté, poser expressément la question de la liberté humaine. Et telle est justement la question qui a été annoncée en propres termes par Schelling dans le titre même de son traité. S'il est vrai que la liberté détermine l'essence de l'homme, alors l'éclaircissement de l'essence de la liberté humaine est l'entreprise qui doit prendre en vue l'essence de l'homme. Car que serait un système - en tant qu'ajointement se sachant comme tel de l'étant dans son ensemble - auquel l'homme, dans la parfaite déterminité de son jointoie-

(110) ment essentiel, ne serait pas conjoint en tant que celui qui sait, que serait un système dans lequel il ne pourrait pas être une jointure essentielle?

Avec la question de l'essence de la liberté humaine, le « système de la liberté ", c'est-à-dire maintenant l'idéalis~e, cOplmence à vaciller. En établissant la nécessité d'une mise en question de l'idéalisme lui-même, l'introduction du traité sur la liberté a atteint son but : elle peut désormais assigner au traité la tâche qui lui revient en propre et en montrer la légitimité. L'idéalisme doit être ébranlé - ce qui signifie que Schelling lui-même change de terrain et établit sa philosophie sur un fond plus radical. Mais pour comprendre la nécessité du dépassement de l'idéalisme antérieur, il faut élucider encore plus précisément ce que Schelling entend par « idéa-

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lisme Il, c'est-à-dire qu'il faut montrer en quel sens l'idéalisme allemand se comprend lui-même comme idéalisme. Seul cet éclaircissement peut nous fournir les prémisses d'une intelli­gence des pages'350-353. Il ne saurait être question ici de retracer l'histoire du concept et du terme d' « idéalisme Il, pas plus que celle de l'affaire (Sache) qui a été ainsi désignée. Cette élucidation du concept d' « idéalisme Il se maintiendra donc dans les limites de notre présent propos.

L '« idéalisme Il désigne de manière littérale cette doctrine philosophique fondamentale dans laquelle l'idea ainsi que les différentes façons de saisir l'idée déterminent la question-de­fond de la philosophie. La question-de-fond de la philoso­phie s'énonce: qu'est-ce que l'étant comme tel? C'est la ques­tion qui s'enquiert de l'être. Or le terme d' « idée Il signifie, d'après le mot grec MÉa, ce qui est vu dans un voir, le visage, l'é-vidence de l'étant telle qu'elle est pro-posée au sein d'un pro-poser devant soi, d'un re-présenter. On ne peut exposer ici la façon dont 1'l.8Éa devient dans cette perspective et à tra­vers la philosophie de Platon une détermination fondamentale de l'être, pas plus que la façon dont la doctrine platonicienne des idées et le concept d'idée se transforment au cours de l'histoire [cf. Einführung in die Metaphysikl. L'idéalisme est l'interprétation de l'essence de l'être comme « idée lI, comme représentéité de l'étant en général.

Nous ne considérons ici que la situation de la question au seuil de la modernité, à l'époque que nous avons déjà carac­térisée comme celle de la naissance et de la formation du système. Pour Descartes, idea signifie exactement la même chose que représentation, et cela au double sens de ce qui est représenté comme tel, et de la représ~ntation au sens de l'action de représenter. Or tout représenter est un « je représente Il, «je pense Il, et toutes les modalités, tous les états du Moi, même ceux de la sensibilité, sont des représentations au sens large, des pensées. Nous avons vu que le penser, en tant que « je pense Il, devient le tribunal qui décide de l'être: le penser - l'idea. Toute doctrine selon laquelle l'être est déterminable en son essence à partir du penser, est donc un idéalisme.

Mais dans la mesure où le penser est conçu comme « je pense Il, et dans la mesure où le « Moi Il, l'ego sum, le sub­jectum, passe pour la réalité effective fondamentale, l'idéa-

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Interprétation de l'introduction 161

(Ill) lisme est désormais cette doctrine de l'être dans laquelle l'essence de l'être est déterminée à partir du « Moi », du sujet. La doctrine ontologique dans laquelle le « Moi », en tant que « sujet n pensant, reçoit la prééminence, s'appelle dès lors « idéalisme n. L'histoire des métamorphoses de l'idéalisme est liée désormais à chaque nouvelle conception du « Moi » (sujet), de la représentation, c'est-à-dire aussi à la conception du rapport de la représentation à son repré­senté, lequel est à présent nommé, pour le distinguer du sujet: l' « objet n.

Avec Leibniz vient au jour cette idée que tout étant, qui, en tant qu'étant en général, se tient d'une certaine façon en soi-même, doit posséder le caractère propre de l'être qui, selon Descartes, ne se révélait que dans l'eXpérience que l'homme a de lui-même en tant qu'ego cogito - sum, c'est­à-dire en tant que sujet, en tant que je pense, je représente. Tout étant, dans la mesure où il est, est en soi représentant, à des degrés et des niveaux différents, depuis l'engourdisse­ment du plus infime être vivant jusqu'à la clarté absolue du Moi divin lui-même et de son représenter. La représentation, l'idea, devient ainsi la pièce maîtresse dans la structure de chaque étant comme tel.

Kant, sur le chemin qui le conduit de la Critique de la rai­son pure à la Critique de la raison pratique, reconnaît que l'essence véritable du « Moi» n'est pas « je pense n, mais « j'agis », je me donne à moi-même la loi à partir de mon propre fond essentiel: « je suis libre n. En cet être-libre, le Moi est véritablement chez-soi (bei sich), non pas à l'écart de soi-même, mais vraiment auprès-de-soi (an sich), en soi. Le Moi en tant que « je représente », l'idea, est désormais conçu dans l'optique de la liberté. L'idéalisme en son inter­prétation de l'être conçoit désormais l'être-auprès-de-soi­même pràpre à l'étant comme être-libre; l'idéalisme est par lui-même idéalisme de la liberté. Tel est le point jusqu'auquel Kant a conduit la philosophie, sans pourtant mesurer lui­même toute la portée de sa démarche.

Or c'est précisément en ce point qu'intervient Fichte, en reprenant et en intégrant à cette conception de l'égoïté entendue comme liberté les premières méditations kantiennes, et en cherchant à comprendre la totalité de l'étant à partir de

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la liberté. Avec Fichte, l'idéalisme de la liberté devient sys­tème. Tout étant, dans la mesure où il est, reçoit son être du Moi, lequel est, en tant que je pense, position originelle, acte, et, en tant qu'acte, activité originaire (Tathandlung), liberté. L'égoïté en tant que liberté est tout; même le non­Moi est, dans la mesure où il est, non-Moi; il est donc lui aussi égoïque (ich-haft). Pour Kant au contraire, la nature demeurait ce qui apparaît et surgit à partir de soi-même en s'opposant à tout ce qui est Moi. Mais avec Fichte, l'idéa­lisme devient cette doctrine dans laquelle le Moi reçoit déci­dément la prééminence dans l'interprétation de l'être, il devient idéalisme absolu. Même la nature, et elle surtout, n'est plus que non-Moi, ce qui revient à dire: elle aussi n'est plus qu'égoïté, à savoir ce qui pour le Moi n'est qu'une limite; en elle-même elle ne possède plus aucun être.

(112) C'est contre cette dissolution de tout étant dans l'égoïté du « je pense ", entendu comme « je pose », que viendra la riposte du côté de Schelling. (Chez Fichte, un « coup mortel est porté à la nature » (l, VII, 445).) Schelling va s'opposer à cet anéantissement de la nature et à cette réduction à un pur et simple non-Moi, en mettant en lumière l'autonomie de la nature, sa consistance propre. Mais pour Schelling égale­ment, et conformément à l'ensemble de la position fonda­mentale des temps modernes, être autonome signifie : être­sujet, être-Moi; Schelling doit donc montrer que la nature est, elle aussi, égoïque en elle-même, et non pas simplement parce qu'elle est rapportée à un Moi absolu qui la pose; la nature est un Moi, mais un Moi qui ne s'est pas encore déployé et explicité comme tel. C'est précisément en ce point que Schelling reprend à son compte la doctrine leib­nizienne selon laquelle tout étant est représentant, et cela afin de mettre également en valeur la perspective kantienne sur l'essence du Moi: l'égoïté est en réalité liberté. L'être de la nature est donc une des façons qu'a la liberté d'accéder à elle-même en des domaines et suivant des degrés différents. La thèse fichtéenne : « l'égoïté est tout» doit donc être complétée par la thèse inverse : (1 Tout étant est égoïté ", c'est-à-dire aussi liberté. Car la liberté constitue l'essence de tout étant qui est auprès-de-soi-même.

Schelling relève (p. 351-352) comme une particularité remarquable le fait que Kant reconnaisse bien dans la Cri-

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f

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tique de la raison pratique que la liberté est l'essence du Moi, et qu'il détermine ainsi, en son être le plus propre, l'es­sence de l'étant qui est auprès-de-soi, alors qu'il explique en revanche dans la Critique de la raison pure que la chose­en-soi [telle qu'elle est auprès-de-soi (An-sich)l demeure inconnaissable en son essence. Or il suffisait d'un seul pas en avant pour transférer cette interprétation de l'être-auprès­de-soi-même de l'homme à l'être-auprès-de-soi de tout étant en général, et pour faire de la liberté une détermination posi­tive et absolument universelle de l'être-auprès-de-soi en géné­ral, de l' Il en-soi ».

C'est en suivant ce chemin - que nous venons simplement ici d'esquisser - que l'idéalisme cartésien du Il je repré­sente» s'est transformé en cet idéalisme supérieur du Il je suis libre », en idéalisme de la liberté. Ce développement de l'idéalisme a entraîné corrélativement une élaboration plus précise de la position contraire, le réalisme. Mais que signifie ici réalisme? Res, cela désigne en général die Sache, l'affaire au sens le plus vaste du terme, la chose (Ding); pour Des­cartes le Moi est lui aussi une res, l'ego est res cogitans, le sujet aussi bien que l'objet sont des res. Or quand la détermi­nation qui donne la mesure de toutes choses incombe de plus en plus nettement au sujet, quand la teneur proprement égoïque du sujet s'accentue et que son caractère chosique s'estompe de plus en plus, la res et le réel deviennent de plus en plus nettement un contre-concept, le concept-limite qui s'oppose au Moi. Le I( réalisme )) devient ainsi le terme des­tiné à désigner cette conception de l'étant qui, dans la déter­mination de l'être, fait abstraction de son caractère égoïque, représentatif, libre; l'étant est comme tel ce qui est dépourvu d'égoïté, ce qui ne représente pas mais se contente d'exercer une action mécanique, et cela non point librement, mais parce qu'il est assujetti lui-même à une contrainte mécanique.

(113) L'opposition de l'idéalisme et du réalisme est une opposi-tion métaphysique; elle concerne la façon d'interpréter l'être en général. (L'idéalisme interprète l'être de l'étant à partir du Moi, de la liberté; le réalisme à partir du non-Moi, en termes de contrainte, mécaniquement.) Le terme tradition­nel qui désigne l'étant, tel qu'il est pour lui-même, est la I( substance )). Pour l'idéalisme la substance est égoïque, c'est-à-dire sujet; pour le réalisme elle est dépourvue de tout

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caractère d'ego, elle est simplement une (( chose)) (Ding). On est aujourd'hui complètement égaré par la non-philosophie de la fin du XIXe siècle avec ses aberrations épistémolo­giques, et l'on entend les termes d'idéalisme et de réa­lisme dans une perspective qui est d'abord et avant tout celle d'une (( théorie de la connaissance Il. L'idéalisme passe pour le point de vue qui nie l' « existence )) du monde exté­rieur, le réalisme pour celui qui l'affirme et qui se targue même d'exécuter ce tour de force de prouver l'existence du monde extérieur! Avec des concepts aussi indigents de l'idéalisme et du réalisme, il est tout à fait impossible de comprendre quoi que ce soit à ce qui advient historialement au sein de la philosophie moderne, de Descartes à Hegel, comme la véritable histoire de l'idéalisme. Le réalisme conçu philosophiquement, c'est-à-dire à partir de la ques­tion de l'être et de l'interprétation de l'être, est cette doc­trine ontologique qui interprète tout étant de façon cho­sique et qui prend la chose naturelle simplement matérielle pour l'étant destiné à servir de mesure.

Mais si, comme c'est le cas avec Giordano Bruno et Leib­niz, tout étant est conçu comme représentant, sans que la nature s'évanouisse pour autant en un pur et simple non­Moi au sens fichtéen, alors apparaît un « réalisme supé­rieur)); pour ce dernier la nature est une puissance qui a sa consistance propre; elle n'est rien de mort mais elle est au contraire vivante, elle est liberté, liberté sans doute encore latente et non développée. Tel est le progrès décisif de Schel­ling par rapport à Fichte, avoir intégré ce réalisme supé­rieur à la philosophie de l'idéalisme. Ce que Schelling désigne par Natur-philosophie, cela ne vise pas d'abord et avant tout à l'élaboration d'un domaine particulier qui serait celui de la « nature Il; il s'agit plutôt de concevoir la nature à par­tir du principe de l'idéalisme, c'est-à-dire à partir de la liberté, mais cela de telle sorte que son autonomie, sa consis­tance propre lui soit précisément restituée. Car il ne suffit pas de penser cette consistance propre au sens kantien, comme objet de l'eXpérience, mais il faut l'envisager comme fond qui porte tout étant. La Natur-philosophie constitue à l'intérieur de la philosophie en totalité la « partie réelle Il (p. 350), à la différence de la philosophie transcendantale, de la philosophie de l'esprit, qui en est la partie «idéelle». Mais toutes les

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deux doivent être rassemblées en leur véritable unité, à savoir cette unité qui préserve la consistance propre de ce qui doit être uni et qui cependant le conçoit à partir d'un fondement supérieur.

Cette unité, c'est, comme nous l'avons vu, l'identité bien comprise. C'est pourquoi Scbelling désigne du nom de Sys­tème de l'Identité le système qui conçoit la coappartenance de la partie réelle et de la partie idéelle. « La compénétration

(114) réciproque du réalisme et de l'idéalisme était le dessein avoué de ses efforts Il écrit Schelling (p. 350) en parlant de lui-même et de son travail philosophique jusqu'au moment précis où le traité sur la liberté le conduit à faire encore un nouveau pas en avant. Mais dans la mesure où le réa­lisme n'est un réalisme supérieur que parce que l'idea, la représentation, le « Moi Il et la liberté sont déjà découverts dans la nature selon des esquisses déterminées, dans la mesure où il n'est supérieur que sur la base du concept idéa­liste de l'être, le système de l'identité, auquel Schelling accède à présent, demeure encore « idéalisme Il en son principe.

« Le concept idéaliste [i.e. l'interprétation de l'être comme être-libre) est ce qui inaugure véritablement la philosophie supérieure de notre temps et tout particulièrement son réa­lisme supérieur li (p. 351).

Le système de l'idéalisme est le « système de la liberté Il, parce que le principe de la formation du système, le fonde-· ment qui détermine l'ajointement fondamental de l'être, l' « idée ", est maintenant conçu comme liberté; ce n'est point par hasard si la dernière section de la Logique de Hegel, c'est-à-dire de cette métaphysique qui est commune à l'idéalisme allemand, s'intitule l' « Idée ». L'idée ne signi­fie plus depuis longtemps le visage de l'étant présent, tel qu'il est en vue, son é-vidence, mais désigne, après son pas­sage à travers le « je pense Il de Descartes, la représentéité de l'étant - elle-même représentée. Ce qui veut dire que cette représentation de la représentéité se présente à elle-même, se représente. « Idée Il signifie donc toujours pour l'idéalisme allemand l'apparition-de-soi-même-à-soi-même de l'étant dans le savoir absolu. C'est pourquoi l'Idée absolue est « la pointe suprême la plus effilée ... lapure personnalité qui, grâce

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seulementàla dialectique absolue, qui est sa nature, embrasse aussi bien tout en soi et le retient, parce qu'elle se transforme en ce qu'il y a de plus libre - en cette simplicité qui est la première immédiateté et la première universalité)) (Hegel, Wissenschaft der Logik, II e partie, W. V, 349). Être absolu, être-auprès-de-soi, quand il s'agit de l'étant, cela veut dire: être-libre, et être-libre veut dire: se déterminer soi-même à partir de la loi de sa propre essence. Être en général cela veut donc dire : être auprès-de-soi et pour-soi, être chez-soi, se vouloir soi-même, vouloir purement et simplement. Schelling écrit (p. 350) :

« Il n'y a, en dernière et suprême instance, pas d'autre être que le vouloir. Vouloir est l'être primordial (Vrseyn). »

Ce qui signifie: l'être originel est vouloir. Vouloir dit la tendance et l'appétition, mais non pas au sens

d'une poussée et d'une impulsion aveugles; il s'agit plutôt d'un désir dirigé et déterminé par la représentation de ce qui est voulu. Ce qui est représenté ainsi que la représentation, l'idea, voilà donc ce qui veut à proprement parler dans le vouloir. Concevoir l'être comme vouloir, c'est donc le concevoir à partir de l'idea, et non pas seulement comme idea : à partir de l'idea, c'est-à-dire de façon idéaliste. C'est

(ll5) Leibniz qui a inauguré cette conception idéaliste de l'être. La substance, l'étant qui se maintient pour soi, est, comme telle, perceptio et appetitus, représentation et tendance. Ce qui ne veut pas dire que la substance est tout d'abord quelque chose pour soi et qu'elle reçoit seulement ensuite ces deux propriétés (représentation et tendance), mais cela signifie que la tendance est en soi représentation et que la représen­tation est tendance, que la tendance qui représente (le vou­loir) est la modalité fondamentale de l'être de l'étant, ce sur la base de quoi et à la mesure de quoi il est un étant, un être uni-en-soi-même. « Vouloir est l'être primordial. )) Le vou­loir est le déploiement originel de l'être en son essence, écrit Schelling.

Le fil conducteur de l'introduction est la question du pan­théisme, et cette question est la question du principe de la formation du système, c'est-à-dire la question de l'essence de l'être, la question ontologique. Nous sommes maintenant en face de la réponse à la véritable question qui avait été

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Interprétation de l'introduction 167

posée sous ce titre de « panthéisme Il : L'être est vouloir; l'étant, dans la mesure où il est, et selon le degré hiérar­chique qui est à chaque fois le sien, est volonté. Sur la base de ce concept de l'être, il est clair que le panthéisme, s'il représente l'unique système possible, n'est pas un fatalisme, mais un idéalisme, :et, comme tel, l'idéalisme de la liberté. Le panthéisme est le système de la liberté dans la mesure où il est idéalisme. C'est pourquoi Schelling peut écrire (milieu de la page 352) :

« Ce serait également une erreur que de croire que le pan­théisme est dépassé, anéanti par l'idéalisme; erreur qui n'a pu surgir que parce que l'on a confondu celui-ci avec un réalisme unilatéral. Car pour le panthéisme, cela revient absolument au même qu'il s'agisse de choses singulières comprises en une substance absolue ou de volontés singu­lières, tout aussi nombreuses, et comprises en une volonté ori­ginelle. Il

La possibilité du système de la liberté en tant qu'idéalisme se fonde sur le concept idéaliste de l'être: être au sens pri­mordial signifie vouloir.

Pourtant c'est ici précisément que surgit un « mais Il. L'être est conçu comme vouloir, comme liberté. Mais alors le concept de liberté s'élargit jusqu'à devenir la détermination la plus générale de tout étant. Dans ce concept élargi de la liberté, ce qui caractérise la liberté d'un étant singulier et sans doute insigne disparaît par conséquent. Il est désormais impossible, en partant de ce concept élargi et général de liberté, de concevoir d'emblée la liberté humaine en tant qu'humaine. Pour la déterminer plus précisément, il faut remettre en question l'essence de l'homme. En outre, la liberté, définie comme détermination autonome de soi-même à partir de la loi de son essence, ne nous donne encore que le concept formel de liberté, la forme, la façon dont l'être-libre en géné­ral est libre. Ce qui n'est toujours pas déterminé par là, c'est la question de savoir en quoi consiste l'essence, la loi essen­tielle, le principe de l'homme (cf. Weltalter, Introduction). Rien n'a encore été dit sur ce à partir de quoi et ce pour quoi l'homme peut se déterminer à la mesure de son essence, et sur ce en quoi il se tient, faisant fond sur une telle déter-

(116) mination. La liberté n'a pas encore été déterminée comme

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liberté humaine, au titre de cette liberté qui est effective en tant qu'humaine.

Que deviennent l'être-libre et la liberté dès lors qu'ils se déterminent à partir de l'essence et de sa teneur réale, de la réalité de l'homme? Quel est le concept réal et par conséquent vivant de la liberté humaine? Telle est à présent la question. C'est cette question que l'idéalisme n'a pas posée, que l'idéa­lisme ne peut pas poser. L'idéalisme trouve ici sa limite, car il présuppose lui-même, pour être seulement possible, un concept de l'homme qui est celui du Moi rationnel, concept qui exclut d'emblée une expérience fondamentale plus origi­nelle de l'essence de l'homme. Or pour l'idéalisme, et selon son exigence la plus propre - exigence à laquelle la philoso­phie traditionnelle répond aussi, comme le montrent les termes fondamentaux de vov~, À6yo~, iôÉa:, 11hïv - l'essence de l'homme est posée comme le lieu privilégié de la détermi­nation de l'être en général et en son essence [cf. infra; cf. aussi Einführung in die Metaphysik, p. 88-149; trad. G. Kahn, p. 124-199]. Si donc l'idéalisme doit nécessairement et de lui­même se fermer la possibilité d'une détermination plus origi­nelle de l'essence de l'homme, il lui est également interdit par là même de déployer la question de l'être en général de façon suffisamment originelle. Et dès lors l'idéalisme ne peut pas non plus établir et fonder le principe de la formation du système. C'est pourquoi le système n'est plus possible en tant que système idéaliste. Et par conséquent la question de la possibilité du système de la liberté est à nouveau relancée, de même que la question de savoir si le système doit et peut être nécessairement un panthéisme; c'est dire que la question théologique du fondement de l'étant en totalité revient encore une fois au premier plan.

6. Le concept schellingien de liberté : la liberté pour le bien et pour le mal. La question du mal et de son fondement.

La position-de-fond ontologique et théologique, l'onto­théologie dans son ensemble devient problématique. Et tout cela uniquement parce que l'essence de la liberté humaine, et par suite l'essence de l'homme en général ne sont pas suffi-

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(117)

Interprétation de l'introduction 169

samment expérimentées et conçues dans leur teneur essen­tielle. Mais que reste-t-il encore à expérimenter? Dans quelle mesure la factualité de la liberté humaine ne s'est-elle pas encore proposée au sentiment le plus profond et le plus intense? Est-ce donc que l'essence de la liberté humaine demeure encore et toujours davantage une question? Pour­quoi faut-il aller au-delà de la position philosophique déjà conquise, au-delà de l'idéalisme? Schelling écrit (p. 352, infine) :

« L'idéalisme ne donne en effet d'une part que le concept le plus général de la liberté, et d'autre part qu'un concept pure­ment formel. Mais le concept réal et vivant de la liberté, c'est que la liberté est le pouvoir du bien et du mal.

Voilà le point où réside la plus grande difficulté dans toute doctrine de la liberté, difficulté qui a été éprouvée de tous temps et qui ne concerne pas seulement tel ou tel système, mais les concerne tous. »

La liberté de l'homme est le pouvoir du bien et du mal. (Ce qui nous donne un sixième concept de liberté; cf. supra p. [100] sq., [106] et infra, p. [123].) Il suffit de songer, ne serait-ce qu'un instant, aux différents concepts de liberté qui ont été évoqués jusqu'ici pour s'apercevoir aussitôt que l'expérience de l'être-libre et que le sentiment du fait de la liberté empruntent maintenant une autre direction et reçoivent une tout autre dimension.

Libertas est propensio in bonum - la liberté, comme le disait Descartes, en suivant la tradition, et comme le redira après lui tout l'idéalisme moderne, la liberté est le pou­voir d'accomplir le bien. La liberté, écrit Schelling, est le pouvoir pour le bien et pour le mal. Le mal « vient en sus»; mais il ne vient pas simplement s'ajouter comme un complé­ment destiné à combler une lacune qui subsisterait encore dans le concept de liberté : la liberté est liberté pour le bien et pour le mal. Le « et », la possibilité de cette dissension, avec tout ce qu'elle garde en réserve, voilà ce qui est décisif. Car cela signifie que le concept de liberté dans son ensemble doit nécessairement se transformer.

Le mal : le terme qui va orienter la recherche centrale est maintenant lancé. La question de l'essence de la liberté humaine devient la question de la possibilité et de la réalité

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effective du mal. Mais ici il faut aussitôt être attentif à ceci: 1) le mal vient précisément à la parole en sa relation essen­tielle à la liberté de l'homme; et par là même l'essence de l'homme accède aussi pour la première fois au langage. Le mal n'est donc pas un thème particulier qui serait envisagé pour lui-même. 2) Ce n'est pas non plus simplement dans l'horizon de la morale, au sens strict, que le mal est abordé, mais dans un horizon plus vaste, celui de la question-de-fond ontologique et théologique; c'est donc d'une métaphysique du mal qu'il est question. Le mal lui-même contribue à déter­miner le nouveau coup d'envoi qui relance la métaphysique. La question de la possibilité et de la réalité effective du mal entraîne une métamorphose de la question de l'être. L'intro­duction était destinée à nous y préparer.

Nous pouvons comprendre maintenant la raison qui nous a conduit à commenter de façon assez circonstanciée l'intro­duction de ce traité. Se borner à mentionner au passage le traité de Schelling sur la liberté pour établir le point de vue particulier qui serait celui de Schelling sur le mal et sur la liberté, c'est montrer qu'on n'y a encore rien compris. Il appert maintenant aussi à quel point le juge­ment de Hegel sur ce traité, bien qu'il soit favorable, demeure erroné: il ne s'agirait que d'une question parti­culière! Alors que ce traité ébranle par avance la Logique de Hegel! Mais si d'emblée et d'un bout à l'autre nous interpré­tons le traité à la lumière et en vue de la question-de-fond de la philosophie, telle qu'elle s'enquiert de l'être, et si nous gar­dons en vue cette question, nous pouvons alors comprendre,

(lIB) en partant de là et en portant nos regards en avant, la raison pour laquelle Schelling devait malgré tout échouer en sa philosophie, c'est-à-dire que nous pouvons comprendre pour­quoi il devait nécessairement échouer en cet échec-là; car toute philosophie échoue, cela répond et appartient à son concept. Le bon sens conclurait sans doute: cela ne vaut donc pas la peine de philosopher, parce que, pour lui, ce qui n'est pas rentable de façon tangible ne vaut rien. Le philosophe en conclut au contraire que la nécessité de la philosophie est inamissible, sans croire pour autant que cette défaillance pourra un jour être surmontée et qu'on en aura cc terminé )) avec la philosophie. La philosophie est toujours achevée quand elle demeure à la fin ce qu'elle était au commence-

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Interprétation de l'introduction 171

ment: question. Car c'est seulement quand la philosophie se maintient véritablement au sein du questionnement que ce qui est digne-de-question s'impose au regard. Mais tandis qu'elle ouvre ainsi ce qui est suprêmement digne-de-question, elle contribue à l'accomplissement de l'apérité de ce qui foncièrement surmonte et excède la nullité et l'inanité, elle contribue à l'accomplissement de l'apérité de l'être. L'être est ce qu'il y a de plus noble (das Würdigste) parce qu'il affirme sa suprême préséance sur tout étant, en tout étant et pour tout étant. L'être est l'éther au sein duquel l'homme respire et sans lequel il tomberait au niveau du simple bétail, de même que tout son agir se réduirait à l'élevage des bes­tiaux.

C'est parce que le traité de Schelling sur la liberté humaine est en son fond une métaphysique du mal, parce que la question-de-fond de la philosophie, la question de l'être en reçoit une impulsion décisive, parce que jusqu'ici tout déve­loppement a été refusé à ce coup d'envoi, et parce qu'un tel développement ne peut devenir fécond qu'à travers une ultime métamorphose, que nous avons entrepris de l'expli­quer ici; telle est la raison proprement philosophique de notre choix.

L'introduction a atteint son but avec la thèse qui définit la liberté comme le pouvoir du bien et du mal; mais elle n'est pas encore achevée pour autant. Car avant de mettre en œuvre dans la recherche centrale la nouvelle tâche qui désor­mais s'impose, il faut d'abord développer cette tâche comme telle. C'est ce qui advient dans la conclusion de l'introduc­tion (p. 353 à 357, début).

Schelling montre tout d'abord comment la réalité effec­tive du mal fait éclater le système. Il envisage les différentes possibilités d'insertion du mal dans le système. En exami­nant ces tentatives, il évoque différentes interprétations du concept de mal. Par ce biais, il propose aussi un premier aperçu sur la problématique qui est visée sous cette rubrique : « le mal )). Le résultat de cette considération, qui conclut l'introduction, se formule d'abord négativement ainsi : Aucun système jusqu'ici - y compris l'idéalisme -n'est en mesure, si tant est qu'il reconnaisse la réalité effective du mal, de fonder un véritable système. Et posi­tivement : il faut saisir de façon plus originelle le fon-

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(119) dement qui détermine le système, le déploiement de l'être en général selon son essence, si l'on veut concevoir le mal en son être le plus propre, l'intégrer au système et rendre enfin possible un système de la liberté.

Comme cette conclusion n'offre pas de difficultés parti­culières dans le détail, à supposer qu'ait été compris ce qui a été dit pour expliquer l'introduction, nous nous bornerons à caractériser dans ses traits fondamentaux la démarche de cette partie qui conclut l'introduction, afin surtout de déga­ger ce qui est important pour le concept du mal.

Le système, dans la perspective du panthéisme, se laisse exprimer, en son ajointement fondamental, par cette proposi­tion : Dieu est tout. Dans le « est )) nous avons reconnu la jointure, ce qui ajointe le fondement de l'étant en totalité et le tout de l'étant. La relation entre le fondement et le tout de l'étant se donne à penser selon trois formulations principales, lesquelles ont d'ailleurs trouvé une élaboration historique correspondante. La première et la plus générale, c'est l'imma­nence des choses en Dieu (manere); la seconde, le concours prêté par Dieu à toutes choses (concursus); la troisième, l'émanation des choses à partir de Dieu, et leur complet éloi­gnement de Dieu (emanatio). Schelling s'attache aux diffé­rentes solutions qui ont été proposées, conformément à ces trois démarches, pour échapper à la difficulté qui s'introduit dans le système avec le mal.

Précisons une fois encore dans ses grands traits l'arrière­plan historique sur lequel surgit la nouvelle problématique schellingienne. L'idéalisme, entendu métaphysiquement dans l'optique de la question de l'être, est l'interprétation de l'être à partir du penser. La parole directrice s'énonce ainsi : être et penser. Penser, c'est depuis Descartes : je pense. Idéalisme signifie donc: l'interprétation de l'être à partir de l'être-Moi. Or depuis Kant le Moi trouve son essence dans la liberté. L'idéalisme devient idéalisme de la liberté. Tout étant auprès-de-soi est être-libre. L'égoité est tout étant; et tout étant est égoique. L'idéalisme en est arrivé à ce point de son histoire au moment où Schelling s'engage sur la voie du traité sur la liberté. Schelling lui-même sort du système de l'identité.

L'être est entendu comme égoité, comme liberté. L'être­libre est volonté. L'être est donc originellement vouloir. « Vouloir est l'être primordial. ))

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Mais c'est ici qu'apparaît du même coup une limite; dans la mesure où la liberté devient la détermination la plus générale de l'étant dans son ensemble, elle ne suffit plus à saisir en son essence ce que la liberté humaine a de propre.

C'est ainsi que vient au premier plan la question de la liberté humaine. Or il ne s'agit pas là d'une question secondaire; en effet le développement de la position idéaliste fondamentale jusqu'au concept de liberté qui lui est propre s'est déjà accompli sur la base d'une certaine interpréta­tion de l'essence de l'homme.

Si donc la liberté humaine est à nouveau remise en question, c'est du même coup la position-de-fond de l'idéalisme en géné­ral et du réalisme supérieur qu'il a fondé qui devient à son tour problématique. Être est vouloir; nous nous heur-

(120) tons ici à une limite; < la nécessité du > passage à la question de l'essence du vouloir devient du même coup évidente.

Schelling pose à nouveaux frais la question de la liberté humaine, et l'oriente dans une direction à laquelle l'idéalisme barre d'emblée l'accès.

L'idéalisme comprend la liberté comme détermination du Moi pur, comme auto-détermination à la loi, comme auto­législation de la volonté bonne. Car seule la volonté est bonne.

Schelling au contraire comprend la liberté comme pouvoir pour le bien et pour le mal (6 e concept de liberté). Le mal n'est pas un supplément ou un complément; avec lui c'est la liberté qui change de fond en comble. Il faut donc s'enquérir de la question de la liberté en tant que question.

La question du mal devient métaphysique du mal, et cela en vue du système. Dans la conclusion de l'introduction la tâche de la recherche centrale est déjà préparée. Un premier aperçu général sur sa problématique y est aussi fourni.

Comment la réalité effective du mal peut-elle s'accor­der au système? Les systèmes passés sont devenus Impos­sibles.

Comment faut-il penser l'effectivité du mal? Le pré-concept du mal.

Dans le panthéisme au sens large nous trouvons dif­férentes tentatives destinées à concilier le mal et le système :

1) immanence,

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174 Schelling

2) concursus, 3) émanation, système de l'émanation des choses à partir

de Dieu.

1) (P. 353, début.) Première thèse: le fait du mal ébranle radicalement la possibilité de l'immanence. Si le mal existe effectivement, et si Dieu est le fondement de ce qui est, il faut alors poser le mal au sein même de la volonté originelle et déclarer que Dieu est mauvais. Ce qui est impossible. Du point de vue de l'immanence, il n'y a donc pas d'autre issue que de nier la réalité effective du mal; mais cela revient, d'après notre dernière détermination, à nier la liberté. Si succincte que puisse paraître la discussion relative au pre­mier essai en vue d'intégrer le mal au système, son résultat est de la plus haute importance pour la construction du traité dans son ensemble et par suite pour la question du système. Dès maintenant, même si ce n'est pas encore de façon expresse, il est dit que le système entendu comme imma­nence des choses en Dieu est impossible, même si cette immanence n'est pas conçue comme l'unité indifférenciée du pareil. Deux coups ont déjà été portés jusqu'ici contre l'immanence : 1) l'immanence n'est pas la pareilleté; 2) l'im­manence ne doit pas être comprise comme immanence des choses en Dieu, Dieu lui-même étant interprété comme une chose; et maintenant un nouveau coup : 3) l'immanence,

(12n l'in-esse sont absolument impossibles (cf. infra). Mais dans la mesure où l'immanence, comme nous l'avons vu, constitue en général la forme du panthéisme, c'est le panthéisme lui­même qui se trouve ébranlé, du moins au sens qui a été le sien jusqu'ici (cf. l, VII, p. 358-359; p. 410-411).

2) (P. 353 : « Cependant la difficulté n'est pas moindre ... ce positif aussi vient de Dieu. ))) Ce sont les mêmes difficultés qui vouent à l'échec la seconde échappatoire. Le fondement de l'étant en totalité est-il seulement pensé comme ce qui per­met le mal, le permettre, le tolérer revient ici à en être l'auteur, si l'étant auquel le mal est ainsi permis est en son être et de façon essentielle une conséquence du fondement. Sinon on en est réduit une nouvelle fois à nier la réalité effective du mal, et par suite, à nier la liberté, ce qui rend sans objet toute la question.

Les deux systèmes, celui de l'immanence et celui du

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Interprétation de l'introduction 175

concursus, conduisent à concevoir que tout ce qu'il y a de positif dans l'étant vient de Dieu. Le mal est-il quelque chose de positif, alors ces deux systèmes se réfutent d'eux-mêmes. puisque Dieu est toujours conçu comme l'ens perfectissimum, comme l'étant suprême qui exclut toute (( privation ». C'est pourquoi on en revient toujours à cette échappatoire: conce­voir le mal comme ce qui n'est rien de positif afin de sauver le système.

3) (De la page 354, in fine, à la page 355, in fine: (( C'est pourquoi, si finalement ... Il) La troisième solution consiste à faire surgir progressivement le mal de Dieu en fonction d'un éloignement croissant, pour le poser enfin là où les choses sont àla plus grande distance possible de Dieu, et pour le concevoir comme cette étrangeté complète vis-à-vis de Dieu. Mais il est facile de voir que ce chemin est également sans issue. Dans le système de l'émanation des choses à par­tir de Dieu, la difficulté de concilier le mal et Dieu n'est pas levée, elle est seulement différée. Car afin que les choses puissent émaner de Dieu, il faut d'abord que d'une certaine façon elles soient en lui. La doctrine de l'émanation est ren­voyée à la doctrine de l'immanence et elle se retrouve à son tour aux prises avec les mêmes impossibilités. En outre, si c'est la plus extrême distance - là où les choses deviennent étrangères à Dieu - qui doit constituer leur méchanceté, comment faut-il expliquer cet éloignement lui-même? Si la raison ne s'en trouve pas dans les choses elles-mêmes, c'est donc que Dieu est directement la cause de cet écart et par conséquent la cause du mal ainsi compris. A moins que les choses ne se détachent elles-mêmes de Dieu, mais ce détache­ment devient alors la première faute, et la question demeure de savoir d'où provient ce mal au sein des choses.

Ces trois systèmes ne réalisent donc pas ce qu'ils sont cen­sés réaliser : l'explication de la possibilité, de la compati­bilité et de la coexistence du mal et de Dieu. On peut donc présumer que 1° le fondement de l'étant en totalité n'est pas suffisamment conçu, que 2° l'être du mal est déterminé de façon inadéquate et que 3°, et surtout, fait défaut un concept

(122) de l'être qui permettrait de concevoir le fondement de l'étant en son unité avec le mal, lui-même entendu comme un étant.

Mais le mal est-il absolument et effectivement étant? Le fait que l'on cherche toujours une échappatoire dans la

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négation de l'effectivité du mal nous indique qu'il doit y avoir à cela un motif dans l'essence du mal lui-même. On s'accorde en effet à reconnaître que le mal est un non­bien, un manque, ou un défaut; ce qui fait défaut n'est pas présent, n'est pas là - c'est ce que nous nommons le non-étant. De ce qui, selon son essence, est le non­étant, on ne peut pourtant pas dire qu'il est un étant. C'est pourquoi la réalité effective du mal n'est qu'une appa­rence. Ce qui est à chaque fois effectif, ce ne peut être que le positif. Et ce que nous nommons tout simplement le mal, en le transformant déjà indûment en quelque chose de positif par cette dénomination, ce qui est défectueux, n'est jamais, dans la mesure où il est, qu'un degré, à chaque fois dif­férent, du bien. Telle était la doctrine de Spinoza.

La difficulté tient ici au concept de non-étant. Nous savons que déjà la philosophie grecque à son début fut préoccupée par cette question de savoir si le non-étant est, et quel est son mode d'être. Sans nous engager ici dans cette difficulté, il nous faut établir, sur la base de notre présente réflexion, et retenir dans les considérations qui vont suivre, ce point capital que la question du mal, et par suite la question de la liberté, sont d'une certaine façon liées à la question de l'être du non-étant. Ce qui, dans l'optique de la question du principe du système, c'est-à-dire de la question de l'être, signifie que la question de l'essence de l'être est du même coup la question de l'essence de la négation et du néant. Pourquoi en est-il ainsi? La raison ne peut se trouver encore une fois que dans l'essence de l'être lui-même.

Certes le manque, en tant que ce qui fait défaut, ne peut pas être présent et subsistant. Toutefois ce manque lui-même n'est pas rien. L'aveugle qui a perdu la vue contestera violemment l'idée que l'aveuglement n'est rien d'étant, qu'il ne constitue pas une gêne et un fardeau. Aussi le néant n'est­il pas rien, mais bien quelque chose d'effrayant, ce qu'il y a même de plus effrayant au cœur de l'être. Certes l'absence de pensée qui nous est habituelle l'entend autrement: le néant justement n'est rien. N'importe quel receveur de tramway comprendrait cela; c'est donc exact.

Mais même si l'on considère - comme on doit le faire­que le mal en tant que manque existe bien, cette considération demeure cependant encore distincte de la détermination plus

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radicale que nous avons déjà mentionnée à l'occasion de la première définition de l'identité, et qui trouve son expression dans cette proposition : le bien est le mal. Mais cela ne veut pas dire que le mal lui-même n'existe pas, ou qu'il est sim­plement un manque. Il faut d'ailleurs ici poser aussitôt la question suivante: Qu'est-ce que cet étant présent au sein même du bien, quel est-il pour constituer ainsi l'être du mal? Comment faut-il concevoir le bien en tant que fondement du mal?

(123) D'après le dernier concept de la liberté humaine qui vient d'être proposé, le mal est ce en faveur de quoi la liberté peut toujours se décider. C'est donc la liberté de l'homme qui pose d'abord le mal comme tel. Mais alors le mal et la liberté humaine ainsi comprise n'impliquent plus aucune difficulté pour le système; au contraire, dans la mesure où Dieu crée l 'homme comme celui qui est libre pour le bien et pour le mal, c'est d'abord en l'homme que le mal surgit, et cela pré­cisément à partir de sa liberté. Or Dieu est le fondement de l'étant en totalité; en créant l'homme libre Dieu se décharge de la responsabilité du mal pour la confier à l'homme.

Reste cependant encore une difficulté dans ce raisonnement souvent allégué: que signifie ici liberté? La liberté désigne­t-elle la complète indétermination de l'homme pour le bien comme pour le mal? Mais dans ce cas la liberté n'est encore saisie que négativement, comme pure et simple in-décision, derriêre laquelle et devant laquelle il n'y a rien, in-décision qui ainsi demeure elle-même vaine; une telle liberté est tout ce que l'on voudra sauf un fondement déterminant, c'est une indétermination complète qui ne pourra jamais sortir d'elle­même. Il s'agit là encore d'un concept négatif de la liberté envisagée simplement dans une autre perspective; c'est ce concept que l'histoire de la pensée connaît sous le nom de libertas indiJferentiae; dans notre énumération, c'est le 7e concept de la liberté (cf. l, VII, p. 382 sq. et ici même p. [100] sq., p. [106] et p. (1171).

La liberté en tant que pure indécision n'est ni liberté pour le bien ni liberté pour le mal, elle n'est absolument pas liberté pour quoi que ce soit, elle n'est pas non plus liberté de quoi que ce soit. Certes l' « in-décision Il n'est pas rien, elle peut même être quelque chose de très efficace; l'in-décision pour­tant n'est pas ce à partir de quoi la liberté se laisse déter-

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miner, mais au contraire ce qui de son côté ne se laisse penser et dépasser que par liberté.

Si la liberté désigne bien cependant le pouvoir pour le bien et pour le mal, il faut alors poser la question de savoir comment la liberté d'accomplir le mal a pu venir de Dieu, lui qui est le Bien sans mélange. Comment Dieu a-t-il pu poser un semblable être-libre? Certes on a vu plus baut (l, VII, p. 346 sq.), au cours d'un premier examen général, que le panthéisme bien compris n'excluait pas la position de la liberté, mais qu'il l'exigeait au contraire; on a indiqué aussi que la liberté trouvait son origine en Dieu. Or il devient maintenant évident que cette « tentative de déduc­tion )) demeure en fait problématique.

« ... car si la liberté est un pouvoir pour accomplir le maL il faut alors qu'elle ait une racine indépendante de Dieu» (p. 354).

Il ne reste donc qu'une solution, c'est de poser à côté de Dieu une seconde puissance, la puissance du mal, qui, pour être indépendante en elle-même, doit être aussi puissante que Dieu. Mais Schelling repousse un pareil dualisme fondé sur la distinction du bon et du mauvais principe, car ce dualisme conduirait à un système qui serait celui de l' « auto­déchirement)) de la raison. La raison est en effet la faculté de

(124) l'unité, le pouvoir de représenter l'étant en totalité à partir de ce qui est un - dans l'unité de l'étant, par où l'être lui-même ne signifie rien d'autre que l'uni-té (Einheitlichkeit) conformé­ment à la plus ancienne détermination de l'être: OV = Ëv.

Le dualisme pourtant conduit au désespoir de la raison. La raison n'a pas le droit de désespérer d'elle-même, c'est­à-dire qu'il faut nécessairement que la raison soit sauve­gardée; telle est l'idée non exprimée, parce qu'elle va de soi. Ce qui signifie plus précisément encore que la raison doit nécessairement être maintenue comme le tribunal qui juge de toutes les déterminations ontologiques. Le dualisme qui pose deux principes absolument différents et séparés, ceux du bien et du mal, est donc impossible.

Mais si la liberté, en tant que pouvoir pour accomplir le mal, doit avoir une racine indépendante de Dieu, et si, d'un autre côté, il ne peut y avoir qu'une seule et unique racine de

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Interprétation de l'introduction 179

l'étant, Dieu lui-même, alors le fondement du mal, qui est indépendant de Dieu, ne peut être qu'en Dieu lui-même. Il faut qu'il y ait en Dieu quelque chose qui ne soit pas Dieu lui-même. Il faut donc concevoir Dieu de façon plus ori­ginelle.

« Dieu est quelque chose de plus réel qu'un ordre du monde simplement moral, il possède en lui des forces de mouvement tout autres et beaucoup plus vives que celles que la misérable subtilité des idéalistes abstraits lui attribue» (p. 356).

L'idéalisme qui exalte Dieu, jusqu'à en faire un pur être spirituel, à seule fin de sauver sa perfection, entraîne un appauvrissement et une déréalisation de l'essence de Dieu. La raison en est encore une fois que l'effectivité et l'étant en général ne sont pas expérimentés à fond en leur étantité, et que le concept de l'être demeure insuffisant. Sans doute la science moderne apparaît-elle comme une échappée loin des creuses architectures conceptuelles de la scolastique médiévale, et comme une conquête de la nature. Et cepen­dant Schelling peut écrire :

« Toute la philosophie européenne moderne depuis son début (avec Descartes) présente cette lacune générale, à savoir que pour elle la nature n'est pas présente, et qu'un fondement vivant lui fait défaut» (p. 356).

L'épreuve plus originelle de ce fait qu'est le mal, et sa méditation endurante, conduisent à concevoir plus à fond l'étant dans son étantité, et à renouveler la question de l'ajointement de l'étant en totalité comme question du sys­tème de la liherté. Dans l'introduction, la démarche de la pensée s'en tient là; arrivé au point où elle devait nous conduire, la nécessité d'un nouveau coup d'envoi devient évidente et un pas en avant, en direction d'un nouveau questionnement, devient inévitable.

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(125) c

INTERPRÉTATION DE LA PARTIE PRINCIPALE DU TRAITÉ

ET DE LA TÂCHE QU'IL S'EST ASSIGNÉE LA MÉTAPHYSIQUE DU MAL

COMME FONDATION D'UN SYSTÈME DE LA LIBERTÉ

(l, VII, p. 357-416)

La question directrice de cette partie, qui forme le cœur de la recherche, est la question de la possibilité intrinsèque du mal et du type d'effectivité qui lui correspond. Cette recherche a donc pour objet l'élaboration d'un concept complet et vivant de la liberté humaine. Mais il s'agit en réalité d'accé­der par là au véritable centre permettant d'esquisser le système de la liberté. Ce système prétend répondre - et cela en un sens qui comprenne toutes les incitations de la pensée - à la question fondamentale de la philosophie, la question de l'essence de l'être.

C'est une métaphysique du mal qui doit instituer et fonder la question de l'être comme fondement du système, de ce système qu'il s'agit d'édifier en tant que système de la liberté. Ce qui est recherché, c'est donc une métaphysique destinée à poser le fondement de la métaphysique. N'est-ce pas là un cercle? Assurément! Kant parlait déjà de la métaphysique de la métaphysique. Pour lui, il s'agissait de la Critique de la raison pure, pour Schelling, il s'agit de la métaphysique du mal. Nous pouvons désormais mesurer la distance qui les sépare, et apercevoir ce qui s'est produit entre-temps dans la philosophie allemande.

Il nous faut tout d'abord présenter dans ses grands traits la structure de cette recherche principale. Les titres que nous donnons à chaque partie sont simplement destinés à indiquer la question qui y est traitée; ils n'épuisent pas le

...

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contenu, pas plus qu'ils ne saisissent le mouvement fonda­mental de la pensée, tel qu'il est mis en œuvre à travers le questionnement de Schelling.

J. La possibilité intrinsèque du mal (Schelling, milieu de la page 357-début de la page 373).

II. L' (( effectivité)) universelle du mal en tant que possi­bilité de l'être-singulier (individu), (début de la page 382-fin de la page 389).

III. Le processus de singularisation du mal (( effectif)) (début de la page 383-fin de la page 389).

IV. La figure du mal tel qu'il apparaît chez l'homme (fin de la page 389-milieu de la page 394).

V. La justification de la déité de Dieu en face du mal (milieu de la page 394-page 399).

(126) VI. Le mal dans la totalité du système (page 399-début de la page 406).

VII. L'unité suprême de l'étant en totalité et la liberté humaine (début de la page 406-fin de la page 416).

I. LA POSSIBILITÉ INTRINSÈQUE DU MAL

a) La question du mal et la question de l'être.

Cette première section s'élance à brûle-pourpoint dans la tâche en question, tout en prenant appui sur l'introduction. C'est pourquoi l'ensemble du traité demeure déroutant et difficile à suivre, si l'on n'a pas d'abord assimilé cette intro­duction. Ce qui revient à dire qu'il ne suffit pas simplement de garder présentes à l'esprit les remarques qu'elle contient, même si l'on y ajoute ce que notre interprétation a pu appor­ter, mais qu'il faut s'être préparé entre-temps à tourner son regard et à engager le questionnement dans une direction spécifique. Dans cette métaphysique du mal, il y va en effet de la question de l'être. L'être a pour essence l'identité; l'identité est unité en tant que co-appartenance du divers (verschieden). Mais la diversité (Geschiedenheit) du divers n'est pas simplement conçue comme une différence (Un ter-

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Interprétation de la partie principale 183

schied) seulement pensée, une distinction de raison, au sens de la différenciation visée par la logique formelle quand elle fait abstraction de tout contenu, mais elle est conçue comme événement de la di-version (Scheidung). Cette di-version cependant est toujours une dis-cession (Abschied) en vue d'une convenance et d'un apparentement plus hauts. La question de l'essence de l'être, en tant que question de la possihilité et de la réalité effective du mal, doit reprendre et suivre jusqu'au bout ce mouvement de la di-version et de la scission, tel qu'il s'élève jusqu'à la plus haute liaison. Et il ne faut pas entendre ici le réaccomplissement que dit l'expression « reprendre et suivre jusqu'au bout)), comme un simple penser-à-la-suite (Nach-denken), mais comme une méta­morphose de notre penser et de notre questionner effectifs. Cette métamorphose est en soi - et non pas seulement dans son résultat - un changement de ton, afin de s'accorder à une tonalité fondamentale plus originelle. Mais les tonalités, au sens fondamental, ne surgissent pas simplement, sous prétexte qu'on en disserte, elles ne surgissent que dans l'ac­tion, en l'occurrence, dans l'action de la pensée. Et même l'action ne suffit pas à donner le ton, elle ne peut qu'en appe­ler à lui. Ainsi réapparaît cette difficulté traditionnelle - difficulté que l'homme n'a jamais réussi à surmonter -, à savoir que nous ne pouvons atteindre que dans l'accomplis­sement ce qui doit être d'ores et déjà acquis pour qu'il y ait seulement accomplissement. Ce qui signifie que la première tentative en vue de participer à l'accomplissement du mouve­ment de l'être requiert déjà par elle-même la répétition, autre­ment dit le séjour dans le mouvement de la question. Nous nous plaignons souvent, et bien haut, de l'absence de vie et de réalité d'une pensée prétendûment abstraite, alors que nous devrions simplement déplorer le fait que nous trouvions si rarement le chemin nous permettant d'accéder à ces œuvres qui, dans l'inapparence, ne font rien d'autre que de disci­pliner les forces inépuisables, à la délivrance desquelles seul un Dasein créateur peut s'enflammer. La grandeur d'un être­là se révèle d'abord en ceci, savoir s'il est en mesure de

(127) découvrir et de retenir ce qui résiste à son essence et le surpasse largement.

Que viennent faire ici ces remarques? Elles sont destinées à indiquer quelles sont les principales conditions qui sont

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requises pour la reprise et la ré-effectuation de la recherche capitale, à savoir que nous devons au moins nous préparer à la nécessité de nous accorder, de façon essentielle, à une tonalité fondamentale grandiose; ce qui ne saurait advenir à la faveur de quelque « sentimentalité Il, mais seulement dans l'endurance et la simplicité du questionner et du pen­ser effectifs, quand ils se sont libérés de la tutelle de la « logique Il commune, pour s'astreindre à une logique plus originelle et plus rigoureuse.

Ce qui est en question, c'est la possibilité du mal : comment le mal est-il en général possible? La question n'est pas de savoir par quel biais il lui est, par ailleurs, permis d'exis­ter, mais comment le mal lui-même est-il en lui-même pos­sible; qu'est-ce qui lui appartient, qu'est-ce qui en fait par­tie, en sorte que le mal puisse être comme tel, ce qu'il est? La question est donc celle de la possibilité intrinsèque. Mais ne devons-nous pas savoir d'abord ce qu'est le mal, afin de déterminer ensuite, et en nous y référant, comment quelque chose de tel est possible? Oui et non! Certes nous devons déjà préalablement le connaître d'une certaine façon, nous devons avoir un concept préalable du mal, un pré-concept, lequel cependant ne peut appréhender ce qui doit être saisi conceptuellement que si celui-ci a été par avance expéri­menté. Il nous faut donc posséder un concept préalable, ou du moins il le faut pour celui qui prétend maintenant expli­citer la possibilité intrinsèque du mal. Mais dans la mesure où le penseur s'acquitte pour nous, parfaitement et de manière convaincante, de cette tâche, il en résulte du même coup que nous n'avons nul besoin de nous exposer de manière immédiate à un tel pré concept. Au contraire, exhiber la pos­sibilité interne du mal, ce n'est pour nous rien d'autre que conquérir ce concept. Nous pouvons certes présupposer le concept du mal, et dire par anticipation, en une libre formulation de la doctrine schellingienne : le mal est l'insurrection et la per-version du fond de la volonté essentielle conduisant au renversement du Dieu * . Mais ce ne sont là encore que des mots, privés de toute signi­fication univoque, surtout quand ils sont pris hors du

* Das Bose ist der Aufruhr der Verkehrung des Grundes des wesentlichen WiI­Lens in die Umkehrung des Gattes. [Cf. infra p. [172J l'explication de cette" défini­tion ». N. d. T.J

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Interprétation de la partie principale 185

contexte déterminé où ils reçoivent leur sens. Cette définition anticipée de l'essence du mal atteste tout au plus que nous sommes encore bien loin de le concevoir. Nous ne pouvons pas non plus tirer de cet énoncé la moindre indication relative au cheminement que doit suivre le dévoilement de la possibilité intrinsèque du mal. Or c'est pourtant du chemin dont il s'agit, si nous voulons accéder au mouvement de la question. En suivant une voie indirecte, on est sûr ici de s'égarer.

La première section qui doit traiter de la possibilité intrin­sèque du mal comporte elle aussi une coupure capitale (début de la page 364, après la phrase: Il ••• c'est cela la possibilité du bien et du mal Il). Il nous faut d'abord prendre connaissance de ce premier passage (milieu de la page 357 : Il La philosophie de la nature, de nos jours ... Il, jusqu'au début de la page 364). Tout est à vrai dire déjà inclus dans ce passage, il ne faut donc pas s'attendre à le comprendre entièrement et du premier coup. Nous devons cependant, si tant est que notre interprétation de l'introduction se soit

(128) engagée dans la bonne direction, en faisant exactement le partage des questions véritablement importantes, être déjà préparés à ce qui se décide ici. L'interprétation de l'intro­duction avait pour objet de mettre en lumière la question ontologique et de reconduire toutes les autres questions à la question de l'être. Dans la mesure où cette question ne ressor­tait pas de manière expresse dans le texte de Schelling, la démarche a pu sembler unilatérale. Mais il nous faut assumer ce point de vue unilatéral, dans l'hypothèse qu'il s'agit bien là de l'uni-latéralité orientée sur l'unique ques­tion capitale. Il en va ici comme dans toute véritable inter­prétation d'une œuvre de pensée: ce qui est décisif, ce n'est pas la doctrine à laquelle s'en tient finalement un penseur, pas davantage la formulation qu'il en propose, mais ce qui est décisif, c'est le mouvement du questionnement, grâce auquel seulement le vrai entre dans l'ouvert.

b) Le jointoiement de l'être: la distinction schellingienne du fond et de l'existence.

La question non formulée, mais qui n'en est pas moins présente dans tout le traité qu'elle met en mouvement, c'est la question de l'essence et du fondement de l'être. Quel

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signe en avons-nous dans la métaphysique du mal qui suit? Le mal a déjà été évoqué à propos de la dernière détermi­nation de l'essence de la liberté humaine - détermination posée d'abord à titre d'assertion -, Il le pouvoir du bien et du mal )). Le mal est donc une décision que peut prendre l'être-libre, une modalité de l'être-libre de l'homme. Mais Il être-libre )), d'après son concept formel et selon la tradition de l'interprétation idéaliste de l'être - au sein de laquelle Schelling demeure situé malgré tout -, c'est là la détermi­nation fondamentale de l'être-auprès-de-soi de l'étant en général. La possibilité intrinsèque du mal ne peut donc être élucidée qu'en rétrocédant jusqu'à la question suivante : Qu'est-ce qui appartient à la détermination de l'étant qui se tient en soi-même? (Cf. la réponse à Eschenmayer, l, VIII, p. 164 sq.)

Sans doute Schelling lui-même ne pose-t-il pas d'abord en termes exprès cette question, mais la partie centrale de la recherche s'ouvre par une réponse:

Il La philosophie de la nature a, de nos jours, établi pour la première fois dans la science la distinction entre l'être en tant qu'il existe, et l'être en tant qu'il est seulement fon­dement de l'existence. Cette distinction remonte à la pre­mière exposition scientifique de la philosophie de la nature. Bien qu'en ce point justement elle s'éloigne le plus décidé­ment du chemin suivi par Spinoza, on a pu cependant affir­mer en Allemagne, jusqu'à ce jour, que ses principes méta­physiques ne font qu'un avec ceux de Spinoza; et bien que ce soit justement cette distinction qui introduise aussi la distinction la plus nette entre la nature et Dieu, on n'en a pas moins accusé cette philosophie de mêler Dieu à la nature. Puisque c'est sur cette distinction que se fonde la présente recherche, ce qui suit doit d'abord servir à son élucidation. »

(129) En bref, Schelling dit ceci: il faut distinguer en tout être (Wesen) l'existence et le fondement de l'existence. Que signi­fient ces termes: être, fondement, existence?

L'" être)) (Wesen) n'est pas pris ici au sens de l'être d'une chose, de son essence, mais au sens où nous parlons d'un Il être-vivant », d'un « être-pensant », d'un « être-animé ».

Ce qui est visé ici, c'est donc toujours un étant singulier se

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Interprétation de la partie principale 187

tenant en soi-même et formant un tout. Pour chaque étant de ce genre, il faut distinguer entre son Il fondement Il et son Il existence Il. Ce qui revient à dire que l'étant doit être conçu comme existant et comme foncier. Il Fondement Il (Grund), cela signifie toujours pour Schelling : l'assise­fondamentale, le soubassement, la Il base Il, et non pas le Il fondement)) au sens de la raison, de la ratio, à quoi s'op­pose et répond le concept de conséquence, dans la mesure où la ratio rend compte du pourquoi, de la raison pour laquelle telle chose vaut ou ne vaut pas. Il Fondement Il - Il fond)) -, c'est précisément pour Schelling le non-rationnel; mais nous devons cependant nous garder de rejeter ce fond dans le Il marais primordial)) du soi-disant Il irrationnel )).

L' Il existence Il ne désigne pas à proprement parler une modalité de l'être - modus essendi -, mais l'étant lui-même selon une optique déterminée, à savoir en tant qu'existant; au sens où nous parlons d'une Il existence Il douteuse, en songeant à l'être lui-même qui existe. Et par là Schelling emploie d'ailleurs le terme d'existence en un sens beaucoup plus proche de ce que dit littéralement le mot lui-même que ne l'est l'acception depuis longtemps usuelle d' Il exister Il entendu comme Il être-subsistant Il. Ex-sistence = ce qui pro­cède hors de soi-même et se manifeste dans cette pro-cession (das aus sich Heraus-tretende und im Heraus-treten sich Offenbarende). Cet éclaircissement: Il fondement Il au sens de ce qui constitue l'assise, le soubassement, Il existence Il au sens de ce qui se manifeste soi-même, montre déjà que la distinction schellingienne ne coïncide nullement avec la dis­tinction, qui est courante en philosophie, de l'essentia et de l'existentia, de l'essence - Il Wesenheit Il - et de l'existence - Il Dasein )), de la quiddité et de la quoddité.

C'est pourquoi Schelling peut faire remarquer à juste titre que cette distinction du fond et de l'existence a été décou­verte pour la première fois dans sa philosophie de la nature, et plus précisément dans l'ouvrage de 1801, intitulé Exposi­tion de mon système de philosophie (Darstellung meines Systems der Philosophie). Cet ouvrage constitue la première exposition du système de l'Identité - cette démarche qui représente, au sein de la métaphysique, la première initia-

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188 Schelling

tive en vue d'assurer complètement à la nature son autono­mie, sa consistance propre, et à l'esprit son ipséité, tout en pensant leur communauté au sein d'une plus haute unité.

La généralité indéterminée du terme d'identité, ainsi que l'usage qui en est fait arbitrairement, ont souvent été préju­diciables non seulement à la compréhension du système de l'Identité, mais encore de l'idéalisme allemand en général tel qu'il se situe à ce niveau. L'opposition de la nature et de l'esprit est souvent formulée aussi par Schelling comme celle du réal et de l'idéal. Idéal signifie alors à peu près: ce qui est déterminé par la représentation - au sens d'unje re-présente exprès (intelligence); réal: le chosique. La même opposition

(130) se présente sous la forme: objet - sujet. Et plus tard, à par­tir des Ages du Monde (Weltalter) :

Objet-sujet - sujet-objet Être - étant.

Or la proposition ontologique fondamentale du système de l'Identité s'énonce ainsi: « '" tout ce qui est, n'est que dans la mesure où il exprime, sous une forme déterminée de l'être, l'identité absolue Il (l, IV, p. 133). Ces formes et ces degrés particuliers de l'être, Schelling les nomme « puissances Il

ou mieux « exposants Il (Potenzen). Bien que la distinction en question, celle du fond et de

l'existence en chaque être, se rencontre en effet dans cette pre­mière exposition du système schellingien, elle n'y est cepen­dant pas encore élaborée expressément et dans toute sa portée, ni appliquée en conséquence à la détermination de l'étant en général. Pour cela, il faudra attendre le traité consacré à la liberté. Dans ce qui suit, nous nommerons pour faire bref cette « distinction Il, qui constitue selon Schelling l'ajointement fondamental de l'étant tel qu'il se tient en soi­même : la Seynsfuge, le jointoiement de l'être.

La recherche capitale commence par élucider cette distinc­tion, après avoir expressément fait remarquer que « la pré­sente recherche se fonde Il sur elle (p. 357, in fine). La distinction du fond et de l'existence concerne l'étant comme tel, selon deux perspectives différentes, mais apparentées, car ces déterminations visent unitairement l'être de l'étant. Nous avons déjà vu que l'essence originelle de l'être était le vouloir. Il faut donc que la distinction en question, si tant

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Interprétation de la partie principale 189

est qu'elle doive fournir la déterminité essentielle de l'être, soit présente au sein même du vouloir en son essence. Au terme d'une analyse suffisamment originelle de l'essence du vouloir, nous devrions donc nécessairement rencontrer cette distinction. Sans doute la démarche que Schelling suit lui­même ne conduit-ell~ pas à cette analyse, pas plus dans ce passage que dans le reste du traité. Son propos exige en effet un cheminement différent. De notre côté, nous entre­prendrons dans ce qui suit, et conformément à la visée directrice de notre interprétation, cette analyse. Quant à Schelling, il commence par un « éclaircissement Il (p. 358), c'est-à-dire qu'il cherche à mettre en lumière cette diffé­rence, telle qu'elle est présente au sein de l'étant lui-même, non pas tel ou tel étant, mais l'étant comme tel, celui que la méditation a jusqu'ici et depuis le début pris en vue : l'étant en totalité, envisagé en sa bipartition fondamentale : Dieu et les choses, au sens le plus général du terme, au sens de ce qui est dépendant, de « ce qui est créé Il «( le créaturel Il). Certes, « mettre en lumière Il, « exhiber Il cette distinction, cela n'a rien à voir ici avec la façon dont nous pouvons démontrer par exemple la présence du phylloxéra sur le pampre. Si nous prenons, tacitement ou thématiquement, pour juger de la démarche de Schelling, une telle monstra­tion comme critère, aussitôt tout nous paraîtra arbitraire et peu convaincant. Mais il nous faut songer à ceci que Dieu, pas plus que le monde dans son ensemble, ne sont des « choses Il au sens courant du terme. Nous ne pouvons jamais nous re-présenter cet étant et le mettre en avant,

(131) comme nous le faisons quand il s'agit d'une épidémie que l'on détecte sur quelques « cas Il isolés, ou encore quand il s'agit d'oiseaux, dont quelques « spécimens Il permettent d'établir intuitivement le concept générique. 1'« éclaircis­sement Il de la distinction du « fond Il et de 1'« existence Il, quand elle prend en vue Dieu et la créature, doit présenter un tout autre caractère. Le procédé de Schelling n'est donc pas aussi arbitraire qu'il y paraît tout d'abord. Schelling est parfaitement conscient de son point de départ et de son cheminement. Dans quelle mesure ceux-ci sont-ils justifiés? Comment décider en général de leur légitimité? C'est là une tout autre question.

Schelling commence par déceler en Dieu la présence de

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190 Schelling

cette distinction du fondement et de l'existence. Déceler, cela signifie également ici dégager le sens de cette distinction. Ce qui nous fournit à son tour une indication sur la façon dont l'étant (Dieu) se donne à connaître. Schelling rappelle la détermination courante de l'essence de Dieu comme causa sui, cause de soi-même en tant qu'existant, fondement de son existence. On pourrait donc penser que cette distinction est déjà attestée et qu'elle est familière. Mais, remarque Schelling, le fondement n'est visé ici qu'à titre de concept; les auteurs qui parlent de causa sui, de cause ou de fon­dement de soi, ne cherchent pas à déterminer la teneur essentielle de ce qu'ils nomment fondement; ils négligent complètement de dire comment ce fondement est fonde­ment. En d'autres termes, la modalité de la fondation, la manière dont le fondement donne le fond demeure indé­terminée. Le fondement, en son acception purement for­melle, signifie simplement le point de départ de l'existence de Dieu, et ce point de départ, cette provenance - tel est le sens de cette doctrine - est Dieu lui-même. Or c'est précisément cette question de la modalité de la fonda­tion dont Schelling veut se rendre maître par la pensée, en portant au concept le mouvement grâce auquel Dieu advient à soi-même, en montrant comment Dieu - non pas en tant que concept seulement pensé, mais en tant que vie de la vie - advient à soi-même. Un Dieu en devenir par consé­quent? Bien sûr! Si Dieu est le plus étant de tous les étants, c'est en lui que se trouve nécessairement la genèse la plus difficile et le devenir le plus grandiose; ce devenir doit cou­vrir toute la distance qui sépare son point de départ de son point d'aboutissement. A quoi s'ajoute immédiatement ceci: ce point de départ ainsi que cet aboutissement ne peuvent être qu'en Dieu, et être en tant que Dieu lui-même: être (Seyn)! Mais dans ces conditions la détermination de l'étant au sens de la présenteté d'un étant-subsistant ne suffit plus du tout à penser cet être. C'est pourquoi 1'(( existence Il est saisie d'emblée par Schelling comme (( pro-cession hors de soi-même », auto-manifestation et accession à soi-même en cette auto-manifestation, et, grâce à cet advenir, comme Il être-chez-soi )) (bei-sich) et ainsi Il être-en-soi )) (in sich), être soi. Dieu en tant qu'existence, c'est-à-dire le Dieu exis­tant, est le Dieu qui est en soi-même historique. L'existence

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Interprétation de la partie prz'ncipale 191

signifie toujours pour Schelling l'étant dans la mesure où il est auprès-de-soi-même, chez-soi, Mais seul peut être chez soi celui qui est sorti de soi-même et qui demeure toujours d'une certaine façon hors de soi-même. Seul l'étant qui est sorti de soi, qui a assumé cet être-hors-de-soi, et qui ainsi est revenu chez soi, a en quelque sorte « absous Il, achevé l'his­toire immanente à son être (Seyn); il est donc « absolu Il.

(132) Dieu, en tant que l'Existant, est le Dieu absolu, ou encore le Dieu en tant qu'il est devenu lui-même; en un mot: Dieu­même. Dieu envisagé comme fondement de son existence n' « est Il pas encore à proprement parler Dieu tel qu'en lui­même : Ipse. Et cependant Dieu « est » son fond. Certes le fond est quelque chose de distinct de Dieu, mais il n'est pas cependant (1 en dehors Il de Dieu. Le fond en Dieu est en Dieu ce qui n' « est » pas véritablement Dieu lui-même, mais ce qui lui est précisément fondement de son ipséité, de son être­soi. Schelling nomme ce fondement, ce fond, la « nature Il en Dieu.

Les propositions décisives par lesquelles commence Schel­ling devraient ainsi avoir trouvé une première élucidation :

« Comme il n'y a rien qui soit antérieur ou extérieur à Dieu, il faut donc qu'il ait en lui-même le fondement de son exis­tence. C'est ce qu'affirment tous les philosophes; mais ils parlent de ce fondement comme d'un simple concept, au lieu d'en faire quelque chose de réel et d'effectif. Ce fondement de son existence, que Dieu a en lui-même, n'est pas Dieu considéré absolument, c'est-à-dire Dieu en tant qu'il existe; car il est seulement ce qui fait le fond de son existence, il est la nature en Dieu; un être (Wesen) sans doute inséparable de lui, mais cependant distinct» (p. 357 sq.; cf. p. 375).

Nous apercevons déjà ici comment l'identité, en tant que coappartenance, s'éclaire et s'approfondit maintenant, au sens de la conjonction en une unité supérieure de ce qui a été disjoint; fond et existence ne sont pas deux pièces constitu­tives, à partir desquelles cette « chose Il dénommée Dieu serait ensuite composée, mais fond et existence nomment de façon directrice les lois essentielles de la genèse et du devenir divin en son être-dieu. C'est pourquoi la fonnulation cou­rante de cet être, le « est 1) doit toujours s'entendre « dialec­tiquement Il.

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192 Schelling

Vu l'importance de ce passage, rappelons encore une fois brièvement les idées principales : nous avons commencé à expliquer la première section de la recherche qui forme le centre du traité sur la liberté. Elle en constitue le seuil; celui qui parvient à le franchir voit s'ouvrir devant lui comme de soi-même tout ce qui suit.

Nous interprétons cette recherche centrale comme une métaphysique du mal, dont la visée est elle-même métaphy­sique. Ce qui doit s'entendre ainsi: la question de l'essence et de la réalité effective du mal pose le fondement de la question de l'être en général; elle est position-de-fond, dans la mesure où elle oblige à approfondir le sens de ce qui était tenu jus­qu'ici pour fondement, à radicaliser la fondation. Savoir jusqu'à quel point Schelling et l'idéalisme allemand en géné­ral ont eu clairement conscience de cette démarche fonda­tive qui est constitutive de la métaphysique elle-même, c'est là pour le moment une question secondaire.

La question du mal fait partie des questions décisives du traité sur la liberté, parce que l'essence de la liberté humaine est conçue comme le pouvoir du bien et du mal. Le mal est une modalité de l'être-libre de l'homme. Schelling cherche à

(133) concevoir le mal au sein du système de la liberté; mais il ne veut pas pour autant d'un système qui soit celui de l'auto­déchirement de la raison. Ce qu'il cherche d'abord et avant tout, c'est à sauvegarder le système, ce n'est qu'ensuite qu'il lui faut chercher aussi à y ajuster un concept adéquat du mal.

Mais cela ne suffit pas encore à saisir ce qui carac­térise en propre la démarche de pensée de Schelling, car Schelling ne pense pas en termes de « concepts », il pense forces, il pense en vue de positions-de-volonté, il pense au sein du conflit des puissances (Miichte), pour lesquelles aucune possibilité de compromis ne peut jam;;tis être trouvée grâce à un quelconque procédé conceptuel.

C'est pourquoi la théologie métaphysique qui se déploie ici est complètement étrangère à toute analyse formelle qui s'attacherait aux déterminations d'un concept dogmatique­ment fixé de Dieu.

La première section doit montrer la possibilité intrin­sèque du mal, c'est-à-dire les conditions qui font du mal ce qu'il est en son essence. La tâche est donc clairement définie

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Interprétation de la partie principale 193

et la démarche peut paraître simple. Schelling en donne d'ailleurs une présentation extérieure qui peut susciter cette impression. Suivons d'abord cette apparence, même si elle est illusoire et extérieure.

Extérieurement la démarche se présente ainsi

Il faut nécessairement que le mal, s'il ne doit pas être purement et simplement rien, soit un étant. Mais qu'est-ce qui appartient en propre à tout étant? Réponse: un fond et une existence. Il s'agit donc d' « élucider )) d'abord ce join­toiement ontologique, et ensuite d' « appliquer )) le concept qui aura été ainsi éclairci à la question de l'essence du mal.

Et de fait, Schelling commence sa « considération )), en évoquant cette différence :

- Fond: le soubassement, l'assise fondamentale; non pas le fond au sens du fondement logique, à quoi répondrait conceptuelle ment la conséquence logique.

- Existence: l'existant, entendu comme ce qui s'expose­hors-de-soi-même, ce qui pro-cède hors de soi, ce qui se manifeste; c'est au sein de l'existence, et en tant qu'existant, que l'étant advient à soi-même; en existant, l'étant est lui­même - ipse -, il est celui qu'il est. Être-soi, cela signifie selon l'interprétation idéaliste : être un « Je)), un Moi à titre de sujet. C'est pourquoi Schelling lui aussi entend toujours par existence le « sujet)) de l'existence (l, VIII, p. 164).

Il suffit de songer à ce dernier point pour apercevoir le bouleversement complet qui s'est accompli ici par rapport à la façon grecque de penser. L'v71oKdI-lEVov, c'est ce qui est sous-jacent, l'assise fondamentale, le fond au sens de Schel­ling. La traduction latine dit : subjectum. Mais ce sujet est devenu depuis Descartes le Moi, en sorte que Schelling est maintenant conduit à opposer l'v71oKdI-lEVOV au sujet.

Mais cette distinction: fond - existence, n'est pas non plus une distinction pure et simple, c'est au contraire une dis­tinction « identique )), dans laquelle chaque terme est en lui­même rapporté à l'autre.

(134) Cela est également vrai de toutes les distinctions capitales que la philosophie de l'Identité a reprises à son compte :

Nature Esprit Non-Moi - Moi

d

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194

Réal Objet Être Chose « Fond»

- Idéal Sujet Étant Raison

Schelling

« Existence )).

L'élucidation de la distinction Première considération: depuis longtemps Dieu est nommé

causa sui. L'étant suprême doit assumer en lui la genèse la plus difficile et le devenir le plus important, il doit être en lui-même un Dieu historique.

Le fond en Dieu et Dieu lui-même sont distingués et s'appartiennent l'un à l'autre au sein même de cette distinc­tion.

Le fond en Dieu, c'est cela que Dieu n'est pas en tant que soi-même, et ce qui pourtant n'est pas en dehors de lui.

Le « est)) doit être compris « dialectiquement )). Nous avons ici, comme dans tout ce qui suit, constamment

l'occasion de concevoir le « est)) au sens de l'identité bien comprise. « Lui)) (le fond) « est)) la nature en Dieu; « est )), cela ne signifie donc pas simplement: qui a la propriété ou la fonction, mais cela signifie que « Lui )) - avec une majus­cule -, c'est-à-dire Dieu en tant que fond, assume le déploiement de son essence dans la modalité de la nature, ce qui contribue à la constitution de l'être (Seyn) de Dieu. « Lui (le fond) est la nature en Dieu.)) Cependant, nous lisons également à la fin de la même page: « .•. mais Dieu n'en est pas moins aussi le prius du fond )).

Schelling écrit (même page) : « ... et tout ce qui se trouve par-delà l'être absolu de l'iden­

tité absolue constitue donc la nature en général. ))

« Nature)) ne signifie donc pas encore ici ce que nous autres hommes, et nous seuls, nous expérimentons immédiate­ment comme la « nature )), mais cela renvoie à une détermi­nation métaphysique de l'étant en général, et désigne ce qui appartient à l'étant à titre d'assise fondamentale, c'est-à-dire ce qui ne concerne pas à proprement parler l'être-soi <la « séité )) >, mais ce qui demeure toujours distinct de celui-ci.

Cependant même si nous suivons désormais l'indication schellingienne nous invitant à penser toujours dialectique-

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(135)

Interprétation de la partie principale 195

ment le « est Il, les difficultés liées à cette première élucida­tion du jointoiement ontologique ne disparaissent pas pour autant. L'élucidation s'accomplit à travers un retour à Dieu. Cette référence à ce qui est, en son essence comme en son existence, obscur, voire le plus obscur, est censée faire la lumière. En face d'l,me pareille élucidation, nous sommes réticents, surtout quand vient s'ajouter à cette démarche qui revient de l'ontologique au théologique encore un autre sujet d'étonnement, comme c'est ici le cas. En effet ce qui est censé faire comprendre et élucider la distinction (fond­existence) doit en outre être pensé selon une modalité déconcertante pour la pensée commune. Ce qui nous est demandé en réalité, ce n'est pas seulement de revenir jus­qu'à Dieu, mais encore de penser Dieu de façon plus ori­ginelle.

Singulière conception de l'élucidation! Sans doute. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il nous faut d'abord méditer à fond ces difficultés évidentes afin de parvenir à dégager ce qui en vérité se tient à l'arrière-plan de cette apparente pro­cédure d'élucidation.

c) La genèse de Dieu et du créé. Temporalité, mobilité et être.

L'être de Dieu est un advenir-à-soi-même à partir de soi­même. Ici la pensée commune découvre aussitôt deux diffi­cultés apparemment insurmontables: 10 Un Dieu en devenir n'est pas un Dieu, mais un être fini; 20 Si Dieu provient de son fond et qu'il ne pose ce fond lui-même, comme tel, que dans la mesure où il s'en est détaché en s'y opposant, il y a là subrepticement un passage et une transformation de ce qui est produit en ce qui, de son côté, produit d'abord ce dont il est lui-même le produit. C'est là, à tous égards, un (( cercle Il. Or un cercle constitue une contradiction pour la pensée, et la contradiction entraîne la destruction de toute pensabilité. Ces deux difficultés s'enracinent en un mode de penser unila­téral, qui ne parvient pas à penser conjointement ce qui est distinct et ce qui est différent.

Le (( devenir)) est, d'après son concept formel, le passage de ce qui n'est pas encore à ce qui est. Dans la mesure où

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196 Schelling

apparaît ici un (1 ne ... pas Il, on peut constater dans le deve­nir un manque, et par conséquent une certaine finité. D'une manière purement formelle, et sans même prendre en vue l'affaire en question, cela est exact (cf. l, VII, p. 403-404). Mais on oublie alors de poser la question de savoir si ce Il ne ... pas li, c'est-à-dire le fait que le fond ne soit pas encore existant, n'est pas ce qui finalement rend précisé­ment possible - et de façon positive - l'existence, si le (( ne-pas-encore Il n' Il est Il pas justement lui-même ce hors de quoi pro-cède ce qui pro-cède-de-soi-même. On oublie de considérer que dans ce devenir, ce qui devient est déjà présent dans le fond en tant que fond. Le devenir n'est pas un simple abandon du fond, et pas davantage l'anéantisse­ment de celui-ci, c'est plutôt l'inverse : seul ce qui existe - l'existant - permet au fond d'être son fond, <il fait fond sur lui>. Le devenir n'est pas simplement quelque chose de préalable à l'être et qui serait ensuite laissé de côté, comme il en est par exemple du devenir d'une chaussure, où le pro­cessus de production demeure extérieur au produit (( fini )), lequel ne devient précisément fini que quand il se détache de ce domaine qu'est le procès. Au contraire quand il s'agit du devenir de Dieu, c'est-à-dire d'un devenir qui n'est pas celui d'une chose, la genèse, en tant qu'explicitation de la

(136) plénitude de l'essence, est impliquée dans l'être, à titre de composante essentielle de celui-ci.

Nous sommes accoutumés, non seulement à (( mesurer )), mais encore à suivre tout processus et toute genèse en pre­nant pour fil conducteur le temps. Or il n'est pas possible de se représenter comme un devenir (( temporel )), au sens ordi­naire du terme, le devenir de Dieu, dans la mesure où ce devenir est sous-jacent à Dieu lui-même en tant qu'existant. C'est d'ailleurs pour cette raison que l'on attribue d'habitude à Dieu et à son être l'éternité. Mais qu'appelle-t-on I( éter­nité Il? Comment faut-il la formuler et la concevoir? Le deve­nir de Dieu ne se laisse pas sérier en différentes périodes selon la succession du Il temps)) vulgaire, car dans ce devenir tout est (( contemporain Il; mais la contemporanéité ne signi­fie pas ici que le passé et le futur perdent leur essence pour se convertir et Il passer Il en un pur présent. Au contraire, la contemporanéité originelle consiste en ceci que l'avoir-été et l'être-à-venir se maintiennent, qu'ils se rejoignent

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Interprétation de la partie principale 197

co-originellement à l'être-présent jusqu'à coïncider dans la plénitude essentielle du temps lui-même. C'est cette coïncidence (SchlagJ de la temporalité authentique, cet ins­tant qui « est Il l'essence de l'éternité, et non pas le présent simplement immobile et se maintenant dans cette immobi­lité, le nunc stans. I:,'éternité ne se laisse penser véritable­ment, c'est-à-dire poétiquement, que si nous la concevons comme la temporalité la plus originaire, c'est-à-dire à l'op­posé du sens commun qui se dit: « l'éternité, c'est le contraire de la temporalité; il faut donc, pour concevoir l'éternité, faire abstraction de tout ce qui est temporel. Il Ce à quoi aboutit un tel procédé, ce n'est pas à un concept de l'éter­nité, mais tout simplement à un concept mal compris et à demi pensé d'un semblant de temps.

Le devenir de Dieu, en tant qu'il est l'Éternel, constitue une contradiction pour la pensée commune. Et cela est tout à fait normal; car cette contradiction est l'indice du règne d'un être plus originel, dans lequel l'avant et l'après du temps des chronomètres n'ont plus de sens. Il n'est donc pas nécessaire ici que ce qui précède - le fond - soit aussi ce qui est supérieur et premier, mais à l'inverse, le supérieur peut très bien être « ultérieur Il. Ce qui est antérieur de par son essence n'est pas nécessairement plus haut, et ce qui est plus haut ne devient pas inférieur parce qu'il est der­nier. La « priorité Il de l'un et la « supériorité Il de l'autre ne s'excluent pas, dans la mesure où il n'y a ici ni premier ni dernier: tous sont ensemble. Et cet « être-ensemble Il (d'un seul coup - zumal) n'est pas non plus la contraction de la succession propre au temps vulgaire en un maintenant immensément gonflé; c'est l'unicité à chaque fois singulière de la plénitude inépuisable de la temporalité elle-même. C'est dans l'unité de cette mobilité originaire qu'il faut concevoir « le fond et l'existence Il. Ce qui est originel, c'est l'unité de leur circularité, et nous ne devons pas extraire de ce cercle

(137) ces deux déterminations pour les fixer, et pour opposer l'un à l'autre, selon une démarche de pensée apparemment « logique )), ce qui a été ainsi fixé. Car dans ce cas la contra­diction apparaît inéluctable; mais la provenance de cette contradiction est encore plus digne de question que son apparence.

Le fond est en soi ce qui porte et ce qui reprend, en le rat-

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198 Schelling

tachant à soi, ce qui pro-cède de lui. Et l'existence, en tant que pro-cession-hors-de-soi-même, est ce qui s'enfonce soi­même comme tel en son fond, et par là le fonde expressément comme son fond.

Fond et existence appartiennent l'un à l'autre; c'est cette coappartenance qui rend d'abord possible leur scission et ce discord destiné à se transformer en un accord plus élevé. Deux dimensions surgissent donc dans l'essence de l' « être Il (Wesen), dans la constitution ontologique de l'étant, telle qu'elle s'annonce dans les concepts de fond et d'existence: d'abord celle de la temporalité originaire du devenir, et ensuite, au sein même de celle-ci, et nécessairement impli­quée en elle, la dimension du dépassement de soi ou de la chute en deçà de soi-même. Ces mobilités font partie du flux inhérent au déploiement essentiel de l'être; mais cela à la seule condition que nous nous gardions d'emblée de faire de l'être-subsistant et de l'être-disponible des choses la seule et l'unique mesure de la détermination ontologique. Nous ne sommes préservés de cette tendance, presque impossible à extirper, que si nous nous interrogeons à temps sur le mode d'être de la chose, et si nous le cernons dans sa spécificité.

C'est dans le droit fil de cette connexion essentielle du fond et de l'existence qu'il faut chercher la possibilité du mal en son essence, et par suite l'esquisse de sa structure ontolo­gique. C'est à cette seule condition qu'il devient possible de comprendre pourquoi et comment le mal est fondé en Dieu, sans que Dieu soit pour autant la « cause» du mal (cf. l, VII, p. 375 et 399). Schelling écrit (p. 358, infine) :

« Dieu possède en lui un fondement ultime de son existence, qui le précède en tant qu'existant; mais Dieu n'en est pas moins aussi le prius du fond, dans la mesure où le fond lui­même, comme tel, ne saurait être, si Dieu n'existait pas actu. »

Au milieu de ce même paragraphe, Schelling propose à titre d'explication un équivalent des déterminations du fond et de l'existence dans leur rapport réciproque :

« Ce rapport peut être illustré analogiquement par celui qui existe dans la nature entre la pesanteur et la lumière. »

Au fond correspond la pesanteur, à l'existence correspond la lumière. Gravité et lumière appartiennent au domaine

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Interprétation de la partie principale 199

de la « nature ». Or justement gravité et lumière, ainsi que leur rapport réciproque, ne sont pas pour Schelling une simple métaphore, mais la gravité et la lumière « sont Il, dans leur rapport ontologique et essentiel, ce qui, au sein de la nature créée, porte une empreinte déterminée de l'ajoin­tement constitutif de l'être lui-même, du jointoiement: fond

(138) - existence. La gravité est ce qui pèse, ce qui attire, ce qui contracte, et qui se retire et se réfugie en cette contrac­tion elle-même. La lumière est le lumineux (das Lichte) , l'illumination qui se déploie et se diffuse. Mais le lumineux est toujours la lumination (Lichtung) qui ouvre en clairière ce qui est entrelacé en soi-même, ramassé sur soi, renfermé et obscur. Ce qui doit être éclairci précède donc la lumière comme ce qui lui est fond, hors duquel elle surgit pour être elle-même lumineuse. Quand Schelling nomme (( explication par analogie » sa référence au rapport de la gravité et de la lumière, cela ne signifie donc pas qu'il s'agit uniquement ici d'une illustration métaphorique, car ce qui est visé dans cette analogie, c'est la comparaison, tout à fait fondée, d'un degré de l'être avec un autre - degrés qui sont tous deux identiques au sein de l'essence de l'être, et qui ne diffèrent que par leur (( exposant Il.

On sait que l'homme, chaque fois qu'il médite sur l'étant, rencontre depuis toujours le clair et l'obscur, le jour et la nuit comme des puissances (Miichte) essentielles, et non pas comme de simples (( images ». Nous savons en particulier que la lumière, à titre de condition de la vue et de l'accès aux choses, est devenue déterminante pour l'interprétation de la connaissance et du savoir en général. Le lumen natu­raie, la lumière naturelle de la raison est cette clarté au sein de laquelle l'étant se présente à l'homme conformé­ment à son essence. Nous savons enfin que dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, dans cette période de transition conduisant au XIXe siècle, l'interrogation portant sur la nature s'est reportée en arrière jusqu'à un fondement plus originel, et que de nouvelles perspectives se sont ainsi ouvertes, dans lesquelles les phénomènes fondamentaux de la gravité et de la lumière jouent un rôle particulier. Nous autres, aujour­d'hui, nous n'avons en général plus d'yeux pour suivre jus­qu'au bout cette perspective ouverte sur la nature. On nomme ce questionnement en quête de la nature: (( Naturphilosophie

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romantique)), et l'on emploie ces termes avec l'arrière­pensée que tout cela est en vérité un non-sens. En vérité, c'est-à-dire dans l'optique de tout ce dont la physique et la chimie contemporaines sont capables. Leur pouvoir est sans aucun doute immense, et il faut bien se garder ici de le sous-estimer, mais c'est pourquoi il faut aussi en aperce­voir d'autant plus clairement les limites: ce qui n'est pas du ressort de la physique et de la chimie contemporaines, ce qui ne sera jamais du ressort des sciences modernes de la nature en général et comme telles, c'est de s'établir en un site - ou même seulement de fournir le site - qui permette de décider de la question de savoir si cette « Naturphilosophie romantique Il est ou non un non-sens. Or c'est cela justement qui demeure encore en question; ce n'est point ici le lieu de s'y engager. Que cette mise en garde suffise pour que nous ne rejetions pas comme absurdes les perspectives ouvertes par la Naturphilosophie, sur la base de la supériorité apparente de nos possibilités techniques de transformations, et pour que nous ne falsifiions pas jusqu'à en faire de simples « métaphores poétiques)) des considérations qui ont trait à la teneur essentielle des choses. Et quand bien même tout cela ne serait que « métaphores )), l'usage poétique des méta­phores dans la langue des sciences exactes de la nature d'aujourd'hui n'est pas moins important que par le passé, il est surtout beaucoup plus grossier, rigide et fortuit. Il serait d'ailleurs tout aussi funeste de vouloir s'élancer précipitam-

(139) ment dans une Naturphilosophie plus matinale, pour laquelle les positions fondamentales, conceptuelles et existentielles, nous font aujourd'hui entièrement défaut, que de prétendre s'en tenir obstinément à la forme actuelle de la science de la nature, comme s'il s'agissait là de quelque chose d'intempo­rel. Un virage, quand il est nécessaire, n'advient qu'à condi­tion que ce qui nous domine se transforme de soi-même. Pour cela il faut tout d'abord dominer soi-même ce qui nous domine, c'est-à-dire qu'il faut apprendre à se tenir en son centre pour du même coup aller au-delà. Telle est l'essence du passage (Übergang); les époques de transition sont les époques historialement décisives.

La première élucidation de la différence du fond et de l'existence, telle qu'elle se présente en un étant singulier, à

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Interprétation de la partie principale 201

savoir eu égard à l'être de Dieu, est complétée par une seconde considération qui prend en vue les choses (p. 358 sq.).

« La considération qui part des choses nous conduit à la même distinction. »

Mais nous devons ici songer aussitôt que les choses, dans la mesure où elles sont, sont d'une certaine façon en Dieu, et que cet être-en-Dieu se détermine à son tour lui aussi à partir de l'essence de l'être divin, dans la mesure où c'est Dieu qui est tout. Il ne faut donc pas interpréter cet éclaircissement de la différence du fond et de l'existence, tel qu'il prend son point de départ dans les choses, comme si les choses se laissaient considérer pour elles-mêmes, et comme s'il était immédiate­ment possible de mettre au jour en elles ce jointoiement onto­logique. Considérer les choses en leur être, cela signifie bien plutôt: les questionner dans leur rapport à Dieu. C'est pour­quoi ce deuxième éclaircissement nous reconduit une nouvelle fois dans le même domaine <théologique>, mais ceci de telle façon que pour répondre à l'affaire en question, 1'« éclair­cissement» du jointoiement de l'être des choses se trans­forme subitement en une exposition du devenir des choses à partir de Dieu, bref, en un projet métaphysique du pro­cessus de la création.

Là encore, et là peut-être encore davantage, nous sommes tout prêts à céder aux doutes qui déjà nous assaillent. Et nous devons d'autant moins les éluder que tout doit néces­sairement converger en une mise en doute radicale de toute la démarche de Schelling. Avant de poursuivre l'étude du second éclaircissement du jointoiement ontologique, il faut tirer au clair ce dernier point. Ce qui est simplement « nouveau» est en soi aussi contestable que ce qui est pure­ment et simplement « ancien )).

Nous ferions bien ici encore de nous attacher tout d'abord à comprendre la direction dans laquelle s'engage la pensée de Schelling. Nous savons grâce à l' « introduction )) que la question du rapport des choses à Dieu se range sous la rubrique de (( panthéisme )), et que le concept formel de pan­théisme a été déterminé jusqu'ici par la représentation de l' « immanence )). On a même vu, à l'occasion de la critique du spinozisme, que son erreur résidait en ceci, qu'il comprend

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202 Schelling

comme une chose, de façon chosique, ce qui est posé comme (140) étant en Dieu. Sous le nom de chose, ce qui est ici visé, c'est

donc l'étant à la façon du corps matériel inanimé. Nous pouvons cependant continuer à parler de l'être-en-Dieu des choses, si seulement nous ne déterminons pas exclusivement et en premier lieu la choséité des choses en fonction des choses corporelles.

Mais même dans l'hypothèse où nous comprendrions la choséité des choses au sens d'un « réalisme supérieur Il, la doctrine de l'immanence comporterait encore en elle-même une difficulté qui conduit - comme le fait maintenant Schel­ling - « à écarter complètement le concept d'immanence Il.

Pourquoi cela? Parce que dans le concept de « manence Il

(manere) - demeurer - on trouve, quand aucune autre détermination ne vient s'y ajouter pour le modifier, la repré­sentation d'un être simplement subsistant, d'une présenteté insistante. L'immanence conduit par conséquent à la repré­sentation d'une « compréhension inerte des choses en Dieu Il, à la façon dont une robe est suspendue dans une armoire. Au contraire, le seul concept qui soit conforme à l'être des choses, c'est le concept de « devenir Il. Cela résulte manifestement et nécessairement de ce qui vient d'être dit de l'essence de Dieu. Là aussi il était question d'un « devenir Il. Si les choses ont en Dieu leur être, et en ce sens sont divines, leur être ne peut se concevoir lui aussi que comme devenir. Mais les choses en leur essence ne forment pas avec Dieu une identité indifférenciée, elles sont distinctes de lui, et dans la mesure où elles sont distinctes de lui qui est l'infini, elles s'en distinguent nécessairement de manière infinie - leur être ne peut donc pas se maintenir au sein de ce devenir dans la mesure où il est éternité. Les choses ne peuvent pas devenir en Dieu, dans la mesure où Dieu - l'existant - est purement et simplement Lui-même, elles ne peuvent, puisqu'elles sont effectivement divines, devenir Il en Il Dieu, que dans la mesure où elles deviennent au sein de ce qui en Dieu lui-même n'est pas Lui­même : tel est le fond en Dieu. Ce qui est fond en Dieu reçoit maintenant, grâce à cette « considération Il, une nouvelle détermination : il est ce en quoi les choses sont pour autant qu'elles en proviennent.

Comment comprendre? Pour ce faire, il est nécessaire de penser plus distinctement l'essence de Dieu, à savoir Dieu

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Interprétation de la partie principale 203

dans la mesure où il n'est pas Lui-même, c'est-à-dire Dieu dans la mesure où il est fondement de soi-même, le Dieu qui est véritablement primordial, celui qui se tient encore tout entier en son fond, le Dieu qui n'est pas encore sorti de lui-même pour s'avancer jusqu'à soi-même. Ce « ne-pas­encore Il qu'est le fond ne disparaît pas après que Dieu est parvenu à exister, et il n'est pas rejeté comme un pur et simple « ne-plus» : le « pas-encore Il demeure, puisqu'il s'agit ici d'un devenir éternel; l'éternel passé de lui-même demeure en Dieu, il fait fond en lui. Il faut entendre ici 1'« après-que Il et le « sitôt-que Il en un sens éternel. Toute l'audace de la pensée schellingienne se fait jour ici; mais il ne s'agit pas là d'un vain jeu de pensée qui serait le fait d'un solitaire exalté, il s'agit tout simplement de la reprise et de l'accomplissement d'une démarche de pensée qui surgit tout d'abord avec Maître Eckhart et qui trouve chez Jacob Boehme un développement sans précédent. Mais quand on évoque cette filiation, c'est généralement pour s'emparer

(141) aussitôt de formules passe-partout, en parlant de « mys­tique Il ou de « théosophie ». Assurément on peut nommer les choses ainsi, mais avec cela, en regard de ce qui a réellement eu lieu et de la véritable création de pensée, on n'a encore rien dit, pas plus que, quand en face de la statue d'un dieu grec, on constate de façon d'ailleurs tout à fait exacte: c'est là un bloc de marbre, - tout le reste est l'effet de l'imagina­tion de certains qui feignent de trouver ici des mystères.

Schelling n'est pas un « mystique Il au sens où l'on emploie alors ce terme, c'est-à-dire en vue de désigner un esprit confus qui aime à perdre pied dans l'obscur et qui se complaît dans les faux-semblants.

Schelling sait très clairement, même quand il expose la manière dont Dieu est au tout premier commencement en son éternel passé, comment il lui faut procéder, et il sait aussi qu'il ne peut pas procéder autrement. Nous devons nécessai­rement, dit Schelling, « rapprocher Il de nous, c'est-à-dire « humaniser Il cet être qu'est le fond en Dieu (p. 359).

Et Schelling prononce ici le mot que nous avions déjà depuis longtemps sur le bout de la langue à propos de la démarche de pensée qui a été suivie jusqu'ici: tout ce projet dans l'espace duquel s'ouvrent l'être divin et l'être en géné­ral, se développe en partant de l'homme; Dieu n'est ici qu'une

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204 Schelling

figure sublimée de l'homme. La popqnj de l'œv(}pwnor; est modifiée, et le résultat de cette modification se fait passer pour quelque chose de tout autre. Un tel procédé se nomme « savamment)) « anthropomorphisme)). Point n'est besoin d'un regard très perspicace pour déceler à chaque pas de la recherche principale de Schelling un tel « anthropomor­phisme )). Quand un semblable procédé se présente aussi évi­demment, on a également vite fait de le condamner. Une telle humanisation de Dieu et des choses en général, c'est là, dit-on, le contraire même d'une connaissance véritablement « objective ", cela est donc sans valeur; c'est peut-être une connaissance pleine d'âme, mais sa séduction est d'autant plus dangereuse pour une pensée rigoureuse et exacte­il faut donc la rejeter. Ces attaques dirigées contre l'anthro­pomorphisme se donnent un air très « critique Il, et elles prétendent à la supériorité et au tranchant d'un jugement purement objectif, porté en toute connaissance de cause. Mais quand le soupçon d'anthropomorphisme non critique et irréaliste s'est porté, ne serait-ce qu'une fois, sur le cours d'une pensée, il est ensuite souvent difficile de la considérer sérieusement dans toute sa teneur. Or il n'est pas surprenant qu'un tel soupçon se soit immédiatement élevé contre le traité de Schelling.

Essayons cependant à présent de prendre au moins tout d'abord connaissance de la suite de la « considération)) de Schelling. Car c'est à ce moment-là seulement que nous aurons une vue suffisante de ce contre quoi s'élève ce doute majeur qui a trait à l'anthropomorphisme. Nous laissons donc pour l'instant cette suspicion d'anthropomorphisme peser sur la recherche, et nous essayons à présent de comprendre la démarche de la première section dans son ensemble.

(142) d) Le jointoiement de l'être en Dieu.

Jusqu'ici nous nous en sommes tenus à la forme exté­rieure de l'exposition, telle que Schelling lui-même l'a choisie: l'éclaircissement du jointoiement de l'être selon deux pers­pectives différentes: Dieu et les choses. Mais n'oublions pas

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Interprétation de la partie principale 205

qu'il s'agit en vérité de mettre en lumière et d'exhiber la possi­bilité interne du mal. La distinction qui vient d'être établie est tout entière au service de cette tâche, et ce que Schelling nomme l'" élucidation Il de cette distinction constitue déjà par soi-même une mise au jour de cette possibilité interne du mal. La distinction: n'est donc nullement un instrument conceptuel purement extérieur au moyen duquel s'effectue­rait cette monstration, mais c'est la possibilité interne du mal elle-même qui se fonde sur ce jointoiement ontologique. C'est pourquoi l'établissement de la possibilisation du mal selon sa possibilité interne a maintenant pour tâche de mon­trer comment les conditions de possibilité du mal sont préci­sément satisfaites dans la mesure où, au cœur de l'étant, ce jointoiement ontologique se déploie en présence. Et ce n'est certes pas un hasard si la forme extérieure, mais aussi la configuration interne de cette première partie fondamen­tale sont demeurées très imparfaites, car c'est ici qu'il convient de faire face à la tâche la plus difficile. Ce qui a été traité jusqu'à présent, sous l'aspect extérieur d'un premier éclaircissement du jointoiement ontologique, est en effet - au moins dans sa composition - encore relativement facile à pénétrer du regard. Les véritables difficultés - même en fai­sant complètement abstraction de notre perplexité relati­vement à l'anthropomorphisme - commencent ici, quand il s'agit de prendre en vue la structure et la démarche du texte (p. 359 sq.).

Si nous voulons y parvenir, commençons déjà par nous libérer de la forme que revêt extérieurement l'exposé schel­lingien, et essayons de nous engager au cœur du mouvement de cette « considération )). Là encore nous ne pourrons réus­sir que si nous gardons en vue le but qui est visé, et si nous embrassons du regard tout ce qui est requis pour l'atteindre. Essayons donc à présent, et dans cette optique, de mettre tout d'abord au jour la teneur centrale de l'ensemble de cette première section; nous chercherons ensuite à suivre la démarche dans son détail.

Il s'agit de montrer quelles sont les conditions de possi­bilité interne du mal. Montrer ici consiste en réalité à ouvrir en projet et à construire la structure essentielle du mal. Le mal est pour nous - d'après son concept général, et à titre de thèse - une des figures possibles de la liberté humaine. Le

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mal, si véritablement il existe, se situe donc au cœur de l'homme, ou mieux encore, il est en tant qu'être-homme. La question peut donc se formuler ainsi : comment cette possi­bilité de l'être-homme est-elle possible? Derrière cette ques­tion en surgit une autre : comment l'homme est-il possihle en tant que celui-là même qu'il est? Mais l'homme passe aussi pour le sommet de la créatioQ, le point où celle-ci trouve son repos (l, VII, p. 368-369). A l'arrière-plan de la ques­tion de la possibilité de l'homme surgit la question de la pos­sibilité d'un tel être-créé, et par conséquent d'un être-créé en

(143) général. Mais à l'arrière-plan de la question de la possibilité du créé, surgit la question de la possibilité de la création, c'est-à-dire du même coup celle de sa nécessité, laquelle ne peut être qu'une liberté. La création est une auto-révélation de Dieu. Et il est capital dans ce contexte de tenir à l'écart les idées de production et de fabrication qui viennent si faci­lement au premier plan ici. Car l'auto-révélation de Dieu concerne, d'après ce qui vient d'être dit, l'essence et l'être de Dieu en tant qu'existant. Cette essence de Dieu ne peut apparaître qu'à partir de l'essence de l'être en général, en rétrocédant jusqu'au jointoiement de l'être et au statut qui fixe le déploiement essentiel selon lequel l'étant s'ajointe en lui à un autre étant. Dieu n'est véritablement lui-même qu'au titre de l'existant, c'est-à-dire quand il pro-cède hors de lui­même et ainsi se révèle. Dans la mesure où Dieu en tant que Lui-même est chez-soi, et purement par soi-même, il est volonté pure, il est esprit; car ce qui est esprit au sein de l'esprit, c'est la volonté, et ce qui est volonté au sein de la volonté, c'est l'entendement. Or l'entendement est faculté de la règle, de la loi, de l'unité qui soumet à la règle, au sens de l'unification d'un divers homogène. Cette unité organisatrice illumine de part en part l'obscur et le confus; l'entendement est la faculté de la lumination < de l'éclaircie> (Lichtung). La volonté pure de l'entendement pur est la volonté qui se veut elle-même originellement, l'esprit. Dieu, en tant qu' es­prit, est l'existant qui, comme esprit, procède hors de SOI­

même. Cependant « chaque être ne peut se révéler qu'en son

contraire l) (1, VII, p. 373); il faut donc qu'il y ait un autre être qui ne soit pas Dieu en tant que Lui-même, et qui cepen­dant renferme en soi la possibilité que Dieu se révèle soi-

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Interprétation de la partie principale 207

même en lui. Il faut donc qu'il y ait quelque chose de tel qu'il ré-suite du centre le plus intime de Dieu, et qui soit, selon une modalité propre, esprit, tout en demeurant un être particulier en tout point distinct et séparé de Dieu. Or l'homme est cet étant. Il faut nécessairement que l'homme soit afin que Dieu puisse se révéler. Que serait un Dieu sans l'homme? La forme absolue de l'ennui absolu. Que serait un homme sans le Dieu? La pure démence sous la figure de l'insouciance. L'homme doit être afin que le Dieu « existe )). Ce qui signifie, énoncé dans toute sa généralité et de façon principielle, qu'il faut que certaines conditions déterminées soient remplies - conformément à l'essence de l'être et à l'essence de Dieu - pour que le Dieu soit possible en tant qu'esprit existant, c'est-à-dire pour que l'homme soit pos­sible. Ce qui revient à dire que les conditions de possibilité de la révélation du Dieu existant sont en même temps les conditions de possibilité du pouvoir d'accomplir le bien et le mal, c'est-à-dire de cette liberté en laquelle, et au titre de laquelle, l'homme advient en présence.

Établir la possibilité du mal, cela implique donc de mon­trer jusqu'à quel point il est nécessaire que l'homme soit, et de montrer ce que signifie le fait que l'homme soit. Dès lors il est clair que le fondement du mal n'est rien de moins que

(144) le fondement même de l'être-homme. Or celui-ci doit résider au sein même du centre le plus intime de Dieu. Le fondement du mal est donc quelque chose d'éminemment positif. Et par conséquent le mal lui-même ne peut rien être de négatif. Il faut même aller encore plus loin, car il ne suffit pas de mettre l'accent sur un quelconque élément positif dans le mal, et de le concevoir par exemple comme ce qui est fini en compa­raison de l'infini. La finité, considérée en elle-même, n'est pas encore le mal, et surtout pas si nous concevons uniquement la finité comme le fait d'être borné, comme un simple « pas plus loin Il, ou encore comme le fait de s'arrêter quelque part, par analogie à la délimitation d'une chose corporelle que l'on peut toujours faire ressortir pour elle-même. Le principe du mal doit être recherché encore plus haut, en ce qui est spiri­tuel. Car le mal lui-même est spirituel, il est même « à certains égards le spirituelle plus pur, car il mène la guerre la plus acharnée contre tout ce qui est être (Seyn) et il tendrait même

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à renverser ce qui fait le fond de la création Il (Stuttg. Privat­Vorlesungen, 1810; l, VII, p. 468).

Quand il s'agit de porter un jugement sur le mal, nous sommes ou bien trop rapides et superficiels, ou bien trop accommodants, dans la mesure où nous le considérons tou­jours simplement comme un manque, et tout au plus, à la rigueur, comme un dérèglement pur et simple, un désordre lié à la grossièreté et à la laideur, de même que nous mécon­naissons aussi beaucoup trop facilement l'erreur, et que nous la sous-estimons en la tenant pour une simple privation de vérité. Or l'erreur n'est pas un défaut d'esprit, elle est une perversion de l'esprit. C'est pourquoi l'erreur peut être suprêmement spirituelle et demeurer cependant une erreur. Schelling écrit en ce sens :

« Celui qui est tant soit peu familier des mystères du mal (car on doit l'ignorer dans son cœur, mais non pas dans sa tête), celui-là sait que la plus haute corruption est en même temps la plus spirituelle, et qu'avec elle disparaît finalement tout ce qui est naturel, même la sensibilité et jusqu'au plaisir lui-même, que celui-ci se change en cruauté et que le mal démoniaque et diabolique est encore plus étranger à la jouissance que le bien. Si donc l'erreur et la méchanceté sont toutes deux spirituelles et proviennent de l'esprit, celui-ci ne peut absolument pas être le Plus-Haut 1)

(ibid., l, VII, p. 468).

C'est seulement si nous situons à ce niveau le lieu du ques­tionnement, et si nous concevons l'essence du mal - la méchanceté - comme esprit, que nous posséderons une ampleur de vue suffisante pour la tâche assignée, savoir traquer la possibilité interne du mal jusque dans son domaine de possibilité le plus intime.

Nous avons indiqué que cette question comportait toute une série de questions annexes, rigoureusement subordonnées, et qui toutes nous ramènent, en partant de la possibilité du mal, au jointoiement de l'être. La mise au jour de la possibili­sation de la possibilité du mal doit par conséquent, en par­tant à l'inverse du jointoiement de l'être, faire surgir cette possibilité. Nous nous attacherons à présent, et de façon plus précise, à la question de savoir comment Schelling retrace ce surgissement originel en un projet essentiel. Sur la base

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,

(145)

Interprétation de la partie principale 209

de tout ce qui a été dit jusqu'à maintenant à titre prépara­toire, il apparaît clairement que l'on ne peut déjà plus parler depuis longtemps d'un simple « éclaircissement Il de la dis­tinction du fond et de l'existence, d'un éclaircissement qui serait fondé sur la considération des choses créées. A l'in­verse, il s'agit bien plutôt de l' « éclaircissement Il, de la cla­rification et de l'élucidation du mal à l'aide du jointoiement de l'être, en faisant retour à son statut essentiel.

Mais cela ne suffit point encore. Nous savons que le mal constitue une possibilité de la liberté humaine; à travers l'éclaircissement de l'origine de la possibilité interne du mal, c'est donc la liberté humaine qu'il s'agit de faire ressortir en pleine lumière. Eu égard à ce dont nous avons traité jus­qu'ici, cela revient à dire : il faut montrer comment les dif­férents concepts de liberté entrent maintenant en jeu et par là même se transforment. Au cours de l'interprétation de l'introduction, nous avons dénombré - abstraction faite du concept de liberté qui nous sert ici de fil conducteur - six concepts différents de liberté; ceux-ci ne sont pas purement et simplement laissés de côté à la faveur du dernier concept qui a été établi, mais le point qu'ils réussissaient à toucher, tout en le comprenant et en l'accentuant de manière unilaté­rale, peut maintenant être reconduit à ses limites et situé au lieu qui lui est propre. Ce n'est qu'avec le concept authenti­quement métaphysique de la liberté que nous pouvons enfin apercevoir la connexion intime de ce que chacun des concepts énumérés ne visait qu'isolément. Dès lors, il ne s'agit plus de six concepts différents, car ceux-ci s'unissent pour ne plus former qu'un seul et unique ajointement, celui au sein duquel l'être-libre de l'homme déploie son essence. Nous sui­vrons maintenant les principales étapes de cette première section.

Il importe ici encore de se tenir au plus près du texte, sans prétendre pour autant apporter sur tous les points une clarté définitive. Et puisque la réussite d'une véritable compréhen­sion dépend surtout de ce que nous réaccomplissions pour notre propre compte le mouvement qui ouvre le projet, repre­nons une fois encore en vue, en l'exposant sous forme de thèses péremptoires, la tâche en question :

Le mal est, en tant que possibilité constitutive de l'essence de la liberté humaine, une modalité essentielle de l'être-

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homme. L'homme, en tant qu'esprit séparé de Dieu et doté par conséquent d'une volonté-propre, est cet étant en lequel Dieu, comme esprit éternel, se révèle. Cette auto-révélation de Dieu en l'homme est en soi et du même coup la création de l'homme. Or l'auto-révélation appartient à l'essence de Dieu en tant qu'existant. L'existence est l'auto-révélation origi­nelle et essentielle de Dieu en soi-même avant l'acte éternel de la création des choses. Or l'existence se réfère à ce qui en Dieu constitue ce dont il pro-cède en tant qu'existant, à ce qui est fond en Dieu. C'est donc de l'essence du fond que l'existence, l'auto-révélation en général et la création du monde en particulier, et par conséquent l'être-homme, ainsi que la possibilité du mal tirent leur véritable origine, leur « prinCIpe )).

Il faut donc que la considération de l'origine commence par esquisser l'essence de ce fond en Dieu, mais cela en

(146) gardant toujours en vue et en anticipant le devenir de la création. Cependant toute cette considération portant sur l'origine se développe à la lumière d'un concept de l'être qui a cessé de s'orienter, pour y prendre sa mesure, sur l'être simplement subsistant des choses corporelles.

« La considération qui part des choses nous conduit à la même distinction. Il faut tout d'abord écarter complètement le concept d'immanence dans la mesure où il est censé expri­mer une compréhension inerte des choses en Dieu. Nous reconnaissons au contraire que le concept de devenir est le seul qui soit adéquat à la nature des choses. Mais celles-ci ne sauraient trouver leur devenir en Dieu, considéré absolu­ment, puisqu'elles en diffèrent toto genere, ou pour parler plus exactement, puisqu'elles diffèrent infiniment de lui. Pour être distinctes de Dieu, elles doivent trouver leur devenir en un fondement différent de lui. Mais comme rien ne peut être en dehors de Dieu, la seule solution à cette contradiction, c'est que les choses aient leur fondement en ce qui en Dieu lui-même n'est pas Lui-méme a, c'est-à-dire en ce qui fait le fond de son existence. Si nous voulons rapprocher humaine­ment de nous cet être, nous pouvons dire ceci: il est le désir qu'éprouve l'éternellement Un de s'enfanter soi-même. Il n'est pas l'Un lui-même, mais il lui est cependant co-éternel. Il veut enfanter Dieu, c'est-à-dire l'Unité insondable en son fond, mais par là même l'unité n'est pas encore présente en lui. Il est donc aussi, considéré en lui-même, volonté; mais

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une volonté en laquelle il n'y a pas d'entendement, et qui, pour cette raison, n'est pas une volonté autonome et parfaite, puisque c'est l'entendement qui est à proprement parler la volonté au cœur de la volonté. C'est cependant une volonté qui veut l'entendement, à savoir un désir et un appétit de l'entendement; une volonté qui n'est pas consciente, mais qui pressent, et dont le pressentiment est l'entendement. Nous parlons de l'essence du désir considéré en soi et pour soi; c'est lui qui doit être clairement pris en vue bien qu'il ait été depuis longtemps repoussé par l'instance supérieure qui en a surgi et bien que nous ne puissions pas le saisir de façon sensible, mais seulement par la pensée et par l'esprit li (l, VII, p. 358-359).

a [note] « C'est là le seul dualisme qui soit justifié, à savoir celui qui admet en même temps une unité. Il a été question plus haut du dualisme modifié, selon lequel le mauvais prin­cipe n'est pas coordonné mais subordonné au bon principe. Il n'est pas à craindre que l'on confonde le rapport qui est ici établi avec ce dualisme où le subordonné est toujours un principe essentiellement mauvais et demeure pour cela même tout à fait inconcevable en sa provenance divine. li

Vient ensuite un passage qui n'appartient pas directement à ce mouvement de pensée et qui en tout cas l'interrompt sensiblement, surtout quand on n'a pas encore saisi l'essen­tiel. Nous le laisserons donc de côté pour le moment (fin de la page 359) : « Après l'acte éternel d'auto-révélation ... que pro­viennent d'abord les pensées lumineuses Il (p. 360, in fine).

(147) Nous reprenons avec la phrase qui forme la conclusion du mouvement de pensée principal :

« C'est donc ainsi que nous devons nous représenter le désir originel: il se tourne vers l'entendement qu'il ne connaît pas encore, tout comme nous, quand nous aspirons ardem­ment à un bien inconnu et ineffable, et il s'agite en son pres­sentiment comme la mer houleuse qui se gonfle, pareil à la matière chez Platon, en quête d'une loi obscure et incer­taine, incapable de former par soi-même quelque chose de durable. »

Ce passage, tel que nous venons de le citer et de le délimiter, a pour objet de caractériser l'essence du fond en Dieu en

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tant que Sehnsucht : « désir ». On a déjà montré comment l'établissement du jointoiement de l'être en Dieu permettait de se délivrer du contresens qui l'envisage comme un être­subsistant de proportions gigantesques, et seulement pré­sent en soi-même. L'essence de l'être divin est le devenir. En remontant jusqu'au fondement de ce devenir, on cherche à prendre en vue ce qui est en Dieu, au sens où celui-ci est co-originellement déterminé par le fond et par l'existence. L'exposé de Schelling pourrait faire croire que Dieu n'est tout d'abord envisagé que comme fond; mais Dieu est tou­jours cet être qui est déterminé par le fond et par l'existence, il est l'être-primordial (Urwesen) qui, comme tel, déploie son essence avant tout fond comme avant toute existence, c'est­à-dire en général avant toute dualité. Schelling le nomme (milieu de la page 406) le « fond primordial » (Urgrund) ou mieux le « fond-sans-fond » (Ungrund), 1'« indifférence abso­lue », dont aucune différence, pas même le jointoiement de l'être, ne peut être véritablement énoncée à titre de prédicat pertinent. L'unique prédicat de l'absolu est la (1 non-pré di­cabilité », sans que pour autant l'absolu ne devienne un pur et simple néant.

Et cependant quand on parle du fond en Dieu, on n'entend pas une « partie » de Dieu, à laquelle appartiendrait à titre de production ou de contrepartie le Dieu existant; mais l'être-fond de Dieu est une modalité du devenir éternel de Dieu pris comme un tout. Et ce devenir ne trouve pas son commencement dans le fond, mais tout aussi originellement dans l'exister, ce qui revient à dire que c'est un devenir sans commencement. C'est parce que l'essence de l'être-Dieu est un tel devenir que l'être (Seyn) des choses ne se laisse lui aussi concevoir que comme un devenir, vu que rien de ce qui est ne se laisse penser purement et simplement en dehors de Dieu.

C'est avec cette indication expresse de concevoir la « nature » des choses comme devenir que commence vérita­blement la recherche; car il nous est donné par là même de saisir par anticipation ce dont il s'agit de montrer la possi­bilité. Mais du même coup le concept de chose se transforme lui aussi radicalement. La choséité de la chose consiste main­tenant en ceci qu'elle. révèle l'essence de Dieu. Être chose cela veut dire exposer l'être de Dieu, qui est devenir éternel, pré-

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cisément en tant que devenir. Les choses laissent trans­paraître à travers elles l'être originel. Et cette trans-parence n'est pas quelque chose qui viendrait s'ajouter à leur être­chose, mais c'est la choséité elle-même qui laisse trans­paraître l'être originel, elle est même entièrement constituée par cette trans-parence. La façon dont un penseur voit « les choses» dépend de la façon dont il conçoit originellement l'essence de l'être, et inversement, la façon dont il prend en vue plus ou moins originellement l'essence de l'être dépend de l'expérience fondamentale des choses qui le dirige. L'in­terprétation de la choséité des choses au sens de la trans­parence et de l'apparence de l'être-originaire permet de nommer aussi l'homme une chose, sans risquer désormais de méconnaître dès le départ son essence.

Et cette interprétation de la choséité des choses est égale­ment la présupposition qui est requise pour bien comprendre ce que Schelling veut dire avec cette thèse que l'être (Seyn) des choses est un devenir. Ce qui est visé ici, ce n'est pas ce lieu commun que toutes choses changent continûment; ce n'est pas non plus cette constatation superficielle que dans le monde entier il n'y a jamais aucun point qui soit fixe et que les choses ne possèdent pas véritablement d'être. Car ce que vise la thèse schellingienne, c'est qu'assurément les choses sont, mais que l'essence de leur être consiste à présenter chaque fois une modalité et un degré particuliers en lesquels l'absolu se pro-pose et s'ex-pose de façon déterminée. L'être n'est donc pas dissous en une déliquescence superficielle, baptisée devenir, c'est au contraire le devenir qui est conçu comme une modalité de l'être. Mais l'être est ici originelle­ment interprété comme vouloir. L'étant est plus ou moins étant selon que s'ajointent en lui - celui qui veut - les moments du fond et de l'existence tels qu'ils appartiennent au jointoiement de l'être. L'être des choses est un devenir -cela signifie que les choses, dans la mesure où elles sont, accèdent à des degrés à chaque fois déterminés du vou­loir; en ce domaine, on ne rencontre jamais l'égalité indiffé­rente d'une multiplicité simplement subsistante. Le devenir est une modalité de la prise en garde de l'être, elle-même assujettie à l'être, et non pas simplement le contraire de l'être, comme on pourrait le croire facilement quand l'être et le devenir ne sont distingués que d'un point de vue formel,

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et quand l'être est compris comme être-subsistant. (Schelling ici s'avance tout près des véritables traits métaphysiques qui relient l'être et le devenir, sans pourtant réussir à s'en empa­rer effectivement; depuis toujours ces traits échappent aisé­ment au regard de la pensée, parce qu'elle se perd dans les rapports conceptuels qu'entretiennent formellement ces deux représentations. Même Nietzsche n'a pas su échapper ici aux pièges de la dialectique formelle.) Nous possédons maintenant un aperçu suffisant pour pénétrer la connexion métaphysique entre l'être de Dieu et celui des choses.

L'être du Dieu existant est le devenir au sein de la contem­poranéité originelle de la temporalité absolue que l'on nomme « éternité ll. L'être des choses est un devenir au sens d'une procession déterminée de l'être-divin qui ressort dans l'apé­rité des oppositions encore en retrait. La choséité des choses se détermine si peu à partir de l'être-subsistant et indifférent

(149) des corps matériels que la matière elle-même est conçue spirituellement; ce que « nous ", nous voyons, et ce que nous éprouvons comme matière, c'est l'esprit qui s'est pris dans la gravité ou dilaté dans l'inertie.

Schelling formule cette connexion métaphysique qui relie ontologiquement Dieu et les choses dans les propositions suivantes (p. 359, en haut)

« Pour être distinctes de Dieu, elles [les choses] doivent nécessairement trouver leur devenir en un fondement diffé­rent de lui. Mais comme rien ne peut être en dehors de Dieu, [i.e. comme les choses qui sont séparées de Dieu doivent pourtant être en Dieu], la seule solution à cette contradic­tion, c'est que les choses aient leur fondement en ce qui en Dieu lui-même n'est pas Lui-même, c'est-à-dire en ce qui fait le fond de son existence. »

L'être des choses est un être séparé, dis-cédé de Dieu en tant que devenir absolu, l'être des choses est donc lui aussi un devenir. Ce devenir doit par conséquent se fonder en un fondement différent de Dieu et en même temps faisant fond en Dieu. Comment faut-il concevoir ce fond capable de fonder au sein même de Dieu et en son intimité cette scission, cette dis-cession des choses qui se séparent de lui?

En partant de cette question, il est maintenant facile de prendre en vue la question directrice qui oriente cette

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Interprétation de la partie principale 215

recherche, la question de la possibilité interne du mal. Nous pouvons la caractériser grâce aux trois questions suivantes :

1) Comment ce qui est distinct et séparé de Dieu peut-il être en même temps divin?

2) Comment le mal est-il possible dans la sphère de cet étant?

3) Comment celui-ci peut-il, en son être, être fondé en Dieu, sans pourtant être causé par Dieu?

La recherche doit commencer par ce fond qui est différent de Dieu lui-même et qui cependant déploie en Dieu son essence. Manifestement, il nous faut prendre en vue ce fond selon deux optiques qui sont complémentaires: il faut d'abord considérer la façon dont se produit en lui le devenir de Dieu qui, en partant du fond lui-même, parvient jusqu'à soi-même; il faut ensuite considérer la façon dont ce devenir-soi-même de Dieu constitue la création des choses, création qui, dans son fond, n'est donc rien d'autre que le surmontement de l'égoïsme divin; en tant que surmontement de l'égoïsme divin, la création ne consiste pas en une fabrication de la nature, mais elle est l'in-flexion dans le temps de son essence éternelle.

C'est ce point de vue, redoublé et cependant unitaire, sur l'essence du fond en Dieu qui doit nous guider si nous vou­lons poursuivre maintenant ses déterminations particulières, car celles-ci demeurent toujours non vraies aussi longtemps que nous les comprenons de façon unilatérale.

Ce que Schelling esquisse en ces quelques pages a contri­bué par la suite, et durant des décennies, à relancer sans cesse pour de nouvelles tentatives le mouvement de sa médi­tation. Lui-même savait plus distinctement que quiconque qu'il ne s'agissait là que d'une première « ébauche» (cf. l, VIII, p. 168, réponse à Eschenmayer).

(150) e) Le désir comme essence du fond en Dieu. L'existence de Dieu en son identité avec le fond.

Le désir est-il posé comme l'essence du fond en Dieu, il est alors presque impossible d'échapper à l'objection qui se présente aussitôt: cette thèse attribue à Dieu une disposition humaine. Il se pourrait cependant qu'il en aille tout autre­ment. Car a-t-on jamais fourni la preuve de ce que le désir

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fût seulement chose humaine? A-t-on JamaIs entièrement réfuté, avec des raisons suffisantes, l'idée que, ce que nous nommons Il désir Il, par quoi nous sommes portés et en quoi nous nous tenons, est en fin de compte quelque chose de tout autre, de bien différent de ce que nous sommes nous­mêmes? N'y a-t-il pas au sein du désir une dimension qui fait que nous ne sommes fondés en rien à le limiter à l'homme, une dimension qui nous inciterait plutôt à le concevoir comme ce par quoi, nous autres hommes, nous sommes dé-limités, i.e. délivrés de nos limites et portés au-delà de nous-mêmes. Le désir ne fournit-il pas justement la preuve que l'homme n'est pas seulement homme, mais aussi autre chose? C'est en tout cas bien mal choisir que d'invoquer le désir en pré­tendant montrer qu'il entraîne subrepticement une humani­sation de Dieu. Mais notre intention n'est pas de discuter ici à fond et jusque dans son principe cette objection d'anthro­pomorphisme. Il nous suffira d'ébranler de façon générale sa force de conviction apparemment invincible.

Ce qui est plus important, c'est d'abord de mesurer la portée philosophique de cette nouvelle détermination. Car il ne s'agit point ici d'attribuer du dehors à Dieu une propriété, mais c'est l'être-fond du fond qui doit lui-même faire l'épreuve de sa détermination. Il faut donc que nous écartions d'emblée de ce concept tout ce qui est lié au domaine du sentiment, pour nous attacher uniquement à l'essence de la mobilité métaphysique qui y déploie son règne.

Dans le mot Sehnsucht (désir), le terme Sucht, qui n'a rien à voir étymologiquement avec le verbe suchen (chercher), signifie originellement - et aujourd'hui encore - la maladie, l'épidémie qui tend à se propager; siech = le mal, c'est­à-dire ce qui mine et qui met à mal; Seuche = l'épidémie, la peste. Le mal dont il s'agit ici est celui de l'effort tendu, de l'appétition, c'est le mal qu'est le désirement lui-même (die Sucht des Sehnens), l'être-à-mal en peine de soi-même, <la passion>. Il Y a donc dans le désir (Sehn-sucht) une double mobilité et même une mobilité ad-versée " la tendance à sortir de soi pour se propager au-dehors, mais aussi la ten­dance à revenir en arrière et à rentrer en soi-même. Le désir, en tant que détermination essentielle du fond (de l'être­fond) en Dieu, caractérise cet être du fond comme ce qui s'écarte de soi-même pour prendre le large en la vastitude

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Interprétation de la partie principale 217

indéterminée de l'absolue plénitude de l'essence, et en même temps, comme la sur-puissance de la concentration en soi­même. Dans la mesure où l'essence générale du vouloir repose dans l'appétition <Begehren - appetitus> , le désir est une volonté en laquelle celui qui tend et qui s'efforce se veut lui-même de f~çon indéterminée : il veut se trouver soi-même en soi-même et se présenter à soi-même, s'ex-poser dans toute son ampleur et sa portée. Mais dans la mesure où, en cette volonté, le vouloir n'est pas encore chez soi, dans la mesure où il ne s'appartient pas en propre, et où il n'est pas encore authentiquement lui-même, la volonté demeure une volonté inauthentique. La volonté au sein de la volonté, c'est l'entendement, le savoir qui détientl'entente de l'unité unifica-

(151) trice de ce qui veut et de ce qui est voulu. C'est pourquoi le désir en tant que volonté du fond est une volonté privée d'en­tendement qui, dans sa tension, ne peut jamais que pressentir l'être-soi, la séité. Le désir éternel est une tension qui par elle-même ne peut jamais accéder à une configuration stable, puisque le désir veut toujours demeurer désir; en tant que tension privée d'entendement, il n'entend rien, il n'est rien qu'il puisse en cette entente porter à stance et constituer en sa tenue, rien qu'il puisse nommer dans sa déterminité et son unité; le désir est « sans nom Il, c'est-à-dire privé de nom, il ne connaît aucun nom et ne sait pas nommer ce vers quoi il tend; c'est la possibilité du verbe qui lui fait défaut.

Mais à considérer les choses ainsi, nous prenons encore en vue le fond pour soi, et en cela même nous nous égarons. Car pour soi, en son essence la plus propre, le fond est pré­cisément ce qui fait fond pour l'existence; c'est en lui-même que réside ce rapport à ce qui pro-cède-hors-de-soi-même. C'est seulement dans cette orientation tout entière axée sur l'existence que peut s'accomplir l'entente du désir, telle qu'elle est ici requise. Il s'agit, en ce commencement absolu de l'être­primordial, d'une pro-cession-hors-de-soi qui demeure tou­jours im-manence-en-soi-même, à tel point que cette im­manence-en-soi constitue le premier ad-venir-à-soi-même. Le désir est l'é-motion, le mouvement qui pousse à s'étendre au loin et à se disperser; or c'est précisément dans cette é-motion que réside et qu'advient la motion de ce qui (se) meut en direction de soi-même. Ce dont le désir est en mal,

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c'est la passion de l'auto-présentation qui est volonté de se proposer à soi-même, de se re-présenter.

Après cette première caractérisation de l'éternel désir, Schelling amorce un nouveau pas en avant (l, VII, p. 360-361) :

« Mais en réponse au désir, qui est, en tant que fond encore obscur, la première é-motion de l'être-là divin, une représen­tation réflexive interne s'engendre en Dieu lui-même, grâce à laquelle, puisqu'elle ne peut pas avoir un autre objet que Dieu, Dieu s'aperçoit lui-même en son image et sa semblance (Ebenbild). C'est en cette représentation que Dieu, considéré absolument, se réalise effectivement pour la première fois, bien qu'il ne se réalise encore qu'en lui-même; cette représen­tation est au commencement auprès de Dieu, et elle est le Dieu lui-même tel qu'il est engendré en Dieu. Cette représentation est en même temps l'entendement - le Verbe de ce désir ... »

Nous coupons le texte ici. Trois points doivent être dès maintenant soulignés: 1. La

représentation de Dieu, telle qu'elle retourne à soi-même, est co-originaire au désir du fond. 2. Cette représentation est le Verbe de ce désir. 3. La représentation en tant que véri­table ad-venir à soi-même à partir de l'être-hors-de-soi initial du désir est la première existence, la première modalité de la réalité effective absolue de Dieu lui-même.

1 er point: Dieu, en sa représentation de lui-même, ne ren­contre rien d'autre que le fond qui est Dieu; en son fond Dieu

(152) s'aperçoit lui-même. Cet aperçu prend la mesure de toute la plénitude infinie et encore inexplicitée de son essence, plé­nitude qui, dans la mesure où elle n'est pas explicitée, est vacuité et désert divin. Mais cet aperçu mesure d'un bout à l'autre l'essence de Dieu, par conséquent il l'éclaire, et dans cette éclaircie, se révèle lui-même comme le fond ouvert en clairière. Dans le fond, à savoir en son désir qui est la pre­mière é-motion à s'éveiller, Dieu se voit lui-même, il se voit comme celui dont le regard porte la lumière, il se voit comme celui qui se représente; car, dans la mesure où celui qui repré­sente, se pro-pose quelque chose à soi-même et donc le pro­duit devant soi, il se pose également lui-même à l'horizon de ce qui se tient devant lui. Un tel se-poser-soi-même-en-avant a lieu tandis que le fond est re-présenté; c'est pourquoi Dieu « se » voit dans l'obscurité du fond, ou plutôt dans l'image

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Interprétation de la partie principale 219

que lui renvoie le fond; il voit Il son image et sa semblance Il, bien qu'elle demeure encore en retrait dans le fond non explicité.

2e point: Cette auto-pro-position produit en Dieu l'éclair­cie d'une première dis-cession en laquelle cependant l'être (Wesen) éternel ne se disloque pas, mais au contraire se recueille en soi-même et fait ressortir en cette récollection l'unité de sa propre essence. Recueillir, présenter à décou­vert l'unité comme telle, cela se dit en grec ÀÉynv, d'où vient le mot ÀOyo~, qui a été compris par la suite, et pour des raisons bien déterminées, comme discours et comme verbe [cf. Einführung in die Metaphysik p. 94 et p. 128 sq.; trad. fr. G. Kahn, p. 131 sq. et 173 sq.]. C'est pourquoi Schelling peut dire, sur la base d'une affinité créatrice avec cette tra­dition métaphysique : cette représentation de l'image-réflé­chie est le II' Verbe JI. Dans ce qui suit, nous rencontrerons encore à plusieurs reprises ce « Verbe Il au sein de l'essence divine. Tenons-nous-en pour le moment à son sens métaphy­sique. Le Verbe en tant que nomination de ce qui est recueilli en soi, nomination de l'Unité, est la première exposition de l'unité, telle qu'elle demeure pourtant encore en Dieu lui­même. Mais nous savons d'après l'introduction que l'unité désigne toujours l'identité au sens originel d'unification de ce qui est en soi différent et séparé. C'est pourquoi, dans la représentation et dans le Verbe se trouvent aussi bien le dif­férent que l'unifié, vu que ce dernier a besoin de la différence pour accomplir le déploiement de sa propre essence. Et par conséquent :

3e point: En ce premier regard, grâce auquel Dieu s'aper­çoit lui-même dans la quête du désir secrètement en mal de soi, advient le premier exister. Cependant celui-ci ne succède pas dans le temps au désir, mais il lui appartient co-originel­lement dans l'éternité du devenir. De même que le fond n'est fond que pour l'existence, de même la pro-cession hors de soi-même en vue d'accéder à soi-même n'advient que comme sé-cession à partir du fond; et en cela l'existence ne repousse pas le fond hors d'elle-même, mais au contraire, c'est en existant que l'être primordial se re-porte véritablement dans le fond où il se tient en réserve; en existant il a éternellement assumé le fond et affirmé par là l'éternité du désir. Ainsi le désir devient-il et demeure-t-il feu qui se consume sans jamais

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s'épuiser, feu qui s'embrase sans qu'on puisse l'éteindre, afin de garder jusqu'en son obscurité la plus intime la lumière qui s'est posée sur lui. Le Verbe en Dieu, l'éternel « oui! Il adressé à soi-même, telle est la parole éternelle par laquelle Dieu

(153) répond et accède à la volonté du désir en faisant ressortir en pleine lumière ce qu'elle veut.

C'est ainsi que les deux premières déterminations de l'être, le fond et l'existence, s'éclairent d'abord en Dieu. Mais nous avons vu que chacune d'elles renvoyait à chaque fois à l'autre de façon essentielle, ce qui signifie qu'elles présupposent déjà par elle-mêmes une unité plus originelle. Cependant cette unité ne s'expose et ne se pose soi-même qu'à partir du moment où fond et existence déploient leur essence chacun comme tel. Si l'on a bien compris dans cette perspective la présentation du jointoiement de l'être en Dieu, il faut mainte­nant que le mouvement de la pensée s'engage immédiatement dans la présentation de cette unité du jointoiement de l'être; c'est d'ailleurs ce qui a lieu dans l'exposé de Schelling, d'une façon qui peut d'abord paraître extérieure, mais qui en réa­lité ne l'est pas. Dans notre interprétation, nous avons coupé le texte au beau milieu d'une phrase - ce qui peut sembler surprenant. Après « le Verbe de ce désir Il, le texte continue en effet comme suit :

« et l'esprit éternel qui éprouve en lui le Verbe et du même coup le désir infini, mis en mouvement par l'amour, qu'il est lui-même, profère le Verbe, en sorte que c'est maintenant l'entendement lié au désir qui devient volonté librement créa­trice et toute-puissante, c'est lui qui donne forme au sein de la nature initialement irrégulière, comme en son élément ou en son instrument)) 14.

L'expression « et l'esprit éternel Il introduit, d'un point de vue strictement grammatical, un nouveau sujet dans la pro­position; le texte cité nous présente sa nature et sa manière d'être. De l'esprit éternel, il est dit en effet:

1) Il éprouve en lui-même le Verbe et du même coup le désir éternel. Cet « et du même coup Il indique que l'esprit est ce par quoi Dieu se met en avant et se pro-duit lui-même comme existant. Mais l'existant est comme tel rapporté à son fond. L'esprit désigne donc cette unité du fond en Dieu et de son existence. Il ne s'agit pas d'une unité au sens d'une

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simple relation de raison, mais d'une unité unifiante en laquelle, comme en son origine, ce qui doit être unifié déploie son essence, sans pourtant porter préjudice à sa diversité et même grâce à celle-ci. L'esprit éprouve en soi - et « du même coup Il -le Verbe et le désir. « Du même coup Il, cela ne signi­fie pas non plus la cOl'ltemporanéité formelle, mais le rapport intime qui relie l'un à l'autre le Verbe et le désir; ce que le désir était depuis toujours, il le restera toujours pour l'avoir été; or c'est cela qu'il va être dans le Verbe, et ce ne sera que ce qu'il était déjà. Le désir est ce à quoi le nom fait défaut et qui par là même est toujours en quête du Verbe; le Verbe sur­git et accède à la dimension ouverte en clairière, mais en cela même il demeure référé à l'obscurité du désir. L'es­prit découvre cette relation réciproque ainsi que les termes qui s'y rapportent, et par là même se présente comme tel. Quand fond et existence constituent l'essentialité d'un étant qui déploie son être en soi-même, alors l'esprit est l'unité originellement unifiante de cet être essentiel. Il faut bien retenir ce concept de l'esprit en vue de ce qui va suivre (cf. I, VII, p. 404). De l'esprit éternel, il est dit:

(154) 2) Il est « mis en mouvement par l'amour Il. Ce qui indique déjà que même l'esprit n'est pas encore le plus-haut, qu'il n'est pas encore la source la plus intime de l'auto-mouvement en Dieu et dans l'être-primordial.

Mais d'un autre côté, être-mû par l'amour ne signifie pas non plus que l'amour est seulement le mobile de l'opération de l'esprit; l'amour est l'essence qui déploie son règne en lui. L'esprit est essentiellement l'unité unificatrice qui se lève sur la corrélation du fond et de l'existence pour s'ouvrir au sein de cette corrélation. En tant qu'unité l'esprit est nVEVl-ta. Cette spiration n'est que le souffle de ce qui unifie au sens propre et de la façon la plus originelle: l'amour. On a déjà fait allusion à la nature métaphysique de l'amour: c'est l'identité origi­naire qui, comme telle, relie tout en le maintenant séparé le divers ainsi que ce qui peut être pour soi.

« Car même l'esprit n'est pas encore le Plus-Haut; il n'est que l'esprit, c'est-à-dire le souffle de l'amour. Mais c'est l'amour qui est le Plus-Haut. Il est ce qui était présent avant que le fond et avant que l'existence ne fussent (en tant que séparés), cependant il n'était pas encore présent en tant qu'amour, mais ... mais comment le désigner? » (p. 405-406).

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Ici le « verbe » abandonne aussi le penseur. L'amour meut l'esprit. Ce qui signifie que l'unification originelle qui lui est propre et qui rapporte l'essence à eUe-même veut précisé­ment que le divers, qui pourrait être pour soi, soit diverse­ment et qu'il dif-fère en s'écartant; car sinon l'amour n'aurait rien à réunir, et il ne serait pas lui-même indépendamment de cette unification. C'est pourquoi la volonté de l'amour ne veut pas de n'importe quelle union aveugle, simplement pour qu'il y ait une unité, mais elle veut d'abord et toujours la scission, non pas certes afin d'en rester là, mais afin qu'un fond demeure en vue d'une nouvelle réunion, à chaque fois plus relevée. Il nous faut maintenant prendre en vue ce qui forme le centre de ce passage :

3) L'esprit éternel, mû par l'amour, « profère le Verbe »; le Verbe est « proféré ». Jusqu'ici le Verbe - la lumination qui ouvre l'unité de la dif-férence, le recueil qui rassemble ce qui est privé de règle en l'unité de sa règle secrète -, le Verbe demeurait en Dieu; maintenant l'esprit, c'est-à-dire l'amour pro-fère le Verbe, parce qu'il veut être l'unité de ce qui est di-vers. L'esprit énonce le Verbe de l'entendement, Verbe qui répond et correspond dans le fond au fond. Le fond et l'existence en leur unité, le jointoiement de l'être sont désor­mais proférés. En quoi s'imprime cette ex-pression, cette pro-fération? Le Verbe est pro-féré au sein de ce qui est autre, de ce que Dieu lui-même n'est pas, en direction du fond, de ce qui est privé de règle et cependant secrètement ordonné, de ce qui déploie son être sans avoir encore été recueilli; le Verbe est pro-féré au sein de ce qui a besoin d'être recueilli, dans le remuement irrégulier du fond. La pro-fération du Verbe est l'in-férence du Verbe dans le fond, dans ce qui est privé de règle, afin que celui-ci s'élève à l'unité. L'esprit en tant que volonté de l'amour est la volonté qui veut ce qui lui est opposé. Cette volonté veut ce que veut la volonté du fond, en

(155) tant que contre-volonté qui s'oppose à la volonté de l'enten­dement. L'esprit en tant qu'amour veut l'unité contrastée de ces deux volontés opposées. Mais quelle est donc l'unité qui peut apparaître au sein de volontés de tendances aussi oppo­sées, de volontés ad-verses? Qu'arrive-t-il quand un être qui tend toujours à rentrer en soi-même et qui cependant se dif­fuse affronte la volonté d'éclairement, de recueillement et d'union? Qu'arrive-t-il s'il faut que la volonté et son

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Interprétation de la partie principale 223

recueillement, comme telle, se brise sur la résistance de ce qui tend à se dis-joindre? Une figure et une image apparaissent, et la volonté devient volonté formatrice.

4) L'esprit qui se pro-fère est volonté formatrice; celle-ci donne forme à ce en quoi elle se profère, au fond qui, en tant que désir - pour soi ." ne peut jamais accéder à la détermi­nité d'une configuration durable, à la déterminité du nom. La (( nature primitive )), le fond qui se déploie en soi-même, accède désormais au Verbe; cc maintenant)) la volonté du fond est une volonté éveillée et formatrice; la nature primi­tive, dépourvue de règle, est désormais une nature produc­trice, et non plus seulement une volonté impulsive; cc main­tenant)) la création a lieu au sein du règne fécond de l'esprit. Ce n'est qu'avec cette volonté féconde qu'advient le temps, ou plus exactement que se prépare son devenir. Ce c( maintenant Il est un maintenant éternel. La création ne vient pas s'ajouter à un certain moment du temps - il n'y a pas encore de temps - à la détermination de l'essence divine comme un acte particulier. Car Dieu en tant qu'existant est celui qui pro-cède hors de soi-même. Il pro-cède et sort de soi tandis qu'il pro-fère le Verbe et l'imprime au sein de la nature primitive *.

Nous pouvons à présent prendre en vue cette phrase dans son ensemble et saisir exactement le sens du (( et Il avec lequel elle reprend. Cet cc et )) ne rattache pas tout simple­ment ce qui suit à ce qui précède, mais il rassemble en l'unité vivante de l'esprit ce qui a été dit du désir pour lui-même et ce qui a été dit de l'entendement pour lui-même. Et cela de telle sorte que maintenant l'esprit lui-même en tant qu'exis­tant se révèle lui aussi dans la profération du Verbe. L'esprit éternel est l'unité originelle du fond et de l'existence en Dieu. Fond et existence sont, chacun à sa manière, la totalité de l'absolu, et comme tels, ils s'entre-appartiennent et sont inséparables. Ce que veut le désir qui persiste en soi-même, c'est aussi ce que veut le Verbe de l'entendement et ce qu'il porte à la lumière de la représentation. Fond et existence en Dieu ne sont à chaque fois que des perspectives différentes

* Nous omettons ici une phrase: l'auteur y corrige une coquille de l'édition Mei­ner (das au lieu de dass); cf. aussi la note 15 de l'éditeur. Retenons cependant la remarque qui suit immédiatement: cc le ~~ que " (dass) vise ici la conséquence, au sens de ~~ en sorte que "; mais cette conséquence n'est pas une consécution exté­rieure. elle dit ce qui s'ensuit au sein du Verbe en tant que proféré ». (N. d. T.)

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ouvertes sur une seule et même unité originelle. Mais dans la mesure où l'esprit éternel déploie son essence en tant que fond, il déploie son essence au titre de ce qu'il n'est pas lui-même comme tel, au titre de ce qui est pour lui éternel passé tehdant à retourner en soi-même. Au sein de l'esprit éternel fond et existence sont éternellement di-vers, en ce sens qu'ils sont éternellement indissociables parce qu'ils consti­tuent le même.

(156) f) La création en tant que mobilité constitutive du devenir de l'absolu et du créé. L'individuation du créé.

L' « esprit éternel Il est la détermination en laquelle se déploie et s'explicite l'unité du Dieu à dessein de soi-même, l'identité de l'absolu. Mais cet advenir-à-soi-même est en soi la profération de soi-même, au sens de l'in-férence qui s'imprime dans la nature privée de règle du fond. Ce qui implique que l' « acte éternel Il de la création appartienne déjà à l'essence de Dieu. Et par là même, ce qui appartient en propre à l'essence de la création elle-même est également déjà esquissé. C'est d'ailleurs ce qu'expose explicitement le passage qui suit (l, VII, p. 361-362) : '

« Le premier effet de l'entendement dans la nature est la scission des forces, car c'est seulement ainsi qu'il parvient à dégager explicitement l'unité retenue en elle inconsciem­ment, comme en une semence, et cependant de façon néces­saire; tout de même que chez l'homme la lumière ne pénètre en l'obscur désir de créer quelque chose que si, dans la mul­tiplicité chaotique des pensées qui toutes s'enchaînent, mais dont chacune empêche l'autre de s'avancer à découvert, les pensées se scindent, et si se lève du fond où elle demeurait secrètement sous-jacente l'unité qui maintenant les comprend et les domine toutes; ou encore, de même que chez la plante, c'est seulement en fonction du déploiement et de l'expansion des forces, que le lien obscur de la pesanteur se dénoue et que se développe l'unité en retrait au sein de la matière séparée et différenciée. Puisqu'en effet cet être (Wesen) de la nature primitive n'est rien d'autre que ce qui fait le fond éternel de l'existence de Dieu, il faut donc qu'il retienne enfermé en lui-même l'être (Wesen) de Dieu, en tant qu'éclair de vie illuminant de son regard l'obscurité des profondeurs. Cepen­dant le désir, éveillé par l'entendement, s'efforce maintenant

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de retenir l'éclair de vie qui s'est pris en lui, et de se refermer en lui-même pour que demeure toujours un fond. Ainsi, pen­dant que l'entendement, ou la lumière posée sur la nature primitive, met en mouvement le désir qui tend à revenir en lui-même et le pousse à la scission des forces (à abandonner l'obscurité), et qu'en cette même scission, il fait se lever l'unité secrète de ce qui est scindé, l'éclair de vie qui est en retrait, c'est alors que surgit également pour la première fois quelque chose de concevable et de singulier, et cela, non pas à travers une représentation venue du dehors, mais à travers une véritable in-formation (Ein-bildung), puisque ce qui naît s'in-forme en nature, ou encore plus exactement, à travers une incitation à l'éveil (Erweckung), puisque l'en­tendement met au jour l'unité ou l'idea en retrait dans le fond qui est scindé. Les forces qui sont séparées (mais non complètement disjointes) en cette scission, constituent le matériau où le corps va trouver sa configuration; mais le lien vivant né de la scission et venu des profondeurs du fond de la nature, le lien qui apparaît comme le foyer médian des forces, c'est l'âme. L'entendement originel fait ressortir l'âme, en tant qu'intimité d'un fond indépendant de lui, et c'est pourquoi elle demeure, elle aussi, indépendante de lui, comme un être particulier qui subsiste pour soi-même.

On voit clairement qu'en présence de la résistance du désir - résistance nécessaire à l'achèvement de la naissance -le lien le plus intime des forces ne peut se dénouer qu'en un développement qui procède graduellement, et qu'à chaque étape de la scission des forces, un nouvel être surgit de la nature, un être dont l'âme doit être d'autant plus parfaite qu'il retiendra de manière plus différenciée (geschieden) ce qui demeure indifférencié (ungeschieden) chez les autres. Montrer comment chaque procès successif se rapproche de l'essence de la nature, jusqu'à ce que, dans la plus extrême scission des forces, s'ouvre le centre le plus secrètement intime, telle est la tâche d'une philosophie complète de la nature ...

Pour bien saisir l'intention profonde de ce passage, le mouvement des idées et la démarche de pensée, il faut se rappeler la tâche qui a été assignée: l'ouverture en projet de la possibilité intrinsèque du mal en tant que réalité spi­rituelle subsistant par soi, c'est-à-dire de la possibilité de l'être-homme. Or l'homme est un être-créé, parce qu'il dif­fère et se sépare de Dieu; il est donc nécessaire d'esquisser

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tout d'abord l'essence du créé. On a vu que la création trou­vait son origine dans l'essence de l'esprit éternel. Il nous faut donc partir de l'essence de ce qui est créateur pour voir ce qui appartient à l'essence du créé, et quelle est la modalité de son être. Le travail-de-création (das Schaffen) n'est pas la fabrication d'un étant non encore présent et subsistant, mais l'inflexion de la volonté éternelle du désir qui se plie au vouloir du Verbe, de la récollection (Sammlung); c'est pour­quoi le créé est lui-même un vouloir, un être en devenir au sein du vouloir. Mais au sein de ce devenir, l'être-en-devenir est toujours, en son être, mesuré au vouloir, il est en fonction du pouvoir de sa volonté, pas plus, pas moins.

Cependant Scbelling ne se propose pas ici de rendre compte de la façon dont les choses se sont passées en ce temps-là, lors de la formation (Erschaffung) du monde (cf. infra), il cherche simplement à montrer comment s'édifie en soi-même la mobilité de la création (Schopfung) de la nature. Ce qui implique aussi de déterminer la modalité selon laquelle la nature créée Il est Il comme telle, et de savoir en quel sens peuvent se comprendre métaphysiquement son indépendance et son règne au sein de ce qui lui est propre. On a eu jusqu'ici - et on a encore (cf. I, VII, p. 459) - une réponse toute prête à cette question: en effet, ou bien l'on s'imagine la créa­tion au sens du travail d'un artisan qui fabrique des choses et les « met sur pied » - quand il s'agit de s'enquérir effec­tivement de l'essence des choses cette interprétation n'aboutit strictement à rien, bien au contraire -, ou bien l'on envisage l'être-en-soi des choses exclusivement au sens où elles sont pour nous objets d'une considération théorétique, et l'on explique alors comment, à l'intérieur d'une telle considéra­tion, en se référant au sujet qui les considère, les choses

(158) existent en tant qu'objets, indépendamment de ce sujet. Cette question de l'indépendance est sans aucun doute tout à fait essentielle, et jusqu'à maintenant elle n'a pas encore été véritablement posée - à plus forte raison n'y a-t-on jamais répondu -, mais cette indépendance des chose~ vis-à-vis de la considération que nous en prenons n'est qu'une consé­quence essentielle de leur in-sistance (In-sich-stehen) en elles-mêmes. Or celle-ci ne peut s'expliquer par l'indépen­dance qui en est tout au plus la marque.

Il nous faut donc, en suivant le projet schellingien de l'es-

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sence de la mobilité de la nature créée et créatrice, garder en vue la question métaphysique de l'être, sans jamais nous laisser entraîner à cette attitude de curiosité naïve qui voudrait profiter de l'occasion pour percer les secrets de l'atelier de fabrication. Il n'y a pas de « en ce temps-là)), car l'événement est ici événement éternel, ce qui veut dire que c'est aussi un maintenant instantané.

Nous avons appris que l'être des choses est un devenir. Être-créé ne signifie donc pas être-fabriqué, mais se tenir au sein de la création comme en un devenir. C'est pourquoi tout dépend de la conception de la mobilité qui engendre ce devenir. Or comme l'être in-sistant en soi-même trouve tou­jours son essentialité en l'unité du fond et de l'existence, et comme cette « unité Il ne désigne pas l'assemblage extérieur purement mécanique de deux morceaux raboutés l'un à l'autre, mais désigne le trait réciproque en lequel ils se rap­portent l'un à l'autre, « s'attirent et se détournent)) l'un de l'autre, c'est donc dans ce rapport réciproque du fond et de l'existence qu'il nous faut chercher la mobilité qui préside à la création. Mais comme la « création)) est également, en tant qu'avènement (Geschehen), la pro-cession hors de soi-même de l'absolu tel qu'il accède à soi-même, la mobilité qui pré­side à la création, et par là même à la genèse et à l'être (Seyn) de la nature créée, doit être conçue en partant de l'essence du fond éternel et de l'entendement éternel, comme de leur unité éternelle en tant qu'unité de l'esprit absolu.

Nous pouvons faciliter un peu l'accès au passage cité et aider à sa compréhension en mettant en relief une question qui s'annonce ici sans être cependant thématiquement posée. C'est la question suivante:

De quelque façon que l'on puisse concevoir la création, il y a toujours une détermination fondamentale du créé qui demeure essentielle, à savoir qu'il est un être à chaque fois déterminé, singulier, un « ceci Il, bref, un « individu Il. La question de la genèse de l'être créé est donc la question de la genèse du singulier, c'est-à-dire la question de l'essence de l'individuation, et par suite du fondement de la détermination de l'individu en son individualité. Dans l'histoire de la méta­physique, cette question est classique, et elle apparaît sous le titre de question du principium individuationis. Il est per-

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228 Schelling

mis de dire que Schelling ici, comme dans tout son traité, nous offre un des plus profonds et des plus féconds exposés

(159) de ce principe. Et il y parvient parce qu'il découvre ce prin­cipe au sein de la mobilité constitutive du devenir de la créa­tion elle-même. Essayons maintenant de comprendre le passage cité en explicitant, en chacun de ses moments par­ticuliers, la mobilité qui préside à la genèse de l'être créé-créateur, telle qu'elle est ici esquissée. Ce passage forme avec l'ouverture en projet de la mobilité qui est à l'origine de l'identité absolue de l'esprit éternel, la partie métaphysique­ment la plus importante de toutes les Recherches.

1) Il faut tout d'abord retenir que l'esprit éternel est l'unité de l'existence qui se fonde dans le fond et du fond qui s'expose hors de soi dans l'existence. La (1 première Il

é-motion originelle est l'éclair de l'entendement, l'auto­aperception de soi-même. Mais comme le fond en Dieu n'est pas Dieu lui-même, sans être cependant séparé de lui, et, comme le fond en tant que désir est précisément en quête de ce qu'aperçoit l'entendement, cette aperception de soi « est Il du même coup l'éclair qui illumine l'obscurité du désir. Dieu s'aperçoit lui-même dans cette clarté qui se lève en l'obscu­rité du fond.

2) Or c'est précisément cette auto-aperception de soi­même en l'autre, en tant que son autre, qui devient, avec le Verbe de l'esprit qui se pro-fère, une in-férence de soi qui s'im-prime en cet autre. Cela ressemble à une unification, et c'en est bien une, mais ce n'est pas que cela, c'est aussi et du même coup une scission; car la lumière de l'entendement se scinde et di-verge en rencontrant l'obscur comme ce qui lui est autre. Dans le devenir du fond qui s'éclaircit règnent la scission et la différenciation.

3) Cependant, ce qui est autre, le fond, n'est pas purement et simplement repoussé, mais, tandis que la lumière pénètre en lui, dans le désir du fond s'éclaire ce que lui-même recher­chait sans en savoir le nom. Ce qui a pour conséquence essen­tielle que, maintenant plus que jamais, le désir veut atteindre et retenir pour lui-même - en lui-même - l'éclair qui l'illu­mine. La lumière ouvre l'obscur en clairière. Mais puisque l'obscur est le désir qui se veut lui-même, ce n'est qu'après avoir été ouvert en clairière. il-Iuminé qu'il s'é-meut véritable­ment et qu'il tend à revenir en soi, et par là même à s'opposer

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à l'éclaircie. D'où il résulte que la scission, en tant qu'éclair­cissement du fond, implique que le fond tende à s'approfon­dir toujours plus foncièrement, et qu'il se détache en se particularisant, en tant que fond se tenant à part, en soi­même.

4) Mais d'un autre côté le désir du fond est é-mu par l'en­tendement qui le pousse, dans l'éclaircissement de soi-même, à renoncer à l'obscurité et ainsi à soi-même. Or renoncer à l'obscurité, cela veut dire se rendre maître dans l'illumina­tion de l'unité porteuse d'organisation et de règle, se rendre maître de la loi et de l'universel, de ce qui porte détermination.

5) L'é-motion suscitée par l'entendement, celle qui met en mouvement le fond en direction de lui-même, est une é-motion qui le conduit à se séparer et à se particulariser; cette parti­cularisation s'élève du même coup jusqu'à la lumière, c'est­à-dire à la règle, et devient ainsi déterminée. La particulari-

(160) sation qui se détermine et qui reçoit sa déterminité en se séparant et se tenant à part, tel est précisément le processus d'individuation qui aboutit à l'être singulier. Tandis que le fond, attestant son unité avec l'entendement, s'efforce de rentrer en lui-même, tout en sortant aussi de soi pour s'élever à la lumière, cette unité qui advient -le Verbe de l'esprit - se révèle n'être rien d'autre que ce qui engendre l'individu, tel qu'il se sépare en sa particularité. Le devenir créateur est donc ce qui réveille l'unité encore latente au fond du désir; l'entendement ne se pro-pose en effet rien qui lui soit extérieur, mais, en ouvrant en clairière l'unité encore en retrait, il ne fait rien d'autre que de s'in-former dans la quête et dans la tension du fond. La création est donc une information qui ouvre et qui illumine l'obscur; elle éveille l'obscur à lui-même en l'illuminant, mais par là même, elle l'incite à sortir de lui-même; c'est une scission.

6) Cependant il nous manque encore un trait caractéris­tique, essentiel à la pleine compréhension de l'essence de la mobilité constitutive du devenir de la création. L'é-motion réactive qui pousse le fond à se séparer et à se déterminer, le vouloir réactif du fond qui se manifeste à la lumière de l'entendement qui l'éveille, voilà ce qui constitue l'élément proprement créateur. Mais tandis que l'être qui se sépare parvient à la déterminité, c'est-à-dire à l'unification en son unité, ce qui s'élève à la lumière, ce n'est alors rien d'autre

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que ce qui jusque-là demeurait encore celé dans le fond; l'unité, le lien devient lui aussi plus clair et plus déterminé. Cette unité se lève et ressort elle-même du fin fond de la scission des forces, elle ne survient pas du dehors pour les enlacer. L'unité originelle du fond et de l'existence ressort d'autant plus originellement que le fond cherche à se contrac­ter davantage en sa singularité, car il est, par là même, en quête d'une unité plus lumineuse. Cette unité créatrice est le lien, la copule, c'est-à-dire ce qui relie fond et existence en chaque étant. Schelling nomme ce lien qui s'élève de lui­même dans la déterminité, tout en demeurant au fond, l'âme, pour le différencier de l'esprit. L'âme, surgie du fond qui se sépare, reste apparentée à celui-ci, elle est donc un être particulier, et elle se tient à part.

L'âme est cette unité du fond et de l'existence qui prend forme en surgissant du fond, mais, parce qu'elle est un lien qui reste attaché à un seul et unique individu, elle ne ressort pas véritablement de celui-ci pour lui faire face, et elle ne se profère pas comme telle. Nous sommes encore ici dans le domaine de la nature privée de parole, mais qui pourtant s'explicite en une multiplicité de figures enchaînées et ajus­tées les unes aux autres.

7) Dans le devenir de la création, le désir qui se referme sur soi manifeste constamment sa résistance en s'opposant à l'expansion dans la lumière. Or plus les figures de la nature s'éclairent et se déterminent, et plus la volonté-propre et réactive du fond devient forte. Plus s'accroît la différencia­tion de ce qui se différencie en se scindant, plus la composi­tion interne de l'individu s'enrichit, et plus le lien encore abîmé dans le fond doit nécessairement se dénouer. Mais

(161) cette délivrance n'est à son tour rien d'autre qu'une liaison plus lumineuse, plus déterminée, au sens du déploiement qui unifie et qui embrasse ce qui est scindé. Plus la scission des forces augmente, et plus le fond s'enfonce dans sa réclusion en son foyer le plus intime; l'unité lumineuse du lien doit devenir d'autant plus puissante que la réclusion est plus originelle. Ainsi l'élément créateur implique lui-même et par soi une intensification à la mesure de cette mobilité réactive. On comprend maintenant pourquoi la création elle-même ne peut aboutir qu'à des degrés déterminés, et que cette grada­tion du devenir au sein de la nature conduit à ce que celle-ci

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Interprétation de la partie principale 231

se rapproche toujours davantage d'elle-même, sans jamais cependant accéder tout à fait à elle-même en tant que nature, et sans jamais dénouer complètement la rigueur du lien qui se love en elle-même.

8) Nous pouvons récapituler les différents moments de la mobilité qui est à l'origine de la création et les fixer dans l'énumération suivante : la création est la pro-cession bors de soi-même (l'auto-exposition) de l'absolu qui cherche ainsi à accéder à lui-même à partir du fond; la création est par elle-même vouloir. La modalité primordiale du vouloir est la motion du désir. L'entendement, de manière également originelle, conduit cette motion qui agite obscurément la quête-de-soi jusqu'à l'é-motion, et par là jusqu'à l'élan de la passion (Sucht). Mais avec cette passion s'achève la scission d'avec ce qui a suscité l'é-motion, et comme ce qui a suscité l'é-motion demeure cependant uni au fond, l'enten­dement lui-même, dans la mesure où il ouvre et éclaire l'obscur, devient in-formation (EinbildungJ de l'unité au sein de ce qui est dépourvu de règle. L'in-formation, en tant qu'éclaircie, est en même temps ce qui élève et porte à une plus claire unité ce qui a été uni; elle transforme ainsi le lien en un lien relié et assujetti à l'unité. Cette élévation à une unité à chaque fois plus haute implique la gradation du devenir de la nature selon des degrés et des secteurs diffé­rents. Tous les termes que nous employons ici : motion, é-motion, scission, in-formation, élévation, gradation, sont destinés à caractériser dans ses relations réciproques une mobilité que nous ne devons jamais concevoir comme le résultat, la retombée confuse de différences poussées, et à plus forte raison, jamais de façon simplement mécanique.

Schelling conçoit la création de la nature comme un deve­nir qui aujourd'hui encore détermine son être, un devenir qui n'est rien d'autre que le fond en Dieu, tel qu'il se rétracte en lui-même; le fond est le désir éternel dans lequel Dieu s'aperçoit lui-même comme ce dont le désir est en quête.

Ce que recherche la nature en gestation, dans la mesure où elle est présente en soi-même, c'est que l'éclair de vie aperçu en son obscurité prenne forme et s'incarne en une figure particulière qui lui soit propre. Mais il appartient également à l'essence de la nature de demeurer désir, et de ne jamais pouvoir découvrir par elle-même, en tant que nature, cette

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configuration. Dès l'instant où se révèle cette figure, il faut que l'élément créateur ressorte de la nature, la dépasse et par conséquent la domine. A ce suprême degré de la nature, là où son travail-de-création accède au repos et se métamor­phose, surgit l'homme.

Tout ce qui a été dit durant cette dernière heure demeure énigmatique. Mais, comme ce ne saurait être l'objet d'un cours que de réciter purement et simplement ce que l'on ne comprend pas, il faut maintenant nous efforcer, autant que faire se peut, de porter remède à cette incompréhension.

(162) Certes nous nous trouvons par là même dans une singulière situation au sein même de notre propos - c'est-à-dire aussi bien à chaque fois qu'il s'agit d'un cours de philosophie -; car c'est au cœur même de ce qui est en question que réside l'énigme. Nous irions donc à l'encontre de notre propos, si nous voulions ne serait-ce que tenter de tout résoudre en une plate intelligibilité afin de supprimer par là ce qu'il y a d'énigmatique.

Et dans ce cas particulier, c'est bien ainsi que le texte de Schelling doit être compris < en affrontant ce qu'il a d'énig­matique >. Il se pourrait fort bien cependant que le texte qui a été cité lors de la précédente leçon fût beaucoup plus clair que tout ce que nous y avons ajouté par la suite. Cela est tout à fait normal. Le texte en effet nous restitue le mouve­ment originel de la pensée, tandis que l' « interprétation Il - si l'on peut ainsi parler - a dû au contraire faire ressortir en eux-mêmes huit points différents, et détacher les uns des autres les moments essentiels qui sont pris dans le mouve­ment du texte; c'est donc à ce mouvement qu'il convient de reconduire tout ce que nous avons dit. Le but d'une véritable interprétation doit être de parvenir au point où elle devient superflue et où le texte reprend intégralement tous ses droits. Mais c'est ce dont nous sommes encore bien loin. Qu'en serait-il pourtant, si, au lieu de tout morceler en dégageant des points successifs, l'interprétation essayait de reproduire le mouvement du texte et la démarche de la pensée? Ce serait certainement possible. Mais s'il est vrai qu'une interpréta­tion doit être quelque chose de plus qu'une simple réplique du texte, il faut alors nécessairement que l'exposition comporte toujours davantage de stratifications et de divi­sions, et qu'elle devienne en un sens toujours moins évidente

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Interprétation de la partie principale 233

et moins transparente. C'est là en effet une difficulté qui est propre à la compréhension que d'apercevoir en même temps et du même coup les différentes stratifications du texte ainsi que son mouvement. La véritable difficulté de la compréhen­sion tient cependant à une raison encore plus profonde. De quoi s'agit-il en effet: ici? De l'exposition de l'origine essen­tielle du créé à partir de l'absolu, et cela dans la perspective d'une détermination de l'essence de l'homme. Or l'origine essentielle du créé ne devient visible qu'à la lumière de la mobilité de l'acte de créer et de son essence. Avec cette exposition, il s'agit donc d'un projet essentiel, et non pas simplement de la description de quelque chose qui serait présent ici ou là, et que l'on pourrait montrer du doigt. Pen­ser conformément à l'ouverture en projet, cela signifie se pro-poser le pouvoir-être interne de quelque chose en sa nécessité; et c'est là une tout autre affaire que celle qui consiste à expliquer ce qui est projacent, c'est-à-dire à le déférer et à le référer à un autre étant qui se laisse exhiber et montrer du doigt.

Cependant il faut également que ce pro-céder qui ouvre en projet pro-pose quelque chose au sein même du projet, il faut donc qu'il ait comme point de départ quelque chose de pré­donné qui lui fournisse le coup d'envoi; or c'est assurément en ce point que réside la seconde difficulté capitale. Dans le pro­jet de la mobilité qui engendre la création, le domaine qui est posé dès le départ, c'est Dieu, l'acte-de-créer (das Schaffen) et l'être-créé, les choses au nombre desquelles il y a l'homme. Or c'est précisément ce qui doit s'avancer et trouver place au sein du projet essentiel, eu égard à sa liaison avec l'ensemble du devenir, qui demande lui aussi à être conçu différemment,

(163) et cela dès le départ: Dieu ne doit pas être compris, conformé­ment à la représentation vulgaire, comme un vieux papa à barbe blanche, qui aurait tout fabriqué, mais comme un Dieu en gestation, à l'essence duquel appartient le fond - la nature incréée qu'il n'est pas lui-même.

Par nature créée, il ne faut pas entendre la nature, telle qu'elle est à présent et telle que nous la voyons, mais la nature en devenir, la nature créatrice, l'élément créateur qui est lui-même créé, au sens de la natura naturans comme natura naturata chez Jean Scot Érigène.

L'homme ne doit pas être conçu ici comme cet être vivant

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doué de raison que nous connaissons bien et qui apparaît çà et là sur la planète, cet être que l'on peut décomposer en parties constitutives, mais comme l'étant qui est en lui-même « l'abîme Je plus profond Il de l'être et en même temps « le ciel le plus haut )).

Dieu, la nature, l'homme sont d'emblée expérimentés dif­féremment, et c'est seulement dans la mesure où ils sont devenus autres qu'il leur faut du même coup entrer dans le projet essentiel de la genèse qui est la leur. Ce deve­nir constitue l'essence, c'est-à-dire le déploiement de l'être. C'est également pour cette raison que l'être ne peut pas non plus être compris au sens de l'être-subsistant de ce qui a été confectionné, mais qu'il faut l'entendre comme jointoiement - jointure - du fond et de l'existence. Ce join­toiement n'est pas le résultat d'un ensemble de détermina­tions rigides qui seraient plantées là, mais - en déployant lui­même son être au sein d'une relation réciproque - il advient en tant que volonté.

Il fallait donc s'attacher d'abord au devenir primordial de l'absolu, voir comment ce devenir est lui-même devenu, comment l'absolu qui se crée lui-même, dans l'acte même de créer et en tant que travail-de-création, condescend à péné­trer dans le créé. Mais cet abaissement de soi-même, cette condescendance créatrice n'est pas une déchéance, une chute à un niveau inférieur, c'est au contraire - à la mesure du rapport réciproque qui constitue du dedans le jointoiement de l'être - l'ex-traction de ce qui est toujours déjà celé dans le fond, son élévation à la lumière et à la singularisation. La création < (Schopfung), où il faut entendre aussi « ce qui va puiser au fond)) > est une création éternelle, elle « est )) - en un sens dialectique - l'existence de l'absolu lui-même.

Il faut se défendre constamment ici contre la représentation de la création comme fabrication (AnJertigen), parce que dans le travait-de-créer (Schaffen) il n'y a pas un élément créateur qui demeurerait pour soi et qui poserait le produit au-dehors comme quelque chose qui lui serait étranger, mais le créateur lui-même, par son travail-de-création, se transforme en être-créé et demeure présent au sein même de ce qui est créé.

Reprenons encore une fois le mouvement du texte en sui­vant ces huit points, mais en renonçant à mettre en relief expressément chacun de ses moments en lui-même.

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Interprétation de la parÛe principale 235

Le Dieu en gestation pro-cède en son devenir jusqu'à ce qui est devenu, et c'est au cœur de ce devenir et en tant que devenir qu'il est celui qu'il est. Le devenir intra-divin est en son commencement le regard par lequel Dieu s'aperçoit lui­même en son fond, en sorte que ce regard et son éclat demeurent dans le fond. De même que, en une lointaine analogie, un homme peut en regarder un autre et, en le péné­trant du regard, allumer en lui, par l'éclair de ce regard, une étincelle destinée à s'éclairer encore en lui, de même, dans l'éclat du regard de Dieu qui s'aperçoit en son fond, le désir

(164) s'éclaire et devient plus lumineux, ce qui implique aussi qu'il devienne d'autant plus agité et plus passionné (süchtig). Le fond veut donc être toujours davantage fond, mais il ne peut le vouloir que s'il veut en même temps ce qui s'éclaire davantage, et s'il tend par conséquent à s'opposer à soi­même, pour autant qu'il est obscur, si donc il aboutit ainsi en cette tension au contraire de soi-même, et si par là même il donne naissance en lui à une scission. Plus la scission est pro­fonde (plus elle tend à s'approfondir en direction du fond), - devenant du même coup plus lumineuse (tendant davantage à l'unification) -, et plus les termes qui se scindent - fond et existence - se séparent et divergent l'un de l'autre, tandis que l'unifiant ressort plus intimement du fond, que l'union tend et progresse encore vers la lumière, que le lien se dénoue plus

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librement et que la multiplicité de ce qui est relié et assujetti au lien devient plus riche.

Tandis que le fond et l'existence - ce qui se renferme sur soi-même et ce qui porte la détermination - tendent tou­jours à s'écarter davantage l'un de l'autre, et par là même à se rassembler en une unité plus lumineuse, l'élément créa­teur se transforme lui-même pour aboutir à l'individuation du créé. Car c'est seulement quand l'être qui se particularise et se contracte est entraîné du même coup, et par une ten­dance contraire, dans la déterminité de la règle et de l'uni­versalité, qu'un être singulier, un individu peut advenir; un individu, c'est-à-dire un être qui est en même temps et en tant que tel particulier et universel, un « ceci que voici Il et, en tant que « ceci ", un être « tel Il ou « tel Il < un être géné­rique >. Plus l'unité de l'être en devenir est ad-verse, contras­tée, plus l'élément créateur est créateur, et plus il perd de son indéterminité, l'indéterminité de l'appetitus < de la presse : Drang> privé de règle et de mesure. Plus le deve­nir est « égo-centrique Il < passionné-du-propre : eigen­süchtig >, plus son être-devenu s'éclaire et s'élève du même coup; mais l'égocentrisme < l'amour-(du)-propre : Eigen­sucht> s'accroît en même temps que s'éclaire le fond. C'est pourquoi au cœur de ce devenir en lui-même ad-verse, règnent un perpétuel surmontement de soi et un effort inces­sant pour se dégager et s'élever à un niveau à chaque fois

(165) supérieur. Le fond et l'existence s'écartent toujours davan­tage, dis-cèdent l'un de l'autre, mais pour s'unir à nouveau sous la figure d'un étant d'un degré supérieur; ainsi le deve­nir s'étage hiérarchiquement. La mobilité de la nature créée­créatrice est donc une poussée vitale (Lebensdrang) qui circule en soi-même et qui, en circulant, déborde et sort de soi; en débordant, elle s'individualise, et, en s'individua­lisant, s'étage en degrés.

En termes formels : l'identité, en soi-même contro-versée (widerwendig), du jointoiement de l'être transpose l'étant qui prend sur lui sa mesure, c'est-à-dire l'être-en-devenir, en une puissance à chaque fois supérieure.

Ce que Schelling cherche ici à saisir en son essence, c'est précisément la mobilité du vivant en général, la structure essentielle de la mobilité de la vie, mobilité qu'il est d'emblée impossible de concevoir à partir des représentations tra-

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Interprétation de la partie principale 237

ditionnelles du mouvement. Nous pourrions, nous devrions même ici faire appel à titre d'éclaircissement à la philoso­phie de la nature dans la configuration que lui a donnée Schelling. Mais d'une part, celle-ci reçoit ici un tout autre développement, et surtout elle ne se laisse pas (( rapporter Il

en quelques mots. L'élément essentiel de cette philosophie est le mouvement, c'est pourquoi la détennination du point de vue pertinent est décisive pour sa compréhension. En effet ce n'est pas le contenu de la philosophie de la nature ou même ses présuppositions implicites qui peuvent nous empê­cher d'accéder à ce point de vue, mais c'est surtout la repré­sentation commune de la nature et de sa réalité effective - du moins de ce que nous tenons pour telle - qui constitue le principal obstacle. Il est donc important, en vue d'une appro­priation de cette philosophie de la nature, de connaître et de reconnaître la façon qui nous est habituelle de considérer la nature en cela même qu'elle a d'habituel.

g) Le caractère problématique de la conception actueLLe de la nature. Réalité effective et présence-subsistante.

Tout le monde s'accorde à dire que si l'on veut établir quoi que ce soit de juste concernant la nature, il faut abso­lument s'en tenir à la nature réelle et effective; à défaut d'un tel point d'appui, tout devient chimérique. Mais qu'est-ce qui est visé ici quand on parle de la (( réalité effective 1) de la nature?

La question est éminemment douteuse de savoir si ce qu'un chercheur moderne pose et arrête, en physique, comme effec­tivement présent et subsistant, est la réalité effective. Il est fort possible qu'il s'agisse bien là de ce qui peut être posé et vérifié comme subsistant; mais ce qui est posé et fixé comme subsistant n'est pas encore ce qui est effectif. Cela accordé, on pourrait objecter que nous ne rencontrons pourtant jamais ce qui est effectif que si nous nous en tenons à ce qui est présent-subsistant, et si nous en partons pour revenir en arrière et prendre du recul. Question : revenir en arrière pour aller où? Qui indiquera ici le chemin? On risque fort, avec ce procédé, de se heurter toujours à nouveau à ce qui est subsistant, c'est-à-dire de tenir d'emblée le non-subsis­tant pour ineffectif. Et cela est particulièrement vrai quand

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( 166)

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il s'agit de la réalité effective de la nature. La nature, Il telle que nous l'apercevons maintenant Il, témoigne d'un ordre bien établi, d'une règle et d'une forme. Quoi de plus tentant alors que de prétendre connaître d'autant mieux ce qui est ainsi soumis à des règles, en recherchant davantage la régu­larité de ce qui est réglé, et en rapportant les règles à des déterminations toujours plus générales, à des règles plus hautes? Cette visée qui est propre au questionnement scien­tifique conduit à cette idée - qui d'ailleurs y est déjà impli­quée à titre de pré-jugé - que tout est conforme à une règle et régulier, et que par conséquent tout doit pouvoir s'expli­quer, et cela de façon principielle. Si l'on y ajoute cet autre pré-jugé que ce qui constitue à proprement parler l'explica­tion est la calculabilité intégrale, on obtient alors le réquisit d'une explicabilité exhaustive des phénomènes de la vie grâce au mécamsme.

Et quand on évoque, à titre de possibilité, le caractère unilatéral et les limites du mécanisme, c'est pour expliquer que le mécanisme ne fournit encore qu'un « principe heuris­tique ,); on ne nie pas la présence dans le vivant d'un élément inexplicable, on cherche seulement d'abord à progresser à l'aide de ce modèle qu'est l'explication mécaniste jusqu'à ce que l'on parvienne à une limite; c'est là la seule méthode qui soit exacte et objective. Mais derrière cette opinion, qui est largement répandue, et qui a été renforcée jusqu'à l'absurde par la physique atomique, se trouve une série d'erreurs fon­damentales :

1) L'opinion selon laquelle, parce qu'un jour on se heurte à quelque chose qui ne se laisse plus expliquer mécanique­ment, on a par là même établi et reconnu en son effectivité cet élément inexplicable; c'est là un contresens qui vient de ce que l'on s'est déjà enfermé dans l'horizon de l'explicabi­lité et de la possibilité de tout expliquer; or c'est l'explica­bilité elle-même qui fait ici question.

2) L'illusion qui veut qu'avec le mécanisme on parvienne toujours à un certain moment à une limite de ce genre; or il est justement de l'essence du mécanisme de ne jamais s'avouer vaincu aussi longtemps qu'il reste quelque chose dont il peut s'emparer - ce qui est toujours le cas -, et d'imaginer de nouveaux procédés qui se laissent toujours et de façon principielle découvrir.

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3) L'erreur fondamentale d'après laquelle un principe heuristique trouve sa légitimité dès lors que grâce à lui on peut obtenir quelque résultat. Avec le principe du mécanisme, on obtient toujours et nécessairement quelque chose, mais c'est précisément pour cette raison que rien ne se laisse établir en sa vérité par ce .biais. La vérité d'un principe ne peut jamais être démontrêe par ses résultats. Car l'interprétation d'un résultat en tant que résultat s'effectue déjà à l'aide du principe présupposé, mais toujours non fondé.

4) La méconnaissance de ce fait que la mise en œuvre d'un principe heuristique doit être fondée en un projet qui ouvre, en sa constitution essentielle, le domaine à chaque fois concerné, le projet se fondant à son tour dans l'essence de la vérité elle-même; ce qui est décisif ici, où il s'agit de la nature et du vivant (et à quoi on ne s'est encore jamais sérieusement attaqué), c'est donc le projet qui ouvre l'essence de la mobilité de la vie en tant que mobilité.

Sans doute, en regardant la nature, et cela de façon pure­ment objective en apparence - avec nos yeux de tous les jours

(167) et dans la ligne des expériences que nous faisons quotidienne­ment -, nous y voyons de la régularité, et en présence de cette régularité, nous recherchons des règles, comme si celles-ci appartenaient d'emblée à la nature, et comme s'il n'en avait jamais été autrement. Mais il se pourrait que ce qui est régu­lier ne soit que la fixation d'un ébranlement qui s'est produit dans le devenir envisagé métaphysiquement, un repos derrière lequel se tient en réserve l'irrégularité initiale du fond, et que celle-ci puisse à nouveau faire irruption; dès lors l'irrégularité n'est plus simplement le défaut de règles ou la non-détermi­nité. De quelque façon que l'on interprète ce dernier point, il est sûr en tout cas que l'attitude soi-disant « naturelle Il, qui est celle de la quotidienneté en face de la nature, est en fin de compte tout à fait contraire à la nature; le fait que la nature laisse advenir avec elle le calcul et la calculabilité témoigne plutôt de ce qu'elle nous trompe et par là nous maintient à l'écart de son essence, bien loin de prouver que nous puissions jamais atteindre par ce biais un savoir effectif.

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(168)

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h) Volonté-propre et volonté universelle. La séparabilité des principes en l'homme comme condition de possibilité du mal.

L'ouverture en projet de la mobilité constitutive du deve­nir de la création avait pour objet de montrer que l'élément créateur en lui-même n'aboutissait pas seulement à produire un être singulier, mais qu'il était par soi individuation et information. L'essence du fond consiste à rentrer progres­sivement en soi-même de façon toujours plus intense tout en mettant au jour et en faisant ressortir toujours plus claire­ment les unités qui s'échelonnent. Mais cela de telle sorte que chacun de ces deux mouvements s'ajointe, pour n'en former qu'un, dans l'unité des différentes figures de la vie, en chacun des degrés ontologiques de la nature. L'appro­fondissement du fond est élargissement de l'existence. Ensemble et du même coup, ils creusent la scission et ils relèvent l'unité. Ce qui aboutit à la fois à une gradation de la singularisation et à un infléchissement réciproque des prin­cipes divergents (fond et existence) qui se soumettent à la liaison de la singularisation.

Schelling conclut ce projet, qui ouvre en son essence la création de la nature, en caractérisant expressément les principes qui sont à l'œuvre en chaque être, conformément à la mobilité du créer (l, VII, p. 362-363) :

« Chacun des êtres qui, au sein de la nature, naît de la manière qui vient d'être indiquée, a en lui un double prin­cipe, lequel est cependant en son fond un seul et même prin­cipe, considéré sous ses deux aspects possibles. Le premier principe est celui par lequel les êtres sont séparés de Dieu, ou encore par lequel ils sont simplement au sein du fond; mais comme il y a une unité originelle entre ce qui est au fond et ce qui est pré-formé dans l'entendement, et que le procès de création ne conduit qu'à une transmutation interne ou à une transfiguration en lumière du principe primitivement obscur (car l'entendement ou la lumière posée dans la nature ne recherche à proprement parler dans le fond que la lumière qui lui est apparentée et qui est tournée vers l'intérieur *),

.. Heidegger lit ici le texte dans la leçon établie en 1860 par le fils de Schelling pour l'édition des Werke " « weil der Ver stand oder das in die Natur gesetzte Licht

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Interprétation de la partie principale 241

c'est donc le principe qui, de par sa nature, est obscur qui est précisément transfiguré en lumière, et tous deux ne font qu'un - bien qu'en un degré toujours déterminé - en chaque être naturel. Le principe, dans la mesure où il provient du fond et où il est obscur, constitue la volonté-propre de la créature; et celle-ci, dans la mesure où elle ne s'est pas encore élevée à l'unité parfaite avec la lumière (en tant que prin­cipe de l'entendement) - qu'elle ne saisit pas - est simple­ment passion (Sucht) ou convoitise, c'est-à-dire volonté aveugle. A la volonté-propre de la nature s'oppose l'enten­dement qui, en tant que volonté universelle, se sert de celle-ci et se la subordonne comme un simple instrument ...

Sans doute, les principes doivent-ils constituer, d'après la thèse fondamentale, les moments du jointoiement de l'être, mais ils reçoivent maintenant une plus grande détermination, en fonction de l'étant qui est en gestation.

Eu égard au fond, les choses créées sont séparées de Dieu; mais ce dont le fond est passionnément en quête, ce qu'il recherche, c'est cela même qui est préformé et mis en lumière au sein de l'entendement. La création (Schopfung) n'est donc rien d'autre que la transfiguration lumineuse de l'obscurité qui a été refoulée au fond. Au cœur même du créé est donc présente la volonté-propre du fond qui tend à rentrer en lui­même. Or cet « égo-centrisme Il < amour-(du)-propre > (Eigen-sucht) s'oppose à la volonté de l'entendement qui tend à la règle et à l'unité, qui tend à relier de tous côtés toutes choses à l'Un. Sa volonté est une volonté uni-verselle. Au sein de la nature, la volonté particulière du fond se subor­donne à cette volonté universelle, et se met à son service. Quand la passion en quête de séparation (Sonderung) demeure dirigée par la volonté de l'universel, celui qui, en son égoïsme et son amour-propre, est déterminé par cette volonté universelle, devient un être particulier (Besonderes) et se tenant à part, pour soi. Un tel être ne renonce pas à l'amour-propre, comme en témoignent tous les animaux, mais il est assujetti à l'universalité du genre, ce dont témoignent encore tous les animaux.

in dem Grunde eigentlich nur das ihm verwandte, nach innen gekehrte Licht sucht ". L'édition originale porte ici pourtant : «nach ihnen ». Cf. la réédition Schroter et l'édition Fuhrmans déjà citée. La lumière n'est donc pas« tournée vers l'intérieur - le dedans », mais « vers eux ", c'est-à-dire aussi bien le Verstand qui lui est d'em­blée apparenté que le « principe obscur », le Grund. (N. d. T.)

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L'animal est un « ceci ), singulier, ce qui serait impossible si la passion (Sucht) de la singularisation n'était pas pré­sente en lui. Cependant, malgré cette passion, l'animal ne parvient jamais jusqu'à lui-même, mais il demeure toujours au service de l'espèce, même en son égoïsme; or il ne pourrait pas remplir cette fonction si une volonté universelle ne conju­guait en lui ses efforts avec sa volonté particulière.

Nous savons que l'ouverture en projet de la mobilité consti­tutive du devenir de la création du créé est axée sur une tâche de plus ample portée, et destinée à mettre en évidence la pos­sibilité métaphysique de l'homme. Cette dernière doit à son tour montrer en quoi consistent les conditions de possibilité intrinsèque du mal. Désormais tout est prêt pour la détermi­nation de la possibilité de la genèse de l'homme, de sa prove­nance essentielle, et par conséquent de sa situation au sein de l'étant dans son ensemble.

(( Mais quand finalement, grâce à la transformation et à la scission progressive de toutes les forces, le point le plus intime et le plus profond de l'obscurité initiale dans un être se trouve complètement transfiguré en lumière, la volonté de

(169) cet être demeure sans doute - dans la mesure où cet être est précisément un être singulier - une volonté particulière, mais en soi, ou encore, en tant que centre de toutes les autres volontés particulières, elle ne fait qu'un avec la volonté origi­naire (Urwille) ou avec l'entendement, de telle sorte que toutes les deux forment maintenant une seule et même totalité. Cette élévation du centre le plus profond de tous à la lumière ne se produit en aucune de toutes les créatures qui nous sont visibles, sauf chez l'homme. Toute la puissance du principe ténébreux se trouve en l'homme, et c'est en lui également que se trouve toute la force de la lumière. L'abîme (Abgrund) le plus profond et le ciel le plus haut sont en lui : il a en lui deux centres. La volonté de l'homme est le germe enfoui dans l'éternel désir du Dieu qui ne subsiste encore que dans le fond; éclair divin de vie enclos dans les profondeurs, que Dieu a vu, quand il a conçu la volonté qui veut la nature. C'est en lui seul, c'est en l'homme, que Dieu a aimé le monde; et c'est précisément cette image de Dieu que le désir a saisi dans le centre quand il s'opposa à la lumière. Parce qu'il provient du fond - parce qu'il a un statut de créature -, l'homme pos­sède en lui, par rapport à Dieu, un principe indépendant; mais parce que ce principe - sans pour autant cesser d'être obs-

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Interprétation de la partie principale 243

cur en son fond - est transfiguré en lumière, quelque chose de plus haut surgit alors en l'homme, à savoir l'esprit. Car l'esprit éternel profere l'Unité ou le Verbe en la nature. Mais ce Verbe proféré (réal) réside uniquement dans l'unité de la lumière et de l'obscurité (voyelles et consonnes). Certes ces deux principes se retrouvent en toutes choses, mais sans consonance parfaite, en raison des défectuosités de ce qui a surgi du fond. C'est donc seulement en l'homme que le Verbe, qui est encore latent et incomplet en toutes les autres choses, est intégralement proféré. Or c'est l'Esprit, c'est­à-dire Dieu existant actu, qui se révèle dans le Verbe qui est proféré. Et dans la mesure où l'âme est identité vivante des deux principes, elle est esprit; et l'esprit est en Dieu. Si donc dans l'esprit de l'homme, l'identité des deux principes était aussi indivisible qu'en Dieu, il n'y aurait aucune différence, c'est-à-dire que Dieu comme Esprit ne serait pas manifeste. Il faut donc que cette unité indivisible en Dieu soit divisible en l'homme - c'est là la possibilité du bien et du mal» (l, VII, p. 363-364).

On peut dire, en termes généraux et par anticipation, ceci : en l'homme le devenir de la nature accède au repos, de telle sorte qu'avec l'homme, on quitte du même coup la dimension naturelle. Il faut cependant se souvenir de ce qui précède si l'on veut maintenir un horizon suffisamment ouvert pour y concevoir la genèse métaphysique de l'homme : le devenir éternel en Dieu trouve son éternel commencement en ceci que Dieu s'aperçoit lui-même, aperçoit son image et sa sem­hlance dans le fond, dans ce dont l'éternel désir est en quête. Mais le devenir au sein du fond ouvert en clairière est aussi,

(170) en un certain sens, tendance continue et passionnée à revenir en soi-même, de sorte que, plus l'éclaircie devient lumineuse, et plus s'accroît la passion de l'être-créé qui, en son égoïsme, tend à revenir au centre de soi-même, jusqu'en son fond le plus profond. La volonté particulière, quand elle devient plus intense dans les êtres de la nature, est une éternelle nost-algie (süchtige Rückkehr) du fond le plus profond, une nostalgie à laquelle eux-mêmes ne peuvent satisfaire - une quête du Dieu.

Ainsi le devenir du créé, en tant que volonté particulière, tend toujours davantage à rejoindre le foyer le plus intime du fond, là où resplendit le divin éclair de vie, mais cela de telle sorte que cet égoïsme accède à la volonté universelle et

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244 Schelling

demeure assujetti au lien qu'est l'âme, à l'unité vitale qui correspond à chaque fois à un degré de vie différent. Et quand la volonté particulière de l'être créé-créateur parvient au centre le plus profond du fond et s'empare de cette volonté, elle s'empare alors du foyer et du tréfonds de toutes les volontés particulières.

Cependant, à cette tendance qui vise à retourner jusque dans le foyer du fond le plus profond, à cet égoisme radical au désir du fond, correspond, jusqu'à ne plus faire qu'un avec lui, dans le devenir de l'être-créé, l'élévation vers la pure lumière de l'entendement, de sorte que désormais la volonté universelle et le foyer de toutes les volontés parti­culières s'inter-pénétrent et finissent par coincider. Le fond de tous le plus profond - le tréfonds qui se maintient en soi­même - accède du même coup à l'éclairement, à la clairière la plus largement ouverte, celle de l'entendement pur. Ce devenir ne se rencontre au sein du créé qu'en l'homme, ou mieux, l'homme est ce devenir.

La volonté de l'homme n' « est Il donc en soi rien d'autre que l'impulsion contenue du Dieu qui demeure encore au fond; ce qui veut en l'homme, c'est le désir reclus en soi­même, c'est-à-dire le fond qui est indépendant de Dieu, qui n'est pas Dieu Lui-même. Or c'est justement cette volonté du fond au cœur de l'homme qui s'élève en lui à la lumière de l'entendement; en l'homme le Verbe est totalement pro­féré. L'homme lui-même profère des paroles et déploie son essence au sein de la parole. Et par là même l'homme s'élève au-dessus de la lumière de l'entendement; l'homme, à la dif­férence de l'animal, ne se meut pas seulement à l'intérieur de ce qui a été ouvert et éclairé, mais il achève de pro-férer cette lumière et ainsi s'élève au-dessus d'elle; grâce à cette supé­riorité, il Il est Il une unité différente de celles que nous connaissions jusqu'ici, il est cette unification qui règne sur le clair et sur l'obscur et qui préside même à leur corrélation réciproque - l'esprit -, il est esprit. En l'homme, et en lui seul, autant que nous sachions, les deux principes forment une unité propre : le tréfonds du fond, la volonté-propre qui veut l'ipséité, et la plus haute manifestation du Verbe, la volonté qui pénètre l'être ouvert en clairière de l'unité du tout, s'unissent en lui. En l'homme se trouvent « l'abîme le plus profond et le ciel le plus haut Il.

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Interprétation de la partie principale 245

En l'homme, l'ipséité comme telle est esprit, parce qu'en lui l'égo-centrisme, la tendance-à-retourner-en-soi-même, s'élève jusqu'à l'entendement et au Verbe. L'homme « est Il un être ipséique, particulier, séparé de Dieu, et qui, en son être-séparé, veut précisément la plus secrète volonté du fond,

(171) un être qui, en tant qu'esprit, s'aperçoit du même coup lui­même dans l'unité de sa particularisation et de sa distinc­tion. Dans cette auto-aperception, l'égoïsme se dépasse et accède à l'esprit; en cela, l'égoïsme n'est pas affaibli ou détourné de lui-même, mais il est au contraire posé pour la première fois en ses possibilités les plus hautes et les plus riches, alors qu'elles étaient jusqu'ici encore tenues en réserve. En cette auto-aperception, l'homme transcende tout ce qui est naturel et créaturel au sens qui a été dit. L'ipséité est libre vis-à-vis des deux principes, parce qu'elle est esprit. Mais libre jusqu'à quel point? Le principe du fond, la nature égocentrique n'est plus simplement au service d'un genre ne pouvant qu'accomplir sa rotation sur soi-même, comme c'est le cas pour l'animal, mais l'égoïsme, dans la mesure où il devient spirituel, peut s'orienter dans telle ou telle direction. En tant que volonté-propre, il est en effet libre de se mouvoir par rapport à la volonté universelle. Or cette dernière, parce qu'elle est elle-même spirituelle, se présente comme une possibilité vis-à-vis de laquelle l'homme peut se déci­der de telle ou telle façon. La volonté universelle et spiri­tuelle n'implique donc pas seulement le maintien d'un genre tournant sur soi-même, mais elle est Histoire, et par consé­quent œuvre ou absence d'œuvre, victoire ou défaite, perma­nence d'une figure ou déclin. Sans doute dans l'ipséité de l'homme, en tant qu'être spirituel, les deux principes ne font­ils qu'un, mais l'unité des principes peut maintenant se disso­cier, elle doit même nécessairement pouvoir se dissocier. Car pour que Dieu puisse exister en tant qu'esprit, c'est-à-dire pour qu'il puisse procéder hors de soi-même et s'ex-poser comme tel, pour qu'il puisse se manifester comme l'unité des deux principes, il faut que cette unité, qui est indivisible au sein de l'esprit éternel, soit à présent dissociée et s'expose en sa dissociahilité. Le lien des principes, de la volonté particu­lière et de la volonté universelle, est en l'homme un libre lien (l, VII, p. 374), ce n'est pas, comme en Dieu, un lien néces­saire. La volonté particulière de l'homme s'est élevée, en

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246 Schelling

tant que volonté spirituelle, au-dessus de la nature, et elle ne se tient plus seulement au service de la volonté univer­selle, à titre d'instrument.

Or cette possibilité de dissocier les deux principes, telle qu'elle appartient à l'essence de l'homme, n'est justement rien d'autre que la condition de possibilité du mal. Comment cela? Parce que la volonté-propre est ici une volonté spirituelle ipséique, elle peut dans l'unité de la volonté humaine se substituer à la volonté universelle. Dans la mesure où elle est spirituelle, la volonté-propre peut tendre à être également, en tant que créature, ce qu'elle n'est qu'aussi longtemps qu'elle demeure à l'intérieur du fond divin. Elle peut vouloir être, à titre d'ipséité séparée, le fon­dement de la totalité. La volonté-propre peut donc s'élever au-dessus de tout ce qui est, et prétendre ne déterminer qu'à partir de soi-même l'unité des principes. Un tel pouvoir (Kon­nen) constitue la capacité (Vermogen) d'accomplir le mal.

La question de la possibilité interne du mal est la question de la possibilité interne de l'être-homme. L'homme est un être créé, et non pas un être absolu, mais il occupe au sein du créé se créant un rang et une place remarquables. Voilà ce qu'il s'agit maintenant de déterminer.

C'est dans ce but qu'il nous a fallu poursuivre en son essence la mobilité constitutive de la genèse de la nature

(172) telle qu'elle se crée elle-même. Il est apparu que la nature se heurtait à une limite consistant en ceci qu'elle ne peut jamais parvenir jusqu'à elle-même.

Bien qu'elle ressorte en évidence dans la multiplicité des formations qui s'étagent en elle, et dans les étapes succes­sives de son devenir, le lien qui réunit ces différentes for­mations demeure toujours lui-même assujetti à ce qui est ainsi relié. Le genre ne ressort jamais pour lui-même à titre de loi, afin de poser, en ressortant ainsi, le fondement de l'existence d'un étant plus élevé. y a-t-il un étant différent, un étant qui ne soit pas déterminé par la nature? Le seul être de ce genre que nous connaissions, c'est l'homme.

En lui les principes sont ajustés autrement; ce sont bien les mêmes principes, mais leur être de principe devient autre.

Mais dans quelle mesure la surrection de la volonté-propre est-elle par elle-même le mal? En quoi consiste la malignité du mal? D'après la dernière détermination qui vient d'en

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-Interprétation de la partie principale 247

être donnée, la liberté est la capacité d'accomplir le bien et le mal, le pouvoir pour le bien et pour le mal. Par conséquent le mal s'annonce comme une disposition propre à la volonté, et même comme une modalité de l'être-libre au sens de l'être-soi, de la séité, à partir de sa propre loi essentielle. Dans la mesure où la volonté-propre s'élève au-dessus de la volonté univer­selle et se dresse contre elle, elle veut précisément prendre sa place. Avec cette surrection advient une modalité d'unification spécifique, c'est-à-dire aussi bien une modalité spécifique de l'être-esprit. Mais l'unification est ici une per-version de la volonté initiale, c'est-à-dire une per-version de l'unité du monde divin, dans lequel la volonté universelle demeure en accord avec la volonté du fond. Dans cette per-version de la volonté s'accomplit au contraire la genèse d'un Dieu renversé, de l'esprit adverse, et c'est ainsi que se produit une insurrec­tion dirigée contre l'être-primordial, c'est ainsi qu'éclatent et que s'affichent tous les antagonismes dirigés contre l'essence de l'être, que l'ajointement de l'être est retourné en une dis­jonction à la faveur de laquelle le fond se soulève pour accéder à l'existence et prendre sa place. Renversement et soulève­ment ne sont pas rien ou simplement négatifs, mais ils repré­sentent la négation elle-même, telle qu'elle instaure sa domi­nation. Celle-ci intervertit maintenant toutes les forces pour les dresser contre la nature et contre ce qui est créé, entraέnant ainsi un bouleversement radical de l'étant.

Afin d'éclairer la nature de la malignité, Schelling évoque ici la maladie. Celle-ci s'offre en effet au « sentiment Il, se fait sentir comme quelque chose de très réel, et ne se présente pas comme une simple privation, comme l'absence de quelque chose. Sans doute disons-nous de celui qui est malade qu'il lui « manque Il quelque chose, et ainsi nous exprimons la maladie de façon simplement négative, comme un défaut. Mais la question: « qu'est-ce qui ne va pas? ", « qu'est-ce qui lui manque? Il signifie en vérité: en quoi consiste le propre qui s'est pour ainsi dire détaché, défait de l'accord qu'est la santé, et qui, à présent, par son détachement même, s'impose à la totalité du Dasein et prétend le dominer? Dans la maladie, il n'y a pas seulement quelque chose qui manque, mais il y a surtout la présence de quelque chose de faux. « Faux Il, non pas seulement au sens de ce qui est inexact,

(173) mais faux au sens propre d'une falsification, d'un détourne-

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248 Schelling

ment, d'un renversement. Cette falsification est également fausse au sens de ce qui a été faussé, forcé; nous parlons jus­tement de maladies, d'affections malignes. La maladie n'est pas seulement une altération, c'est une mé-version de tout le Dasein, mé-version qui s'impose à l'état général et le tient sous son emprIse.

Nous ne pouvons saisir la véritable essence de la négation qui, dans le mal, se manifeste comme mé-version, que si nous comprenons de façon suffisamment originaire le concept d'af­firmation, le positif et la position. L'affirmation ne consiste pas seulement à dire « oui! Il à titre d'assentiment donné à ce qui est présent-subsistant, mais elle est ce qui s'accorde au ton de ce qui est en soi-même déjà accordé, à ce qui est conforme à l'ordonnance de l'essence. Il y a donc au sein de ce qui est (( positif Il l'affirmation de l'unité essentielle d'une essence dans sa totalité; de la même façon, la négation n'est pas simplement un refus opposé à ce qui est présent-subsistant, mais le fait de dire « non Il, la dénégation est ce qui se subs­titue à l'affirmation, au « oui Il. Ce qui prend la place de l'unisson et de l'accord, c'est donc le dés-accord, la fausse note qui vient troubler l'ensemble. L'affirmation comprise originellement n'est pas seulement la reconnaissance qui vient du dehors et après coup confirmer ce qui est déjà pré­sent en sa consistance propre, c'est au contraire l'accor­dement au sens du « oui Il, qui donne le ton et fait s'ac­corder réciproquement toutes choses en les pénétrant de fond en comble. Il en va de même du « non Il. Nous rappor­tons habituellement - et cela à bon droit - le « oui Il et le « non Il à l'affirmation et à la négation; mais nous compre­nons d'emblée par là même le fait de dire « oui Il ou « non Il

comme une énonciation, comme une simple proposition por­tant sur un état-de-chose réel, nous comprenons donc « logi­quement Il; et en cela nous avons tort. Dire (( oui Il ou « non Il), ce n'est pas seulement énoncer une proposition. Le dire et la parole ont leur essence originaire dans le Dasein de l'homme, et il en va de même de l'affirmation et de la négation.

La négation en tant que mé-version n'est donc véritable­ment possible que là où ce qui est en soi-même coordonné et subordonné -le fond et l'existence - deviennent librement mobiles l'un en face de l'autre, et offrent ainsi la possibilité

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Interprétation de la partie principale 249

d'une per-version de l'unité. Chez l'animal par exemple (cf. p. 372-373), ainsi que chez tous les autres êtres de la nature, le principe obscur du fond est tout aussi efficace que le principe de la lumination et du représenter. Mais ici, comme partout dans la nature, ces principes sont unifiés d'après une relation contraignante fixée une fois pour toutes. L'animal lui-même ne peut jamais les déplacer ni substituer l'un à l'autre. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'un animal ne peut jamais être « méchant », même si parfois nous nous exprimons en ces termes. A la méchanceté appartient en effet l'esprit. L'animal ne peut jamais sortir de l'unité propre au degré déterminé qui est le sien dans la nature. Même quand un animal est « rusé», « malicieux Il, cette malice reste limitée à un champ tout à fait déterminé, et quand elle se manifeste, c'est toujours en des circonstances également très déterminées; alors elle entre en jeu de façon automa­tique.

L'homme est au contraire cet être qui peut renverser les éléments qui composent son essence, qui peut renverser l'ajointement ontologique de son Dasein et le dis-joindre. L'homme se dresse en l'ajointement de son être de telle façon qu'il garde toujours la disposition de cet ajointement et

(174) de son jointoiement, et qu'il peut les soumettre à ses in-jonc­tions selon une modalité tout à fait déterminée.

C'est donc à l'homme qu'est réservé le privilège douteux de pouvoir tomber plus bas que l'animal, tandis que l'animal n'est pas capable de cette mé-version des principes. S'il n'en est pas capable, c'est parce que la tension du fond n'accède jamais chez lui à la clarté du savoir de soi-même, parce que le fond en lui n'atteint ni à la plus intime profondeur du désir ni à l'ampleur suprême de l'esprit.

Le fondement du mal réside donc dans la manifestation de la volonté primordiale du fond premier. Le mal se fonde dans le fond indépendant de Dieu, il n'est rien d'autre que ce fond, ce fond qui, en tant que volonté primordiale et égoïste, est venu au jour pour former l'ipséité distincte de l'esprit créé, et qui s'est substitué à la volonté universelle. Dans le mal ne réside pas seulement, à titre général, un élément positif, mais c'est ce qu'il y a de plus positif dans la nature elle-même - la volonté du fond qui veut accéder à soi-même - qui « est» ici le négatif, qui « est» présent à titre de négation sous la

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figure du mal. Ce n'est donc pas la finitude comme telle qui constitue le mal, mais la finitude qui s'est soulevée jusqu'à imposer la domination de l'amour-propre, de l'égoïsme. Or cette insurrection n'est elle-même possible que si elle est spiri­tuelle, et c'est pour cette raison que le mal relève du domaine où règnent l'esprit et l'histoire.

Schelling cherche à mettre en relief de façon encore plus précise la spécificité de son exposition de l'origine essentielle du mal en engageant un débat avec d' « autres explications )) du mal, et en particulier celle de Leibniz (l, VII, p. 367 sq.). Nous laisserons ici de côté cette discussion, d'une part parce que l'essentiel de cette critique se comprend à partir de l'as­pect positif tel qu'il vient d'être exposé, et d'autre part parce qu'il faudrait, pour s'engager de façon plus précise dans ce débat, que nous fassions également appel à la philosophie leibnizienne en partant de ses positions métaphysiques de fond, ce qui dans le cadre de notre présente interprétation n'est guère possible.

A propos de cette première section envisagée dans son ensemble, mais aussi en vue de ce qui suit, une remarque est sans doute encore nécessaire.

Schelling dit de la maladie (p. 366) qu'elle est « la véri­table réplique du mal ou du péché )). Et par là, il assimile le mal au péché. Or le « péché )) ne se laisse définir qu'en termes de théologie, dans le cadre de la théologie et de la dogma­tique chrétiennes. Le « péché )) ne trouve son sens et sa vérité qu'au sein de la foi chrétienne et de sa doctrine de la grâce. Cette assimilation du mal au péché peut donc signifier, soit que Schelling sécularise le concept théologique et dogmatique de péché, pour en faire un concept philosophique, soit au contraire qu'il oriente fondamentalement toute la question du mal sur la dogmatique chrétienne. Aucune de ces deux inter­prétations n'atteint cependant ce qui forme en vérité le tenant de la question, car pour Schelling les deux aspects interfèrent en réalité : sécularisation du concept théologique de péché et christianisation du concept métaphysique du mal vont de pair.

(175) D'ailleurs cette direction de pensée ne caractérise pas seulement chez Schelling le traité sur la liberté, mais encore toute sa philosophie, et pas seulement la sienne, mais celle de l'idéalisme allemand dans son ensemble, en particulier la philosophie de Hegel. Cette situation historique qui domine

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Interprétation de la partie principale 251

la philosophie occidentale depuis le début des temps modernes restera dominante jusqu'à la fin de ce temps (Zeitalter) et même au-delà. Car il ne s'agit pas là de quelque penchant Il théologique Il qui serait propre à des penseurs isolés, il ne s'agit pas du fait que Schelling et Hegel ont d'abord été des théologiens, mais de ce que l'histoire de l'Europe est et demeure déterminée par le christianisme, même après que ce dernier est censé avoir perdu sa puissance. Et c'est la raison pour laquelle un temps post-chrétien sera quelque chose de radicalement différent d'un temps pré-chrétien. Si donc l'on tient absolument à qualifier de païen ce qui est non chrétien, il faut alors distinguer de façon principielle paganisme et paga­nisme - si tant est qu'il faille à tout prix parler encore de paganisme. Car le paganisme est lui aussi un concept chré­tien, tout comme le péché.

Il est tout aussi impossible en philosophie de revenir d'un seul bond jusqu'à la philosophie grecque que d'abolir par décret le christianisme tel qu'il a fait son entrée dans l'his­toire occidentale et par conséquent dans la philosophie. La seule possibilité qui reste ouverte, c'est de transformer radi­calement cette histoire, c'est-à-dire d'accomplir effectivement la nécessité secrète de l'histoire, au centre de laquelle ne réus­sissent à pénétrer ni le savoir ni l'action; accomplir effecti­vement cette métamorphose, c'est l'œuvre de ce qui est créa­teur. Car même le commencement grandiose de la philosophie occidentale n'a pas surgi du néant, mais il fut grandiose parce qu'il a dû surmonter son plus puissant antagoniste, le mythique en général et l'asiatique en particulier, c'est­à-dire qu'il a dû le conduire à s'ajointer en la vérité de l'être, et qu'il en a eu le pouvoir.

C'est donc faire preuve d'une compréhension étroite de la question, et c'est surtout parfaitement stérile que de pré­tendre se débarrasser du traité sur la liberté sous prétexte que Schelling tomberait ici dans une fausse spéculation théologique. Il est sûr que Schelling, à partir du traité sur la liberté, met de plus en plus nettement l'accent sur la posi­tivité du christianisme; mais quand on a dit cela, on n'a encore rien décidé relativement à l'essence et à la signification de sa pensée métaphysique, qui par là n'est toujours pas com­prise, et même demeure incompréhensible.

En ce qui concerne l'assimilation schellingienne du mal et

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252 Schelling

du péché, il faut toutefois ajouter que le mal est le péché inter­prété en termes chrétiens, et cela, à vrai dire, de telle sorte qu'avec cette interprétation l'essence du mal vient aujourplus nettement, même si c'est dans une direction tout à fait déter­minée. Mais le mal ne se réduit pas au péché et il ne se laisse pas saisir uniquement à titre de péché. Dans la mesure où notre interprétation s'attache à la véritable question méta­physique fondamentale, à la question de l'être, ce n'est pas sous la figure du péché que nous questionnons le mal, mais

(176) c'est dans l'optique de l'essence et de la vérité de l'être que nous cherchons à le situer. Et par là même il apparaît aussi, de façon médiate, que l'horizon éthique ne suffit pas pour concevoir le mal, et que, bien plus, l'éthique et la morale ne visent au contraire qu'à légiférer en vue de fixer l'attitude à adopter vis-à-vis du mal, au sens de la victoire à remporter sur lui, du rejet ou de la minoration du mal.

Cette remarque est importante, si l'on veut mesurer exacte­ment ce en quoi notre interprétation est unilatérale, et même consciemment unilatérale, quand elle s'oriente sur le versant capital de la philosophie, la question de l'être.

Avec cet exposé de l'origine essentielle du mal, on n'a encore rien dit de sa réalité effective dans la figure de l'être-libre de l'homme. On ne peut d'ailleurs encore rien en dire avant d'avoir compris de manière générale « comment le mal, en tant que principe incontestablement universel, partout en lutte avec le bien, a pu faire irruption dans la création Il <l, VII, 373>. La méditation portant sur cette réalité effective du mal est développée dans la partie que nous avons délimitée comme la seconde grande section.

II. LA RÉALITÉ EFFECTIVE UNIVERSELLE DU MAL EN "TANT

QUE POSSIBILITÉ DE L'ÊTRE-SINGULIER (INDIVIDU).

(début de la page 373 - début de la page 382)

La condition de possibilité du mal est constituée par la dissociabilité des principes au sein d'un étant particulier, par la dis sociabilité du fond et de l'existence; dissociabilité signifie ici que les principes peuvent se mouvoir l'un par rap-

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Interprétation de la partie principale 253

port à l'autre, de telle sorte que l'un peut prendre la place de l'autre; et il ne s'agit pas là d'une simple séparation dans laquelle l'un se détacherait de l'autre, mais du renversement de ce qui forme à chaque fois leur unité, puisqu'ils doivent toujours se maintenir dans l'unité de leur rapport réciproque. Cette possibilité de dissociation n'apparaît cependant que là où un étant s'élève au-dessus des deux principes, c'est-à-dire quand il est libre vis-à-vis de ceux-ci, quand il est esprit; or un esprit dans lequel la volonté du fond peut se détacher égoïstement en sa particularité face à la volonté de l' enten­dement est un esprit créé.

Ce n'est donc qu'au sein du créé que le mal est possible, et il n'est possible qu'en tant qu'esprit. Le domaine de l'es­prit créé se détermine comme histoire. Il n'y a histoire que dans la mesure où l'homme est présent en tant qu'existant. Seul l'homme est capable de mal; mais ce pouvoir (Vermo­gen) n'est pas en lui une simple propriété, au contraire, ce qui constitue l'essence de l'homme, c'est d'être celui qui possède un tel pouvoir.

Dans la mesure où l'homme est pouvoir d'accomplir le mal, il est aussi, de par ce pouvoir pour le mal, pouvoir pour ce qui est autre que lui. Sinon il ne serait absolument pas pou­voir. A la manière et au sens d'une possibilité interne consi-

(177) dérée pour elle-même, l'homme n' « est Il ni bon ni méchant, mais il est en son essence cet étant qui peut être aussi bien l'un que l'autre, et cela de telle sorte que, quand il est l'un, il est aussi l'autre. Mais en devenant effectivement réel, l'homme doit nécessairement être l'un ou l'autre, en ce sens que l'un des deux termes doit toujours avoir la prédominance sur l'autre. En son essence, en tant que possibilité, l'homme est un être in-décis, non-décidé; mais il ne peut pas, conformé­ment à son essence, demeurer dans l'indécision à partir du moment où il est. Or il faut nécessairement qu'il soit, si toutefois l'absolu doit exister, c'est-à-dire pro-céder hors de soi-même et s'avancer dans l'apérité. Rien ne peut se mani­fester qu'en son contraire; la contrariété des principes doit donc venir au jour, c'est-à-dire qu'il faut que l'un des prin­cipes se décide de telle ou telle façon par rapport à l'autre. n en résulte que, dans le créé, il ne peut y avoir du bien que s'il y a du mal, et inversement.

Après avoir ainsi caractérisé la possibilité interne du mal,

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surgit maintenant la question de sa réalité effective; mais celle-ci ne se laisse concevoir que dans sa relation et son oppo­sition au bien, et cela de telle sorte que le bien et le mal soient compris comme les différentes effectuations d'un seul et même pouvoir, qui est pouvoir pour le bien et pour le mal. Or tel est le pouvoir qui constitue l'essence de la liberté humaine. Si cette question de la liberté humaine était apparemment restée à l'arrière-plan dans la section précédente, elle ressort maintenant dans toute son acuité. Car le mal n'est rien quand il est envisagé pour lui-même, mais il n'est jamais présent qu'en tant que réalité historique, réalité spirituelle, en tant que décision humaine, être-décidé qui doit toujours comme tel être une décision pour et contre quelque chose. Ce contre quoi va une décision n'est pas supprimé par cette déci­sion, cela est au contraire posé par elle.

Et la décision n'est véritablement elle-même que si elle ressort d'un état préalable d'indécision. L'homme ne peut plus demeurer dans un état d'indécision dès lors qu'il est effectivement homme; il faut qu'il en sorte. Mais d'un autre côté, comment peut-il sortir de cette indécision, alors qu'il est en son essence un être in-décis comme tel?

Comment doit-il en particulier, lui qui a été ainsi créé, res­sortir d'une indécision qui lui est essentielle et se décider pour le mal, comment peut-il être effectivement mauvais?

Comment le mal, dont on vient de montrer la possibilité, devient-il effectivement réel? Comment en vient-on à l'in­surrection de la volonté-propre qui, dans sa passion-du­propre, s'élève au-dessus de la volonté universelle? Comment en arrive-t-on au point où l'homme veut être l'absolu lui­même? Comment faut-il se représenter ce passage du pos­sible au réel effectif? C'est l'essence de ce passage qui fait maintenant question: il s'agit de savoir ce qu'il est, et non pas encore pourquoi il est tel.

Qu'est-ce qui est requis pour ce passage du possible à l'effectif? On voit aussitôt que, tant que la question reste ainsi posée en termes généraux, elle est insuffisamment déterminée et ne constitue pas une véritable question. Depuis

(178) longtemps on conçoit la possibilité et l'effectivité comme des manières d'être de l'étant, comme des modalités de l'être. Mais l'être-possible et l'être-effectif sont à chaque fois dif­férents en fonction du caractère fondamental de l'étant et du

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L

Interprétation de la partie principale 255

degré ontologique qui est le sien. Les possibilités de l'ani­mal correspondent à sa réalité effective et réciproque­ment. Ce qui est possible pour un animal, ainsi que la façon dont cela lui est possible, comporte un autre caractère de possibilité que celui qui lui correspond chez l'homme, dans la mesure où l'homme et l'animal forment des degrés ontolo­giques différents au sein du créé. Il nous faudrait par consé­quent, pour situer dans le domaine métaphysique qui lui revient en propre la question, restée en suspens, de l'essence de la réalisation effective du mal, outrepasser largement les limites du traité de Schelling et exposer de façon systématique les modifications essentielles qui affectent la possibilité et l'ef­fectivité en fonction des différentes régions de l'être, ce qui n'est à son tour possible que sur la base d'un concept général de l'être qui soit suffisant. Mais alors se poserait la question principielle de savoir si ce que l'on connaît et ce dont on traite sous le titre de modalités de l'être répond, de manière générale, à une interprétation de l'être elle-même suffisante. Il nous faut ici renoncer à toutes ces considérations.

Au lieu de cela, examinons simplement, en nous référant à tout ce qui précède, le point suivant : le mal est esprit, et ne peut par conséquent être effectif qu'en tant qu'esprit. Mais l'esprit est l'unité du fond et de l'existence, unité se sachant elle-même. La possibilité du mal est une possibilité de l'esprit, elle est donc la possibilité d'une unité se sachant elle-même comme telle; la possibilité d'unification, la possibi­lité d'unifier de telle ou telle façon constitue la possibilité d'un comportement (Verhalten). Or le comportement est un mode d'être, tel qu'en lui l'étant comme tel se porte auprès d'un autre et se rapporte à lui, de telle sorte que par là cet autre se révèle à son tour comme étant. La possibilité du comportement, nous la nommons Vermiigen zu ... , pouvoir de se rapporter à ... , pouvoir pour quelque chose.

Nous disons d'un morceau de bois qu'il Il a Il la possibilité de brûler. Mais comment Il a ll-t-il cette possibilité? Ce n'est certainement pas à la façon d'un pouvoir. Par lui-même le morceau de bois ne peut pas tendre à la combustion, pas plus qu'il ne peut la mettre en œuvre comme telle; la combus­tion ne peut être causée en lui que par un autre. Le bois a la propriété (Beschaffenheit) d'être combustible, mais il n'a pas de pouvoir pour la combustion (Vermiigen zur Verbrennung).

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256 Schelling

Au contraire le pouvoir est par soi une faculté de se comporter, c'est-à-dire de se porter jusqu'à une possibilité de soi-même. Cette possibilité entretient un rapport déter­miné au comportement. La possibilité est comme telle ce dont le pouvoir dispose, et cela non seulement en général, mais comme ce qui est tel que c'est en lui que le pouvoir se trouve soi-même, quand il se porte jusqu'à l'accomplisse­ment. Les possibilités du pouvoir ne sont pas pour lui quelque chose d'arbitraire, mais elles ne représentent pas non plus quelque chose de contraignant; car le pouvoir doit nécessai­rement, pour être lui-même, être suspendu à ses possibilités, être orienté, en son Il vouloir Il (Mogen) au sens du Il vouloir-

(179) bien Il, sur ces possibilités, avoir de l'inclination pour elles. Un certain penchant (Hang) pour ses possibilités appartient toujours au pouvoir. Le penchant est une certaine pré­disposition à tendre vers ce qui s'offre comme possible au pouvoir (Vermogbares).

Le penchant, c'est-à-dire les différentes tendances de la pro-pension, constitue la présupposition de la possibilité de la décision propre au pouvoir. Si celui-ci ne pouvait et ne devait pas se décider en faveur d'un penchant ou d'un autre, c'est-à-dire en faveur de ce à quoi ils sont enclins, la déci­sion ne serait pas une décision, mais la pure et simple irruption d'une action exécutée dans le vide et à partir de rien, un acte fortuit, mais jamais une auto-détermination, un acte de liberté.

La liberté doit donc être nécessairement, de par sa nature, pouvoir (Vermogen); or le penchant appartient au pouvoir. La liberté humaine est pouvoir pour le bien et pour le mal. Mais d'où vient à l'homme, qui, en tant qu'être créé, provient de l'absolu, ce penchant pour le mal?

Cette question doit trouver sa réponse, si l'on veut comprendre le passage de la possibilité du mal à sa réalité effective.

Le penchant pour le mal doit précéder la décision. La décision est comme telle toujours celle d'un homme singu­lier. Le mal auquel le penchant en général est enclin ne peut donc pas être le mal déjà effectif, et pas davantage le mal qui serait propre à tel ou tel homme singulier.

Il faut donc que ce soit le mal en général, le mal dans son universalité, quand il n'est pas encore effectif, sans que

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(180)

tr

Interprétation de la partie principale 257

pour autant il ne soit rien: ce que le mal dans son universa­lité peut être, ce qu'il peut devenir au fond, ce qu'il veut être, sans pourtant l'être effectivement. Mais cela, qu'est-ce donc?

En tout cas nous comprenons déjà mieux maintenant pour­quoi, entre la section 1 : possibilité du mal, et la section III : effectivité et effectuation du mal, est venue s'intercaler une section destinée à traiter de la réalité du mal dans son effectivité universelle, en tant que possibilité, c'est-à-dire en tant que possibilisation du mal singulier et proprement effectif.

Et du même coup nous voyons aussi plus clairement main­tenant ce que signifie ici l'expression « effectivité univer­selle ». Elle désigne la volonté de réalisation effective du mal qui transit et qui oppresse tout le créé. Le mal n'est ici tout d'abord que ce qui s'apprête à devenir effectif, ce qui est sur le point de se réaliser effectivement, et en ce sens, il est déjà à l'œuvre, déjà efficace, mais comme tel lui-même n'est pas encore véritablement effectif; il s'annonce en ce qui est autre que lui. Sans cette « effectivité universelle», aucun pen­cbant pour le mal ne serait possible, et s'il n 'y avait pas de penchant, il n'y aurait aucun pouvoir, et s'il n'y avait pas de pouvoir pour ... , il n'y aurait pas de liberté.

Après cet éclaircissement de la problématique elle-même, il nous faut à présent suivre la direction dans laquelle s'engage la réponse schellingienne. Le mal, en tant que per-version de l'esprit humain, est la domination de la volonté-propre se ren­dant maître de la volonté universelle. C'est par là que ce qui est fond et destiné à demeurer toujours au fond se transforme pour ainsi dire en existant. Le fond en tant que désir est une tendance-centrée-sur-soi-même, qui, dans le créé, se trans­forme en passion-du-propre et en amour de la particularisa­tion. La volonté du fond est ce qui agite en permanence l'amour-propre et l'égoïsme, et ainsi les pousse aux extrêmes. Là où elle apparaît, ce n'est certes pas encore le mal lui­même qui apparaît, mais déjà un signe annonciateur du mal. Dans la nature nous rencontrons de tels signes : le caractère étrange et contingent des formations organiques, les diffor­mités qui suscitent l'horreur, le fait que tout ce qui est vivant, aille au-devant de sa dissolution. Ici apparaît un élément qui, dans son excès égoïste, a été ex-pulsé, et qui en même temps demeure toujours impuissant, un élément adverse.

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258 Schelling

Mais comme là encore il n'y a rien de spirituel, il ne peut s'agir que d'un signe annonciateur du mal, au sens d'un élément ipséique régnant sur toute la nature.

Car même dans le domaine de l'esprit et de l'histoire, le mal ne vient pas d'emblée aujour; cependant ce ne sont plus seulement des signes avant-coureurs qui se présentent ici, comme dans la nature, mais le mal se fait connaître en lui­même en tant qu'esprit de la dissension (Entzweiung). Et là encore il se fait connaître à travers une série de degrés tout à fait déterminée, de même que, dans la nature, ce qui est ini­tialement privé de règle s'explicite et se développe en une multiplicité de figures particulières toujours plus riches et plus relevées.

« Les mêmes périodes de la création se retrouvent ici et là [dans le règne de la nature et dans celui de l'histoire); cha­cune éclaire l'autre dont elle est l'image» (p. 377-378).

On voit facilement ce qui en résulte pour l'entreprise de Schelling. Il s'agit désormais de construire en conséquence les différentes étapes de l'histoire, c'est-à-dire les différents âges du monde, en commençant par l'âge originaire où le bien et le mal n'ont pas encore fait leur apparition comme tels, pour passer à l'âge d'or dont seules les légendes nous ont gardé le souvenir. Ensuite la construction continue et passe du monde oriental au monde grec, puis du monde grec au monde romain, et de celui-ci à l'âge chrétien du monde (p. 379-380). Il est d'autant moins nécessaire d'entrer ici dans les détails que cette construction historique constitue un bien commun de l'idéalisme allemand. Schelling s'y est déjà engagé dans le Système de l'idéalisme transcendantal, enfin et surtout dans ses Leçons sur la méthode des études académiques.

[Note complémentaire: cf. le texte de Schelling: Sur la Construction en philosophie, recension du Traité sur la cons­truction philosophique comme introduction à un cours de philosophie de Benj. Carl H. Hoyer, traduit du suédois. Stockholm chez Sicverstolpen, diffusé par Fr. Perthes à Hambourg, 180 l, in : Kritisches Journal der Philosophie, édité par Fr. Wilh. Joseph Schelling et Ge. Wilh. Fr. Hegel, tome I, 3e partie, réimpression Hildesheim 1967, avec un appendice de Harmut Buchner.]

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Interprétation de la partie principale 259

La construction de l'histoire de l'esprit la plus grandiose, parce que la plus riche et la plus complète, est celle de Hegel,

(181) dans la première et la plus importante de ses œuvres, la Phénoménologie de l'esprit, qui n'expose et n'accomplit rien de moins que la manifestation, c'est-à-dire la procession de l'absolu tel qu'il sort de lui-même pour accéder à soi­même à travers la succession de ses figures essentielles. On trouve chez Hegel quelque chose qui répond - sans s'y iden­tifier - à la signification historico-essentielle assignée au mal par Schelling -, c'est ce qu'il nomme le déchirement de la conscience malheureuse.

Pour nous autres tard-venus, ces projets d'histoire uni­verselle (Welt-Geschichte) ont quelque chose de déconcer­tant, à tel point que nous ne savons pas d'abord à quoi nous en tenir quant à leur véritable intention, et que nous nous exposons facilement aux contresens. (Profitons-en pour don­ner ici une simple indication en vue d'une ex-plication avec ces constructions historiques de l'idéalisme allemand. Jus­qu'à présent nous ne sommes pas encore parvenus à nous rapporter exactement et de manière radicale à celles-ci, parce que nous mesurons aussitôt et de manière exclusive ces constructions d'après les critères de la science historique positive et positiviste; celle-ci a ses mérites dans son propre domaine, et son travail demeure indispensable au savoir présent et à venir; cependant, avec les constructions de l'idéalisme, il ne s'agit pas d'arranger après coup de pré­tendus Il faits Il d'une manière supposée arbitraire et erro­née, mais de l'ouverture en son essence, c'est-à-dire en sa possibilité, de l'espace historique et de ses dimensions. Savoir jusqu'à quel point des (( faits Il prennent place dans ces espaces, et s'ils le font conformément à ce qui est exposé dans le cadre de la construction, c'est là une autre question. Ce qui demeure décisif, c'est la richesse créatrice qui per­met d'ébaucher les espaces et les paysages historiques, et cela dans le but de comprendre les lois essentielles du déve­loppement de l'esprit. La recherche historique la plus scru­puleuse n'est rien quand ces espaces viennent à lui manquer; mais ceux-ci ne peuvent pas non plus être établis après coup.)

Ce que Schelling cherche à élucider ici, c'est l'essence de la mobilité historique au sein de laquelle s'annonce l'esprit du mal. Celui-ci est excité par le bien, et cela de telle sorte

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260 Schelling

que, quand il s'affiche et s'étale au grand jour, c'est encore le bien qu'il fait ressortir malgré lui. Mais ce faisant, le bien ne se communique pas au mal, comme s'il lui cédait une partie de lui-même, laquelle se transformerait ensuite en mal; il ne s'agit pas d'un partage (Mitteilung) réciproque, d'un renoncement mutuel et d'un mélange, mais d'une partition (Ver-teilung) de forces, qui sont toujours déjà en elles­mêmes séparées et qui demeurent séparées. La Il réparti­tion Il, c'est donc en vérité la mise au jour de ce à quoi cha­cun - le mal comme le bien - participe à chaque fois.

Afin de caractériser la façon dont le mal se déclare, ainsi que son efficacité, dans laquelle cependant il n'est pas encore lui-même effectif, Schelling évoque l'Anziehen des Grundes, Il l'attraction -l'attrait - du fond Il. Le mal, en tant que tyrannie exercée par la passion-du-propre sur la totalité, se fonde de manière générale sur la passion du fond, dans la mesure où le fond est précisément ce qui, au sein du créé, tend à se transformer en principe dominant, au lieu de

(182) demeurer justement sous-jacent. Il faut entendre ici l'An­ziehen des Grundes au sens où nous disons encore aujour­d'hui, au moins de façon dialectale, das Wetter« zieht an JI,

le temps se met au froid < littéralement, il se contracte, il se tend >. Ce qui se contracte s'accentue et se renforce dans cette contraction; dans cette accentuation, il se détache en face de ce qui est autre, et en se détachant, il ressort lui­même d'un état d'indécision; par là, il s'expose lui-même ainsi que ce qui lui fait face, et de cette façon se laisse incliner en des directions déterminées. Cette Il attraction du fond Il

prépare et creuse la dissension, et puisque chaque étant est déterminé par le fond et l'existence, mais qu'en l'homme l'unité est une unité spirituelle, l'II attraction du fond Il est ce qui prélude en lui à l'attraction du pouvoir. Le pouvoir se contracte, se raidit, se tend, et cette tension encore au repos, cette ad-tente est le penchant au mal.

Mais d'où vient cette attraction du fond? L'attraction du fond implique que le fond soit déjà laissé à lui-même d'une certaine façon, afin qu'il fasse son œuvre en tant que fond. Or ce n'est là encore qu'une conséquence essentielle de l'ab­solu; le règne de l'amour doit en effet ne pas contrarier la volonté du fond, sinon l'amour se détruirait lui-même. Ce n'est qu'en laissant agir le fond que l'amour possède l'élé-

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Interprétation de la partie principale 261

ment dans lequel et auprès duquel il peut manifester sa toute­puissance - à savoir dans ce qui lui résiste. Le penchant au mal, en tant qu'universelle efficace du mal, Il provient »

donc de l'absolu. Nous sommes facilement conduits à nous représenter cette

relation comme une simple consécution: l'amour est l'union originelle de ceux qui pourraient être chacun pour soi, et qui cependant ne le sont pas et ne peuvent pas être l'un sans l'autre. L'amour est donc ce qui laisse agir le fond; or cette action est l'attraction du fond, et par conséquent ce qui met en mouvement l'égoïsme au sein du créé, et par suite ce qui suscite le penchant au mal. Donc l'amour (Dieu) est la cause du mal!

C'est là pourtant une conclusion bien hâtive; elle est hâtive parce qu'en cédant à une tenace habitude de pensée, elle perd de vue aussitôt ce qu'a de propre la connexion ontolo­gique qui s'instaure ici, et traite les propositions comme s'il s'agissait de simples jetons. Or il nous faut bien voir que:

Ce n'est pas le fond qui suscite le mal lui-même; il n'incite pas non plus au mal, mais il excite seulement le principe qui rend possible le mal. Ce principe, c'est la libre mobilité du fond et de l'existence l'un par rapport à l'autre, la possibilité de leur dis-cession, et par conséquent la possibilité que s'étale au grand jour la volonté-propre cherchant à dominer la volonté-commune. Le penchant au mal, c'est-à-dire à la mé-version de l'égoïsme, trouve son fondement dans l'effi­cace du fond et de son attraction. Celui-ci devient chez l'homme - à la différence de tout ce qui est « nature li - d'autant plus puissant, l'échappée en direction de la pas­sion-du-propre est d'autant plus pressante, que cette passion est cela même grâce à quoi la volonté du fond, qui tend à pénétrer dans l'obscur, veut s'éloigner de la clarté de l'éclair

(183) divin et de son illumination; or en cet éclair-du-regard (Blick) Dieu a aperçu l'homme, et l'éclairant du regard a fait ressortir son essence en pleine lumière. Cependant cet éclair est (1 en tant que l'essence la plus pure de toute volonté, pour chaque volonté particulière, un feu dévorant »

<VII, 381>. La volonté-propre de l'homme est menacée par ce feu, quand elle se tient à part; celui-ci menace en effet de consumer toute volonté-propre et tout être-soi. L'angoisse pour son Soi, l' (( angoisse vitale » qui est présente au fond

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de l'être (Seyn), le pousse à sortir du foyer central, c'est­à-dire à préserver sa particularité, à la cultiver et à s'aban­donner par conséquent à son penchant.

L'angoisse vitale est une nécessité métaphysique et n'a rien à voir avec les petites misères de l'individu craintif et pusillanime. L'angoisse vitale est une présupposition requise par la grandeur humaine; celle-ci, n'étant pas absolue, a besoin de présuppositions. Que serait un héros qui ne laisse­rait jamais se développer en lui précisément la plus profonde angoisse vitale? Un simple histrion ou un fanfaron et une brute aveugle. L'angoisse du Dasein n'est pas le mal lui­même, elle n'est pas non plus le présage du mal, mais elle témoigne de ce que l'homme est exposé à l'efficace du mal, et cela de façon essentielle.

Le penchant au mal n'exerce pourtant aucune contrainte, mais il répond cependant à une nécessité propre. Cette néces­sité, loin de s'y opposer, exige au contraire que l'effectuation effective du mal, c'est-à-dire la mé-version de l'unité des principes à laquelle s'arrête la volonté, soit toujours libre­ment le fait de l'homme, dans la singularisation en laquelle s'individualise à chaque fois sa décision - son être-décidé.

III. LE PROCESSUS DE SINGULARISATION

- L'INDIVIDUATION - DU MAL EFFECTIF.

(début de la page 382-6n de la page 389)

On a déjà indiqué en dénombrant et en intitulant les diffé­rentes sections, que ces titres ne fournissent qu'une informa­tion extérieure sur le contenu des sections, et qu'ils ne sauraient en revanche rien communiquer du mouvement de pensée grâce auquel seulement le « contenu Il est véritable­ment contenu, c'est-à-dire reçoit sa teneur.

La dernière section nous a montré, référée elle-même à ce qui précède, que la possibilité du mal, son être-possible, n'était pas seulement une possibilité formelle au sens du possible que nous caractérisons d'une façon purement néga­tive et vide, quand nous disons et quand nous visons : quelque chose « est Il possible; ce qui veut dire : cela ne

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...

t

Interprétation de la partie principale 263

renferme aucune contradiction; il n'y a, de façon tout à fait générale, rien qui s'y oppose. En ce sens, même une montagne d'or est possible. Mais ce possible ne possède aucun être­possible véritable, au sens où il se pré-disposerait lui-même à la possibilisation du possible, et ainsi serait déjà en route vers son effectuation. Là où le mal est possible, il est aussi

(184) déjà efficace, au sens de l'attraction permanente qu'exerce le fond au cœur de tout étant. Et corrélativement, la véritable effectuation du mal ne consiste pas à extraire de la pure et simple pensabilité un être effectif et à l'exposer fermement au-dehors, mais elle se présente comme une décision à l'in­térieur de l'efficacité elle-même telle qu'elle déploie déjà son essence.

La liberté est pouvoir pour le bien et pour le mal; être-libre, au sens de l'être-libre effectif, implique en soi que le pouvoir (Vermogen) se transforme en « vouloir Il (Mogen), « vou­loir Il au sens du vouloir-bien, de la préférence pour le bien ou pour le mal, au sens de la décision en faveur de l'un, et par conséquent contre l'autre. (Mogen : vouloir-bien en tant qu'inclination; Mogen en tant qu'être décidé pour ... , et s'en tenir là.)

Ce qui implique de manière essentielle que, quand le mal est véritablement effectif, c'est-à-dire quand la volonté s'est à chaque fois décidée pour la per-version, ce n'est pas seule­ment un (1 aspect » de la liberté qui vient à paraître, mais la liberté elle-même dans la plénitude de son essence. En pre­nant à la lettre le titre de la troisième section : « le processus de singularisation - l'individuation du mal effectif Il, on pourrait croire qu'il n'y est question que du mal; mais si nous le comprenons dans son contexte et en suivant l'en­semble du mouvement de pensée, nous sommes conduits à reconnaître que c'est maintenant précisément que l'essence complète de la liberté humaine doit s'offrir au regard dans toute son évidence. Il faut à présent, tout en conservant notre orientation directrice centrée sur le mal, entrer plus à fond dans cette méditation, puisqu'elle concerne la décision pour le bien et pour le mal en tant que décision. Mais par là même la recherche revient à l'examen, qui n'avait pas été poursuivi plus avant, du concept formel de liberté au sens de l'auto-détermination. Ou pour parler encore plus précisé­ment, cette première réflexion sur le concept formel de

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liberté - et cela vise toute la problématique de l'idéalisme allemand à propos de la liberté - trouve maintenant la place qui lui revient dans le cadre de la question de la liberté effec­tive de l'homme. Il s'agit donc désormais d'être sensible à la factualité du fait de la liberté, d'accéder au sentiment qui lui répond de façon appropriée, ce sentiment dont il a déjà été question de façon allusive au début du traité.

Ainsi s'éclaire l'intention du passage formant la transition entre les sections II et III, telles que nous les avons déli­mitées.

« Mais la manière dont s'effectue en chaque homme cette décision pour le mal et pour le bien reste encore complète­ment obscure et semble exiger une recherche particulière.

Nous avons à peine envisagé jusqu'à présent l'essence for­melle de la liberté, bien que l'examen de celle-ci n'entraîne, semble-t-il, pas moins de difficultés que l'explication de son concept réal» (début de la page 382).

Nous pouvons essayer de saisir ce qui est essentiel dans cette troisième section en suivant deux voies différentes :

(185) 1) En cherchant à formuler de manière plus originelle le concept de liberté qui a été développé jusqu'ici par l'idéa­lisme, sur la base de ce qui est désormais l'acquis du traité.

2) En caractérisant le fondement (le motif) qui détermine à sortir de l'indécision pour s'engager dans la décision et l'être-décidé.

Mais en réalité ces deux voies coïncident, car la liberté, d'après le concept idéaliste, est auto-détermination selon une loi essentielle; or l'essence de l'homme est d'être un esprit créé, c'est-à-dire ce que Dieu a vu quand il a saisi la volonté pour la nature (Wille :sur Natur) et quand il s'est aperçu lui­même dans le fond. L'homme « est Il ce regard et cet éclair de lumière, mais de telle sorte que - parce qu'il provient de l'élément créateur-créé - le fond égoïste et l'existence puissent se dissocier en lui. En chaque homme effectivement réel comme tel, il faut donc que cette unité réside dans l'avoir-été-décidé d'une 4nification déterminée, à savoir en cette unification qui constitue précisément l'être de cet homme-ci. Cet être (Wesen) doit par conséquent, et confor­mément à la provenance essentielle de l'homme et à son

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ys

Interprétation de la partie principale 265

origine dans l'éclair de vie du fond divin, être déterminé de toute éternité, et cela, vu qu'il constitue l'être de l'homme en tant qu'individu à chaque fois singulier, dans la détermi­nité éternelle de soi-même en vue de soi-même. L'être-propre de chaque homme est toujours son propre acte éternel. D'où le sentiment inquiétant et cependant rassérénant que, celui que nous sommes, nous l'avons toujours déjà été, et que nous ne faisons rien d'autre que de dévoiler des choses depuis longtemps décidées.

En réfléchissant à la question de savoir quel est le fonde­ment déterminant qui vient briser l'indécision en tant qu'in­décision d'un pouvoir, nous arrivons au même résultat. Sans doute, si l'on prend cette indécision en un sens purement négatif, au sens où aucune possibilité ne serait préalable­ment ouverte et orientée par son inclination sur une voie pré­disposée, et si l'on comprend de même l'auto-détermination en un sens négatif, au sens où elle ne devrait absolument pas être un fondement déterminant, mais un pur arbitraire, alors l'essence de la liberté humaine sombre dans une pure et simple contingence. La volonté demeure sans provenance et sans orientation, elle n'est absolument plus une volonté. D'un autre côté, si l'on comprend le fondement déterminant, le mobile de la décision, comme une cause qui doit être à son tour l'effet d'une cause antécédente, la décision est enfermée dans une connexion ou une consécution simplement méca­niques, et elle perd son caractère de décision. Le pur et simple libre arbitre ne fournit aucun fondement déterminant pour une décision; la contrainte mécanique ne fournit aucun fondement déterminant pour ce pour quoi elle est censée être un tel fondement, c'est-à-dire pour la décision.

Il faut donc que la décision soit déterminée, et par consé­quent nécessaire; mais elle ne peut pas être nécessaire au sens d'une série dont les éléments sont enchaînés de façon contraignante selon un rapport continu de causes à effets.

Quelle est donc la nécessité qui est déterminante dans la (186) décision de la liberté? La question implique déjà cet aperçu

essentiel, auquel nous sommes maintenant conduits, à savoir que la nécessité appartient toujours à la liberté, que la liberté elle-même est nécessité. Mais de quel type de nécessité s'agit-il ici?

On range la nécessité, tout comme la possibilité et la réa-

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266 Schelling

lité effective, au nombre des modalités de l'être. Nous avons vu que chaque type de modalité, et en l'occurrence celui de l'être-nécessaire, se déterminait à chaque fois en fonction du type fondamental et du degré de l'étant envisagé. Il s'agit à présent de l'homme et de sa manière d'être au sein de l'être­libre. Or la liberté est le pouvoir pour le bien et pour le mal. Il appartient au pouvoir d'être assigné à un domaine de pos­sibilité à l'intérieur duquel certaines prédispositions sont déjà pré-esquissées. Mais la liberté n'est pas un quelconque pou­voir parmi d'autres, elle est au contraire le pouvoir de tous les pouvoirs possibles. En elle est présent au premier chef ce qui caractérise chaque pouvoir. Il faut donc que le pouvoir pour ... s'élance par-delà lui-même, se projette en avant de lui-même en direction de ceci ou en tant que cela, dont il est à chaque fois le pouvoir. La liberté en tant que pouvoir du pouvoir n'a de pouvoir que dans la mesure où elle arrête d'abord sa décision en tant qu'être-décidé, afin que tout accomplissement soit nécessairement engagé à partir de là. Il n'y a de liberté authentique, au sens de l'auto-détermination la plus originelle, que quand le choix n'est plus possible et n'est même plus nécessaire. Celui qui en est encore à choisir et qui veut choisir ne sait pas encore véritablement ce qu'il veut; il ne veut pas encore en un sens originel. Celui qui s'est décidé, le sait déjà. La décision pour l'être-décidé, et le se-savoir dans la clarté du savoir le plus propre, sont une seule et même chose. Cet avoir-été-décidé qui n'a plus besoin de choix, parce qu'il se fonde en un savoir essentiel, est très éloigné de tout formalisme, c'en est même le contraire. Car le formalisme est un fanatisme (Schwiinnerei) attaché à des fins prédonnées.

La nécessité grâce à laquelle - ou mieux en tant que laquelle - l'être-libre se détermine, est la nécessité de l'être­propre. Or la destination de l'être-propre, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus originellement libre dans la liberté, est le dépassement de soi-même en tant que saisie-de-soi­même, dépassement qui provient de l'essence primordiale de l'être-homme. Le plus lointain avenir de l'être-décidé de l'être humain en sa singularité individuelle est le passé le plus reculé. Si l'homme est libre, et si la liberté en tant que pouvoir pour le bien et pour le mal constitue l'essence de l'être-homme, l'homme singulier ne peut alors être libre

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Interprétation de la partie principale 267

que s'il s'est lui-même décidé initialement pour la nécessité de son être. Cette décision n'a pas été prise un beau jour, à un certain moment dans la suite du temps, car elle survient comme une décision en faveur de la temporalité. C'est pour­quoi, quand la temporalité est véritablement présente, dans l'instant <décisif>,. quand l'avoir-été et l'avenir se ras­semblent jusqu'à coincider dans le présent, quand s'illumine aux yeux de l'homme la totalité de son être en tant précisé-

(187) ment que le sien, alors l'homme expérimente qu'il doit néces­sairement avoir été depuis toujours celui qu'il est, en tant que celui qui s'est déterminé à être celui-là. Quand cet être­tel (Sosein) le plus propre est effectivement expérimenté au sens de l'être-homme, et quand il n'est pas méconnu comme être présent-subsistant de telle ou telle façon, cette expérience fondamentale de l'être le plus propre n'implique plus alors aucune contrainte; et cela pour cette simple raison qu'il ne saurait être question de contrainte, puisque ici la nécessité est liberté et la liberté nécessité.

Peu nombreux, et pour ceux-là rarement, sont ceux qui accèdent à ce point extrême de la suprême ampleur du se-savoir-soi-même dans l'être-décidé de son essence la plus propre. Et s'ils y parviennent, c'est Il à chaque fois Il dans la mesure où cet instant (Augenblick) dans lequel l'être le plus intime surgit au regard est véritablement ce que dit l'alle­mand Augenblick : le coup-d'œil-décisif, l'œillade, dans la mesure où l'historialité ressort en évidence. Ce qui signifie que la décision ne rassemble pas en bloc l'être propre pour le concentrer en un point vide -le Moi -, qui n'aurait plus qu'à rester bouche bée, mais que l'être-décidé (Entschiedenheit), de l'être propre n'est ce qu'il est qu'en tant qu'être-résolu (Entschlossenheit). Et par là, nous entendons l'insistance (das Innestehen) dans l'ouvert de la vérité de l'histoire, l'in-stance (Instiindigkeit) qui, avant toute supputation et inaccessible à tout calcul, accomplit ce qu'elle doit accomplir.

Seuls ces instants <décisifs> peuvent fournir les critères d'une détermination de l'essence de l'homme, mais jamais la représentation, composée à partir d'on ne sait quoi, d'un homme normal, en lequel chacun pourrait se reconnaître de façon satisfaisante, et Il sans aller plus loin Il - « sans aller plus loin Il, étant pris ici de façon tout à fait littérale et précise. Mais dans l'instant décisif de l'expérience fondamentale qui

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donne la mesure de l'être-homme, nous sommes, comme en aucune autre auto-appréhension, préservés de la présomption qui consiste à se surestimer soi-même, comme de la mauvaise foi qui consiste à se rabaisser. Car en cet être-décidé pour son être le plus propre, on expérimente que personne n'atteint le sommet de son bien, pas plus que l'abîme de son mal (1, VII, p. 433), mais que chacun est placé en cet entre-deux, afin d'arracher à celui-ci sa vérité, laquelle est en soi nécessaire, mais pour cela même aussi historiale. Celle-ci se dresse par­delà la distinction d'une vérité pour tous et d'une vérité pour (( chacun en particulier)). Seule une vérité conquise par la lutte est vérité, car elle expose de haute lutte l'étant dans l'ouvert et elle l'y établit en sorte que le lien de l'étant soit lui-même mis en jeu.

Ce qui est déterminant pour la liberté de l'homme, c'est donc la nécessité de son propre être-essentiel. Cette néces­sité elle-même est la liberté de son propre acte. La liberté est nécessité, la nécessité est liberté. Ces deux propositions, bien comprises, n'entretiennent pas un rapport formel de pur et simple renversement; il y a là une progression selon une démarche qui revient sur soi sans pour autant jamais revenir au même, puisqu'elle reprend son départ en une compréhen­sion toujours plus radicale.

Après avoir caractérisé la réalité effective de la liberté humaine et la liberté effectivement réelle, nous pouvons à présent commencer à comprendre, dans une certaine mesure,

(188) la délimitation, qui a été proposée dès l'abord, de son essence. La liberté, disions-nous, est le pouvoir du bien et du mal. Peut-être n'avons-nous pas encore suffisamment remarqué que Schelling écrit: pour le bien et pour le mal. Ou bien nous l'avons tout au plus remarqué, au sens où, sans le dire, nous avons été frappé par cette formulation comme par une for­mulation inexacte. Il faudrait dire en effet de manière rigou­reuse : liberté pour le bien ou pour le mal. Non! Aussi long­temps que nous penserons ainsi, nous n'aurons pas encore compris l'interprétation essentielle qui vient d'être proposée de la liberté humaine. Car la liberté en tant que pouvoir effectif, c'est-à-dire en tant que (( vouloir» (Mogen) décidé en faveur du bien, est du même coup, et en soi, également position du mal. Car que serait un bien qui n'aurait pas posé et assumé le mal afin de le surmonter et de s'en rendre maître?

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L

Interprétation de la partie principale 269

Que serait un mal qui ne développerait pas en lui tout l'achar­nement d'un adversaire du bien?

L'être-libre humain n'est pas l'être-décidé pour le bien ou pour le mal, mais l'être-décidé pour le bien et pour le mal, ou l'être-décidé pour le mal et pour le bien. Seul un tel être­libre peut à chaque fois conduire l'homme jusqu'au tréfonds de son Dasein de telle sorte qu'il lui permette en même temps de ressortir en l'unité de la volonté de l'essence ou de la non-essence (Wesen und Unwesen), telle qu'il l'a arrêtée en lui. Cette volonté arrêtée est esprit, et en tant qu'esprit, histoire.

Grâce à cette compréhension de la « définition Il, nous avons enfin découvert le point de vue qui nous permettra de concevoir la factualité du fait de la liberté et ainsi de nous approprier véritablement ce qu'apporte de nouveau la sec­tion suivante (IV).

IV. LA FIGURE DU MAL

TEL QU'IL SE MANIFESTE EN L'HOMME

(fin de la page 389 - milieu de la page 394)

Après ce qui vient d'être dit, il nous faut encore élucider les deux points suivants : 1) La figure du mal est par elle­même figure du bien et du mal, et inversement. La démarche du traité qui était d'abord centrée de façon apparemment unilatérale sur la caractérisation du mal se voit maintenant transportée d'elle-même dans la relation essentielle qui rap­porte le mal au bien. C'est pourquoi la présentation du mal et de sa manifestation est en même temps présentation du bien et de sa manifestation. 2) Leur unité, le « et Il ne désigne pas une unité éthique, morale, comme s'il y avait toujours une alternative entre ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire, mais, en se manifestant, en surgissant comme étant au sein de l'étant, le mal est en l'homme du même coup la manifestation du bien, et inversement.

Expliquons de manière plus précise, et très rapidement, ces deux points qui sont au cœur de la section IV.

1) En tant que réalité effective, le mal est une décision de la

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270 Schelling

(189) liberté, à savoir l'être-décidé en faveur de cette unité du fond et de l'existence, en laquelle le fond ipséique, la passion­du-propre se substitue à la volonté du tout. Mais cette déci­sion en faveur de la domination d'une telle mé-version doit nécessairement - comme toute autre volonté de dominer - se dépasser sans cesse afin de se maintenir en sa domination. Au sein de la mécbanceté réside donc l'appétition de la passion-égocentrique qui, dans son avidité d'être tout, dissout toujours davantage tous les liens jusqu'à ce qu'elle s'effondre dans la nullité. Cet empire de la méchanceté n'a rien de négatif, il n'est pas le fait d'une impuissance ou d'un simple égarement. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il n'éveille pas seulement un sentiment de déplaisir ou de regret, mais remplit de terreur à proportion de la grandeur de ce qui a été ainsi mé-verti. Seul ce qui est spirituel inspire de la terreur. Car en cette passion-du-soi, en tant que mé-version, repose encore ce qui a été méverti : le désir-passion (Sehnsucht) dans la mesure où il est resté en accord avec l'existence; il est présent comme en un lointain souvenir, ainsi que l'absolu lui-même en son unité originaire, le bien comme tel. En cela même que le mal a de plus terrible, une révélation essentielle se produit encore, car la passion-du-soi qu'est la mécbanceté, dans son désir passionné de se dévorer soi-même, fournit encore un reflet de ce fond primordial qui est en Dieu avant toute existence; il montre comment ce fond est ce qui s'efforce de revenir intégralement en soi-même pour soi­même. Voilà ce qui en Dieu est terrifiant.

De la même façon, la figure du bien, en tant que modalité de l'être-décidé, témoigne aussi de la manifestation du mal, et cela surtout quand l'être-décidé en faveur du bien étend à ce point la portée de sa décision qu'il se décide à partir de l'absolu lui-même et pour lui, comme tel. Ces formes les plus hautes de la décision sont l'entbousiasme, l'héroïsme et la foi. Les figures en sont multiples et ne sauraient être exposées ici. Mais il y a toujours, en chaque décision authentique, quelle que soit sa forme, gisant au fond, un savoir essentiel qui illumine la décision. Ce qui constitue la caractéristique de l'héroïsme par exemple, c'est la connaissance la plus lucide de l'unicité du Dasein qui est assumé, la résolution la plus constante de conduire ce Dasein à son point culminant, la certitude, qui demeure indifférente à sa propre grandeur,

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Interprétation de la partie principale 271

enfin et surtout, la faculté de se taire: ne jamais dire ce que la volonté sait et ce qu'elle veut véritablement.

Et tout cela non pas à la manière d'une impulsion irrésis­tible tout juste susceptible de se développer et de suivre son cours, mais en connaissant précisément ce qui résiste, le désaccord et l'égoïsme, dans la rigueur d'un savoir qui jette tout à terre et qui renverse tout, conscient de la présence essentielle de la mécbanceté. Plus grandes sont les figures du bien et du mal, et d'autant plus proche et menaçante apparaît la contre-figure du mal et du bien.

Cette rapide indication, relative à la co-présence du mal dans le bien et du bien dans le mal, nous permet maintenant d'apercevoir plus clairement la vérité de la proposition dia­

(190) lectique qui a été débattue dans l'introduction: le bien « est )) le mal; cette proposition se laisse renverser: le mal « est » le bien - il contribue, ainsi que le bien, à l'être-décidé.

2) Nous pouvons également tirer de cette réciprocité du bien et du mal une indication sur la façon dont il faut se représenter le « et » qui les unit, leur unité et la réalité effec­tive de cette unité. En tout cas, il ne s'agit pas de « moralité »; là en effet le bien est ce qu'il faut faire, le mal ce qu'il ne faut pas faire; là le bien et le mal sont des points de repère fixant les termes de l'aspiration ou de l'aversion. Bien et mal sont dissociés et maintenus à l'écart l'un de l'autre grâce à cette orientation contradictoire, et seuls cette distance et cet écart sont pris en vue. C'est ainsi que l'interprétation moralisante oublie que le bien et le mal ne pourraient préci­sément pas tendre à se dissocier, s'ils n'étaient pas déjà par eux-mêmes contrastés - tendus l'un contre l'autre -, et qu'ils ne pourraient jamais former contraste, s'ils ne s'interpéné­traient pas pour se repousser réciproquement l'un l'autre et s'ils ne coexistaient pas fondamentalement, comme c'est le cas.

Bien et mal sont dé-cidés (geschieden) < séparés> en leur unité à la faveur de l'unité de la plus haute décision (Entschiedenheit); avec celle-ci, il ne s'agit plus seulement de ce qui n'est encore qu'une simple tendance ou un cboix préalable. Cette décision est un savoir qui a conscience de sa propre nécessité essentielle, et qui se maintient comme tel au sein de l'agir. Cette « science» (Gewi{jsein) est la « conscience» (Gewissenhaftigkeit), qu'il faut entendre au

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272 Schelling

sens métaphysique et non point moral, la conscience qui agit en fonction de la présence du Dieu, sans pour autant faire comme s'il n'y avait pas de diable -le contre-Dieu de la méchanceté.

Et réciproquement, l'unité qui a ét~ per-vertie est elle aussi, en tant que méchanceté, une décision résultant d'un savoir, mais une décision qui se détruit elle-même, et non pas seule­ment l'absence pure et simple de conscience morale. Le manque de conscience est simplement chose banale, mais non pas mauvaise; la méchanceté est la conscience renversée n'agissant qu'en fonction du fond égoïste, au sein duquel toute affection et toute indulgence sont consumées; nous parlons en ce sens d'une méchanceté « recuite Il. Elle est à ce point consciente qu'il ne lui viendra jamais à l'idée de tenir Dieu pour une simple histoire de nourrice, mais elle sait au contraire très profondément que toutes les attaques sans exceptions lui sont bonnes contre lui.

Avec cette quatrième section la présentation immédiate et essentielle de la possibilité et de la réalité effective du mal est achevée. Il est apparu toujours plus évidemment qu'il ne s'agissait pas de traiter du mal dans le cadre d'un développement spécial, comme si c'était là une propriété que l'on pût séparer et considérer pour elle-même; avec la ques­tion du mal, il s'agit bien plutôt de l'exposition de l'essence de la liberté humaine elle-même, en son foyer le plus intime. Et, enfin, il en résulte encore cette considération décisive que cette liberté est, en chacune de ses figures fonda­mentales, essentiellement savoir, ce savoir qui est ce qui veut à proprement parler au sein de la volonté.

Mais la question de la liberté humaine est - comme nous l'avons vu dans l'introduction - la question du système, la question de l'ajointement de l'étant en totalité. La démarche du traité doit donc à présent, après avoir éclairé l'essence de

(191) la liberté humaine selon ces perspectives essentielles, s'en­gager à nouveau en direction de la question du système.

C'est ce à quoi nous renvoient les trois sections suivantes, telles que nous les avons délimitées. Sans doute, et confor­mément à la visée fondamentale du traité, qui est de mettre en évidence la liberté humaine comme le point central du système, le système lui-même et la question du système ne sont-ils esquissés qu'à grands traits. Et cette ébauche est

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-Interprétation de la partie principale 273

d'abord présentée par le biais d'un prolongement de la démarche de pensée qui vient juste de s'achever ici. Seules les sections VI et VII sont consacrées en propre au système. La section V forme la transition.

v. LA JUSTIFICATION DE LA DÉITÉ

DE DIEU EN FACE DU MAL

(milieu de la page 394 - p. 398)

Le titre indique déjà que le mal est maintenant considéré dans son rapport à l'absolu, et que c'est la totalité qui est ici prise en vue. Mais cela n'était-il pas déjà le cas dans les sections précédentes? Leur visée essentielle n'était-elle pas de montrer comment le fond en Dieu, la nature primitive et créatrice fonde l'efficacité du mal, telle qu'elle domine d'un bout à l'autre tout le domaine de l'étant, la nature créée et l'empire de l'histoire, et qu'elle détermine finalement le principe du mal? Sans doute. Et c'est seulement parce que la possibilité et l'effectivité du mal en tant que décision de l'être-libre humain s'élèvent métaphysiquement jusqu'à l'absolu et revendiquent la totalité de l'étant pour elles­mêmes, que la liberté humaine peut de façon générale pré­tendre légitimement au caractère fondamental de point médian du système. Il résulte aussi de ce qui a été dit que, concernant la question de la liberté, aucun enrichissement capital n'est à attendre des sections suivantes, et que d'autre part le contenu de ces sections est plus facilement accessible, puisqu'elles constituent pour l'essentiel les conséquences de ce qui précède. Ce n'est pas seulement à cause de notre familiarité croissante avec le traité que les sections suivantes nous paraissent moins déconcertantes; elles sont aussi rédigées en un style plus lâche, et elles retrouvent le ton de l'introduction. Mais ce serait sûrement une erreur, si nous voulions dire par là que les questions qui y sont débattues à propos du système sont moins riches en présuppositions que celles qui concernent la liberté. Il nous faut cependant constater que le poids et le relief initial du questionnement métaphysique de Schelling s'atténuent dans sa conclusion.

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274 Schelling

Le contenu de la section V concerne la question de savoir comment Dieu en tant qu'absolu doit être justifié du mal. Comment est-il possible que Dieu, s'il est le fondement du mal, puisse être et demeurer Dieu? Cette question représente dans l'histoire de la pensée la seule et unique question, à

(192) proprement parler métaphysique, qui se pose à propos du mal. Tel est, si l'on peut dire, le cadre obligé dans lequel on expose d'habitude le Il problème du mal Il. Pour Schelling il ne s'agit là que d'un intermède. Et cela tout d'abord parce que le mal n'est pas à ses yeux un simple fait existant pour soi, mais qu'il relève du bien, et aussi parce que l'absolu n'agit pas de façon déterminante à la manière d'une cause mécanique, et qu'il n'est pas non plus, de par son essence, simple intellect ou volonté rationnelle.

La question de la justification de l'absolu face au mal a déjà trouvé sa réponse dans tout ce qui précède. Il suffit donc de reprendre ce qui a été dit. La question n'est plus une véri­table question, puisque le point de départ de la question tra­ditionnelle a été abandonné et que tout a été fondé sur une interprétation de l'être plus originaire.

La création, et par suite tout être créé, est l'acte libre de Dieu. Dieu est donc l'auteur du mal. Et s'il ne l'est pas, que n'a-t-il empêché la méchanceté de la créature? Si l'absolu est libre, et donc manifestement libre en un sens absolu, il doit nécessairement avoir le choix entre des possi­bilités infinies, au nombre desquelles se trouve aussi celle qui n'accorde au mal aucune existence. Schelling rejette cette conception habituellement reçue pour deux raisons différentes : il montre lOque Dieu n'a pas de possibilités infinies de choix, et qu'il ne saurait en avoir, et 20 que Dieu ne peut pas faire que le mal n'existe pas.

1) Le possible n'existe que pour un être fini, c'est-à-dire pour un être qui ne connaît pas immédiatement et sous tous ses aspects l'étant en totalité, et qui ne le maîtrise pas de fond en comble; c'est pourquoi le possible est toujours rela­tif, il se dessine à l'horizon d'une réalité effective donnée et en fonction de celle-ci. Schelling aborde ici en passant une question métaphysique essentielle, cette question que nous pouvons expliciter comme étant celle de l'appartenance essentielle et de l'intime rapport de la possibilité et de la finitude. C'est seulement au sein du fini que s'ouvre le

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....

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Interprétation de la partie principale 275

domaine du possible et de l'effectif; la différenciation du pos­sible et de l'effectif appartient-elle à l'essence de l'être, alors l'être est en son essence et au premier chef fini.

Choisir, cela veut dire se rapporter à des possibilités et par là même préférer l'une à l'autre. Pouvoir choisir implique donc nécessairement d'être fini. Or une telle détermination ne se laisse pas accorder avec l'absolu. Au contraire, la per­fection de l'absolu consiste en ce qu'il ne peut vouloir qu'une seule chose, et que cette réalité unique est la nécessité de son essence la plus propre. Or cette essence est l'amour. Et par là même la seconde thèse se trouve elle aussi déjà fondée.

2) Dieu ne peut faire que le mal n'existe pas; il doit néces­sairement permettre le mal. Mais cette permission n'est pas une permission immédiate, elle est au contraire médiate, et telle que c'est seulement par cette médiation que Dieu devient l'auteur du mal. Dieu permet à la volonté ad-verse du fond

(193) d'exercer son efficace, afin qu'il y ait quelque chose que l'amour puisse unifier et se subordonner en vue de la glori­fication de l'absolu. La volonté de l'amour domine la volonté du fond, et cette prédominance, ainsi que la décision éternelle qui va dans le même sens - l'amour pour soi-même comme essence de l'être en général - cette décision est le centre le plus profond de la liberté absolue. Sur la base de cette liberté absolue le mal est métaphysiquement nécessaire. « La seule condition métaphysique selon laquelle il n'y aurait pas de mal, ce serait donc que l'absolu lui-même ne soit pas Il

<VII, 403>. Or l'absolu doit nécessairement être dans la mesure où en général étant il y a. Ainsi entrons-nous déjà au cœur des idées développées par la sixième section.

, . VI. LE MAL DANS L ENSEMBLE DU SYSTEME

(p. 399 - début de la page 406)

Dans la mesure où il y a en général de l'étant, il faut néces­sairement qu'il y ait un travail-créateur. Le travail de créer consiste à sortir de soi-même pour s'exposer dans le fond. Le créer présuppose la volonté d'auto-révélation (existence) et du même coup l'élément étranger au sein duquel la création s'expose comme en ce qui lui est tout autre; cet

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276 Schelling

élément étranger est le fond, la base. Il est nécessaire que l'agir efficient du fond puisse s'exercer afin qu'il y ait un étant créé-créateur. Sans doute l'absolu « fait-il sien Il le fond qui est indépendant de lui et de son ipséité. Par contre le créé « ne réussit jamais à se rendre totalement maître du fond Il <VII, 399>; il se brise à son contact et en demeure exclu, aussi est-il accablé sous son poids. D'où « le voile de tristesse (Schwermut) qui s'étend sur toute la nature, la profonde et incurable mélancolie qui est inhérente à toute vie 1) (ibid., 399). C'est pourquoi tous les créateurs <-ceux qui puisent au fond ->, les poètes, les penseurs, ceux qui instituent les États, sont, selon une expression d'Aristote, « mélancoliques Il. « Ce qui vient du seul fond ne vient pas de Dieu Il <ibid.>. Or le mal est l'irruption de la passion du fond, qui, à titre de fond, aspire à n'être pas simplement une (1 condition ", mais l'unique élément conditionnant. Dans la mesure où le mal vient du fond, mais où le fond appartient à l'essence de l'étant, le mal est posé en son principe en même temps que l'être de l'étant. Quand la totalité de l'étant s'ouvre en projet dans l'ajointement de l'être, quand le sys­tème est pensé, le mal y est impliqué et déjà com-pris.

Mais que signifie ici système? Le système, comme nous l'avons dit, est l'unité se sachant elle-même de l'ajointe­ment de l'être. Il faut donc que le jointoiement de l'être soit déterminant pour la totalité du système. Comment la dis­tinction du fond et de l'existence au sein de l'étant peut-elle se rapporter au système? Telle est la question qui se profile dans cette section comme dans la suivante; mais elle n'est pas encore appréhendée et surtout pas encore démêlée dans sa difficulté interne.

Dans le passage qui forme transition vers la sixième section, on peut lire cette phrase : Il Il y a un système

(194) dans l'entendement divin, mais Dieu lui-même n'est pas un système, il est vie ... Il (p. 399). Le système n'est ici affecté qu'à un seul moment du jointoiement de l'être, à l'exis­tence. Et en même temps une unité supérieure, caractérisée par la « vie ", est posée. Nous connaissons la signification métaphysique de ce terme; il ne signifie jamais chez Schel­ling la vie en un sens simplement « biologique ", comme celle des plantes ou des animaux. La terminologie schellingienne est ici « polémique Il. Elle vise, par opposition à la con cep-

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Interprétation de la partie principale 277

tion idéaliste de l'absolu comme intellect, précisément ce fait que la volonté de l'entendement n'apparaît qu'en contraste avec la volonté du fond. Mais s'il n'y a de système qu'au sein de l'entendement, le fond et l'ad-versité elle-même sont alors exclus du système comme lui étant étrangers, et le système n'est plus un système pour la totalité de l'étant.

Telle est la difficulté qui surgit avec toujours plus de relief dans les tentatives ultérieures engagées par Schelling en vue de la totalité de la philosophie; c'est sur cette difficulté qu'il achoppera. Et cet échec se révèle en ceci que les moments du jointoiement de l'être - le fond et l'existence, ainsi que leur unité - deviennent non seulement de moins en moins compatibles, mais encore sont tellement séparés et disjoints l'un de l'autre, que Schelling retombe finalement dans la tradition de la pensée occidentale, telle qu'elle s'est fixée, sans réussir à la transformer de façon créatrice. Mais ce qui rend cet échec si lourd de sens, c'est le fait que Schelling se borne ici à réanimer des difficultés déjà posées à l'aube de la philosophie occidentale, et posées de telle manière que dès le départ ces difficultés devenaient insurmontables à partir de la direction qui d'emblée avait été prise. Ce qui signifie pour nous qu'un second commencement est rendu nécessaire par le premier, mais qu'il n'est possible que grâce à une transformation complète du premier commencement, et non parce que nous lui donnerions simplement congé.

Au stade du traité sur la liberté, Schelling n'aperçoit pas encore tout à fait clairement, et dans toute son ampleur, que c'est précisément l'établissement du jointoiement de l'être en tant qu'unité du fond et de l'existence, qui rend impossible un ajointement de l'être en tant que système. Schelling croit plutôt que la question du système, c'est­à-dire la question de l'unité de l'étant en totalité, est sauvée pourvu que l'unité de ce qui unit au sens propre, l'unité de l'absolu soit bien comprise. C'est à ce point qu'est consacrée la dernière section.

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278 Schelling

VII. L'UNITÉ SUPRÊME DE L'ÉTANT EN TOTALITÉ

ET LA LIBERTÉ HUMAINE

(début de la page 406 - fin de la page 416)

L'unité suprême est celle de l'absolu. Or comme celui-ci est présent en tant que devenir éternel, l'être de ce qui est ainsi en devenir doit être conçu de telle sorte que l'unité originelle déploie son essence comme unité dont tout provient. L'unité précède donc la dualité du fond et de l'existence; au sein de cette unité aucune dualité ne se laisse encore distinguer.

(195) Avec cette unité, il ne s'agit donc plus simplement de l'unité de ce qui s'entre-appartient (identité), mais c'est ce qui s'entre-appartient qui doit lui-même provenir de cette unité originaire. Cette unité est l'II absolue indifférence Il. Le seul prédicat qui puisse lui être attribué est la non-prédicabilité. L'indifférence absolue est le Rien, en ce sens que tout énoncé ontologique n'est rien par rapport à elle; mais cela ne signi­fie pas que l'absolu soit nul et vain. Là encore Schelling n'aperçoit pas la nécessité de franchir un pas décisif. Si l'être ne peut se dire en vérité de l'absolu, il en résulte donc que l'essence de tout être est la finitude et que seul l'existant fini reçoit le douloureux privilège de se dresser comme tel au sein de l'être et d'expérimenter le vrai en tant qu'étant.

Néanmoins cette dernière section demeure capitale par rapport aux sections I-IV destinées à poser les fondements. Elle comporte en effet rétrospectivement cette mise en garde essentielle de ne jamais penser, dans le projet de la mobilité constitutive du devenir de l'absolu, ce devenir, comme s'il n'y avait d'abord et avant tout qu'un fond, auquel l'exis­tence viendrait se joindre après coup, sortant, on ne sait d'où. Ce sont bien plutôt l'un et l'autre - fond et existence -qui, à leur façon, forment la totalité. Ils ne sont pas cepen­dant purement et simplement simultanés au sein de l'absolu. Leur dualité surgit immédiatement de l'indifférence absolue qui n'est ni l'un ni l'autre. Cette dualité originaire ne se trans-forme en opposition que dans la mesure où la volonté de l'amour se dé-cide et apparaît dans sa supériorité absolue

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b

Interprétation de la partie principale 279

en laissant le fond être fond. Si l'opposition en général n'est pas d'emblée déjà Il donnée Il pour elle-même au sein de l'ab­solu, à plus forte raison l'opposition du bien et du mal ne l'est-elle pas; elle n'apparaît que dans la mesure où ce qui est créateur s'ex-pose dans la particularité de l'esprit créé, et dans la mesure où la liberté humaine se réalise effective­ment.

Or la liberté humaine, selon la conception schellingienne de la liberté, constitue le foyer médian de la philosophie, car c'est en partant de la liberté et de sa position centrale que toute la mobilité qui forme le devenir du créé en tant que devenir de ce qui crée, et en tant que devenir éternel de l'absolu, devient unitairement visible en son ad-versité et en son affrontement. L'affrontement, le combat est, selon l'an­tique parole d'Héraclite, la loi fondamentale de l'être. Mais le plus grandiose combat est l'amour, parce qu'il suscite le plus profond conflit afin de le surmonter et ainsi d'être lui­même comme tel: amour.

Ce qu'il y a de vraiment important de par sa teneur et sa fQrmulation, dans ce traité de Schelling, se trouve dans l'in­troduction et dans les quatre premières sections. L'introduc­tion développe la question du système, les quatre sections suivantes contribuent à élaborer la position de fond de la philosophie. Mais aussi loin que Schelling puisse pénétrer, sur cette nouvelle voie, dans l'essence de la liberté humaine, il n'ébranle pas, mais ne fait que renforcer la position fon­damentale de Kant sur la question de la liberté. Kant déclare: le fait de la liberté est inconcevable; la seule chose

(196) que nous comprenions, c'est son incompréhensibilité. Et l'in­compréhensibilité de la liberté consiste en ceci qu'elle résiste à la corn-préhension dans la mesure où l'être-libre nous engage dans l'accomplissement de l'être et non pas dans la simple représentation de celui-ci. Or cet accomplissement n'est pas le déroulement aveugle d'un processus, mais il est insistance consciente au sein de l'étant en totalité, cet étant auquel il faut s'exposer avec endurance. Ce savoir de la liberté est conscient de sa suprême nécessité, parce que lui seul rend possible cette position de repli et de résistance * , en laquelle l'homme qui s'y tient est en mesure, en tant qu'être

* Aufnahmestel/ung; le terme appartient au lexique de la stratégie. Cf. Eirt­führung in die Metaphysik, p. 105. (N. d. T.)

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historiaI, d'affronter un destin, de l'assumer en le prenant sur soi afin de le porter au-delà de soi-même.

Le traité sur l'essence de la liberté humaine ne traite expressément de l'homme que dans quelques passages peu nombreux; c'est seulement de temps en temps et en passant qu'il y est fait précisément référence. Nous n'y trouvons pas la moindre analyse complète de l'être humain. Il s'agit plu­tôt de l'absolu, de la création, de la nature, des moments essentiels de l'être, du panthéisme et de l'idéalisme. Et cepen­dant, dans tout cela, il n'est question que de l'homme, et les déterminations suprêmes sont obtenues par analogie avec l'homme. C'est pourquoi un doute nous a constamment accompagné, ce doute que l'on peut nommer « anthropomor­phique Il. L'objection selon laquelle, dans le traité de Schel­ling, l'absolu, la création, la nature et même l'être en géné­ral ne sont déterminés que d'après la figure de l'homme est si pertinente et probante qu'elle conduit à laisser tomber ce traité comme quelque chose de profond mais de stérile pour une pensée « objective ", comme un simple jeu de pensées qui risque plutôt d'égarer.

Qu'en est-il de ce doute? Nous ne le prendrons jamais trop au sérieux, car il concerne de façon plus ou moins voilée toutes les recherches de ce genre. Assurément nous ne pou­vons donner ici, et pour conclure, que quelques indications destinées à servir d'incitation à une réflexion indépendante.

L'essentiel chaque fois qu'il s'agit de se prononcer sur une objection d' « anthropomorphisme Il, c'est que l'on accorde d'emblée cela même que l'objection met en cause de manière générale, à savoir que tout est mesuré d'après la figure de l'homme.

Car c'est seulement après avoir fait cette concession, et relativement à ce qui a été ainsi concédé, que commence la véritable question. En effet l'objection d' « anthropomor­phisme Il s'expose immédiatement elle-même à de vives objections en sens contraire, en ceci qu'elle se borne à une pure et simple constatation. A l'arrière-plan se trouve tou­jours cette conviction, qui n'est pas discutée plus avant, que chacun sait très bien en général ce qu'est l'homme.

Or ce qu'il y a de captieux dans l'anthropomorphisme, ce

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Interprétation de la partie principale 281

n'est pas qu'il mesure de manière générale tout d'après la figure de l'homme, mais c'est qu'il prend cette mesure et ce critère comme allant de soi, et qu'il tient pour superflues une détermination et une fondation plus précises. Or c'est exac­tement ce que se permet aussi l'objection d'anthropomor-

(197) phisme, avec cette seule différence qu'elle adopte une attitude de refus en face de ce critère. Les tenants de l'anthropo­morphisme vulgaire, pas plus que ses adversaires, ne posent la seule question qui soit véritablement décisive, à savoir si cette mesure et ce critère sont nécessaires et pourquoi ils le sont. Si seulement la réflexion est conduite jusqu'à ce point, on voit aussitôt qu'à l'arrière-plan de la discussion: anthro­pomorphisme ou non -, se dressent des questions essentielles qui relèvent d'un tout autre plan.

Nous en mentionnerons quelques-unes : 1. La pensée et la connaissance humaine peuvent-elles en

général jamais procéder autrement qu'en référence cons­tante à l'être-là humain?

2. En résulte-t-il, sous prétexte que l'homme demeure « cri­tère », et sans plus, une humanisation de tout ce qui peut être su et connu?

3. N'en résulte-t-il pas plutôt et préalablement ceci qu'il faut poser d'abord et avant tout la question de savoir qui est l'homme?

4. Toute détermination de l'essence de l'homme - comme le montre déjà la question: qui est-il? - ne le dépasse-t-elle pas, de même qu'assurément toute connaissance de l'absolu tombe en deçà de lui.

5. N'en résulte-t-il pas nécessairement que le lieu propre à la détermination de l'essence de l'homme, ce n'est ni l'homme tel que tout un chacun le connaît, ni le non-humain, mais pas davantage l'absolu avec lequel on s'imagine d'em­blée être d'entente.

6. L'homme n'est-il pas un étant d'une telle nature que, plus originellement il est lui-même, et moins il est seulement et d'abord lui-même.

7. Quand l'homme - en tant que cet étant qui n'est pas seulement ce qu'il est soi-même - devient mesure et critère, que signifie dès lors humanisation? Cela ne signifie-t-il pas précisément le contraire de ce que l'objection en tire?

S'il en est bien ainsi, nous devrons alors nous décider à

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282 Schelling

lire avec d'autres yeux toute grande philosophie, et tout par­ticulièrement le traité de Schelling.

Même si Schelling n'a pas médité jusqu'au bout et de façon principielle ce doute que suscite l'anthropomorphisme, et s'il n'a pas aperçu le domaine de recherche qui en constitue l'arrière-plan, il est bien clair en tout cas que le fait de la liberté humaine comporte à ses yeux sa factualité propre. L'homme n'est pas donné comme un objet d'observation, à qui nous prêterions ensuite nos sentiments étriqués de tous les jours, mais l'homme est expérimenté en un regard lancé dans les abîmes et les sommets de l'être, en prenant en vue ce qu'a de terrible la déité, l'angoisse liée à la vie de tout ce qui est créé, la tristesse de toute création-créée, la méchan­ceté du mal et la volonté de l'amour.

Ce n'est pas Dieu qui est ici rabaissé au niveau de l'homme, mais à l'inverse, l'homme est expérimenté en ce qui le conduit

(198) et l'expose au-delà de lui-même; il est expérimenté d'après ces nécessités, grâce auxquelles il est déterminé comme ce qui est tout autre, ce que l' « homme normal Il à chaque époque ne veut pas reconnaître, parce que cela représente tout simplement pour lui ce qui vient troubler son être-là. L'homme: cet Autre qu'il lui faut être comme tel, afin que le Dieu puisse se révéler en général grâce à lui, s'il se révèle.

Dans le traité de Schelling, passe quelque chose de cette tonalité fondamentale propre à Holderlin, dont nous avons eu précédemment l'occasion de parler (Semestre d'Hiver, 1934-1935 et Semestre d'Été, 1935)

... car pUisque Les plus-heureux ne ressentent rien d'eux-mêmes, Il faut bien, si dire une telle chose Est permis, qu'au nom des dieux, Compatissant, ressente un autre, CelUi-là, ils en usent ...

Le Rhin. (Hellingrath IV, 176.) *

* Trad. F. Fédier, in « Les Fleuves D, revue Hautefeuille. Paris, 1973. (N. d. 1'.)

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,...

(199)

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APPENDICE

Cet appendice donne quelques passages choisis parmi les manuscrits -transcrits par Fritz Heidegger - destinés à la préparation d'un séminaire consacré à Schelling, qui eut lieu durant le semestre d'été 1941, et qui s'adressait à des étudiants avancés.

L'appendice contient aussi un extrait des notes de séminaire - elles aussi déjà transcrites - datant des années 1941-1943.

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(201)

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EXTRAITS DES MANUSCRITS PRÉPARATOIRES

AU SÉMINAIRE CONSACRÉ À SCHELLING

DURANT LE SEMESTRE D'ÉTÉ 1941

Conformément à ce qui a été annoncé, c'est de la métaphy­sique de l'idéalisme que nous devons traiter ici. Pour ce faire nous empruntons le chemin d'une interprétation du traité sur la liberté. Or c'est là privilégier un texte isolé et propre à un seul et unique penseur de cette époque. Un tel procédé serait tout à fait légitime si nous nous limitions à l'étude de ce texte et de ce penseur afin d'accéder par là à un secteur délimité de la pensée de l'idéalisme allemand. Mais le pro­cédé est immédiatement sujet à caution quand il s'ac­compagne de la prétention de penser à fond par ce biais la métaphysique de l'idéalisme dans son ensemble. Or c'est pourtant bien ce à quoi nous prétendons ici.

C'est pourquoi notre démarche, à dessein unilatérale, requiert une justification particulière. Mais comment mener à bien cette justification, si nous ne savons toujours pas ce qui est pensé dans ce traité isolé de Schelling? Par où nous présupposons déjà que ce traité métaphysique isolé et sin­gulier parvient au faîte de la métaphysique de l'idéalisme allemand. Or nous ne pourrons le reconnaître, en mettant les choses au mieux, qu'au terme d'une interprétation complète, voire même seulement après une interprétation plusieurs fois réitérée.

A partir de quel moment cette démarche singulière et arbi­traire sera-t-elle légitime ou même nécessaire?

1) A condition que le traité de Schelling constitue bien le faîte de la métaphysique de l'idéalisme allemand.

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286 Schelling

2) A condition que dans ce traité, toutes les détermina­tions essentielles de cette métaphysique viennent en question et y trouvent leur décision.

3) A condition qu'il soit possible en partant de ce traité de mettre au jour dans toute sa déterminité ce qui constitue le fond de la métaphysique occidentale.

Notre démarche doit par conséquent rester, au moins en son début, forcée et arbitraire. Ou plutôt, elle paraît arbi­traire à cette opinion courante qui voit dans l' « exhausti­vité historique Il, si souvent invoquée, l'unique garant d'une connaissance de l'histoire. Mais peut-être ne s'agit-il là que d'une opinion sans fondement ou mal fondée, d'une hypothèse qui ne se laisse absolument pas fonder et justifier à partir de l'essence de l'histoire. Peut-être en est-il ainsi. Pour que cette conjecture se transforme en certitude, et qu'elle justifie par là notre projet, il faudrait sans aucun doute s'engager dans une réflexion dont l'ampleur et la difficulté le cèdent à peine à celle de l'interprétation du traité qui a été choisi. Il faudrait en effet montrer la spécificité de l'historicité de la pensée, montrer jusqu'à quel point celle-ci est unique en son genre; il faudrait aussi montrer que cette

(202) histoire (Geschichte) peut bien ressembler à une considéra­tion historique (historische Betrachtung), mais qu'en vérité elle possède une essence qui lui est propre, et qu'elle ne coÏn­cide pas non plus avec la considération « systématique Il telle qu'on a coutume de l'opposer dans ce domaine à l'exposé historique.

Ces brèves indications montrent à l'évidence que notre pro­pos est d'entrée de jeu aux prises avec une foule de questions embarrassantes, et qui nous laissent hésitants; ce qui n'au­rait que trop facilement tendance à nous engager à chercher d'abord à les démêler et à les tirer au clair avant d'aborder notre propre travail, ajournant ainsi indéfiniment la véri­table tâche de l'interprétation. Pour parer à ce danger, il n'y a manifestement pas d'autre échappatoire que de s'enga­ger à l'aveuglette dans l'explication du traité, en s'en remettant pour le reste au fait qu'il en résultera toujours quelque chose de positif.

C'est en effet cette détermination et cette absence de scru­pules, en apparence « toute naturelle Il, qui devraient nous

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Appendice 287

guider s'il ne s'agissait ici que de dégager ce que Schelling a voulu dire dans ce texte, son « opinion Il. Et assurément l'exacte restitution de la pensée schellingienne exige déjà beaucoup de nos capacités intellectuelles. Cependant le fait de restituer la pensée et de la re-penser (Wiederdenken) n'est pas encore une garantie de ce que nous aussi nous pensions au sens de la pensée de ceux que nous nommons des penseurs. Or nous ne sommes pas disposés à renoncer à la pensée. Pourquoi non? Est-ce à la suite de quelque entêtement ou d'une volonté de pensée? Sommes-nous entichés de la pensée? Cela serait bien peu, beaucoup trop peu pour nous permettre de demeurer avec endurance face au penser.

Mais alors d'où vient cette nécessité qui nous contraint au penser? Si nous pouvions, comme de nous-mêmes, nous en rendre explicitement compte à nous-mêmes, il n'y aurait plus de nécessité pour nous contraindre. Ou bien sont-ce de mystérieuses expériences qui entrent ici en jeu pour nous déterminer à l'endurance au sein du penser et à l'éveil d'une pensée questionnante? De telles expériences ne sauraient avoir la moindre valeur dans le domaine de la pensée, là où seule la froide résolution a droit à la parole. Mais cela même, à savoir que nous sommes effectivement exposés à la nécessité du penser, demeure encore une simple affirmation que nous tenons pour déjà décidée. Nous voilà, semble-t-il, à nouveau embarqués - seule la direction ayant changé -dans des doutes et des hésitations infinies. Or n'est-il pas d'ores et déjà clair que ce sont surtout ces hésitations (Bedenken) qui nous empêchent d'aborder la pensée?

Toute la question revient donc à ceci : « prendre Il son départ sans hésiter dans la pensée. Mais dès lors nous est-il encore permis de nous engager dans des « considérations historiques Il (das Historische)? Et sinon, par quoi faut-il commencer? De ce point de vue, les doutes que nous avions tout d'abord évoqués, à propos de la limitation à un seul texte d'un seul et unique penseur, nous apparaissent main­tenant bien légers, en comparaison de cette objection que notre méditation de l'idéalisme allemand poursuit un objet qui est déjà entré dans le passé, et que nous suivons par conséquent une « orientation historique Il. Suivre cette orientation, c'est reconnaître que la philosophie n'est plus rien d'autre que la présentification historique de son propre

d

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r 288 Schelling

passé, ce qu'elle doit nécessairement être sans doute, quand (203) elle ne trouve plus en elle-même « ni règle ni mesure )). Sur

ce point Schelling s'est exprimé clairement dans la conclu­sion de son traité sur la liberté (l, VII, p. 415) :

« Quand on retire à la philosophie le principe dialectique, c'est-à-dire l'entendement qui sépare, et qui, dans cette séparation même, ordonne organiquement et donne figure, ainsi que l'archétype d'après lequel il se dirige, de telle sorte qu'elle ne trouve plus en elle-même ni règle ni mesure, alors il ne lui reste plus rien d'autre à faire qu'à rechercher une orientation historique... et elle prend comme source et comme principe directeur la tradition. Vient alors l'époque où, comme on a cru chez nous pouvoir fonder la poésie sur la connaissance des poèmes de toutes les nations, on cherche aussi pour la philosophie une norme et un fondement his­toriques. »

C'est contre cette époque que Schelling dirige ses attaques quand il écrit :

« L'époque de la croyance simplement historique est révolue quand est donnée la possibilité d'une connaissance immé­diate. Nous possédons une révélation plus ancienne que toute révélation scripturaire: la nature» (ibid.).

Mais cette remarque peut-elle encore s'appliquer directe­ment à notre époque? Ou bien cette époque qui est la nôtre est-elle différente? Et dans ce cas, de quel droit exiger que la pensée se règle sur son temps? La pensée n'est-elle pas tou­jours et nécessairement inactuelle? Mais ne serait-ce pas là, si l'inactuel n'était que le retournement de l'actuel, une dépendance encore plus étroite à l'égard « du temps))? Comment faut-il déterminer « un âge-du-temps )) (Zeitalter) et en quoi peut-il être déterminant pour la pensée? Comment parler de détermination, s'il est vrai que c'est la pensée essentielle qui décide d'abord d'un âge, dans son être le plus propre, et cela, sans que l'âge ait ou puisse avoir pleinement conscience de sa propre essence historiale? Mais alors il faut que cette pensée décisive soit à son tour suffi­samment originelle, pour ne pas risquer de se perdre en un passé révolu, en cherchant à reprendre à son compte ce qui en lui répond au besoin du présent, et à le mesurer à l'aune

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(204)

l

Appendice 289

du présent. Reprendre ainsi en compte, c'est ce qui constitue l' « historicisme Il dans son essence; mesurer à l'aune du présent et adapter au présent, c'est ce qui constitue le « modernisme Il en son essence. Ils vont de pair; ce sont les ennemis, tantôt déclarés, tantôt cachés de la pensée décisive.

Mais si, comme l'annonce notre dessein, nous ne renonçons pas à une méditation historiale de la métaphysique de l'idéa­lisme allemand - ne serait-ce qu'en amorçant d'abord cette méditation -, et si, par là, nous ne faisons que répondre à cette unique nécessité : penser au sens de la pensée essen­tielle, cela nous est un signe que ce qui nous est nécessaire est autre; autre parce que ce dont nous avons besoin, ce dont nous sommes nécessiteux, est devenu autre. A moins qu'il ne s'agisse précisément du même besoin, non pas le besoin d'une époque, non pas le besoin d'un siècle, mais le besoin de deux millénaires, de l'indigence qui nous rend nécessiteux depuis que la pensée est « métaphysique Il? Cette nécessité est peut-être devenue entre-temps plus pressante, ce qui n'exclut pas qu'elle demeure toujours moins visible. Dès lors notre pensée, si elle fait l'épreuve d'une méditation historiale de l'idéalisme allemand, ne suit aucune orienta­tion historique; elle n'est pas non plus « connaissance immédiate Il à la façon de la métaphysique de l'idéalisme allemand. La pensée qui est devenue nécessaire - celle dont nous avons besoin - est une pensée historiale. Ce que cela signifie doit s'éclairer dans la tentative réellement accomplie.

C'est pourquoi nous laissons pour l'instant de côté toute réflexion extérieure relative à notre propos, en restant atten­tif pourtant aux éclaircissements et aux solutions qui vien­dront en leur temps répondre aux doutes évoqués. Peut-être ne serons-nous pas en mesure avant longtemps d'opposer distinctement l'eXplication historique et la pensée histo­riale, mais nous garderons cependant en mémoire ce seul point capital que la pensée historiale, qui est ici risquée, ne trouve sa place, ni dans l'explication philosophico-historique ni dans la considération « systématique Il, et pas davantage en un mélange des deux. Il suffit que nous retenions de ce qui a été dit, même si cela reste encore approximatif, que ce n'est point arbitrairement et à l'aveuglette que nous nous empa­rons du traité de Schelling, pour le faire connaître à des fins d'érudition.

d

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290 Schelling

* Grâce à la méditation de ce qui vient en question dans ce

traité sur la liberté, nous pouvons accéder, en ses traits essentiels, à ce qui « est Il; nous apprenons que et comment nous « sommes )), rapportés à ces traits, et nous eXpérimen­tons le délaissement de l'être où est l'étant, et l'oubli de l'être où est l'homme.

Il ne s'agit donc pas d'une leçon relative à un point d'éru­dition et à coup sûr moins encore de la poursuite de ce qui est « pratiquement Il utilisable, d'intérêt « vital Il.

Mais s'il s'agit de tenter une méditation des traits essen­tiels, au sein desquels « nous Il nous tenons aujourd'hui, pourquoi recourir à un traité qui appartient au passé?

En dépit de toute critique, le danger de l'historicisme ou du modernisme ne demeure-t-il pas menaçant? Non! L'histo­ricisme présentifie le passé et explique celui-ci à partir de ce qui l'a précédé dans un passé plus lointain. Il se réfugie dans le passé pour y chercher un point d'appui, et il compte y ménager des issues pour échapper au présent. Pour lui, tout est affaire de (( restauration Il ou encore d' (( eschatologie Il. Ce n'est pas seulement en effet le (( relativisme 1) qui cons­titue l'essence de l'historicisme.

Le modernisme est le revers de l'historicisme. Ce n'est qu'en apparence qu'il dépasse le relativisme. Il prend en compte le passé en fonction de sa valeur pour le présent. L' (( avenir )1 lui est (( présent 1) prorogé, de telle sorte que les plans puissent le rendre calculable avec certitude.

Se rapporter à l' (( avenir 1) ne modifie rien, quand celui-ci n'est que le prolongement, la prolongation du présent, ce

(205) présent lui-même qui a été solidifié. Le jeu des supputations pour passer de la provenance à l'avenir se révèle n'être rien d'autre qu'asservissement à un présent qui lui-même n'est pas compris.

Ce qui est en question pour nous, ce n'est pas l'explication historique, se tenant au plus près du présent, d'un passé révolu, mais un dif-férend (AuseinandersetzungJ historiaI avec ce qui fut et qui pour cette raison déploie sa présence.

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Appendice 291

• Le passage central (p. 357-364) en tant qu' « éclaircisse­

ment de la distinction du fond et de l'existence Il.

La recherche « se fonde Il sur cette distinction. Mais cette recherche est destinée à pénétrer au cœur du système.

La distinction est « éclaircie Il (cf. l, VII, p. 357 sq.); diffé­rentes « considérations Il prenant en vue l'étant doivent reconduire à cette même distinction, dans la mesure où elle est fondatrice; ces considérations envisagent respectivement: 1 ° Dieu, 2° la création du monde, 3° l'homme. Que signifie ici « reconduire Il? L'étant est pro-duit, présenté comme ce qui est régi de part en part par cette distinction, c'est-à-dire déterminé par elle en son étantité. Ne s'agit-il là que d' « exemples Il introduits par Schelling? Sinon, que signifie cette façon de procéder?

La recherche a pour objet ultime la construction de l'es­sence de ['homme au sein de la totalité de l'étant. Dans cette construction l'homme doit se manifester comme cet étant qui, en un sens éminent, est Dieu : ['homme II' est» Dieu.

L'homme au titre de l'être-central, de l'étant qui « est Il au centre; le lien grâce auquel Dieu reprend en soi la nature créée, et « est Il celle-ci.

C'est en partant de ce concept de l'homme qui « est Il Dieu, que la question de l'anthropomorphisme doit être abordée et située; ce n'est qu'à cette condition qu'elle peut nous conduire directement à la question de la vérité de l'être.

« Être Il est ici toujours et <!écidément entendu comme existence du fond: « subjectité Il. L'homme dont l'être est tel (der so seiende Mensch) <au sens de ce qui est à construire> est celui qui construit : « la philosophie Il. « Anthropomor­phie Il, « cercle Il.

• Schelling et Nietzsche, mais de façon différente, affirment

et revendiquent expressément l'anthropomorphisme. Pour quelle raison?

Parce que et pour autant que la métaphysique peut et doit nécessairement prendre en vue le trait qui rapporte l'être à l 'homme, selon une perspective qui est du même coup essentiel­lement limitée, et par conséquent unilatérale, une perspective

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292 Schelling

qui s'annonce expressément comme anthropomorphisme. L'homme existe, c'est-à-dire que l'homme est cet être-créé

au sein duquel s'éveille complètement ce qui a surgi du fond, au sein duquel l'entendement est en tant qu'esprit.

L'homme est le Verbe complètement proféré, en lui l'esprit se manifeste comme esprit, « c'est-à-dire Dieu <se mani­feste> comme existant actu Il (l, VII, p. 364). (Et pour cet « être Il l'absolu est donc aussi le « premier Il à tous égards.)

(206) En l'homme, le Verbe est complètement proféré; là l'esprit est, en tant qu'esprit, auprès de soi-même, et en cela même qu'il est proféré, porteur de la parole.

Système et subjectité : question de savoir comment la systasis se détermine dans son ajointement essentiel à partir de l'auto-pro-position du pro-poser représentatif et de son représenté dans l'élément de la pro-ponibilité en général.

Le pro-poser devant soi et le com-poser. Le cum- entendu comme unité au sens de l' « unité Il « de Il

l'être (l'unité de l'entrée-en-présence, telle qu'elle appartient à l'être lui-même). (Unité de la pro-ponibilité, de la représen­téité de la représentation se re-présentant à soi-même.) Sub­jectité.

Il ne suffit pas de développer de façon formelle le « sys­tème Il à partir de la prédominance de la mathesis; car la mathesis est déjà une conséquence essentielle de la certitudo, et celle-ci va de pair avec la subjectité en tant qu'être.

L'ex-plication (Aus-einander-setzung) est l'expérience de la vérité de l'étant comme expérience d'un déploiement­en-présence (Wesung) de la vérité de l'être.

Elle fait l'épreuve de la façon dont l'histoire de l'être nous régit de part en part et nous porte ainsi en des séjours encore hors d'atteinte, en lesquels il faut que se décide l'instaura­tion et la fondation de la vérité de l'être.

L'ex-plication, le dif-férend est ce qui nous transporte en ce domaine de décision.

Il se peut que la caractérisation schellingienne de l'étant comme « fond Il provienne aussi de l'interprétation moderne de l'étantité comme subjectivité. Mais pour le moment, cela n'est pas encore évident, et cela ne peut pas être évident, parce que jusqu'ici nous n'avons appréhendé que du dehors la distinction schellingienne, comme s'il s'agissait de deux

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.,...

+

Appendice 293

« morceaux Il distincts et détachés l'un de l'autre : fond et existence. Or Schelling lui-même dit plus précisément en parlant du fond: ce qui est seulement fond de l'existence; il faut donc dire aussi de manière analogue : existence du fond et sur la base du fond.

La distinction sch~llingienne a en effet précisément pour objet de montrer la coappartenance du fond et de l'exis­tence en chaque (( être 1) (Wesen), c'est-à-dire en chaque étant. Ce qui signifie que la distinction exprime l'ajointement qui règne en chaque étant.

C'est ici que se pose la question décisive : dans quelle mesure chaque étant comme tel est-il ainsi ajointé? En quoi s'enracine cette distinction du fond et de l'existence?

Par quel biais découvrirons-nous la racine de cette dis­tinction? Grâce à une méditation simple. Si chaque étant, dans la mesure où il est un étant, est déterminé par la dis­tinction en question, il faut alors nécessairement que la distinction s'enracine dans l'étant comme tel, c'est-à-dire dans son être.

(207) La question qui se pose donc maintenant est la suivante : comment Schelling détermine-t-il l'essence de l'être? A sup­poser que nous reconnaissions à bon droit dans le traité sur la liberté le sommet de la métaphysique de l'idéalisme alle­mand, il nous est alors permis de penser que Schelling se prononce dans ce traité sur l'essence de l'être de tout étant et répond par conséquent à la question aristotélicienne : , , '" Tt TO OV;

Dans l'introduction du traité nous trouvons un passage qui, d'après la façon dont il est formulé et délimité, se donne manifestement comme une parole qui décide de l'essence de l'étant comme tel. Après une discussion importante, et expressément séparées par un tiret, viennent les proposi­tions suivantes (p. 350) :

« En dernière et suprême instance, il n'y a pas d'autre être que le vouloir. Vouloir est l'être-primordial (Urseyn), et c'est à lui seul [le vouloir] que conviennent tous les prédicats de celui-ci [l'être-primordial] : absence de fondement, éter­nité, indépendance à l'égard du temps, auto-affirmation. Tout l'effort de la philosophie ne vise qu'à trouver cette expression suprême )) (être au titre de volonté).

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294 Schelling

Notre tâche est donc la suivante: 1) L'élucidation de cette détermination essentielle de l'être. 2) La mise en évidence de l'enracinement de la distinction

<fond-existence> au sein de l'être ainsi déterminé. 1) Si nous commençons l'explication de ce passage par

la dernière phrase, il apparaît aussitôt que celle-ci n'est qu'une transcription, qui se veut définitive, et une contrac­tion de la parole aristotélicienne :

IUri 8~ /(at TC.) 7lœÀal TE /(ai vvv /(at dEi ~TfTovflEVOV /(al dEi &710POVflEVOV, Ti û) tJv, ... (Métaphysique, Z, 1, 1028 b 2-4).

Le caractère définitif de la transcription schellingienne vient de ce que l'&d &710POVflEVOV y fait défaut. Et il doit nécessairement faire défaut; le début du passage déclare en effet que l'essence de l'étant comme tel a été mise au jour et intégralement déterminée. Or il ne s'agit pas là d'une conviction personnelle de Schelling, car le fait de prétendre à un tel savoir caractérise l'idéalisme allemand dans son ensemble en tant qu'idéalisme inconditionné de l'esprit.

(c Vouloir est l'être primordial Il - le vouloir correspond et répond à l'essence originelle de l'être. Pourquoi? Parce que les prédicats qui énoncent l'essence de l'être reviennent au vouloir en un sens éminent. Lui seul satisfait complète­ment à ces prédicats. (cc Être Il? - L'étant conçu ab-solument et du même coup l'étant comme tel.)

a) Quels sont les prédicats essentiels de l'être? Absence de fondement, éternité, indépendance vis-à-vis du temps, auto­affirmation.

cc Absence de fondement Il? Nous sursautons; n'avons-nous pas appris que le c( fond Il appartenait à tout étant comme tel? Certes. Mais dès lors la dimension foncière (das Grundhafte) appartient bien à l'être? Assurément! Ce qui ne veut pas dire pourtant qu'être signifie: avoir besoin d'un fondement. L'être

(208) est en soi foncier (grundhaft), il est ce qui donne le fond, ce qui s'avance-en-présence comme fond, il a donc le caractère du fond; or c'est précisément parce qu'il est foncier, parce qu'il assure un fondement, qu'il peut ne pas avoir besoin de fondement. Le foncier est privé-de-fond (grund-los), il est ce qui fonde, ce qui se déploie comme « base Il sans avoir besoin de fondement; autrement dit, il est, sans pouvoir être reconduit à quoi que ce soit qui lui serait extérieur; pas de

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Appendice 295

retour en arrlere, pas d'arrière-plan, mais la pure entrée­en-présence (Anwesung) elle-même: le Premier. (Le foncier, c'est-à-dire le subjectum.) Mais: être et - temps?

« Éternité Il : cid; aeternitas en tant que nunc stans? Être signifie stabilité, constance (Stiindigkeit) au sein d'une seule et unique entrée-en-présence. (Non pas simplement le fait de perdurer sans fin dans toutes les directions : sempitemitas. La durée sans fin est le séjour le plus long : la long-évité * . L'« éternité » au contraire? Il convient ici de se reporter à ce que dit Schelling: Weltalter (l, VII, p. 260 sq.). Là encore, il n'est pas question de nunc stans, mais de (1 surmontement du temps Il, c'est-à-dire de son intégration!) (Dans quelle mesure s'agit-il ici des prédicats traditionnels, dans quelle mesure de l'interprétation qu'en donne Schelling lui-même?)

« Indépendance à l'égard du temps. » Cela ne dit-il pas la même chose qu'éternité? Et surtout, la métaphysique elle­même ne se décide-t-elle pas ici tout à fait clairement et par avance contre Sein und Zeit?

« Indépendance à l'égard du temps » - cette détermination dépasse l'explicitation de l'éternité et concerne aussi la sempiternitas; elle signifie que l'étant comme tel n'est jamais emporté dans le flux de la succession, mais qu'il demeure inaffecté par ce changement. L'être signifie donc la constance (Bestiindigkeit) - au sens du mouvement de consister qui demeure insensible à la succession -, l'entrée-en-présence inaccessible à l'alternance de la disparition et de l'appari­tion. Il s'agit par conséquent de l'être au sens traditionnel de la métaphysique, de cet être que Sein und Zeit a pris pour base dans la mesure où il est au fondement du projet qui ouvre initialement l'étant.

L'« indépendance à l'égard du temps » ne va pas contre Sein und Zeit, tout d'abord parce que le « temps » est pensé différemment quand il s'agit de 1'« indépendance à l'égard du temps Il, et parce que, dans Sein und Zeit, on ne trouve nulle part l'affirmation de la dépendance de l'étant - à plus forte raison de l'être - vis-à-vis du temps ainsi conçu. (L'être (( dépend » du temps ekstatique qui est un caractère essentiel

... Das endlose Dauern ist die liingste Weile. Die grenzenlose Langeweile. Hei­degger entend ici Langeweile - couramment : die Langweile = l'ennui - à partir de Weile (cf. latin quies) le «séjour» et de l'adjectif lang; die lange Weile. c'est le temps pour autant qu'il est long, qu'il dure à la mesure de l'ennui d'une durée indéfiniment allongée en tous sens. (N. d. T.)

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296 Schelling

de la Il vérité Il de l'être, mais cette (( vérité Il appartient au déploiement-en-présence (Wesung) de l'être lui-même.)

Les prédicats: absence de fondement, éternité, indépen­dance à l'égard du temps sont destinés à expliciter l'V710-KdflEVOV.

(( Auto-affirmation. Il Ce dernier prédicat renvoie à l'inter­prétation moderne de l'être au sens de l'exigentia essentiae leibnizienne; elle implique que l'étant est, dans la mesure où il se dispose à soi-même par-devers soi en son essence, se pro-pose (représente) en cette mise à disposition, et s'efforce d'accéder à soi-même en cette pro-position. (Dispositif - ce en quoi se rassemble dans son unité la ponibilité - Ge-stell.)

b) D'où viennent ces prédicats qui délimitent l'essence de l'être et d'où tirent-ils leur légitimité en tant que critères?

(209) Sur ce point Schelling ne dit rien, il se contente de les énu-mérer comme des déterminations allant de soi. Et cela à bon droit, car il appartient à l'essence de la métaphysique que ces prédicats de l'être, que l'être en cette advocation, se comprennent d'eux-mêmes tout naturellement. La compréhen­sion trouve en effet ici son point de départ comme son aboutissement; l'advocation (Ansprechung) de l'être de l'étant n'élève aucune autre prétention et n'en connaît pas d'autre, d'autant plus que c'est seulement l'étant en son étantité qui est toujours pris en vue et que l'être en son essence est tenu pour déjà décidé.

Or entre-temps, Sein und Zeit a ébranlé cette (( évidence Il

toute naturelle; celle-ci est même devenue ce qui est émi­nemment digne-de-question pour une pensée questionnante. Mais puisque ici notre première tâche est de comprendre la distinction schellingienne d'après sa racine et sa nécessité propre, et par là de fournir enfin un point d'appui pour une véritable ex-plication, nous resterons tout d'abord à l'inté­rieur de la pensée de Schelling. Il faut donc maintenant, à propos du passage cité, poser la question suivante :

c) Dans quelle mesure l'interprétation de l'être comme vouloir satisfait-elle exactement à l'advocation de l'être telle qu'elle est requise par les prédicats qui ont été mentionnés? Ou plus précisément : dans quelle mesure le (( vouloir Il

implique-t-il d'emblée: absence de fondement, indépendance à l'égard du temps, auto-affirmation?

Qu'est-ce que Schelling entend par (( vouloir Il et par

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Appendice 297

« volonté »? Au cours de sa tradition, la pensée métaphysique a déterminé de différentes manières l'essence de la volonté, et ce terme de volonté a été revendiqué pour désigner toutes sortes de choses. Reste qu'il faut toujours penser par là OpE~~r;, desiderium, appetitus sensibilis, tension vers ... , être-en-mal de ... (Sucht), aspiration, (nisus!).

Aspiration vers quoi? Cela demeure la plupart du temps indéterminé. Pourquoi? Chez Leibniz en revanche appetitus (universum) signifie : accéder au « soi Il à travers l'effort en vue de l'effectuation et de l'effectivité comme telle. (BovÀ"1m r;.)

Dans la tension vers ... , l'effort pour ... , un certain senti­ment de soi-même est déjà présent, la possibilité de se retrou­ver soi-même au sein de la chose en général (aliquid); effort pour devenir soi-même, pour se pro-duire soi-même. Sehn­sucht : désirement.

Schelling écrit (p. 359) : « ••• L'entendement [est] à propre-ment parler la volonté dans la volonté Il (cf. aussi p. 414). Cela sonne d'abord étrangement, surtout à nos oreilles actuelles. Mais que veut dire ici entendement?

Re-présentation (pro-position) de l' « unité », Àoyor;, ras­semblement, synthèse originaire; re-présentation de l'uni­versel comme tel, règle, ordre, loi. Aristote dit dans le De Anima, r, 9, 432 b 5 : l'v TE Tf/J ÀOyWT~K9J yàp TJ f3ovÀ"1mr; y{vETœ~. L'entendement (Ver-stand) dis-pose la tendance et la met au service de l'universel. L'entendement est « Àoyor; Il (le « Verbe Il dit Schelling, p. 361), faisant ainsi ressortir la volonté au-delà de ce qui n'est encore que « la volonté qui pressent Il (p. 359). L'entendement est la (1 volonté universelle Il (p. 363). Il faut songer ici à Kant pour qui volonté signifie : agir efficient conformément à des concepts, agir d'après la représentation de quelque chose (aliquid) en général (finalité); cf. Critique de la faculté de juger, § 10. Pour Leibniz: l'appetitus est perceptio et aper­ceptio.

(210) La volonté est volonté de l'entendement, qu'il apparaisse comme Sehnsucht (désir), ou qu'il apparaisse comme esprit. L'entendement est ce qui veut à proprement parler, ce qui s'ef­force de s'atteindre soi-même dans l'effectuation, et qui pose celle-ci (idea). Pour mettre en lumière par contraste cette conception, il faut renvoyer au renversement métaphysique

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298 Schelling

de cette essence chez Nietzsche : volonté de pUIssance, se-vouloir en tant que législation et ratification de la loi, volonté qui commande de rechercher - avec effort - le savoir-s'efforcer, qui commande de se rendre puissant pour la puissance.

Dans quelle mesure le « vouloir li ainsi conçu satisfait-il aux prédicats qui mesurent l'être?

Schelling ne l'a pas expressément montré. En revanche il écrit en un autre sens : l'être est « devenir li (p. 359 et p. 403-404), Il vie Il (p. 358), et en cela, il distingue ce qui est Il simplement Il être (p. 385) de ce qui est être Il en-soi li, ou mieux Il auprès-de-soi Il (An-sich) (p. 347). Seul l' Il éter­nel, ce qui repose sur soi-même, la volonté ... li (p. 347) est Il auprès-de-soi li, purement et simplement à partir de soi, par soi et adversé en soi-même.

Absence defondement: l'étant qui n'a pas besoin d'un autre fondement extérieur à lui-même, qui entre-en-présence à partir de lui-même et qui se maintient constamment.

Éternité: l'étant qui d'emblée précède toujours déjà tout le reste.

Indépendance à l'égard du temps : non pas au sens de la succession, mais au sens de ce qui est « contemporain Il, et cela précisément en tant que devenir, indépendamment de la Il consécution li et de la succession. Que signifie ici Il deve­nir Il? Se-porter-jusqu'à-soi-même, et ainsi Il être Il.

Auto-affirmation : se vouloir soi-même. (Être-étant, l' Il existentiel li; cf. Weltalter.)

Dans quelle mesure, à travers cette interprétation de l'être comme vouloir, l' Il être Il se met-il en valeur Il en sa suprême et son ultime instance li? De quelle compétence relève la question de savoir ce qu'est l'étant? De l'être! Mais qu'en est-il de l'être? De quoi relève-t-il à son tour? Du suprême­ment étant? Et le suprêmement étant?

Pourquoi s'agit-il ici de la Il suprême Il et de l' Il ultime Il

instance? Elle est Il suprême li, parce qu'elle est désormais et à tous égards entrée-en-présence et consistance (Bestiin­digkeit) (elle constitue toutes les Il instances Il de l'étant, sujet-objet), elle n'est pas seulement présente et donnée en tant qu 'obstant, mais elle est Il sujet Il, égoité. L'étant auprès­de-soi et pour-soi. Ce qui n'est ni étant, ni non-étant, mais supra-étant. C'est l' Il ultime li instance, parce qu'il ne peut

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Appendice 299

rien y avoir au-delà, c'est l'in-conditionné et en même temps l'im-médiat, l'ab-solu (( certitude Il), le Premier à tous égards. (Il ne reste plus dès lors qu'à y ajouter avec Nietzsche: le retournement.)

2) Dans quelle mesure l'être ayant été ainsi déterminé au premier chef comme vouloir constitue-t-illa racine de la dis­tinction en question?

« Racine » cela veut dire ici que la distinction provient du vouloir, et que ce qui est distingué porte l'empreinte de la (1 volonté». L'étant suprême, le véritable existant, c'est l'esprit, mais l'esprit est esprit de l'amour. « Or l'amour est le Plus-Haut. Il est ce qui était présent avant que le fond et l'existant ne fussent (en tant que séparés), mais il n'était pas encore présent en tant qu'amour ... » (p. 406). C'est pour cette raison que la distinction doit nécessairement s'expliciter

(211) dans l'optique de la « volonté »; et c'est pourquoi Schelling parle aussi bien de la « volonté du fond » que de la « volonté de l'entendement ».

La volonté est fond, parce qu'en tant qu'effort et tension (Sehnsucht : désirement), elle revient sur elle-même et se referme sur soi, formant ainsi une base pour ... , parce que son retrait (Ent-fliehen) ouvre précisément la dimension au sein de laquelle surgit ce qui est autre, le « retient » et 1'« attire ».

La volonté est entendement, parce qu'elle tend à l'effecti­vité, à l'unité (universum), à la présenteté, et à ce qui en fait le fond : la séité (Selbstheit).

La volonté est subjectum : 1) en tant qu'vnOKElp,EVOV, mais cela en termes de volonté, comme tendance (Et, o{;), comme « base»; 2) en tant qu'égoité, conscience, esprit, (Eiç8), « Verbe», ..loyoç.

Dans l'être interprété comme vouloir, le caractère de subjectum de l'étant vient à s'expliciter à tous points de vue. S'il est vrai que dans toute métaphysique l'étantité est subjectum (au sens grec et au sens moderne), quand l'être­primordial devient vouloir, le vouloir doit nécessairement représenter le véritable subjectum, et cela dans la modalité inconditionnée du se-vouloir. D'où: se nier, se renfermer sur soi-même et se porter jusqu'à soi-même.

Le véritable vouloir, l'étant au sens propre est l'amour. C'est ici que surgit la distinction, parce qu'elle est conçue et instituée à la mesure de cette détermination essentielle.

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300 Schelling

Mais alors si cette distinction est nécessaire, en quel sens faut-il concevoir cette nécessité? La distinction est une dis­tinction « très réelle Il, ce n'est pas seulement une distinction Il purementlogique Il que l'on invoquerait « pour se tirer d'em­barras Il, comme le dit Schelling (p. 407). Il ne s'agit pas seu­lement d'une nécessité de pensée, comme si « nous 1) ne pou­vions pas nous tirer d'affaire face à la pensée du système, sans cette distinction, mais c'est l'être lui-même en tant que vouloir qui l'impose. L'étant comme tel se scinde, se distingue; dissension et op-position sont voulues et produites par l'être lui-même (cf. p. 403-404, 358, 375, 400, 406 sq.).

Ce n'est qu'au sein du « devenir Il que l'étant « se 1) devient sensible à lui-même. Le « devenir 1) est issu de l'op-ponibilité du fond et de l'existence. La présupposition est le présupposé, et cela au sens moderne du terme.

La volonté signifie à proprement parler : se ramasser sur soi-même, parvenir jusqu'à soi-même, se vouloir soi-même, être-soi, esprit, amour (p. 406). En tant qu'accès-à-soi-même, révélation de soi-même, elle est donc porteuse de distinction.

L'amour n'est amour que s'il laisse agir le fond, auquel il peut et doit nécessairement lui-même faire face, afin qu'il y ait un terme unifiant -l'un -, et qu'il y ait une unité, afin d'être lui-même. L'unité en tant qu'unité est unification. (Cf. Stuttgarter Privatvorlesungen : « Le principe de l'op­position Il (l, VII, 435); cf. aussi le concept de négativité chez Hegel.)

Le centre est (p. 381) « l'essence la plus pure de toute volonté Il. Ens entium, ens summum, causa realis : Leibniz.

(212) Les différentes manières de formuler la distinction

a) « simple fond de l'existence Il : « existence Il (au sens de l'exister) (p. 357)

b) « base Il

c) « fond de l'existence 1)

d) volonté du fond e) existence f) être

« objet Il

: « existant 1) (p. 395) : « l'existant Il (p. 373) : volonté de l'amour (p. 375) : existant dans les textes : étant postérieurs

« sujet Il au traité sur la liberté.

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Appendice 301

Corrélation de deux termes différents,maiségalementessen­tiels, à partir d'un terme impossible à différencier, mais qui se scinde en lui-même à partir de lui-même en vue de l'unité la plus originaire_ Il n'y a pas de figuration de l'unité du fond­sans-fond (Un-grund), c'est-à-dire du « sur-étant Il.

Les formulations e) et f) sont de prime abord surprenantes, et cependant ce sont elles qui sont véritablement adéquates; être au sens de l'étant qui n'est pas encore sorti de soi­même et qui se renferme en soi. Il L' " être" est propriété (Eigenheit), quant-à-soi (Seinheit), séparation et isolement; mais l'amour est négation du propre, il ne recherche pas ce qui est sien <à soi>, c'est pourquoi il ne peut pas non plus être étant par soi-même. Il (Weltalter, 1, VIII, p. 210).

L'être au sens de ce qui rentre en soi-même, de ce qui ne se Il diffuse Il pas, ne Il se donne Il pas, l'être au sens du principe de l'obscurcissement, du non, au sens de ce qui se conttacte, ce qui attire.

Il Étant Il : ce qui assume et prend sur soi d'être étant. Être-étant: l'II existentiel Il (Weltalter, l, VIII, p. 212).

On voit ici très clairement : 1 ° comment tout est pensé à partir de l'étant le plus étant,

le summum ens, le (hlOV, œKpchœrov Sv; 2° que c'est toujours seulement l'étant comme étant qui

est pensé, et que l'être est pensé comme ce qui est véritable­ment accompli par le plus étant, et analogiquement par chaque étant, selon sa mesure;

3° que Schelling ne réussit pas à sortir de la position qui fixe l'è)v comme lm:oKElfLEVOv. (Cf. la doctrine ultérieure des Potenzen.)

Schelling pense métaphysiquement, onto-théologiquement, mais dans la figure de l'ultime achèvement.

Le Il passage central Il (p. 275-364) Il éclaircit Il à sa façon la distinction que nous venons d'élucider, à savoir en reconduisant à cette distinction, à partir de l'étant. Et plus précisément :

1 ° en partant de Dieu comme étant suprême, 2° en partant de la création en tant que procès de trans­

figuration, 3° en partant de l'homme.

Dieu, monde, homme: metaphysica specialis.

j

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302 Schelling

Mais par là même « l'étant Il est d'emblée interprété au sens de la distinction. Ce qui est découvert, ce n'est donc

(213) rien d'autre que ce qui a été établi au préalable; voilà bien un cercle! Sans doute, mais de quel cercle s'agit-il? Et que signifie ici « établir Il? Est-ce là en vérité une façon de voir propre à Schelling? Ou bien ... ? En quel sens y a-t-il établis­sement préalable? Au sens du système en tant qu'ajointement essentiel de l'étant comme tel. Il s'agit donc d'appréhender tout d'abord son unité. Comment peut-elle être appréhendée? Grâce à 1'« intuition Il et à la construction. Ce qui est essentiel eu égard à la construction, c'est:

1 ° que l'in-conditionné est pré-donné; 2° que la « distinction Il de l'étantité et de l'étant est prise

pour base, et cela au sein même de la distinction schellin­gienne elle-même;

3° la façon dont se manifeste dès lors l'essence de toute , h· ;)/), (0 - ) ). , ,,), metap ySlque: ov œKpOTœr:oV nov, ov KOWOTœr:OV, ov œvœ-

ÀOyov.

C'est là ce à quoi se rapporte et se rattache l'essence de la métaphysique (cf. l'essai sur Nietzsche 15).

Idéalisme « réal Il et « idéalisme )). Ir [dea »et « vie Il, « deve­nir Il, « être Il. Le négatif en tant que contre-force réale.

L'intime connexion entre le « passage central)) (l, VII, p. 357-364) et 1'« introduction )) du traité sur la liberté.

Notre objectif est de connaître en son essence la méta­physique de l'idéalisme allemand à la faveur d'un débat et d'une ex-plication avec le traité de Schelling sur la liberté.

La métaphysique demande :

Qu'est-ce que l'étant en tant qu'étant? Qu'est-ce que l'étant en son être? Qu'est-ce que l'être de l'étant?

(Cf. la proposition aristotélicienne, Métaphysique Z, 1028 b 2 sq.) On peut dire brièvement, mais aussi de façon non déterminée : la question de 1'« être )) est posée, mais avec cette question la métaphysique vise tantôt l'étant dans son être, tantôt l'être de l'étant.

Le chemin que nous empruntons pour interpréter le traité sur la liberté peut apparaître tout d'abord comme un détour,

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Appendice 303

à supposer que la « considération préliminaire 1) prépare l'interprétation du « passage central Il. Ce passage traite de la distinction du « fond Il et de 1'« existence Il. Cette distinc­tion concerne chaque « être Il (Wesen), c'est-à-dire chaque étant comme tel. Elle vise l'être de l'étant, elle concerne donc ce qui est questionné dans la métaphysique et indique la façon dont la métaphysique schellingienne questionne en direction de l'être de l'étant et le détermine. Le passage qui traite de la teneur centrale de la métaphysique est donc le « passage central Il. Il trouve sa place dans le traité sur la liberté.

Les Recherches sur la liberté traitent de la liberté en tant que foyer du système. Le système est l'essence de l'étant comme tel et en totalité, il détermine donc l'être de l'étant. Dans quelle mesure l'être est-il « systématique Il?

Le système est « système de la liberté Il. Or la liberté qui (214) est envisagée ici est la liberté humaine, la question du sys­

tème est donc de savoir comment la liberté humaine fait partie intégrante de la totalité de l'étant, c'est-à-dire de son fondement.

(Le « système Il résulte de l'essence de la vérité au sens de la certitude, et de l'essence de l'être qui est encore en chemin au sens de la volonté de volonté.)

Dans la métaphysique occidentale, ce fondement de l'étant en totalité est et se nomme : Dieu - (ho!;.

Schelling ne conçoit pas seulement la liberté comme indé­pendance vis-à-vis de la nature, mais plus radicalement comme indépendance vis-à-vis de Dieu, c'est-à-dire rapportée à Dieu, c'est-à-dire en Dieu. Car tout « est Il divin dans la mesure où il « est Il, et donc d'une certaine façon tout est Dieu.

Le système est déterminé dans son unité par cette thèse. Elle nomme l'être de l'étant en totalité. C'est pourquoi l'in­troduction à la question de fond du système doit nécessaire­ment aborder et discuter cette thèse qui fait le fond du sys­tème. L'introduction, comme d'ailleurs l'ensemble du traité, traitent donc du « panthéisme Il, titre qui désigne ici une question fondamentale, et même la question-de-fond, la question métaphysique secrètement sous-jacente à tout le traité. Comment cela?

La proposition « tout est Dieu Il requiert la détermination

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du tout, la détermination de Dieu, mais surtout du Il est Il, de la modalité selon laquelle Dieu Il est Il tout, comme de celle selon laquelle tout Il est Il Dieu. Le Il est Il nomme donc l'être.

Le Il est Il passe pour mot de liaison (copule) dans l'énon­ciation, l'énonciation (Âôyo~) passe pour la fonne fondamen­tale du penser. Penser (voEiv) est le trait fondamental qui rapporte à l'être (ovala, ùSÉa).

Questionner en direction du panthéisme, poser la question fondamentale du système, cela signifie donc poser la question du Il est li, c'est-à-dire de l'être de l'étant en totalité. (Il importe ici de ne pas entendre le Il est Il de façon logico­formelle, mais il faut le concevoir Il logiquement li, au sens de Hegel, c'est-à-dire métaphysiquement et théologiquement.)

Telle est la question qui est débattue avant de trouver sa réponse dans le passage central. Ainsi s'éclaire l'intime et stricte connexion qui s'établit entre la Il distinction du fond et de l'existence 1) et la véritable problématique inhérente à la question du panthéisme.

Le fait que cependant, dans le traité sur la liberté, le Il malI) devienne le thème directeur se réfère à ceci que le mal, tel que Schelling le conçoit, constitue au sein de l'étant en totalité la plus extrême scission et la plus violente ad-version (Widerwiirtigkeit) contre l'étant en totalité. Telle est la plus vive déchirure qui menace le Il système 1), c'est-à-dire la aVŒTaal~ de l'étant. Or c'est précisément cette déchirure qu'il faut expliciter comme telle métaphysiquement, et conce­voir comme la jointure du système. Il ne s'agit donc pas d'atténuer cette scission-en-deux, cette dis-sension (Entzweiung).

Le mal n'accède à la véritable effectivité de son essence qu'au sein de l'esprit, à savoir dans l'esprit Il créaturel »

(215) qui peut se poser soi-même dans son ipséité, en se détour­nant le plus loin possible de Dieu ou en s'opposant à lui, et qui peut revendiquer et s'attribuer la totalité de l'étant. Le mal n'est effectivement réel que dans un être libre, c'est­à-dire que la liberté n'existe comme telle que dans son rap­port au mal. Or le mal n'est pas simplement la contrepartie du bien ou ce qui s'en sépare, mais il fait partie du bien et il trouve sa véritable place dans la distinction du bien et du mal. Le bien Ir est JI le mal (cf. 1, VII, p. 341).

Si la liberté est définie comme le pouvoir d'accomplir le

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bien et le mal (et non pas Il ou Il le mal), c'est donc que Schelling ne vise pas la liberté de choisir, le libre arbitre, mais la liberté comme ajointement et comme liaison méta­physique au cœur même du discord (Zwietracht), comme lutte et exposition endurante à la lutte.

Ce n'est qu'en méditant à fond ce contexte et ces relations qu'on voit disparaître cette apparence qu'à travers la dis­cussion centrée sur le mal le traité sur la liberté s'engage dans la voie d'une étude unilatérale de la problématique de la liberté. Mais nous ne devons pas non plus envisager cette question, conçue comme la question fondamentale du sys­tème, au sens d'une théodicée, mais plutôt comme Il systé­madicée Il, en tant que légitimation et justification de la métaphysique absolue, au titre de vérité de l'étant comme tel et en totalité.

Pourquoi les Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine et les objets qui s y rattachent traitent-elles du mal? Parce qu'il faut que le système soit pensé. Mais en quoi cela est-il nécessaire? Le système est l' Il être Il le plus intime (innigste) de la con-sistance de l'étant en totalité, là où il convient de soutenir jusqu'au bout la plus extrême dissen­sion (Entzweiung), et non pas de trouver des accommode­ments afin de rétablir l'équilibre. Il faut donc que ce discord extrême soit explicité et amené à sa propre persistance (Bestand) et au fondement de celle-ci. Ce discord est le mal au sens de l'insurrection de l'esprit créaturel qui cherche à subsister-par-soi, à devenir autonome en s'emparant de l'égoïsme du fond à partir de son intimité avec le fond­primordial (Urgrund).

Mais alors pourquoi ce traité centré sur le système est-il un traité consacré à la liberté? Parce que le mal est propre­ment présent au sein de la liberté humaine et à titre de liberté humaine. Avec la liberté de l'homme le plus profond discord devient véritablement présent dans l'étant.

La liberté, comprise à partir du rapport: nécessité-liberté, est le point médian du système. Et l'on s'enquiert du sys­tème dès lors que l'on pose la question de l'étantité de l'étant en totalité, c'est-à-dire de la vérité de l'étant. Or vérité signi­fie ici certitude, c'est-à-dire assurance (mise en sûreté) de la représentation de la représentéité, de la disponibilité absolue de l'étant; la vérité appartient à l'étant qui, dans l'incondi-

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tionnalité de son être eu égard à tout conditionnement réifiant (Bedingnis), est certain de soi-même en totalité. L'étantité est ici pensée comme Il subjectivité )).

Pour faire bref, nous nommons les Recherches de Schel­ling : traité sur la liberté; et c'est à bon droit, d'après leur intitulé. Mais en réalité ce texte a pour objet l'essence du mal, et c'est là l'unique raison pour laquelle il traite aussi de la

(216) liberté humaine. Car c'est au cœur de l'homme que le mal est véritablement lui-même en tant que la plus extrême opposition et en tant qu'insurrection de l'esprit contre l'absolu (ce qui se déchire et se détache de la volonté uni­verselle, ce qui vient la contrer, cherchant à s'y substituer à la faveur de cette contrariété). Le mal Il est )) en tant que liberté la plus extrême liberté à l'encontre de l'absolu à l'intérieur de la totalité de l'étant; car la liberté Il est )) le pouvoir pour le bien et pour le mal. Le bien Il est )) le mal et le mal Il est Il le bien.

Mais pourquoi le mal est-il pris en vue au premier chef dans ce traité? Parce qu'il met au jour le plus profond et le plus large discord au sein de l'étant. Et qu'en est-il de ce dis­cord? Le mal est pensé parce qu'en ce discord le plus extrême, en cet authentique discord qui est dis-jonction (Un{ug), c'est du même coup l'unité de l'ajointement de l'étant en totalité qui doit nécessairement apparaître avec le plus de relief.

Or c'est cela qui importe : l'étant et son ajointement, l'ajointement du fond. C'est pourquoi, dès l'introduction, la question du panthéisme, qui est la question du système, est liée à la question de la liberté. Le Il système )) dit l'essence de l'étant comme tel et en totalité, c'est-à-dire l'étantité de l'étant. t:tre en tant que systasis : le systématique constitue l'être de l'étant, parce que l'être est maintenant subjectité. Penser cette subjectité, telle est la tâche essentielle de la métaphysique.

Or la métaphysique n'est pas une simple Il discipline )), mais elle est, depuis Platon, l'appréhension fondamentale de la vérité de l'étant en totalité. (Entre-temps la vérité est devenue certitude.) Notre véritable propos vise ici la méta­physique de l'idéalisme allemand avec lequel s'achève en un sens la métaphysique occidentale. C'est pourquoi, dans notre interprétation de ce traité, la question directrice qui

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l'emporte sur toutes les autres est la question de L'étantité de l'étant. Voilà la raison pour laquelle il était nécessaire d'étudier d'abord la « distinction du fond et de l'existence ».

La « distinction» en tant que frappe (caractère) de l'être lui-même; il déploie :son essence comme ce qui distingue, ce qui unifie en scindant, et ce « déploiement essentiel » (Ir Wesen ») a pour trait fondamental l'l8Éœ, l'apparaître: se révéler, sortir de soi et s'avancer dans la multiplicité et la diversité, afin de laisser par là se déployer l'unité.

« L'être-primordial est vouloir. » D'où vient cette interpré­tation de l'être? (La question n'est pas une question histo­rique!) L'être est ici conçu comme existentia au sens littéral, l'existentia comme actuaLitas, comme actu esse.

Depuis Descartes l'actus a une importance capitale; cogi­tare, ego cogito, repraesentare (cf. infra), se représenter à soi­même et ainsi se présenter. Que l'on songe à Leibniz: exigen­tia essentiae; la perfectio, le gradus essentiae, l'appetitus est principium existentiae; tendance représentante, volonté.

Être (existentia - Wirklichkeit - effectivité) en tant que subjectivité (subjectité), c'est-à-dire pro-position, re-présen­tation, Vor-steLLen. Ce qui implique:

1 ° « Tension» au-delà de soi-même (( négativité»). (217) 2° Distinction, « scission », « négativité ».

3° Devenir (non pas au sens de la « succession » et de l'« activité », mais au sein du déploiement essentiel); de - ... à - ... , revirement (Umschlag), passage.

4° Porter jusqu'à soi-même, se pro-poser, se révéler. Ces quatre déterminations prises ensemble et ne faisant

plus qu'un avec le repraesentare de l'unité (entrée-en-pré­sence du multiple-divers au sein de l'être-rassemblé) déli­mitent l'essence du « vouloir». D'où le « vouloir» comme titre de la nouvelle interprétation de l'être au sens de l'existentia. Et c'est pour cette même raison que la « phénoménologie », l'histoire de l'auto-manifestation en tant que devenir de soi­même, appartiennent à l'essence de l'être. Il faut entendre Phénoménologie Ir de » l'esprit au sens où l'on parle de l' « Harmonie des sphères ». La « phénoménologie» n'est pas le titre d'une « science» qui porterait sur l'esprit.

Volonté en tant que « volonté de puissance ». L'époque présente n'a pas encore assumé l'enseignement de Nietzsche,

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mais à l'inverse: Nietzsche a pré-dit et par là même exhibé la vérité en direction de laquelle l'histoire moderne se porte en avant parce qu'elle en provient déjà.

Toute volonté est contre-volonté (Wider-wille) au sens d'une volonté opposée (Gegen-wille), d'une volonté qui s'op­pose à la passion (Sucht). Le vouloir est en lui-même contrasté, ad-verse (( contradiction Il).

Dans la remarque qui conclut le traité sur la liberté, Schelling écrit :

« Le temps de la foi simplement historique est révolu quand s'ouvre la possibilité d'une connaissance immédiate. Nous possédons une révélation plus ancienne que toute révélation scripturaire: la nature» (l, VII, p. 415).

Le refus de la « foi simplement historique Il vient de ce que Schelling se réclame de la possibilité d'une connaissance immédiate qui est supposée donnée. La connaissance immé­diate est un type de connaissance qui n'est pas médiatisé par des propositions ou des connaissances sur lesquelles il faille d'abord s'appuyer pour parvenir ensuite à une autre connaissance. La connaissance immédiate est celle qui saisit d'un seul coup ce qui est ici à connaître, à savoir ce qu'est l'étant dans son ensemble. Dans ce cas, la connaissance immédiate n'est pas visée au sens de la connaissance parti­culière d'un objet singulier, pris à part, mais « connaissance Il signifie toujours ici connaissance de l'absolu. Pour cela il faut nécessairement que l'absolu se montre soi-même, qu'il se manifeste, qu'il se révèle. Plus ancienne que toute révéla­tion scripturaire (celle de la Bible!) est la « nature ». Que faut-il entendre ici par « nature »? Réponse: l'absolu lui­même. « Plus ancien )), cela veut dire : qui précède, au sens où il faut que la nature « en Il Dieu se soit d'abord révélée elle-même afin qu'une autre révélation (celle de Dieu lui­même) puisse ensuite avoir lieu. On peut voir là une varia­tion - transposée dans la dimension de l'inconditionné -sur la proposition : gratia supponit naturam.

Cependant Schelling ne parle encore que de la « possibi­lité d'une connaissance immédiate Il : « .•• quand s'ouvre la possibilité d'une connaissance immédiate Il. Celle-ci est ouverte, elle est donnée grâce à la nouvelle position fonda-

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b

Appendice 309

(218) mentale de l'idéalisme allemand vis-à-vis de Kant, position qui d'ailleurs a été elle-même préparée par Kant. Il Possi­bilité Il ne signifie donc pas seulement ici: cela n'est pas exclu, mais en un sens positif la possibilité signifie que la capacité, le pouvoir pour -, sont donnés; autrement dit, c'est le rapport immédiat à l'absolu qui est donné.

La distinction entre la « foi historique Il et la « connais­sance immédiate Il a d'abord été interprétée, et cela à bon droit, comme l'annonce de ce que la philosophie ne devait plus « s'orienter historiquement Il en cherchant à fonder une nouvelle philosophie par l'intermédiaire de la connaissance des philosophies du passé.

Cependant cette distinction a une portée plus vaste, elle caractérise la position fondamentale de l'ensemble du traité, et par conséquent aussi celle de la métaphysique de l'idéa­lisme allemand. La référence à la « révélation plus ancienne Il vise la révélation biblique. La connaissance qui prend appui sur cette révélation plus ancienne préside donc même à la vérité de la foi chrétienne dans la mesure où elle est « historique Il, puisqu'elle prend appui sur le fait « histo­rique Il, établi par la foi, de l'incarnation de Dieu en la per­sonne du Christ.

C'est pourquoi le système de la philosophie, c'est-à-dire la science, est seul vrai, au sens du système absolu; le If système de la religion devient science JI.

A quoi fait écho cette exigence (l, VII, p. 412) que les . vérités révélées doivent être développées pour se transfor­mer en vérités rationnelles. Ce qui s'accorde également avec la position fondamentale de Hegel dans la Phénoménologie de l'esprit où la Religion, comme une des figures de la rai­son, est pré-ordonnée et subordonnée au Savoir absolu. Le savoir absolu est philosophie.

C'est seulement dans cette perspective que la remarque qui conclut le traité de Schelling trouve toute sa portée, et se rattache étroitement à la question qui a été examinée à fond dans l'ensemble du traité.

Le primat inconditionné de la certitude (i.e. du même coup de l'étantité) de l'absolu (cf. e.g. Stuttgarter Privatvorle­sungen, l, VII, p. 423).

Quand l'absolu est l'esprit, l'existant, la subjectivité

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.,.

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inconditionnée, alors le primat de l'absolu, i.e. de sa certi­tude, i.e. de sa vérité, i.e. de son apérité, i.e. de son exis­tence, renvoie au primat du subjectum comme tel.

On peut rappeler ici comment déjà chez Descartes - même si c'est encore sous la figure de la métaphysique théologique traditionnelle - la pré-donation de Dieu (Vorgegebenheit Gottes) va de pair avec la niise-en-sûreté de l'ego (sum cogi­tans); c'est en effet Dieu lui-même qui confère à la certitude son ultime assurance (Méd. Ille). Cette corrélation destinée à assurer l'acte de se-re-présenter-soi-même est ensuite conçue, au sein d'un savoir décisif, par elle-même et de son propre chef, en son inconditionnalité. (Entre-temps il y a eu la clarification apportée par la philosophie transcendantale de Kant.)

(219) L'absolu n'est pas seulement npwTov "aO' atho, mais encore npoç r,l-lœç; il est indémontrable, en ce sens qu'il n'a pas besoin d'être démontré par des preuves (Beweise), parce que toute dé-monstration (Nachweisung) qui porte sur l'étant se meut déjà dans l'éther de l'absolu. Que l'absolu soit, c'est ce qui se conçoit parfaitement de soi-même. Concevoir, c'est en effet penser au sein de l'absolu, et par conséquent au sein de sa certitude.

La philosophie commence donc par « confesser)) que sans l'absolu elle n'existerait pas (cf. l, VII, p. 423). La philo­sophie ne peut donc pas se présenter d'emblée comme philo­sophie pour ne chercher qu'ensuite à faire la preuve de l'absolu et de son « existence Il. La philosophie est savoir absolu, et par conséquent savoir « de Il l'absolu (gén. object. et gén. subj.).

Certes la philosophie est à envisager comme une entre­prise humaine; mais l'homme est 1'« être-central Il, le Dieu créaturel. La philosophie est donc « présentation (Darstel­lung) spirituelle de l'univers (universum) )), de l'étant comme tel; l'universum est manifestation de Dieu; par conséquent la philosophie est « la monstration (Erweisung) progressive et continue de Dieu Il.

Dès ses premiers pas la philosophie est savoir absolu, en ce sens qu'elle connaît aussi son appartenance à l'absolu (en tant que subjectité inconditionnée). Pour la modernité le pri­mat de l'absolu doit nécessairement être conçu comme primat inconditionné de la subjectité : l'éther et l'élément du savoir.

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(220)

L

Appendice 311

Schelling déclare clairement (l, VII, p. 392) que Dieu est « en nous» la lumière spirituelle grâce à laquelle tout le reste s'éclaire.

L'éclaircissement et sa clarté reçoivent leur évidence de cette lumière.

La prétention à la, construction absolue paraît d'abord présomptueuse et chimérique, elle atteste cependant « que tout est déjà consommé », elle traduit le renoncement face à la volonté indiscrète qui veut tout expliquer à la façon d'une doctrine démiurgique de la création (Deus faber).

Le coup (Schlag) magique :

« Puisque dans la création règne une parfaite consonance, et que rien n'existe de manière aussi séparée et successive que nous nous le représentons nécessairement, mais que l'ul­térieur est déjà présent et agissant dans l'antérieur, et que tout a lieu en même temps, dans l'unicité d'un coup magique ... » (l, VII, p. 387).

La magie divine :

« Il en résulte qu'au contraire le véritable bien ne peut être effectivement réalisé que par une magie divine, c'est­à-dire par la présence immédiate de l'étant dans la conscience et la connaissance» (p. 391).

Le savoir de ce qui est antérieur à toute possibilité de mise en question est le trait qui rapporte à ce que justement l'on ne questionne jamais.

Quid «est» potius? ens aut nihil? Que signifient « est » et « esse»? Quel est l'horizon où se décide une telle ques­tion, quelle est la nature de ce questionnement?

Et si c'est « plutôt » l'étant qui est, ne faut-il pas que l'étant inconditionné soit encore davantage, dans la mesure où il déploie son être en chaque étant (pensé à partir de la subjec­tité inconditionnée)? L'absolu est donc ce qui est premier même pour nous, ce qui n'a nullement besoin de démonstra­tion ou de preuve; il est ce sur quoi nous nous entendons et au sein duquel nous avons entente. Que Dieu « soit », c'est ce qu'il y a de plus « facile Il à concevoir.

Il est plus facile de concevoir que l'étant (i.e. l'absolu) est plutôt que le néant (le rien).

J

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Cependant le « rien Il est « en soi Il plus aisé, car il ne requiert précisément rien. Et pourtant que le rien doive être, c'est là le plus difficile. Car l'être (Wesen : déployer en présence son essence) est compris comme nisus, comme exigentia existentiae.

A partir de quel moment le rien apparaît-il plus aisé et plus facile à concevoir? Quand l'étant est tenu pour le plus difficile, le plus pénible, quand il requiert un faire, quand l'étant est compris comme être-produit (Hergestelltheit).

Mais qu'en est-il quand l'être est en soi vouloir au sens du se-vouloir? C'est alors le rien qui devient le plus difficile. (Cf. Nietzsche: « ••• l'homme aime encore mieux vouloir le rien que ne rien vouloir ... ", Généalogie de la Morale, in fine. )

Quand être signifie vouloir, le plus étant est le plus facile à comprendre. Quand être signifie être-présent (Anwesen­heit) au sens de l'étant-subsistant (Vorhandenheit) qui demande d'emblée une production, quand l'entrée-en-pré­sence n'advient pas d'elle-même (spontanément et à la mesure de son essence), l'étant est alors ce qui réclame au plus haut point une explication (les preuves de l'existence de Dieu).

Élucidation historico-conceptuelle de l'essence du fond.

Un double dessein préside à cette élucidation: 1) Montrer que et comment la détermination de l'essence

du fond va intrinsèquement de pair avec l'interprétation métaphysique de l'étant (f1jÉœ, ovalœ, -&710KElflWOV, subjec­tum).

2) Faire disparaître par là même et d'emblée ce que la distinction schellingienne peut avoir de déconcertant et pré­parer ainsi la prise en vue de ce qu'elle a de propre.

Le terme directeur qui correspond dans la philosophie grecque à ce que nous désignons comme « fond Il - Grund -est le mot œpx~, dans sa double acception de commence­ment et de commandement; c'est par contre, dans la philoso­phie moderne, le mot ratio (principium rationis sufficientis, grande illud principium; Leibniz).

Comment ratio (reor, pÉw, pijalr;, dire, énoncer, tenir pour) en vient-il à signifier Grund, fond, fondement? (v71oKd-

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Appendice 313

f.1EVOV, ÀEYOf.1WOV, Ka(J' aVTO, ÀOyO!;-). On ne peut l'aperce-(221) voir que si l'on comprend bien ce terme directeur au sein

duquel toutes les déterminations métaphysiques essentielles du « fond Il sont déjà impliquées, et qui se réfère expressé­ment au projet directeur ouvrant l'étant.

cYnoKdf.1wov : ce 'qui d'emblée est déjà pro-jacent, ce qui est déjà présent et qui par avance déploie son essence. Le concept est plurivoque comme on peut le voir à travers l'in­terprétation aristotélicienne de l'dp X~ et de l'ahla. Il en résulte qu'en sa teneur le concept se laisse diviser et classer comme suit:

1) l.~ o~ ce à partir de quoi ... 2) napoonYf.1a ce d'après quoi ... 3) npoalpET6v ce qui est pris en vue anticipa­

tivement, parce que délimitant au préalable (TÉÀO!;) ...

4) Ka(J' oJ ÀÉyETai Tl : ce sur quoi faisant retour en lui-même.

A' 1 1 ' " L' J Jo ,/ lTla : e rapport aux qJvan OVTa. apX'f KW"IaEW!; au sens strict - ce qui deviendra plus tard la causa efficiens -demeure remarquablement indéterminée; pour la pensée grecque, ce n'est pas là l'essentiel, comme ce le sera ensuite dans la pensée chrétienne (création) et dans la pensée moderne (( technique Il). L 'vnoKdf.1wov se dit dans la tra­duction latine : sub-iectum. Tout étant est comme tel sub­iectum (sub-stans).

Cette thèse vaut pour toute métaphysique, de Platon à Nietzsche. Mais c'est également cette thèse qui permet de comprendre comment la CI subjectivité Il devient dans la pen­sée moderne le concept métaphysique fondamental, dès lors que « subjectivité Il veut dire « ipséité 1), rapport réflexif à soi-même au sein de la représentation.

Descartes est le premier à s'engager sur la voie de cette détermination, et cela sur la base d'un virage dans l'essence de la vérité (vérité en tant que certitudo cognitionis humanae).

(D'où vient ce virage? Réponse : de l'histoire de l'être.) Leibniz fait le deuxième pas, non moins décisif. 1) Comment l'ego devient-il subiectum insigne? (mens­

sive animus.) 2) Comment l'essence du subiectum devient-elle ainsi

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subjectivité au sens de l'ipséité < séité >? (Cf. Leibniz, à propos des mentes, Gerh. VII, p. 291 et ibid., p. 307 : mentes = partes totales.)

La position métaphysique fondamentale de Leibniz marque le véritable tournant où la métaphysique qui précède s'inflé­chit en direction de celle de l'idéalisme allemand.

Un bref rappel de certaines démarches propres à la pensée leibnizienne est ici nécessaire, non pas certes afin d'expli­quer d'un point de vue historique la distinction schellin­gienne, mais de la concevoir en sa teneur la plus secrète; et

(222) cela même si nous ne savions pas que Schelling, dès l'âge de 16 ans, a lu un texte capital de Leibniz : la Monadologie (le texte en a été rédigé en français en 1714, une traduction allemande parut en 1720, après la mort de Leibniz, une traduction latine en 1721, et le texte ne fut publié dans sa version originale qu'en 1840.)

Comment se produit ce renversement de l'tm:O/f,E[/lEVOV en subjectivité (Leibniz)?

Il faut songer que tout ceci porte l'interprétation moderne de l'étant, par conséquent celle que nous étudions à présent, mais aussi les suivantes. Ici s'ouvre un cercle de questions et de décisions essentielles. Nous nous référons à Leibniz en prenant surtout en vue sa détermination de l'existentia.

Jusqu'à Leibniz essentia et existentia étaient respective­ment interprétées au sens de lapotentia et de l'actus, possibi­lité (absence de contradiction) et réalité effective.

Ces deux « concepts Il sont maintenant transformés et appréhendés de façon plus originelle. Dans l'optique de la distinction traditionnelle, il semble que l'essentia, en tant que possibilitas, se rapproche de l'existentia, et inversement, l'existentia de l'essentia, de telle sorte qu'elles se rencontrent pour ainsi dire dans l' « entre-deux Il. Mais dans cette pers­pective tout est faussé.

L'essentia Il est Il possibilitas (non pas potentia); la possi­bilitas est nisus, conatus, praetensio ad existentiam.

Le Mogen (pouvoir) au double sens de : 1) es Ir mag }) sein, cela peut avoir lieu, arriver (c'est pos­

sible); 2) er Ir mag}) ihn, il l'aime, il a de l'inclination pour ...

(amour).

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Appendice 315

Être-enclin à ... et en avoir le pouvoir (la presse qui tend et s'efforce d'atteindre).

L'existentia est perfectio (gradus essentiae), en fonction de l'essentiae exigentia (cf. Gerh. VII, p. 195, note). (L'exi­gentia est ici, de par son essence, plurivoque : agere, actio, vis et exactum, actualitas de l'exactus.)

Il faut comprendre l'existentia au sens de ce qui est sorti victorieusement de l'inclination pour ce à quoi il est enclin ... , c'est-à-dire pour lui-même, au sens de ce qui est sorti et qui a trouvé accès à l' I( essence Il, à la perfectio; mais là encore en exerçant une poussée, en perçant : per-ficere en tant que délivrer, c'est-à-dire remettre à disposition (zustellen).

(Prendre-la-mesure, tI' exactum », « exact Il.) Dans cette optique quelques principes directeurs deviennent

plus clairs : tI' Et ut possibilitas est principium Essentiae, ita perfectio

seu essentiae gradus ... principium existentiae» (De rerum orig., Gerh. VII, p. 304) tI' mathesis divin a », tI' mechanismus metaphysicus JI.

tI' ... Ens necessarium (i.e. id de cujus essentiae est exis­tentia) est Existentificans » (Gerh. VII, p. 289), tI' omne pos­sibile Existiturire » (ibid.). tI' Exigit existere », cf. VII, p. 194.

L'eos est exigens; exigentia, exactum; appetitus - percep­tio, « volonté » - Drang: « presse ».

Le subjectum : la mens sive animus percipiens est en un sens essentiel et universel essence (Wesen) de l'ens. C'est pourquoi les mentes occupent un rang particulier parmi les entia; on peut voir en elles l'essence de l' « être ». Sur ce point comparer les « 24 thèses » (Gerh. VII, p. 289-291).

(223) Thèse 21 : tI' Et Mentium maxima habetur ratio, quia per ipsas quam maxima varie tas in quam minimo spatio obti­netur. »

Traduisons: « Il faut surtout prendre en compte les mentes à titre d'entia, car c'est grâce à elles que la plus grande diversité possible est obtenue, retenue et maintenue au sein du plus petit espace possible. »

C'est dans les mentes que se trouve la plus haute présence (Priisenz). (Le spatium du « point métaphysique ", c'est-à­dire de la monas.)

Mais maintenant, conformément au virage du subjectum,

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316 Schelling

la praesentia (ovala) est devenue repraesentatio (en un double sens), elle est devenue présentation, auto-ex-position - sich-dar-stellen -, re-présentative (appétitive) de soi­même. Or la perceptio est multorum in uno expressio.

Le subjectum, existens, en s, est monas, Un (unité) (cf. Ëv; cf. « système Il). Il faut comprendre l'essence de l'unité qui est ici visée à partir de l'entrée-en-présence et de la consis­tance (Bestiindigkeit) : récollection (À6yo5 : Héraclite, Par­ménide) dans le mouvement d'entrer-en-présence. Celle-ci est l'unifiant, ce qui retient et maintient dans l'unité. L'exis­tentia est la presse qui pousse un être jusqu'à lui-même : Il auto-affirmation Il (volonté).

Hegel et Schelling

La différence réside en cela même en quoi consiste l'accord.

1) La réalité effective est l'absolu, l'esprit. 2) L'absolu: le système. 3) Effectivité - contradiction (négation) - distinction. 4) Effectivité: le devenir (volonté). 5) Effectivité en tant qu'auto-manifestation, révélation.

Mais: Hegel

Esprit: La science Système : Il de la science »

(Concepts - liberté) Il Logique »

Scission : Négativité du sujet, « du penser » en tant que se penser de l'es­prit, du savoir (recon­naissance)

Devenir : Advenir-à-soi-même de l'esprit. Esprit du Monde

Et cependant :

Schelling L'amour « de la liberté »

La distinction au sem du vouloir en tant que se-vouloir-soi-même de l'amour (liberté d'agir donnée au fond). Création - Rédemption -Homme.

Malgré tout fondamentalement la même passion pour le Même; c'est en cela précisément que le déchirement des deux penseurs apparaît. Leur désaccord est ce qui porte témoignage de leur unité.

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!.

Appendice 317

(224) La négativité est en tant que distinction distinguée (dif­férenciée) la re-présentation qui se re-présente elle-même. Re-présenter, pro-poser et (se )-distinguer.

Re-présentation, conscience, savoir, savoir se sachant, négativité pure sont le même.

Cependant : comment le distinguer (c5ut:) acquiert-il pré­cisément le primat au sein de l'essence du re-présenter? (En tant que se-présenter, apparaître.)

Pourquoi le distinguer est-il appréhendé comme « néga­tion »? Parce que le « non» porte en lui le caractère de l'entre-deux et du passage; le « oui » dit le fait de persister purement et simplement. Le « non» dit le mouvement de s'éloigner de, au sens d'en route vers, l'énergie du mouve­ment, du devenir. Mais d'où vient que le « non » joue ce rôle? Dans quelle direction tout cela est-il ici engagé (dans le domaine de la représentation inconditionnée)? Négativité et in-conditionnalité; le in- (privatif) au sens de « à l'écart )) du conditionné, au sens de mettre à l'écart et de supprimer, de laisser derrière soi, et cependant de tenir, de conserver et de sur-élever (AuJ-heben). Le « travail)) à l'intérieur de l'ah-solu totalement assuré.

Hegel- Schelling - Nietzsche

Hegel : Volonté du savoir (de la reconnaissance)­(désir).

Schelling : Volonté de l'amour (entendement - volonté universelle) . Liberté d'agir laissée au fond; ne plus rien vouloir.

Nietzsche: Volonté de puissance (surpuissance; suppres­sion de la distinction du sensible et du supra­sensible). Ne vouloir que le vouloir.

« Volonté » au sens du se-vouloir-soi-même - l'être-soi.

Volonté et subjectité.

Schelling - Nietzsche

L'être est vouloir (perceptio, appetitus). Issu de la tradi­tion de la métaphysique théologique, à l'arrière-plan de

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318 Schelling

cette thèse se dresse 1'«' actus », l'actus au sens de la nou­velle interprétation romaine de l'ivÉpynœ. EVÉpynœ, ÈVTE.AÉXClœ, o'Ûa{œ des /(,wov!1wœ, /(,WOVVTœ en tant que véri-abl ~ (' )1 ) 0' / !~ , t es OVTœ cpvan OVTœ. valœ - wEœ.

Tout vouloir se veut lui-même, mais selon des modalités différentes. Le vouloir en tant que se-vouloir renferme deux possibilités fondamentales d'expliciter son essence:

1. Le Se-vouloir en tant qu'ad-venir-à-soi-même et donc en tant qu'auto-révélation, corn-parution devant soi-même «( Idée absolue ,,); subjectivité inconditionnée en tant qU'II amour)) (ne plus rien vouloir en propre).

2. Le se-vouloir en tant que se-porter-au-delà-de-soi­même, en tant que surpuissance et commandement, « volonté pour la puissance)). (Le commandement comme volonté au sein de la volonté); (1 surpuissance )); subjectivité inconditionnée en tant que « puissance )).

(225) A. Dans quelle mesure y a-t-il à chaque fois subjectivité inconditionnée?

Cela ne peut se révéler qu'à partir de l'essence du représenter. Re-présentation et négativité.

B. Ce qui est essentiel à l'amour et à la puissance, c'est, dans tous les cas, la contrariété et le désaccord, la « lutte )l, la « contradiction )l.

e. Schelling : ne rien vouloir, vouloir le Rien; gelassene Innigkeit : intimité intense et détachée.

Nietzsche : vouloir toujours à nouveau le même; éternel retour.

D. La volonté de l'amour: " laisser agir le fond )l; ne rien vouloir, rien qui soit propre et sien, pas même le soi.

La volonté pour la puissance : surpuissance, dépassement de la puissance.

E. Le système en tant qu'unité appartient à la volonté comme esprit et comme amour; pour la « volonté de puis­sance)) : aucun système. (Cf. également Kierkegaard, pas de système de 1'« existence" (Dasein), mais l'" organisation )', en l'occurrence" l'Église ".) - (Nietzsche ne (1 veut" aucun système parce qu'il se sait dans le système de tous les sys­tèmes possibles en tant que modalités de la mise en sûreté du fonds (Bestand) au sein de l'inconditionnalité de la volonté de puissance. Le pouvoir de disposer de tel ou tel système, de le mettre en circuit, en fonction de sa validité et de sa durée,

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1

Appendice 319

de le reprendre - les « systèmes Il n'étant plus dès lors que des « conditions Il de la volonté de puissance elle-même -, telle est la systématique à la mesure de la volonté de puis­sance. Il lui appartient aussi de ne plus se mettre en avant comme telle, mais de faire comme si elle n'existait pas.)

Contribution au débat avec la métaphysique de l'idéalisme allemand et la métaphysique en général

Le débat décisif, le dif-férend (Aus-einander-setzung) avec le « système de la liberté Il de Scbelling s'accomplit dans la sphère que l'interprétation du « passage central Il a atteinte grâce à la « considération préliminaire Il.

L'être lui-même y est dit en son essence comme étantité de l'étant. L'ovaia est conçue au sens de l'Anwesung, de l'entrée-en-présence (IOÉa), et cela, en termes modernes, de manière inconditionnelle, comme subjectité, comme vouloir. Cette essence de l'étantité satisfait (d'après l, VII, p. 350) à tous les « prédicats Il qui, comme s'ils allaient de soi, sont attribués à l'être.

Il s'agit de bien voir ici que cette interprétation de l'être comme vouloir (la détermination de l'être-primordial (Ur­sein), c'est-à-dire de l'être en son origine essentielle) n'est pas un « point de vue Il arbitraire qui serait propre à Schelling, mais qu'elle n'est pas non plus le résultat d'une récapitula­tion, historiquement conditionnée, de points de vue anté­rieurs. C'est bien plutôt l'être lui-même qui se manifeste ici, mais comme étantité. C'est en lui seul que l'essence de toute vérité de l'étant (c'est-à-dire de toute métaphysique) se trouve arrêtée. Ce qui caractérise au premier chef celle-ci, c'est que l'être est à la fois lCowcha-rov et œlCpoTa-rov (nfJ~wTaTov, (Jâov), ce qu'il y a de plus universel, de plus haut, de plus vide pour la compréhension. Mais cet être relève en même temps de ce qui est, en son droit fil, le véri­table étant, l'œya(Jov qui - brÈICHva T1j~ ovaia~ - le rend possible et le tient en son pouvoir. L'œlCpchaTov devient le

(226) primum ens, l'absolutum qui est ensuite interprété de façon « chrétienne ", et qui, après avoir été christianisé, est de nouveau interprété de façon « métaphysique Il. En tant qu'œlCpchaTov (par la suite en tant qu'actus purus), le plus

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rt" 1

320 Schelling

étant reprend à son compte 1'« être l) à titre de simple (( idée Il, au sens de l'être-pensé, de l'être pro-posé représentativement qui revient à tout étant dans la mesure où, en tant qu'effec­tuant ayant été effectué (effectif), il est produit et causé (créé) d'après cette idée. Par conséquent il appartient aussi à la vérité de l'étant, comme une de ses caractéristiques propres, que l'étant se déploie à chaque fois de telle ou telle manière, hiérarchiquement, en une multiplicité de degrés, au sens d'une (( correspondance Il <analogie> par rapport à l'être en général.

Les trois perspectives qui s'ouvrent sur la vérité de l'étant sont donc les suivantes :

L'être (étantité) en général: le /ww(hœrov (cf. sa modifi­cation au sein de la métaphysique des temps modernes dans le sens du transcendantal),

l'étant suprême qui produit et reprend tout ce qui est : l'ch:p(hœrov;

la diversité de l'étant qui est produit selon un être à chaque fois proportionné: œvœÀoyov (sur le concept d'analogie chez Kant, voir Prolégomènes, § 58; Critique de la raison pure, A 177).

L'origine et la nécessité de l'analogie tiennent au projet unitaire de l'étant en vue de son étantité; ce projet, dans la mesure où il est ce qu'il y a de plus universel (un), exige en même temps, pour tout étant qui se range sous l'universel et pour sa diversité, la causation de l'Un suprême. L'étant doit tout d'abord satisfaire au caractère de /wW(hœTOV, mais il doit être en même temps causé par l'&"pchœrov, et cela de telle sorte que ce qui est effectué et qui n'est pas l'étant suprême ne puisse pas être étant au même sens que la cause première, en un seul et même sens (univoce), mais doive cependant être étant au sens du "ow(JTœrov, dans la mesure où il est lui aussi comme tel.

On fait appel à l'analogie (analogia entis) pour (( expli­quer l) la diversité de l'étant et pour résoudre le problème du pan.,.théisme (conçu de façon purement métaphysique). L'ana­logie pourtant n'explique et n'éclaire rien, mais elle ne fait que renforcer et confirmer l'obscurité qui recouvre la dis­tinction du "OW(1TœrOV et de 1'&"p(1TœrOV, ainsi que son origine (l'être en tant qu'~Éœ, en tant que qJVUlr; sans fond), de telle sorte que l'être lui-même, dès le tout premier com-

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Appendice 321

mencement, dans l'ouverture en projet de l'étant, porte déjà du côté de l'étantité, y insiste pour ainsi dire.

A 1'« analogisation 1) propre à l'interprétation de l'étant dans sa totalité et dans sa diversité vient encore se joindre, depuis que l'ens est interprété comme certum et comme sub­jectum (conscience de soi en tant que subsistance-par-soi) l'antithétique de la conscience et de la conscience-de-soi, antithétique qui conduit logiquement (sous la contrainte de là vérité de l'étant: Kow6TœTOV, œKpCJTœTOV) à la conscience­de-soi absolue (savoir - vouloir) et qui exige par conséquent la dialectique. .

L'architectonique de la philosophie scolaire (metaphysica generalis et metaphysica specialis culminant en une theolo­gia rationalis) ne fait que refléter sous une forme didactique la vérité non comprise de l'étant, telle qu'elle a été instituée

(227) par Platon en assurant définitivement à l'idéalisme conçu métaphysique son fondement, et telle qu'elle se préparait déjà, dès le premier commencement de la nomination de l'être comme qJ'umr; et à .. b]Onœ, celles-ci étant ce que la méta­physique précisément outrepasse, de telle sorte que cette métaphysique n'est plus jamais capable, de son propre chef, pas même à partir de la totalité de son histoire, de reconnaître en un savoir essentiel ce premier commencement. Elle ne peut que le mésinterpréter en revenant, i.e. ici en retombant en arrière. Nietzsche est celui qui accomplit l'ultime mésin­terprétation du premier commencement.

Grâce au questionnement issu du premier commencement (saut jusque dans la vérité de l'être) tout ce qui, dans le ques­tionnement de la métaphysique, provient de l'analogie et de la dialectique est d'emblée surmonté. C'est pourquoi un débat de commencement à commencement peut maintenant s'engager. Il faut d'abord que dans ce débat la distinction de l'être et de l'étant soit reconnue comme telle, questionnée et reprise, ré-voquée.

L'ambiguïté de la question de l'être. La métaphysique et Sein und Zeit.

Il semble d'abord que Sein und Zeit se présente tout au plus comme un « supplément Il à la métaphysique, presque comme

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322 Schelling

un genre de « théorie de la connaissance ", une épistémologie anthropologique de l' « ontologie Il. Et si ce n'est pas tout à fait le cas, reste alors, à la rigueur, cette hypothèse qu'il s'agit ici d'une tentative en vue d'un questionnement métaphysique plus originel, mais qui demeure précisément encore méta­physique.

En vérité pourtant, il n'y a plus là trace de métaphysique, mais un tout autre commencement; c'est d'ailleurs pour cette raison qu'un rapport initial au premier commence­ment devient enfin possible. L'amorce d'une remémoration (Erinnerung) historiale du commencement est donc néces­saire, et c'est de là que provient aussi la dénomination provi­soire et l'interprétation de la démarche comme « méta­physique Il (cf. Kant et le problème de la métaphysique; Qu'est-ce que la métaphysique?). Être et essentialité de 1'(( essence Il. En vérité Sein und Zeit ne répond en aucune façon à ce que l'on est en droit d'attendre d'une « ontologie ", dont la première démarche, s'il est permis de parler ainsi, revient à ceci: tenir d'avance pour décidée et hors de doute l'essence de l'être.

On a également rapproché Sein und Zeit de la position fondamentale de Fichte, et on a cherché à l'interpréter à la lumière de cette comparaison, bien que, si tant est qu'une comparaison soit ici possible, ce soit la plus extrême oppo­sition qui domine. Mais déjà parler d' « opposition Il est en ce cas trompeur, parce que la pensée de Sein und Zeit n'est pas seulement « réaliste Il à la différence de l'idéalisme « égoïstique Il inconditionné de Fichte.

En parlant de lui, Schiller écrit à Gœthe le 28 octobre 1794, c'est-à-dire à l'époque de la parution de la Wissenschafts­lehre :

(228) « D'après les propos que tient Fichte, car dans son livre il n'était pas encore question de cela, le Moi est créateur même par ses représentations; il n'y a de réalité que dans le Moi. Pour Fichte, le monde n'est qu'une balle que le Moi a lancée et qu'il rattrape au bond grâce à la réflexion! Ainsi il aurait donc effectivement proclamé sa divinité, comme nous nous y attendions déjà depuis quelque temps. »

D'après Fichte le Moi lance, projette (wiift) le monde, et d'après Sein und Zeit, ce n'est pas seulement le Moi, mais

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.,.

Appendice 323

le Da-sein (l'être-le-là) qui, déployant son essence avant toute humanité, est projeté (geworfen).

La temporalité en tant que temporalisation ekstatique.

Déploiement et entrée-en-présence de la vérité de l'être -par intervalles, de manière in-sondable (il ne s'agit jamais d'un « cours Il, d'un déroulement avec un point de départ et un point d'arrivée, ou d'un circuit).

Être et temps, l'un et l'autre également inaccessibles en raison d'une proximité excessive.

1) Nous pensons immédiatement en passant par-dessus (précipitation).

2) Nous nous contentons de ce qui est indéterminé (négli­gence).

3) Parce que tout ce qui est tel est apparemment sans effet, inconcevable, et peut être tenu pour rien (conversion à l'utilité et à l'efficience). L'être est le rien <néant>; le « est Il n'est pas un étant du genre de ceux que nous connais­sons ou que nous croyons connaître.

La difficulté de penser le simple; la difficulté de dépasser l'accoutumance comme seul et unique critère.

Le concept d'existence dans Sein und Zeit provient de la problématique évoquée par ce titre. Au cours de l'ex­plicitation de cette question, il devient nécessaire de méditer l'essence du « temps Il. Ce qui implique un débat historiaI avec l'interprétation de l'essence du temps qui a eu cours jusqu'ici. Sur ce point il faut distinguer :

1) Le calcul préconceptuel àl'aide du temps (jours, années). 2) La possibilité de comprendre et de formuler concep­

tuellement, dans cette perspective, l'essence du temps qui est ainsi esquissée; un préconcept du temps demeure ici directeur, dans la mesure où le (1 temps li est d'une façon ou d'une autre « étant Il.

a) Pour les Grecs, xpovor;, par analogie avec TonOr;, c'est à la fois le temps calculé et le temps nombrant; « Datum Il,

le temps présent, donné. Le temps comme « daté ».

TOVTO ydp Èanv 0 xpovor;, œpz(J/LOr; Kw~aEwr; KaTà û) npOTEpov Ka! vaTEpov (Aristote, Physique IV, 219 b 1 sq.). To 8", npoTEpov Ka! vaTEpov iv Tonty npi:JTov Èanv (ibid., 219 a 14-15).

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324 Schelling

b) Pour les modernes, le temps comme dimension et schème destinés à ordonner tous les événements ainsi que les agis­sements humains. Le « temps)) à titre de « paramètre II, c'est-à-dire comme ce le long de quoi on peut prendre la mesure de'certains points et de certaines distances métrées.

(229) 3) La question du temps dans la perspective de l'expé-rience chrétienne de la pérégrination « temporellement Il

limitée de chaque âme humaine sur la terre. « Temporalité )) - « éternité II.

4) Le temps comme pro-nom de la dimension où s'ouvre en projet la vérité de l'être. Le « temps)) est l'entre-deux eksta­tique (espace-temps), non pas ce à l'intérieur de quoi se tient l'étant, mais la clairière de l'être lui-même.

Il faut préciser la perspective à l'intérieur de laquelle se meut le présent débat avec Schelling. Mais il ne s'agit pas pour autant de mettre en avant un soi-disant « point de vue personnel )1, et pas davantage de défendre une « origina­lité)) que l'on estimerait menacée. Assurément il y a cette difficulté qu'il nous faut nécessairement parler ici en termes de « propre)). Et les illusions sur soi-même sont d'autant plus inévitables qu'il y a déjà une certaine distance qui nous sépare chronologiquement de ce qui a été communiqué anté­rieurement. (Ce qui ne signifie pas que Sein und Zeit soit devenu pour moi quelque chose qui appartient au passé; aujourd'hui encore je ne suis pas allé « plus loin)), et cela pour la bonne raison que je sais toujours plus clairement qu'il ne m'est pas permis d'aller « plus loin II. Cependant je me suis peut-être un peu rapproché de ce qui a été entrepris avec Sein und Zeit.)

Nous prenons ici Sein und Zeit comme ce qui doit évoquer une méditation dont la nécessité excède largement l'œuvre d'un seul individu, lequel ne saurait d'ailleurs « inventer )) ce qui est nécessaire, mais pas davantage le surmonter. Nous distinguons par conséquent la nécessité qui est désignée par ces mots Sein und Zeit " être et temps, et le livre ainsi inti­tulé. (Sein und Zeit comme ce qui nomme un événement appropriant (Ereignis) au sein de l'être lui-même; Sein und Zeit comme formulation d'une méditation à l'intérieur de l'histoire de la pensée; Sein und Zeit comme le titre d'un ouvrage qui tente de mener à bien cette pensée.)

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Appendice 325

Que ce livre ait ses défauts, je crois en savoir moi-même quelque chose. Il en va ici comme de l'ascension d'une mon­tagne qui n'a encore jamais été gravie. Parce qu'elle est escarpée et en même temps inconnue, il arrive parfois que celui qui s'y aventure se retrouve devant un précipice; le voyageur s'est brusquement égaré. Parfois aussi il tombe à pic, sans que le lecteur ne le remarque, car après tout la pagination continue; on peut même ici faire plusieurs chutes successives. Mais il ne convient pas d'en dire beaucoup plus long et d'en faire une question particulière. C'est d'ailleurs pourquoi ces remarques vont déjà trop loin, ce qui est sans doute inévitable, parce qu'aujourd'hui, sans de tels expé­dients, c'est à peine si nous trouvons encore le chemin conduisant aux nécessités qui par elles-mêmes sont souve­raines. Nietzsche dit quelque part, et assurément dans une tout autre intention: « Ce n'est que très tard qu'on a le cou­rage d'affronter ce que l'on sait vraiment. » Qu'il nous soit permis d'ajouter que ce que « sait » celui qui s'engage dans l'horizon d'une pensée qui tente de penser l'être, ce n'est encore jamais qu'une lumière qui est pressentie, la lumière qui vient se poser sur ce dont l'emprise dépasse largement le penseur.

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(230) EXTRAITS DES NOTES DE SÉMINAIRE

(1941-1943)

La démarche secrète au sein du dialogue : interprétation en tant qu'ex-plication (dif-férend : Aus-einander-setzung). Le dif-férend comme trans-fert (Ver-setzung) dans la mesure à chaque fois convenable. Différend entre métaphysique et pensée de l'histoire de l'être. Entente (Ver-stiindigung) accordée à la tonalité fondamentale. Entente accordée à l'instance (Instiindigkeit); faire l'ex-périence (Er-fahrung) de l'être-Ie-Ià (Da-sein).

Tonalité - être-accordé au ton - prendre le ton. Savoir entendre : appel du silence de l'être. La tonalité donne le ton (be-stimmt) mais ne produit aucun « effet Il.

Penser au sens du pro-penser (Vor-denken) en mémoire du commencement initial, non pas au sens du re-penser (Nach-denken) prenant pour objet le présent, le passé, l'ave­nir. En prélude à cette expérience, unique et simple, que l'étant ne peut jamais se substituer (ersetzt) à l'être, puisque ce dernier prend place (versetzt) en lui. Faire cette expé­rience ne se commande pas.

Pas de point de vue clinique (Spitalgesichtspunkt) concer­nant le temps. Ce qui maintenant et depuis des siècles suit son cours est décidé depuis longtemps. Mais c'est justement pour cette raison - à cause de cette décision - que quelque chose d'autre s'annonce - à supposer qu'histoire de l'être il y ait.

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Appendice 327

Contribution à l'interprétation de Schelling :

Le premier dessein de cette interprétation - dessein qui intéresse uniquement la pensée - est le suivant : l'ex­plication, le dif-férend - Aus-einander-setzung -, au sens littéral, de la pensée de l'histoire de l'être avec la méta­physique. (Il n'est guère possible de mettre en évidence ce dessein dans le cadre d'un enseignement magistral à carac­tère doctrinal; il s'agit seulement ici de conduire jusqu'au point où la « métaphysique » apparaît digne-de-question, et de dégager dans cette optique sa détermination essentielle.)

Par conséquent tout ce qui relève simplement de la consi­dération historique est à éviter. Reste l'essentiel:

1) La métaphysique de la subjectivité inconditionnée, dans la mesure où elle a eu lieu et où par conséquent elle se déploie en faisant retour au premier commencement; comment celui­ci surpasse-t-il toute histoire de l'être.

2) Le dire poétique de Holderlin reste tout à fait étranger à la métaphysique de l'idéalisme allemand, mais il demeure du même coup non fondé; pressentiment. (( Mûrs sont. .. ») <Mnémosyne, 3e version>.

3) Le dit de l'être et l'insistance au sein de l'être-le-là (Da-sein); saut. (Au préalable: abandon de l'être attesté par l'oubli de l'être; les signes extérieurs en sont: la « prépon­dérance du vécu », l'historicisme, les « visions du monde », l' « affairement ontologique». Métaphysique et technique.)

Méditation et « analyse » :

La méditation <Be-sinnung : le recueillement en quête du sens> est la question qui s'enquiert de l'essence de la vérité. Saut jusqu'au lieu où se décide cette question, ce qui en elle est digne-de-question. C'est là ce qui ouvre l'accès à l'his­toire; méditation « historiale» : méditation endurante don­nant accès à l'histoire.

(231) L' « analyse » (différente de l' fT analytique du Dasein .II), au sens anatomique de la dissection de la « situation » (Lage), s'attache exclusivement à la poursuite du processus d'orga­nisation calculatrice et planificatrice de tout ce qui est.

La métaphysique de l'idéalisme allemand et la pensée de

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328 Schelling

l'histoire de l'être comme Er-eignis : avènement appropriant. Si tant est que la comparaison et la différenciation (ce

qu'il ne faut jamais entreprendre qu'avec la plus extrême réserve) puissent offrir en général un point d'appui et une impulsion susceptibles d'ouvrir la voie en direction d'une pensée autre, la méditation de la métaphysique de l'idéa­lisme allemand nous est ici d'un secours particulier, puis­qu'en elle l'élément incomparable ressort en pleine lumière, beaucoup plus nettement qu'à travers le débat avec Nietzsche, pour lequel il faut déjà faire appel à cette métaphysique afin que son renversement puisse s'accomplir; c'est ce ren­versement qui marque aussi le début de la Weltanschauung telle qu'elle se dessinait déjà en pointillé dans la méta­physique de l'idéalisme allemand (Welt-ansicht - (( vue­du-monde »).

L'essence de la métaphysique de l'idéalisme allemand en tant que métaphysique des temps modernes est pensée dans toute sa déterminité par Hegel dans le Système de la science, ou plus précisément encore dans la Phénoménologie de ['Es­prit. L'essence de la réflexion (Betrachtung) transcendantale, à travers la méditation des conditions de l'apparaître de la nature et de l'essence de l'i8Éœ elle-même, y trouve, de manière inconditionnée, sa pleine réalisation.

Mais la métaphysique de la re-présentation inconditionnée (ce qui veut dire aussi de la volonté) est pensée dans toute sa radicalité et de manière essentielle par Schelling dans son traité sur la liberté humaine, qui constitue une réponse à la Phénoménologie.

L' « affaire elle-même )J (ce que cette métaphysique doit penser), c'est « l'absolu )J. Dans la mesure où l'absolu est pensé comme subjectivité inconditionnée (i.e. comme subjec­tité-objectité), comme identité de l'identité et de la non­identité, et où la subjectivité est pensée en son essence comme raison volontative et donc comme mouvement, il pourrait sembler que l'absolu et sa mobilité coïncident avec ce que la pensée de l'histoire de l'être conçoit comme Ereignis. Mais l'Ereigni.<; n'est pas identique à l'absolu, pas plus qu'il n'en est l'antithèse, au sens où la finitude s'opposerait à l'infinité.

Avec l'Ereignis au contraire l'être lui-même est expéri­menté comme tel, il n'est pas posé à titre d'étant, et surtout pas comme l'étant inconditionné, l'étant suprême, bien que

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Appendice 329

l'être déploie cependant son essence (west) comme cela seul qui « est ll; en revanche l'absolu, comme tout autre « étant ll, et même de manière encore plus essentielle que tel ou tel étant particulier, est ce qu'il est à partir de l'abandon de l'étant par l'être; à ceci près que c'est justement dans la subjectivité de l'absolu que l'abandon de l'être est en tout premier lieu voilé sans jamais pouvoir venir au jour comme tel.

L' « absolu » est l'étant en totalité de telle sorte que le savoir de l'étant en totalité - en tant que ce savoir qui se sait lui-même comme tel - constitue l' « être II de cet étant.

(232) L'étant (( est II là, il est présent en tant que ce savoir et il (1 est II étant dans l' (( élément II du concept (inconditionné).

Ce qui est essentiel, c'est le concept et le coup d'envoi de l' (( absolu ll. D'où:

1) Cause première, condition

2) le divin 3)

)f

œlTWV ) ,

œpXTf (}Eiov

la certitude inconditionnée du savoir (fundamentum absolutum inconcussum)

4) l'idéal suprême, dyœ(}6v le but

5) la totalité de l'étant 6) la subjectivité 7) l'absoluité de l'absolu

(l'être non-questionné)

8JlOV (( monde II

L'impossibilité de comparer la métaphysique et la pensée de l'histoire de l'être se révèle là même où l'apparence de leur identité s'impose immédiatement et avec le plus de force, dans la métaphysique de la subjectivité inconditionnée (Hegel, Schelling, Nietzsche). A quoi cela tient-il?

A ceci que la subjectivité inconditionnée résout toutes choses en l'étantité et l'explicite comme le plus étant lui­même, comme mouvement et volonté, renforçant ainsi l'ap­parence selon laquelle l'être lui-même viendrait en question dans cette métaphysique, alors que l' (( être» y est justement décidé et arrêté depuis longtemps comme (( idée ll, œpœ(}6v, OEIOV.

Se libérer de la métaphysique absolue, la dé-poser

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330 Schelling

(Ab-setzen), voilà donc ce qUl est essentiel au débat (Auseinandersetzung).

Liberté:

Entendu métaphysiquement, elle nomme le pouvoir de commencer de son propre chef (spontanéité, causalité). Dès que la liberté accède métaphysiquement au centre (dans la métaphysique au sens propre), elle réunit en soi la déter­mination de la cause (Ur-sache) et celle de l'ipséité (du fond en tant que soubassement, et du à-soi, du pour-soi), c'est-à-dire de la subjectivité. D'où finalement liberté comme résolution à l'inéluctable (affirmation du « temps)) !), comme auto-illusion essentielle.

Dans une pensée plus initiale, une pensée de l'histoire de l'être, la « liberté Il a perdu ce rôle qui était le sien.

Car être est plus originaire qu'étantité et que subjectivité.

L'absolu : l'être de l'étant en totalité et du même coup l'étant suprême.

Même dans le traité de Schelling cette ambiguïté demeure non résolue; elle est à l'origine de toutes les mésinterpré­tations qui se font écho les unes aux autres.

(233) La subjectivité et l'absolu. Jusqu'à quel point la subjectivité abrite-t-elle en elle l'in­

conditionnalité et doit-elle se déployer comme être de l'étant inconditionné (de l'absolu)? Comment s'ouvre par là la possi­bilité de transformer la révélation en raison au sens de Schelling et au sens de Hegel.

Le savoir absolu de l'absolu (cf. supra p. [143] sq. et p. [219]).

Ce savoir n'est pas extérieur à l'absolu et il ne saurait l'être, mais il n'est pas non plus et de manière indétermi­née « intérieur Il à l'absolu, il est accomplissement du déploiement essentiel de l'absolu lui-même.

Comment cette essence peut-elle se déployer en l'homme? L'homme est « en Dieu Il (l, VII, p. 411). Comment Dieu,

l'homme et surtout l'étant sont-ils conçus? Homme et rapport à l'être : Platon : (IJV Xr,; « ratio Il

dans la métaphysique ultérieure.

Page 332: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

Appendice 331

Deux dangers également importants (dangers qui menacent au sein même du savoir absolu: le jeu extérieur, toujours possible, et apparemment toujours fécond) : le danger de l' « analogisation » et le danger de l'antithétique (jeu dia­lectique). D'où viennent-ils et pourquoi demeurent-ils mena­çants? Comment les rencontre-t-on, comment leur échapper?

L' « analogie» de l'étant et la correspondance, la pro­portionnalité de l'être qui lui est propre «( métaphysique II).

L'étant « correspond)), il répond et se conforme, en ce qu'il est comme dans sa manière d'être, à la cause, il s'ajointe et se proportionne à la causalité dominante dans la mesure où il est créé, où il apparaît à la lumière de l' &yœ(Jov, de la qualification pour ...

L'analogie fait partie intégrante de la métaphysique et cela en un double sens :

1) en ce sens que l'étant lui-même « répond et corres­pond » à l'étant suprême;

2) en ce sens que l'étant est pensé et explicité en fonction de ces correspondances, de ces similitudes, de ces univer­salia.

En revanche, quand la pensée part de l'être lui-même, l' « analogie)) ne trouve plus aucun point d'appui.

Le danger de pan-théisme ou d'une « explication» um­verselle de l'étant n'a plus lieu d'être menaçant.

Le concept de système (cf. supra p. [35] sq. et Schelling, l, VII, p. 415) :

1) Le mathématique : intuitus, deductio; 2) la certitudo " certitude du représenter; « savoir» en

tant que calcul et en tant que détermination calculable des possibilités;

3) la subjectivité; (234) 4) la ratio et la productibilité de tout étant;

5) l'inconditionnalité du représenter et du savoir. (Au centre se retrouve toujours la subjectivité.) La volonté de système chez Kant (cf. supra p. [42] sq.)

la philosophie est teleologia rationis humanae (A 839). L'at­trait du système et la nécessité de l'élaboration systématique de l'absolu doivent être compris à partir de la subjectivité entendue comme étantité (cf. supra, p. [142] sq.).

Page 333: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

332 Schelling

Que signifie la question de la liberté chez Schelling, quand elle est accentuée comme (( liberté humaine Il? Son objectif: Il un système de la liberté Il, un système de l'étant en totalité pour lequel le fait fondamental de la liberté constitue le prin­cipal foyer, le point médian du système (cf. supra, p. [58] sq.).

Subjectivité en tant qu'ipséité du savoir dont la volonté est inconditionnée. En quel sens peut-on parler ici de Il sys­tème Il? Il Système de la liberté Il - c'est là un autre nom pour le système de la subjectivité, dans lequel intervient sans aucun doute l'interprétation anthropologique du Il sujet Il, prenant mesure sur la conscience. Subjectivité comme le véritable et le seul fondement du système. Système de la (( liberté Il : en apparence, c'est là un non-sens, mais en vérité, c'est le seul point qui tienne à l'essence du système (cf. supra, p. [I28] sq.).

La différence entre le système hégélien et le système schel­lingien réside dans la détermination de Il l'être Il. Mais cette différence n'est elle-même possible que sur la base d'un pre­mier accord essentiel. A savoir :

L'être est subjectivité, raison, esprit. Or comment faut-il concevoir l'esprit? Comme esprit absolu, comme ce qui ras­semble et réunit tout en soi. L'unification advient en tant que médiation et liaison. Ce qui doit s'entendre: le non-spirituel, le sensible inclus.

Or c'est justement là, dans la détermination de la Il nature Il et du sensible, et par conséquent dans le rapport de l'II enten­dement Il (de la Il raison Il) au sensible, que surgit la dif­férence.

Hegel envisage le sensible comme ce qui est unilatéral, abstrait. Il ne le nie pas, mais son interprétation est une interprétation purement rationnelle, i.e. irrationnelle.

Schelling s'efforce de concevoir le sensible à partir de la volonté et de l'impulsion - ce que Hegel d'ailleurs ne méconnaît pas -; mais l'unité, en tant qu'unité du fond (base) et de l'existence, devient alors tout autre.

La conception schellingienne de l'identité et du fond­sans-fond comme in-différence est plus originelle, du moins à l'intérieur de la métaphysique absolue de la subjectivité, mais seulement à l'intérieur de celle-ci; simple dé-dit (Absagen).

Page 334: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

Appendice 333

Kant et l'idéalisme allemand : L'idéalisme allemand dépasse Kant en direction du savoir

inconditionné (( de" l'absolu. Or ce savoir demeure pourtant situé dans l'horizon ouvert par Kant, même si lui-même ne

(235) l'a pas totalement parcouru et reconnu, celui de la subjec-tivité transcendantale.

Si donc l'on considère simplement Kant comme celui qui critique la métaphysique (au sens où il réduirait à néant toute métaphysique), ou encore si on le comprend au sens d'une théorie de la connaissance ou d'une théorie de la conscience, de manière psycho logis ante, néo-kantienne, l'idéalisme allemand apparaît alors comme une chute par rapport à Kant et comme un retour en arrière; l'essentiel de la pensée kantienne paraît en effet avoir été négligé par lui, toutes les limites que Kant avait dressées semblent franchies d'un bond pour aboutir à un (( mysticisme )) à bon marché.

Mais si l'on comprend Kant en partant de son propre concept de la philosophie - et c'est là le seul véritable point à partir duquel il faut le comprendre -, concept qu'il explicite dès sa première œuvre majeure : la Critique de la raison pure, il apparaît alors que l'idéalisme allemand représente la première et l'unique (( tentative)) de prendre au sérieux ce concept de philosophie (ce qui signifie aussi : prendre au sérieux l 'histoire de la métaphysique).

L'idéalisme allemand ne saute pas par-dessus Kant, mais il commence en partant du· point où Kant a conduit la phi­losophie. Il commence alors immédiatement et en considé­rant l'ensemble. C'est en cela que se révèle la véritable et la seule façon authentique de rendre hommage à Kant.

En quoi la (( critique )) devient-elle superflue? En ce que l'idéalisme allemand n'est pas un retour en arrière qui retomberait en deçà de Kant dans la métaphysique ration­nelle, mais le développement inconditionné de la philosophie transcendantale jusqu'à la métaphysique absolue.

La construction dans l'idéalisme allemand ne doit pas être comprise comme une connaissance métaphysique au sens de Kant, comme une (( connaissance de la raison par concepts ",

Page 335: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

l' 1

334 Schelling

mais au sens où Kant définit la connaissance mathématique, comme connaissance de la raison par construction de concepts. Certes pour cela l'intuition pure est nécessaire. Mais Kant lui-même a établi la possibilité de l'intuition pure à laquelle il fait également appel: 1) l'espace et le temps en tant qu'intuition pure; 2) la liberté en tant que « fait" (Faktum) suprasensible.

Kant (Leçons de métaphysique, 1792-1793) : « je cons­truis mes concepts quand je les expose a priori clans l'in­tuition» (Die philos. Hauptvorlesungen Kants, éd. Kowa­lewski, 1924, p. 522).

La construction est la présentation (Darstellung) d'un concept dans l'intuition, présentation du concept de l'étan­tité à partir de l'intuition pure de l'être. (L' « intuition intel­lectuelle» est l'intuition purement réfléchie en soi-même.)

(236) D'où il appert que pour l'idéalisme allemand: 1) Le principe de la construction philosophique est l'ab­

solu; 2) Que ce qui est construit, ce sont les idées. Tout ce qui

est dérivé - déduit - est construit dans son idée. Construction en tant que savoir et connaissance. (Étant et

être : métaphysiquement!) Seul le possible est construit, mais rien de ce qui est effectif n'est construit (effectif en tant qu'étant), car l'effectivité en tant qu'être est inconditionnée.

Page 336: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

(237) NOTES

1. Le traité va de la page 397 à la page 511. La seule édition séparée parue du vivant de Schelling date de 1834; elle parut à Reutligen, à la librairie Ensslin.

2. Le texte de F. H. Jacobi parut en 1785, la seconde édition, aug­mentée, date de 1789.

3. Les Leçons sur la méthode des études académiques furent publiées en 1803 par Schelling.

4. Les textes regroupés par Schroter sont une reproduction anasta­tique de l'ancienne édition du fils de Schelling.

5. Ce recueil de lettres devait servir de travail préparatoire à une présentation d'ensemble, prévue par l'édition des Werke, de la vie et de l'œuvre de Schelling. La famille de Schelling en confia la publi­cation à Plitt après la mort du fils de Schelling, qui était jusque-là éditeur des Werke, mais n'a pas pu achever la biographie de son père.

6. Les éditeurs sont 1. H. Fichte et K. Fr. A. Schelling. Cette corres­pondance est encore accessible dans l'édition « J. G. Fichte, Corres­pondance » éd. H. Schulz, 2 volumes, 2" éd. 1930.

7. Sur l'état des recherches 'consacrées à Schelling, on peut consul­ter à présent l'exposé de H. J. Sandkühler : Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, 1970 (Sammlung Metzler M 87).

8. La troisième édition augmentée parut en 1910. 9. Cf. l'indication de Schelling p. 357. 10. La Wissenschaftslehre de Fichte parut en 1794, l'ouvrage de

Schelling, Über die Moglichkeit einer Form der Philosophie überhaupt, parut également en 1794, son ouvrage suivant, le Yom Ich ais Prinzip der Philosophie oder über das Unbedingte im menschlichen Wissen parut en 1795. Le texte de Hegel sur la DiJferenz des Fichteschen und Schellingschen Systems der Philosophie... a été publié en 1801.

Il. Platon, République 379 a : la OWÀoyia y reçoit, entre autres, la tâche d'ébaucher dans ses grandes lignes une /-lvOoÀoy{a conforme à la vérité.

Page 337: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

336 Schelling

12. W Ire sect., t. l, p. 345-376. 13. Cf. W. IV, Ire sect., p. 216 sq., 2" sect., p. 127 sq. 14. Dans le texte de l'édition Meiner (Philosophische Bibliothek),

qui servait de base au cours, il y a ici une faute d'impression : das au lieu de dass; dans l'édition originale et dans l'édition établie par le fils de Schelling, on lit correctement: dass.

15. La référence concerne vraisemblablement l'essai rédigé en 1940 par Heidegger: « La métaphysique de Nietzsche »; on peut le lire aujour­d'hui dans le deuxième tome du Nietzsche publié en 1961 (Neske, Pfullingen) .

Page 338: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

INDEX FRANÇAIS-ALLEMAND

abandon (abandon-Ioin-de l'être) Seinsvergessenheit.

abîme: Abgrund. absolution : Ablosung. absoudre : abLOsen. accès : Zugang. accomplissement: Vollzug. accord : Eintracht, Einstimmigkeit. accordé au ton de... : gestimmt. accroissement (intensification)

Steigerung. achèvement: Vollendung. acte : Handlung. activité : Tiitigkeit. activité originaire : Tathandlung. actuel : zeitgemiiss. ad-verse : gegenwendig. ad-version : Gegenwendigkeit. affaire (chose, cause) Sache. agir efficient : wirken. ajointant: Fug. ajointement : Gefüge. amour : Liebe. amour de soi : Selbstsucht. amour-(du)-propre : Eigensucht. annoncer : andeuten. anticipation (pré-saisie) Vor-

griff. apérité : Olfenbarkeit. apercevoir : blicken. aperçu : Überblick.

appétit (appétition) Begierde, Begehren.

apparaître : erscheinen. apparence : Schein. apparition : Erscheinung. appartenance : Zugehorigkeit. appartenir à (avoir part à)

gehoren. approfondir : ergründen. arrêter (fixer) : feststellen. aspect (côté) : Seite. aspect (visage) : Anblick. aspiration : Sehnen. aspirer à : sehnen nach. assentiment (accord) Zustim-

mung. assertion: Behauptung. assise fondamentale : Grundlage. attrait (attraction) Anziehen. auprès-de-soi : an sich. authentique : eigentlich. autonome : eigenstiindig. avènement (avènement appro-

priant, appropriation) : Ereignis. but: Ziel. centre : Zentrum, Mitte. chez-soi : bei sich. clairière : Lichtung. commencement (commencement

inaugural) : Anfang. comportement: Verhalten. condition : Bedingung.

J

Page 339: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

338 Schelling

conflit : Streit. connexion (cohésion) : Zusam­

menhang. considération : Betrachtung. consistance (co-existence) : Zusam-

menbestehen. consistance (fonds) : Bestand. constitution : Verfassung. contrainte : Zwang. contraire : Gegenteil. contraversé : widerwendig. débat (différend) : Auseinander-

setzung. déchirure : Riss. décision : Entscheidung. dé-ci sion ( être-décidé) Ent-

schiedenheit. degré : Stufe. délivrance : Freistellung. démontrer : nachweisen. dépendance : Abhiingigkeit. dépendre : abhiingen. déploiement (explicitation) : Ent­

faltung. déploiement essentiel : Wesen,

Wesung. désir, désirement : Sehnsucht. détermination : Bestimmung. déterminité : Bestimmtheit. devenir (genèse, gestation, ad-

venir) : Werden. dévoilement : Enthüllung. discession : Auseinandertreten. discord : Zwietracht. disjonction : Unfug. disposer (donner le ton) : stimmen. disposer (mettre à disposition) :

zustellen. dispositif: Gestell. divers (multiple) : mannigfaltig. divers (différent);verschieden. di-versité : Geschiedenheit. division (dissociation) : Zertren-

nung. dominer : herrschen. éclaircissement : Aujhellung. effectif : wirklich. effectivité : Wirklichkeit. effectuer : wirken.

efficience (efficace) : Wirksamkeit. égo-centrisme (passion-du-soi)

Selbstsucht. égoïque : ichhaft. (teneur égoïque :

Ichhaftigkeit. ) égoïté : Ichheit. élévation : Erhebung. élucidation : Erorterung. énoncé (énonciation) : Aussage. entente : Vernehmen. essence : Wesen. essential : wesenhaft. essentiel : wesentlich. essentialité : Wesentlichkeit. état (état permanent) : Zustand. éveil : Erwachen. é-vidence (visage) : Aussehen. expérience (épreuve) : Erfahrung. factualité : Tatsiichlichkeit. fait (état de fait) : Tatsache. figuration : Gestaltung. figure : Gestalt. fin : Zweck. foncier : grundhaft. fond (fondement) : Grund. fondation: Begründung. fonder (instituer) : gründen. gravité : Schwere. identité indifférenciée (pareilleté)

Einerleiheit. il-Iuminer : lichten. image : Bild. image réflexive, image reflétée

Ebenbild. inclination : Neigung. incompatibilité: Unvertriiglichkeit. incontournable : unumgiinglich. indifférence : Indijferenz, Gleich-

gültigkeit. indiquer (annoncer) : andeuten. individu : das Einzelne. individuation : Vereinzelung. in-férer (im-primer) hinein-

sprechen. inflexion : Beugung. in-formation : Einbildung. injonction: Verfügung. insertion : Einjügung.

Page 340: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

Index 339

instance (insistance) Instiin-digkeit.

instant (instant décisif, coup d'œil) : Augenblick.

insurrection : Aufruhr. intention (dessein) : Absicht. interprétation : Auslegung. intime : innig. intuition : Anschauung. ipséique (égoïste) : selbstisch. isolement: Absonderung. isoler (mettre à part) : absondern. jointoiement : Fügung. jointure : Fug. liaison: Bindung. libération : Befreiung. lien: Band. limitation (restriction) : Schranke,

Beschriinkung. maintien : Halt. mal (être en mal de, en souffrance

de ... ) : suchen nach. le mal : das Bose. manifestation : Eroffnung, Er-

scheinung. manque (défaut) : Mangel. marche (démarche) : Gang. matériau : Stoff. mauvais (méchant) : bose. médiation: Vermittlung. méditation : Gesinnung. méprise (mécompréhension)

Missdeutung. mobilité: Bewegtheit. monstration : Aufweisung. montrer (mettre en évidence)

aufweisen. motion : Regung. é-motion : Erregung. mouvement : Bewegung. nécessité: Notwendigkeit. (état de

nécessité, détresse : Not.) obstant (objet) : Gegenstand. opposition : Gegensatz. op-position : Entgegensetzung. orientation : Ausrichtung. oubli: Vergessenheit. ouverture (prélude) : Vorspiel.

ouverture (révélai!on) : Erschlies-sung.

pareilleté : Einerleiheit. particularisation: Besonderung. particularité : Besonderheit. particulier, à part: Besonderes. passage : Stelle. passage (transition) : Übergang. passion : Sucht. penchant : Hang. pensée : Gedanke. penser: denken. (re-penser, penser

à la suite : nachdenken.) per-version (mé-version) : Ver-

kehrung. position : Setzung. position-de-fond : Grundsatz. possibilisation : Ermoglichung. poursuivre, oppresser: bedriingen. poussée, impulsion : Andrang. pouvoir (pouvoir pour ... ) : Ver-

mogen. pré-concept: Vorbegriff. préfigurer : vorzeichnen. pré-saisie : Vorgriff. présence, présenteté : Anwesenheit. présent-subsistant : vorhanden. présenter (exposer) : darstellen. presse : Drang. pressentiment : Ahnung. pré-sentiment: Vorgefühl. présupposition : Voraussetzung. primat: Vorrang. problématique : Fragestellung. procéder-hors-de : heraustreten. pro-cès : Vorgang. pro-cession : Auftreten. proférer (profération) Ausspre-

chen. projacent : vorliegend. projet : EntwurJ. pro-pension : Vorneigung. propre : eigen. propriation : Er-eignis. propriété : Eigenschaft, Eigentum

(bien-propre). pro-spection : Vorblick. provisoire (avant-coureur) vor-

liiufig·

Page 341: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

340 Schelling

puissance (exposant) : Potenz. pulsion (impulsion) : Trieb (An­

trieb). rapport (trait qui rapporte)

Bezug. rapport (analogie) : Verhiiltnis. rassembler : versammeln. réal : sachlich. réclusion : Verschliessung. recueil, recueillement : Sammlung. regard (éclair du regard) : Blick. regarder (porter la lumière du

regard) : blicken. relation (référence) : Beziehung. renoncement: Verzicht. répétition : Wiederholung. représentéité : Vorgestelltheit. représenter (pro-poser) : vorstellen. résistance: Widerstand. résolution (être-résolu) : Entschlos-

senheit. ressortir : herauskommen. retenir : zurückhalten. rétraction (contraction) : Entzie­

hen. rétrocéder (se retirer) : zurücktre-

ten. révélation : Offenbarung. scission : Scheidung. sé-cession : Auseinandergehen. séité (ipséité) : Selbstheit. sentiment : Gefühl.

séparabilité: Zertrennlichkeit. séparation : Trennung. singularité : Einzelnheit. le singulier (l'individu) das Ein-

zelne. situation (position) : Stan dort. soi : Selbst. stabilité (persistance) : Stiindig­

keit. stance : Stand. subsistance-par-soi : Selbstiin­

digkeit. subsistance propre (insistance

propre) : Eigenstiindigkeit. subsister (persister) : bestehen. soubassement : Unterlage. soulèvement : Erhebung. surpuissance : Obermiichtigung. surrection : Aufstand. tendance, tension vers Streben. thèse : Satz. tonalité : Stimmung. transposition (changement de pers-

pective) : Umdeutung. unification : Einigung. unisson : Einklang. unité : Einheit. verbe: Wort. volonté : Wille. vouloir: Wollen. vue (inspection)

blick. Einsicht, Ein-

Page 342: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

GLOSSAIRE DES TERMES ALLEMANDS

GROUPÉS PAR FAMILLES

Blick

Anblick : aspect. Blick (Blitz) : éclair, éclair du

regard. Durchblick : vue, perspective,

per-spection. Einblick : vue, in-spection. erblicken : regarder, porter son

regard sur, dans ... , porter la lumière du regard.

Lichtblick : lumière du regard, regard qui porte la lumière.

Oberblick aperçu, regard synoptique, coup d'œil synop­tique.

Vorblick regard préalable, pro-spection.

Deuten

Deutung : interprétation. deuten : interpréter, indiquer. andeuten : annoncer, indiquer. durch-sich-hindurchdeuten : lais-

ser trans-paraître, trans­parence.

Missdeutung : méprise, mésin­terprétation.

Umdeutung transpositIOn, changement de perspective.

Drang

Andrang : impulsion.

Drang : poussée, presse (cona­tus).

bedriingen : poursuivre, oppri­mer, oppresser.

driingen : pousser, presser.

Eigen

eigen : propre. aneignen : (s') approprier. Aneignung : appropriation. eigentlich : authentique. Eigenschaft : propriété. Eigentum : propriété, être-propre,

bien-propre. Ereignis : avènement, avènement

appropriant. Er-eignis : propriation (conduire

à l'être-propre). das eigentliche Seyn : l'être en

Bon propre.

Ein-

Einheit : unité. einerlei : pareil, qui ne fait qu'un

avec, tout un. Einerleiheit : pareilleté, unité

indifférenciée. Einheitlichkeit : uni-té. Einigung : union, unification. Vereinigung : réunion, réunifi-

cation.

Page 343: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

342 Schelling

Einzeln

einzeln : séparé, à part. das Einzelne : l'individu, le SIn­

gulier. Einzelheit : singularité. Vereinzelung : individuation,

singularisation.

Frage

befragen : interroger. erfragen : s'enquérir de, VIser

par la question. Frage nach : question de (ques­

tion qui s'enquiert de). Fragestellung : problématique,

position de la question. fragwürdig : digne de question. Grundfrage : question fondamen­

tale, question de fond. nachfragen : questionner,

rechercher vers. Vorfrage : question préalable,

préliminaire.

Fug

Fug : joint. Fuge : jointure, ajointant (.51"'1). Fügung : jointoiement. Gefüge : ajointement. Seynsfuge : jointoiement onto-

logique (de l'être). einfügen : insérer. Un-Jug : disjonction. verfügen : enjoindre. Verfügung : injonction.

Gehen

Gang : marche, démarche, par­cours.

auseinandergehen : sé-cession, dis-cession.

vorgang : pro-cès. Über gang : transition, passage. unumgiinglich : incontournable. (un)zugiinglich : (in)accessible.

Greifen

greifen : saisir.

begreiJen concevoir, com-prendre.

Begriff: concept. ausgreifen : saisir en prenant la

mesure, circonscrire. durchgreifen : saisir à fond,

transir. umgreifen : comprendre, embras­

ser. vorgreifen : saisir en prenant les

devants, anti-ciper. Vorbegriff: pré-concept. Vorgriff: pré saisie, anticipation.

Grund

Abgrund : fond abyssal, abîme. begründen : fonder, fonder en

raison, établir sur son fond, asseoir.

Begründung : fondation, légiti­mation.

ergründen : approfondir, cher­cher le fond, sonder.

Grund : fond, fondement. gründen : fonder (donner un fon­

dement), instituer, poser les fondements.

grundhaft : foncier. Grundlage : assise fondamentale. grundlegend : fondamental. Grundlegung : position du fond,

institution, instauration. gründlich : à fond, profond, radi­

cal. Un-grund : non-fond, fond-sans­

fond. Urgrund : fond originaire, tré­

fonds.

Hiingen

abhiingen : dépendre. Abhiingigkeit : dépendance. das Abhiingende : le dépendant. Abgehiingtes : dé-pendu. Hang : penchant, propension. hiingen : être en suspens, être

pendant. Unabhiingigkeit : indépendance.

Page 344: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

Glossaire 343

Zusammenhang connexion, cohésion, enchaînement.

Halten

Aufenthalt : séjour. Gehalt : contenu, teneur. Hait : maintien. Haltung : tenue. Verhiiltnis : rapport, rapport

d'appartenance. zurückhalten : tenir, retenir.

Horen

horen : entendre. gehoren : appartenir, relever de,

avoir part à. zugehorig : appartenant à, te­

nant à. Zusammengeho·rigkeit : co­

appartenance, appartenance réciproque.

Licht

Das Licht : la lumière. Das Lichte : l'ouvert en clairière,

l'éclairci. licht : lumineux, éclairé. Lichten : il-Iuminer, ouvrir en

clairière. Lichtung : lumination, clairière. gelichtet : ouvert en clairière, il­

luminé.

Liegen

Lage: situation, assise. Unterlage : soubassement. das VorLiegen : la projacence. das Vorliegende : le projacent. Zugrundeliegen : gésir au fond,

être sous-jacent.

LOsen

abLOsen : absoudre. Ablosung : ab-solution. absolut : absolu, absous. abgeLOst : ab-solu, ab-sous. ErLosung : délivrance. Loslosen : (se) détacher.

Macht

Macht : puissance. Ermiichtigung : le fait de se

rendre puissant (pour la puis­sance).

Obermacht : surpuissance, puis­sance irrésistible.

Obermiichtigung : surpassement de la puissance.

MOsen

mogen : vouloir-bien, wmer à, pouvoir.

ErmogLichung : possibilisation. Moglichkeit : possibilité. Vermogen : pouvoir (Vermogen

zu ... , pouvoir pour ... , pouvoir d'accomplir).

Vermogbares : au pouvoir de.

Offin

offen : ouvert. Offenbarung : révélation. Offenbarkeit : apérité, mam-

festeté. Offenheit : ouverture, être-ouvert. eroffnen : révéler, ouvrir, rendre

manifeste. Sichoffenbaren : auto-révélation.

Sache

Sache : chose, affaire, cause (res).

sachlich : réal. SachLage : état de chose. Sachverhalt : tenant de la ques-

tion, état de chose. Tatsache : fait, état de fait. Tatsiichlichkeit : factualité.

Sammeln

sammeLn : recueillir, rassembler. Sammlung : recueil, recueille­

ment. versammeln assembler, réunir.

Schaffen

schaffen : créer, œuvre de créer, travail de créer.

Page 345: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

344 Schelling

erschaJJen : produire par le tra­vail de création.

Erschaffung : création, produit du travail de créer.

das geschaffene Schaffen: l'élé­ment créé-créateur.

das Schaffende : l'élément créa­teur.

Scheiden

Abschied scission, sé-cession, a-versIOn.

entschieden : décidé. Entschiedenheit : être décidé,

dé-cision. Entscheidung : décision. die Geschiedenheit : la di-versité. Scheidung : scission. Unterscheidung : distinction, dif-

férenciation. das Verschiedene : le divers. unentschieden : in-décis.

Schliessen

Entschlossenheit être-résolu.

résolution,

Erschlossenheit : ouverture, être­ouvert, révélé.

Erschliessung : ouverture, révé­lation.

verschliessen : renfermer. Verschliessung : réclusion.

Schüpfon

schopfen créer (puiser, tirer de ... ).

Schopfung : création.

Sehnen (Sehnsucht)

sehnen : aspirer à. Sehnsucht : désir, passion du

désirement. Sucht : passion. suchen : être en mal de, à mal, en

souffrance de, pâtir. süchtig : en mal de. passionné de. Eigensucht : passion-du-propre,

arnour-(du)-propre, égoïsme.

Selbstsucht passion-du-soi, amour de soi, égocentrisme.

Sein

das Seyn : l'être. das Seiende : l'étant. Seindheit : étantité. das Seiend-sein : l'être-étant. Dasein : être-là. Da-sein: être-le-là.

Setzen

entgegensetzen : s'op-poser, se poser à l'encontre de.

Entgegensetzung : op-position. Gegensatz : opposition. Gegensiitzlichkeit : opponibilité. Gesetz : loi, statut. Grundsatz : position de fond,

principe. Satz : thèse. Setzung : position. Auseinandersetzung : ex-plica-

tion, différend. voraussetzen : présupposer. Voraussetzung : présupposition.

Sondern

absondern : isoler, mettre à part. Absonderung : isolement (isola-

tion). Besonderheit : particularité. Besonderung : particularisation. das Besondere : le particulier, à

part.

Stehen

Aufstand : surrection. Bestand : fond consistant, fonds. bestehen : persister, subsister. eigenstiindig : se maintenant en

propre, dans sa stance propre; autonome.

Eigenstiindigkeit : insistance propre, consistance propre.

Gegenstand : obstant, objet. Instiindigkeit : insistance, ins­

tance.

Page 346: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

Glossaire 345

in-sich-stehen : se tenir - insis-ter - en soi-même.

Stand : stance. stiindig : permanent, stable. Stiindigkeit : permanence, stabi-

lité, consistance. zum Stand bringen :' porter à

stance. zum Stand kommen : venir à

stance. Standort position, situation. Standpunkt : point de vue, pers­

pective. selbstiindig : subsistant par soi,

autonome. zusammenbestehen : con-sister,

co-exister.

Stellen

heraustellen : exposer, exhiber. feststellen : arrêter, fixer. Freistellung : délivrance. Gestell : dispositif. herstellen : produire (fabriquer). herstellbar : qu'on peut fabri-

quer. Vorgestelltheit : représentéité. vorstellen : représenter, pro­

poser. Vorstellung : représentation, pro­

position. zustellen : disposer, mettre à

disposition, poser devers ...

Stimme

bestimmen : déterminer. Bestimmung : détermination,

destination. Bestimmtheit : déterminité. Einstimmigkeit : accord (à l'unis­

son). gestimmt : accordé au ton de. Grundstimmung : tonalité fonda­

mentale. Stimme : voix. stimmen : disposer, donner le

ton. Stimmung : tonalité.

Obereinstimmung accord, adéquation, correspondance.

Umstimmung : changement de ton, de tonalité.

Streben

streben : tendre à, s'efforcer de. das Streben : (appetitus, appeti­

tio) tension vers, tendance, effort.

erstreben : obtenir, atteindre en s'efforçant.

Erstrebnis : tension qui atteint à.

Treiben

Trieb : poussée, pulsion. Antrieb : impulsion. Betrieb : entreprise, affairement.

Trennen

Trennung : séparation. zertrennen : dissocier. Zertrennung : dissociation. (un)zertrennlich : (in)dissociable,

(in)séparable. Zertrennlichkeit : séparabilité.

Treten

Auftreten : procession. Auseinandertreten : discession. das Aussichheraustretende : ce

qui pro-cède hors de soi-même. heraustreten : sortir, procéder

hors de. Heraustreten : sé-cession. zurücktreten : rétro-céder (se

retirer).

Weisen

Anweisung : indication. aufweisen : montrer, mettre en

évidence. Aufweisung : monstration. Beweis : preuve. beweisen : démontrer. nach-weisen : dé-montrer (admi-

nistrer la preuve).

Page 347: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

346 Schelling

Wende

Wendung : tournure, volte. gegenwendig : ad-verse. Gegenwendigkeit : ad-version,

contraste. widerwendig contra-versé. Zuwendung : conversion.

Werfen

auseinanderwerfen : ex-poser et dis-poser dans l'espace du pro­jet.

entwerfen : ouvrir en projet. Entwurf : projet. geworfen : jeté. werfen : jeter.

Werk

bewirken : produire, aVOir pour effet.

erwirken : effectuer. ins Werk setzen : mettre en

œuvre. wirken : agir efficient. Wirkung : effet, influence. wirklich : effectif. Wirklichkeit : effecti vité, réalité

effective. wirksam : efficient, agissant en

effet. Wirksamkeit : efficience, efficace.

WeBen

Anwesen : présence, être en pré­sence.

Anwesenheit : présence, présen­teté.

Anwesung : déployer son être en présence.

Erwesung : entrée en présence.

Wesen : être, essence, manière d'être, être essentiel.

wesen : déployer son essence. Wesenheit : essentialité. wesentlich : essentiel. wesenhaft : qui tient, appartient

à l'essence, essential.

Wollen

Eigenwille : volonté-propre. Gegenwille : contre-volonté. Universalwille : volonté-univer-

selle. Wille : volonté. Wollen : vouloir. Urwille : volonté originaire. Willkür : arbitre, arbitraire. Willensfreiheit : libre arbitre.

Zeit

Gleichzeitigkeit : contempora-néité.

Zeitalter : âge du temps. Zeitigkeit : temporalité. Zeitigung : temporalisation. (un)zeitgemiiss : (in)actuel.

Ziehen

Anziehen attrait, attraction, attirance.

Beziehung : relation. Bezug : rapport, trait qui rap­

porte. Entziehen contraction, rétrac­

tion. entziehen : (se) contracter, (se)

rétracter. Mitvollzug : co-accomplissement. nachvollziehen : ré-accomplir. Vollzung : accomplissement. vollziehen : accomplir.

Page 348: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

" NOTE DE L EDITEUR.

" AVANT-PROPOS DE L EDITEUR.

AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR.

EXPLICATIONS INTRODUCTIVES.

INTRODUCTION DU COURS DU SEMESTRE D'ÉTÉ 1936.

7 9

11

1. L 'œuvre de Schelling et la tâche de l'interprétation. 13 2. Indications biographiques et bibliographiques. 19 3. La question de la liberté chez Schelling comme questionne-

ment historial en quête de l'être. 25 4. Schelling et Hegel. 30

A. INTERPRÉTATION DES PREMIÈRES QUESTIONS DISPUTÉES DANS LE TRAITÉ DE SCHELLING.

INTRODUCTION DE L'INTRODUCTION (l, VII, p. 336-338).

1. La liberté dans la totalité de la vue scientifique du monde. 35 2. Qu'est-ce qu'un système? Comment la philosophie en vient-

elle à construire des systèmes? 48 3. Esquisse des différents projets systématiques modernes.

(Spinoza; la volonté de système chez Kant; la signification de Kant pour l'idéalisme allemand.) 66

4. Le pas au-delà de Kant. (L'intuition intellectuelle et le savoir absolu chez Schelling.) 81

Page 349: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

348 Schelling

5. Un système de la liberté est-il possible? (Onto-théo-logie. Principes de la connaissance.) 91

6. Le caractère incontournable de la question du système de la liberté. 105

B. INTERPRÉTATION DE L'INTRODUCTION DU TRAITÉ DE SCHELLING (l, VII, p. 338-357).

1. La question du système et le panthéisme. (Système et ques-tion de l'être. La querelle du panthéisme.) 113

2. Les différentes interprétations possibles du panthéisme. 122 3. Le panthéisme et la question ontologique. (Identité; dialec-

tique du " est M.) 132 4. Les différentes formulations du concept de liberté. (La ques-

tion ontologique en tant que question-de-Jond.) 146 5. La problématique idéaliste; sa nature et ses limites. 158 6. fe concept schellingien de liberté: la liberté pour le bien et

pour le mal. La question du mal et de son fondement. 168

C. INTERPRÉTATION DE LA PARTIE PRINCIPALE DU TRAITÉ DE SCHELLING. LA MÉTAPHYSIQUE DU MAL COMME FONDATION D'UN SYSTÈME DE LA LIBERTÉ. (l, VII, p. 357-416).

1. LA POSSIBILITÉ INTRINSÈQUE DU MAL.

a) La question du mal et la question de l'être. 182 h) Le jointoiement de l'être: la distinction schellingienne du

fond et de l'existence. 185

c) La genèse de Dieu et du créé. (Temporalité, mobilité et être.) 195

d) Le jointoiement de l'être en Dieu. 204

e) Le désir comme essence du fond en Dieu. L'existence de Dieu en son identité avec le fond. 21 5

f). La création en tant que mobilité constitutive du devenir de l'absolu et du créé. L'individuation du créé. 224

g) Le caractère problématique de la conception actuelle de la nature. Réalité eJlèctive et présence-subsistante. 237

h) Volonté-propre et volonté Ilhiverselle. La séparabilité des principes en l'homme comme condition de possibilité du mal. 240

Page 350: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

,...

Table

Il. LA RÉALITÉ EFFECTIVE UNIVERSELLE DU MAL EN TANT QUE

POSSIBILITÉ DE L'ÊTRE-SINGULIER (INDIVIDU). (Nécessité de la décision. Possibilité et effectivité. Signes avant-coureurs

349

du mal dans la nature et dans l'histoire.) 252

III. LE PROCESSUS DE SINGULARISATION - L'INDIVIDUATION

DU MAL EFFECTIF. (Le mal originaire comme acte transcen-dantal. Nécessité essentielle et liberté.) 262

IV. LA FIGURE DU MAL TEL QU'IL SE MANIFESTE EN L'HOMME. 269

V. LA JUSTIFICATION DE LA DÉITÉ DE DIEU EN FACE DU MAL. 273

VI. LE MAL DANS L'ENSEMBLE DU SYSTÈME. (L'échec de Schel-ling. L'autre commencement.) 275

VII. L'UNITÉ SUPRÊME DE L'ÉTANT EN TOTALITÉ ET LA LIB ERTÉ

HUMAINE. (Contribution à la question de l'anthropomor-phisme.) 278

APPENDICE. 283

EXTRAITS DES MANUSCRITS PRÉPARATOIRES AU SÉMINAIRE

CONSACRÉ À SCHELLING DURANT LE SEMESTRE D'ÉTÉ 1941. 285

EXTRAITS DES NOTES DE SÉMINAIRE (1941-1943). 326

NOTES DE L'ÉDITEUR. 335

INDEX FRANÇAIS-ALLEMAND. 337

GLOSSAIRE DES TERMES ALLEMANDS GROUPÉS PAR FAMILLES. 341

J

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Page 352: Heidegger M. - Schelling le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

T

DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

TRAITÉ DES CATÉGORIES ET DE LA SIGNIFICATION CHEZ DUNS SCOT

ÊTRE ET TEMPS

LES PROBLÉMES FONDAMENTAUX DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

INTERPRÉTATION PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE LA • CRITIQUE DE LA

RAISON PURE» DE KANT

DE L'ESSENCE DE LA LIBERTÉ HUMAINE. Introduction à la philosophie

KANT ET LE PROBLÉME DE LA MÉTAPHYSIQUE

LA. PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ESPRIT» DE HEGEL

INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE

QU'EST-CE QU'UNE CHOSE? (Tel, n'137)

SCHELLING. Le Traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

NIETZSCHE, 1 et II

CONCEPTS FONDAMENTAUX

CHEMINS QUI NE MÉNENT NULLE PART

APPROCHE DE HOLDERLIN

QUESTIONS, 1 et II (Tel, n" 156)

QUESTIONS, III et IV (Tel, n" 172)

ESSAIS ET CONFÉRENCES

QU'EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE?

LE PRINCIPE DE RAISON

ACHEMINEMENT VERS LA PAROLE

HÉRACLITE. Séminaire du semestre d'hiver 1966-1967 (en collaboration avec Eugen

Fink)

LES HYMNES DE HOLDERLIN : • LA GERMANIE» ET «LE RHIN»

AR 1 STOTE, M É T A PHY SIQ U E 9 1- 3. De l'essence et de la réalité de la force

Aux Éditions Montaigne

LETTRE SUR L'HUMANISME (édition bilingue)

Aux Presses Universitaires de France

QU'APPELLE-T-ON PENSER?